Vous êtes sur la page 1sur 212

L’ Île Du Chatiment

ROMAN
L’île du châtiment abdennour abdou

Préface

Comme Le Clézio, l’auteur de L’île du châtiment


introduit son récit par « il était une fois », un aspect
rituel renvoyant aux formes traditionnelles de la
littérature  (le conte) où le lecteur s’attend, au
premier abord, à la lecture d’un conte de fée qu’on
lit aux enfants avant de dormir mais en y pénétrant,
il s’implique dans les évènements d’une histoire
tantôt merveilleuse (magie, sorcière, charlatan)
tantôt fantastique (fantôme, djinns, peur, angoisse).
Il y trouvera la fiction et le réel qui se rencontrent et
se contaminent, la magie qui rivalise avec la foi ainsi
que les conflits éternels entre les forces du bien et
celles du mal.
L’histoire se veut riche, profonde, crédible
et émotionnelle via ses flashbacks (analepses)
projettant le lecteur hors de la chronologie normale
de l’histoire lors d’une reflexion, d’un souvenir ou
d’un rêve d’un personnage.
À travers l’histoire du prince DAHIK et le vieillard
qui enchâsse d’autres histoires tentantes, l’auteur
raconte l’homme dans sa vérité en mettant à nu
son cœur. Au fil de ses pages, il montrera au lecteur
« l’hybridité, l’équivoque de [son] être au monde

5
et [fera] vaciller [ses] certitudes les plus tenaces »
(Jean-Pierre Bertrand, 1993).
En faisant intervenir la magie, le surnaturel et
l’étrange, l’auteur rejette le principe de l’existentialisme
athée récusant l’idée d’un Être Suprême préexistant
à l’homme et dont les commandements préétablis,
inamovibles et absolus gouverneraient les conduites
humaines. Loin de refuser toute contrainte extérieure,
l’auteur insiste -à travers les princes DAHIK et YAHIA,
le vieillard, le pêcheur, Daw el-hilel et le père des trois
assassines- sur la bonne foi et le recours à Dieu pour
œuvrer en bien dans la vie d’ici bas et gagner le Paradis
dans l’au-delà.
Son recours au portrait, au fond linguistique
simple, aux tours descriptifs, au style direct et aux
noms de personnages aparaissant comme un jeu
sur un code culturel font du texte une forêt et du
lecteur un chasseur.

Dr. Bouari Halima

6
L’île du châtiment abdennour abdou

Chapitre 1

IL était une fois, un prince nommé DAHIK qui


gouvernait un petit royaume riche en terres fertiles
et en commerce florissant dans ses villes. DAHIK
était aimé de tout son peuple pour sa droiture,
son équité et sa générosité. Il avait une grande
compassion envers les pauvres et les nécessiteux.
Son sérieux ne l’avait jamais poussé à puiser dans
les caisses du trésor de l’État pour s’en servir à son
besoin et à celui de sa famille. Ce prince ne cessait
de faire le tour du royaume et des alentours pour
voir de près les conditions de vie de son peuple.
Un bon matin, il décida d’aller un peu plus loin
pour s’enquérir de la situation de ses sujets les
plus éloignés de la ville. Il prit en sa compagnie
un ministre et deux officiers de sa cour. Après une
demi-journée de marche et en arrivant à une petite
prairie où serpentait un petit ruisseau, il aperçut
un vieillard d’un âge fort avancé, occupé à bêcher.
Poussé par sa curiosité, il s’approcha de lui et le
salua :
- Oh, brave homme ! Je ne peux pas m’empêcher
de vous demander ce que vous faites dans cet
endroit isolé et sous cette chaleur ardente !

7
Le vieillard remarqua ces gens bien habillés et
dont les montures bien aménagées lui faisaient
croire qu’ils étaient d’une noblesse considérable ;
qu’ils venaient probablement de la cour du roi. Il
fixa ses yeux sur une petite branche qui était à ses
côtés, resta un petit instant silencieux et avec une
sagesse aussi rare que peu de gens pouvaient en
avoir, lui répondit :
- Seigneur ! Cette terre, pour moi et ma famille,
est aussi précieuse que l’eau que nous buvons et
l’air que nous respirons. C’est grâce à Dieu et à elle
que j’ai vécu jusqu’à cet âge et que j’ai encore bon
pied, bon œil. J’ai prêté serment devant Le Tout-
Puissant que je ne l’abandonnerais que lorsque je
ne serais plus dans ce monde. À chaque fois, si j’ai
de la force, je n’hésiterai pas à venir ici pour planter
un petit arbre.
Il ramassa une petite branche et la lui montra.
Le prince et ses hommes furent tous étonnés de sa
réponse. Il lui demanda encore :
- Quel âge avez-vous ?
- Quatre-vingt-dix ans, lui répondit le vieillard.
- Brave homme, lui ajouta le prince. Cet arbre
ne donnera ses fruits que dans de longues années
et à ce moment-là, vous serez poussière dans la
poussière et vous n’en profiterez point de ce que
vous espéreriez.
8
L’île du châtiment abdennour abdou
Alors, le vieillard d’un air très calme, lui répondit :
- Seigneur ! Nos aïeux ont planté des arbres.
Nous, nous en profitons maintenant. C’est à nous
de le faire aujourd’hui. Nos enfants ainsi que leurs
descendances en feront autant.
À ces mots, le prince fut émerveillé. Il s’approcha
encore plus près de lui, tira une bourse de sa
ceinture, la lui remit et lui dit :
- Brave homme ! Depuis que je suis dans ce
monde, je n’ai point rencontré un être aussi sensé
que vous. Tenez, voilà mille pièces d’or en tant que
récompense pour votre sagesse.
Des traces de joie se dessinèrent sur le visage de
ce vieillard qui disait gentiment au prince :
- Voyez-vous Seigneur, en lui montrant la bourse,
je ne l’ai point mise sous le sol qui m’a donné de ses
fruits.
Ces paroles le surprirent encore plus. Le prince
tira une autre bourse et la lui donna :
- Tenez, voilà encore mille pièces d’or car je ne
peux plus entendre ces paroles sans payer.
Le vieillard avec des mots aussi bien choisis que
ménagés, hocha la tête et lui répondit en souriant :
- Seigneur ! Notre destinée dépend de la volonté
de Tout-Puissant. Avant quelques instants, j’étais

9
pauvre et je suis riche maintenant ! Cet arbre m’a
donné non seulement des fruits en or mais il m’a
rendu riche avant même de le planter.
Le prince, comme enchanté par la réponse du
vieillard, ne savait quoi faire. Il mit sa main à sa
ceinture pour en tirer une autre bourse, le vieux
sage le pria de ne rien lui rajouter :
- Seigneur, lui dit-il. Cela me suffit pour subvenir
à mon besoin et à celui de ma famille mais le geste
que vous venez de me faire, par votre générosité est
aussi précieux et surprenant. Il a réveillé mon esprit
et m’a fait ouvrir la mémoire sur une histoire que je
n’ai jamais songé à oublier. D’après ses évènements,
je ne trouve rien de différent de ce qu’il venait de
se passer aujourd’hui entre nous grâce à Dieu qui
connaît le latent et l’apparent, et je ne trouve point
d’expression pour vous remercier de votre bonté
ainsi que de la façon honorable dont vous m’avez
traité. Seigneur, le dénouement de cet incident
auquel je ne m’attendais point et qui s’est conclu
par le renversement de ma situation du pauvre en
riche grâce à la bienfaisance de votre noblesse,
vient de me confirmer la genèse d’une très longue
histoire qui m’a été maintes fois racontée par mon
grand-père. Je lui dois plutôt, pour être clair, une
succession d’histoires tantôt gaies tantôt drôles,
liées les unes aux autres par un fil conducteur n’étant
10
L’île du châtiment abdennour abdou
que le temps avec ses hauts et ses bas. Je ne sais par
quel miracle, cette histoire après plusieurs siècles
s’est à nouveau réalisée à mon profit sous une autre
forme et m’a fait rappeler sa morale éprouvée à cet
instant qui décrète que ce que nous avons fait, ce
que nous faisons et ce que nous ferons ne sera pas
perdu à tout jamais. Tout ce qui est nourri deviendra
fruit en son temps. Les seules questions qui se
posent et que la conscience humaine par faiblesse
rumine parfois jusqu’à nuancer et douter de cette
morale, c’est le temps de la cueillette de ces fruits-
là et de leur qualité qui ne dépendent ni des saisons
ni des aléas du temps mais plutôt et uniquement de
la volonté de Tout-Puissant.
À ces mots, le prince -qui avait pourtant l’habitude
de discuter avec un bon nombre de ses sujets de
tout âge- resta muet et pensif. Il s’était senti un
moment esclave de cet énigmatique compère.
Ses compagnons, étant aussi témoins et écoutant
religieusement les propos du vieillard, se sentaient
un peu gênés. Le vieil homme, aux lèvres sèches,
murmura quelques mots comme s’il se parlait à lui-
même. Pour rompre le silence qui lui semblait durer,
il se mit à montrer -à sa manière- sa reconnaissance à
son bienfaiteur en lui disant :
- Jugez-en, vous-même Seigneur, tout en déposant
ses bourses près de cette branche. Qui aurait cru, tout
11
à l’heure, qu’un vieillard comme moi deviendrait très
riche suite à un coup de cœur d’une haute personnalité
qu’il ne connaissait même pas !
À ces mots, la curiosité du prince fut très
grande. Il voulut à tout prix connaître cette histoire
mystérieuse, pareille à ce qu’il venait de se produire
à ce moment-là entre eux et à laquelle le vieillard
tenait beaucoup. Mais remarquant cet homme dans
une grande fatigue et dont le corps affaibli tout en
sueur sous la chaleur brûlante du soleil, il chargea ses
deux officiers de le porter sur un de leurs chevaux et
leurs montra du doigt un endroit plus commode, à
quelques mètres, sous un grand ombrage d’arbres.
Une fois arrivés, les deux officiers s’entraidèrent pour
le faire descendre de sa monture et le déposèrent
sur un très beau tapis que le ministre avait eu le soin
de mettre sur un petit espace de gazon. Le prince
vint donc s’asseoir près de lui, tira de sa ceinture
une petite outre en peau de bouc pleine d’eau et
la lui donna pour étancher sa soif afin de récupérer
un peu de force et de se remettre de sa fatigue. Le
vieillard en prit quelques gorgées et la posa à côté de
lui sur le tapis. Un moment après, le prince voyant ce
vieillard reprendre sa forme, le pria avec une grande
politesse de lui raconter cette histoire et de satisfaire
sa curiosité car il ne renoncerait pas à son entreprise
tant qu’il n’aurait pas connu ce qu’elle renfermait.
12
L’île du châtiment abdennour abdou
Le vieillard comprit l’attachement du prince au
secret de l’histoire. Il ne voulut point faire durer son
impatience et le désir qu’il cherchait sans savoir que
l’homme à qui il parlait, était le prince en personne.
Il lui dit calmement :
- Seigneur ! Je ne vous refuserai pas ce que vous
attendez sortir de ma bouche, mais il faut avoir
beaucoup de patience. C’est une longue histoire
et ce que vous allez entendre, va vous émerveiller.
C’est le seul conte que je ne puis oublier jusqu’à
ce que je quitte ce monde. Ce que je vais vous
raconter, vous surprendra; beaucoup de choses
y sont présentes : du bonheur au malheur et de
l’imagination au fantastique. Avant de revenir sur
cette histoire, je vous prie de bien vouloir écouter
ses détails car je ne peux les révéler sans citer la
sagesse de la personne qui me l’a enseignée. Elle
m’était racontée presque chaque nuit depuis que
j’étais enfant par mon grand-père. Cet homme,
très connu et fort aimé grâce à sa bonté et à sa
générosité, a vécu presque pour les autres. Il ne
cessait jamais de venir en aide aux pauvres et aux
nécessiteux. Il allait souvent secourir les gens en
difficulté. Ainsi, il demeurait un modèle pour tout le
village. L’exemple de ses vertus et de sa patience a
fait de lui un grand esprit de foi entièrement soumis
à l’adorable vouloir divin. Il était trop attaché à sa
religion. Sa piété et son honnêteté lui valaient plus
13
d’affection et de reconnaissance de tous les gens qui
le connaissaient. Cette société lui témoignait une
grande considération grâce à son illustre caractère
voire la noblesse de ses actes. Son nom était
ainsi vanté et cité comme un symbole de sagesse.
Étant comme je viens de vous le décrire, je crois
que la terre ne présente que rarement des sages
d’un tel exemple. Cet adorable grand-père que je
ne pourrai éternellement oublier, n’a eu comme
précieux cadeau divin qu’un seul enfant à qui il a
inculqué une éducation digne de plus hauts rangs.
Honorable, et très respecté comme héritage pour
se conduire convenablement selon la juste loi de
Dieu, depuis son jeune âge, ce fils ne se détachait
point de son père pour l’aider dans ses travaux les
plus pénibles. Mais ce malheureux, par la volonté
de Dieu, sa vie n’a pas duré longtemps en ce bas
monde. Il s’unissait à son créateur à la fleur de l’âge
à cause d’une mort accidentelle. Un jour, alors qu’il
allait puiser un seau d’eau, en le hissant, la lourdeur
de son poids l’a surpris et l’a tiré au fond du puits.
C’était une mort horrible et si triste. Ce fils était
mon père. À cette époque-là, j’avais seulement
sept mois. Une année plus tard, ma mère l’a rejoint
après avoir été terrassée par une longue maladie
que le chagrin lui a causée. Orphelin de père et de
mère, j’étais pris en charge par mon grand-père que
je ne cesserai de chérir pour l’amour et la tendresse
14
L’île du châtiment abdennour abdou
qu’il m’a donnés. Il ne m’a jamais parlé de mes
parents que je n’avais point connus. Je le croyais
innocemment car il m’a élevé avec beaucoup de
souffrance et de peine tout en m’accueillant avec
tant d’affection et de douceur qu’un enfant de cet
âge-là pouvait en avoir de ses propres parents.
Le vieillard prit encore quelques gorgées d’eau
et continua son récit :
- Dès l’âge de trois ans, j’ai commené à entendre
ses merveilleux contes, chaque début de nuit. Après
avoir achevé sa prière, mon grand-père me portait
sur ses épaules en me sifflant quelques douces
mélodies. Il faisait deux ou trois petits tours dans la
cour de la maison, allait me déposer dans sa chambre,
m’embrassait et commençait à me caresser avec ses
histoires merveilleuses, sans manquer de me faire
beaucoup de morale et m’enseigner beaucoup de
choses sur la récompense pour le bien et le châtiment
pour le mal. Seigneur ! Ce conte, si passionnant, m’a
tant impressionné car il était fort différent des autres,
et je ne crois pas qu’il soit possible de l’oublier pour
la raison de quelques paroles sensées que je n’ai
jamais cessé de me rappeler avant de dormir. Je
pense qu’elles sont éternellement enregistrées dans
ma mémoire et que cet événement si particulier
vient en ce moment de se reproduire, quelques
siècles après, sur ma propre destinée. Cette histoire
15
très merveilleuse et pleine de surprises est celle
du prince du royaume de BENI NEYEL et le pauvre
pêcheur. Elle est très longue et émouvante. Grand-
père me l’a racontée par petits fragments. Chaque
nuit, il me narrait la suite. Mais me voyant emporté
par le sommeil, avec sa voix douce et tremblante,
et avant même que je perdisse conscience, il me
chuchotait à l’oreille les paroles de la femme du
pêcheur qui consolait son mari, la nuit, pour tâcher
de lui faire oublier la misère et les souffrances qu’il
avait endurées dans sa pénible profession en gardant
patience et se confiant au Seigneur. Elle lui disait, pour
ne point désespérer des bienfaits de Dieu : « Chéri,
garde ta foi en Dieu et invoque sa Toute-Puissance en
rampant, elle viendra à ton secours en courrant, et sa
clémence changera ta fortune du mal en bien. Chasse
cette affliction et réjouis-toi du repos ! » Ces mots
illustres et réconfortants, me donnaient beaucoup de
courage et de patience et me venaient à chaque fois
à l’esprit pour me rappeler la misérable destinée du
malheureux pêcheur ainsi que le courage, la piété et
la générosité du prince YAHIA.
Ayant le visage encore sillonnant de sueur, le
vieillard prit de nouveau dans sa main droite l’outre,
resta un moment comme emporté par sa pensée,
but deux ou trois gorgées et la posa sur le tapis. Puis
d’un air souriant, il porta ses yeux sur le prince. Avec
des termes mesurés, il s’adressa sagement à lui : 
16
L’île du châtiment abdennour abdou
- Seigneur, à la fin de ce conte, vous saurez ce
qu’il y a de commun ou de différent et je vous laisse
comparer l’histoire de ce pêcheur à celle de ce
vieillard qui est à côté de vous.
Le prince, malgré son impatience de connaître
cette étrange et miraculeuse histoire, ne prononça
aucun mot et donna le temps au vieillard pour la
lui raconter. D’une voix grave et tremblante, il
commença son récit ainsi :
- Seigneur ! Il y a longtemps, un pays qui
possédait une richesse considérable venant du
produit de ses terres et celui de ses commerces.
Tous les rois voisins racontaient aussi que son roi
cachait un trésor mystérieux dans son palais que
nul Etat au monde ne pourrait comparer son poids
au sien. Les souverains des Etats environnants
en portaient une grande jalousie et une envie
inexprimable pour le posséder. Ce puissant Etat se
situait à l’Est, et dont la capitale s’appelait NEYEL ;
une grande et très belle ville gouvernée par un roi
juste et équitable envers son peuple qui vivait dans
la tranquillité et la prospérité. Or, un jour, une chose
des plus étranges s’était produite dans ce royaume :
du jour au lendemain, son peuple a découvert un
autre roi étranger qui s’en emparait. Il a détrôné le
roi et a pris le pouvoir. Tout le monde était surpris
par cet événement inattendu, et nul n’était capable
17
de fournir le moindre renseignement, ni avait le
pouvoir de donner une quelconque information
sur ce changement si brusque, car il n’y avait ni
guerre, ni effusion de sang. Ce qui a créé un grand
doute dans l’esprit de ce peuple qui, néanmoins,
se résignait à la volonté de Dieu et se pliait sous
les ordres du nouveau roi et de son armée. Après
quelques années, ce royaume a connu un temps
triste et misérable. Le roi idolâtre n’avait aucune
compassion pour son peuple, il ne cherchait que
son propre intérêt, celui de sa famille et de son
entourage. À la troisième année de son règne, ce
monarque a chargé son premier ministre de le
remplacer jusqu’à son retour d’un voyage qu’il devait
effectuer pour quelques semaines. Mais une année
entière s’écoulait depuis son départ et nul n’avait
connaissance de ce qu’il lui était arrivé, ni la cause
de son voyage ni de sa disparition. On a désigné un
autre roi par le conseil de sa cour, et au bout de
trois ans, celui-ci a fait de même que le précédent.
Enfin, sept rois passaient sur ce trône en ayant la
même idée de ce voyage et personne d’entre eux
n’était jamais revenu. Tous les sept ont emporté
avec eux le mystère de leur disparition. Au cours de
la quatrième semaine d’absence du dernier roi, tous
les sages du royaume se sont réunis, et parmi eux
une minorité de Musulmans. Ces derniers faisaient
leur culte en cachette par mesure de sécurité. Un
18
L’île du châtiment abdennour abdou
sage des plus émérites a pris la parole et leur a
dit : « Mes frères, ce royaume n’est plus le même.
Autrefois, il était florissant et riche où tout le peuple
vivait dans la joie et la prospérité mais depuis le
règne de ces rois, notre situation est devenue
insupportable. Les saisons ont changé, la terre ne
produit que la moitié de ses richesses, le commerce
s’est dégradé et a sombré dans la décadence. Ce
peuple, étant autrefois très riche, se trouve réduit à
la misère. Je crois qu’il nous est impératif de choisir
un roi parmi les gens de notre royaume et qu’on
lui donne sous condition un délai limité pendant
son règne. Si ce roi s’avérera brillant et fera sortir
notre royaume de cette malédiction, il sera déclaré
et reconnu roi d’un consentement par tous les
ministres, les officiers ainsi que par le peuple. Dans
ce cas, il héritera du règne qui sera à sa descendance
après lui. Tout le conseil approuvait. Le lendemain,
on a désigné un roi musulman qui était ministre
des anciens monarques. Une année, à peine, de
son règne, le royaume retrouvait sa valeur et ses
richesses d’antan. Ce roi était d’une justice, d’une
équité et d’une générosité remarquables par sa
gérance et ses paroles aussi bien justes que sages. Il
attirait tout son peuple à se convertir à l’islam. Après
quatre ans de pouvoir, le roi est tombé malade et il
est mort. Le même conseil a fait monter son fils,
âgé de trente trois ans, au trône. Le nouveau roi
19
était aussi droit que son père et d’une sagesse qui
dépassait celle des dévots et des religieux les plus
considérables de son Etat. Plusieurs années depuis
son règne, son peuple vivait en paix. Ce monarque
a épuisé son esprit dans toutes les sciences. Son
Etat était géré sur l’exemple de son père selon les
percepts et les lois de l’islam. Il avait un fils nommé
YAHIA (le même nom du fils du prophète ZAKARIA)
qu’il ne cessait d’aimer tendrement. Il lui a fait bâtir
une école très éloignée de son palais. Il lui a fait
apprendre toutes les sciences par les plus grands
maîtres de son royaume. Il lui a fait apprendre tous
les sports et les combats par les meilleurs officiers
de son armée afin qu’un garçon de son âge pût en
avoir et ne rien ignorer. Le roi l’a isolé pour le priver
de toute communication avec son entourage et de
tout contact avec les jeunes de son âge. Ainsi, il lui
évitait de sombrer dans l’oisiveté et la débauche.
Chaque année, le petit prince venait passer le
mois de ramadhan avec son père. Il lui a fait part
des connaissances, de ce qu’il avait acquis de ses
maîtres. Des années passaient sans que la vie
de ce peuple fût troublée. Le roi avait aussi une
forte passion pour la chasse et les volatiles rares
dont il faisait la collection au point de posséder
les meilleures espèces sur Terre. Chaque mois, il
choisissait quelques officiers de sa cour et allait
se divertir. Or, un jour, emporté par l’ardeur de
20
L’île du châtiment abdennour abdou
sa passion, il s’est éloigné un peu de son groupe.
Soudain, il était fort surpris par des gémissements
venant de derrière un buisson. Ces cris ne l’ont pas
laissé penser à ceux d’un animal blessé mais sans
doute à ceux d’un homme. Il a mis pied à terre pour
aller en direction de l’arbrisseau d’où venaient ces
gémissements, il s’est faufilé entre les ronces et les
fougères. Tout à coup, à quelques mètres, sur une
petite touffe d’herbes, à côté d’une mare, il était
stoppé par la vue d’un corps étendu d’un homme
fort âgé avec une barbe blanche et épaisse, des
vêtements en lambeaux. Il saignait abondamment
du pied en ayant une respiration véhémente.
L’état pitoyable dans lequel se trouvait ce malheureux
a fait comprendre au roi qu’il avait dû avoir une
tortueuse et terrible aventure, et qu’il n’était pas
loin de la fin de ses jours. Il s’est approché de lui et a
prononcé ces paroles : « Gloire à Dieu qui fait sortir
le mort du vivant et fait sortir le vivant du mort». En
entendant ces paroles, le vieil homme a donné signe
de vie à son corps. Aux yeux entrouverts, il a tenté
de lever sa tête pour voir la personne qui venait de
lui parler et avec beaucoup de peine, il a murmuré
quelques mots et s’est écroulé de nouveau.
Le roi n’a rien saisi de ce qu’il avait dit, néanmoins
il a compris qu’il cherchait secours et assistance. Il
lui a fait signe de ne plus bouger, l’a soulevé avec
21
beaucoup de difficulté, l’a porté sur son dos à travers
les buissons et l’a emmené jusqu’à son cheval. Il est
allé rejoindre ses officiers et leurs a décrit l’état dans
lequel il avait trouvé cet homme. Arrivé au palais,
il a consigné aux médecins de prendre soin de lui
et de ne plus s’en détacher. Peut-être grâce à Dieu,
il serait sauf et on pourrait, donc, connaître de sa
bouche la cause de sa mésaventure et sa présence
dans son royaume car d’après son habillement, il
paraissait étranger.
Trois jours plus tard, ce malheureux blessé a
repris ses sens. Accablé encore par sa faiblesse, il
a demandé au domestique qui veillait sur lui où
est-ce qu’il était et qu’il devait en toute urgence
voir une personne proche de la cour du roi pour lui
révéler une nouvelle très importante et l’informer
avant que cela ne fût trop tard. Le domestique, avec
un petit sourire et une grande douceur, l’a consolé
en lui disant qu’il était justement dans son palais,
que c’était le roi en personne qui l’avait assisté et
que dans peu de temps, il serait à côté de lui.
On est allé informer le roi qui ne tardait pas
à venir, accompagné de son premier ministre.
Poussé par sa curiosité de savoir ce que cet homme
pourrait en cacher, il est entré dans la chambre de
ce moribond et l’a salué. En le voyant dans un état
déplorable, il a eu beaucoup de compassion envers
22
L’île du châtiment abdennour abdou
lui. Il a pris place à son chevet et avec un petit
sourire de joie, il lui a dit : «Dieu soit loué que vous
avez repris connaissance. Soyez le bienvenu dans
notre royaume ! »
L’homme a salué le roi, s’est retiré du lit avec
peine et s’est adossé à un oreiller, puis avec sagesse,
à peine pouvant parler, il s’est adressé au monarque
et lui a dit : « Oh Majesté ! Je supplie votre honneur
de me pardonner d’avoir eu la hardiesse de vous
déranger. Ma force et ma faiblesse ne me permettent
pas de bouger dans l’état déplorable où je suis car
j’ai un pressentiment qu’il ne me reste que quelques
moments à vivre. Je vous remercie pour l’assistance
que vous m’avez faite, pour votre bonté et pour
l’accueil honorable que vous m’avez réservé. Votre
Majesté ! J’ai un secret à vous dévoiler et je vous
prie de me croire car j’ai fait serment devant Dieu
de vous l’annoncer quoi qu’il fût choquant et mît ma
vie en péril. Je suis dévot de profession et mon pays
se trouve à l’autre bout du côté de la montagne du
feu aux frontières de votre royaume. Mon pays est
gouverné par le roi SINOUD dont la ville principale
est BOUKAT. Ce monarque est juste envers son
peuple. Il règne selon les règles de l’islam cette ville
riche par ses terres et ses trésors. Moi, j’ai pour
tâche d’enseigner, le matin, aux enfants des Nobles
et autres à apprendre par cœur le Saint Coran et
ses règles. Le soir, je me retire dans ma cabane,
23
située au sommet d’une petite colline dominant la
ville, pour prier et me réserver uniquement à Dieu.
Parfois, le roi fait appel à moi dans la cour pour lui
donner quelques conseils issus des règles de cette
religion. Ce peuple vit dans le calme et la fraternité
mais voilà, il y a quelques jours, une armée
composée des milliers de guerriers vient gâcher la
vie de ces hommes. Envahissant nos terres, cette
armée massacrait impitoyablement tout sur son
passage ; enfants, vieillards, femmes et malades
sans épargner les animaux. Elle est commandée
par le roi sanguinaire YAMOUT. Il me semble que,
votre Majesté, vous avez quelques informations
sur ce nom cruel qui fait vibrer de frayeur tous les
rois et les princes de faible puissance. Ce monarque
adore la lune et les astres. Ses guerriers sont tous
composés de barbares, de mages, d’astrologues
et d’autres êtres malfaisants. Ils arrivent jusqu’à
arracher les cœurs des hommes et manger leurs
foies de haine d’avoir cru en un Dieu unique.
Cela s’est passé quelques heures avant le
coucher du soleil. J’étais en train de lire des sourates
du Coran dans ma cabane lorsque j’ai entendu des
cris et des pleurs venant du côté de la ville. Je me
suis précipité voir ce qui se passait. Du haut de
la colline, j’ai aperçu ce que je ne pouvais décrire
que par l’horreur et le massacre qu’ont subis ces
hommes par ces sanguinaires impitoyables dont
24
L’île du châtiment abdennour abdou
j’étais témoin. Soudain, mon attention était attirée
par la vue d’un cavalier couché sur son cheval qui
galopait à toute allure dans ma direction. À quelques
mètres plus loin, derrière lui, quatre guerriers ayant
le sabre à la main le poursuivaient. Je n’ai eu que
le temps d’aller me dissimuler derrière un grand
buisson et de me tenir à ne plus bouger. Après un
petit moment, le fugitif est arrivé à ma cabane.
En voulant descendre de sa monture, il tombait.
J’ai aperçu une flèche plantée dans son dos. Je
voulais le secourir mais il m’était impossible de
tenter un tel danger car je savais que ses ennemis
ne tarderaient pas à arriver et que j‘aurais le même
sort. Effectivement dans l’intervalle de cet instant-
là, ils l’ont rejoinit. Ils étaient tous baignés de sang
humain. L’un d’eux, portant une tenue différente,
paraissait un de leurs officiers. Il leur a donné l’ordre
de l’achever car il n’était qu’un blessé. Tous les
trois sont descendus de leurs montures ; les sabres
toujours à la main, d’un même coup et en même
temps, ils l’ont décapité en trois.
Cela étant fait, il les a chargés de brûler la cabane
et tout ce qui se trouvait dedans. J’étais complètement
choqué surtout par l’atrocité dont ils usaient pour
accomplir leur acte. Ledit officier est descendu à son
tour du cheval, s’est approché du cadavre, a pris sa tête
(car celle-ci était détachée) par les cheveux, l’a soulevée
en la faisant tourner dans tous les sens comme pour
25
mieux l’examiner et à haute voix, il a prononcé : « Voilà,
c’est fait pour toi vieillard du malheur. Va rejoindre le
roi et son peuple ! » Il l’a jetée un peu plus loin, puis a
tiré de sa ceinture un manuscrit et a crié de nouveau :
«BAMAT-KOUJAT-KONIO-BOUKAT toutes leurs terres
et leurs richesses, désormais nous appartiennent, il
ne nous reste que NEYEL. Vive le roi YAMOUT !» Il a
plié le manuscrit et l’a remis dans sa ceinture. Tous les
quatre sont montés sur leurs chevaux et ont disparu
dans la direction de la ville. J’ai compris donc que
leur prochaine entreprise ne serait autre que votre
royaume. Je suis sorti de ma cachette et j’ai couru
voir à qui appartenait ce corps. Cet homme est, peut-
être, venu m’avertir du danger et fuir le carnage.
En m’approchant de sa tête, j’ai aperçu son visage.
Malgré le sang qui coulait encore de son cou, ma
surprise a été choquante et j’ai failli rendre l’âme
car il m’était très familier. C’était mon frère cadet.
Je n’ai pas pu retenir mes larmes, puis je me suis
sauvé à travers la forêt, paniqué, sans savoir quelle
direction prendre. Par chance, je suis tombé sur le
cheval de mon frère égaré à quelques mètres de ma
cabane, dans une petite prairie que j’ai pris pour le
besoin de mon voyage en empruntant le chemin de
la montagne du feu qui mène à vos Etats pour vous
avertir. Majesté ! Mon voyage a été aussi terrible et
souffrant. Mon cheval, accablé par la chaleur et la
fatigue, a succombé. C’est pourquoi, j’étais obligé
26
L’île du châtiment abdennour abdou
de continuer à pieds. La cause de ma douleur n’est
point celle dont j’ai souffert au cours de mon voyage
mais plutôt le venin que je sens atteindre mon cœur
d’un serpent qui a profité de mon sommeil pour
me l’injecter. Voilà Majesté, toute la raison de ma
présence dans votre royaume. Je vous prie de bien
me croire.
Après avoir achevé son récit, le vieillard demanda
un peu d’eau, but quelques gorgées avec beaucoup de
peine, prononça les paroles témoins de sa soumission
totale à Dieu et expira.
Le roi, frappé par la franchise et le courage de
cet étranger, lui fit le lendemain des funérailles
aussi dignes de la considération de sa personne.
L’inquiétude et le souci causés par le récit de ce que
ce défunt lui avait raconté vinrent hanter son esprit
sans trouver quoi faire pour en sortir. Trois jours
après le deuil, il fit appeler tous les ministres, les
officiers de son armée et les sages du royaume pour
trouver une solution au danger qui les guettait.
Parmi les gens de la cour, il y avait un sage qui était
très doué dans le domaine de l’astrologie, de la
philosophe ainsi que dans les dogmes et les règles
de la religion. Il conseilla :
- Majesté, c’est un décret de la volonté divine. Il
lui plaît de nous éprouver par affliction et malheur, et
de les recevoir avec entière soumission. Renforçons
27
notre foi par des prières ! Armons-nous de patience
et du courage. Préparons-nous à former les plus
braves guerriers et allons leur faire face. Vous savez,
Majesté, que notre royaume n’est environné que par
des reliefs et le chemin qui mène à nos Etats n’est
que la montagne du feu qui n’est accessible que par
cet endroit. Hâtons-nous afin d’y être avant eux.
Nous leur ferons une surprise dont ils n’auront point
connaissance. Combattons tous pour l’amour de Dieu,
il nous assistera et avec son aide, nous les vaincrons.
Tout le conseil approuva. Après trois jours de
préparatifs, le roi aménagea les provisions dont on
aurait besoin et chargea le premier ministre de la
gérance du royaume en son absence. Il ordonna
à l’armée d’aller à la rencontre de son ennemi en
prenant la direction de la montagne du feu.
Quelques jours plus tard, l’armée de NEYEL
arriva facilement au lieu prévu et s’installa dans
une grande prairie au pied d’un vaste relief qui
dominait entièrement tous les alentours d’où on
pouvait facilement voir la montagne du feu étant
approximativement à une journée de marche. Le
roi décida de dresser son camp afin de pouvoir
contrôler, à partir de cet endroit, le déplacement
de son ennemi.
Il fit avec soin tous les préparatifs et stratagèmes
en employant son intelligence et les techniques
28
L’île du châtiment abdennour abdou
qu’on ne devait pas ignorer pour en user au cours
d’une guerre.
Le lendemain, quelques heures avant le coucher
du soleil, trois de ses éclaireurs -qui surveillaient
les alentours- rentrèrent dans le camp avec deux
hommes fatigués et affaiblis, que ses soldats
avaient dû rencontrer quelque part non loin de leur
base. Le roi les reçut et leur demanda les raisons de
leur présence dans ses terres car son imagination
le laissa deviner qu’ils étaient des espions. L’un
des deux prisonniers encore sous le choc de leur
mésaventure lui expliqua :
Majesté, nous sommes de simples citoyens
pourchassés par l’ennemi impitoyable arrivant
jusqu’à brûler des gens qui lui étaient opposés. Nous
avons eu la chance de préserver notre vie grâce à
Dieu et nous nous sommes arrivés par un chemin
tortueux pour éviter son camp, car ce sanguinaire
est déjà sur les frontières de votre royaume et son
camp est dressé sur une grande vallée juste au pied
de la montagne du feu en se préparant à attaquer
votre Etat. Nous vous prions, Majesté, de nous
croire et assister.
Le roi fut fort embarrassé par ce qu’il venait
d’entendre. Il n’avait pas imaginé que son ennemi
avait déjà franchi ses frontières. Il rassembla à
l’instant tous les officiers et son armée, et donna
29
l’alerte générale de se mettre en garde et d’activer
leurs préparatifs.
À la tombée de la nuit, le roi regagna sa tente mais
il lui était impossible de fermer l’œil, il fut tellement
emporté par des réflexions toutes inquiétantes, en
pensant tantôt à son royaume, tantôt à cette guerre
dont les soucis et les conséquences avaient pris
place dans son esprit et chassaient complètement
son sommeil.
Quelque temps après, à une heure tardive de
la nuit, le sage qui prenait part avec eux dans leur
entreprise, vint voir le roi et lui annonça une autre
nouvelle plus surprenante encore : 
Majesté, lui dit-il, cette nuit, j’ai consulté les astres
et d’après le mouvement des étoiles que j’ai pu lire,
ils me font enseigner que dans peu de temps, un
bouleversement se produira et se sentira dans nos
terres. Je ne peux dire davantage, Dieu est le plus
savant.
Ce malheur vint s’ajouter aux autres problèmes
du roi. Il était obligé de se plier à la volonté de son
créateur en prenant beaucoup de patience.
Le lendemain, à l’aube, tout le camp fut
brusquement réveillé par de grands hennissements
inhabituels des chevaux, par leur comportement
étrange ainsi que par une nuée innombrable d’animaux
30
L’île du châtiment abdennour abdou
terrestres et volants qui courraient paniqués, venus
de la direction de la montagne du feu. Cela attirait
l’attention des guerriers de NEYEL. Ils regardèrent vers
cet endroit et furent tous choqués par une poussière
qui formait une grande fumée cachant peu à peu les
reliefs environnants, ce qui les laissait imaginer le
nombre de cette armée qu’on croyait avancer vers
leur camp.
Soudain, la terre trembla et leur donna une
secousse accompagnée d’un grand bruit qui les
renversait tous à terre. Une forte lueur, formée du
feu ardent sortant du sommet de cette montagne,
aveugla leurs yeux. On sentait une vive chaleur
emportée par une petite brise vers leur direction,
puis ce danger était écarté. On assistait de loin à un
spectacle inattendu dont on ne pouvait décrire tous
les détails : ce que crachait cette montagne de ses
entrailles, monta jusqu’au ciel et fut envahi, à son
tour, par une grande fumée noire.
Cela durait une demi-journée, et peu à peu, le
calme revenait. Il ne restait qu’une légère fumée
blanche qui se dissipait au fur et à mesure sous la
chaleur du soleil.
Le roi et son armée, épargnés par cette malédiction,
furent emportés de joie, remercièrent Dieu de son
assistance et furent beaucoup de prières pour lui
exprimer leur reconnaissance.
31
Le sage vint voir le roi et lui dit :
- Majesté, ce que je vous ai annoncé, hier était
venu à ma connaissance parce que j’ai eu de la
science de Tout Puissant. Ainsi, il nous a épargné de
ce danger inévitable et a anéanti par sa colère ceux
qui lui font des associés par son châtiment. Nous
devons être plus reconnaissants.
Le soir même, le roi ordonna à son armée de
lever le camp. Cela étant fait, ils regagnèrent le
chemin du retour.
Arrivé au palais, tout son peuple fut emporté
par la joie en apprenant la nouvelle. Ce généreux
souverain fit une grande fête et donna beaucoup
d’aumône aux pauvres et aux nécessiteux. Son
royaume continuait à mener une vie agréable et
tranquille.
Quelques années plus tard, à la dernière semaine
du mois sacré, après la prière du soir (prière de ichâ),
en regagnant sa résidence, accompagné de son fils,
de son premier ministre et quelques officiers de
sa cour, le roi rata une des marches de l’escalier et
chuta brusquement. Dans une violence inouïe, il se
cogna la tête sur le coin de la rampe. Le choc fut
tellement violent qu’il lui fut fatal. Il rendit l’âme
à l’instant, sous les yeux surpris de sa compagnie
dont le secours était vain.
32
L’île du châtiment abdennour abdou
Son fils s’écroula sur son corps en larmes pour
l’amour de ce père dont il n’avait point joui des
tendresses à ses côtés parce qu’il avait vécu toute
sa vie très éloigné de lui.
Depuis son enfance, le premier ministre le
consola en lui expliquant que cela faisait partie de
sa destinée et qu’on devait se résigner à celui qui
avait tout créé.
Le lendemain, toute la population fut avisée par
la mort du roi. On lui fit de grandes funérailles et
on décréta trois jours de deuil après quoi, on fit
monter le prince au trône. Comme il n’avait plus de
connaissance et d’expérience, il fut aidé par toute
la cour de son père défunt. Quelques mois plus
tard, les ministres et les officiers trouvèrent en ce
prince un esprit vif, pénétrant et capable de profiter
de tous les enseignements qu’on lui donnait. On
le préparait à se charger de ce lourd fardeau de
commander un si puissant royaume. On le trouva
trop attaché au bien de son peuple. Malgré le peu
d’expérience qu’il possédait dans ce domaine, on
remarqua en lui une capacité qui dépassait celle de
son père. Il ne sortait point de son palais que par
moment, à apprendre et à chercher tous les dossiers
pour approfondir ses connaissances sur les affaires
administratives et les besoins de son royaume. Au
bout de deux ans de son règne, son peuple avait
connu une vie des plus brillantes de l’univers.
33
Un jour, le prince voulant se distraire, décida
de prendre une journée de repos et d’aller visiter
le palais pour en goûter aux merveilles qui s’y
trouvaient car il n’avait jamais eu de temps d’en
profiter pour ce désir. Le petit moment au cours de
ses vacances ne lui suffisait pas. Depuis qu’il avait
pris la place de son père, l’attachement qu’il faisait
pour les affaires et les biens de son royaume lui
faisaient oublier cette envie.
Il était énormément frappé par la surprise de sa
belle architecture qui lui semblait surpasser celle dont
il avait entendu parler et vanter les meilleures qui
existaient dans les puissants royaumes de la terre.
Il traversa le jardin et ne se lassa pas d’examiner
voire admirer un si beau lieu avec la disposition des
fruits d’arbres, l’abondance et la diversité d’espèces
variées et arrosées d’une manière fort singulière par
des ruisseaux qui serpentaient entre leur intervalle
et passait, juste au dessus de leur racines, un espace
réservé spécialement à une infinité de fleurs de
toutes couleurs dégageant une odeur mêlée à un
air très doux qu’on respirait dans ce jardin unique.
L’esprit rempli de ses merveilles ne s’arrêtait pas
là. Des chants, entremêlés de plusieurs mélodies
chantées par une infinité d’oiseaux d’espèces
très rares encore plus harmonieux dont il n’avait
jamais eu connaissance ni entendu parler dans sa
34
L’île du châtiment abdennour abdou
vie, vinrent adoucir ses oreilles. Il longea plusieurs
allées de gazon entrecoupées ça et là par de petits
bassins d’eau aussi claire que du cristal qui sortait
par les gueules d’animaux en statues de bronze. Il
quitta cet endroit sans remarquer la moindre chose
qui n’était à sa place, et mit pied dans l’enceinte
du palais. Sa surprise fut encore des plus grandes
en apercevant la propreté qui régnait partout : les
garnitures, les décors, les ornements ; tous étaient
d’une beauté remarquable.
Il passa une journée entière à contempler et
à admirer ce lieu paradisiaque. Après avoir fini
de visiter toutes ces particularités et de satisfaire
son désir, il décida de regagner son appartement
en passant par un grand couloir qui menait vers
la sortie. Son attention fut attirée sur une grande
chambre isolée, différente des autres par sa forme
et sa couleur. Il remarqua qu’elle était fermée
et dépourvue de sa clef à l’exception des trente-
quatre qui existaient dans ce palais, ce qui lui créait
un grand soupçon. Loin de pouvoir résister à l’envie
de savoir ce qu’elle pouvait enfermer, il alla voir dès
sa sortie du palais le premier ministre qui était le
meilleur ami et le premier confident de son père
pour lui demander si le roi ne l’avait pas chargé de
garder quelques secrets concernant ce palais. Il lui
parla en particulier :
- Oh, brave ministre ! Le plus choquant et le plus
35
meurtri d’un homme, c’est qu’il est inconscient
de ce qui se passe dans le lieu où il vit. Ce matin,
en venant me reposer et oublier quelque temps
l’emprise de cette responsabilité, j’ai voulu goûter
aux merveilles dont ce palais est constitué. J’ai
découvert qu’une de ses chambres est condamnée
et sa porte est inaccessible, et c’est la raison qui
m’a poussé à venir vous solliciter. Si vous en saviez
quelque chose, je vous prie de bien me le révéler et
libérer mon esprit de ce souci.
Le ministre écoutait attentivement le prince et
avec une grande sagesse, il lui répondit :
Oh! Noble prince, lui dit-il. Je vous avoue que
je comprends très bien le feu qui brûle votre
conscience pour connaître ce secret et je vous
remercie pour l’honneur que vous me faites ainsi
que pour votre confiance en moi. Je jure devant
Dieu de vous enseigner toutes les connaissances
que votre père m’avait confiées. Ayez la patience
de m’écouter et prêtez-moi serment que vous me
tiendrez parole, comme je l’ai fait moi-même à
votre père. Dans ce cas-là, je suis prêt à vous révéler
tout le mystère. Je pourrais peut-être vous apporter
un soulagement et satisfaire votre désir.
Le prince lui prêta serment et jura devant Dieu
qu’il ne le violerait pas. Le ministre connaissait très
bien la franchise et la droiture du prince qui ne lui

36
L’île du châtiment abdennour abdou
faisaient aucun doute sur ses paroles, il continua
son récit :
- Votre père ; cette personne d’un grand mérite
et d’une célébrité considérable que tout son peuple
aimait grâce à sa justice et à sa libéralité, était aussi
d’une droiture et d’une sagesse remarquables mais
permettez-moi, Majesté, de vous faire quelques
détails sur la vie de ce roi. Il a passé des moments
plus douloureux voire malheureux durant sa vie.
Il n’a point goûté à la joie et à l’amour que tout
le monde espérait avoir dans son existence. Sa
première femme est morte après trois mois de leur
union, trépassant du sommeil à la mort pendant
son absence alors qu’il était cette nuit-là, dans
une partie de chasse. Le choc de cette tragédie lui
causait un grand chagrin en faisant un deuil d’une
année entière. Mais après ce temps, il a décidé de
se remarier. Poussé par l’envie et l’espérance d’avoir
de Dieu ce qu’il désirait, il a pris une autre femme et
le malheur est venu frapper de nouveau à sa porte.
Cette deuxième épouse a rejoint les étoiles le jour
même de son accouchement emportant aussi avec
elle ce qu’elle avait dans son ventre. Il est mené
par une grande affliction et a renoncé à partager
sa vie avec d’autres femmes en se disant qu’il
était peut-être leur cause, et que son imagination
lui faisait croire à la conclusion de son bonheur
qui se transformait en malheur, ce qu’il lui a fait
37
complètement chasser l’idée de prendre une autre
épouse.
Quelques mois après, toute la cour ; les ministres
et les officiers ont remarqué en lui un changement
physique et moral, et nul n’a pu lui parler de façon à ne
pas lui faire augmenter ses soucis et ses peines. Or un
jour, il m’a sollicité dans sa chambre après la prière du
soir et m’a parlé d’une voix triste mais compréhensible :
« Oh, sage ministre ! Vous êtes mon confident et j’ai
une grande estime pour vous. Plût à Dieu que je fus
dans la tombe que de subir toutes ces souffrances.
Puis, il fondait en larmes. J’ai eu beau trouver des
mots pour le consoler ou minimiser ses peines et son
affliction, et cela sans savoir ce qu’il allait me dire. Puis
en essuyant ses larmes, il a repris : « Sage ministre,
regardez mon état pitoyable. Je suis envahi par le plus
grand malheur ; j’ai bien peur de mourir sans trouver
un homme aussi digne pour remplir mon trône et
gérer loyalement ce royaume». J’étais inconsolable
du malheur et j’avais plus de compassion. Afin de ne
pas lui reprocher des fautes, je lui ai dit que cela venait
de la volonté de Dieu. J’ai essayé de le calmer et de lui
faire oublier ce qu’il s’imaginait. Je lui ai chuchoté ces
mots en souriant : « Seigneur ! Après le malheur, vient
le bonheur ». J’apercevais donc un petit rayon de joie
sur son visage et il me faisait signe de sa tête en me
disant : « C’est vrai, notre destinée est entre les mains
de Tout-Puissant ». Quand j’ai trouvé que l’espoir
38
L’île du châtiment abdennour abdou
commençait à l’envahir, j’ai essayé de l’encourager :
« Ô, grand roi ! Vous êtes puissant et juste. Pieux
envers votre Seigneur. Mettez en lui votre confiance
pour qu’il vienne à votre secours et fasse de vous
l’homme le plus heureux du monde. Tentez votre
chance avec une autre femme et priez Dieu de vous
donner la descendance que vous désirez ! Peut-être
vos enfants arriveront-ils à un certain âge et ils vous
succéderont sur le trône pour vous soulager de
cette responsabilité et de vos soucis ».
Le roi approuvait fort ce conseil et il m’en
beaucoup remerciait. Quelques jours après, il s’est
marié en toute intimité. Au bout de neuf mois, la joie
sans mesure de votre naissance ne lui trouvait point
d’aussi merveilleux que ce cadeau, de la puissance
divine. Il a fait une grande fête et a donné beaucoup
d’aumônes aux pauvres et aux nécessiteux sans
avoir cessé de faire des prières en reconnaissance à
son créateur pour vous prolonger la vie et vous voir
grandir à ses côtés.
Trois mois plus tard, un autre malheur est venu
prendre place dans son cœur et a chassé sa joie
par la perte de votre mère emportée subitement
par une forte fièvre suivie de vomissements. Ses
médecins étaient incapables de la sauver en ne
trouvant aucune explication à sa mort étrange.
Soyez donc persuadé, prince, que vous trouveriez
en moi ce père que vous avez perdu. Maintenant,
39
en ce qui concerne cette chambre, je ne vous
ajouterai mot de ce que j’ai saisi de la bouche de
votre père. La veille de son départ pour aller faire
face et combattre le sanguinaire roi YAMOUT,
et par bonheur, cette guerre n’a pas eu lieu car
l’ennemi a été anéanti par le châtiment de Dieu.
Il m’a demandé dans sa chambre pour me confier
ceci : « Oh brave ministre ! Je vous ai fait venir
pour vous parler d’un secret que j’ai gardé aussi
longtemps et que je voudrais vous révéler pour en
être le second responsable. Je vous ai choisi parce
que j’ai aveuglément confiance en vous. Dieu seul
en est témoin. La chambre mystérieuse contient
un trésor que nulle richesse d’un autre Etat n’en a
point de valeur. Plusieurs rois en sont au courant
et veulent s’en emparer mais la volonté de Tout-
Puissant les fait renoncer à leur projet alors que
ceux qui ont tenté de le posséder, ils ont été châtiés
par Dieu. C’est un serment des rois sages et droits
qui nous ont précédés. Sa clef ne doit, sous aucun
prétexte, sortir de ce palais. Chaque souverain,
devant entreprendre un voyage ou s’absenter au
delà de deux mois, est consigné de la confier à son
confident. Pour ne pas violer ce serment, l’accès de
cette porte n’est permis que pour les rois qui auront
la chance de remplir le trône de ce royaume. Après
m’avoir dévoilé le secret de cette chambre, il a tiré
de sa ceinture une petite étoffe qu’il déroulait et
40
L’île du châtiment abdennour abdou
a fait sortir une clef en or. Il me l’a remise dans la
paume de ma main sur laquelle il m’a doucement
serré les doigts, puis il m’a dit : « Vous savez ?
Vous êtes non seulement la première personne
à connaître ce secret mais vous êtes aussi chargé
de la responsabilité de gérer ce royaume, car nul
ne sait ce qui l’attend dans ce monde. L’univers
appartient à Dieu et là où vous êtes, la mort vous
guette. Sachez que si, par malheur, je m’éteins,
vous êtes consigné à ne donner cette clef à aucun
successeur n’ayant pas encore atteint l’âge mûr. Au
cas où certains d’entre eux auraient cette chance,
ils auront droit à son accès et ils y trouveront la
voie les guidant dans leur aventure. Si leur conduite
sera juste, ils seront récompensés sans limite dans
ce bas monde et dans l’au-delà. Si, par malheur, ils
s’éloigneront de la bonne voie et se donneront au
diable, un châtiment inévitable les atteindra ici et
dans l’au-delà ».
Je lui ai prêté serment devant Dieu que je ne
violerais point ce qu’il m’en a chargé. Voilà prince
tout ce que votre père m’a dit à propos du secret de
cette chambre.
Quelques années passèrent dans la prospérité et
la joie, sans que rien ne vînt troubler leur heureuse
vie. Un beau jour, le ministre après le conseil
demanda au prince de lui parler en particulier d’un
41
sujet surprenant. Ils se retirèrent dans le jardin du
palais et s’assirent sur un banc en face d’une grande
volière dans laquelle chantait une infinité d’oiseux
merveilleux de toutes races. En profitant de leur
chant doux, il s’adressa au prince :
- Prince ! Ce que j’ai à vous annoncer n’est
nullement ni dans votre conscience, ni dans votre
imagination. Cela fait plusieurs années que je
l’attendais, il est aussi plus profitable pour vous
que pour moi. C’est aujourd’hui que vous venez
d’atteindre l’âge pour avoir accès à la chambre
secrète.
Le prince ne s’attendait pas à cette surprise. Il
sauta brusquement de joie comme quelqu’un qu’on
venait de réveiller d’un sommeil profond. Il s’écria
en disant :
- Dieu soit loué ! Merci brave ministre, vous
m’avez réveillé la mémoire. Pauvre homme que
je suis ! Ce corps passe des années sans qu’il se
rende compte de son âge. Cette responsabilité
m’a fait oublier mon intérêt et mes besoins. Je ne
manquerai pas demain d’aller enfin la visiter et
découvrir ce que tant d’années avaient caché. Les
années de ce monde ne sont point différentes de
l’ombre d’un arbre.
Le ministre tira de sa ceinture cette mystérieuse
clef et la lui donna. Le lendemain, impatient et
42
L’île du châtiment abdennour abdou
emporté par l’envie de satisfaire sa curiosité, il
alla droit dans sa direction. Arrivé à la porte, sa
main tremblante, mit la clef dans la serrure et
attentivement avec un grand soin comme s’il
avait peur de la casser, il l’ouvrit enfin et dès qu’il
poussait la porte pour y pénétrer, il fut aveuglé par
sept rayons de lumière qui donnaient sur l’entrée
en sortrant d’un autre portail plus grand pour
faire éclairer cette chambre. Il fut complètement
stupéfait par le vide qui régnait, il ne remarqua que
la présence d’un petit coffre en or sous une petite
arcade dont chaque face contenait l’image d’un
oiseau. Il l’ouvrit et sa découverte l’étonna ; il n’y
trouva qu’un parchemin enroulé.
Il le défit et y aperçut des lettres d’or : « Ô ! Roi de
NEYEL, ce secret vous concerne uniquement. Ce pays
est aussi béni telles les terres sacrées. Ce royaume
cache un immense trésor, depuis les anciens
prophètes, cette richesse appartient à son peuple
et nul ne pourra mettre sa main sur cette fortune
cachée derrière ce portail qui dégage ces reflets.
Aucune force, exceptée la puissance divine, ne
pourra l’ouvrir sauf sa clef et celle-ci n’est accessible
que par d’où sortent ces rayons de lumière. Elle
est conservée dans un lieu très sûr et bien gardé
qu’on appelle l’ÎLE MAUDITE située à l’autre bout du
royaume, dans la montagne COURONNE, au pied du
rocher enchanté. Celui qui tentera de la récupérer, il
43
sera éprouvé par sa conduite et son courage envers
son peuple. S’il arrivera à atteindre son but, il aura
une grande récompense de joie et du bonheur alors
que celui dont la conduite s’éloigne de la bonne voie,
un châtiment inévitable l’attendra. Cette clef ne doit
sous aucun prétexte sortir du palais, elle doit être
confiée à la personne de votre confiance ! ». Le prince
enroula ce parchemin, le remit dans le coffre, ferma
la porte de la chambre et regagna son appartement.
Le lendemain matin avant le conseil, le ministre
avec un petit sourire lui dit :
- Oh, prince ! Il me semble que votre curiosité
vous a quitté en ayant su le désir qui vous a brûlé le
cœur cela fait longtemps.
Je connais bien votre franchise et votre sincérité,
lui répondit-il. Lorsque j’étais enfant, feu mon père
m’a parlé de vous et de votre mérite, chose que
j’approuvais personnellement car je n’ai jamais
trouvé un être aussi sensé que vous. Je vous dois
mon bonheur et mon honneur.
Le Ministre réfléchit un bon moment sans
souffler mot puis il lui dit :
- Je me souviens qu’un jour, votre père m’a
parlé d’un long voyage qu’il devait effectuer en
toute discrétion et dont il était obligé de garder la
cause mais il lui eut paru impossible de tenter cette
entreprise car sa force et le poids de son âge ne lui
44
L’île du châtiment abdennour abdou
seraient d’aucun secours en me disant encore que
peut-être viendrait-il un jour où quelqu’un de pur
serait le héros de cette lourde mission.
En écoutant attentivement le récit du ministre,
le prince comprit que ce confident ne savait rien
sur ce que contenait cette chambre et qu’il n’y avait
jamais pénétré. Son père lui juste évoqua le voyage
qu’il devait entreprendre.
Brave ministre, lui dit-il, je n’hésiterai pas à
faire, dans quelques jours, ce que mon père a
souhaité réaliser. C’est pourquoi, je vous charge de
la responsabilité de ce royaume jusqu’à mon retour.
Ce qui est dans cette chambre a un grand intérêt
pour ce peuple dont nous sommes responsables,
ajouta-t-il en lui remettant la clef.
Une semaine plus tard, le prince alla voir le
ministre, lui passa toutes les consignes concernant
les dossiers administratifs et les affaires de ce
royaume et le chargea d’aviser le peuple de la cause
de son absence.
Il aménagea sa monture, prit les provisions et les
vivres dont il aurait besoin en prenant la direction
de l’îLE MAUDITE.
Après quatre jours de marche et au lever du
soleil, il atteignit la côte et aperçut un village avec
un petit port où il y avait quelques marins qui se
45
préparaient à prendre la mer pour y jeter leurs filets.
Son attention fut attirée par un vieil homme étant
en train de recommoder ses accessoires de pêche.
Quelques mètres devant lui, le prince avança et mit
pied à terre. Il le salua et lui demanda :
- Grand-père, je suis étranger sur cette terre, je
vous prie de bien me renseigner sur l’ÎLE MAUDITE
si vous en avez quelques connaissances.
À ces paroles, le vieillard fit un grand mouvement
de surprise. Il restait muet un instant, puis en
hochant la tête de gauche et à droite, et d’un air
déplaisant, lui répondit :
- Jeune homme ! Votre question m’a fait trembler
le corps et l’esprit. Cela fait quatre-vingt-sept ans
que je suis ici, je n’en ai jamais entendu parler.
Ma curiosité pourrait vous déplaire ! Pourrais-je
connaître, à mon tour, le sujet de vos désirs ?
Le prince reprit la parole :
- Grand-père, il faut que je me rende à cette île
même si cela va me coûter la vie. Il ne m’est point
permis d’en révéler la cause. Quoique quelque
malheur m’arrive, je ne vous en tiendrais pas
coupable pour ce que vous m’enseigneriez.
Le vieillard reprit :
- Jeune homme ! Vous me faites beaucoup de
compassion. Je ne peux aller plus loin pour satisfaire
46
L’île du châtiment abdennour abdou
ma curiosité sur le sujet de votre projet mais ce que
je vous conseille n’est que pour vous faire conserver
la vie afin de ne point vous exposer à un tel danger
d’où vous ne reviendrez sûrement jamais pour la
raison que vous allez entendre sur ce que nos pères
et grands-pères ont raconté sur son mystère. Jetez
votre regard vers l’horizon. Cette tache noire que
vous voyez, c’est bien ce que vous cherchez. Cette
île se trouve à une journée de navigation de nos
côtes, mais nos hommes n’ont jamais tenté de la
regagner. Les pêcheurs n’ont jamais dépassé les
limites de cette zone car au-delà de cet endroit,
l’eau n’est point profonde et on n’y peut naviguer
à cause du courrant très fort qui se forme sur des
récifs très dangereux. On raconte encore que cette
île est aussi mystérieuse que ceux qu’y vivent ; ses
habitants ne sont que des êtres malfaisants : des
mages, des cannibales, des djinns, des ogres et des
sorcières ; enfin, tout ce qui fait trembler le corps et
l’esprit. On entendait parler de quelques audacieux
qui ont tenté de la traverser et nul ne connaissait
leur sort ni ce qu’il leurs est arrivé. On disait que
toutes ces informations ont été recueillies de la
bouche du seul témoin, qui repose dans la tombe
située sur la crête de cette colline (il la lui montrait
du doigt). C’était le seul rescapé jeté par les vagues
sur le rivage. Des marins l’ont voulu secourir et ils
n’ont pu saisir de sa bouche que ce que je viens
47
de vous apprendre, car ce malheureux gravement
blessé a expiré au même endroit où ils l’ont trouvé.
Voilà tout, jeune homme. Peut-être son histoire
vous fera changer de décision.
Au contraire, ce mystère ne fit qu’augmenter
sa curiosité sans se soucier du danger qui pouvait
l’attendre. Il remercia chaleureusement ce vieillard
pour l’information qu’il venait de recevoir puis il lui
demanda de lui procurer une barque au prix qu’il
lui conviendrait. Le vieillard le pria encore une fois
de renoncer à sa résolution mais il trouva vaines ses
prières. Le prince le rassurait :
- Grand-père ! Je ne trouve point d’expression
pour vous marquer ma reconnaissance pour
l’amabilité avec laquelle vous m’avez reçu ainsi que
pour vos conseils. Je suis décidé car ce voyage fait
partie de mon devoir.
À ces paroles, le vieillard se résigna et lui dit :
- Jeune homme ! Ce monde ne contient que
rarement des gens de votre mérite, je vous cède
gratuitement ma barque en guise de votre courage
et de votre sincérité. 
Le prince alla rejoindre son cheval, descendit ses
bagages et lui dit :
- Grand-père, votre générosité a précédé la
mienne et elle ne vous sera pas vaine. Tenez, voilà
48
L’île du châtiment abdennour abdou
ma bourse, je n’en ai plus besoin. Prenez aussi mon
cheval, il vous sera d’un grand secours.
Le vieillard le remercia et l’aida à embarquer ses
bagages dans la chaloupe. Il lui donna trois rames
au cas où il en briserait une et il lui fit une petite
voile pour que le vent lui facilitât le trajet et l’aidât
à aller plus vite. Après avoir mis tout en ordre, il
s’éloigna de la côte. Il naviguait une journée entière
sous le soleil accablant et par bonheur, la mer était
très calme et sa traversée fut sans difficulté. Au
coucher du soleil, il rejoint le rivage. Il trouva cette
île si grande comme il l’avait imaginée et plus vaste
que cinq provinces réunies.
Malgré le clair de lune lui permettant de voir où il
pouvait mettre le pied, il décida de ne pas se hasarder
à pénétrer dans l’île. Il se contenta de jeter l’ancre
et de dormir dans sa chaloupe à quelques mètres
seulement de la rive. Il fit ses ablutions avant la prière.
Après avoir prié, il tira de sa sacoche le Saint Coran
qu’il n’avait jamais quitté depuis son enfance et il
récita quelques versets. Cela étant fait, il s’allongea
dans sa petite barque, qui avait à peine la longueur de
sa taille, et comme c’était la saison chaude, il ne pensa
point à se couvrir mais juste au moment où le sommeil
s’emparait de ses paupières. Il fut brusquement
réveillé par un bourdonnement qui lui avait crevé le
tympan. En ouvrant les yeux, il fut saisi de frayeur
lorsqu’il avait aperçu au dessus de lui un essaim de
49
grands moustiques, dont la taille dépassait celle d’un
oiseau, tourbillonner autour de lui.
Il tira sa voile et se couvrit tout le corps. Cela
durait un bon moment, ce qui l’empêchait de fermer
l’œil. Le calme revint et il sombra dans un profond
sommeil. Cette nuit-là lui était plus perturbée ; ses
rêves cauchemardeux le réveillèrent maintes fois.
Le lendemain matin, aux premiers rayons du
soleil, en reprenant ses sens, il entendit de faibles
plaintes et gémissements. Il se hissa dans sa barque
et qu’elle fut sa surprise ! Il aperçut, sur un rocher à
quelques mètres de lui, un vieillard avec une longue
barbe blanche et une petite corne sur son front. Ses
mains laissaient place à des nageoires et la partie
inférieure de son corps était enfermée dans une
caisse scellée. Ce vieillard le regarda d’un air triste
et pitoyable en lui adressant la parole :
- Oh jeune homme, lui dit-il. Ayez pitié de mon
corps et de ma douleur ! Délivrez-moi et je serai
votre serviteur.
- Qui êtes-vous ? Lui répondit le prince. Je n’ai
jamais vu, ni entendu parler d’une créature aussi
étrange que vous. Pourrais-je connaître la cause ou
le responsable de votre souffrance ?
- Je suis le grand Djinn Bacouf, lui répondit-il.
J’étais, avec un grand nombre des mes semblables,
contre le roi et prophète Salomone. Nous avons
50
L’île du châtiment abdennour abdou
refusé de nous soumettre à ses commandements
en ayant confiance à nos forces et nos pouvoirs.
Mais ce roi a une puissance que nul autre au monde
ne possèderait. C’est pourquoi, il s’est emparé de
nos corps et nous a punis de cette façon. Je me suis
repenti, et j’ai eu un regret inexprimable. Si j’avais
su qu’il m’affligerait ce châtiment, j’aurais préféré
mourir que de passer ma vie enfermé dans cette
prison. Moi, j’imputerai la faute à moi-même. J’ai
demandé pardon à Dieu que j’ai prié de mettre fin
à ma souffrance qui m’a poussé à violer le serment
que j’ai fait avec quelques djinns rebelles de ma
race pour ne pas me plier aux ordres de ce grand
monarque. J’ai fléchi et j’ai dit que si quelqu’un
arrive à me délivrer, je me soumettrai totalement
à la religion de Dieu, et je le rendrai le plus riche et
le plus heureux de l’univers. Voilà, jeune homme,
toute mon histoire.
Le prince n’avait point cru à son serment.
Djinn, lui dit-il. Si vos paroles sont sincères, je vais
vous tester par une méthode dont j’use pour vous
croire. Orientez votre tête vers le soleil pour un instant.
Le djinn exécuta. Le prince profita de l’occasion,
tira de sa sacoche le Saint Coran, l’ouvrit et à peine
prononça quelques versets, le djinn poussa un cri
épouvantable, se jeta à l’eau et disparut.
Voilà, lui dit-il. Esprit de mal, ennemi de Dieu.
51
Ton mensonge n’a pas duré plus longtemps ! Il est
aboli par la vérité du Tout-Puissant.
Une fois débarrassée de cet être rebelle, il leva
son ancre et se dirigea vers une petite crique. Il
déchargea son bagage et s’avança peu à peu dans
l’île. Il fut émerveillé par la beauté et la verdure
de ses paysages. Une infinité d’arbres fruitiers de
toutes espèces abondaient, des fleurs variées et de
toutes couleurs dégageaient une agréable odeur,
des ruisseaux coulaient et dont l’eau était aussi claire
que du cristal. Beaucoup de particularités étaient
aussi présentes dans cet endroit. Néanmoins, il
remarqua une chose qui l’étonnait davantage car
depuis presque une journée de sa présence dans
cette forêt, il n’avait rencontré aucun animal, ni
entendu un chant d’oiseau. Un silence total règnait
dans cette île.
Il marcha jusqu’au soir, et avant le coucher du
soleil, il trouva enfin un endroit assez commode
pour se reposer et manger. Après avoir fait tout
ce dont il avait besoin, il fit sa prière, lut quelques
versets du Saint Corant et s’endormit.
Au petit matin, il se réveilla sans que son
sommeil fût troublé. Il fit ce qu’il avait l’habitude de
faire, et au moment où il avait décidé de partir, un
grand vacarme et des cris assourdissants brisèrent
le silence. Poussé par sa curiosité, il y prêta une
52
L’île du châtiment abdennour abdou
oreille attentive pour connaître d’où venait ce bruit.
Dès qu’il l’avait connu, il alla vers l’endroit guetté.
Soudain, un spectacle étrange s’ouvrit à sa vue, il
aperçut un grand nombre de singes de toutes tailles
et d’une laideur qui donnait la nausée et qui coupait
le souffle aux hommes les plus sensibles.
Ces créatures avaient beaucoup de particularités
par rapport à celles qu’il connaissait. Ces singes se
dirigèrent vers une rivière plus bas coulant entre
deux collines. Pour satisfaire sa curiosité, il les suivit
de plus près. Arrivés enfin au bord du rivage, ces
animaux agitaient leurs pattes et poussaient des
cris de plus en plus forts en se jetant dans la rivière
avec rage sans contrôler leur saut ; tantôt la tête en
premier lieu, tantôt les pieds. Ils s’acharnèrent sur
l’eau avec brutalité jusqu’à soulever la vase du fond.
Le prince resta stupéfait devant cette scène sans
rien comprendre. Cet étrange spectacle le surprenait
énormément, et un petit doute le laissait penser
que cela faisait partie de leur méthode de pêche.
Effectivement, chacun des singes arriva, de
temps en temps, à saisir un poisson mais au moment
où il allait le porter au rivage, celui-ci se débattait
tellement qu’il arrivait à lui glisser des mains et à
regagner la rivière.
Cette scène durait jusqu’au coucher du soleil
sans que nul d’entre eux n’eût le moindre poisson.
53
Fatigués et désespérés, les singes abandonnèrent
tout et disparurent dans la nature. En voyant cette
scène, le prince se rappela une histoire qui lui faisait
penser à un peuple évoqué dans le Saint Coran. Il
s’agissait, au temps de nos prophètes, des gens du
village du bord de la mer qui avaient transgressé le
sabbat où la pêche était interdite. Ils étaient châtiés
par Dieu en les métamorfosant en singes.
Il retourna à l’endroit où il avait laissé ses affaires,
et comme la nuit allait tomber, il décida d’y dormir.
Au petit matin, il fut réveillé par les mêmes cris
entendus, la journée précédente. Mais il ne donna
aucune importance à cette histoire car il savait que
cela pourrait durer jusqu’à la fin de leur vie. Il fit à
peine quelques pas, et d’autres cris plus puissants
se mêlèrent aux premiers. Il ne pouvait plus résister
à l’envie de savoir ce que cela pourrait être. Il ne
manqua pas d’aller voir de nouveau. En y arrivant, il
aperçut, à l’autre côté de la rivière, un autre groupe
de singes de race différente et horrifiante. Ils avaient
un pelage différent et une corpulence très forte.
Leurs pattes et leurs queues étaient plus longues,
leurs visages étaient grands avec des oreilles qui
dépassaient celles du lapin.
Le prince s’avança de plus près. Comme il était
gêné par d’autres obstacles tels les arbres et les
feuillages des buissons, il n’hésita pas à monter au
54
L’île du châtiment abdennour abdou
haut d’un grand chêne plus proche de ces animaux,
de façon à voir de plus près.
Il assista à un autre phénomène auquel il ne
s’attendait pas. Ces singes, des deux côtés opposés
de la rivière, se rangèrent en file, entrèrent dans l’eau
en même temps et s’arrêtèrent au milieu. À quelques
mètres, ils cessèrent de crier et se mobilisèrent en
se fixant du regard. Cela durait un bon moment.
Soudain, le silence se brisa par des cris terrifiants
poussés par les deux groupes qui s’attaquaient avec
acharnement dans une rage inouïe donnant lieu à un
combat sanglant et impitoyable.
L’horreur de cette guerre sans merci, lui faisait
trembler le corps. Les singes se lancèrent les uns
contre les autres avec fureur en accompagnant leur
haine avec des cris horribles qui faisaient fuir les
hommes les plus courageux du monde. L’eau de la
rivière et les corps de singes prenaient la couleur du
sang au point où il lui fut impossible de distinguer les
uns des autres. Ils s’entretuèrent impitoyablement
avec tout objet se trouvant à leur portée et leurs
cris de douleur et de victoire se mêlèrent.
Le prince terrifié par ce spectacle sinistre, avait
beaucoup de regret d’avoir assisté à ce massacre
et d’avoir été exposé à un tel danger. Cette scène
durait plusieurs heures. L’horreur de ce massacre
lui donnait des nausées ; une infinité de corps de
55
ces bêtes déchiquetés gisant sur le rivage, d’autres
flottants ou emportés par le courant de la rivière.
Tout cela troublait son esprit et il lui était impossible
de demeurer encore longtemps sur cet arbre. Mais
au moment où il décidait de partir, son attention fut
attirée par un grand singe qui pourchassait son ennemi
blessé jusqu’au rivage et dès qu’il l’avait rejoint, il
l’acheva et le dévora sur le champ. Cette atrocité lui
créait encore beaucoup de frayeur en s’imaginant que
sa fin serait pareille à celle de ce malheureux animal si
les singes arrivaient à le repérer.
Ne sachant quoi faire, et pour éviter de tomber
dans un malheur qui pourrait lui être fatal, il
opta pour le choix de quitter ce lieu. En voulant
descendre, il fit un faux mouvement et trébucha.
Lors de sa chute, il emporta plusieurs branches.
Ce bruit de fracas fut entendu par tous ces
singes. Brusquement, ils cessèrent leur combat
et jetèrent leur regard sur lui. Il croyait que cet
incident lui serait la cause de sa mort. Mais par
bonheur ou par miracle, ces animaux au lieu de
l’attaquer, ils étaient plus effrayés que lui et, avec
une rapidité extrême, ils se sauvèrent en poussant
des cris stridents ; chaque espèce dans la direction
d’où elle était venue.
Le prince soulagé et tremblant encore de peur, ne
manqua pas de faire quelques prières de reconnaissances
56
L’île du châtiment abdennour abdou
à Dieu pour l’assistance qu’il lui avait donnée.
Ce massacre, auquel il avait assisté, lui causa
une peur extrême lui faisant penser à ne pas rester
dans cet endroit. Il regarda le soleil auquel il restait
quelques heures pour disparaître. Il en profita pour
s’éloigner de ce lieu malsain, jonché de cadavres et
rougi par le sang.
Il marcha jusqu’à la tombée de la nuit, après
quoi il avait cherché un petit endroit qu’il avait jugé
à son aise, il se libéra de ce qu’il avait l’habitude de
faire et dormit. Aux premières lueurs de l’aube, il
se leva et continua sa marche jusqu’à son arrivée à
une belle plaine.
Lorsqu’il était tout près, il aperçut un chemin à
perte de vue, encadré d’arbres d’une hauteur sans
pareille, d’un alignement parallèle et d’un espace
précisément mesuré. Ces arbres étaient reliés au
sommet par leurs branches qui se croisaient, leur
feuillage formait une merveilleuse arcade qui faisait
un bel ombrage en laissant séparément entrer
quelques rayons de soleil.
Le prince fut stupéfait de cette découverte, il
ne se lassa pas de l’admirer. Il décida, ensuite de
s’engager. Lorsqu’il mettait pied et marchait sur ce
chemin, il sentit une fraîcheur très douce envahir
son corps ainsi qu’une odeur agréable mêlée à l’air
qu’il respirait n’épargna pas son odorat. Ce parfum
57
tant recherché fut dégagé par des fleurs de toutes
espèces et de toutes couleurs. Il traversa ce chemin
pendant plusieurs heures sans cesser de faire des
louanges à Dieu et invoquer sa toute puissance de
ces merveilles.
Après avoir quitté ce lieu, un autre paysage
s’ouvrait à sa vue. Il se trouva dans un endroit aussi
beau et différent de celui qu’il avait laissé derrière
lui. Une infinité d’arbres fruitiers y abondaient.
Il remarqua même d’autres espèces qu’il n’avait
jamais connues auparavant. Son regard fut aussi
attiré par le bruit d’une petite cascade qui, après
avoir arrosé toute cette merveille, un petit ruisseau
venait de s’y jeter bruyamment. Il profita de faire
quelques provisions d’eau et de fruits pour aller,
ensuite, se détendre sous l’ombre d’un figuier. Sans
s’être longtemps reposé, une odeur désagréable,
emportée par une brise venait troubler son plaisir.
Il se leva et alla droit dans la direction d’où cela
lui semblait venir. En s’avançant, cette puanteur
devenait de plus en plus insupportable. Il boucha
son nez et continua toujours à marcher dans ce
sens. Soudain, une chose horrible arrêta ses pas. Il
se trouva face à une créature extrêmement bizarre
et effrayante qu’il avait failli lui faire rendre ce qu’il
avait dans son estomac. Cette bête ou plutôt ce
monstre en décomposition gisait sous le pied d’un
grand arbre. Le prince fut énormément étonné et
58
L’île du châtiment abdennour abdou
eut beaucoup de difficulté à croire à l’existence de
cette créature de ses jours.
Sa forme était particulièrement étrange, elle
avait le corps d’un cheval, la face d’un singe avec
des oreilles dépassant la longueur de celle d’un âne.
Il avait des ailes d’une chauve-souris et à chaque
extrémité, deux doigts munis de longues griffes en
forme de crochets qui, par leur force, feraient couper
d’un coup un éléphant en deux. Sa queue était
pareille à celle d’un gros poisson. Ses deux pattes
ressemblaient à celles d’une chèvre avec deux gros
sabots. Sa mort semblait remonter à quatre ou cinq
jours. Le prince n’allait pas en chercher la cause, il
savait très bien que cette bestiole fut terrassée par
le suc rougeâtre que dégageait cet arbre et qu’on
appellait le « WAZALYAH » dont le volume était
identique à celui d’une graine de sésame de ce
poison équivalent à la quantité de cent serpents les
plus venimeux de la terre. Ce liquide contenait du
sang. En le goûtant, il fut empoisonné sur le champ
et eut une fin très brève.
Il s’éloigna le plus tôt possible de cette odeur
nauséabonde qui allait le suffoquer et il prit le
chemin en direction du soleil levant.
Il marcha trois jours sans avoir rencontré le
moindre danger. À la fin de la matinée du quatrième
jour, un autre obstacle faisait frein à son chemin.
59
Une crevasse d’une longueur à perte de vue et d’une
ouverture très large lui barra la route. Il s’approcha
de son bord pour constater sa profondeur afin
de pouvoir trouver un moyen de se libérer de cet
embarras. Par mégarde, il trébucha sur une pierre
et alla plonger dans le vide. Si quelques racines
d’arbres, que la nature semblait avoir conservées,
ne lui eurent donné le moyen de s’accrocher, il
aurait péri infailliblement. Quoique cet incident
lui fît beaucoup de peur que de mal, il ne céda
pas à son désespoir. Il ne se lassa pas de chercher
d’autres moyens qui pourraient l’aider à franchir
ce dangereux obstacle. Il monta au haut d’un
grand rocher d’où il regardait de tous côtés s’il ne
découvrirait pas un passage qui pouvait lui donner
quelque espérance. En jetant les yeux tout le long
de ce creux afin de trouver d’autres chemins, il ne
vit rien, mais ayant regardé à gauche, il remarqua
un endroit peu étroit qui lui paraissait possible de
franchir. Il descendit du rocher et alla vers ce lieu
qu’il trouvait plus facile à accéder de l’autre côté.
Il fit d’abord passer les bagages en les lançant à
l’autre bout de la crevasse, et avec un grand élan, il
sauta à son tour.
Il fit une petite pause pour prendre haleine, et
comme il lui restait encore assez des jours pour
marcher, il continua son chemin jusqu’au sommet
60
L’île du châtiment abdennour abdou
d’une colline, au moment juste où le soleil perdait
de ses éclats.
Il déposa ses bagages et se reposa. En regardant
aux alentours, il aperçut à mi-côté l’ouverture d’une
grotte où il comptait, pour son bonheur, passer la
nuit. Après avoir fait sa prière et mangé quelques
fruits qu’il avait cueillis dans les arbres croisés sur
son chemin, il se retira dans cet abri. Au moment
où il se préparait à dormir, il entendit quelque
chose bouger au fond. Il se leva promptement,
tira son sabre et alla se cacher entre deux rochers
à la grandeur de sa taille sous une petite arcade.
Il lui semblait que la grotte était plus spacieuse et
pleine d’obstacles. Il ne vit rien dans l’obscurité très
épaisse qui enveloppait cette grotte.
Une grande frayeur s’emparait de son corps,
néanmoins il ne perdait pas courage et il restait très
vigilant. Par moments, le bruit se calma et ce silence
lui causa encore plus de peur. Il comprit alors que
ce qu’il venait d’entendre avait été attiré par sa
présence. Soudain, un bruit se produisit à quelques
pas devant lui, suivi d’un grand cri épouvantable
qu’il sentait la terre trembler sous son poids, ce qui
le laissait croire à l’écroulement de cette caverne.
Un deuxième bruit et encore un troisième suivirent
le premier au point de lui crever le tympan, il lui
paraissait entrevoir trois grandes silhouettes à la
faveur de peu de lumière, de la clarté de la lune qui
61
pénétraient faiblement par l’entrée de la grotte. Il
les reconnut facilement d’après la forme de leurs
corps ; c’était les mêmes créatures ailées de l’espèce
qu’il avait trouvée gisante et en décomposition,
sous le pied de l’arbre empoisonneur. .
Cette surprise l’épouvanta énormément et il
eut beaucoup de regret de s’être réfugié dans la
gueule des ces monstres. Il s’abandonna tout entier
à des réflexions diverses en s’imaginant finir dans
l’estomac de ces bêtes ignobles qui ne le quittaient
pas, continuaient à le surveiller et à attendre sa
sortie de sa cachette pour l’attaquer car il leur était
impossible de l’atteindre à cause de leurs grande
taille et l’envergure de leurs ailes. Son refuge était
aussi étroit et l’arcade leur faisait une grande gêne.
Le suspense demeurait un bon moment. Soudain,
l’un de ces trois monstres ; celui qui gardait l’entrée,
s’approcha de plus près de son antre et lui tourna le
dos. À ce moment-là, profitant de l’occasion, avec
une agilité remarquable et d’une rapidité extrême,
le prince enfonça impitoyablement le sabre dans sa
chair. En le retirant, il entendit le sifflement de la
pression d’un jet de sang jaillir de son corps. Cette
créature poussa un grand cri de douleur, se mit à
battre de l’aile et s’écroula avec fracas au sol.
Attirés par l’odeur du sang et le voyant dans cet
état, ces deux compagnons s’acharnèrent sur lui
62
L’île du châtiment abdennour abdou
avec rage et partagèrent ce repas inattendu, sans
prêter attention au prince.
Leur occupation lui était d’une grande faveur et
lui donna l’occasion de s’éclipser silencieusement
hors de la grotte. Cependant, une idée lui venaint à
l’esprit pour se débarrasser de ces bêtes immondes
et éviter d’être leur appât une des nuits à venir. Il
amassa une grande quantité de bois et de feuilles
sèches qu’il mettait à l’entrée de cette grotte et avec
de grosses pierres, il boucha l’accès ; cela étant fait,
il alluma un grand feu et s’éloigna.
Il lui était impossible d’aller encore plus loin.
Accablé de fatigue et affaibli par le manque de
sommeil, il dormit dans ce même endroit.
Le lendemain à la pointe du jour, il reprit le
chemin et alla toujours en direction du levant en
empruntant une piste qui menait à une montagne
assez élevée. Arrivé en haut, il fit face à une chose
extraordinaire. Il murmura quelques paroles en se
plaignant : « Ah, mon Dieu ! Disait-il, à quoi suis-je
encore exposé ? Hier, je me réjouissais de m’avoir
fait échapper à la cruauté des monstres, et me voilà
maintenant tombé dans un péril qui n’est pas moins
terrible du précédent ! »
Un immense désert de sable et de pierres
s’ouvrit à son regard. Ce paysage le passionnait
beaucoup par sa beauté unique. Mais il lui fit aussi
63
une énorme frayeur sur les dangers et les surprises
qu’il pourrait cacher dans son sein.
Il demeurait un bon moment à contempler
cette merveilleuse infinité de sable et de dunes
qui changeaient sous l’action du vent, le reflet
des rayons du soleil sur les pierres et le silence
exceptionnel qui régnait en maître dans ce désert.
Le prince comprit maintenant ce qu’il avait ouï
parler des mystères du désert particulièrement
différent des autres paysages.
Bien qu’il n’eût jusque-là jamais vu ni cheminé
dans sa terre, cette fois-ci, il en serait lui-même
l’acteur de sa traversée. Il prit son mal en patience
en acceptant tous les risques qui pourraient se
produire, et il s’abondonna à la volonté de Dieu.
Il savait que chaque jour était fait pour être vécu
ou pour quitter ce monde et si sa vie finirait dans
ce désert, cela ferait partie de sa destinée. Sans
désespérer des bienfaits de son créateur, il lui fit
une grande prière, et sans hésiter, il s’engagea dans
ce périlleux et impitoyable parcours.
Rien ne semblait l’arrêter dans sa décision, il prit
le chemin en direction du soleil et chemina à travers
le sable tantôt fin, tantôt dur sous la chaleur ardente
de l’astre du jour. Il n’entendit que le sifflement du
vent et ne sentit que les pierres chaudes sous ses
pieds. Il marchait pendant trois jours, du lever au
64
L’île du châtiment abdennour abdou
coucher de soleil dans cet enfer et ne s’arrêtait qu’à
la tombée de la nuit.
À la matinée du quatrième jour, son trajet fut
des plus fatigants en empruntant un chemin très
embarrassant, ce qu’il avait beaucoup retardé sa
marche. Il détournait pas mal de chemin et cela lui
donnait beaucoup de peine pour avancer.
Au début de la soirée, tandis qu’il traversait
un petit chemin bien dégagé, il était surpris tout à
coup par un reflet luisant qui avait aveuglé ses yeux.
Il il se dirigea, alors, vers cet objet. À son approche,
il aperçut un collier en métal jaune. En voulant le
ramasser, il sentait quelque chose accrochée à lui,
enfouie sous terre. Il dégagea le sable qui le couvrait
et en le tirant, il fut énormément stupéfait de ce
qui y était lié à lui. Il découvrit le reste d’un corps
humain.
Ce collier contenait quelques lettres écrites sur
sa garniture. Le prince avait beaucoup de difficulté
à les déchiffrer, il nettoya soigneusement la partie
déteriorée au fil du temps et vit ces lettres : MAGRAD
LE DUR ROI DE NEYEL. Ce nom lui vint à la mémoire
et lui fit rappeler quelque chose qu’il avait à sa
connaissance par les maîtres qui lui avaient enseigné
dans les cours d’histoire, et que celui-ci n’était autre
que l’un des sept rois idolâtres jadis disparus au cours
de leur voyage sans laisser de traces.
65
Probablement, se dit-il, ces monarques ont
tenté ce voyage à la recherche de la clef du trésor
sans arriver à leur but et ont péri horriblement d’un
trépas lent et cruel.
Il prit le collier et le mit dans son sein. Un petit
souvenir lui vint à l’esprit en se rappelant des paroles
du premier ministre lorsqu’il lui avait dit que le roi,
son père, avait souhaité entreprendre un voyage et
qu’il avait eu une grande crainte de ne pas réussir
de peur d’être trahi par sa force et le poids de son
âge pour un projet aussi dur et dangereux.
Ce souvenir renforça son courage et sa patience.
Il fit, donc, sa pleine confiance en son Seigneur et
reprit sa route.
Après quelques heures de marche, il chemina
en silence dans cet endroit mystérieux. Soudain,
la chance lui sourit, le hasard l’amena droit vers
un grand rocher en forme arrondie faisant un bel
ombrage. Il se hâta pour aller se réfugier sous son
pied à l’abri des rayons brûlants du soleil. La fatigue
qui l’avait accablé, chassa son envie de manger. Il
se contenta seulement d’étancher sa soif en buvant
quelques gorgées d’eau, mais il constata que ce
liquide très précieux dans des moments pareils
était à sa fin.
Alors, une grande inquiétude venait s’emparer
de sa conscience et il ne cessait de se poser mille
66
L’île du châtiment abdennour abdou
questions sur son sort en imaginant la façon de
périr dans cette immensité désertique de sable si
l’eau arrivait à lui manquer.
Cette imagination cruelle lui fit rappeler les
meilleurs souvenirs qu’il avait passés dans le
confort et la joie ; les jours agréables et heureux
qu’il avait vécus avec son peuple, mais il savait que
tout ce changement de vie ne faisait partie que des
providences du maître de l’univers. Il savait aussi que
nul ne pourrait changer ou détourner sa destinée.
Ses yeux ne cessaient de parcourir ces horizons
lointains sur cette immensité de sable qui se parait à
l’infini tout en se laissant entraîner dans les souvenirs
les plus variés. Tout à coup, son regard se focalisa
sur une chose inattendue et extravagante. Il vit sept
hommes tous vêtus d’un morceau d’étoffe au bas-
ventre. Ils étaient tous enchaînés à une immense
idole qu’ils semblaient traîner sur le sable sous une
chaleur brûlante. Il courrut à leur rencontre et lorsqu’il
les rejoignit, il leur souhaita le bonjour. Soudain, ces
hommes fixèrent leur regard sur lui, lancèrent un
grand cri épouvantable et comme par miracle, ils
brisèrent leur chaîne et se saisirent de sa personne.
Le prince, stupéfait de leur réaction, ne savait
quoi faire. Il se débattit mais désormais sa force
ne valait pas la leur. Il était complètement maîtrisé
sans pouvoir bouger le moindre membre de son
67
corps. Néanmoins, il essaya de modérer leur furie
en leur parlant : 
- Apprenez-moi de grâce, leur dit-il, quel crime
j’ai commis pour me traiter de cette manière ?
Mais personne ne lui répondit. Le désolé
prince ne cessa de se lamenter et de répéter d’un
ton pitoyable le sujet d’une si grande violence,
malgré ses cris et ses larmes, on ne l’écoutait pas.
Au contraire, l’un de ces sept hommes lui arracha
brutalement la toile de son turban, lui lia les mains
et banda ses yeux. Cela étant fait, il lui donna un
violent coup sur la nuque qui l’avait fait tomber
évanoui.
Lorsqu’il s’était réveillé et avait repris son esprit,
il fut énormément surpris de l’indigne accueil où il se
trouvait. Il se voyait attaché solidement à un poteau
sur une grande place publique, exposé à la foule. Ce
lieu lui était fort bien connu. Il était dans sa propre
capitale ; juste en face de l’entrée de son palais.
Devant lui, sept rois adossés à leur trône, environnés
par un grand nombre d’officiers et des gens de la cour.
Toutefois, il n’eut aucune difficulté à les connaître. Il
se souvint très bien qu’ils étaient les responsables
de son malheureux traitement et de sa déplorable
situation. Il promena son regard dans tous les côtés
dans l’espérance de reconnaître certains hommes
de sa cour. Il ne vit rien de ce qu’il cherchait. Il fut
68
L’île du châtiment abdennour abdou
extrêmement surpris par le changement si étrange
de cette ville qu’il trouvait misérable et mélancolique
alors qu’elle était la plus belle et la plus florissante
de l’univers. Son étonnement augmentait encore en
apercevant son peuple qui lui semblait réduit à la
misère et à la pauvreté.
Ces hommes le fixèrent seulement d’un regard
triste et d’une manière qui marquait une grande
affliction ou un grand mécontentement. Le prince
ne savait si tout cela était dû à leur sort ou à la
sienne. Néanmoins, l’image qui se présentait à ses
yeux, sur la maigreur et la faiblesse du corps de ces
gens ainsi qu’à leur habillement le laissa comprendre
sans doute les marques d’une si violente injustice.
Malgré le nombre présent de la foule, il n’entendit
ni parole ni chuchotement sortir de leurs bouches.
Ce silence n’était accompagné que par un regard
triste et pitoyable sur lui.
Ces hommes, au lieu d’une satisfaction mêlée
de respect à l’égard de ces rois, le prince aperçut
au contraire qu’on les regardait avec mépris. Mille
réflexions s’emparèrent alors de son esprit, sur
l’étrange phénomène et l’évènement dramatique
qui avait bouleversé en si peu de temps son
royaume, et sur le changement de la vie de son
peuple, autrefois riche et joyeux, maintenant réduit
à la pauvreté et à la faim. Tout cela ne faisait que
remplir son cœur de compassion…
69
Le prince fut emporté par l’état pitoyable de ce
peuple et il oublia son propre malheur. Mais pendant
qu’il méditait sur cet étrange bouleversement
autoritaire, il se leva de son trône et les autres
firent autant. Il tira de sa ceinture un papier et fit
signe de sa tête à un huissier de s’approcher. Cet
homme exécuta fidèlement son ordre et récupéra
de sa main ce document. Il s’avança en face de la
foule et prononça cet avis à haute voix :
- Ô, peuple de NEYEL ! Ce que vous allez savoir
aujourd’hui va chasser votre afflictions et votre
souffrance. Le prince que vous voyez n’est qu’un
imposteur et un criminel, il s’est emparé du trône
pour profiter de vos richesses et vous réduire plus
encore dans la misère et augmenter vos chagrins.
Mais nos Dieux ont surpris sa présence dans ce
royaume béni et lui ont tendu un piège inévitable en
l’y ont empêchant de récupérer la clef mystérieuse
de votre trésor. L’ardeur de son avarice l’a poussé
à tomber dans les pires des malheurs. Ainsi, nos
Dieux par leur puissant pouvoir se sont saisis de sa
personne et ont choisi de le châtier au moyen de ce
trésor dans lequel il va nager et goûter à ses plaisirs.
Après avoir achevé de prononcer ces paroles,
l’homme se retira et alla se ranger à côté de deux
bourreaux aux visages masqués. À ce moment-là,
on alluma un feu, sous un grand bassin préparé
auparavant sur un endroit peu élevé et débarassé
70
L’île du châtiment abdennour abdou
de tout obstacle pour le regard de cette populace,
et on plaça dans ce bassin une grande quantité de
métal jaune qu’on fit fendre. Le prince effrayé de
ce qu’il s’imaginait l’attendre eut une grande peur
et sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Ce
spectacle lui fit même perdre l’emploi de la parole et
troubla sa vue. Il sentit son corps vibrer de frayeur,
et quelques larmes s’échappèrent de ses yeux.
- Hélas ! Se dit-il, à quelle extrémité suis-je
condamné par ma destinée ? Il n’y a pas longtemps
que je souffrais énormément de me sauver du danger
périlleux de l’impitoyable désert et que je me voyais
attaché et exposé à un autre malheur plus terrible et
cruel sans même pouvoir connaître la cause ou me
plaindre de mon injustice.
Mais comme il ne dépendait ni du peuple ni de
lui pour se tirer du danger où il était, il s’abandonna
à la providence et à ce qu’il plairait à Dieu de décider
de son sort. Après avoir donné le temps au métal de
fendre, ce même roi, toujours par le signe de sa tête et
sans prononcer aucune parole, commanda aux deux
bourreaux d’accomplir leur rôle qu’ils exécutaient sans
attendre. Ils le détachèrent sous le regard impuissant
et pitoyable de la foule et le traînèrent cruellement à
même le sol vers le lieu de la sentence.
Une fois arrivés, ils le prirent chacun par un pied
et ils le soulevèrent ; la tête en bas. Et au moment
71
où ils voulaient le précipiter dans le bassin, le prince
sentit une chaleur vive et brûlante envahir son visage,
il lança brusquement un grand cri de désespoir
et ouvrit les yeux. Il aperçut alors devant lui cette
étendue de sable et reprit complètement ses sens.
- Ô Seigneur, dit-il. Tout cela n’est que l’œuvre
d’un sommeil. Merci mon Dieu de m’avoir délivré
d’un cauchemar si horrible.
Il comprit aussi que la chaleur qu’il avait senti
envahir son visage n’était que l’effet d’un rayon du
soleil auquel l’ombre du rocher avait laissé place. Il se
rappela que cette vision n’était vraisemblablement
formée que par la cause des objets trouvés dans ce
désert, du collier et des restes du corps humain. Il
se sentit alors soulagé et trouva, au contraire, ce
rêve opposé à la réalité. Il fit un petit sourire en
pensant à la coïncidence entre la chaleur du feu et
celle du rayon du soleil qui s’étaient réalisées en
même temps sur ordre de la puissance divine.
Il n’avait pas encore achevé de commenter
l’image vue dans le songe, qu’il eut un pressentiment
que quelque chose d’étrange se produisait derrière
lui. Il se tourna vivement et aperçut ce rocher
bouger. Effrayé et avec une rapidité extrême, il fit
un saut remarquable pour s’écarter de ce danger
de peur qu’il ne s’y écroulât. Il crut, d’abord, à un
tremblement de terre mais ne sentant aucune
72
L’île du châtiment abdennour abdou
secousse sous ses pieds, il eut été fort surpris de
ce phénomène. Il le fixa encore attentivement pour
s’assurer si ce n’était encore d’autres visions et il
trouva, effectivement, la chose bel et bien réelle.
Le rocher tournoyait lentement en pivotant sur le
sable. Soudain, une voix brisa le silence en prononçant :
- Qui êtes-vous, homme ou djinn ? 
En entendant ces paroles inattendues, le prince
sursauta de frayeur et dut s’évanouir. Il reprit son
courage et garda son calme en regardant de tous
côtés afin d’apercevoir d’où venait cette voix mais
il ne vit rien qui pourrait le rassurer. Un moment
après, elle se renouvela en d’autres paroles.
- Qui que vous soyez, écartez-vous de mon dos
et jetez-vous les yeux sur le haut de mon corps !
Le prince exécuta cet ordre sans savoir à qui il
avait affaire. Il leva les yeux par hasard et aperçut
la figure d’une tortue géante. Il fut extrêmement
stupéfait de cette surprise et de l’image qu’il venait
de voir. Étant fort éloigné de ce qu’il avait cru à un
rocher, cette scène dissipa son erreur et laissa voir
que c’était réellement une tortue vivante retournée
sur son dos et exposée sous l’ardeur implacable de
la chaleur du soleil. 
- Ne vous effrayez pas, lui dit-elle en le fixant
de ses yeux. Je suis une femme de votre race,
73
métamorphosée par la vertu d’un enchantement en
la forme de cet animal que vous voyez. Je dormais
profondément quand j’ai entendu subitement un cri
ayant interrompu mon sommeil.
Ces paroles attisaient la curiosité du prince et le
poussaient à lui demander d’un air étonné :
- Ce que vous m’apprenez- là, lui dit-il, me donne
de l’horreur. J’ai envie de connaître votre histoire
si cela ne vous déplaît pas, vous y trouverez peut-
être un peu de consolation puisqu’il est certain
que les malheureux trouvent souvent un peu de
soulagement à conter leur malheur.
- Je ne veux pas vous priver de cette satisfaction, lui
avait répondu la tortue. Mon histoire est étrangement
particulière,aquelle vous fera beaucoup de difficulté à
y croire car elle est pleine des choses qui surpassent
tout ce que l’imagination peut concevoir. D’abord, je
vous avoue que le châtiment que j’endure me semble
plus clément et moins rude de ce que je devrais mériter
par apport à la barbarie et aux atrocités impitoyables
de mes crimes commis contre des innocents. Je ne
me plains de personne, le tort et la faute je les impute
à moi-même. Seulement, je demande à Dieu de
m’accorder sa miséricorde et d’adoucir mon châtiment
dans l’autre monde pour les actes diaboliques et
inhumains dont j’étais responsable. L’envie d’être riche
m’a poussée à un tel excès que je me suis attirée dans
74
L’île du châtiment abdennour abdou
mon propre piège. À la fin de mon récit, vous jugerez
vous-même la conduite insensée que j’ai suivie dans
ma vie en m’associant au démon et à ses tentations.
Sachez jeune homme que je suis native d’un pays
très lointain, situé dans une très grande île isolée
du reste du monde et extrêmement peuplée. Aucun
étranger n’a le droit d’y vivre, seulement des marins
de passage sont difficilement autorisés à débarquer
afin de s’approvisionner en eau et en nourriture.
Moi, j’étais connue de tout le monde en tant que
sorcière et magicienne de profession, le pouvoir de
ma science unique dans son genre surpassait bien
celui de tous les mortels qui ont eu la chance d’avoir
ce don. J’avais même quelques djinns pliés sous mes
commandements. Nul être de mon métier n’avait
le courage d’oser affronter mon savoir-faire ou de
s’opposer à mes désirs, tout le monde me redoutait
et tremblait de peur seulement en entendant mon
nom. Par la vertu de mon enchantement, j’étais
capable de métamorphoser un être humain en
une grande ou une minuscule créature qui pourrait
exister sur terre.
Notre royaume comptait un nombre de femmes
dépassant de loin le sexe opposé, de façon qu’un
homme lui est permis de prendre dix épouses au
minimum sans pouvoir divorcer aucune, ce que
notre loi leur interdisait sévèrement, et si une
épouse mourait ou disparissait, elle serait aussitôt
75
remplacée le lendemain. Ce phénomène du nombre
de la natalité féminine me donnait l’idée d’exercer
ce métier. Beaucoup de femmes ont atteint ou
dépassé l’âge de se marier mais elles n’avaient
pas la chance de trouver le bonheur pour manque
d’époux, ce qui créait chez elles jalousie, haine et
vengeance. Ainsi, chaque jour, je recevais dans ma
demeure d’innombrables clientes qui venaient me
consulter à propos du même sujet.
L’idée que j’ai choisie pour attirer beaucoup de
clientes était de marier les plus âgées en les mettant
à la place des épouses les plus jeunes que je faisais
disparaître ou métamorphoser en forme animale.
La durée de la métamorphose exceptionnelle de
mon pouvoir pourrait durer jusqu’à la moitié de
la vie selon l’âge de l’animal choisi. Néanmoins,
le peu de pitié que je gardais dans mon cœur m’a
obligée à éviter de métamorphoser une créature
humaine en une bête domestique pour la raison
de lui épargner l’horreur de la pire barbarie d’être
égorgée et consommée en nourriture. J’ai suivi ce
métier satanique pendant plusieurs années durant
lesquelles j’ai amassé une richesse considérable.
J’étais tellement préoccupée et embarrassée que
mon esprit fût emporté par l’envie de faire fortune.
Cette envie m’a cambrée dans l’oubli du bonheur
en ne pensant qu’à tout ce qui pourrait m’offrir
cette richesse. Or, un jour, en faisant ma toilette, j’ai
76
L’île du châtiment abdennour abdou
remarqué quelques mèches de cheveux blanches qui
se sont détachées de ma chevelure. Cette surprise
m’a créé une grande frayeur et m’a paniquée au
point de me précipiter pour me regarder dans la
glace et mieux constater l’ampleur de ce phénomène
naturel. Mon étonnement augmentait d’avantage
en apercevant non seulement une grande partie
de ma chevelure envahie de blancheur mais aussi
la trace de quelques rides qui marquaient sur mon
visage les premiers signes de la vieillesse.
Ce choc imprévu me désespérait et engendrait
en moi une grande angoisse voire même une
tortueuse inquiétude qui me faisaient sentir une
sueur froide me traverser le corps et mon cœur
cessait de vivre. Cet événement a réveillé mon
esprit et m’a obligée à abondonner absolument la
pensée de continuer mon activité funeste basée
sur la barbarie. J’ai, donc, constaté que ma vie a
été consumée sans prêter attention à mon âge ni
à mon passé. L’esprit aveuglé par la folle envie de
la richesse me faisait oublier mes propres intérêts.
- Ah! Lui dis-je, à quoi bon malheureuse sorcière,
posséder une telle fortune et la laisser périr dans l’ombre
et l’usure des coffres sans en tirer profit sauf pour être
quotidiennement mobilisée au sevice du démon? N’est-
il pas préférable pour toi d’être dans la tombe que de
souffrir du chagrin et des souvenirs de tes crimes ?
77
- Quoique je fusse dans la plus grande désolation,
le peu restant à vivre me donne quelque espoir
de me consoler. J’ai donc résolu de quitter ma
demeure et aller m’installer dans la capitale afin
de me divertir. Quoique mon âge me fût gênant, je
savais qu’avec une bonne fortune, l’indésirable en
serait le mieux accueilli. Après avoir mis de l’ordre
dans toutes mes affaires, j’ai reporté le voyage
pour le lendemain et je me suis retirée dans mon
jardin pour méditer sur mon projet. Là, j’ai aperçu
une dame venir vers moi. Elle portait un voile de
satin bleu à rayures jaunes d’où sortaient de grands
yeux si brillants que j’en pouvais à peine soutenir
l’éclat. Elle était vêtue d’un habillement magnifique
et attirant. Cette dame s’est approchée de moi et
m’a saluée. Puis elle a tourné son regard dans tous
les sens en remarquant qu’il n’y avait personne
aux alentours. Elle s’est découvert le visage devant
lequel j’étais stupéfaite en observant la beauté de
son doux visage sans pareil. J’étais charmée et quasi
ensorcelée par cette merveille angélique qui portait
de plus beaux colliers en perles et diamants fins. Tous
ces objets de valeur me laissaient complètement
possédée par cette créature unique. Je ne cessais
de la dévorer des yeux à un point que j’ai senti
mes sens m’abandonner. Lorsque j’ai repris mon
esprit de l’emprise des merveilles que sa beauté
m’avait faite, je me suis levée de mon scéant et je
78
L’île du châtiment abdennour abdou
l’ai invitée à être à mes côtés sur un divan ; chose
que j’avais désirée pour admirer encore plus son
charme. Franchement, je n’ai jamais donné tant de
mérite et d’honneur à aucune de mes clientes, mais
cette femme outre son inclination naturelle qui m’a
séduite, quelque chose d’étrange venant d’elle s’est
emparée de mes sens et m’a obligée à m’incliner
devant elle. Avant même de me demander ce qu’elle
désirait de moi, j’étais disposée à lui rendre tous les
services qui dépendaient de mon pouvoir. Il m’était
impossible de lui refuser quoi que ce soit même si
cela m’exigeait le recours aux djinns. Je connaissais
d’avance le sujet de sa visite car la plupart de mes
clientes avaient le même souhait, mais j’ai feint
d’être ignorante pour la raison d’entendre encore
sa douce voix en lui demandant : « Madame, pour
quel service pourrais-je vous être utile ? ». « Brave
dame, m’a-t-elle répondu, je vous prie de bien
d’abord écouter mon histoire avant de décider de
refuser le service que je souhaite obtenir de vous
car un grand danger guette ma vie. Cela fait sept
mois et dix-neuf jours que je me suis mariée à un
riche commerçant dont je suis la treizième épouse.
Mais je vous supplie très humblement d’avoir la
patience de m’écouter et de me donner la liberté
de vous faire en quelques détails le récit sur les
malheurs et les peines que j’ai passés et cela depuis
que j’ai eu raison de mon existence. C’est à vous de
79
juger si j’avais tort ou raison de me plaindre de mon
sort. J’ai consenti à sa demande car c’était aussi
l’occasion pour moi d’entendre plus encore sa voix
douce. Après lui avoir donné la permission qu’elle
désirait, elle a repris sagement son récit avec une
élocution lente et mesurée.
- Sachez madame, continua-t-elle, qu’à peine
sortie de l’enfance, mon père a quitté ce monde et
nous a laissées, ma mère et moi, dans une situation
misérable, et comme nous n’avions aucun moyen
pour subvenir à nos besoins, nous étions obligées
de suivre son métier très pénible et peu rentable,
consistant à ramasser le bois à brûler dans la forêt
pour le vendre dans des places publiques. Quoique
nous le trouvassions pénible et peu rentable, nous
nous estimions très fières de gagner notre vie à la
sueur de nos fronts que d’aller de porte en porte
demander l’aumône dans la honte et le déshonneur.
Cela a duré plusieurs années. Une nuit, ma mère
est tombée malade en ayant une forte fièvre. Je
l’ai assistée jusqu’à une heure tardive où sa fièvre
s’est apaisée pour la laisser sombrer dans un
profond sommeil. Comme le jour était encore loin
d’apparaître, j’ai profité de cet intervalle de temps
et j’ai dormi à mon tour.
Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube,
je me suis levée, j’ai pris mes cordes avec lesquelles
j’attacherais mon bois et avant de sortir, je suis
80
L’île du châtiment abdennour abdou
passée voir ma mère qui dormait encore. Pour
mieux m’assurer de la gravité de sa maladie, j’ai posé
ma main sur son front en vue de constater sa fièvre
et ce geste m’a énormément soulagée car son mal
l’a quittée et son tempérament a été normal. Sans
faire de bruit, je suis sortie en prenant le chemin de
la forêt. Ce jour-là, j’ai ramassé une quantité de bois
plus que d’habitude en supportant ma part et celle
de ma mère sans me rendre compte de son poids
ni des conséquences qu’elle pourrait me créer pour
son transport. Après avoir bien attaché ce fagot
pour le porter sur mon dos, il m’était impossible de
le soulever. J’étais donc obligée de le traîner sur le
sol jusqu’à ma maison. Mais comme un malheur est
toujours suivi d’un autre, en cette journée, il faisait
une chaleur excessive sous laquelle j’ai eu de la
peine à tirer cette charge et je me suis reposée à
chaque petite traînée.
Épuisée et sans pouvoir plus avancer, je me
suis assise sur mon fagot pour reprendre ses
forces. J’étais tellement affligée en pensant à ma
destinée et à ces conditions déplorables où j’ai levé
la tête et les mains au ciel pour faire tristement
cette prière à Dieu : Ô Puissant, créateur de toute
chose ! Considérez la différence existant entre
ces gens riches et nous ! Nous souffrons tous les
jours, ma mère et moi, de mille fatigues et mille
maux, et nous avons de la peine à nous nourrir de
81
pain d’orge et quelques fèves sèches tandis que
les autres dépensent avec prefusion d’immenses
fortunes et mènent une vie pleine de délices !
Qu’ont-ils fait pour obtenir de vous une destinée si
agréable ? Qu’avons-nous fait pour en mériter une
si rigoureuse vie ?
Entièrement possédée par ma douleur et par
mon désespoir, cette peine m’a fait couler beaucoup
de larmes au point de sentir mes yeux piquer. J’étais
encore perdue dans mes tristes pensées lorsque
j’avais entendu un bruit de galop qui venait derrière
moi et réveillait mon esprit, je me suis retournée
pour voir qui était là et j’ai aperçu un homme très
charmant. À sa vue, j’ai baissé ma tête et j’ai caché
mon visage entre mes mains. Il s’est arrêté devant
moi pour me saluer. Je lui ai rendu le salut avec une
inclinaison de ma tête sans oser la lever pour ne
point lui montrer la tristesse qui se lisait sur mon
visage et dans mes yeux larmoyants.
Me voyant dans cet état pitoyable, il a mis pied à
terre et il s’est dirigé vers moi en posant sa main sur
mon épaule et en me disant gentiment : « Ô, belle
dame ! Pour l’amour de Dieu, faites-moi connaître
ce que vous faites toute seule dans ce lieu isolé !
Permettez-moi de vous aider pour vous débarrasser
de tout ce qui vous chagrine à ce point ! » En me
parlant en ce peu de temps, j’ai ressenti une émotion
82
L’île du châtiment abdennour abdou
douce et merveilleuse pénétrer mon cœur et
faire frisonner mon corps sous cette main douce
et réconfortante, accompagnée de ces paroles
consolantes. C’était la première fois de ma vie qu’un
membre d’un homme étranger avait contacté le
mien et sous l’effet duquel j’avais brûlé de désir.
Il ne se lassait pas de me demander incessamment
ce qui me torturait mais de mon côté, il m’était
impossible en ce moment-là de pouvoir lui répondre.
J’étais comme ensorcelée, entre ciel et terre, et j’avais
l’esprit ailleurs en sentant que j’avais la gorge serrée
et la langue nouée.
Je n’étais plus moi-même ! Franchement, je
ne trouve pas comment vous l’expliquer, je ne
pourrais que faiblement exprimer ce phénomène
nouvellement étrange à mon corps et à ma
conscience, ce phénomène qui m’a traversée et a
semé en moi l’émotion la plus extraordinaire de
mon existence. Cette émotion ne m’a quittée que
lorsqu’il avait passé sa main sous mon menton pour
me relever la tête.
Dès qu’il a découvert mon visage, il a fait un
mouvement de surprise et il s’est écrié : « Ô, mon
Dieu ! Ce n’est pas possible ! Voilà la chose la plus
extravagante à laquelle je n’ai jamais pensé et que
je n’ai jamais rencontrée dans ma vie». Son cri
incontrôlable que l’éclat de ma beauté a provoqué
chez lui m’a réveillée.
83
Une légère frousse m’a effrayée et m’a retenue,
ce qui se manifestait dans mon corps et mon esprit.
Cela m’a également plongée dans le doute sur cet
événement en supposant que ce phénomène ne
pouvait m’être produit que par des personnages
surnaturels dont on a entendu parler autrefois dans
les contes fabuleux qui assistaient les personnes
en difficultés telle moi. Mais ses paroles m’ont
rassurée en me disant : « Belle dame ! Je vous
supplie encore, pour l’amour de Dieu. Ne me laissez
pas souffrir, révélez-moi ce qui vous torture, je suis
capable de sacrifier ma vie pour combattre ce mal
qui vous ronge et vous libérer de ses griffes ». Ces
paroles m’ont poussée à lui faire confiance et à lui
parler de mon mauvais sort en versant les larmes
qui étaient bloquées dans mes yeux.
Après m’avoir écoutée attentivement sans
m’interrompre, il m’a relevé la tête plus haut en me
tenant toujours par le menton et remarquant les
larmes qui sillonnaient mon visage. Il m’a dit : «Oh,
belle dame ! Je vous prie de cesser de gâcher une si
belle face capable d’attirer par l’éclat de son charme
un aveugle ! Allez, levez-vous, ne vous chagrinez
pas pour une chose qui est loin d’être votre faute.
La misère n’est qu’une simple calamité venant de la
volonté divine. Elle n’est ni vice, ni indignation, ni
déshonneur à personne, elle peut changer du jour
au lendemain, et d’un moment à l’autre. Indiquez-
84
L’île du châtiment abdennour abdou
moi le chemin de votre demeure, mon cheval se
chargera de votre fardeau».
Après avoir solidement aménagé mon fagot sur sa
monture, nous avons pris la direction de ma maison.
Mais en faisant à peine quelques pas, il s’écriait : « Ah,
belle dame ! Ayez l’amabilité de me donner la liberté
de connaître le nom que porte ce corps angélique si
mon désir ne vous semblera pas curieux ». J’hésitais
un petit moment puis avec un petit sourire, je lui ai
répondu : « Daw el-hilel » (clair de lune). « Ah, mon
Dieu, a répliqué le cavalier, quel joli nom ! Bénis soient
l’heureuse mère et l’heureux père qui ont eu la chance
de mettre au monde un bijou si rare et ont bien choisi
de lui donner ce nom mérité ! » Sans me donner le
temps de lui demander le sien, il a continué en me
souriant : «Le mien est saber (le patient) alors que
tout le monde m’appelle Safer (le voyageur) à cause
des voyages que je fais constamment.
La belle dame a brusquement cessé son récit et
avec un petit sourire, elle m’a adressé ces paroles :
«Pardonnez-moi bonne dame, vous trouvez, peut-
être, en moi une femme très bavarde qui vous a
embarrassée par cette longue histoire ! ». « Non, lui
ai-je répondu. Au contraire, je trouve votre histoire
très passionnante au point de vouloir en connaître
la suite. Continuez, je vous prie ».
Et toujours avec son petit sourire qui laissait
85
découvrir une denture blanche-neige, elle a
continué : Après avoir cheminé côte à côte en
nous entretenant de choses indifférentes et en
écoutant passionnément ses paroles douces, j’étais
complètement émue à un point qu’elles m’ont fait
oublier tout mon chagrin et que mon cœur s’est
donné à lui sans résistance. C’était la première fois où
j’ai senti l’amour naître en moi. À ce moment-là, j’ai
souhaité que le trajet que nous empruntions ne finît
pas pour entendre encore ses paroles consolantes
me promettant une vie meilleure et heureuse.
Après deux heures de marche, nous sommes
enfin arrivés à la maison et tout ce temps ne me
paraissait que quelques minutes. Il a déchargé seul
mon bois et m’a dit : « Voilà belle dame ! Béni soit
le ciel et le hasard qui m’ont dirigé sur votre chemin
pour vous assister.»
Je ne savais pas par quoi commencer pour lui
exprimer ma reconnaissance à l’égard se sa bonté
voire son honnêteté. Il a pris son cheval par la bride
et a mis son pied sur l’étrier, mais au lieu de monter,
il l’a promptement retiré et s’est écrié en secouant
la tête : « Oh mon Dieu ! Le démon m’a fait perdre
pied !». Il s’est approché plus près de moi, a tiré une
petite bourse de sa ceinture et m’a dit : « À props de
votre mère, tenez cet objet et tâchez de l’emmener
chez un médecin. Le reste, vous vous en servirez
pour vos besoins, il soulagera vos souffrances
86
L’île du châtiment abdennour abdou
quotidiennes en vous faisant oublier quelque temps
votre misère.». Ce geste m’a obligée à baisser la
tête sans oser lever la main pour prendre cette
bourse. Mon refus l’a irrité, et d’un ton élevé, il m’a
demandé avec insistance : «Pour l’amour de Dieu, ne
considérez pas ce geste comme une charité ou une
aumône, mais je vous prie de le considérer comme
une aide. Ne le repoussez pas et ne gâchez pas mes
bienfaits, Dieu me les rendra à votre place, sinon je
vous promets que je ne reprendrai plus ce chemin
pour ne pas me revoir. De grâce, ne me donnez pas la
mortification de ne pas recevoir de même».
Ses paroles raisonnables franches m’ont obligée
à l’accepter. Il est monté sur son cheval, m’a saluée
et en me faisant un signe de sa main, il m’a lancé
ce mot d’espoir : «À bientôt » pour partir ensuite
au galop. Son dernier mot renforçait davantage
mon espérance de le revoir un jour, mais à peine
m’a-t-il quittée, mon cœur changeait de rythme en
battant de plus en plus fort au fur et à mesure que
ce cavalier s’éloignait de moi. J’étais éperdument
amoureuse de lui, je le conduisais des yeux tant que
je pouvais le voir jusqu’à sa disparition.
En ce jour très particulier, j’ai compris que
l’homme qui venait de me quitter, avait emporté
avec lui la meilleure partie de moi, et cette
séparation a provoqué en moi un grand désordre
me laissant pensive et triste. Or, j’ai repris mes sens
87
et j’ai enfin décidé d’ouvrir la porte. Je suis rentrée
sans faire de bruit pour ne pas réveiller ma mère
qui dormait encore. J’ai déposé le bois dans le coin
habituel et je me suis précipitée vers elle en vue
de me rassurer de son état de santé, mais à peine
rapprochée, elle a senti ma présence et a ouvert
ses yeux. En me voyant, elle m’a fait un sourire qui
marquait son soulagement après mon retour, mais
dès qu’elle avait aperçu la tristesse et la rougeur de
mes yeux, elle s’est écriée : «Oh, Daw el-hilel ! Me
disait-elle faiblement. Ma fille, quel malheur vous
est-il arrivé?» Mais pour lui cacher la vérité, je lui
ai dit que c’était à cause de mes pleurs dus à mon
souci pour sa santé, et elle m’a crue sur parole.
Par bonheur, elle s’était rétablie de sa maladie
même si elle paraissait peu affaiblie et peu angoissée
par le choc. Quant à moi, j’étais partagée entre la
joie et la tristesse, je lui ai raconté les détails de
ma rencontre avec le cavalier en gardant en secret
l’impression que j’ai sentie à son égard, et je lui ai
remis la bourse qu’il m’a offerte.
Notre surprise a été grande de découvrir une
telle fortune enfermée dans un si petit sac ; des
pièces d’or qui pourraient nous suffire tout le reste
de notre vie. Ma mère transportée de joie, n’a
cessé de prier Dieu pour bénir ce bienfaiteur, lui
accorder une longue vie, augmenter ses richesses
et lui réserver un coin au paradis. De mon côté, je
88
L’île du châtiment abdennour abdou
n’ai cessé de vanter, à ma mère, son sérieux, son
honnêteté et toutes les perfections dont il disposait.
Je ne cessais également de penser à lui au point
de ne pouvoir ni manger ce jour-là, ni fermer les
yeux, toute la nuit. Je demeurais longtemps troublée
face à ses paroles qui résonnaient à mes oreilles à
chaque instant : « Corps angélique ! Si vous refusez
mon offre, vous ne me verrez plus. À bientôt ! ».
À une heure tardive de la nuit, une idée
étrangement ridicule m’est venu à l’esprit, et comme
une femme ayant perdu la raison, je me suis levée de
mon lit, j’ai allumé une petite bougie et, sans bruit
pour ne pas réveiller ma mère, je me suis dirigée vers
un coin de ma chambre où il y avait un petit miroir
en me disant : « Ah, petite avare ! Malheureuse
porteuse de bois ! Voilà le fruit de ton avarice, si
seulement tu t’étais contentée de ramasser ta part,
tu serais arrivée tôt à la maison, et tu aurais sûrement
évité sans faute la rencontre de ce cavalier qui avait
créé en toi le pire des tourments. Où vas-tu trouver
le remède qui éteingnera la flamme de ton cœur ?
Tu vas mourir d’affliction et de douleur car tu en es
responsable. Ah, brave cavalier ! Je n’ai aucun doute
sur votre honnêteté et votre franchise, j’espère que
vous retournerez par le chemin de ma maison au
moins pour vous adressez quelques paroles que j’ai
gardées prisonnières dans mon cœur».
89
Vous pouvez deviner, bonne dame, l’état où j’étais
à ce moment-là ; en me parlant, mon esprit était hors
de mon corps, et je ne me lasserais de me plaindre,
à mon double, si ce n’était la bougie qui, sans me
rendre compte, avait complètement fendue en me
brûlant les doigts et me réveillant de cette emprise.
Je me suis alors persuadée de ma folie. J’ai regagné
mon lit en douceur malgré le peu de consolation
que j’avais tirée de cette idée insensée. Il m’était
impossible de trouver le sommeil jusqu’au matin.
Plusieurs mois se sont écoulés sans que ce
chagrin ne me quittât. Un beau matin, ma mère
m’a appelée et m’a demandé de m’asseoir à côté
d’elle en me serrant dans ses bras. D’une voix
douce et plaintive, elle m’a dit : «Daw el-hilel, mon
ange ! Que Dieu te conserve la vie ! Tu es mon âme,
c’est pourquoi je sais que tu souffres même si tu
ne me dis rien. Je ressens ton chagrin autant que
toi et je le partage avec toi. C’est ce qui m’oblige
aujourd’hui à en parler. J’ai fait attention à l’amour
que tu cachais pour ce cavalier, mais ton sommeil
ne cesse de te trahir. Tu n’as jamais cessé de délirer
presque chaque nuit par amour de cet étranger.
Sache, aussi, ma fille que ce qui t’est destiné,
viendra à toi sans même l’imaginer, mais dans le
cas contraire, quoique tu le cherches dans les cieux,
tu ne pourras jamais l’obtenir. Seulement, il n’y a
qu’un seul moyen efficace qui pourrait te libérer
90
L’île du châtiment abdennour abdou
de tes souffrances et te rendre heureuse, c’est de
recourir à Dieu pour te soulager. Je te conseille de
fortifier ta foi, d’avoir une grande confiance en Dieu
en le priant de t’accorder la patience. Il aura pitié de
toi et exaucera ton vœu ».
Cette révélation m’a fait honte car j’ai cru que ma
mère était loin de savoir l’excès de mon amour rongeant
de plus en plus mon cœur, et j’étais si humiliée que je
n’avais pas eu la force de lui souffler mot.
Les mois se succédaient et je n’arrivais toujours
pas à chasser ce chagrin qui hantait mon esprit
jusqu’au jour où j’étais occupée à préparer le repas
de midi. Lorsqu’on venait frapper à la porte, ma mère
est allée ouvrir mais avant de le faire, elle a regardé
par le trou de la serrure pour apercevoir un étranger,
proprement vêtu et bien fait. Elle m’a appelée à voix
basse en me faisant signe de sa main de venir voir
qui c’était. Sans hésiter, ni même penser à me laver
les mains, je me suis précipitée vers la porte et avant
d’ouvrir, j’ai regardé par le même trou. Imaginer-
vous, donc bonne dame, le choc que j’ai eu à ce
moment-là en apercevant un cheval de robe blanche
parsemée de taches noires avec un cavalier bien
posé sur sa scelle et magnifiquement habillé. Cette
surprise a provoqué en moi une émotion qui m’avait
complètement troublée.
Je ne savais pas par quelle force j’ai ouvert
la porte. Dès qu’il m’a vue, il m’a saluée d’un air
91
gracieux suivi d’un sourire doux et il s’est renseigné
sur l’état de santé de ma mère. En entendant ses
propos, ma mère est aussitôt sortie pour l’accueillir,
et elle a compris que c’était mon cavalier aimé.
Après l’avoir salué, sans même me donner le temps
de lui répondre, elle a pris la parole et lui a adressé
ces mots : « Seigneur ! Nous sommes très contentes
de votre retour. Je vous supplie de nous faire, à ma
fille et à moi, l’honneur d’être notre invité».
Je ne peux pas refuser votre invitation, a-t-il
répliqué d’un air joyeux. Je l’accepte volontiers et ça
sera une bonne occasion pour moi, pour vous parler
d’une chose si délicate que je gardais en secret et
qui était la cause de mon retour.
Vous avez la pleine liberté de nous la révéler,
lui a répliqué ma mère. Si cela dépend de notre
pouvoir pour vous aider et vous rendre ce service,
nous sommes prêtes à le faire avec honneur.
Sans hésiter, le cavalier a mis pied à terre et il
est entré chez nous. Après avoir mangé, nous avons
parlé de différents sujets, puis le cavalier s’est tu et
il est resté un moment dans le silence comme s’il
voulait changer de discussion. D’un air dur, il a jeté
un regard sur ma mère et lui a adressé ces paroles :
«Pardonnez-moi, bonne Dame, si j’ose vous déclarer
une chose qui pourrait vous surprendre à propos de
votre fille. Je vous supplie de me permettre de vous
92
L’île du châtiment abdennour abdou
demander sa main. J’ignore ses sentiments envers
moi mais de mon côté, je vous avoue que depuis
l’heureux moment où je l’ai vue, mes yeux étaient
éblouis de son charme et mon cœur se rendait sans
résistance à l’aimer. La situation déplorable dans
laquelle je l’avais trouvée m’a obligé à retenir ma
langue. Et depuis, je ne cessais de penser à elle avec
qui je voudrais passer le reste de ma vie ».
- Oh! Honorable étranger, lui a répondu ma mère.
Je ne peux pas refuser votre demande pour votre
bonheur et celui de ma fille et il me semble que je
ne trouve pas mieux que vous pour être mon gendre.
D’un air souriant, il se tournait vers moi et me disait :
- Alors, belle Fille ! C’est à vous de décider. Le bonheur
de mon avenir dépend de votre consentement.
- Oh! Cavalier, lui ai-je dit, je ne peux pas
m’opposer à la volonté de ma mère pour le respect
que je lui dois et pour l’éducation qu’elle m’a
inculquée. De mon côté, je consens sans y réfléchir.
Nous nous sommes déclarés mariés à ce moment
même en témoignage de ma mère après quoi mon
mari a tiré une bourse de sa ceinture et l’a offerte à
ma mère qui ne voulait pas l’accepter. « Oh ! Mon
gendre, lui a-t-elle dit, la valeur de ce que vous
avez fait pour nous n’a point de mesure et il nous
est impossible de vous le rendre quoique nous
fassions. C’est pourquoi nous prions Dieu de vous
93
bénir pour nous avoir tirées de la misère». Mon
mari a insisté en répliquant : « Belle-mère, vous ne
m’êtes redevables de rien. Je suis trop heureux de
votre consentement qui m’a incité à vous l’offrir ; ce
ne sont que les droits licites du mariage».
À ces paroles raisonnables, ma mère a dessiné
sur ses lèvres un sourire de reconnaissance et et
elle a accepté ce don de bon cœur.
Lorsque nous avons décidé de partir, mon
mari est sorti le premier de la maison pour bien
aménager sa monture. Profitant de ce petit temps
de son absence, ma mère m’a prise par la main et
m’a dit d’une voix basse et plaintive : « Ma fille,
je suis ravie de te voir si contente. Dieu soit loué
d’avoir exaucé ton vœu. Sois sûre que je serais la
première à te condamner si tu n’aurais pas toute la
reconnaissance pour cet homme que tu aimes. Cet
homme, qui t’a aimée dès ta rencontre et qui a fait
tant de choses pour toi, ne mérite que de lui rendre
le bonheur qu’il souhaite avoir de toi».
Je lui ai promis de tout faire pour lui plaire et le
rendre heureux. J’ai adressé un dernier adieu à ma mère
en l’embrassant tendrement avant de nous mettre en
route pour nous rendre à la grande ville où habitait mon
mari. Je ne cessais de me retourner pour voir ma mère
au fur et à mesure que nous nous éloignions.
Notre voyage était heureux et sans difficulté ; tout
94
L’île du châtiment abdennour abdou
au long du chemin, mon mari a manifesté tant de
douceur, de plaisanterie et de sagesse. Tantôt, il gardait
le silence, tantôt, il me parlait pour me faire oublier
mon chagrin que la séparation de ma mère a causé.
Le lendemain matin, nous sommes arrivés à la
ville. J’étais tellement épanouie de la beauté de son
architecture, du nombre de sa population, de ses
magasins et d’autres choses encore merveilleuses
que je n’ai pas pu tout décrire, ce qui m’a fait un grand
plaisir car je n’ai jamais vu depuis mon existence une
si grande ville. J’ai remarqué également le respect
qu’éprouvaient ses habitants pour mon mari.
Quant à ma nouvelle demeure, elle était unique
à travers sa forme, sa superficie et son décor. Elle
comptait plusieurs appartements, séparés chacun
par un très beau jardin. Ma joie s’est accentuée en
voyant mon mari chaleureusement accueilli par un
grand nombre de sa famille et de ses amis.
Le lendemain, après avoir signé l’acte de notre
mariage en présence de quelques témoins et un
homme de justice, mon mari m’a organisé une
grande fête et m’a accordé l’un des plus beaux
appartements que j’ai vus.
Le changement de ma destinée m’a beaucoup
surprise et m’a donné l’espérance d’une nouvelle
vie heureuse. La seule chose qui m’a tourmentée
au début, c’était mon ignorance de la vie conjugale.
95
Mais peu à peu, je m’y suis accoutumée en suivant
l’exemple de mon entourage. Et étant la dernière
épouse, je m’estimais très heureuse et aimée de
tout le monde au point de gagner la confiance de
certaines épouses simultanées de mon mari. Notre
époux était d’un caractère exceptionnel, il n’a jamais
offensé ou donné le moindre déplaisir à l’une de
ses femmes qu’il tâchait de rendre heureuses. De
notre côté, nous l’aimions parfaitement grâce à
son équité. Nous n’avons jamais eu l’idée de nous
opposer à ses désirs ou de l’irriter. Ses femmes
avaient aussi en elles une merveilleuse entente et
un respect considérable.
J’ai passé trois mois dans la joie et la tranquillité
sans aucune souffrance. Ma vie a basculé lorsqu’un
jour, en sortant de ma chambre toute échauffée,
un coup d’air froid m’a frappée et m’a causé une
fluxion sur la poitrine qui m’a obligée à me mettre
au lit avec une forte fièvre.
Mon mari bouleversé par cette maladie m’a
envoyé les meilleurs médecins de la ville et a chargé
toutes ses femmes de m’assister pour me rendre
tous les services dont j’aurais besoin jusqu’à ma
guérison. Mon mal augmentait de jour en jour et
me forçait à garder le lit pendant un mois.
Je n’oublierai pas la douceur et la gentillesse des
femmes de mon mari avec moi ; elles n’ont jamais
manqué de me consulter et m’aider à surmonter
96
L’île du châtiment abdennour abdou
ma maladie. De son côté, mon mari ne cessait de
venir me voir et demander de mes nouvelles mais
j’ai bien remarqué qu’il cachait une chose que son
visage et sa voix traduisaient. Hélas ! Je ne savais pas
de quoi il s’agissait exactement mais je supposais
que cela n’était dû qu’à ma maladie après m’avoir
vue en souffrir.
Le jour de ma guérison, une des femmes de
mon mari avec qui j’avais une forte amitié, est
demeurée à mon chevet alors que les autres se
sont retirées dans leurs appartements. Profitant de
cette occasion, elle m’a adressé la parole : « Belle
dame, je suis restée exprès pour vous parler en
particulier d’une chose très sérieuse concernant un
secret très important quoiqu’il vous choque. Il faut
que je vous le dévoile pour l’amitié qui nous relie »,
puis elle s’est brusquement arrêtée de parler, s’est
levée et elle est allée jeter un coup d’œil derrière la
porte pour s’assurer de la discrétion du lieu. En ne
voyant personne, elle a fermé la porte et a gagné sa
place à mes côtés, et d’une voix triste, elle a repris
la parole : « Belle dame, je vous prie de garder ce
que j’ai à vous dire et de ne le divulguer à qui que
ce soit car il est dans l’intérêt de votre vie et de la
mienne, si quelqu’un arrive à nous découvrir, nous
serons perdues. Nouvellement unie à nous, vous
ignorez beaucoup de choses qui se produisent
dans notre famille. Sachez que nous sommes treize
97
femmes à partager la vie d’un seul homme, mais il y
en douze qui sont dans le désespoir et l’incertitude
de leur bonheur et de leur existence. Lors de votre
maladie, l’une des épouses de notre mari n’était
jamais à votre chevet et elle n’est jamais venue
vous rendre visite. Je sais que vous n’avez pas fait
attention à cela tant que vous ne vous souvenez
ni de nos visages ni de nom de chacune de nous.
C’est la raison pour laquelle je veux vous expliquer
pour te mettre au courant du triste sujet à propos
des malheurs qui se tissent mystérieusement dans
notre famille. Nous nous sommes persuadées que
vous serez la prochaine visée à cause de votre
beauté. Sincèrement, je ne vous le dis pas dans le
but de vous effrayer mais uniquement pour vous
conseiller de prendre garde et autant de précaution
afin d’éviter de vous trouver prise dans le piège.
Sachez aussi qu’une avalanche de malheur s’abattait
sur notre foyer en quelques années, beaucoup de
plus belles épouses de notre mari ont disparu sans
laisser ni traces ni motif apparent. Ce phénomène
étrange nous a plongées dans une frayeur et nous
a fait perdre tout espoir de vivre tranquillement.
Cet évènement ne se produisait qu’en l’absence
de notre mari car comme vous savez, sa profession
l’obigeait à être souvent en voyage. Toutefois,
nous ne savons pas par quel miracle, il ne s’est pas
déplacé depuis son dernier mariage avec vous alors
98
L’île du châtiment abdennour abdou
qu’auparavant, il faisait trois à quatre voyages par
an. Cette surprise nous a donné encore d’espoir de
vivre quelques temps malgré notre chagrin. Notre
souci et notre angoisse augmentent de jour en
jour et chacune de nous attend son tour pour ce
mystérieux drame. Nous portons notre soupçon sur
la première femme de notre mari dont je vous ai
parlé tout à l’heure, il vous sera facile de la connaître
par la couleur de ses cheveux, ce qui nous a incitées
à la surnommer d’ailleurs la rouquine.
C’est une femme très cruelle et rusée, elle porte
en elle une haine impitoyable pour les femmes
les plus belles qu’elle au point de ne rater aucune
occasion pour les faire disparaître. C’est pourquoi,
je vous prie de bien garder ce secret et de faire
semblant d’ignorer tout ce qui s’est passé au
sein de notre famille surtout devant la rouquine
dont le comportement et les fréquentations sont
mystérieux. Elle n’a pour amies que celles de
mauvaises réputations, telles les sorcières, les
magiciennes et d’autres êtres malfaisants. On disait
qu’elle a tout fait contre nous pour troubler notre
tranquillité et faire régner la discorde entre nous.
Elle déguise la vérité dans le silence et le sourire
trompeur pour nous montrer qu’elle nous aime et
qu’elle est innocente. Nous sommes incapables de
murmurer un seul mot déplaisant à son goût de
peur de nous faire disparaître à jamais.
99
Même notre pauvre mari est plié à ses
commandements alors qu’elle ne lui donnait aucune
importance. Son état pitoyable et son esprit mortifié
par le malheur qu’il cachait au fond de lui, lui ont
fermé la bouche malgré lui. Sa façon de parler et sa
tristesse, qui se mêlaient à son charme, ont renforcé
notre doute d’être victime d’un enchantement
venant d’elle en lui faisant avaler un breuvage
maléfique. Donc, nous nous sommes persuadées
que cette épouse puissante est vraisemblablement
la cause de tous ces drames mais malheureusement,
nous n’avons ni preuve ni témoin pour la culpabiliser
et nous ne savons même pas à qui nous plaindre. Je
ne vous oblige pas à me croire sur parole mais vous
pouvez en douter après le sacrifice des épouses
disparues. Ah, j’ai encore un petit conseil à vous
donner, c’est d’éviter son contact. C’est tout ce que je
peux vous dire. Que Dieu vous protège avec nous !»
Après avoir achevé son récit, elle m’a baisée
sur le front avec quelques larmes aux yeux et elle
est sortie en fermant la porte derrière elle.
Depuis, je demeurais ensevelie dans des pensées
tristes faisant de moi la proie d’une inquiétude
mortelle. Je n’ai fait que des précautions devenues
indispensables pour éviter de me trouver prise
dans son piège. Mon espoir m’a abandonnée et je
n’ai cessé de songer qu’à attendre une fin si cruelle.
100
L’île du châtiment abdennour abdou
J’ai même remarqué la tristesse qui se lisait sur
les visages des autres femmes malheureuses qui
me faisaient parfois quelques sourires forcés pour
camoufler leur chagrin enfoui en elles. « Imaginez-
vous, bonne dame mon mauvais sort, je passe
du chagrin de la misère à celui du bonheur pour
sombrer ensuite dans le pire ; celui de la mort.
Notre survie dépend alors de la présence de notre
mari car s’il lui arrive de s’absenter pour un voyage
prévu, une de nous disparaîtra sans doute, et cette
angoisse ne nous quitte point ».
J’ai vécu dans le désespoir pendant plusieurs
mois. Or, un jour tandis que je me baladais dans
la ville afin de me distraire et oublier ce qui me
tracassait l’esprit, en passant par une grande place
où il y avait une grande foule, j’ai entendu faiblement
mon nom appelé. Je me suis arrêtée en regardant
dans tous les sens. Au loin, j’ai aperçu une femme
qui me faisait signe de sa main pour l’attendre.
À cette distance, je n’ai pas pu la distinguer mais
lorsqu’elle s’est approchée de moi, ma surprise
était grande. C’était mon ancienne voisine et ma
meilleure amie avec qui j’avais une relation très
forte et en qui j’avais une confiance aveugle depuis
notre enfance.
Elle m’a fortement embrassée puis d’un air triste,
elle m’a dit : « Oh ! Chère Daw el-hilel, béni soit ce
jour et ce hasard qui m’ont dirigée vers ce chemin
101
pour te rencontrer et t’informer de deux fâcheuses
nouvelles dont j’étais témoin. On prépare une si
grande injustice à ton égard. Cela fait quatre jours
que je tu cherche pour t’avertir. Suis-moi ! »
Elle m’a prise par la main et m’a fait traverser
plusieurs chemins détournés afin que personne ne
nous observât jusqu’à un petit jardin public, loin des
curieux. Elle m’a demandé de m’asseoir sur un banc
et d’un ton triste, elle m’a révélé : « La première
nouvelle concerne ta mère qui est gravement
malade, la seconde concerne ta propre vie. Il y a
quelques jours, en passant par hasard devant un
grand magasin, j’ai entendu ton nom cité par une
femme aux cheveux roux. Elle était en train de
discuter avec une de ses proches d’un ton furieux
et menaçant. Cette scène a attisé ma curiosité
et je suis restée pour connaître le sujet de leur
conversation. Je me suis alors arrêtée à quelques
pas près d’elles et je me suis cachée derrière un
mur sans être aperçue de façon à entendre mieux le
sujet de leur entretien. La rouquine a dit : « Chère,
je te confie un mal qui ne cesse de ronger mon cœur
et déranger mon repos. Le charme unique de Daw
el-hilel, cette dernière épouse de mon mari, me fait
beaucoup de peine. Je ne peux pas supporter de voir
une telle beauté sans en être jalouse. Son charme
incite notre mari à l’aimer passionnément au point
de mettre un terme à ses voyages de crainte de la
102
L’île du châtiment abdennour abdou
perdre, c’est probablement son amour qui le retient
auprès d’elle et l’oblige à tout abandonner.
Je n’ai pas trouvé d’occasion ou de moyen pour
m’en débarrasser ». «Ah ! C’est simple, lui a répliqué
l’autre. Tu n’as qu’à employer ta ruse. Tâche de
trouver un artifice pour le contraindre à voyager, je
sais qu’il est sous l’emprise de ton pouvoir et malgré
lui, il ne peut refuser ton désir. C’est le seul moyen
pour faire disparaître cette femme comme les
épouses précédentes. Ainsi, tu seras guérie de ton
souci ». « Oui cousine, lui a répondu la rouquine, je
ne trouve pas mieux que ton idée. Je vais la réaliser
ce jour même car il va coucher avec moi ce soir où
je l’obligerai à voyager à la ville des merveilles sous
prétexte de m’acheter les plus beaux habits pour
assister au mariage de ma sœur ainsi qu’un joli
cadeau à lui offrir d’ici peu de jours».
Cette discussion effrayante a provoqué en moi
un choc et a fait trembler tout mon corps. Je me suis
donc retirée parce que le sujet de leur discussion
m’a fait horreur et depuis, je ne cessais de te
chercher. Écoute Daw el-hilel, dans tout le royaume,
il n’y a pas un mortel qui ne connaît pas l’Associée
du diable. Cette femme redoutable aux remèdes
efficaces, si tu arrives à gagner sa confiance, elle ne
te fera pas de mal et sa jalousie s’apaisera. Le temps
est précieux pour toi, ne le perds pas et hâte-toi de
demander à ton mari de te permettre de rendre
103
visite à ta mère, et comme cela tu pourras chercher
une dame chez qui se trouve ton remède. « Ah !
Mon amie, lui dis-je, ton idée m’a rassurée. Dis-moi
où trouver mon remède pour aller le chercher».
Après m’avoir donné votre adresse, je l’ai
remerciée de ses informations et ses conseils, et nous
nous sommes séparées aux yeux pleins de larmes.
J’ai regagné à pas pressant mon appartement car je
ne pouvais plus demeurer dans la ville. Puisque ce
jour-là était le mien, j’ai couché avec mon mari. En
étant au lit, je lui ai dit d’une manière câline : «Chéri,
j’ai rencontré ce matin une ancienne amie qui m’a
annoncé la maladie de ma mère. Vu son état grave,
je veux la voir avant qu’elle nous quitte. Permets-moi
d’aller lui rendre visite pour me rassurer».
Mon mari pensait un moment, puis il m’a répondu
calmement : «Quel jour sommes-nous aujourd’hui?»
«Lundi », lui ai-je dit. «C’est tout à fait naturel
d’assister ta mère. Je voudrais bien t’accompagner
mais il m’est impossible parce que j’ai un voyage
urgent, le vendredi, à la ville des merveilles pour
un besoin aussi urgent. Va chez-elle et passe-lui le
bonjour. Que Dieu la guérisse le plus tôt possible».
Je l’ai remercié pour son consentement mais
cette nuit-là, le sommeil m’a quittée à cause de ma
peur de la rouquine qui a réussi à convaincre notre
malheureux mari d’entreprendre ce voyage pour
104
L’île du châtiment abdennour abdou
me faire disparaître en son absence. C’est pourquoi
j’ai décidé de vous consulter avant d’aller voir ma
mère afin d’obtenir votre appui et votre secours
à sauver ma vie de cette méchante. Je vous prie,
encore une fois, bonne dame de ne pas me renvoyer
et de prendre en compte tous les malheurs et les
souffrances que j’ai endurés depuis mon enfance.
Voilà toute mon histoire et c’est à vous de décider.
Lorsqu’elle a achevé son récit, elle a tristement
fixé ses yeux sur moi en attendant impatiemment
ma réponse. Je lui ai souri avant de tester sa
réaction en tentant de l’irriter : « Oh ! Belle dame,
j’avoue franchement qu’à sa place, j’en ferais autant
car comme je vois, il n’y a aucun être qui ne peut
succomber à cette beauté féerique ». Elle semblait
insensible à mes paroles, au lieu de s’énerver, elle
m’a fait un beau sourire laissant apprécier des dents
blanches comme la neige et elle m’a dit : «Nous les
femmes, nous connaissons très bien la maladie de
nos cœurs ; c’est bien la jalousie. Cette dernière est
la raison de ma visite pour me délivrer du danger
qui m’entoure ».
À ses paroles, je me suis levée, j’ai posé ma main
sur son épaule pour la consoler en lui disant : « Belle
dame, même si j’ai prêté serment de mettre fin à ma
carrière satanique, je vais vous rendre service et vous
en serez la dernière bénificiare. J’étais profondément
touchée par votre histoire, chose que je n’ai jamais
105
eue avec mes anciennes clientes. C’est pourquoi, je
vais vous aider à vous venger de la rouquine pour que
la surprise qu’elle prépare pour, elle lui soit rendue.
Attendez-moi un instant ».
Je me suis rendue à l’antichambre où je gardais
en réserve ma drogue pour l’emploi de mes
enchantements. J’ai pris une dose assez suffisante et
je suis revenue en lui annonçant : « Tenez, lui ai-je dit,
voilà votre remède efficace. Vous serez débarrassée
en un clin d’œil de votre ennemie».
Lorsqu’elle saisissait la petite boîte, elle a ouvert
le couvercle et elle y a aperçu un liquide. Comme
étonnée de sa couleur, elle m’a gentiment demandé :
« Je vous prie de bien me dire comment je dois m’en
servir ». « C’est plus facile, lui ai-je répondu. Vous
n’avez qu’à épier discrètement votre rivale. Dès que
vous l’apercevez et que vous êtes sûre d’atteindre son
corps par ce liquide, jetez-le sur elle en prononçant
d’un ton furieux ceci : Quittez cette forme humaine et
prenez celle de tel ou de tel animal selon la bête que
vous chosissez pour sa nouvelle apparence ». Mais
j’ai à peine achevé mes instructions sur son emploi,
elle l’a jeté sur moi. J’étais extrêmement surprise de
sa réaction, et sans me donner le temps de parler,
elle a crié fort : « Ah ! Maudite sorcière, quittez cette
forme humaine et prenez par la volonté de Dieu celle
d’une tortue ! » Sitôt, je suis devenue ce que vous
voyez et j’ai frappé à la porte du grand malheur.
106
L’île du châtiment abdennour abdou
Je me suis aussi persuadée que c’était une
puissante fée très maligne, mais c’était trop tard.
Puis, elle changea la beauté de son visage en une
autre aussi belle que la première, me prit dans la
main, me porta près de sa bouche et me parla dans
ces termes « A ce que je voie cruelle magicienne, le
pouvoir de votre enchantement que vous employez
pour métamorphoser injustement les innocents,
c’est bien retourné contre vous et vous vous êtes
pris dans votre propre piège. Ne sont elles pas vraies
ces paroles sensées qu’on disait autrefois, que chaque
pharaon a son moïse ? Voilà de quelle manière seront
tous les hommes et les femmes abusant de leur
autorité et de leur pouvoir font périr les innocents.
Dieu punit tôt ou tard leur injustice et leur cruauté.
Vous vous vantez de votre science occulte pour
faire le trouble et la discorde entre famille pour
vous enrichir, mais vous n’avez jamais songé aux
conséquences de vos mauvaises actions. Maintenant
c’est à votre tour de goûter aux fruits amers de vos
actes. Mais avant cela, j’ai autre chose à porter à votre
connaissance sachez que dès mon premier regard
sur vous, vous étiez déjà désarmée de votre pouvoir
et entièrement soumise au mien, si j’ai voulu, je vous
aurez changer en cet animal à l’instant même. Ce que
vous ignorez, mais j’ai préféré employer cette ruse
pour vous faire écouter cette histoire et vous faire
sentir les souffrances que ces innocentes endurent
par la cause de votre pouvoir.
En plus, l’histoire que je viens de vous raconter
en vérité n’est pas la mienne, mais propre à Dolhillel,
107
une des victimes de cette rouquine métamorphosée
en une chienne qui me la révélée dont vous allez
savoir ce que je vous ai caché à son sujet, afin de
compléter par mon artifice à sa suite, car elle n’a pas
eu la chance d’arriver jusqu’à vous pour obtenir ce
qu’elle souhaitait, et son histoire en sa forme humaine
s’acheva après le décès de sa mère. Maintenant c’est
à mon tour de vous racontez comment j’ai connu cette
malheureuse Dolhillel.
Il y a quelques jours, j’ai survolé une grande
prairie quand soudain j’ai entendu des cris plaintifs
de chiens terrifiés. J’ai jeté un coup d’œil sur le sol et
j’ai aperçu un point noir bouger et d’où venaient ces
cris. En un clin d’œil, j’ai atterri pour découvrir une
pauvre chienne noire en difficulté. Elle avait sa patte
coincée dans un piège à loup. J’avais de la pitié pour
elle en retirant soigneusement sa patte légèrement
blessée. Se sentant libérée, elle est venue vers moi
sans cesser de lécher tout mon corps pour marquer
sa reconnaissance. Concentrée sur son geste, j’ai
aperçu des larmes couler en avalanche de ses yeux
et j’ai constaté que c’était bel et bien des yeux
humains. Puis, j’ai compris que c’était une femme
métamorphosée en cet animal.
J’ai pris un peu de terre sur laquelle j’ai murmuré
quelques paroles saintes en lui disant : « Oh,
créature ! Si Adam fut créé de terre par la volonté
de Dieu, et si vous êtes une de ses descendances,
108
L’île du châtiment abdennour abdou
prenez votre première forme ! Mais si Dieu vous
a donné celle-ci, gardez-la ! ». En achevant ces
paroles, j’ai jeté cette terre sur elle et sitôt cette
chienne est devenue une si belle femme appelée
Daw el-hilel de qui j’ai appris cette histoire. Il ya
aussi une chose que vous ignorez sur elle et que j’ai
omise. Lorsque cette innocente femme allait rendre
visite à sa mère, elle l’a trouvée agonisante et elle
a rendu l’âme, deux heures après son arrivée. Elle
était donc obligée d’assister à son enterrement et
de faire une semaine de deuil. Cependant, profitant
de l’absence de son mari et de son ennemie, la
rouquine avait la chance d’obtenir de vous ce qu’elle
désirait pour sa mauvaise action. À son retour, la
pauvre Daw el-hilel, sans se douter du danger qui
le guettait, est allée regagner son appartement
pour informer son mari du décès de sa mère. La
rouquine qui attendait avec impatience son retour,
l’a aperçue et s’est cachée derrière la porte d’entrée.
Lorsqu’elle était à une distance d’où elle pouvait
l’atteindre, elle lui a jeté ce liquide sur son corps
pour la métamorphoser en une chienne noire.
Depuis, cette pauvre bête s’est retirée le jour dans
la forêt, et la nuit, dans la ville, elle venait fouiller
dans les ordures à la recherche de nourriture. Un
jour, en passant de bon matin par l’appartement de
cette rouquine, elle l’a aperçue en train d’arroser
son jardin. Elle a sauté sur elle et l’a mordue à la
109
cuisse, puis elle s’est sauvée. Sa vie se déroulait
ainsi jusqu’au jour où le hasard me l’a fait découvrir.
Depuis, j’ai informé toutes mes amies et je les
ai chargées de rechercher toutes ces innocentes
femmes métamorphosées qu’on peut facilement
reconnaître grâce à leurs yeux. Pour leur mari,
il s’est libéré de son ensorcellement. Quant à
cette rouquine, elle l’a payé cher car sa plaie s’est
propagée dans tout son corps, et une semaine
après sa morsure elle a expirée.
Après avoir tout mis en ordre, j’ai fait serment à
Daw el-hilel en empruntant son visage de la venger,
elle et toutes les victimes de votre enchantement.
Voilà le vrai motif de ma visite chez vous ».
En me parlant à la vitesse de l’éclair, elle m’a
transportée dans cette île, m’a donné cette taille pour
mieux goûter aux souffrances et m’a exposée dans
cette position à l’ardeur de la chaleur du soleil d’été et
à celle du froid et du gel de l’hiver. Quant aux autres
saisons, elle m’a emmenée dans une autre île isolée
où j’ai eu beaucoup de mal à trouver quelques plantes
misérables pour me nourrir. Néanmoins, elle m’a laissé
la conscience humaine et l’usage de la parole pour prier
Dieu et lui demander pardon. Elle ne manquait pas de
venir me visiter tous les trois jours pour m’apporter à
boire et à manger, puis elle disparissait.
Voilà jeune homme l’histoire tragique de ma
métamorphose. Maintenant, je vous prie de me

110
L’île du châtiment abdennour abdou
faire la grâce sur une chose que j’ai souhaitée, il y a
longtemps, car depuis que je suis dans cet endroit, je
n’ai point aperçu d’autres humains avant vous. C’est
pour cette raison que je vous supplie encore une fois,
si Dieu vous prêtes vie, de raconter mon histoire aux
hommes. Ils décideront peut-être de quitter le chemin
du démon et suivre celui du Maître des mondes, je
crois qu’il est préférable pour eux.
Après avoir achevé ces paroles, la tortue fit son
dernier adieu au prince et elle se retira dans sa carapace.

111
Chapitre 2

Le prince fut très stupéfait de l’histoire qu’il


venait d’entendre de la bouche de cette femme-
tortue. Il la trouvait entièrement particulière en
jugeant que si c’était vraiment quelqu’un d’autre
qui la lui avait raconté, il aurait sûrement beaucoup
de mal à la croire. Il demeurait pensif en fixant ses
yeux sur cette carapace géante dans laquelle vivait
une âme humaine goûtant aux pires souffrances.
Sa triste et regrettable destinée lui tellement
créa d’étranges pensées qu’il s’oubliait un bon
moment dans ce lieu à la regarder si ce n’était pas
l’ardeur du soleil qui avait chatouillé son corps et
l’avait réveillé. Quoique sa deplorable situation fît
naître chez lui une tendre compassion au point de
verser des larmes, il la quitta avec le plus grand
regret de ne pas l’avoir pu aider.
Il poursuivit son chemin sur le sable brillant
et sous la chaleur suffocante du soleil tout en se
rappelant son propre sort. À mesure que les heures
passèrent, son énergie s’affaiblit de plus en plus. Il se
sentit la gorge sèche, sa force l’abandonnait et son
corps tout trempé de sueur. Il consulta son outre et
constata qu’elle ne contenait que quelques gouttes.
112
L’île du châtiment abdennour abdou
Sachant que même s’il en restait encore plus, il jugea
qu’il ne pourrait aller loin tant qu’il ne connaissait
pas où finirait cette immensité désertique. Il ferma
ses yeux comme s’il était désespéré et vida l’outre.
Dans l’état où il était réduit, il ne fit que garder son
courage en renforçant sa foi et sa confiance en Dieu
et en se soumettant entièrement à sa volonté.
Malgré la faiblesse qui l’accablait, il ne s’arrêta
pas tant qu’il trouvait encore en lui un petit souffle
car il savait que la chose qui pourrait rendre un
projet impossible dans des cas pareils n’étant autres
que la panique et la peur. Mais pour lui, tout cela
était hors de sa pensée, la seule inquiétude qui le
préoccupait, c’était ce précieux liquide qui venait
de s’épuiser au moment dont il avait besoin.
Alors qu’il cheminait dans le silence, l’esprit
emporté par tant de réflexions imaginaires sur son
avenir et les dangers qu’il pourrait rencontrer sur
son chemin, un vent chaud et sec effleura son visage
et réveilla ses sens. Il regarda l’horizon et aperçut
une poussière qui tourbillonnait et grandissait tout
en s’approchant de lui pour former une grande
tempête de sable. Ces premiers signes du danger
lui faisaient peur car il avait entendu parler d’un
monstre du désert sans tête n’ayant conscience ni
du lieu où il naissait ni de celui où il mourait. Lui qui,
sur son passage ravageait tout en faisant trembler
la nature et terroriser toutes les âmes de l’univers.

113
Ainsi, il ne se souciait ni du passé ni de l’avenir,
mais seulement de la façon dont la mort allait
l’accueillir. Il lui semblait impossible d’échapper
à cette redoutable furie ou de lui faire face et il
supposait déjà que cet endroit serait sa tombe.
Lorsque ce terrible danger fut plus près, il le paniqua
au point de ne trouver aucun abri pour s’y cacher.
Il n’avait que l’idée de se coucher à plat ventre en
se couvrant soigneusement les yeux et le visage par
son turban qu’il serrait fortement entre les mains.
Dans sa rage, cette tempête troublait ciel et terre en
soulevant sable et cailloux et déformant les dunes
pour en renouveler d’autres.
Cet évènement lui raviva la mémoire et lui
rappela un souvenir de la triste fin du roi Magrad le
Dur dont il trouvait les restes accrochés à son collier
et enfouis sous le sable. Ce qui le poussa à penser
à une fin cruelle semblable à celle de ce monarque.
Il ne cessa de se secouer péniblement pour
dégager le poids du sable qui s’entassait sur son
corps emporté par le vent et qui risquait de l’enfouir
vivant. Il constata que cette furie doublait de force
et il se vit incapable de résister à une telle puissance.
À une voix basse et triste, il murmura : « Oh ! Dieu
Tout-Puissant et Clément, prenez en compte l’état
déplorable où je me trouve. Ayez pitié de mon âme
et venez à mon secours car il m’est impossible de
m’échapper à ce danger si ce n’est votre volonté qui
114
L’île du châtiment abdennour abdou
me délivrera. Prêtez-moi encore vie et aidez-moi à
récupérer cette précieuse clef qui fera la richesse et
le bonheur de mon peuple innocent. Mon rêve est
de le voir heureux grâce à cette mission pour pouvoir
mourir tranquillement à ses côtés».
Il n’avait pas plutôt achevé de prier quand
brusquement, et comme par miracle, tout s’apaisa
et devint calme. Le prince se découvrit le visage et
leva les yeux au ciel pour mieux s’assurer du passage
de cette tempête. Il fut extrêmement surpris de
ce qu’il venait de voir. Il aperçut que la poussière
masquant l’atmosphère était dégagée et que tout se
rétablissait. Au moment où il s’apprêtait à partir, le
hasard lui fit découvrir une chose extraordinaire. Il
aperçut autour de lui une infinité de feuilles mortes
et de plantes de toutes espèces éparpillées ça et
là sur le sable. Cette image l’immobilisait un bon
moment et il demeurait les yeux grands ouverts,
et la bouche bée sans pouvoir cacher l’excès de sa
joie tout en regardant ces précieux objets. Puis, il se
précipita pour en ramasser quelques unes. Il en prit
quatre ou cinq avec lesquelles il frottait son visage,
les baisa et les lança en l’air comme signe d’espoir
sans cesser de faire des louanges à Dieu.
L’esprit emporté par ce que le ciel venait de lui
présenter, le prince ressentit un sentiment doux
envahir son cœur et lui faire même oublier toutes les
mauvaises imaginations que l’angoisse et la peur lui
avaient créées.
115
Il scruta incessamment l’horizon et remarqua
à peine visibles des reliefs qui s’élevaient et se
perdaient jusqu’à l’azur. À cette découverte, il se
laissa choir sur ses genoux et adressa ces paroles à
Dieu : «Oh! Créateur de toutes choses, je ne peux
vous témoigner ma profonde reconnaissance que par
mes faibles prières afin de vous remercier davantage
pour les bienfaits que vous me faites. Je vous prie de
m’accorder plus de vie et d’exaucer mon voeu».
La présence de toutes ces feuilles mortes
emportées par ce puissant vent lui témoigna la fin
de ce désert pour s’attendre à une verdure plus
proche. Ce salut fortifia son courage et renouvela
son énergie. Sans hésiter, il pressa le pas pour
atteindre l’endroit tant souhaité. Quoiqu’il lui
arrivât à succomber à sa fatigue et à sa soif, il ne
se découragea pas tant qu’il avait encore un peu
de force. En voyant le soleil loin de disparaître, il
doubla son pas sans ralentir afin d’y arriver avant
la tombée de la nuit. Il était prêt à mourir lors de
l’exécution de sa mission en toute dignité. Le voilà,
arrivé à l’endroit voulu, sans se rendre compte de
tout le trajet qu’il avait parcouru, avant même le
coucher du soleil.
La première chose extravagante qui le faisait
sursauter de joie, c’était la présence d’un beau
ruisseau serpentant juste à la frontière de ce
désert comme si la nature semblait lui réserver en
surprise cet accueil. Il se dirigea donc rapidement
116
L’île du châtiment abdennour abdou
vers le ruisseau. Avant même d’étancher sa soif et
rafraîchir son corps de la chaleur accablante, il ne
manqua pas d’abord de remercier Dieu de l’avoir
orienté vers ce chemin du bonheur. Il leva ses mains
et son regard au ciel en priant : « Oh ! Seigneur
Tout-Puissant, Clément et Miséricordieux, je ne
peux goûter à cette eau ni me soulager le corps
de la douleur ardente qui le brûlait avant de vous
témoigner d’abord ma reconnaissance afin de vous
marquer combien mon bonheur est immense pour
l’assistance et le secours que vous ne cessez de me
donner. Je vous remercie également de m’avoir
encore sauvé la vie ».
Après avoir longtemps demeuré à témoigner
sa reconnaissance à Dieu, il alla se réjouir de boire
et de se rafraîchir le corps. Comme il ne s’était pas
encore reposé, il décida de s’allonger sur l’herbe
fraîche un moment puis de reprendre la route,
une fois ses forces revenues. Il s’endormit, sans le
vouloir, d’un sommeil profond et il ne se réveilla
qu’au crépuscule. Il se leva vivement, poursuivit
sa marche et profita de ce petit espace de temps
d’avant la nuit. Il chemina encore une remarquable
distance mais l’obscurité le rattrapa et l’obligea à
s’arrêter. Il s’installa sous le pied d’un grand arbre
sur le gazon et passa la nuit paisiblement.
Le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, il
se réveilla en bonne forme par la fraîcheur douce
117
de ce lieu si agréable. Après s’être acquitté de son
devoir envers son Seigneur, il poursuivit son chemin
tout en cueillant quelques fruits qui ne manquaient
pas dans cet endroit. Il marchait pendant trois jours
au sein de cette forêt si dense mais hospitalière où
il trouvait tout ce dont il avait besoin. Il ne s’arrêta
que pour prendre haleine, le jour et pour dormir,
la nuit. Au lever du quatrième jour, il continua sa
marche toute la matinée sans vouloir s’y reposer
jusqu’à son arrivée à une campagne très agréable
où il n’y avait que quelques forts arbres touffus,
plantés çà et là. Il s’assit sous l’ombre d’un de ces
arbres pour se débarrasser de sa fatigue. Après avoir
repris des forces, il reprit sa route. Tout à coup, une
image inattendue et effrayante freina sa marche et
l’immobilisa sur place.
Il vit des restes humains éparpillés un peu partout
et remarqua même des traces de grands pas de
géants sur le sol. Cette découverte épouvantable
créa en lui tant de réflexions sur ce phénomène
en se posant maintes questions sur ce mystère. Il
s’imagina que tout cela n’était que l’oeuvre d’une
épidémie ou d’une guerre cruelle entre rivales, si
ce n’était pas une catastrophe naturelle qui avait
provoqué tant de dégâts humains. Ce spectacle
horrible l’alarma et le chagrina.
Il lui fallait donc quitter ce lieu funeste et prendre
un autre chemin pour se garantir qu’il éviterait ce
118
L’île du châtiment abdennour abdou
cruel sort pouvant aussi être le sien. Il fixa son regard
sur cet endroit et il aperçut la main d’un homme
dont la chair était fraîchement ôtée et qui dégageait
une odeur nauséabonde le faisant sursauter de
frayeur. D’autres restes de ce malheureux cadavre
se suivirent et chutèrent dans différents endroits.
Cette pluie d’ossements humains faisait peur au
prince et lui donnait un signe d’avertissement. Il
y avait près de lui un grand buisson dont l’épais
feuillage lui paraissait propre pour s’y cacher. Il
alla se dissimuler mais il n’avait pas réussi à ne
pas être aperçu malgré l’os qui s’abattait à côté de
lui. Comme tous ces objets tombaient du ciel et le
prince avait presque tout le corps découvert d’en
haut, il craignit d’être touché par ces projectiles
pouvant le blesser ou même le tuer. Il jugea donc
que ce refuge n’assurait pas sa sécurité. Il se retira
de sa cachette et monta promptement en haut d’un
arbre. Il y demeurait un bon moment pour dominer
les alentours en attendant le moindre bruit afin
de pouvoir repérer l’endroit d’où ces os étaient
expédiés. Sa patience lui semblait interminable
à cause de la position où il était. Soudain, un
sifflement strident surprit ses oreilles et attira son
attention, il leva naïvement ses yeux en haut pour
voir un os survoler les airs à grande vitesse et aller
se perdre quelque part dans la forêt. La chose qu’il
venait de voir lui fit connaître enfin le lieu d’où elle
119
était lancée. Il lui était impossible de demeurer
accroché plus longtemps à cet arbre et de voir un
spectacle si extraordinaire sans qu’il fût permis d’en
connaître la cause.
Il descendit de l’arbre avec une grande curiosité
au sujet dudit spectacle si étrange. Il se dirigea
silencieusement le lieu guetté et son trajet ne fut
pas long quand il sortait de la forêt et voyait un
grand rocher. En s’y approchant discrètement, il
entendit un bruit venant de derrière cet immense
bloc de roche. À peine, il le contourna qu’un
spectacle épouvantable le bouleversa et lui coupa
le souffle sans savoir s’il était en sommeil ou en
éveil. Il vit une dizaine de géants de formes bizarres
et extrêmement effrayantes qui étaient en train
de dévorer un cadavre humain avec une férocité
enrageuse. L’image qui se présentait au prince
le choqua au point d’avoir beaucoup regretté
sa curiosité. Il restait étonné en observant avec
désolation le triste traitement de ce cadavre par ces
affreuses créatures.
En regardant ce spectacle affreux, il sentit
comme si la terre vibrait sous ses pieds, et il avait
même l’impression que quelque chose d’étrange se
produisait derrière lui. Il s’y tourna brusquement
et vit ce qui le frappait de stupeur. Un de ces
redoutables monstres, d’une taille démesurée
s’approchait à grands pas vers lui. Cette créature
120
L’île du châtiment abdennour abdou
le terrifia tellement que quand il voulait prendre
la fuite, il se trouva si troublé et son corps tout
tremblant de frayeur, qu’il sentait ses jambes lui
manquer. Il demeurait immobile tout en regrettant
de s’être engagé dans ce périlleux danger et d’avoir
exposé son corps à une mort gratuite et cruelle.
Il prévoyait déjà comment son corps serait
broyé et englouti dans l’estomac de ce géant. Il
murmura les dernières paroles qui témoignaient
son entière soumission à Dieu en prenant son mal
en patience et attendit une mort si horrible. Mais
contrairement à ce qu’il prévoyait, le monstre passa
si près de lui sans montrer aucune réaction à l’égard
de sa présence. Même son corps ne semblait guère
l’intéresser. Il se contenta seulement d’y jeter un
bref regard furieux et il continua son chemin vers
ses semblables pour partager avec eux les quelques
morceaux restants de ce cadavre.
Le prince demeurait fort étonné de se voir encore
vivant et épargné d’un péril qui l’avait tant alarmé.
Il ne savait pas non plus pourquoi cette horrible
créature passait si près de lui sans oser l’attaquer
tandis qu’il s’attendait à une mort si certaine. Il
trouvait la chose bizarre et se demandait sur ce
que tout cela signifiait. Sa conscience ne lui revint
qu’après un grand bruit que l’un de ces géants avait
fait en brisant le crâne de ce malheureux cadavre
entre ses dents pour en extraire ce qui se trouvait
121
dedans. Ce grincement l’éveilla en sursaut et l’incita
à se sauver.
Profitant de l’occasion de leur préoccupation, il
s’éloigna en toute hâte de ce spectacle impitoyable
et barbare pour regagner la forêt. Il courut à toutes
jambes et tomba maintes fois lors de sa course sans
prêter attention à sa douleur pourvu qu’il s’éloignât
le plus loin possible de ces redoutables mangeurs
de chair humaine. Il suivit son chemin pendant des
heures jusqu’à son arrivée à une prairie. Comme il
se croyait loin du danger, il décida enfin de s’arrêter
pour prendre haleine, tout près d’une source qu’il
jugeait pour son bonheur. Après avoir loué son Dieu
d’avoir eu pitié de lui pour l’assistance qu’il lui avait
accordée et de l’avoir sauvé encore une fois d’une
mort inévitable, il étancha sa soif avec cette eau très
pure sans manquer de s’y baigner pour chasser la
douloureuse chaleur qui le brûlait. Puis, il s’adossa
au tronc d’un arbre.
Après s’être reposé, il continua son chemin
sous une chaleur accablante et regagna la forêt. Il
entreprit une piste qui le menait dans les collines
où il entendait un bruit des pas mêlé à celui des
croquements de branches qui se cassaient. Il focalisa
son regard en bas et vit à peine un peu plus loin des
objets qui se déplaçaient dans le feuillage épais.
Mais à cette distance, il était extrêmement gêné de
distinguer ce qu’il pourrait être à cause des obstacles
122
L’île du châtiment abdennour abdou
qui le cachaient. Quoique la descente lui parût
difficile, il n’hésita pas à porter ses pas de ce côté-là
flottant toujours entre la crainte et la joie car il avait
peur d’aller encore chercher sa perte plutôt que de
découvrir quelque chose qui pourrait le soulager. Il
s’approcha avec beaucoup de peine mais la chose
qu’il voulait connaître, le frappa de stupeur.
Cette extravagante surprise le mit hors de lui.
Donc, il prononça à voix basse : « Oh, Créateur des
cieux et de la terre ! Ce que je vois, est-il réel ou
suis-je en train de rêver ? Ces créatures si étranges,
existent-elles de nos jours ? Je suis persuadé que
personne ne me croira si je raconte cette histoire aux
gens, ils me prendront pour un menteur ou un fou.»
Le prince avait raison car ce qu’il avait vu et vécu
allait au-delà de l’imagination. Il aperçut ensuite, un
grand nombre de sauvages hideux de petites tailles
et complètement nus. Ces créatures mystérieuses
et extrêmement bizarres étaient demi-hommes
et demi-singes. Elles étaient chauves, la partie
supérieure de leurs corps avait la forme humaine
avec beaucoup de particularité semblable à celle
de la race du prince. Chacune d’elles avait une tête
ni ovale ni ronde, avec deux gros yeux sortant de
leurs orbites et ayant pour couleur un rouge ardent
comme un charbon allumé. Leurs nez en forme
de bec de hibou ne portaient qu’un seul trou,
les oreilles plus grandes que celles d’un homme
123
ordinaire, collées au visage et une bouche très
petite, dépourvue de lèvre inférieure. Quant à leurs
dos, une grosse bosse se voyait entre leurs épaules
dont la colonne vertébrale se constituait d’épines,
telle celle d’un crocodile et finissait par une petite
queue pointue. Pour la partie inférieure, elle n’était
pas loin de celle d’un singe sauf qu’elle ne possédait
que trois doigts.
Ces créatures si particulières troublèrent l’esprit
du prince et quoiqu’elles fissent plus de peur que
de mal et dont l’apparence lui semblait inoffensive,
il n’hésita pas à les suivre discrètement. Elles
cheminèrent en silence, la tête baissée et le pas
pressé. Le prince poussé par l’envie de satisfaire
sa curiosité, fit quelques pas pour s’approcher
d’elles et remarqua une tristesse dessinée sur leur
visage. Les deux dernières créatures de la troupe
étaient chargées d’une sorte de brancard en
bambou sur lequel elles portaient un cadavre qui
leur ressemblait. Cet évènement fit comprendre au
prince que c’était sans doute un convoi funèbre. Il
les suivit toujours jusqu’à leur arrivée à un endroit
découvert dans lequel se trouvait une infinité de
fosses ou de tombes dont la terre était retournée.
Les deux créatures déposèrent à la hâte leur
cadavre en focalisant simultanément leur regard
sur une autre fosse légèrement espacée des autres
dont la terre était fraîchement remuée et à sa
124
L’île du châtiment abdennour abdou
vue, elles poussèrent des cris épouvantables et
se précipitèrent en foule en se bousculant pour
examiner son fond, après quoi elles se jetèrent
brusquement par terre et demeurèrent longtemps
plongés dans les pleurs et les lamentations en se
frappant impitoyablement la tête contre le sol.
Cette scène sinistre qui témoignait leur malheur
provoqua sûrement ce qu’ils venaient de découvrir
dans la fosse. À ce spectacle, le prince ressentit une
vive douleur en les voyant dans cette situation. Il
se dit qu’elles étaient victimes d’un malheur très
choquant. Il sortit de sa cachette et alla les rejoindre
sans songer au moindre doute du danger qui pourrait
se produire. Quand ces créatures l’apercevaient,
elles se levèrent promptement et commencèrent à
le regarder avec étonnement sans montrer aucune
frayeur. Elles demeuraient stupéfaites parce qu’elles
n’avaient jamais vu un être étrange comme lui. Le
prince les salua mais personne ne lui rendit le salut,
elles ne firent que grommeler et échanger parfois
un regard interrogateur. Leur silence témoigna
qu’elles vivaient complètement à l’état sauvage
et ne connaissaient aucun langage. Puisqu’il était
impossible d’utiliser la parole, le prince avait
l’idée de communiquer avec elles à la manière
des sourds-muets et il avait raison d’en user car
ils réussirent facilement à se comprendre. Avant
même d’entamer leur discussion, ces créatures
125
fixèrent ensemble leurs regards sur une d’elles,
d’un âge avancé. Elle paraissait leur chef grâce au
respect qu’elles avaient pour elle. Elles lui firent cet
honneur pour communiquer avec le prince.
Après avoir gagné leur confiance, le prince
s’avança vers ce vieillard dont la tristesse paraissait
sur le visage. D’un air souriant et témoignant qu’il
partageait leur douleur, il lui demanda tout ce qu’il
voulait savoir sur ce triste évènement qui les avait
si brusquement bouleversés. Il le pria de l’éclaircir,
d’abord, sur ce qu’ils avaient vu au fond de cette
mystérieuse fosse et le secret qui les avait choqués à
ce point sans oublier d’insister sur la cause de toutes
ces tombes dont la terre était toute retournée.
Le vieillard lui expliqua en détail ce qu’il voulait
en lui déclarant : « Oh, créature étrange ! Si vous
avez partagé avec nous notre douleur, vous en
recevez davantage lorsque vous saurez la source
de nos malheurs. Ce que je vais vous révéler, vous
semblera sûrement invraisemblable ! Cette fosse
ne contient aucun secret, elle n’est même pas
mystérieuse. Il s’agit d’une simple tombe comme
celles qui l’environnent. Il y a quelques jours, nous
avons enterré un de nos morts dedans et lorsque
nous avons remarqué que sa terre est nouvellement
remuée, nous avons douté que ce cadavre fût
déterré et enlevé. C’est cette raison qui nous a
poussés à aller la voir pour nous rassurer. Quant aux
126
L’île du châtiment abdennour abdou
autres tombes que vous voyez, tous leurs cadavres
ont eu le même sort.
Ce qui nous afflige, c’est que nous pleurons
doublement nos hommes. Pour leur mort d’abord,
puis pour leurs cadavres et le traitement qu’on
leur réserve. L’origine de cette action barbare n’est
que le fait de quelques cruels et redoutables ogres
géants demeurant encore dans cette île. Ils ne se
nourrissent que de nos morts une fois décomposés.
Parfois, on les croise mais ils ne nous attaquent pas.
Nous avons changé maintes fois d’endroit pour
enterrer nos cadavres mais hélas, ces monstres
dotés d’un flair très puissant n’ont aucune difficulté
à les sentir pour y arriver et s’emparer d’eux.
Nous n’avons pas de moyen pour les combattre
et notre faiblesse est loin encore de se mesurer à
leur taille voire leur puissance car la force d’un d’eux
vaut cent des nôtres. C’est pourquoi le chagrin ne
nous quitte jamais».
Lorsque le vieillard achevait son discours, toute
sa compagnie hocha la tête en signe de témoignage
pour montrer au prince que leur chef disait la vérité.
Cette information émut énormément le prince et fut
très bien satisfait de ce qu’il venait d’entendre. Cette
nouvelle lui donna l’espoir de réaliser un projet qu’il
jugeait efficace pour combattre ces monstres.
Le prince fort confiant du stratagème qu’il préparait
et persuadé de sa réussite, fit cette proposition avec
127
beaucoup de civilité à ses interlocuteurs : « Mes
amis ! Aucune créature ne pourra être insensible à
votre malheur mais je vous garantis que dans peu
de jours, les auteurs de cette barbarie en payeront
les conséquences. Je vous promets de les punir et de
vous en débarrasser. Seulement, faites-moi confiance
et permettez-moi de me servir d’un cadavre pour
appâter ces monstres. Je vous assure qu’il sera le
dernier sacrifice de vos morts et la première cause
de leur extermination, il faut juste avoir la patience
d’attendre quelques jours ».
Ce que le prince venait de recommander aux
créatures étranges leur parut complètement
impossible et elles eurent beaucoup de mal à y
croire tandis que leur chef semblait très confiant
dans ce qu’il avait entendu comme proposition en
prononçant : « Mon ami, nous vous remercions
infiniment de votre générosité et nous témoignons
aussi votre courage d’un si grand mérite pour
vouloir nous aider à nous délivrer de ces créatures
horribles. Mais il nous semble ingrat de notre
part de ne pas vous assister. C’est pourquoi nous
sommes à votre disposition en quoi que ce soit. À
propos de ce cadavre, il est à vous pour notre paix.
Maintenant, nous sommes à vos ordres».
« La première chose, leur dit-il, à vous demander,
c’est de retarder l’enterrement de ce cadavre, et de
le ramener d’où vous êtes venus pour m’en charger
par la suite.»
128
L’île du châtiment abdennour abdou
On l’exécuta sur le champ. Deux d’entre les
créatures étranges portèrent le cadavre sur leurs
épaules et tout le convoi reprit le chemin de retour
en compagnie du prince. Puisque le trajet n’était
pas si long, ils arrivèrent plus tôt à une caverne très
spacieuse qui leur servait de refuge et dans laquelle
se trouvait un grand nombre de ces créatures
de toutes tailles et de tout sexe. EIles furent très
étonnées en apercevant parmi leurs semblables le
prince qui leur paraissait étrange et en voyant ce
cadavre ramené avec eux au lieu d’être enterré. Le
prince remarqua qu’il y avait une grande quantité
de fruits de toutes sortes, de plantes et d’herbes
comestibles entassés dans divers endroits comme
provisions pour leur subsistance.
Après avoir déposé le cadavre dans un coin
isolé, le prince ne voulait perdre aucun moment
de ce temps très précieux pour se rendre à la
forêt et chercher l’arme redoutable voire infaillible
que dégageait le WAZALYAH, le mystérieux arbre
empoisonneur en leur demandant de patienter
pour son absence et de ne point s’inquiéter jusqu’à
son retour pour un besoin très pressant.
Sur son chemin, il eut l’idée de ramasser un
gros fruit sauvage de la taille d’un melon qu’il vidait
soigneusement de son contenu et il continua sa
route. Comme la végétation de cet endroit était très
dense au point de le gêner, il monta sur un grand
129
chêne. Lorsqu’il arrivait au sommet, il n’eut aucune
difficulté de l’apercevoir de cet endroit.
Il descendit à la hâte et pressa le pas vers la
direction de l’arbre désiré. Quand il en était si près,
il y fixa ses yeux sans même voir où il mettait les
pieds. Par mégarde, son pied glissa sur une pierre
couverte de mousse et fraîchement humide qui le
renversait pour aller droit buter contre son tronc et
dans son poison. Si ce n’était pas par bonheur qu’une
branche accrochait son habit et stoppait son élan,
il irait infailliblement tomber en péril. Il était fort
heureux que la nature eût une fois de plus réparé
son imprudence malgré quelques égratignures
au genou lui provoquant une vive douleur. Il eut
beaucoup de mal à se relever. C’est pourquoi, il
restait étendu un bon moment au même endroit.
Cette chance d’avoir échappé miraculeusement à la
mort l’effraya tellement et il eut beaucoup de peur
que de mal en gardant toujours son regard fixé sur
ce danger. Cette espèce d’arbre si rare et mystérieux
pouvait atteindre une hauteur de plus de cinquante
mètres et une longévité de cinq siècles. Il ne sèchait
ni mourait qu’après avoir dégagé tout son suc
rougeâtre et très brûlant. Aucun être ne pourrait
connaître s’il était mâle ou femelle. Sa reproduction
était phénoménale et son liquide s’enfonçait
jusqu’à quatre mètres sous terre. Au contact avec
l’humidité qui se trouvait au fond, il durcissait et
130
L’île du châtiment abdennour abdou
donnait naissance à des racines qui, plus tard au
fil des années, deviendraient un gigantesque arbre
dangereux aux branches très dures sans produire ni
fruits ni feuilles.
En se sentant soulagé de sa douleur, il se releva
pour extraire, à l’aide d’une grande feuille d’arbre et
d’une brindille, une bonne quantité de ce mystérieux
liquide qu’il versait dans la coque du fruit sauvage
et il regagna la caverne. Tout en remerciant Dieu le
Tout-Puissant de l’avoir choisi pour entreprendre ce
voyage qui coïncidait avec la période de l’expiration
de cet arbre étrange pour l’usage de son poison et
la délivrance de ces créatures de leurs ennemis.
Son retour ne tardait pas, si tôt arrivé, il leur
demanda de lui apporter quelques grandes feuilles
d’arbres ou de plantes pour réaliser son projet. Mais
remarquant le peu de lumière qui pénétrait dans la
caverne, Il les chargea de porter le cadavre hors de la
grotte et de le deposer à la clarté du jour après quoi,
il versa soigneusement, par petites doses, le poison
sur chaque feuille et massa attentivement le cadavre.
Les pauvres créatures s’attroupèrent autour de lui,
étonnées de ce qu’il faisait sans même lui demander
ce qu’il appliquait sur ce cadavre. Mais le prince les
comprit. Sans les laisser sur leur faim, il leur expliqua
tout ce qu’il semblait mériter leur curiosité. Il les
informa d’abord de l’arbre qui produisaitt ce liquide
pour le connaître et éviter de s’en approcher. Il leur
131
apprit de ne pas le toucher ou encore de goûter à son
suc mortel. Lorsqu’il acheva le massage du cadavre, il
rassemba toutes les feuilles dont il se servait et il les
brûla pour éviter tout danger. Il se leva enfin, et d’un
ton rassurant, il leur dit : « Mes amis, la partie la plus
dure de mon stratagème est achevée. Maintenant,
sans perdre de temps, allez mettre ce cadavre dans
sa tombe mais faites attention ! Ne le touchez pas
car il est empoisonné et il peut vous coûter la vie ».
Les pauvres créatures, sans perdre de temps et sans
rien oublier du conseil du prince, transportèrent le
cadavre en prenant la direction du cimetière.
Le prince était obligé de demeurer encore
quelques jours avec ces créatures pour attendre
le moment de la décomposition du cadavre et de
la diffusion de sa mauvaise odeur pour attirer les
charognards de chair humaine.
Sept jours plus tard, le prince jugea bien que ce
délai était assez suffisant pour connaître le résultat
tant souhaité de son projet. Il alla voir le chef et lui dit
d’un air plus rassurant : « Mon ami, je crois que notre
patience est arrivée à son terme et il me semble qu’il
est temps d’aller voir la surprise qui nous attend. Je suis
extrêmement persuadé qu’elle vous donnera paix et
joie pour toujours. Rendons-nous tous au cimetière ! ».
Le chef avait toujours confiance en lui et bien soumis
à sa proposition. Il rassembla un bon nombre de ses
semblables pour accompagner le prince au cimetière.
132
L’île du châtiment abdennour abdou
À leur arrivée, les créatures étranges demeuraient
immobiles et incompréhensives ; la bouche grande
ouverte, l’esprit troublé et les yeux surpris par cette
extravagante image macabre qui s’offrait à leur regard.
Elles aperçurent un tas de cadavres des monstres
gisantes au sol, chacun à la posture où il était quand la
mort l’avait surpris, et juste à leur côté un morceau du
cadavre-appât qu’ils avaient partagé entre eux pour
leur repas funeste mais leur mort fétait si brusque
qu’elle ne leur donna le moindre temps à en goûter
une seule bouchée. Il leur semblait impossible, en
voyant tous ces ogres réduits dans cet état, qu’un
simple liquide pourrait provoquer tout ce dégât et tant
de prodige en si peu de temps. EIles demeuraient un
bon moment à regarder cette scène comme pétrifiés
et fascinés par cette image sans pareille.
EIles eurent beaucoup de peine à se persuader
que ce n’était pas un rêve. Lorsqu’elles furent
convaincues que c’était un spectacle réel, le chef
pour mieux encore s’assurer si ces terribles géants
étaient vraiment sans vie simplement endormis, il
ramassa une grosse pierre et la jeta violement sur la
figure de l’un de ces monstres. Ce dernier demeurait
sans mouvement, ce qui leur garantissait la mort de
leurs ennemis.
Le geste qu’avait fait le chef excita tout son groupe
et leur servit d’exemple. Chaque créature étrange fit
la même chose, les unes après les autres jusqu’à ce
133
qu’il n’en restât pas une. Cela apaisait leur haine et
leur servait d’occasion pour tirer vengeance de ces
cruels ennemis. Quant au prince, satisfait de son
succès, il paraissait très content de les observer ainsi
et il leur disait : « Mes amis, ce que vous voyez en
face de vous est véritable, ce n’est ni illusion ni magie.
Vous vous êtes rendu compte que vos ennemis ne
sont plus de ce monde et vous n’avez plus rien à
craindre de leur barbarie. Ne vous ai-je pas dit que
ce que vous alliez découvrir, vous surprendrait ?
Voici donc ce que j’ai souhaité obtenir de mon piège
pour faire périr ces monstres. Ma promesse ne
s’est-elle pas réalisée ? Jusque là, notre succès a été
assez brillant, mais ne le laissons pas inachevé ! Car
il nous reste encore une chose que nous ne devons
pas négliger. Je vous recommande, par respect à
ce cadavre, de rassembler ses morceaux et de les
mettre dans sa tombe pour ne pas oublier le service
qu’il vous a rendu en mettant fin à ces charognards.
Concernant les cadavres de monstres, il faut aller
chercher du bois et des feuilles sèches pour les brûler
tous et étouffer leur mauvaise odeur parce que votre
refuge n’est point loin de cet endroit. Après cela,
oubliez vos chagrins car dorénavant vos semblables
ne seront pleurés qu’à leur mort naturelle ». Ces
pauvres créatures, très fidèles aux conseils du prince,
exécutèrent à l’instant même tout ce qu’il leur avait
recommandé. Après avoir vu leurs ennemis dévorés
134
L’île du châtiment abdennour abdou
par le feu, elles commencèrent à lancer des cris
de joie et à danser à leur manière pour témoigner
leur fierté. Elles s’estimèrent les créatures les plus
heureuses et les plus chanceuses grâce à l’arrivée de
ce prince qui les avait libérées de leurs ennemis et
qu’elles ne savaient pas comment le remercier.
Cette scène si particulière en son genre durait
presque une journée dans cet endroit, autrefois
arrosé de larmes, aujourd’hui, transformé en une
journée de bonheur et de plaisir.
En remarquant que le soleil commençait à perdre
de son éclat pour aller s’incliner à l’horizon, le prince
leur recommanda de regagner leur refuge. Quoique
ces créatures fussent très fatiguées et affaiblies,
elles étaient fières de cette journée si singulière et
lorsqu’elles rejoignaient leur caverne, c’était déjà
le crépuscule. Mais si tôt arrivées, elles voulaient
exprimer leur profonde reconnaissance au prince
en s’empressant de lui offrir ce qu’elles avaient de
meilleurs fruits et de ces plantes comestibles dont
elles se nourrissaient.
Malgré le peu de temps que le prince passait
avec ce peuple bizarre, il apprit beaucoup de choses
sur leur mode de vie et leurs mœurs. Il sut qu’il se
couchait si tôt et ne se levait qu’après les premiers
rayons de soleil. C’est pourquoi il avait l’idée de
dormir cette nuit-là à l’entrée de la caverne et
135
trouvait l’occasion pour ne pas attirer leur attention
sur son départ. Effectivement le lendemain, il se
réveilla tôt que d’habitude, se leva dans le silence
et quitta discrètement ce refuge sans informer
ses habitants de son origine ni de la raison de sa
présence dans cette île.
Deux jours s’écoulèrent depuis qu’il s’était
séparé de cette race si particulière en prenant
toujours la direction du soleil levant. Mais tant
que son parcours était sans difficulté, il n’avait pas
quand même l’esprit en repos. Il fut emporté par
de profondes réflexions sur tous les phénomènes
de cette étrange île, sur ses mystères et les secrets
qu’elle cachait en son sein. Les aventures dont il
était témoin lui rappelèrent même les sages paroles
et le souvenir du généreux pêcheur qui lui avait
offert la chaloupe avec laquelle il avait rejoint l’île.
Dans l’après-midi du troisième jour, il s’arrêta à
un lieu d’une beauté singulière. Ce qu’il y avait de
remarquable, c’était bien ses d’arbres aux branches
et fruits variés. Plusieurs ruisseaux serpentaient à
travers l’intervalle entre ces arbres pour arroser
merveilleusement leurs racines. Ces petits cours
d’eaux suivaient le même itinéraire pour aller se
perdre ensuite dans une grotte souterraine.
Ému par les merveilles de cette beauté ensorcelante,
le prince s’y promena un peu et quand il fut las de
136
L’île du châtiment abdennour abdou
marcher, il alla jusqu’au bassin d’eau. Il s’y lava pour
se rafraîchir et fit sa prière. S’étant bien régalé avec
quelques fruits qu’il avait cueillis, il se reposa dans un
coin humide.
À peine endormi, son sommeil fut brusquement
interrompu par des cris effrayants qui l’avaient
réveillé en sursaut. Il entendit des hurlements et
des pleurs pitoyables de femmes, près d’où il se
trouvait. Ces plaintes le laissaient croire que ces
femmes étaient sûrement dans un embarras. Il se
leva promptement et alla à leur secours. Puisque la
distance qui les séparait, n’était pas grande, il arriva
si tôt à leur endroit. Mais sa surprise fut grande en
apercevant trois malheureuses femmes dans une
situation atroce et pitoyable. Elles étaient attachées
solidement à un arbre, les dos ensanglantés à
cause d’un homme d’un âge avancé qui les avaient
impitoyablement frappées à coups de nerf de bœuf
jusqu’à ce que les forces lui manquassent. Ce qui
le menait à aller se reposer pour prendre haleine
après avoir jeté une poignée de sel sur leur plaie
pour doubler leur douleur. Cette scène si cruelle
troublait complètement le prince et il ne reprenait
ses sens que par les cris insupportables de ces
pauvres femmes. Le prince, ignorant combien de
temps il était hors de lui, se reporocha de n’être pas
intervenu aussi tôt afin de leur porter le secours
dont elles avaient besoin pour mettre un terme à ce
137
massacre. « Oh Seigneur, se dit-il, suis-je homme ou
bête pour assister à une telle barbarie et je demeure
comme une pierre sans rien faire ? Non, quelle que
soit la raison de ce vieillard, je dois aider ces femmes
et les délivrer, sinon, je me considérerai le plus
inhumain de la planète ». Pour rattraper le temps
perdu, il courut à toutes jambes. Tout près d’elles,
il salua le vieillard d’un ton haletant en lui disant :
« Oh ! Grand-père, je vous prie, au nom de Dieu de
modérer votre colère et arrêter de leur faire mal.
Vous allez leur ôter la vie ainsi ». Le vieillard tourna
son regard vers le prince dont la tristesse était
peinte sur son visage et quelques larmes perlaient
aux coins de ses yeux. Gentiment, il lui répondit :
« Ne perdez pas votre temps avec moi, étranger.
Continuez votre chemin et ne vous mêlez pas de
ce qu’il n’est point de votre intérêt. Elles n’ont pas
eues de compassion pour leur sœur, ce qu’elles ne
devaient pas attendre de moi. Ne vous-étonnez pas,
donc à voir ce spectacle dont je suis obligé. Je dois,
à mon tour, être impitoyable, c’est une question de
vengeance». Puis, il continua à exécuter ce cruel
supplice en les fouettant avec rage. Les femmes
avaient les épaules et le dos meurtris et rougis de
sang, la tête baissée et les yeux entrouvertes et
pleines de larmes. En les entendant se plaindre
et soupirer de douleur dont elles souffraient, le
prince eut beaucoup de compassion pour elles, il
138
L’île du châtiment abdennour abdou
supplia encore une fois le vieillard : « Oh ! Grand-
père, considérez l’excès de leur douleur et de leurs
souffrances ! Pour l’amour de Dieu, cessez de leurs
faire cet horrible châtiment ! ». « Au nom de Dieu,
lui répliqua le vieillard, continuez votre chemin et
ne m’irritez pas de plus ! Elles m’ont causé assez de
mal, je ne veux pas en recevoir d’autres».
Voyant toujours le vieillard persistant dans sa
résolution et inflexible aux prières qu’il lui adressait,
le prince ne fléchit pas et il tâcha de le convaincre
en le consolant : « Grand-père ! Songez qu’il est
beaucoup mieux aux yeux de Dieu de pardonner une
faute quelle que soit sa gravité en se maîtrisant pour
éviter de se venger. Au contraire, il est louable de
rendre le bien contre le mal, Dieu ne nous a-t-il pas
créés faibles et pleins de défauts ? Si on tue celui qui
tue, le monde ne sera plus ainsi. Alors, pour l’amour
de Dieu, ayez pitié de ces femmes, je vous supplie
d’arrêter de leur faire cet acte si cruel ». Même à ces
paroles, le vieillard demeurait inébranlable dans sa
résolution et il rejetait toutes ces humbles prières.
Ne trouvant aucun moyen pour le convaincre, le
prince ôta sa chemise, lui exposa son dos et d’une
voix suppliante, il lui dit : « Grand-père, je vous prie
d’épargner ces dames et d’apaiser votre colère sur
mon corps, je suis prêt à accepter volontiers ce
châtiment à leur place. Il est préférable, pour moi,
de mourir en martyr que de souffrir à voir l’état si
139
cruel de ces femmes ». À ces paroles si touchantes
et à ce geste si courageux du prince, le vieillard cessa
brusquement son action et laissa tomber son fouet
par terre sans le vouloir. La douleur dont il souffrait,
resta présente dans ses mains encore tremblantes
tout en demeurant étonné et regardant le prince
sans souffler mot. Après un bon moment, il lui
dit calmement : « Mon fils, prenez votre habit et
couvrez-vous ! Franchement, je suis très ému par
votre comportement courageux pour me calmer
en m’invitant à vider ma haine sur le corps d’un
innocent juste pour épargner les coupables. C’est
ce que je ne le ferai jamais». Puis il ramassa une
grande couverture qui était posée sur le sol et prit
le prince par la main. En s’éloignant à une certaine
distance des femmes châtiées, le vieillard étendit
cette couverture sur l’herbe, s’assit et invita le
prince à s’asseoir à côté de lui. D’un ton triste et
tremblant, il lui adressa : « Mon fils ! Ces dames
sont mes propres filles mais leur incrédulité et leur
méchanceté m’ont poussé à changer mon amour
pour elles en vengeance. Vous pourriez dire que
je les traite d’une manière barbare ou inhumaine
mais sachez bien qu’elles la méritent pour leur
crime à l’égard de leur soeur. Je vais vous raconter
mon histoire et c’est à vous de dire si j’ai raison ou
tort à propos de leur punition.
- Mon fils ! Pardonnez-moi si vous trouvez ma
140
L’île du châtiment abdennour abdou
curiosité trop indiscrète pour connaître la cause
de votre présence aussi dans cet endroit isolé et
maudit et qui m’intrigue énormément. Je voudrais
bien savoir par quelle étrange aventure vous vous
trouvez dans cette île. Mais avant que je vous
demande de me le dire, je vous prie d’être patient
pour m’écouter d’abord. Ce que je vais vous révéler
est sur le pourquoi de cette terrible vengeance
contre mes filles».
Le prince comprit bien la douleur dont souffrait
ce vieil homme en le voyant réduit dans le triste état
où il se trouvait ainsi que la façon pitoyable dont
il parlait, témoigna l’énorme faute que ses filles
avaient commise. Avant de commencer à raconter
son histoire avec ses filles, le vieillard essuya ses
larmes et baissa la tête en fixant ses yeux sur le sol,
puis il entama son récit : « Sachez mon fils, lui dit-il,
que mon père n’a eu d’enfant que moi. En mourant,
il m’a laissé une fortune considérable. Comme il était
commerçant, il a amassé beaucoup d’argents dans
sa profession. J’ai suivi l’exemple et j’ai embrassé ce
métier. Au bout de quelques années, ma fortune a
doublé. J’avais toujours une grande attention à ne
pas dépenser inutilement mon argent. Dieu m’a
donné par sa volonté quatre adorables filles et point
de garçon. Je les tant aimais sans faire de différences
entre elles. De leur côté, elles avaient une entente
parfaite et un respect remarquable entre elles. Avec
141
tout le bien que je possédais, je leur ai fait bâtir, à
la sortie de la ville, une grande maison magnifique
avec un joli jardin. Je l’ai richement meublée pour
mener une vie tranquille et saine. Nous avons
honorablement vécu en y partageant de très bons
moments. Nulle autre passion n’avait d’empire sur
moi, seul mon commerce et l’amour de mes filles
faisaient mon unique occupation voire mon plaisir. À
chaque retour de mon voyage, je n’ai jamais manqué
de leur offrir de beaux cadeaux pour leur exprimer
mon amour car elles étaient orphelines de mère.
Or, un jour, lorsque j’étais dans la ville pour
une affaire urgente, j’ai rencontré un ancien ami.
Après avoir passé un bon moment ensemble en
discutant à propos de notre profession et de notre
vie quotidienne, il m’a appris une nouvelle avant de
nous séparer : « Ah, mon ami ! Notre conversation
m’a fait oublier de t’annoncer une bonne nouvelle.
Une de nos proches viendra te rendre visite dans
quelques jours pour te demander la main d’une
de tes filles, et je crois qu’elle vise la plus jeune.
Tu vois ? C’est le hasard qui nous a dirigés, tous les
deux, vers cet endroit juste pour t’aviser. Comme
cela, tu auras quelque temps pour tout préparer ».
Je l’ai remercié pour cette nouvelle et nous nous
sommes quittés.
Chez-moi et à la tombée de la nuit, comme j’avais
coutume de prendre une boisson chaude avant de
142
L’île du châtiment abdennour abdou
dormir, j’ai chargé ma petite fille de m’en apporter
une tasse dans ma chambre. C’était aussi l’occasion
pour lui communiquer cette merveilleuse nouvelle
en tête-à-tête pour éviter la jalousie de ses sœurs.
En l’embrassant joyeusement, je lui ai annoncé :
« Chérie, il y a une bonne nouvelle à t’annoncer.
On vient de m’informer que dans quelques jours,
une famille prestigieuse de la ville viendra chez
nous pour me demander ta main. Cela m’a donné
beaucoup de joie car je désire si passionnément
te voir heureuse avec l’homme qui te mérite ».
Ma jeune fille a reçu cette nouvelle avec un grand
déplaisir. Au lieu de me répondre, elle a baissé
les yeux, son visage a changé de couleur et une
tristesse s’y est apparue. J’ai compris qu’elle n’était
pas contente et je lui ai demandé : « Ma fille ! Cela
ne doit pas te faire de la peine ! Au contraire, c’est
le bonheur de ta vie et de ton avenir. Si tu ne veux
pas te marier, dis-moi pourquoi. S’il te plaît, dis-le
moi et ne me cache rien ». Elle m’a répondu d’un
ton triste : « Oh adorable père ! Je te supplie de me
pardonner si je refuse maintenant cette demande.
Ne le prends pas comme une désobéissance. Je n’ai
rien contre le mariage, je n’ai jamais manqué d’y
penser mais je n’ai aucune intention de partager
ma vie avec un homme avant que mes sœurs aînées
ne le fassent d’abord. Il me parait injuste de me
marier avant elles alors qu’elles le méritent avant
143
moi. En plus, elles ont le droit à cet honneur. Oh !
Père, je t’explique familièrement pour mieux me
comprendre. Si je me marie avant elles alors que
je suis la plus jeune, les gens malhonnêtes seront
capables, par leur calomnie, d’accuser faussement
et injustement la bonne conduite de mes sœurs.
Ils seront également capables de les montrer du
doigt comme filles de mauvaises mœurs. Et à
cela, l’avenir de mes sœurs sera brisé et personne
ne viendra plus les demander en mariage. Voilà
papa pourquoi je refuse ce lien. Maintenant, je te
prie de trouver un prétexte pour convaincre cette
honorable famille des raisons de notre refus». Je lui
ai dit : « Je te trouve intelligente et optimiste. Aie-
en l’esprit en repos, et pour l’amour que tu portes
pour tes sœurs, je tâcherai de trouver un moyen
pour vous marier toutes». Elle m’a remercié de
ma compréhension, m’a embrassé et a regagné sa
chambre. Cette adorable fille était d’une gentillesse
et d’une générosité sans pareilles envers ses sœurs.
Elle était aussi la plus belle et la plus intelligente.
Quand elle parlait, le son si doux de sa voix avait
même quelque chose qui charmait tous ceux qui
l’entendaient. Avec ces qualités, il ne fallait pas
s’étonner si ladite famille l’avait choisie.
Effectivement, une semaine ne s’écoulait pas
que cette famille s’est présentée chez nous et nous
l’avons bien accueillie. Lorsque nous abordions le
144
L’île du châtiment abdennour abdou
sujet de leur visite, je leur ai répondu avec désolation
en expliquant au père la raison de mon refus. Je
lui ai dit que notre famille est trop attachée aux
traditions dictant qu’en mariage, il ne faut jamais
donner la main de la plus jeune et écarter l’aînée.
Cette tradition demeure fortement appréciée et
consevée de génération en génération. La famille
du prétendant a respecté ma cause en se retirant
raisonnablement.
Deux mois plus tard, une autre famille aussi noble
que la première est venue nous rendre visite pour
la même demande et j’étais fort obligé de recourir
au prétexte que j’ai employé avec la précédente.
Au fil des jours, j’ai remarqué un changement de
comportement de mes autres filles à l’égard de leur
petite sœur mais je n’ai pas pris leur changement
en considération car j’étais sûr que cela n’était que
l’expression de leur jalousie que j’ai cru passagère
et naturelle dans un cas pareil.
Des mois plus tard, j’ai résolu de faire un
voyage dans une ville très lointaine. À la veille de
mon départ, je me suis rendu à la ville afin de me
fournir de quelques nécessités que j’avais crues
indispensables pour mon projet. Comme je suis
passé par une grande place d’où venaient toutes
sortes d’oiseaux exposés à la vue des passants. J’y ai
acheté quatre oiselets que j’avais mis séparément,
chacun dans une cage avant de regagner ma
145
maison. Quand j’étais dans ma chambre, j’ai appelé
mes quatre filles, j’ai offert à chacune une cage avec
son oiselet et je leur ai dit en plaisantant : « Mes
adorables filles, voilà un petit cadeau pour vous en
vue de vous divertir. Seulement, Celle qui, d’entre
vous, apprend à son oiselet à chanter, elle aura le
plus beau cadeau, à mon retour». Cette surprise leur
paraissait très intéressante et chacune se vantait
déjà de sa réussite pour obtenir le meilleur objet
promis. Le lendemain matin, après avoir mis tout
en ordre, j’ai pris la route pour la ville prévue. Mon
absence a duré quatre mois et neuf jours. Pour tenir
ma promesse, j’ai acheté quatre cadeaux identiques,
c’était les meilleurs qui pourraient se trouver dans
cet endroit-là. Quoique je fusse persuadé que c’était
la plus jeune qui réussirait, j’étais obligé d’éviter de
choisir un cadeau mieux que les trois autres pour
ne pas attiser de plus leur jalousie. Après mon long
voyage, je suis enfin revenu mais au lieu d’être
accueilli joyeusement comme d’habitude, mes filles
se mettaient à pleurer amèrement. Inquiet, je leur
ai demandé : « Oh ! Mes filles, qu’est-ce qui s’est
passé ? J’attendais impatiemment le moment de
mon retour pour vous voir et vous embrasser, et me
voilà alarmé par votre étrange tristesse ! Expliquez-
moi ce que vous avez exactement !». L’aînée
s’écriait en sanglotant : « Oh ! Adorable père, quel
malheur plus funeste pourrait-il nous arriver de pire
146
L’île du châtiment abdennour abdou
que celui qui nous a réduit dans cet état ? Tu n’as,
peut-être, pas fait attention à l’absence de notre
plus jeune sœur parmi nous à cause de ta fatigue
ou parce que tu croyais qu’elle était là quelque
part. Hélas! C’est sa perte qui nous a chagrinées à
ce point. Une semaine après votre départ, au cours
de notre souper, elle était soudainement prise par
une crise qui lui a provoqué des convulsions et elle
s’était écroulée à la renverse. Nous avons couru à
son secours mais nos efforts lui étaient vains et elle
était étrangement morte sur le champ». J’ai poussé
un cri effroyable en fondant en larmes, ce qui a
renouvelé celles de mes filles pour remplir la maison
de nos sanglots. Dans l’état de fatigue où je me
trouvais, cette information m’a choqué au point de
m’évanouir. Me voyant ainsi, mes trois filles m’ont
soutenu en s’entraidant à me coucher sur un sofa.
Après avoir jeté de l’eau sur mon visage, j’ai ouvert
mes yeux et j’ai vu mes filles affligées autour de
moi. Je leur ai faiblement dit : « Oh, mes adorables
filles ! Suis-je victime d’un cauchemar ou d’un
sinistre réel ? ». Elles m’ont répondu : « Oui, père.
Notre sœur n’est plus de ce monde, elle est enterrée
au pied du laurier dans notre jardin. Console-toi et
soumets-toi à la volonté de Dieu qui l’a choisie. À
Lui nous appartenons et à Lui nous retournerons ».
Comme il faisait déjà nuit, je me suis retiré dans
ma chambre, je me suis mis au lit où j’avais passé
147
tout ce temps à pleurer de toute ma force : « Ah !
Maudit soit ce voyage qui m’a privé d’assister à sa
mort. J’aurais préféré rencontrer la mort sur mon
chemin que d’apprendre cette cruelle nouvelle me
condamnant à être triste toute ma vie. Si j’étais
présent, pour la voir mourir à mes côtés, j’aurais au
moins la chance de l’embrasser une dernière fois
et l’enterrer de mes propres mains. Sa vie était de
courte durée. Pauvre chérie, que Dieu t’ouvre les
portes du paradis et t’accorde miséricorde ». Cette
nuit-là me paraissait infinie, et aux premières lueurs
de l’aurore, je suis sorti de ma chambre en direction
de sa tombe où j’étais fort surpris de ce que mes
yeux venaient de découvrir. J’ai trouvé une infinité
de toutes sortes de fleurs multicolores encadrer
cette tombe et dégager un parfum agréable ainsi
qu’un bout de roseau cassé et sec qui poussait sur
sa terre. Je m’y suis écroulé et j’ai commencé à prier
en la baignant de mes larmes. Quelque temps plus
tard, mes filles m’ont rejoint et ont fait comme moi.
Depuis, je menais une vie solitaire sombrant
dans un profond désespoir et je ne m’intéressais
à rien. Je ne pouvais pas quitter sa tombe pour
arroser sa terre de mes larmes tristes et y réciter
de longues prières. J’ai passé, ainsi, plusieurs mois
dans le tourment qui augmentait de jour en jour en
moi. Mes filles me voyant rongé par cette affliction,
elles m’ont rejoint, un jour, à la tombe pour me
148
L’île du châtiment abdennour abdou
consoler : « Oh ! Adorable père. De grâce, garde ta
patience et soumets-toi à la volonté de Dieu ! Cela
t’aidera à modérer l’excès de ta visite à cette tombe
pour ne pas trop souffrir. Nous ne voulons pas te
perdre aussi. Essaye donc de faire un généreux
effort afin de pouvoir t’apaiser car tu sais bien que
ni tes larmes, ni tes sanglots ne nous feront revenir
notre petite sœur. Es-tu résolu à te laisser mourir en
renouvelant quotidiennement ce triste évènement
qui t’enveloppe dans le pire des malheurs ? Nous
avons perdu notre mère puis notre sœur, et si tu
les rejoins, que deviendrons-nous alors ? Qui mieux
que toi peut se charger de nous ? Nous serons
certainement abandonnées. Rappelle-toi que Dieu
nous a limité un délai à respecter dans notre deuil
et à ne pas le dépasser ! Nous te prions encore
une fois de te consoler car notre sœur n’est qu’une
parmi tant de morts qui restent gravés dans nos
cœurs jusqu’à notre mort. Nous ne pouvons rien
faire contre la volonté divine. En plus, notre sœur, si
elle était encore vivante, elle n’aimerait pas te voir
détruit. Pour l’amour de notre sœur, sois patient
papa ! ». En me prononçant ces propos, mes filles
ont regagné la maison.
J’ai demeuré un bon moment penché sur le sol
qui couvrait éternellement le corps innocent de ma
bien-aimée en le mouillant de mes larmes. Puis,
j’ai regagné ma chambre. Il m’était impossible de
149
chasser ce douloureux souci, quoique j’employasse
tous les moyens pour me soulager. Je ne manquais
pas de prier Dieu le jour comme la nuit afin de
m’aider à surmonter ce tourment cuisant au point
de sentir mon mal diminuer en moi peu à peu, après
quoi j’ai commencé à reprendre ma vie normale.
Même si cet évènement malheureux a eu lieu
l’année passée, je le ressens maintenant comme s’il
se déroulait devant mes yeux. Un jour, une affaire
très importante m’a appelé dans une ville où je n’ai
jamais mis pied, j’ai décidé alors de faire ce voyage.
Dès mon arrivée, j’étais énormément frappé par
sa beauté et toutes ses merveilles qui invitaient le
regard à l’admirer.
Après y avoir visité plusieurs quartiers aussi beaux
les uns que les autres, j’ai longé par hasard une rue
qui donnait sur une grande place publique et mon
attention était attirée par une nombreuse foule de
tous sexes et de tous âges assistant à un spectacle en
formant un grand cercle. Cet évènement paraissait
fort intéressant, ce qui m’a incité à trouver place
parmi eux pour voir ce qui se passait. Mais comme
je suis arrivé parmi les derniers, j’étais éloigné et
il m’était impossible de voir de quoi il s’agissait
à cause du nombre de cette assistance qui se
bousculait et me faisait obstacle. J’ai juste entendu
le prix d’un objet qu’un homme prononçait à haute
voix pour le vendre au plus offrant. C’est pourquoi
150
L’île du châtiment abdennour abdou
j’ai commencé à m’approcher en me faufilant
dans la foule. Finalement, j’ai réussi à atteindre
les premiers rangs et j’ai alors aperçu un vieillard
boiteux se tenir debout grâce à l’appui d’une petite
canne en roseau. Il était borgne de l’œil gauche et
portait dans sa main une flûte. Sur son épaule, se
posait un si bel oiseau. Ce vieil homme tournait
en rond en montrant cet instrument qu’il voulait
vendre à l’envi en criant : « Approchez-vous ! Venez
voir et entendre la chose la plus extraordinaire et
la plus merveilleuse que le monde n’a jamais vu de
pareil. Venez écouter et admirer ma flûte et mon
oiseau enchanté qui surprendront vos yeux et vos
oreilles ! Dix pièces d’or déjà, qui dit mieux ? Oui, je
cèderai cette belle chose au plus offrant ».
Un monde fou s’assemblait et demeurait
impatient de voir ce vieillard faire sa démonstration
magique. Puisque ce vieillard était las de crier
et de montrer son objet, il a commencé, dans un
silence de mort, à faire voir et entendre sa surprise.
Il a déposé sa canne au sol et a pris sa flûte. Dès
qu’il jouait les premières notes, l’oiseau a volé
de son épaule et il est allé s’exposer en face de
lui en battant sur place des ailes. La chose la plus
extravagante s’est donc réalisée. Seul celui qui en
était témoin, la croirait. On entendait une belle voix
féminine douce sortir de cet instrument et l’oiseau
chantait des vers tristes : « Oh, flûtiste, ayez pitié
151
de mon corps ! Ne soufflez pas si fort ! Si vous le
saviez, vous vous feriez du tort. Je vais vous conter
mon histoire malheureuse qui vous fera pleurer.
Cette mélodie dévoile la barbarie dont elles avaient
traité mon corps. Dieu et l’oiseau étaient témoins
de mon sort ! ». Je ne trouve pas d’expression, mon
fils, pour vous expliquer ce que cette chansonnette
mélancolique a provoqué dans les corps et les
esprits de tous ses spectateurs. Nul témoin de cette
scène n’y demeurait sans larmes, mais si quelqu’un
fut énormément touché jusqu’au fond de son
cœur, c’était bien moi. Cet évènement m’a fait une
impression qui m’était inconnue jusqu’alors ! Il me
rappellait un souvenir inoubliable car cette voix
douce m’était bien familière, elle ressemblait à celle
de ma défunte fille. Je ne m’en doutais pas, surtout
en voyant cet oiseau qui l’accompagnait et que je
reconnaissais comme chacune de mes quatre filles.
Je ne sais pas par quel miracle j’ai gardé mon sang
froid malgré cette terrible surprise ! Rien n’était
capable de m’obliger à me fléchir pour posséder
ce mystérieux objet même s’il me devrait toute ma
fortune. Comme j’avais sur moi une grande somme
d’argent et pour ne pas perdre ce trésor, je lui ai
proposé le triple du dernier prix qu’on lui avait
offert, n’étant que de vingt pièces d’or. Je ne faisais
cela que pour le mériter sans rival. En entendant
ce prix élevé et inattendu, toute l’assistance était
152
L’île du châtiment abdennour abdou
stupéfaite. Tout le monde détournait son regard
vers moi comme si je perdais la raison. Le vieillard
n’était pas moins étonné que toute cette foule, il l’a
accepté rapidement car il ne pouvait croire à une
telle fortune. Après lui avoir attribué la somme, il
m’a donné la flûte. Mais à peine, je l’avais dans ma
main, que ce merveilleux oiseau est venu pour se
poser sur mon épaule. En m’éloignant de la foule
avec empressement, je me suis installé dans un coin
isolé, loin des curieux, pour essayer cet instrument
unique. Dans une grande intimité, j’ai imité les
gestes du vieillard. Quand je faisais les premières
touches, l’oiseau a pris son vol et a refait la même
action qu’il avait faite avec le vieil homme. Aussitôt,
la voix triste commençait à chanter : « Oh, adorable
père, aie pitié de mon corps ! Ne souffle pas si fort !
Aie la patience d’écouter mon histoire et tu sauras
toute la vérité via ces vers qui dévoileront la fureur
de leur barbarie. Elles ont profité de ton voyage
pour traiter injustement mon corps. Dieu et l’oiseau
étaient témoins de mon sort ! ». Imaginez-vous
alors l’effet de ces propos sur moi ! Cela m’était
suffisant pour connaître la fausse déclaration que
mes filles m’avaient prononcée au sujet de sa mort
afin de me tromper et camoufler leur crime.
Je serrais cet objet dans ma main et je
m’abandonnais à mes larmes voire à la douleur de
ce souvenir qui renaissait en moi et doublait mon
153
chagrin. Je ne peux vous dire, mon fils, ni trouver de
vocabulaire pour vous exprimer l’état ou j’étais à ce
moment-là. Soudain l’image de ce vieillard a traversé
mon esprit et m’a donné l’espoir de m’éclaircir sur
ce mystère. Il était le seul qui pourrait m’aider à
découvrir la vérité. Je me suis promptement levé
pour aller à sa rencontre à l’endroit où j’avais
acheté l’objet. Arrivé, j’y ai trouvé peu de gens
et le vieillard en train de s’éloigner difficilement.
J’ai couru jusqu’à lui et je l’ai enfin rejoint. En me
revoyant, il s’est arrêté et m’a regardé d’un air
étonné, probablement parce qu’il m’a vu haletant. Il
demeurait très patient sans murmurer en attendant
que je reprisse souffle pour lui demander ce que
je voulais. Lorsque je me sentais capable de parler,
je lui ai demandé : « Oh, grand-père, pardonnez-
moi si vous trouverez ma question trop curieuse !
Je vous prie, au nom de Dieu Tout-Puissant, de me
raconter comment vous avez eu cet objet sans rien
me cacher. En récompense, je suis prêt à vous offrir
tout ce qu’il pourra vous assurer le bonheur ». Le
vieillard a constaté mon attachement à l’objet et m’a
répondu : « Oh, brave homme ! Ce que vous m’avez
déjà offert m’est d’un grand profit. Au contraire, c’est
moi qui dois vous remercier car la somme que vous
avez payée est plus élévée que le véritable prix de la
flûte. Maintenant, si vraiment vous voulez savoir par
quelle aventure j’ai possédé cet objet, je n’ai pas de
154
L’île du châtiment abdennour abdou
peine à vous dire la vérité car j’avoue, moi aussi, que
même si cet objet m’appartenait, et que je l’ai moi-
même fabriqué, sa surprise m’était au-delà de ce
que j’avais imaginé. Croyez-moi ! Jusqu’à présent, je
ne savais pas plus que vous ce qu’il devait vraiment
cacher comme secret. Je pense qu’il dépendait d’un
enchantement mystérieux. Sachez brave homme
que je ne suis ni magicien ni charlatan ni homme de
mauvaise conduite ! Je ne suis qu’un pauvre mendiant
honnête. J’ai mené une vie plus malheureuse en
parcourant villes et villages pour demander la
charité. Depuis trois ans, je suis allé à une ville, et
avant même d’y pénétrer, j’ai aperçu une très belle
maison que tout le monde avait envie de posséder.
Elle était entourée d’un jardin merveilleux avec des
arbres fruitiers. Dans l’état pitoyable où j’étais, j’ai
souhaité que son propriétaire eût pitié de moi et me
donnât quelques pièces pour subsister. En frappant
à la porte, trois belles dames proprement habillées
m’ont accueilli. Mon état les a renseignées sur ce
que je voulais, et sans me donner le temps de leur
parler, elles m’ont dit : « Oh ! Grand-père, que Dieu
vous assiste ! Nous sommes désolées de ne pas
pouvoir vous accorder l’aide que vous souhaiteriez.
Notre père est en voyage et nous n’avons rien à vous
offrir, nous vous demandons pardon». Leur réponse
m’a percé le cœur et j’ai regretté d’avoir tenté cette
chance. Mais au moment où je m’apprêtais à les
155
quitter, l’une d’elles, apparemment l’aînée, m’a dit :
« Attendez ! Patientez un moment !» Puis elle s’est
tournée vers la dame qui était si près d’elle et lui a
murmuré à l’oreille : « Chère sœur, va chercher les
économies de notre cadette défunte pour les offrir
à son nom, peut être Dieu aura pitié de nous et
allègera notre châtiment dans l’au-delà, pour notre
injustice à son égard ». Aussitôt, cette dame a obéi
et en peu de temps, elle est revenue avec quelques
pièces : « Tenez grand-père, en hommage à notre
sœur ». Ravi de cette fortune, je les ai remerciées
de leur bonté et de leur générosité avant de partir.
Je ne faisais que quatre ou cinq pas qu’un chant si
doux est soudainement venu me percer les oreilles
et m’obliger à m’arrêter. J’ai cherché d’où venait ce
chant jusqu’à ce que j’aperçusse, à travers la clôture
du jardin, un si bel oiselet penché sur un roseau
qui poussait sur une tombe au pied d’un laurier.
Ce petit oiseau d’une espèce magnifique chantait
plusieurs mélodies tristes au point de m’émerveiller
et provoquer en moi l’envie de le posséder. Je
demeurais un bon moment à admirer sa beauté
et son chant si attirant en me disant : « Ah ! Plût à
Dieu que je vendisse ce bijou rare à un prix élevé
si j’aurai la chance de le capturer. Comme cela
j’ajouterai cette fortune à celle que les filles de cette
maison m’ont donnée. Je commencerai par acheter
de beaux habits, puis par manger comme les riches
156
L’île du châtiment abdennour abdou
pour quitter à jamais ma misère». Cette espérance
m’a encouragé à tenter cette chance malgré mon
âge. Je suis allé de l’autre côté dans l’espoir de le
surprendre par derrière. J’ai difficilement franchi
la clôture qui séparait le jardin de la maison et en
prenant toutes les précautions, je m’avançais sur
le gazon à pas ralentis, sans faire le moindre bruit.
L’oiseau était occupé à chanter. Lorsque j’étais à un
mètre derrière lui et je me préparais à l’attraper, il
a senti ma présence et a volé rapidement pour se
poser sur le laurier. Ainsi, il m’était impossible de
l’atteindre, j’ai donc abandonné l’espoir d’être riche.
J’ai tourné mon regard vers ce roseau qui balançait
encore et j’ai remarqué que la distance séparant les
anneaux était d’un grand intervalle. Une idée m’est
venue à l’esprit ; c’était de m’en servir pour fabriquer
une flûte afin de me divertir. Loin d’endommager
la tombe, j’avais l’intention de ne pas l’arracher
par la racine, c’est pourquoi j’ai pris mon couteau
et je l’ai coupé à quelques centimètres de la terre.
Mais dès que le oisillon m’avait vu faire ce geste,
il a poussé des cris épouvantables sans cesser de
voltiger au dessus de ma tête comme si pour me
faire peur. Cette horreur m’a fait trembler tout le
corps au point de sentir que mes jambes m’ont déjà
abandonné. Je ne savais pas quoi faire, la seule
idée que j’avais, c’était de me servir de ce roseau
pour le chasser en fouettant l’air à son approche. Se
157
sentant en danger, il s’est retiré pour aller se mettre
au sommet d’un arbre.
Sa retraite m’a donné l’occasion de me sauver
mais au moment où j’avais escaladé la barrière pour
passer de l’autre côté, le petit oiseau m’a aperçu,
il a quitté son perchoir et a volé droit vers moi en
égosillant et usant de son bec pour me percer le
crâne. En essayant d’éviter sa fureur, je suis tombé
en catastrophe sans pouvoir contrôler mon saut.
Dans ma chute, j’emportais avec moi une partie
de la clôture et le choc était si violent qu’il m’avait
fracturé la cheville. Le bout du roseau que je tenais
à la main m’a percé l’œil et me l’a crevé. Quoique
tout cela me provoquât une douleur atroce, je n’ai
poussé aucun cri, je ne faisais que pincer mes lèvres
pour apaiser mon mal et éviter l’arrivée des dames.
Il m’était impossible de demeurer encore longtemps
dans cet endroit pour ne pas être surpris, c’est
pourquoi, je me suis péniblement relevé tout en me
servant de ce roseau pour me soutenir et marcher.
Afin d’arrêter le saignement, j’ai déchiré un morceau
de mon habit avec lequel j’ai pansé ma plaie qui me
faisait terriblement mal. J’ai eu énormément de
difficulté à me traîner en cherchant un asile pour
me reposer. Au fur et à mesure que je me déplaçais,
ma douleur augmentait de plus en plus, mon
énergie se dégradait, mes forces s’affaiblissaient et
ma vision se troublait. Cette avalanche de malheur
158
L’île du châtiment abdennour abdou
faisait naître en moi une angoisse inconcevable et
un mauvais présage sur le temps qui me restait à
vivre, je voyais alors la mort rôder autour de moi et
je m’abandonnais au désespoir.
Cependant, l’oiseau n’a pas lâché prise et m’a
suivi à travers les airs en voltigeant autour de moi
comme s’il voulait faire barrage à mon chemin. Mais
j’avais l’esprit tellement occupé par la frayeur de la
mort qui me menaçait que je ne me rendais compte
ni de sa présence ni de son épouvante. Je me trainais
ainsi plusieurs heures jusqu’à ce que la chance me
sourît et j’eusse le bonheur de rencontrer une vieille
cabane en ruine où j’ai décidé de passer la nuit. J’ai
occupé ce refuge, terriblement affaibli, le corps
tout mouillé de sueur qu’une grande fièvre causait.
Je me suis étendu sur le sol où je demeurais plus
mort que vivant au point de perdre connaissance.
Un rêve si étrange m’a promptement réveillé.
Lorsque j’ouvrais les yeux, il faisait déjà jour. Ce qui
m’a surpris, c’était de ne sentir aucune douleur ; ni
au niveau de mon œil ni au niveau de mon pied.
Cela me semblait me quitter comme par miracle et
me rappelait le mystérieux songe qui avait planté
en moi le doute. Effectivement, le rêve était clair,
si clair qu’il m’avait paru plus réel que fantastique
et son image restait gravée dans ma mémoire. J’ai
rêvé que j’étais allongé sur le sol couvert de laine
et de plumes d’oiseaux. En pleurant mes maux et
159
ma misérable destinée, une dame apparaissait
soudainement devant moi, elle tenait dans sa
main droite un petit oisillon identique à celui qui
m’avait terrifié, et dans sa gauche une grosse feuille
de roseau. Cette créature était d’une beauté sans
pareille. Elle était souriante avec un profond respect
et d’une douceur ensorcelante lorsqu’elle me disait :
« Oh ! Grand-père, je vous prie de vous débarrasser
de cette affliction. Dieu est témoin de votre foi en
Lui, de votre conduite et de votre honnêteté, vous
ne serez sûrement pas exclu de sa miséricorde.
Bientôt votre vie prendra un autre chemin plus
meilleur à l’avenir et le souci de votre mauvaise
destinée, qui vous inquiète, va plutôt disparaître.
Par la volonté de Dieu, vous aurez connaissance
d’un projet inattendu qui vous sera d’une grande
nécessité pour gagner votre vie indépendamment
des autres. Donc, ne ratez pas cette occasion ! Dieu
connaît bien votre pauvreté et vos souffrances, en
récompense, vous aurez de lui une fortune rare.
Tâchez de ne pas la gaspiller inutilement. Pour
votre générosité, Dieu vous en ajoutera davantage
si vous offrez le quart de ce que vous amassez aux
démunis et aux nécessiteux ». Lorsqu’elle a terminé
de me parler, elle a pris la feuille de roseau et l’a
tournée sept fois autour de la plaie de mon œil et
autant sur ma cheville en ajoutant : « Oh ! Grand-
père, quoique votre handicap vous soit éternel,
vous ne sentirez plus jamais aucune douleur». Elle
160
L’île du châtiment abdennour abdou
m’a salué en me faisant un doux sourire et elle a
disparu. Ce rêve m’a bouleversé et m’a plongé dans
de profondes réflexions. Comment ne pourrais-je
pas être surpris par ce rêve et surtout en me voyant
promptement guéri d’un mal qui, naturellement,
doit prendre beaucoup de temps pour s’adoucir et
se cicatriser. Cela faisait naître en moi un étrange
soupçon sur ce qu’il devait cacher et ce qui le reliait
à la réalité.
J’ai donc ramassé le roseau et j’en ai coupé un
morceau assez suffisant pour fabriquer ma flûte.
J’ai levé, par hasard, mes yeux au ciel et j’ai aperçu
l’oisillon sur une poutre de toit effondré ; les yeux
fixés sur moi. C’était un oiselet identique à celui que
j’ai vu dans le rêve avec la belle dame. Il était calme
et sans aucun signe de menace. Malgré ces signes
de confiance, je feignais de ne pas prêter attention
à sa présence en me tenant sur mes gardes très
méfiant à sa moindre réaction tout en continuant
mon projet. Après l’avoir achevé, j’ai commencé à
l’essayer pour juger ce que cette flûte me donnerait
comme mélodie. Dès que je soufflais dedans, la
plus merveilleuse chose du monde s’est produite.
Il m’est impossible de trouver les mots nécessaires
pour vous expliquer l’émotion qu’a faite sur moi
cette surprise en ce moment-là. Au lieu d’entendre
une mélodie sortir de cet instrument, j’ai entendu
une voix féminine, qui par son chant agréable et
161
triste, a attiré l’oiseau quittant sa place et venant
se présenter au dessus de cet objet à la manière
dont vous étiez témoin. Cette voix n’était aussi que
celle qui m’a parlé dans le rêve. La surprise m’était
vraiment incroyable, elle m’a paniqué et m’a laissé
sentir partagé entre la joie et la tristesse. Je répétais
maintes fois ce jeu et j’entendais toujours le même
chant mélancolique qui m’avait fait couler beaucoup
de larmes car j’ai attribué cela à un enchantement
qui se cachait dans cet objet. Lorsque j’ai terminé
de jouer, le petit oiseau, au lieu de s’acharner
avec violence sur mon corps, il est venu se poser
calmement sur mon épaule et depuis, il ne me
quittait pas.
Cet étrange évènement m’a inspiré une bonne
idée. Il s’agissait d’en faire un spectacle au public
pour m’enrichir. Ce rêve n’avait-t-il pas quelque
chose de commun avec ma destinée, puisque je l’ai
déjà approuvé par mes plaies et leurs douleurs ?
C’est pourquoi, j’ai décidé de suivre cette idée,
le même jour, dans cette ville-là où j’ai fait ma
première démonstration devant une grande foule.
Les gens, qui ont assisté à ce spectacle attendrissant,
m’avaient jeté quelques pièces. Effectivement, cet
essai bien réussi m’a donné un grand espoir et
cette journée m’a été la plus heureuse de ma vie.
J’y ai amassé une grande somme d’argent qui avait
dissipé tous mes malheurs du passé. Je suis donc
162
L’île du châtiment abdennour abdou
resté trois jours dans cette même ville à exhiber
ce mystérieux phénomène après quoi j’ai résolu
de parcourir toutes les villes et tous les villages du
pays pour montrer ce spectacle si étrange. De ce
projet, Dieu soit loué par sa volonté, j’ai acquis une
fortune sans pareille. Mais voilà qu’hier une chose
surprenante se renouvelait en moi et me poussait
beaucoup à penser à la retraite. Croyez-moi, brave
homme ! J’ai vu la même dame, cette nuit-là dans
mon rêve mais sous une autre forme. Je me voyais
dans un joli jardin d’une grande et magnifique
maison et devant moi, un coffre rempli de pièces
d’or que j’étais en train de compter. La flûte était
à ma gauche et l’oiseau à ma droite. Soudain, la
mystérieuse dame m’est apparue à nouveau. Elle
était vêtue du même habit que la fois passée en
tenant dans sa main un beau tapis à la grandeur de
ce qu’on avait coutume de prier dessus, et sur lequel
le nom de Dieu était écrit en lettres d’or. Elle s’est
approchée de moi et m’a dit : « Oh, grand-père ! Par
la volonté de Dieu, me voilà encore une fois pour
vous annoncer une bonne nouvelle. Si vous suivez
mes conseils, vous serez sûrement digne de mériter
ce qui est promis dans l’au-delà ! Dieu vous a choisi
pour vous mettre sur la bonne voie. Il vous a tenté par
la misère mais vous avez pu bien la supporter dans
la patience en gardant toujours votre foi en Lui et en
vous soumettant à sa providence. Il vous a donc tiré
163
des ténèbres, puis vous a conduit vers la lumière et
vous êtes resté très fidèle à sa loi, ce qui a renforcé
davantage votre confiance en Lui. C’est pourquoi,
maintenant, dans l’extrême vieillesse où vous êtes
réduit, il est temps de penser à votre repos. Je vous
prie, grand-père de me faire l’honneur et d’avoir la
bonté de me remettre ce précieux bijou car je crois que
son service a pris fin pour vous. En échange, acceptez
de ma part, ce tapis saint qui va fortifier davantage
votre foi envers l’unique Maître de l’univers ».
Aussitôt, l’oiseau a poussé un cri étrange et très
doux en quittant sa place et allant se reposer sur
sa tête. Elle l’a pris dans sa main et couvert son
petit corps de baisers. Avant de me quitter, elle
m’a dit : « Oui, il en fera, pour certains, tant de
surprises étonnantes et inimaginables. À Dieu ».
Ce second rêve m’a stupéfié et m’a laissé croire
aux paroles de cette étrange femme. En vérité,
les choses succédaient conformément au rêve
et cela renforçait extrêmement ma confiance à
cette possibilité. Et me voilà donc réaliser ce que
cette dame mystérieuse m’avait prédit en me
débarrassant de la flûte après en avoir gagné une
bonne fortune. Mon intention était d’acheter une
maison pour y passer mes derniers jours consacrés
à l’adoration de Dieu. Puisque cet instrument,
par la volonté de Dieu vous est destiné, sachez
bien le conserver, il vous sera d’un grand intérêt.
164
L’île du châtiment abdennour abdou
Voilà, brave homme mon histoire avec cette flûte
mystérieuse ! Je vous jure, sur mon âme, que je
n’ai rien inventé en dehors de la vérité. Ô ! Mon
fils, j’avoue que je n’avais pas besoin d’écouter
toute l’histoire du vieillard car ses premiers mots
m’étaient déjà suffisants pour connaître la vérité
dont j’avais soupçonné. Ma douleur en était plus
mortifiante que celle lorsque j’avais appris la mort
de ma petite fille.
Lorsque le vieil homme me racontait son histoire,
j’avais le cœur serré et j’étais sur le point d’éclater,
néanmoins je me forçais à garder le plus longtemps
possible ma patience et à le laisser continuer pour
mieux encore m’éclaircir. Mais quand il a achevé
son récit, je n’ai pas pu résister et j’ai pris ma tête
entre mes mains en explosant en sanglots sans
cesser de répéter le nom de ma défunte fille. Quant
au vieillard, il était surpris de ma réaction en me
regardant sans réagir. Comme ma douleur était
un peu apaisée, il s’est approché de moi, a mis sa
main sur mon épaule et m’a caressé pour me dire :
« Oh, brave homme ! Je suis vraiment étonné de
vous voir en cette situation désolante ! Vous me
faites trop de peine. Je vous jure que si je savais
que mon aveu vous ferait un tel choc, je ne vous le
raconterais quoique vous donnassiez. Mais, si cela
est dû à autre chose, je vous supplie, à mon tour, de
vous confier à moi ».
165
L’honnêteté de ce vieillard me paraissait sincère,
c’est pourquoi je n’ai pas pu m’opposer à sa demande.
J’ai repris mon souffle, j’ai essuyé mes larmes qui
ruisselaient encore sur mes joues et je lui ai dit :
« Oh, grand-père ! Ni mon courage ni ma patience ne
pourront m’empêcher de retenir mes larmes après
avoir écouté ce que vous venez de me révéler car
votre histoire et mon mauvais souvenir convergent
vers la même personne. Ne soyez, donc, pas surpris
par ce que je vais vous raconter. En plus, vous m’avez
aidé à découvrir, par votre témoignage, les vraies
circonstances de la mort de ma jolie fille. Vous allez
avoir pitié d’elle car nul ne pourra entendre son
histoire sans être choqué. Grand-père ! Avant même
d’entamer mon sujet, je vous prie d’avoir confiance
en mes paroles et de ne pas le prendre pour un conte
de fée ou me prendre pour un homme fou. Sachez
que je suis le père de cette douce fille qui chantait
pour raconter sa triste histoire par le témoignage
de son merveilleux oiseau qui l’accompagnait
toujours. Même la dame que vous avez vue dans
vos rêves n’était autre que ma fille. Pour votre piété
et votre bonne conduite, Dieu vous a choisi pour
être la cause de ma découverte du secret de son
assassinat. Il ne s’agit plus d’un enchantement,
comme vous le croyais, mais plutôt d’une histoire
réelle déroulée dans ma ville et plus précisément
dans ma maison. Ce que vous m’avez raconté et
166
L’île du châtiment abdennour abdou
ce que j’ai vu et entendu sont très suffisants pour
me convaincre de la vérité des responsables de ce
crime. L’âme qui hante cette flûte est celle de la plus
jeune de mes quatre filles qui avait dix ans, le jour
du décès de leur mère. J’ai pris un grand soin de leur
éducation pour les rendre plus heureuses. Nous
avons vécu ensemble plusieurs années dans la joie
sans cesser de louer Dieu pour les bienfaits qu’il
m’a donnés pour vivre l’honnêteté et la richesse.
Mes filles ne manquaient de rien, je leur ai assuré
tout ce qu’elles désiraient. Hélas, la vie de la petite
a pris une mauvaise tournure et elle a sombré
dans le pire des malheurs à la fleur de l’âge. C’était
la désagréable nouvelle annoncée par mes filles
lors de mon retour d’un long voyage. Je ne savais
rien sur sa mort que, d’après la déclaration de ses
sœurs, sa brièveté et son étrangeté car ma pauvre
fille n’avait jamais eu de problèmes de santé.
Ce malheur s’emparait de moi pendant plus
d’une année, puis je me suis entièrement résigné
à la volonté divine. Je remercie Dieu pour m’avoir
incité à visiter cette ville et pour m’avoir guidé vers
cet endroit pour vous rencontrer et découvrir la
vérité amère de mes filles. Oui, grand-père, ce crime
est dû à la jalousie de ses sœurs. Je me souveins
bien du jour où une noble famille est venue me
demander sa main pourtant elle était la plus jeune.
Elles en étaient jalouses et surtout qu’une autre
167
famille m’a fait la même demande pour elle, deux
mois plus tard. Certes, cet évènement a attité mon
attention sur leur comportement à l’égard de leur
jeune sœur mais je n’ai jamais imaginé que cela
finirait par un crime cruel. Voilà donc, la version
originale cette histoire tragique et mystérieuse. Je
vous jure que si la convergence entre nos histoires
n’est pas un hasard, le triomphe des criminelles ne
durera plus longtemps.
Il me reste maintenant à connaître la vérité de la
bouche des responsables de cette horreur. Je vous
assure que le châtiment qui les attend de ma part,
ne leur semblera sûrement pas clément. Le vieillard
m’a écouté d’un air étonné en étant bouleversé
d’avoir entendu un tel récit, à quoi, il ne s’attendait
nullement pas. J’ai, à peine, terminé mon dernier
mot, qu’une crise de nerfs s’emparait de son corps
et il éclatait d’une manière si violente. Il a enlevé son
turban et l’a jeté avec rage sur le sol. Puis, il s’est laissé
choir brutalement sur les genoux en commençant à
frapper ses mains et sa face contre terre. À haute
voix, il s’exclamait avec regret : « Que je sois mille
fois maudit que Satan ! Oh, Seigneur ! Prenez mon
âme à l’instant quoique vous soyez témoin de mon
innocence ! Je ne pourrai pas supporter de vivre
dignement sur cette terre après l’horrible barbarie
que j’ai commise sur le corps d’une innocente. Non,
je ne pourrai plus supporter ce fardeau ! ». Il s’est
tourné vers moi, les yeux remplis de larmes et le
168
L’île du châtiment abdennour abdou
visage déformé par le choc en me disant : « Brave
homme ! Je vous supplie de pardonner ma faute et
ma conduite insensée pour le traitement inhumain
que j’ai fait sur le corps de votre fille malheureuse.
Croyez-moi, je suis tellement ignorant que je n’ai
pas essayé de comprendre ce mystère ou, au moins,
m’informer auprès des sages et des dévots à son
sujet. Je n’ai pensé qu’à un simple enchantement. Je
vous jure sur mon âme que si je l’avais su d’avance,
j’aurais préféré passer toute ma vie dans la pauvreté
et la misère que d’aller chercher le bonheur et la
fortune par ce moyen.
Le pauvre vieillard pleurait à chaudes larmes sans
cesser de se maudire et de se plaindre pour que je
lui pardonnasse. J’avais pitié de lui et je ne pouvais
pas résister à le voir se torturer ainsi. Je me suis
trouvé dans l’obligation de le calmer en lui disant :
« Ne vous reprochez pas, grand-père ! Ce n’était
pas de votre faute. Pourquoi vous vous abandonnez
au chagrin alors que vous n’êtes ni responsable ni
cause de ce drame ? Au contraire, Dieu vous a bien
choisi afin que votre témoignage fût la clef de la
vérité de cette histoire déjà décrétée, prédestinée
et bien mesurée par sa Toute Puissance ». Ces
propos l’avaient convaincu après quoi nous nous
sommes séparés.
Dès que je l’avais quitté, je me suis senti
désorienté et hors de moi. Croyez-moi, mon fils,
169
que depuis ce temps-là jusqu’alors je ne savais ni
quel chemin j’ai pris ni combien de temps j’ai mis
pour mon retour. Si ce n’était pas le cri de l’oiseau
qui était toujours sur mon épaule, je ne me rendrais
pas compte de mon arrivée. L’oiseau quittait mon
épaule pour se diriger vers mon jardin. Je l’ai suivi
des yeux jusqu’à ce qu’il se posât sur le bout du
roseau qui se trouvait sur la tombe et il commençait
à répéter un chant tristes que nul ne pourra y
résister. Ce spectacle m’a servi d’avertissement pour
réussir la surprise que j’ai réservée à ces méchantes
ingrates. C’est pourquoi avant d’entrer à la maison,
je me donnais le temps de chasser toute trace de
mauvaise humeur et de colère sur mon visage afin
de ne pas attirer leur attention sur mon bref retour.
Quoique je fusse pour garder mon calme, la douleur
ne me quittait pas.
Je suis donc rentré par la porte qui donnait sur la
cour où j’avais aperçu mes trois filles assises sur un
banc. En me voyant, elles se sont levées en sursaut,
très surprises par mon apparition. Elles se sont
dirigées vers moi en me disant d’un air étonné : « Oh,
père ! Pourrions-nous connaître la raison qui t’a fait
revenir si tôt ? Ne nous dis pas que c’est toujours
dû à ton chagrin pour notre petite sœur ? ». Je leur
ai répondu : «Vous avez raison. Mon voyage aurait
dû être long mais me voilà revenu rapidement ! Ce
n’est pas à cause de mon chagrin mais parce que je
170
L’île du châtiment abdennour abdou
suis tombé sur un merveilleux objet très précieux et
unique, ce qui m’a obligé à rentrer pour vous l’offrir.
Mes filles, impatientes, avaient envie de voir ce
cadeau singulier mais lorsque je le leur ai montré,
il les a désagréablement surprises. Au lieu de voir
leurs visages s’illuminer de joie et de plaisir, je les ai
vus changer de couleurs.
Sans faire attention, elles ont fait deux ou trois
pas en arrière en échangeant quelques regards
douteux et interrogateurs. Cette réaction si louche
a attiré mon attention et m’a donné la raison de
douter d’elles.
Je faisais semblant de n’avoir pas prêté garde à leur
stupéfaction en essayant toujours de me tenir calme
et de conserver ma bonne mine bien que la douleur
gagnât de l’ampleur pour me fléchir et perdre
patience. Je leur ai dit : « Mes enfants, je comprends
bien que mon retour imprévu vous a surprises
mais le cadeau que j’ai pour vous le mérite bien. Je
remercie Dieu de m’avoir guidé vers cette belle ville
accueillante pour avoir la chance de tomber sur
cet instrument et le posséder. Quoiqu’il me coûtât
une somme considérable, son prix ne pourrait se
mesurer à l’amour que j’ai pour vous. Je regrette
seulement l’absence de ma petite fille. Ma dernière
phrase semblait décevoir mes filles ayant quelques
signes de mécontentement sur leurs visages.
171
J’ai présenté, donc, la flûte à l’aînée et je l’ai
invitée à jouer pour amuser ses sœurs. Tout à coup,
l’oiseau a quitté la tombe de sa maîtresse et m’a
rejoint mais en apercevant la présence de mes filles
à mes côtés, il a poussé des cris terrifiants sans
cesser de tourbillonner au dessus de leurs têtes. Il
leur a fait peur au point d’avoir les visages pâles et
les corps frissonnants et d’une voix tremblante, elles
m’ont dit : « Oh, père ! De grâce, aie pitié de nous !
Chasse cette mauvaise créature ailée qui nous fait
horreur ! Nous ne supportons pas de la voir. Quant à
cet instrument de musique, nous sommes désolées
car nous n’avons jamais essayé un tel objet et à
présent, nous ne savons pas nous en servir». Leur
comportement bizarre et le prétexte dont elles se
sont servies pour se libérer de ce que je désirais
d’elles, m’ont rendu certain de leur culpabilité.
Je faisais semblant de tourner la chose en
plaisanterie en leur disant gentiment : « Mes
enfants, je ne comprends pas d’où vient ce trouble
qui vous agite et vous fait toute cette peine. Je ne
pense pas que c’est à cause du petit oiseau doux
mais s’il a réagi de la sorte, c’est que sûrement votre
refus de jouer de cet instrument l’a irrité parce que
vous l’avez privé de ce plaisir à partager ensemble.
Il est le compagnon inséparable de cet instrument
et je suis persuadé qu’en vous voyant jouer, il sera
calme et vous en serez incroyablement surprises.
172
L’île du châtiment abdennour abdou
Quant à l’emploi de cet instrument, il n’est pas assez
compliqué. Il suffit juste de souffler en bouchant ses
trous et le miracle apparaîtra. Malgré mon insistance,
mes filles demeuraient fermes dans leur opposition.
Leur refus m’a porté hors de moi. J’étais donc
obligé d’employer d’autres moyens pour les forcer
à se plier à ma demande. J’ai violemment tiré mon
sabre de ma ceinture, ce qui aurait pu décapiter une
de mes filles qui était tout près de moi si elle n’avait
pas le réflexe si vif pour se retirer promptement. Puis,
en reprenant mon air sérieux, je les ai menacées :
« Que la malédiction soit sur vous autant que Satan,
maudites criminelles ! Votre comédie a assez duré.
Si jusqu’à présent, vous avez su garder le secret
concernant la vérité de la mort de votre petite
sœur, cela ne veut pas dire que vous êtes sauvées.
Cette fois-ci, vous n’aurez aucune chance de trouver
d’autres prétextes pour me tromper. Tout secret
doit se révéler, un jour. Commençons par votre
refus à m’obéir ! Il m’a fait bien connaître que vos
âmes ne sont pas innocentes et que vous cachez
un mystère cruel. Mais vous ignorez que j’en savais
autant que vous. Non seulement l’acte barbare que
vous avez commis sur votre petite sœur mais aussi
l’étrange évènement qui a suivi sa mort. Déjà, votre
réaction à l’égard de cet instrument, votre frayeur
de l’oiseau et votre prétexte pour justifier votre
refus m’ont assez confirmé que vous étiez bien au
173
courant de l’histoire de la flûte et son compagnon.
Vous allez écouter le pitoyable témoignage de ce
que vos mains sataniques ont ignominieusement
exécuté sur le corps d’une innocente. Maintenant,
faites immédiatement ce que je vous ordonne et ne
me laissez pas languir encore, sinon, je vous jure
que rien ne m’empêchera de verser votre sang dans
le pire des souffrances».
Mes filles se sentaient trahies et humiliées, donc,
elles commençaient à obéir contre leur gré et avec
un grand déplaisir. L’aînée a pris la flûte de ma main
et elle s’est apprétée à jouer. L’oiseau se calmait et
allait s’exposer devant l’instrument pour accomplir
fidèlement son rôle. Ma fille, les yeux remplis de
larmes qui coulaient à flots sur ses joues, la flûte
entre ses lèvres, tenue par ses mains demeurait
hésitante, le corps tremblant ; elle était sûrement
effrayée de la surprise qu’elle allait entendre. Elle est
restée un bon moment interdite. Cette attente me
paraissait interminable et avec l’impatience qui me
rongeait, je lui ai ordonné furieusement : « Mais,
joue donc ! Qu’attends-tu ? Que je te sépare la tête
du corps ? » Ma fille se voyant prise entre deux feux,
a opté pour ma demande. Elle a essuyé avec le dos
de sa main les larmes qui mouillaient son visage et a
enfin obéi. Cependant, l’oiseau n’a pas quitté sa place.
Il demeurait dans sa position en battant sur place des
ailes pour maintenir son équilibre en attendant avec
174
L’île du châtiment abdennour abdou
impatience le signal de sa maîtresse. Lorsque ma fille
a soufflé dans la flûte, une voix juvénile et miraculeuse
est sortie de son sein en plaignant l’injustice et les
sévices qu’a subis son corps : « Oh, gentille sœur !
Aie pitié de moi et ne souffle pas encore si fort sur
mon corps, il n’est pas complètement mort. Tu as
abusé de ma confiance pour exécuter sur moi une
terrible violence. De quel crime suis-je responsable
pour mériter une souffrance abominable ? Tu m’as
torturée et égorgée, tu as coupé ma chair avec rage
et tu l’avais jetée en pâture aux animaux sauvages !
Pourquoi toute cette vengeance de moi ? Dieu et
l’oiseau étaient témoins de mon sort ». Elles ont joué
à tour de rôle en passant l’instrument de main en
main et la flûte faisait sortir les mêmes paroles pour
les trois. Ce témoignage si surprenant les a averties
et leur a fait rappeler leur souvenir désagréable.
Visiblement peinées par ce qu’elles venaient
d’écouter, cette désolation les a plongées dans une
consternation totale. Accablées par le choc et la
tristesse qui se lisaient sur leurs visages, elles ont
donné libre cours à leurs larmes sans relâche dans
un silence de mort.
Mais d’entre tous, le plus touché et blessé, ce
n’était que moi. La violence de cette terrible preuve
m’a ébranlé et m’a percé le cœur. J’étais le jouet de
la pitié et de la haine. Avant même de perdre mes
esprits, j’ai violemment arraché la flûte de la main
175
de la dernière joueuse, je l’ai serré dans la mienne
en la plaquant fortement contre ma poitrine et je
leur ai tourné le dos ; le corps courbé en deux.
Cet objet merveilleux m’a inspiré une émotion
étrange et m’a plongé dans un tourbillon de pensées.
Je l’ai imaginé comme étant le petit corps de mon
adorable défunte fille en me rappelant les meilleurs
souvenirs de ma vie à ses côtés. Tandis que j’avais
l’esprit occupé de cette perte amère qu’un autre
phénomène nouveau à mes habitudes s’emparait
mystérieusement de moi. Je me sentais plus léger
que l’air, puis transporté dans un territoire inconnu
bien différent que le nôtre. C’était un endroit sans
pareil où j’ai aperçu une très jolie dame. Cette
créature féerique ignorait totalement ma présence
car je me trouvais à une certaine distance d’elle et
j’avais presque tout le corps caché par de longues
tiges de coquelicot, seul mon visage était découvert.
J’étais content d’avoir la chance d’assister à tel
spectacle, pourtant, j’ai assez vécu dans le monde
d’ici-bas et j’ai vu beaucoup de paysages loin d’être
en mesure de la scène que j’avais devant les yeux.
J’ai fixé mon regard sur cette dame à la beauté
angélique, occupée à cueillir des fleurs pour former
de petits bouquets. Elle n’y était pas seule, une
multitude d’oiseaux de toutes espèces et couleurs
l’entouraient ; les uns posés sur diverses parties
de son corps, les autres volaient autour d’elle en
176
L’île du châtiment abdennour abdou
plein chant doux. Dans sa ceinture, elle portait une
bourse remplie de grains qu’elle offrait à ces petits
oiseaux. Ainsi, je ne pouvais pas détourner mon
regard de ce spectacle paradisiatique. Soudain,
trois silhouettes féminines sont passées devant
moi sans prêter attention à ma présence. Même si
leurs visages étaient voilés, j’ai pu remarquer leur
regard puissant et effrayant. Chacune d’elles tenait
dans sa main droite un couteau caché derrière le
dos. Cela m’a poussé à douter d’elles et à ne pas
rester inactif. J’ai essayé d’avertir verbalement cette
jolie fille mais Il m’était impossible de faire sortir le
moindre son ma bouche. Je n’ai pas compris ce qui
m’avait subitement pris. J’ai constaté que j’avais la
gorge serrée et la langue nouée, c’est pourquoi j’ai
décidé d’intervenir en toute hâte pour aller secourir
cette malheureuse dont la vie était en danger. Pire
encore ! Je ne sentais non plus mon corps !
Je demeurais, donc, immobile et il ne me restait
que la vue et la conscience vivantes, attachées à
un corps inerte. Au-delà de mon pouvoir, je n’ai
fait que suivre de mes yeux l’évènement tragique
qui allait se produire. J’ai désespérément observé
les trois dames aller tout droit vers leur victime, à
pas pressés et mesurés. Quand elles étaient si près
d’elle, les oiseaux ont senti leur présence, et avec
un bruit assourdissant à l’aide de leurs ailes, ils ont
pris la fuite pour aller se poser sur les branches des
177
arbres environnants. Leur réaction n’était pas vaine,
elle a attiré l’attention de leur maîtresse occupée.
Elle s’est tournée par curiosité pour connaître ce
qui avait effrayé ses adorables compagnons. Elle
a vu, alors, les trois dames au regard terrible sans
même avoir pris la peine de la saluer. Heureuse de
leur visite, elle a pris trois bouquets de fleurs et les
leur a offerts avec un beau sourire mais ce geste
généreux lui était fatal. Ces méchantes ingrates
les ont reçus avec une terrible violence et les ont
jetés sur son visage, ce qui l’a fait tomber évanouie.
Profitant de sa chute et de son inconscience, elles
se sont acharnées sur elle en lui donnant plusieurs
coups de couteaux sans oublier de lui couper la
tête. Or, cette barbarie ne semblait pas apaiser leur
haine, elles commençaient à découper froidement
sa chair en quartiers. Cette scène macabre, exposée
à mon regard m’a complètement bouleversé au
point de perdre quasiment la raison. J’étais hors de
moi mais sans rien pouvoir faire.
Je n’arrivais même pas à m’identifier. Je ne savais
pas si j’étais un homme, un animal, un djinn ou un
diable ! Je me jugeais témoin et complice, victime et
coupable ! Non ! Mon corps et mon esprit n’ont jamais
subi une telle torture. Cette horreur si singulière m’a
transpercé le coin le plus profond de mon cœur et m’a
fait énormément souffrir pour mon incapacité à réagir.
Bien que mon corps fût délivré de ce qui l’avait retenu,
178
L’île du châtiment abdennour abdou
il était est trop tard pour la secourir. Ces monstres
humains ont accompli en toute quiétude leur crime.
Oui, c’était bien dommage de voir une si belle créature
heureuse, promettant une vie joyeuse, finir, en un peu
de temps, par être un cadavre atrocement mutilé et
complètement inconnu !
Tandis que les trois criminelles continuaient à
ensanglanter leurs mains dans le sang de cette jeune
innocente, le soleil se couchait pour donner lieu à un
gros nuage noir brusquement formé et poussé vers
notre direction à une vitesse remarquable.
Ce phénomène imprévu m’a beaucoup étonné car
il me semblait anormal de voir une telle chose dans
une journée si claire. Mais, lorsque cette noirceur
était plus près, elle dissipait. En fait, cette obscurité
n’était formée que d’un très grand nombre de
petits oiseaux. Ce spectacle m’a encore troublé
de plus au point de sentir une brûlure dans mes
yeux. Soudain, des cris effrayants ont éclaté pour
chasser cette image d’horreur dont j’étais témoin.
J’ai ouvert mes yeux larmoyants pour me retrouver
dans la cour de ma maison à côté de mes filles qui
pleuraient en se lamentant.
Dans leur crise de larmes, elles ne se sont pas
lassées de s’arracher les cheveux sans cesser de
se frapper la poitrine et se griffer le visage. Même
ce merveilleux oiseau n’était pas à l’écart de ce
179
terrible évènement, il ressentait son propre mal et
semblait aussi comprendre les paroles de ce triste
témoignage venant de la voix de sa malheureuse
compagne. Son comportement, ses agitations et
ses cris étouffés et entrecoupés manifestaient bien
son affliction. Cette douce créature ne lui manquait
alors que les larmes.
Bien que mon corps fût libéré de l’emprise qui le
retenait, mon esprit demeurait pleinement hanté par
l’image qui l’avait traversé. Je suis, donc, persuadé
que tout cela n’était l’effet ni d’un simple cauchemar
ni d’un hasard mais il était sûrement provoqué par
les paroles du mystérieux témoignage, que j’avais
écouté, transformées en image dans ma mémoire.
Devant les pleurs de mes filles dans la cour
de notre maison, je ne faisais que les regarder,
soupirer et sangloter tout en torturant leurs corps.
Leur état si triste n’excitait aucunement ma pitié.
Au contraire, leur souffrance n’a fait qu’attiser ma
haine et ma vengeance car je ne savais pas si leurs
sanglots exprimaient véritablement leur regret ou
s’ils n’étaient qu’une simple comédie pour adoucir
mon cœur. Peu importe pour moi ! Que leurs larmes
soient de sang ! Désormais, elles ne pourront jamais
s’attendre à ma pitié. Croyez-moi mon fils, le temps
de leur torture me paraissait le moment le plus long
de ma vie. En voyant leurs cris s’apaiser, j’ai proféré
en colère : « Ah, misérables assassines ! À quoi
180
L’île du châtiment abdennour abdou
bon vous vous torturez et vous vous lamentez ? Ce
témoignage n’a-t-il pas trahi votre mensonge ? Cette
preuve n’est-elle pas suffisante pour démasquer
les responsables de cette barbarie ? Sachez que ni
votre repentir ni vos larmes ne pourront jamais me
dédommager de la perte de ma petite fille. Voilà,
enfin, la véritable fin de ma petite fille et qui n’était
plus naturelle. Maintenant, il me reste à vous
écouter raconter les causes et les circonstances de
ce drame incroyable».
À ma demande, mes filles demeuraient pensives
comme si elles cherchaient des mots pour me
répondre, puis elles finissaient par l’avouer sans
opposition en partageant la parole, lorsque l’une
d’elles était empêchée par les larmes et les sanglots
de dire davantage, l’autre reprenait le récit et en
continuait la suite. Elles m’ont déclaré leur crime avec
regret : « Oh, adorable père ! Nous te demandons
pardon pour le mal que nous avons fait naître en
toi et qui ne cesse de te mortifier. Oui, le diable a
profité de notre faiblesse, et il a bien réussi à nous
inciter à commettre l’irréparable. Nous prions Dieu
de te préserver la vie, de fortifier ton esprit par le
courage et la patience pour écouter jusqu’au bout
le secret de ce terrible évènement. Nous savons
très bien que l’histoire est très douloureuse voire
insupportable au point de doubler ton chagrin. Oh,
adorable père ! Si jusqu’alors nous n’avons pas cédé
181
à te dévoiler la réalité de la fin de notre petite sœur,
c’est parce que nous t’aimons et nous ne voulons
pas que tu en souffres. Notre regret était à l’extrême
à l’égard de notre crime que nous n’avons pas pu
chasser de notre mémoire et l’ensevelir dans un
éternel oubli. Mais maintenant, et gâce à la volonté
de Dieu, le mystère de notre sœur est connu pour
toi. C’est pourquoi, nous sommes obligées de vous
l’avouer en toute franchise. Notre crime est dû à
notre jalousie qui ne faisait qu’augmenter notre
haine en voyant notre plus jeune sœur parmi nous.
Notre amour pour elle disparaissait de jour en jour
et nous n’avions pour elle que notre souhait de lui
faire du mal. Oh, adorable père ! Nous ne cessions de
maudire le malheureux jour où cette noble famille
s’était présentée chez nous pour demander la main
de notre plus jeune sœur. C’était le jour où notre
jalousie commençait à germer dans nos cœurs.
Cette jalousie est devenue haine avec l’arrivée
de la seconde famille pour la demander aussi au
mariage. Nous avouons que cet insupportable souci
a fait naître en nous une crainte terrible pour notre
avenir et notre bonheur en remarquant que tout
le monde ne s’intéressait qu’à elle comme si nous
n’existions pas. Sa beauté, son intelligence et tout
ce qu’elle avait comme qualités ne faisaient que
nous déranger.

182
L’île du châtiment abdennour abdou
Désespérées, nous étions prêtes à tout faire
pour nous débarrasser d’elle. La pire des choses
qui a enflammé notre vengeance, c’était son petit
oiseau avec lequel ses capacités étaient au-delà de
ce que nous avons imaginé. Non seulement, elle a
brillamment réussi, sans trop de peine, à l’initier en
un temps record à chanter, mais elle lui a aussi appris
à la comprendre lorsqu’elle lui parlait et il obéissait
à tous ses ordres. L’amour qu’elle avait pour lui et la
confiance qu’elle avait en lui, l’ont poussée même à
lui laisser la cage ouverte pour aller se distraire en
toute liberté dans la nature pour regagner sa cage,
au coucher du soleil. Nous nous sommes, donc,
persuadées que le meilleur cadeau promis lui serait
sûrement attribué.
Nous l’avons terriblement haïe au point de
décider de l’écarter définitivement et ton absence
en était la meilleure occasion. Nous avons préparé
un complot contre elle pour la faire disparaître afin
d’assurer notre avenir car en refusant de se marier,
elle ne s’est pas souciée de notre avenir. Elle, étant
encore jeune avec un avenir brillant, a oublié que
plus nous avancions en âge, plus le temps consumait
nos corps et diminuait notre beauté. Si elle avait
accepté l’une de ces deux demandes au mariage,
elle aurait pu nous laisser la chance de nous marier
aussi. Son refus nous a laissé croire qu’elle le faisait
exprès pour nous faire obstacle et détruire notre
183
bonheur. Armées de ces fausses idées, nous avons
décidé de mettre fin à sa vie.
Oh, cher père ! Nous avouons, en toute franchise,
que notre haine a bien atteint son paroxysme. Pour
l’apaiser, nous nous sommes servies de son corps
d’une façon plus atroce. Le jour de son assassinat ne
s’effaçait plus de notre mémoire, c’était au cours de
la troisième semaine de ton départ. Le matin, pour
la pièger, nous lui avons demandé d’aller faire des
courses. En son absence, nous avons pris nos oisillons
et nous leur avons creusé une petite fosse dans notre
jardin. Sans scrupule, nous les avons sauvagement
exécutés. Notre amusement commençait par les
avoir déplumés, tous vifs, jusqu’à la dernière plume
qui enveloppait leurs corps. Affaiblis par la douleur,
les petits oiseaux ne cessaient de pousser des cris
jusqu’à leur enterrement vivants. Quand notre plus
jeune sœur était de retour, il faisait encore jour,
nous l’avons bien accueillie et nous nous sommes
amusées ensemble dans le jardin. À la tombée de
la nuit, nous avons pris un air sérieux de tristesse
enveloppant visiblement nos visages et nous nous
sommes rendues dans sa chambre.
Nous voyant ainsi, elle était peinée avant même
de connaître la raison de notre malheur. Sans nous
donner le temps de l’informer, elle nous a tendrement
demandé : «Oh, aimables sœurs! Pourrais-je
connaître la cause de ce malheur qui s’est subitement
184
L’île du châtiment abdennour abdou
abattu sur vous ? Nous lui avons répondu: «Oh,
lumière qui nous éclaire ! Nous avons une mauvaise
nouvelle à t’annoncer. Le matin, lorsque tu étais en
ville, nous voulions t’imiter mais malheureusement,
la rigoureuse épreuve dans laquelle nous nous étions
engagées s’est vouée à l’échec. Cette bêtise nous a
coûté la perte de nos oisillons. Nous ne savons pas
ce qui nous a incitées aujourd’hui à nous lancer dans
cette tentation hasardeuse.
Nous avons volontairement laissé les cages
de nos oisillons ouvertes dans le but de donner
cette liberté à nos oisillons d’aller découvrir pour
la première fois les merveilles de la nature. Mais,
si nous leur avons donné cette occasion, c’est
pour nous assurer de leur confiance en nous, en
espérant les revoir en fin de soirée rejoindre leurs
logis. Hélas, ils ne sont jamais revenus. Quelle
excuse trouverons-nous pour justifier, à notre père,
leur disparition ? C’était ses cadeaux pour nous. Il les
a soigneusement choisis et nous a demandé de leur
apprendre à chanter pour les écouter à son arrivée.
Non seulement leur perte et notre honte qui nous
mortifient mais aussi la colère de notre père à cause
de cela. Voilà pourqoui nous sommes venu demander
ton aide. Tu es la seule personne qui peut nous aider
à récupérer nos oisillons. Elle nous a interrompues
impatiemment : « Oh, adorables sœurs ! Dites-moi ce
que vous voulez que je fasse pour vous. Je suis prête à
185
tout ce que vous me demandez pour vous aider avec
plaisir. Rien ne m’empêchera de vous aider. Même si
mon âme devait être nécessaire pour vous assister et
vous donner tout le bonheur que vous désirez recevoir
de moi, dites-le donc et n’ayez aucun doute sur mes
paroles. Je vous promets de contribuer fidèlement
à votre projet». Sa réponse nous a déjà persuadées
de sa disposition à nous rendre service, ce qui nous
a encouragées à bien ruser avec elle. Nous lui avons
donc expliqué : « Aimable, petite rose qui ne cesse de
parfumer de bonheur notre vie et notre foyer ! Nous ne
cessons de louer Dieu pour nous avoir donné un être
si rare parmi nous ! Nous pensons déjà que tu es née
pour faire le bien et repousser le mal. Nous avouons que
cette idée nous est venue grâce à ton brillant pouvoir.
Nous te supplions d’informer ton oisillon sur notre
disgrâce pour qu’il les guide jusqu’à leur demeure. À
notre avis, il faut emporter avec nous leurs cages pour
les récupérer sur le champ. Ainsi, nous leur évitons les
peines et les souffrances du retour. Voilà notre idée et
c’est à toi d’accepter ou de refuser». Souriante et fière,
elle nous a réconfortées : « Oh, aimables sœurs ! Ne
vous inquiétez pas pour cela ! J’espère que mon oisillon
viendra au bout de sa mission. Vos oisillons sont ses
frères et je suis certaine qu’il fera tout son possible pour
les récupérer. Calmez-vous ! Demain, je l’informerai.
Maintenant, vous pouvez dormir en paix ». Nous
l’avons chaleureusement remerciée avant de regagner
186
L’île du châtiment abdennour abdou
nos chambres ; toutes joyeuses en chantant déjà notre
victoire. Le lendemain matin, elle s’est réveillée très tôt
que d’habitude avant que son oiselet ne quittât sa cage
et elle lui a expliqué sa mission.
Elle nous a dit que tout était prêt et nous a
demandé de l’accompagner à la forêt munies de nos
cages. À cette occasion, nous avons pris un panier
dans lequel nous avons caché un couteau et une
corde sous les bouteilles d’eau nécessaires pour
le repas en cours de route. En prenant le chemin
de la forêt, elle nous a dit : « Hâtons-nous ! Ces
créatures sont encore inconscientes du danger qui
pourrait leur arriver. Nous ne reviendrons sûrement
pas bredouille car mon oiselet va les retrouver
avant qu’un mal ne les surprenne». Notre petite
Sœur nous suivait toute confiante. Elle ignorait
complètement qu’à chaque pas, elle s’approcherait
certainement des bras de la mort. Nous avons
marché un bon moment dans la direction que
l’oiseau nous avait indiquée. Enfoncées dans la
forêt jusqu’à un point isolé de toute âme, nous nous
sommes échangé un regard signalant le moment
de l’attaque, et avec une extrême violence nous
nous sommes acharnées sur elle. Dans sa naïveté,
elle ne nous a fait aucun reproche et s’est laissé
prendre sans vouloir se défendre car dans sa tête,
ce n’était qu’un jeu entre sœurs. Mais lorsque nous
commencions à l’attacher au tronc d’un arbre,
187
elle a été si surprise sans même pouvoir deviner
pourquoi nous l’avons traitée avec tant de force.
Elle n’a pu que nous demander : « Oh, aimables
sœurs ! Je ne comprends pas ce que cela signifie ?
Vous avez trop serré ces cordes, elles me font assez
de mal ! J’ignore à quoi vous jouez mais je vous jure
que je souffre énormément. Ayez pitié de moi ! Je
vous supplie de me détacher, je vais suffoquer». En
nous moquant d’elle, nous lui avons dit : « Ah, petit
microbe au corps empoisonneur ! Est-ce vrai que tu
l’ignores ? Tu fais semblant de ne pas connaître le
mal que tu as fait naître en nous ? N’est-il pas ton
tour, à présent, de ressentir ce dont nous avons
tant souffert ? Cela n’est que le début ». Après
avoir reçu notre réponse inattendue, elle a ajouté
pour la dernière fois : « Oh, aimables sœurs ! Vous-
ai-je fait du mal ? Si je le faisais inconsciemment,
je vous demanderais pardon. Si certains djinns
malins vous ont incitées à me faire ce mal, Dieu
en est témoin ! Que Dieu vous délivre et me libère
de l’emprise du diable !». Ses mots, ses plaintes
et ses prières étaient si touchantes qu’il était fort
possible d’adoucir un cœur de pierre mais de notre
côté, notre haine était à l’extrême au point de nous
laisser insensibles à ses propos. Incapable de nous
convaincre, elle s’est abandonnée au désespoir en
versant abondamment des larmes. Sans pitié, nous
l’avons dénudée et nous avons pris des branches
188
L’île du châtiment abdennour abdou
de ronces et d’autres arbrisseaux épineux avec
lesquelles nous nous sommes amusées à la fouetter.
Ces premiers coups lui ont causé une douleur
atroce au point de pousser des cris déchirants.
Craignant que quelques passants ne l’entendissent,
nous avons déchiré un morceau de son habit pour
lui bâillonner la bouche mais son premier cri a
déjà suffit pour attirer son oisillon qui était aux
alentours. Choqué et surpris de l’avoir vue ainsi, il
s’est déchaîné contre nous. Cette étrange créature
unique nous a étonnées par son courage malgré sa
fragilité. Elle avait même l’audace de nous attaquer
pour secourir sa compagne en employant son bec
comme arme pour nous picoter la tête. Néanmoins,
nous nous sommes arrivées à la chasser à coups de
pierres et d’objets qui se trouvaient à notre portée.
Avec sa finesse, sa rapidité et son agilité, elle est
toujours parvenue à éviter nos coups. Subitement
effleuré par une grosse pierre, l’oiselet a senti le
danger et il a abandonné le combat sans sembler
complètement vaincue parce qu’il demeurait
attentif à ce péril qui pourrait, à tout moment, lui
coûter la vie.
Il était donc resté accroché au sommet d’un arbre
où il assistait avec répugnance à cette affreuse scène.
Quant à nous, nous étions prudentes en surveillant
sa moindre attaque qui pourrait nous être fatale
car son mystère a commencé à nous donner des
189
signes de frayeur. Malgré cette gêne, nous n’avons
pas arrêté notre supplice et nous avons continué à
la rouer de coups. Le corps de notre petite sœur
est devenu tout en sang et atrocement massacré.
Accablée par la douleur, elle a trop souffert et a
perdu maintes fois connaissance après quoi, nous
lui avons jeté de l’eau sur le visage pour lui faire
ressentir le mal que nous lui causions avec tant de
violence. Ses dernières forces l’ont abandonnée
et elle a sombré dans une profonde inconscience.
Nous avons essayé de la réanimer mais tous nos
efforts étaient inutiles. Bien que nous la crussions
morte, nous avons remarqué qu’elle était encore
vivante en respirant faiblement.
Puisqu’elle n’a pas encore rendu l’âme, nous
avons pris le couteau et nous lui avons tranché la
gorge comme une bête. Elle a donc expriré dans le
silence, sous le regard impuissant de son oisillon.
Avec sa mort, le mal qui nous rongeait s’est enfin
apaisé et surtout lorsque nous avons séparé sa tête
de son corps. Après avoir mis la tête de côté, nous
avons découpé sa chair en quartiers que nous avons
laissés en nourriture aux fauves de la forêt. Quant
à sa tête, nous l’avons couverte avec un morceau
de linge et nous l’avons mise dans le panier pour
retourner après à la maison, très contentes de notre
résultat. Cependant, l’oisillon nous poursuivait dans
les airs jusqu’à notre arrivée où il allait se poser sur
190
L’île du châtiment abdennour abdou
le laurier. Comme c’était le début de l’après-midi, le
temps qui restait à cette journée pour finir, nous était
suffisant pour creuser une tombe dans le jardin et y
enterrer la tête de notre plus jeune soeur. Comme
cela, il nous était facile de te convaincre de sa mort.
Mais après avoir recouvert la fosse de terre, une
chose étrange s’est produite. Nous avons constaté
que le soleil commençait à perdre de ses éclats peu
à peu et laissait place à une image sombre. Tout à
coup, le jour est devenu nuit alors qu’il a fait encore
jour. Ce mystérieux changement nous a donné la
chair de poule et nous avons cru que même la nature
était touchée par la mort de notre petite sœur au
point d’être plongée dans un deuil. Heureusement
que cet évènement n’a pas duré aussi longtemps car
la lumière est revenue. En regardant le soleil, nous
avons aperçu l’ombre d’une grande boule qui le
cachait et qui était en train de s’écarter lentement.
Nous avons donc compris que c’était une éclipse
solaire coïncidant avec la mort de notre sœur,
puis, nous avons regagné la maison. Nous nous
sommes lavées du sang qui nous tachetait, nous
nous sommes changées et nous avons brûlé ce que
nous avions ôté. Mais la nuit suivante, nous avons
vécu des phénomènes plus horribles dans notre
maison. Nous y avons entendu des pleurs et des
gémissements terrifiants. Ces voix ressemblaient à
celle de notre défunte sœur, ce qui nous a paniquées
au point de quitter nos chambres.
191
Sans savoir où aller, nous nous sommes installées
dans une salle en nous serrant l’une contre l’autre
pour mieux garder notre courage par cette union et
faire face à ce qu’il nous tourmentait. L’évènement
était très angoissant pour le supporter, non
seulement pour les plaintes et les lamentations qui
ne cessaient de doubler mais aussi pour l’étrange
silhouette sans tête, n’étant que le fantôme de notre
petite sœur, qui allait et venait devant nous. Dans
l’état effroyable où nous étions, nous nous sommes
vues plus mortes que vivantes. Notre signe de vie
était le grincement de nos dents et le tremblement
de nos corps. Nous n’avions ni droit au sommeil ni
le courage de nous plaindre malgré les peines que
nous avons subies au cours de la journée. Nous
avons, à cela, souhaité la mort pour nous reposer.
Cette épouvante particulière ne cessait qu’à l’aurore
où nous sentions un grand soulagement. Bien que
cette terrible malédiction nous torturât, elle a bien
réveillé notre conscience. Nous avons alors regretté
notre geste barbare et nous n’avons pas arrêté de
nous maudire en versant des larmes sans relâche.
Quand les premiers rayons de soleil commençaient
à montrer leur éclat, nous avons décidé d’aller
pleurer sur sa tombe pour lui demander pardon.
Mais en ouvrant la porte qui menait au jardin, nous
avons vu la tombe de notre petite sœur dans un
autre état comme si la nature semblait l’embellir à
192
L’île du châtiment abdennour abdou
jamais. Il était encadré d’une infinité de fleurs, de
tous genres et de diverses couleurs, sans compter
les merveilleuses plantes et les herbes les plus
verdoyantes qui l’environnaient. Nous y avons
même vu un joli roseau d’espèce inconnue naissant.
Ce coin fascinant qui ravissait par sa beauté et par
l’enivrante senteur si douce qu’il dégageait, nous
a tant émerveillées. Nous n’avions rien à dire au
sujet de la tombe car cela nous smblait appartenir
au monde fictif. Une fois persuadées de sa réalité,
nous nous sommes avancées vers la tombe à côté
de laquelle l’oisillon était sur le roseau. En nous
voyant y faire les premiers pas, il a poussé un cri
effroyable, déchirant le silence du lieu et il a quitté
son rouseau pour venir vers nous.
Cette courageuse créature furieuse, avec ses cris
assourdissants, nous a paniquées, c’est pourquoi,
nous l’avons chassée de la même manière que la
veille mais cette fois-ci, rien ne semblait la fléchir et
nos gestes ne faisaient que l’irriter de plus en plus
en tournant autour de nous jusqu’à effleurer nos
visages pour nous empêcher de nous approcher de
la tombe de son amie fidèle pour qui cet oiselet était
disposé à laisser sa vie. Avec ses griffes et à l’aide
de son bec, il a saisi de petits cailloux, il s’est élevé
à une certaine altitude et il les a lâchés sur nous.
Quoique ces cailloux fussent si petits, leur poids,
en tombant, était incalculable. Pour les éviter, nous
193
avons couru vers la maison complètent angoissées.
La fatigue, la peur, le manque de sommeil
nous ont accablées et nous étions obligées de
dormir quelque temps à tour de rôle tandis que
deux d’entre nous faisaient la garde. Ainsi, nous
étions attachées sans jamais nous séparer tout
en déplorant notre mauvais sort. Cet évènement
effroyable nous a jetées dans une affliction mortelle.
La nuit, épouvantées par les plaintes, le cri et le
spectre qui nous apparaissait, et le jour, terrorisées
et agressées par la fureur de l’oisillon.
Oh, adorable père, nous avouons que ce tourment
nous faisait énormément souffrir. Il nous était
impossible de supporter tout ce mal si pesant et
qui ne faisait qu’augmenter au point de nous laisser
souhaiter la mort car nous avons vécu ce tourment
durant six jours. Le septième jour, un vieillard est
venu frapper à notre porte pour demander l’aumône.
Comme nous n’avions rien à lui offrir, nous lui avons
donné l’argent que notre défunte sœur avait gardé
en épargne. Ravi de cette fortune inattendue, il nous
a remerciées sans cesser de prier Dieu pour nous
bénir. Puis, il nous a quittées très content.
À la tombée de la nuit, en s’attendant à notre
terrible torture habituelle, nous étions sur nos
gardes dans une peur bleue mais notre attente a
duré jusqu’à l’aube sans que rien ne se produisît.
194
L’île du châtiment abdennour abdou
Dès qu’il faisait jour, nous avons regardé par la
fenêtre qui donnait sur le jardin comme nous le
faisions tous les matins pour nous assurer de la
présence de l’oisillon. Notre surprise était grande !
L’oisillon a disparu et du roseau, il ne restait qu’un
bout encore planté sur la tombe et fraîchement
coupé. Nous avons même remarqué qu’une partie
de la clôture de notre jardin était endommagée. Ce
qui comptait pour nous, c’était d’avoir enfin trouvé
la liberté et l’assurance d’aller auprès de la tombe
de notre regrettée petite sœur.
Enfin, nous avons pu nous rendre à sa tombe pour
y pleurer et lui demander pardon tout en baisant sa
terre mouillée de nos larmes. Nous sommes restées
collées à la tombe jusqu’au soir sans pouvoir nous
en détacher un seul instant. Mais, ni nos prières ni
nos pleurs n’ont pu apaiser notre douleur. Un jour,
nous sommes parties à la ville pour faire des achats,
là-bas, nous avons entendu parler d’une histoire
qui alimentait la conversation de tout le monde.
On y racontait qu’un magicien, borgne et boiteux
montrait par son célèbre pouvoir un spectacle
prodigieux et fort étonnant. Avec une flûte, il faisait
sortir une voix si triste d’une femme plaignant son
mauvais sort et qu’un petit oiseau l’accompagnait
harmonieusement par son chant. Cette nouvelle
nous a secouées et elle est devenue un autre souci
qui s’ajoutait à ce qu’il nous torturait déjà.
195
Certes, si les témoins qui ont assisté à cette
scène avaient cru à un tour de magie, nous, nous
le trouvions trop véridique car cela ne pourrait être
que l’âme et l’oiseau de notre défunte sœur. Ce qui
nous a étonnées, c’était de voir le mendiant en tant
qu’auteur de ce spectacle. Mais du moment que
le vieillard qui s’était présenté devant notre prote,
n’était ni borgne ni boiteux, nous nous sommes dit
qu’il s’agissait de deux personnes différentes. Ce
qui nous intéressait, c’était de récupérer la flûte et
l’oiseau afin de délivrer notre petite sœur de ses
souffrances même après sa mort. C’est pourquoi
nous avons cherché ce magicien dans tous les
quartiers et les coins de la ville mais nous ne l’avons
pas trouvé après quoi, nous sommes rentrées à la
maison plus consternées. Depuis, nous menions
une vie amère sans pouvoir oublier ce jour fatidique.
Voilà la raison de tout ce drame qui a bouleversé
notre famille. Pour la suite, nous pensons que tu
la connais mieux que nous. Et maintenant, nous
sommes prêtes à être punies pour notre crime. Nous
l’accepterons avec une entière soumission. Ainsi,
nous le payerons en ce bas monde en espérant que
Dieu nous allègera son redoutable châtiment quand
nous serons exposées devant sa justice ».
Oh, mon fils ! Il m’est difficile de décrire ce que
je ressentais lorsque j’avais entendu ce désagréable
discours. Il a fallu peut-être que je rendisse l’âme
196
L’île du châtiment abdennour abdou
sous l’effet du choc. Tout bas, je leur ai dit sans
pouvoir retenir mes larmes : « Ah, maudites
barbares ! L’histoire de ma petite fille est assez
connue maintenant. Votre méchanceté et votre
ingratitude étaient à l’extrême. Comment ai-je pu
mettre au monde un ange et trois diablesses ? Voilà
le prix de son amour pour vous ! Ma pauvre fille
a même accepté de sacrifier son bonheur et son
avenir pour le vôtre ! Mais je vous jure par le nom
de Dieu que sa vengeance ne sera sûrement pas
vaine. C’est à moi de choisir le châtiment que vous
méritez et qui rapellera votre perfidie ». Mais, en
les menaçant, mon corps devenait de plus en plus
tremblant qu’inconsciemment j’ai lâché la flûte qui
s’est brisée en deux sur le sol. Tout à coup, la voix
triste m’a prié : « Oh, adorable père ! Au nom de
Dieu, fais-moi la grâce d’enterrer mes restes dans le
carré des fleurs à côté de ma tête ! Mon âme ne me
quittera pas tant que je suis encore sur cette terre.
L’odeur de ses plantes l’attirera et elle s’envolera
dans les cieux pour rejoindre son créateur. Quant
à mes sœurs, j’ai compris la raison de leur acte, je
les accuse mais je leur pardonne !». Cette plainte
si touchante m’a ébranlé et a déclenché en moi un
ruisseau de larmes. Elle a même chassé la faiblesse
qui s’emparait de moi. Sans perdre de temps, j’ai
exécuté sur le champ sa prière en ramassant ses
restes afin de mettre fin à ses souffrances. Je me
197
précipitais hâtivement, suivi de l’oiseau qui m’avait
précédé dans son vol et quand je suis arrivé à la
tombe, il était déjà posé sur le bout du roseau à
m’attendre. J’ai donc creusé une petite fosse, j’y
ai mis les deux morceaux de la flûte et je les ai
recouverts de terre. Après l’avoir pleurée un bon
moment et lui avoir récité de longues prières, je
me suis retiré dans ma chambre car il faisait déjà
nuit. Malgré l’épuisement et la faiblesse que je
ressentais, le sommeil n’a eu aucun pouvoir sur mes
sens. Je demeurais allongé sur le lit, l’esprit saturé de
réflexion, tout en songeant de la façon de punir ces
assassines. Le nom de cette île me venait à l’esprit.
Puisqu’on l’appelait aussi « le lieu du châtiment »,
j’ai décidé qu’elle serait le meilleur endroit pour
exécuter ma vengeance mais j’ai entendu dire des
choses effrayantes sur tout ce qui l’habitait. On
racontait même que tous les audacieux qui avaient
réussi à y pénétrer, aucun d’eux n’avait jamais eu
la chance de s’en sortir vivant, excepté ceux qui
avaient un pouvoir surnaturel.
Ce dernier moyen me rappelait une puissante
magicienne dont on vantait le don. Avec son
irréprochable consentement, elle était capable de
déplacer des objets quelle que soit leur matière
ou leur forme d’un bout à l’autre du monde en un
clin d’œil. Je jugeais alors que son aide me serait
d’un grand secours. J’ai donc résolu de tenter
198
L’île du châtiment abdennour abdou
cette chance et d’aller lui rendre visite tout en
espérant obtenir d’elle ce que je voudrais, c’est-à-
dire me transporter dans cette île et m’acquitter
de ce devoir à leur infliger, en toute tranquillité,
le supplice qu’elles méritaient. J’ai cru que c’était
l’unique solution raisonnable pour apaiser ma
douleur. C’est pourquoi avant même que le jour ne
parût, j’ai pris une somme considérable d’argent
et rien ne pourrait m’empêcher à la lui offrir sans
le moindre regret. L’important pour moi, c’était de
l’accepter. Aux premières lueurs de l’aurore, je me
suis levé et avant de partir à la ville, je suis allé à la
tombe de ma fille pour lui réciter quelques prières.
Mais quelle surprise ! Le merveilleux oiseau était
à plat ventre, ses ailes grandes ouvertes embrassant,
sans vie, la terre qui cachait l’âme de sa maîtresse.
J’ai ramassé son petit corps froid comme la glace,
je l’ai baisé et l’ai enterré à côté de la flûte et de la
tête de mon enfant. Cette magnifique petite bête
qui portait un amour fou pour sa meilleure amie et
qui suivait partout sa mystérieuse âme n’a pas pu
supporter sa perte. Les voilà enfin éternellement
réunis. J’ai embelli la tombe de quelques fleurs,
puis je me suis rendu à la ville. Impatient, j’étais à la
recherche de ladite magicienne. La tristesse, la pitié
et la vengeance m’ont hanté et m’ont déformé le
visage ; je ne me sentais plus l’homme que j’étais.
Je me baladais comme un fou dans toute la ville
199
en me renseignant sur cette magicienne auprès de
ceux que j’ai croisés sur mon passage mais toutes
mes demandes restaient sans réponse. Soudain,
j’ai rencontré un charlatan qui prédisait l’avenir
soi-disant sur les doigts de ses clients. Cet homme
m’a paru le seul espoir pour en tirer quelques
informations sur l’adresse de cette femme. Je me suis
présenté à lui en tant que client et je lui ai demandé
ce que je désirerais, il a consenti sans demander
de détails. Satisfait de son renseignement, je lui ai
offert en récompense une somme d’argent au delà
de ce qu’il imaginait. Je l’ai quitté et l’envie de la
rencontrer m’était si pressante que je me suis rendu
chez elle à l’instant même.
Par bonheur, elle n’était pas si loin. Deux heures
m’ont suffi pour trouver sa demeure où elle m’avait
honorablement reçu. Après lui avoir exposé tout ce
que je voudrais de son assistance, elle m’a proposé
ses conditions et j’ai consenti sans même insister
car elle n’était pas aussi exigeante qu’on la croyait.
Depuis, elle nous a transportés par la vertu de sa
science dans cette île pour leur faire payer leur
crime. Voilà, mon fils, l’histoire qui m’a incité à leur
châtiment ainsi. Je pense que je n’ai pas tort ».
Le vieillard avait ainsi achevé son récit avec
beaucoup de souffrance en versant des larmes
à grands flots sans pouvoir les retenir. Quant
au prince, il avait le cœur si serré après l’avoir
200
L’île du châtiment abdennour abdou
attentivement écouté. Il trouva que cette triste
histoire si singulière était au dessus de toutes les
précédentes qu’il avait vécues et entendues depuis
son existence. Par la diversité extravagante qu’elle
contenait, il lui paraissait que même les contes
les plus fabuleux ne pourraient en aller au-delà. Il
demeurait un bon moment silencieux comme s’il
était abîmé dans ses pensées. Il semblait même
chercher dans sa tête les termes les plus forts et
les plus justes qui pourraient attendrir le cœur du
vieillard et apaiser sa colère. Puis, le prince regarda
pitoyablement le vieillard qui avait toujours les
yeux remplis de larmes et fixés sur le sol. D’une
douceur accompagnée des mots bien choisis, il
lui dit : « Oh, grand-père ! Il est dur de supporter
cet évènement tragique qui suscitera la pitié de
tous les cœurs. Mais j’avoue que si vous persistez
dans votre volonté de les châtier, cela me semble
inutile et ne fait que renouveler votre affliction et
augmenter votre douleur au lieu de les apaiser.
C’est pourquoi, je vous supplie de modérer votre
courroux. Soumettez-vous à la volonté divine et
essayez de chasser de votre esprit cette inspiration
qui ne vient que de la part du diable ! Elles sont
vos propres filles, allez-vous ensanglanter vos
mains dans votre sang ? Si elles vous ont fait du
mal, elles en ont terriblement souffert. Ne dit-on
pas qu’une faute avouée est à moitié pardonner ?
201
Je pense qu’elles ont assez payé. Vous savez
très bien que ni vos larmes ni vos prières n’ont
le pouvoir de redonner la vie à votre petite fille.
Votre vengeance ne la fera plus revenir. Si vos
filles ont commis un crime, vous-même si vous
tenez encore à votre obstination, ne risquerez-
vous pas d’en faire trois ? Car ce que je viens de
connaître m’a bien rappelé le souvenir d’une triste
histoire dont les faits, les causes et l’injustice vous
surprendront probablement. J’ai peur pour vous,
grand-père et si vous me permettez, je vous la
raconte pour en tirer profit ».
Sans rien prononcer, le vieillard lui fit un signe
de tête incitant le prince à commencer l’histoire.
« Grand-père, lui dit-il, on racontait, qu’il y avait
très longtemps, une femme qui habitait dans une
cabane bien éloignée de son village. Pour famille,
elle n’avait qu’un bébé de dix mois et un petit
chien très intelligent et si fidèle. Il était l’unique et
l’inséparable compagnon de son enfant. Son mari
lui laissa, en héritage, une grande ferme dont elle
vivait des fruits. Chaque matin, après avoir allaité
son bébé et laissé de la nourriture pour son chien,
elle le chargea de le distraire, de le surveiller et alla
à son travail.
Or, un jour à mi-chemin, elle se rappela qu’elle
avait oublié de fermer la porte. Elle s’arrêta et
demeura hésitante un bon moment avant de
202
L’île du châtiment abdennour abdou
décider. Mais sa fausse pensée la détourna et elle
continua son chemin. -De toute façon, se dit-elle,
jusqu’à présent rien de fâcheux ne se produit dans
ma maison. Si un voleur se présentera, il ne trouvera
rien de précieux qui pourra l’intéresser. Mais au cas
où un danger surviendrait, mon chien m’alarmera
par ses aboiements. Une heure plus tard, des pleurs
déchirants de son bébé suivis des aboiements sans
relâche de son chien attirèrent son attention. Ayant
le préssentiment qu’ils étaient victimes de quelque
chose d’aussi grave, elle courut à toutes jambes leur
porter secours, armée de sa pioche. Elle ne fut pas
plutôt devant la porte qui était entrouverte qu’une
scène surprenante la choqua et lui perça le cœur.
Elle aperçut une mauvaise plaie au pied de son
bébé et le chien lui lécha le sang qui en coulait.
Transportée d’une extrême colère qu’on ne pouvait
exprimer, elle se précipita toute tremblante et toute
enflammée de rage vers son chien. Avec sa pioche,
elle donna un coup si violent qui lui coupait une de
ses pattes.
Cette malheureuse bête poussa un terrible cri
de douleur et voyant que sa maîtresse allait lui
renouveler un autre, elle prit la fuite. Mais cette
femme ne se contenta pas de la punition qu’elle
venait de lui faire. Elle porta à sa poursuite pour
l’achever tout en suivant les traces du sang qu’elle
laissait derrière elle. Enfin, après une demi-heure
203
de recherche, elle parvint à la retrouver, au pied
d’un arbre. Elle était vidée de sang et n’attendait
que la mort lui ôter amermement la vie.
Lorsqu’elle vit sa maîtresse s’approcher d’elle,
elle la fixa pour la dernière fois d’un regard triste
et pitoyable comme marque de son innocence.
Prenant sa pioche avec ses deux mains, et avec
un sentiment de haine et de révolte, elle lui coupa
le corps en deux. Sa vengeance accomplie, elle
regagna son logis. Cependant, son bébé n’arrêtait
pas de pleurer. Lorsqu’elle se pencha pour le
prendre, elle jeta son regard, par hasard, à sa droite
pour voir un grand serpent dangereux déchiqueté.
Ce qui la choquait terriblement et la faisait regretter
douloureusement son horrible geste. Elle comprit
enfin que la blessure de son garçon n’était causée
que par la morsure de cet invertébré, combattu et
tué par son chien. Elle comprit également que ce
défenseur ne voulait qu’expirer le venin afin d’éviter
sa propagation dans le corps.
Malheureusement que son secours lui fut fatal
et lui causa injustement sa mort. La femme se
reprocha et se maudit. La douleur qu’elle ressentait
de son geste si précipité avec lequel elle avait
commis son crime ne lui laissa pas la conscience en
paix. Le pauvre petit chien lui inspira une telle pitié
qu’elle abandonnait son bébé tout souffrant pour
ramener son cadavre. Pour marquer son repentir et
204
L’île du châtiment abdennour abdou
embellir son âme, elle lui fit une tombe et enterra
son cadavre. Quand elle rejoignait sa cabane pour
vérifier les blessures de son bébé silencieux, elle fut
surprise. Son petit enfant était pâle, inerte et sa belle
âme envolée. Hélas, cette femme n’arrivait que trop
tard pour secourir et soigner la plaie de son bébé
car elle perdit énormément du temps dans la peine
inutile qu’elle avait faite au chien en abandonnant
son enfant. Au lieu de le soigner d’abord, elle donna
de l’avantage au poison pour atteindre son cœur
et lui mettre fin. Ce drame la combla de douleur.
Elle se rappela alors toutes les fautes qu’elle avait
commises en étant convaincue de sa responsabilité
de cet évènement tragique. Mais le plus dur qui lui
restait à endurer, c’était le douloureux regret de
sa négligence étant la cause de cette malédiction.
C’était d’avoir, d’abord, refusé de retourner dans
sa cabane pour en fermer la porte, d’avoir, ensuite,
tué son chien sans même connaître la raison de son
action, et enfin de n’avoir pas secouru son bébé
avant de s’occuper de son chien. Accablée par un
regret sans remède, et étant en proie aux remords
jour et nuit, sans pouvoir supporter sa solitude, elle
se priva de manger et mit fin à sa vie.
Voilà grand-père, la triste histoire provoquée
par une simple négligence et une fausse pensée
inspirée par le diable. Je vous laisse décider tout seul
à propos de ce terrible évènement qui s’est produit
205
en si peu de temps dans une même famille ».
Le vieillard semblait avoir écouté avec attachement
ce récit qui faisait allusion au funeste drame dont
soufrait son foyer. La morale de cette triste histoire
lui secoua l’esprit et raviva en lui sa véritable faute.
Approuvant la fâcheuse conjoncture et le véritable
motif, un vrai soupir témoin de son erreur s’était
échappé de sa bouche en signe de pauvre. L’histoire
de cette femme avait brillamment réussi à mettre en
ordre sa mémoire et à recourir à la raison.
Saisissant cette occasion, le prince reprit la parole
et avec plus de douceur, il tenta de ne pas le choquer
en lui témoignant son jugement sur son histoire et
sa cause : « Grand-père ! Bien loin de vous reprocher
la rigueur de votre supplice à l’égard de vos filles, il
est vrai que la chose est très douloureuse pour la
supporter. Mais vous savez aussi que la volonté de
Dieu est en dessus de tout, et que chacun recevra
du ciel la rétribution du destin qu’il doit mériter.
Maintenant, mon devoir est de vous donner mon
jugement en toute franchise : J’ai attentivement suivi
votre triste tragédie et je me suis intéressé au sens
que pourrait avoir cet évènement ainsi qu’à la morale
que j’en ai tirée. Mon opinion vous surprendra peut-
être, mais il me semble que vous êtes assez sensé
pour mécroire sa vérité. Pardonnez-moi, grand-père
si ce que vous allez entendre, vous déplaira ! Je
pense que c’est mon plein droit de vous le déclarer.
206
L’île du châtiment abdennour abdou
Je pourrai même vous donner quelques rayons de
lumière sur ce qui a fait germer tout le mal qui se
cachait dans les cœurs de ses sœurs. C’est pourquoi,
je vous ai raconté le mauvais sort de cette femme
pour juger sa cause ».
En entendant ses paroles, le vieillard ne put
cacher sa légère réaction. Il se mordilla les lèvres
sans cesser d’hocher la tête en signe de désolation.
Cela semblait même doubler sa douleur et ses
remords. Pour le calmer, le prince essaya de le
réconforter, il lui passa la main sur la tête en la
caressant et il poursuivit poliment : « Grand-père !
Je vous demande, encore une fois, pardon si mon
raisonnement va de nouveau vous blesser. Puisque
votre petite fille vous a révélé, en toute franchise,
le secret de son refus du mariage, pourquoi vous ne
l’avez pas expliqué à ses sœurs ? Pourtant vous avez
bien remarqué leur jalousie depuis que ces deux
familles vous ont contacté pour demander sa main.
Maintenant, j’ignore si seulement par omission
involontaire ou par une simple négligence, vous
n’avez pas déclaré à ses sœurs ce que leur cadette
pensait pour elles. J’avoue que si elles en étaient
au courant, ce drame n’aurait sûrement pas lieu. Au
lieu de la haïr, elles l’aimeraient davantage pour le
bonheur qu’elle leur souhaitait en sacrifiant le sien.
Voyez-vous grand-père, ce qu’une petite négligence
à quoi vous n’avez pas donné assez d’importance
207
a-t-elle produit de pire ? Mais ce qui a percé l’abcès
conservant leur mal et les a poussées à la vengeance,
n’était autre que votre plaisanterie. Du moment
que vous étiez persuadé que votre cadette serait la
plus compétente pour réussir à initier son oisillon à
chanter, n’était-elle pas cette affreuse cause qui a
nourri leur haine en révolte ? En se voyant échouées
dans leurs capacités, humiliées et privées du cadeau
promis, elles ont décidé de commettre l’incroyable
barbarie sur leur petite sœur. Voilà grand-père la
vraie source qui a engendré ce fâcheux scandale et
a gâché le bonheur de votre famille. Comme vous
le savez très bien, tout le monde peut se tromper,
excepté Dieu, qui infailliblement a créé la chose
en lui donnant chacune un début et une fin. Nous
sommes tous au gré de notre destinée. Votre petite
fille, n’est qu’un exemple, sa mort en est cette
preuve, aucune puissance, ni personne ne pourrait
arrêter le cours de son tragique sort. Donc, grand-
père ! Soyez sûr de votre erreur et vous saurez que
vous n’étiez pas à l’écart de ce triste évènement
parce que vous y étiez innocemment impliqué.
Maintenant, je ne trouve pas mieux pour
vous, que de vous réconcilier. Abandonnez-vous
à la volonté de Dieu, essayez d’oublier ce mauvais
souvenir qui vous relie au passé et demandez-vous
pardon ! Dieu est miséricordieux, il ne cesse de
pardonner à celui qui reconnaît sa faute et implore
208
L’île du châtiment abdennour abdou
sa clémence. Voilà la seule et raisonnable solution
qui pourrait vous soulager et effacer, de votre
mémoire, cette tragédie torturante, grand-père».
Le vieillard l’écoutait attentivement et appréciait
la sagesse et la moralité qu’il lui avait inculquées
tout en pensant à sa grave erreur. Il était terrifié et
honteux, sa douleur semblait changer de cause. Il
se fit des reproches, non seulement pour le péril
qu’avait eu la vie de sa fille mais aussi pour les
supplices cruels qu’il avait causés aux trois autres.
Il se voyait, donc, le premier responsable de tout ce
malheur qui avait détruit sa famille.
Il restait silencieux un bon moment, puis il releva
sa tête et se tourna lentement vers le prince. En
essayant de maîtriser ses émotions et en faisant mine
de vouloir oublier son passé, il fit un sourire amer
avant de déclarer : « Mon fils ! J’approuve si juste
votre jugement et je me déclare source de toute
cette affreuse malédiction. J’ai tant souffert de ce
déplorable tourment sans que ce rappel me vînt à
l’esprit. Je me suis préoccupé de la barbarie qu’avait
subie mon petit enfant tout en oubliant que j’en
étais responsable. Ce que vous venez de me prouver
m’a vraiment redonné ce souvenir. Je remercie Dieu
pour prix d’avoir dirigé vos pas vers ce lieu pour
me rencontrer et me retirer de l’égarement qui
m’enveloppait. Mon fils ! Il n’est pas permis à tout
le monde de posséder une telle sagesse de bonne
209
qualité et d’illustre caractère comme les vôtres. Je
considère énormément votre noblesse en laquelle
je vois même une sorte de lumière. Je vous promets
que cela sera le dernier supplice, je renoncerai à ma
volonté pour suivre votre conseil.
Maintenant, puisque vous connaissez mon
histoire, je vous prie, à mon tour, de me donner la
satisfaction de connaître qui vous êtes et par quelle
étrange aventure vous vous trouvez dans ce lieu
désertique où il n’y a que des esprits malins. J’ai
peur pour vous. Vous ne connaissez, peut-être pas
le danger dans lequel vous exposez votre vie et d’où
vous ne retournerez sûrement pas vivant.
Le vieillard n’acheva pas plutôt son dernier
mot quand un air froid se leva soudainement et
effleura son visage. Surpris, il se leva promptement,
promena son regard autour de lui et lança ces
paroles au prince : « Mon fils ! Fuyez d’ici ! Allez-
vous cacher dans la forêt ! Le premier signe a
commencé à se manifester annonçant l’arrivée de
la magicienne pour nous récupérer. Votre présence
excitera probablement sa colère et vous attirera
quelques malheurs.
En entendant cet ordre, le prince prit ses
jambes à son cou et quitta le lieu pour se réfugier
dans la forêt sans vouloir rien savoir. Cependant,
le vent doubla sa force peu à peu et se transforma
210
L’île du châtiment abdennour abdou
en une terrible furie épouvantable. Puis un éclair
vif aveuglant et sans tonnerre surgit, fit frein à ce
phénomène et tout devint normal.
Donc, le prince regarda du côté du vieillard. Il
vit une grande lumière se former d’où sortait une
vieille femme cassée, aux cheveux blancs qui lui
descendaient jusqu’aux genoux. Elle portait dans
sa main droite un bâton plus long que sa taille et
dans sa gauche une sorte de baguette dégageant
une multitude de petites étoiles.
À ce moment-là, le vieillard détacha ses trois
filles et leur couvrit le dos ensanglanté avec une
couverture. Ensemble, ils rentrèrent dans ladite
lumière suivie de la magicienne et ils disparurent.
Le phénomène se renouvela un petit temps, puis
laissa place au calme.
De toute cette scène, il ne restait que l’arbre, à
ses pieds, quelques gouttes de sang coagulé et mêlé
au sable et le prince ; le seul témoin d’une scène
si singulière surpassant sans doute les bornes de
l’irréel. Bien que le prince fût ému par cette histoire
tragique, nourrie d’un esprit de vengeance, il fut
très content en se félicitant d’avoir réussi à gagner
la confiance du vieillard pour mettre fin à cette
désastreuse conjoncture.

211

Vous aimerez peut-être aussi