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Personnages en marge, plaisirs du romanesque.

1. Cervantes, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (Traduction par Louis


Viardot), 1605.

Personnage mythique de la littérature universelle, Don Quichotte incarne la figure d’un noble
inadapté à son époque qui aurait aimé vivre une époque antérieure, celle de la chevalerie qu’il voit
renaître dans ses romans. L’incipit du roman présente en quelques phrases le protagoniste et le
mécanisme psychologique qui lui fait rompre les amarres avec la réalité.

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas
longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de
chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des
abattis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre
5 l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap
fin, des chausses de velours avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit
de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une
gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon
de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo
10 frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et
grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point
quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables
fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le
récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.
15 Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près
toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia
presque entièrement l’exercice de la chasse et l’administration de son bien. Sa curiosité et son
extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à blé pour acheter des
livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer. […]
20 Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture que ses nuits se passaient en lisant du soir
au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se
dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il
avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours,
tempêtes, et autres extravagances ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions
25 rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il
disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier ; mais qu’il n’approchait point du
chevalier de l’Ardente-Épée, lequel, d’un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches et
formidables géants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux,
il avait mis à mort Roland l’enchanté, s’aidant de l’adresse d’Hercule quand il étouffa Antée, le fils de

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30 la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du géant Morgan, qui, tout issu qu’il fût de cette race géante,
où tous sont arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celui qu’il préférait à tous
les autres, c’était Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château, et détrousser
autant de gens qu’il en rencontrait, ou voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était toute
d’or, à ce que dit son histoire Quant au traître Ganelon, pour lui administrer une volée de coups de
35 pieds dans les côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante, et même sa nièce par-dessus le marché.
Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée
dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat
de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde,
avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que
40 pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres,
à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée. Il s’imaginait déjà, le pauvre
rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébisonde. Ainsi, emporté par
de si douces pensées et par l’ineffable attrait qu’il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique.

2. Lesage, Gil Blas de Santillane, 1715-1735.

A dix-sept ans, Gil Blas de Santillane tente sa chance à l’université de Salamanque. C’est un
jeune homme ignorant et naïf, mais également vaniteux. Il est alors enlevé par des brigands qui veulent
faire de lui l’un des leurs. Dans l’extrait qui suit, le héros se met en embuscade dans un petit bois avec
ses compères peu recommandables, pour détrousser le prochain passant.

Nous passâmes auprès de Ponferrada, et nous allâmes nous mettre en embuscade dans un petit
bois qui bordait le grand chemin de Léon, dans un endroit d’où, sans être vus, nous pouvions voir tous
les autres passants. Là, nous attendions que la fortune nous offrît quelque bon coup à faire, quand nous
aperçûmes un religieux de l’ordre de Saint-Dominique, monté, contre l’ordinaire de ces bons pères,
5 sur une mauvaise mule. Dieu soit loué, s’écria le capitaine en riant, voici le chef-d’œuvre de Gil Blas.
Il faut qu’il aille détrousser ce moine : voyons comme il s’y prendra. Tous les voleurs jugèrent
qu’effectivement cette commission me convenait, et ils m’exhortèrent à m’en acquitter. Messieurs,
leur dis-je, vous serez contents : je vais mettre ce père nu comme la main, et vous amener ici sa mule.
Non, non, dit Rolando, elle n’en vaut pas la peine : apporte-nous seulement la bourse de Sa Révérence ;
10 c’est tout ce que nous exigeons de toi. Je vais donc, repris-je, sous les yeux de mes maîtres, faire mon
coup d’essai ; j’espère qu’ils m’honoreront de leurs suffrages. Là-dessus je sortis du bois, et poussai
vers le religieux, en priant le ciel de me pardonner l’action que j’allais faire, car il n’y avait pas assez
longtemps que j’étais avec ces brigands pour la faire sans répugnance. J’aurais bien voulu m’échapper
dès ce moment-là ; mais la plupart des voleurs étaient encore mieux montés que moi : s’ils m’eussent
15 vu fuir, ils se seraient mis à mes trousses, et m’auraient bientôt rattrapé, ou peut-être auraient-ils fait
sur moi une décharge de leurs carabines, dont je me serais fort mal trouvé. Je n’osai donc hasarder une
démarche si délicate. Je joignis le père, et lui demandai la bourse, en lui présentant le bout d’un
pistolet : […] jetez tout à l’heure votre bourse à terre, ou bien je vous tue.

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À ces mots, que je prononçai d’un air menaçant, le religieux sembla craindre pour sa vie. Attendez,
20 me dit-il, je vais donc vous satisfaire, puisqu’il le faut absolument. Je vois bien qu’avec vous autres,
les figures de rhétorique sont inutiles. En disant cela, il tira de dessous sa robe une grosse bourse de
peau de chamois, qu’il laissa tomber à terre. Alors je lui dis qu’il pouvait continuer son chemin, ce
qu’il ne me donna pas la peine de répéter. Il pressa les flancs de sa mule, qui, démentant l’opinion que
j’avais d’elle, car je ne la croyais pas meilleure que celle de mon oncle, prit tout à coup un assez bon
25 train. Tandis qu’il s’éloignait, je mis pied à terre. Je ramassai la bourse qui me parut pesante. Je
remontai sur ma bête, et regagnai promptement le bois, où les voleurs m’attendaient avec impatience,
pour me féliciter, comme si la victoire que je venais de remporter m’eût coûté beaucoup. À peine me
donnèrent-ils le temps de descendre de cheval, tant ils s’empressaient de m’embrasser. Courage, Gil
Blas, me dit Rolando, tu viens de faire des merveilles. J’ai eu les yeux attachés sur toi pendant ton
30 expédition ; j’ai observé ta contenance ; je te prédis que tu deviendras un excellent voleur de grand
chemin, ou je ne m’y connais pas. Le lieutenant et les autres applaudirent à la prédiction, et
m’assurèrent que je ne pouvais manquer de l’accomplir quelque jour. Je les remerciai de la haute idée
qu’ils avaient de moi, et leur promis de faire tous mes efforts pour la soutenir.
Après qu’ils m’eurent d’autant plus loué que je méritais moins de l’être, il leur prit envie d’examiner
35 le butin dont je revenais chargé. Voyons, dirent-ils, voyons ce qu’il y a dans la bourse du religieux.
Elle doit être bien garnie, continua l’un d’eux, car ces bons pères ne voyagent pas en pèlerins. Le
capitaine délia la bourse, l’ouvrit, et en tira deux ou trois poignées de petites médailles de cuivre,
entremêlées d’agnus Dei, avec quelques scapulaires. À la vue d’un larcin si nouveau, tous les voleurs
éclatèrent en ris immodérés. Vive Dieu ! s’écria le lieutenant, nous avons bien de l’obligation à Gil
40 Blas : il vient, pour son coup d’essai, de faire un vol salutaire à la compagnie. Cette plaisanterie en
attira d’autres. Ces scélérats, et particulièrement celui qui avait apostasié, commencèrent à s’égayer
sur la matière.
Il leur échappa mille traits qu’il ne m’est pas permis de rapporter, et qui marquaient bien le dérèglement
de leurs mœurs. Moi seul, je ne riais pas. Il est vrai que les railleurs m’en ôtaient l’envie en se
45 réjouissant aussi à mes dépens. Chacun me lança son trait, et le capitaine me dit : Ma foi, Gil Blas, je
te conseille, en ami, de ne te plus jouer aux moines ; ce sont des gens trop fins et trop rusés pour toi.

3. Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782.

Cette œuvre épistolaire met en scène deux libertins, la marquise de Merteuil et le vicomte de
Valmont, anciens amants qui se prennent pour confidents. Lors d’un séjour chez sa tante, Mme de
Rosemonde, Valmont se rapproche de la présidente de Tourvel, une femme dont la moralité est hors
de tout soupçon. Il feint tout d’abord d’être devenu un homme honnête et de ne souhaiter que son
amitié. La présidente de Tourvel écrit à Mme de Volanges et l’informe de la présence de Valmont chez
Mme de Rosemonde. Par un retour de lettre, Mme de Volanges la met immédiatement en garde.

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LETTRE IX
MADAME DE VOLANGES À LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Je n’ai jamais douté, ma jeune et belle amie, ni de l’amitié que vous avez pour moi, ni de
l’intérêt sincère que vous prenez à tout ce qui me regarde. Ce n’est pas pour éclaircir ce point, que
j’espère convenu à jamais entre nous, que je réponds à votre Réponse : mais je ne crois pas pouvoir
me dispenser de causer avec vous au sujet du Vicomte de Valmont.
5 Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à trouver jamais ce nom-là dans vos Lettres. En effet, que
peut-il y avoir de commun entre vous et lui ? vous ne connaissez pas cet homme ; où auriez-vous pris
l’idée de l’âme d’un libertin ? vous me parlez de sa rare candeur : oh ! oui ; la candeur de Valmont
doit être en effet très rare. Encore plus faux et dangereux qu’il n’est aimable et séduisant, jamais,
depuis sa plus grande jeunesse, il n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il
10 n’eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel. Mon amie, vous me connaissez ; vous savez si, des
vertus que je tâche d’acquérir, l’indulgence n’est pas celle que je chéris le plus. Aussi, si Valmont était
entraîné par des passions fougueuses ; si, comme mille autres, il était séduit par les erreurs de son âge,
blâmant sa conduite je plaindrais sa personne, et j’attendrais, en silence, le temps où un retour heureux
lui rendrait l’estime des gens honnêtes. Mais Valmont n’est pas cela : sa conduite est le résultat de ses
15 principes. Il sait calculer tout ce qu’un homme peut se permettre d’horreurs, sans se compromettre ; et
pour être cruel et méchant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne m’arrête pas à
compter celles qu’il a séduites : mais combien n’en a-t-il pas perdues ?
Dans la vie sage et retirée que vous menez, ces scandaleuses aventures ne parviennent pas
jusqu’à vous. Je pourrais vous en raconter qui vous feraient frémir ; mais vos regards, purs comme
20 votre âme, seraient souillés par de semblables tableaux : sûre que Valmont ne sera jamais dangereux
pour vous, vous n’avez pas besoin de pareilles armes pour vous défendre. La seule chose que j’ai à
vous dire, c’est que, de toutes les femmes auxquelles il a rendu des soins, succès ou non, il n’en est
point qui n’aient eu à s’en plaindre. La seule Marquise de Merteuil fait l’exception à cette règle
générale ; seule, elle a su lui résister et enchaîner sa méchanceté. J’avoue que ce trait de sa vie est celui
25 qui lui fait le plus d’honneur à mes yeux : aussi a-t-il suffi pour la justifier pleinement aux yeux de
tous, de quelques inconséquences qu’on avait à lui reprocher dans le début de son veuvage.
Quoi qu’il en soit, ma belle amie, ce que l’âge, l’expérience et surtout l’amitié, m’autorisent à
vous représenter, c’est qu’on commence à s’apercevoir dans le monde de l’absence de Valmont ; et
que si on sait qu’il soit resté quelque temps en tiers entre sa tante et vous, votre réputation sera entre
30 ses mains ; malheur le plus grand qui puisse arriver à une femme. Je vous conseille donc d’engager sa
tante à ne pas le retenir davantage ; et s’il s’obstine à rester, je crois que vous ne devez pas hésiter à
lui céder la place. Mais pourquoi resterait-il ? que fait-il donc à cette campagne ? Si vous faisiez épier
ses démarches, je suis sûre que vous découvririez qu’il n’a fait que prendre un asile plus commode,
pour quelque noirceur qu’il médite dans les environs.
35 Mais, dans l’impossibilité de remédier au mal, contentons-nous de nous en garantir.
[…]
De.., ce 11 août 17**.

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4. Hugo, Les Misérables, 1862.

Jean Valjean est le symbole de la marginalité subie, celle qui nait avec la misère et l’injustice sociale,
qui vous poursuit toute votre vie et se creuse sous le regard intolérant des autres. Fils de paysans
pauvres, orphelin, il aide sa sœur veuve à élever ses sept enfants. Un hiver, où il n’a pas trouvé de
travail, il vole un pain qui le conduit au bagne, établissement pénitentiaire marqué par les travaux
forcés. A sa sortie de cette pénible prison, en octobre 1815, il arrive dans la petite ville de Digne où
tout le monde lui ferme la porte, sauf l’évêque Myriel.

La porte s’ouvrit.
Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu’un la poussait avec énergie et résolution.
Un homme entra.
Cet homme, nous le connaissons déjà. C’est le voyageur que nous avons vu tout à l’heure errer
5 cherchant un gîte.
Il entra, fit un pas et s’arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l’épaule, son
bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée
l’éclairait. Il était hideux. C’était une sinistre apparition.
Madame Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.
10 Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l’homme qui entrait et se dressa à demi d’effarement ;
puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son frère, et son visage redevint
profondément calme et serein.
L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille.
Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme
15 appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les
femmes, et, sans attendre que l’évêque parlât, dit d’une voix haute :
— Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré
depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours que je marche depuis
Toulon. Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j’ai été dans une
20 auberge, on m’a renvoyé à cause de mon passe-port jaune que j’avais montré à la mairie. Il avait fallu.
J’ai été à une autre auberge. On m’a dit : Va-t-en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi.
J’ai été à la prison, le guichetier n’a pas ouvert. J’ai été dans la niche d’un chien. Ce chien m’a mordu
et m’a chassé, comme s’il avait été un homme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allé
dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pas d’étoile. J’ai pensé qu’il pleuvrait, et
25 qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver
le renfoncement d’une porte. Là, dans la place, j’allais me coucher sur une pierre, une bonne femme
m’a montré votre maison et m’a dit : Frappe là. J’ai frappé. Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une
auberge ? J’ai de l’argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon
travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu’est-ce que cela me fait ? J’ai de l’argent. Je suis très fatigué,
30 douze lieues à pied, j’ai bien faim. Voulez-vous que je reste ?
— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus.

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5. Zola, Nana, chp. VII, 1880.

Zola tente dans cette œuvre de dépeindre le milieu des demi-mondaines avec la plus grande
exactitude possible. Au chapitre VII, l’actrice Nana, courtisane entretenue par le comte Muffat,
s’amuse à provoquer celui-ci, absorbé dans sa lecture du journal, en se mettant nue devant son
miroir…

Alors, il leva les yeux. Nana s’était absorbée dans son ravissement d’elle-même. Elle pliait le cou,
regardant avec attention dans la glace un petit signe brun qu’elle avait au-dessus de la hanche droite ;
et elle le touchait du bout du doigt, elle le faisait saillir en se renversant davantage, le trouvant sans
doute drôle et joli, à cette place. Puis, elle étudia d’autres parties de son corps, amusée, reprise de ses
5 curiosités vicieuses d’enfant. Ça la surprenait toujours de se voir ; elle avait l’air étonné et séduit d’une
jeune fille qui découvre sa puberté. Lentement, elle ouvrit les bras pour développer son torse de Vénus
grasse, elle ploya la taille, s’examinant de dos et de face, s’arrêtant au profil de sa gorge, aux rondeurs
fuyantes de ses cuisses. Et elle finit par se plaire au singulier jeu de se balancer, à droite, à gauche, les
genoux écartés, la taille roulant sur les reins, avec le frémissement continu d’une almée dansant la
10 danse du ventre.
Muffat la contemplait. Elle lui faisait peur. Le journal était tombé de ses mains. Dans cette minute
de vision nette, il se méprisait. C’était cela : en trois mois, elle avait corrompu sa vie, il se sentait déjà
gâté jusqu’aux moelles par des ordures qu’il n’aurait pas soupçonnées. Tout allait pourrir en lui, à cette
heure. Il eut un instant conscience des accidents du mal, il vit la désorganisation apportée par ce
15 ferment, lui empoisonné, sa famille détruite, un coin de société qui craquait et s’effondrait. Et, ne
pouvant détourner les yeux, il la regardait fixement, il tâchait de s’emplir du dégoût de sa nudité.
Nana ne bougea plus. Un bras derrière la nuque, une main prise dans l’autre, elle renversait la tête,
les coudes écartés. Il voyait en raccourci ses yeux demi-clos, sa bouche entr’ouverte, son visage noyé
d’un rire amoureux ; et, par derrière, son chignon de cheveux jaunes dénoué lui couvrait le dos d’un
20 poil de lionne. Ployée et le flanc tendu, elle montrait les reins solides, la gorge dure d’une guerrière,
aux muscles forts sous le grain satiné de la peau. Une ligne fine, à peine ondée par l’épaule et la hanche,
filait d’un de ses coudes à son pied. Muffat suivait ce profil si tendre, ces fuites de chair blonde se
noyant dans des lueurs dorées, ces rondeurs où la flamme des bougies mettait des reflets de soie. Il
songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l’Écriture, lubrique, sentant le fauve. Nana
25 était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que, dans sa croupe et ses
cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile
troublant de leur ombre, il y avait de la bête. C’était la bête d’or, inconsciente comme une force, et
dont l’odeur seule gâtait le monde. Muffat regardait toujours, obsédé, possédé, au point qu’ayant fermé
les paupières, pour ne plus voir, l’animal reparut au fond des ténèbres, grandi, terrible, exagérant sa
30 posture. Maintenant, il serait là, devant ses yeux, dans sa chair, à jamais.

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6. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.

Bardamu, le narrateur, entreprend un voyage qui lui fait découvrir la guerre dans les tranchées
françaises, la colonisation en Afrique et, enfin, la société capitaliste en Amérique du Nord. Ouvrier
aux usines Ford, il cherche à fuir le marasme de sa condition en se rendant dans une maison de
prostitution, où il rencontre Molly.

Un soir, comme ça, à propos de rien, elle m’a offert cinquante dollars. Je l’ai regardée
d’abord. J’osais pas. Je pensais à ce que ma mère aurait dit dans un cas semblable. Et puis je me suis
réfléchi que ma mère, la pauvre, ne m’en avait jamais offert autant. Pour faire plaisir à Molly,
tout de suite, j’ai été acheter avec ses dollars un beau complet beige pastel (four piece suit1) comme
5 c’était la mode au printemps de cette année-là. Jamais on ne m’avait vu arriver aussi pimpant au
bobinard2. La patronne fit marcher son gros phono, rien que pour m’apprendre à danser.
Après ça nous allâmes au cinéma avec Molly pour étrenner mon complet neuf. Elle me
demandait en route si j’étais pas jaloux, parce que le complet me donnait l’air triste, et l’envie aussi
de ne plus retourner à l’usine. Un complet neuf, ça vous bouleverse les idées. Elle l’embrassait
10 mon complet à petits baisers passionnés, quand les gens ne nous regardaient pas. J’essayais de penser
à autre chose.
Cette Molly, tout de même quelle femme ! Quelle généreuse l Quelle carnation l Quelle
plénitude de jeunesse ! Un festin de désirs. Et je redevenais inquiet. Maquereau 3 ?...que je me
pensais.
15 - N’allez donc plus chez Ford ! qu’elle me décourageait au surplus Molly. Cherchez-vous
plutôt un petit emploi dans un bureau... Comme traducteur par exemple, c’est votre genre... Les livres
ça vous plaît...
Elle me conseillait ainsi bien gentiment, elle voulait que je soye heureux. Pour la première fois
un être humain s’intéressait à moi, du dedans si l’ose le dire, à mon égoïsme, se mettait à ma place à
20 moi et pas seulement me jugeait de la sienne, comme tous les autres.
Ah ! si je l’avais rencontrée plus tôt, Molly, quand il était encore temps de prendre une route au
lieu d’une autre ! Avant de perdre mon enthousiasme sur cette garce de Musyne et sur cette petite
fiente de Lola ! Mais il était trop tard pour me refaire une jeunesse. J’y croyais plus ! On devient
rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s’en aperçoit à la manière qu’on a prise d’aimer
25 son malheur malgré soi.

7. Camus, L’Etranger, II, chp. 1, 1942.

Meursault, raconte d’une voix étrange, comme « étrangère » à lui-même et au monde qui
l’entoure, sa vie banale d’employé. Mais mêlé sans le vouloir à une histoire louche, il tue un Algérien.
Lors de son procès, ce sont son incapacité au mensonge et à l’hypocrisie sociale, son attitude
marginale qui vont le faire condamner à mort. Dans cet extrait, il reçoit, dans sa cellule, la visite de
son avocat, peu après son arrestation.

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Il s’est assis sur le lit et m’a expliqué qu’on avait pris des renseignements sur ma vie privée. On
avait su que ma mère était morte récemment à l’asile. On avait alors fait une enquête à Marengo. Les
instructeurs avaient appris que « j’avais fait preuve d’insensibilité » le jour de l’enterrement de maman.
« Vous comprenez, m’a dit mon avocat, cela me gêne un peu de vous demander cela. Mais c’est très
5 important. Et ce sera un gros argument pour l’accusation, si je ne trouve rien à répondre. » Il voulait
que je l’aide. Il m’a demandé si j’avais eu de la peine ce jour-là. Cette question m’a beaucoup étonné
et il me semblait que j’aurais été très gêné si j’avais eu à la poser. J’ai répondu cependant que j’avais
un peu perdu l’habitude de m’interroger et qu’il m’était difficile de le renseigner. Sans doute, j’aimais
bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort
10 de ceux qu’ils aimaient. Ici, l’avocat m’a coupé et a paru très agité. Il m’a fait promettre de ne pas dire
cela à l’audience, ni chez le magistrat instructeur. Cependant, je lui ai expliqué que j’avais une nature
telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments. Le jour où j’avais enterré
maman, j’étais très fatigué, et j’avais sommeil. De sorte que je ne me suis pas rendu compte de ce qui
se passait. Ce que je pouvais dire à coup sûr, c’est que j’aurais préféré que maman ne mourût pas. Mais
15 mon avocat n’avait pas l’air content. Il m’a dit : « Ceci n’est pas assez. » Il a réfléchi. Il m’a demandé
s’il pouvait dire que ce jour-là j’avais dominé mes sentiments naturels. Je lui ai dit : « Non, parce que
c’est faux. » Il m’a regardé d’une façon bizarre, comme si je lui inspirais un peu de dégoût. Il m’a dit
presque méchamment que dans tous les cas le directeur et le personnel de l’asile seraient entendus
comme témoins et que « cela pouvait me jouer un très sale tour ». Je lui ai fait remarquer que cette
20 histoire n’avait pas de rapport avec mon affaire, mais il m’a répondu seulement qu’il était visible que
je n’avais jamais eu de rapports avec la justice. Il est parti avec un air fâché. J’aurais voulu le retenir,
lui expliquer que je désirais sa sympathie, non pour être mieux défendu, mais, si je puis dire,
naturellement. Surtout, je voyais que je le mettais mal à l’aise. Il ne me comprenait pas et il m’en
voulait un peu. J’avais le désir de lui affirmer que j’étais comme tout le monde, absolument comme
25 tout le monde. Mais tout cela, au fond, n’avait pas grande utilité et j’y ai renoncé par paresse.

8. Le Clézio, Désert, 1980.

Lalla, née dans le désert, a vécu une enfance heureuse dans le bidonville d’une grande cité
marocaine. Adolescente, elle est obligée de fuir et se rend à Marseille. Elle y découvre la misère et la
faim, « la vie chez les esclaves ».

Lalla continue à marcher, en respirant avec peine. La sueur coule toujours sur son front, le long
de son dos, mouille ses reins, pique ses aisselles. Il n’y a personne dans les rues à cette heure-là,
seulement quelques chiens au poil hérissé, qui rongent leurs os en grognant. Les fenêtres au ras du sol
sont fermées par des grillages, des barreaux. Plus haut, les volets sont tirés, les maisons semblent
5 abandonnées. Il y a un froid de mort qui sort des bouches des soupirails, des caves, des fenêtres noires.
C’est comme une haleine de mort qui souffle le long des rues, qui emplit les recoins pourris au bas des
murs. Où aller ? Lalla avance lentement de nouveau, elle tourne encore une fois à droite, vers les murs
de la vieille maison. Lalla a toujours un peu peur, quand elle voit ces grandes fenêtres garnies de
barreaux, parce qu’elle croit que c’est une prison où les gens sont morts autrefois ; on dit même que la

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10 nuit, parfois, on entend les gémissements des prisonniers derrière les barreaux des fenêtres. Elle
descend maintenant le long de la rue des Pistoles, toujours déserte, et par la traverse de la Charité, pour
voir, à travers le portail de pierre grise, l’étrange dôme rose qu’elle aime bien. Certains jours elle
s’assoit sur le seuil d’une maison, et elle reste là à regarder très longtemps le dôme qui ressemble à un
nuage, et elle oublie tout, jusqu’à ce qu’une femme vienne lui demander ce qu’elle fait là et l’oblige à
15 s’en aller.
Mais aujourd’hui, même le dôme rose lui fait peur, comme s’il y avait une menace derrière ses
fenêtres étroites, ou comme si c’était un tombeau. Sans se retourner, elle s’en va vite, elle redescend
vers la mer, le long des rues silencieuses.

9. Fergus, Mille femmes blanches, 1998.

Pour assurer la survie de sa tribu et favoriser son intégration, un chef cheyenne demande au
président américain Grant mille femmes blanches en échange de mille chevaux. Ces femmes promises
à des guerriers indiens sont recrutées dans des prisons ou des asiles : on leur promet la liberté au
milieu des terres sauvages. May Dodd a été internée par sa famille pour avoir eu des relations libres
avec des hommes et s’apprêt à partir vers l’inconnu. Elle écrit alors à sa sœur.

Ma bien chère sœur Hortense,

À cette heure, tu as sans doute eu vent de mon départ soudain de Chicago. Mon seul regret sera
de ne pas avoir pu être présente quand la famille a été avertie des circonstances de ma « fuite », loin
de cette « prison » où d’un commun accord vous avez voulu m’enfermer. J’aurais particulièrement
5 aimé observer la réaction de Père au moment où il a appris que j’allais me marier – car c’est bien cela,
je vais épouser et, évidemment, partager la couche d’un authentique Indien de la nation cheyenne !
Ah, parlez-moi encore de perversion morale. J’entends d’ici Père s’exclamer : « Mon Dieu, mais elle
est vraiment folle ! » Ce que je ne donnerais pas pour voir son expression !
Maintenant, franchement, ne t’es-tu pas toujours doutée que ta pauvre petite sœur capricieuse
10 tenterait un jour une telle aventure ? Essaie, si tu peux, de m’imaginer à bord d’un train bruyant parti
vers l’Ouest rejoindre des terres sauvages et inconnues. Saurais-tu décrire deux existences plus
dissemblables que les nôtres ? Toi douillettement confinée (ce que cela doit être ennuyeux, quand
même !) dans les salons de la bourgeoisie de Chicago, mariée à ce banquier pâlot de Walter Woods,
avec ta progéniture bien rose – combien as-tu d’enfants maintenant, je ne sais plus, quatre, cinq ou six
15 petits monstres ? Tous aussi incolores et informes que de la pâte à pain…
Pardonne-moi, ma chère sœur, si je te parais agressive. Mais il aura fallu que j’attende ce jour pour,
enfin libre de toute censure et éventuelle récrimination, pouvoir exprimer ma colère à ceux d’entre
vous qui m’ont si mal traitée ; je peux enfin dire ce que je pense sans craindre une fois de plus que l’on
se serve de mes paroles pour confirmer ma « démence », ou sans risquer encore que mes enfants soient
20 pour toujours tenus loin de moi – tout cela étant fini, je n’ai plus rien à perdre. Me voici de nouveau

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libre – de corps et d’esprit, ou du moins autant qu’on peut l’être lorsqu’on vient d’acheter sa liberté au
prix de son ventre…
Mais il suffit… je veux maintenant te parler un peu de mon aventure, de notre long voyage, de
ce pays extraordinaire qui défile sous mes yeux… t’en rapporter tout à la fois la fascination, la solitude,
25 la désolation… à toi qui as rarement mis le pied hors de Chicago, et qui n’en peux rien imaginer.

10. Ben Jelloun, Au pays, 2009.

Ce récit met en scène la figure de l’immigré à travers le personnage de Mohamed, marocain


émigré en France dans les années 1960. L’heure de la retraite a sonné et Mohamed a du mal à se
situer dans un monde qui change.

Ce fut en France qu'il entendit parler pour la première fois des droits de l'homme, ce fut là qu'il
apprit aussi que dans son pays des hommes mouraient sous la torture ou moisissaient en prison sans
avoir été jugés. Marcel le tenait au courant, il lui disait : ton pays est merveilleux mais il est entre les
mains de gens pas très recommandables, la police marocaine a été formée par la française qui lui a
5 appris comment torturer, mais le système marocain fonctionne sur la peur, même toi tu as peur, je te
comprends, tu as peur d'être arrêté à ton retour, c'est la même chose en Algérie, en Tunisie, dès qu'on
conteste la politique de répression, on est fiché et on t'attend à la frontière, c'est pour ça que les
immigrés, ils bougent pas beaucoup, toi, tu te tais et je sais que ce qui se passe dans ton pays te fait
mal.
10 Mohamed se rappelait l'école coranique et se perdait dans des souvenirs lointains. C'était une
époque où tout était simple. On ne savait même pas qu'il y avait des routes, des immeubles, des
lampadaires éclairant des rues où n'habitait personne. Le monde avait les dimensions de son village. Il
avait du mal à imaginer d'autres lieux. La terre natale laisse toujours un arrière-goût amer dans la
bouche. Celle de Mohamed est sèche, nue, sans rien et ce rien l'a suivi jusqu'en terre française. Ce rien
15 comptait beaucoup.
Il n'avait pas le choix, il ne pouvait pas l'échanger contre un autre rien peut-être plus coloré,
mieux nanti. Il s'en contentait avec patience et résignation.
Il avait fini par ne plus se poser la question. Ce que faisait la police dans les commissariats, il
ne pouvait pas se l'imaginer, c'était loin, dans la ville, et son village était à des années-lumière de la
20 ville.
Avait-il envie de vivre comme un Français ? Il regardait ses camarades d'usine et n'enviait pas
leur sort. Chacun sa vie, chacun sa façon de la conduire.
Il ne les critiquait pas mais ne comprenait pas leur façon de traiter leurs parents et leurs enfants.
L'esprit de famille tel qu'il le concevait n'avait plus cours en France. Ce décalage le choquait. Il ne
25 comprenait pas pourquoi des filles fumaient et buvaient devant leurs parents, ni pourquoi elles sortaient
le soir accompagnées de garçons. Il ne comprenait pas ces publicités représentant sur des panneaux
immenses des femmes à moitié nues pour vendre un parfum ou une voiture.
Il avait surtout peur pour sa propre famille. Il en parlait avec ses copains. Ils soupiraient,
levaient les bras en l'air et se résignaient. Que faire ?

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11. Despentes, Vernon Subutex, 2015.

Dans cette œuvre, l’autrice dépeint la société française contemporaine au gré du parcours du
protagoniste, Vernon, ancien disquaire parisien. Au début du roman, ce dernier vient de se retrouver
sans abri.

La ville sans argent, Vernon la pratique depuis un moment. Salles de ciné, magasins de
fringues, brasseries, musées – il y a peu d’endroits où l’on puisse s’asseoir au chaud sans rien payer.
Restent les gares, le métro, les bibliothèques et les églises, et quelques bancs qui n’ont pas été arrachés
pour éviter que les gens comme lui s’assoient gratuitement trop longtemps. Les gares et les églises ne
5 sont pas chauffées, l’idée de frauder le métro avec sa valise le démoralise. Il remonte l’avenue des
Gobelins, vers la place d’Italie. Il a de la chance, un soleil franc éclaire les rues, alors qu’il a plu tous
ces derniers jours. Il aurait suffi qu’il tienne un mois de plus et c’était le début de l’hiver légal.
Il essaye de garder le moral en regardant les filles, dans la rue. De son temps, au premier rayon
de soleil les filles sortaient ce qu’elles avaient de plus court, pour fêter l’événement. Aujourd’hui, elles
10 portent moins de jupes, plus de baskets, leur maquillage est devenu discret. Il voit beaucoup de dames
qui ont passé la quarantaine et qui font comme elles peuvent, avec des vêtements achetés pendant les
soldes et qui les ont séduites sur les portants, des choses pas chères et qui paraissaient d’honnêtes
copies de fringues bien coupées. Mais une fois qu’elles les portent on ne voit plus que leur âge. Et les
gamines, les gamines sont toujours aussi belles, mais elles s’arrangent moins bien. Il faut dire que le
15 retour des années 80 leur fait du tort.
Le jeudi, les portes de la bibliothèque n’ouvrent qu’à 14 heures. Vernon en a déjà marre d’être
dehors. Il remonte l’avenue de Choisy et s’installe sous un abribus. Il avait en tête d’aller jusqu’au
parc, mais son sac est trop lourd. Il s’assoit à côté d’une quadra qui ressemble vaguement à Jean-
Jacques Goldman. Elle a posé entre ses pieds un cabas volumineux, en toile, rempli de nourriture de
20 baba cool. Tout dans son attitude respire l’intelligence, l’aisance, le sérieux et la prétention. La femme
évite ostensiblement son regard, mais le premier bus qui passe n’est pas le sien. Elle sort une cigarette
de la poche de sa veste, il essaye d’engager la conversation, il sait qu’elle va le prendre pour un lourd,
mais il a besoin d’échanger quelques mots avec quelqu’un.
— Ce n’est pas contradictoire – je veux dire, manger bio et fumer des cigarettes ?
25 — Oui, mais en même temps, je fais ce que je veux, non ?
— Et vous voudriez m’en donner une, de cigarette ?
Elle tourne la tête en soupirant, comme si ça faisait trois heures qu’il la harcelait. Il ne faut rien
exagérer, se dit Vernon, la meuf n’est pas une bombe, elle n’est pas toute fraîche, elle doit pouvoir
faire ses courses sans se faire draguer tous les cent mètres. Vernon insiste, il sourit en désignant son
30 sac :
— Je me suis fait expulser de chez moi, ce matin. J’ai eu cinq minutes pour rassembler mes affaires et
partir. J’ai oublié de prendre mes clopes.

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