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Stace : Thébaïde, livre I http://remacle.org/bloodwolf/poetes/stace/thebaide1.

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STACE
THEBAÏDE.
LIVRE I
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

STACE

LA THÉBAÏDE. LIVRE PREMIER.

[1,1] Les combats de deux frères, une lutte impie pour un trône où tous deux devaient monter tour à tour, les crimes de Thèbes;
voilà le sujet que les Muses m'inspirent de chanter. Par où voulez-vous queje commence, ô Déesses? Dirai-je l'origine de cette race
cruelle? Europe enlevée, et Cadmus, par l'inexorable volonté d'Agénor, suivant sa trace sur les flots? Il serait trop long de le peindre
ouvrant des sillons dont il a peur, et qui lui produisent une moisson de combattants; trop long de dire comment, [1,10] à la voix
d'Amphion, les rochers s'entassaient sur les remparts thébains; d'où vint à la ville où Bacchus naquit cette fureur terrible, ouvrage de la
barbare Junon; contre quel but Athamas dirigea ses flèches; pourquoi la mère de Palémon ne pâlit pas à l'aspect des flots ioniens, où elle
allait se précipiter avec son fils. Je laisserai de côté Cadmus avec ses malheurs et ses prospérités; je bornerai mes chants à la famille
troublée d'Oedipe; puisque aussi bien je n'ose encore espérer de célébrer dignement les aigles latines, nos triomphes sur les régions de
l'Ourse, le Rhin deux fois soumis, l'Ister deux fois dompté, [1,20] le Dace rebelle écrasé dans ses montagnes, ou les guerres de César
dans ses années d'adolescence.

Et toi, honneur du Latium, continuateur sublime des projets de ton père, toi que Rome désire de voir éternel; bien que pour te
recevoir les étoiles se resserrent, et que la plage brillante du ciel, qui ne tonnait ni les pluies, ni les vents, ni la foudre, te sollicite de
venir; bien que le guide des chevaux aux pieds de feu décrive autour de ta chevelure une large auréole de lumière, et que Jupiter te cède
la moitié de l'empire du monde; [1,30] maître des humains, contente-toi de pouvoir tout sur la terre et sur les mers, et fais don des cieux
qui te sont offerts. Un temps sera où, grandi sous l'inspiration des Muses, je chanterai tes actions : aujourd'hui je monte ma lyre. C'est
bien assez de rappeler les combats d'Aonie, le sceptre fatal à deux tyrans jumeaux, cette rage, non assouvie par la mort, et se perpétuant
au bûcher dans la lutte des flammes, les corps des rois sans tombeau, et les villes tour à tour livrées à la destruction. C'est alors que
Dircé rougit de sang lernéen l'azur de ses eaux, et que Thétis frémit en voyant l'Ismène, [1,40] accoutumé à n'étreindre que des bords
arides, venir à elle, grossi de cadavres. Par lequel de tant de héros commencerai-je, ô Clio? Par l'indomptable Tydée, ou par le prêtre
d'Apollon soudainement englouti? J'hésite entre le fougueux Hippomédon, faisant reculer le fleuve devant une digue d'ennemis
immolés, et la mort tant pleurée du bel Arcadien, et l'horreur de chanter Capanée.

Oedipe s'était puni lui-même en s'arrachant les yeux; il avait noyé dans une nuit éternelle la honte de sa pudeur perdue, et sa vie
n'était plus qu'une longue mort. Il cherche les ténèbres, il s'enferme au fond de son palais, [1,50] dans un asile impénétrable aux regards
des cieux; mais une clarté funeste rayonne incessamment dans son âme, et les furies du crime habitent son coeur. Alors il tourne vers le
ciel ses orbites creuses, lui reproche amèrement sa vie, cette plaie saignante et douloureuse, heurte de ses mains ensanglantées la terre
des ombres, et d'une voix farouche prononce cette imprécation:

« Divinités qui régnez sur les âmes coupables et sur le Tartare, trop étroit pour tant de supplices ! Styx, que je vois couler en un lit
sombre et livide; et toi, que souvent j'invoque, ô Tisiphone, exauce mes voeux impies ! [1,60] Si jamais je méritai bien de toi si je
tombai du sein de ma mère en tes bras caressants, si tu affermis mes pieds déchirés par les courroies; si, lorsque je pouvais vivre heureux
près de Polybe, mon père supposé, je m'enfuis vers l'étang de Cyrrha, qui baigne le pied de deux montagnes, et, dans un carrefour de la
Phocide, me jetai à l'encontre d'un roi chargé d'années, et fendis, moi qui cherchais mon père, le crâne d'un tremblant vieillard; si je sus,
inspiré par toi, pénétrer l'obscur symbole du Sphynx ; si, me livrant à d'enivrantes fureurs, j'entrai dans la couche maternelle avec une
joie qui devait se résoudre en larmes, [1,70] et n'obtins que trop souvent la faveur de ces exécrables nuits où je créais des fils, et les
créais pour toi; si bientôt, avide de châtiment, je pris mes doigts pour bourreaux, et me crevai les yeux en face de ma mère; exauce,
exauce ma prière ; elle n'est pas indigne de m'avoir été dictée par toi ! Privé de la vue et d'un trône, je ne puis attendre ni appui, ni
consolation, ne fût-ce qu'un mot, de ceux qui après tout, me doivent la vie, quelque impure qu'en soit la source. Mais c'est peu, ô
douleur! rois par ma mort anticipée, dans leur orgueil ils insultent à mes ténèbres, ils ont horreur des gémissements d'un père. Suis-je
donc aussi pour eux le maudit? Et le maître des dieux demeure impassible à ce spectacle ! [1,80] Toi, du moins, viens me venger, tu le
dois; que le châtiment commence à eux, et ne s'arrête qu'au dernier de leur race. Ceins le diadème souillé qu'ont arraché mes mains
sanglantes; puis, mandataire de la malédiction paternelle, va te placer entre les deux frères, et que le glaive rompe ce que le sang avait
uni! Fais, reine du gouffre infernal, fais que je voie mon désir accompli; eux-mêmes te suivront sans tarder; viens seulement, tu
reconnaîtras mes fils ! »

Tandis qu'il parle ainsi, la farouche Déesse tourne vers lui son visage sévère. [1,90] Elle était assise sur la rive désolée du Cocyte,
et là, débarrassée de sa chevelure, elle avait permis à ses serpents de boire au fleuve de soufre. Plus prompte que la foudre, plus rapide
que les étoiles tombantes, elle s'élance des sombres bords. Le peuple des morts lui fait place, redoutant la rencontre de sa reine. Pour
elle, à travers les ombres, à travers ces champs obscurcis par un immense essaim de mânes, elle marche à cette porte du Ténare qu'on ne
franchit pas deux fois.

Le jour sentit sa présence; une noire nuée troubla les brillants chevaux du Soleil. Au loin le gigantesque Atlas en eut horreur, et le
ciel chancela sur ses épaules. [1,100] S'élevant du promontoire de Malée, elle prend aussitôt le chemin bien connu qui mène à Thèbes;
jamais aucune route ne lui plut tant à parcourir, pas même celle du Tartare, sa patrie. Cent cérastes, la crête dressée, ombragent son front,
et c'est la moindre portion de sa chevelure; ses yeux enfoncés ont l'éclat d'un fer rouge, et ressemblent à la lune, lorsque, dans les
enchantements de la Thessalie, elle se montre sanglante à travers les nues; sa peau est tendue de poison et gonflée d'un sang noir; de sa
bouche hideuse s'exhale une vapeur de feu qui porte aux peuples la fièvre, les maladies, la famine, et toujours la mort. Un manteau velu
se hérisse sur son dos, [1,110] et des noeuds de serpents le rattachent sur la poitrine. Atropos et Proserpine elle-même renouvellent cette
parure. Alors elle secoue ses deux mains; dans l'une brille la torche des bûchers, dans l'autre elle tient une hydre vivante, dont elle
fouette les airs.

Elle se pose à l'endroit où le Cithéron plonge dans les nuées son sommet escarpé; aussitôt sa chevelure tout entière vibre de
sifflements redoublés, signal terrible qui l'annonce à la terre, et fait retentir au loin toute la plage achéenne et le royaume de Pélops. Ce
bruit, le Parnasse qui se perd dans les airs, et le sauvage Eurotas, l'entendirent; l'Oeta ébranlé se coucha sur le flanc, [1,120] et l'Isthme

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résista à peine aux flots de ses deux mers. La mère de Palémon elle-même saisit son fils errant sur un dauphin, et le serra dans ses bras.

Le vol rapide de la Déesse s'arrête au seuil du palais de Cadmus., qu'elle souille, non pour la première fois, d'une vapeur sombre.
Aussitôt des passions tumultueuses entrent aux coeurs des deux frères: la fureur entre fils d'une même race, l'envie qu'attriste la joie
d'autrui, la crainte, mère de la haine; puis la cruelle ambition du trône, le désir de rompre un pacte sacré; ici la brigue, l'impatience de ne
régner qu'après un autre; là le bonheur de régner seul; [1,130] la discorde enfin, compagne inséparable de tout pouvoir exercé en
commun. Ainsi, lorsqu'un laboureur essaie d'accoupler au même joug deux jeunes taureaux, élite du troupeau farouche, ceux-ci, dont la
tête superbe n'a pas encore été abaissée par un travail obstiné au niveau de leurs épaules noueuses, s'indignent, tirent en sens divers,
détendent leurs liens avec une force égale, et mêlent et confondent les sillons.

Ainsi la Discorde exaspère, en s'y jetant, les cœurs indomptés des deux frères. Il avait été convenu que d'année en année chacun
d'eux changerait le trône pour l'exil. [1,140] Le traité perfide qui consacrait cet échange devait être un perpétuel supplice pour le frère en
jouissance, sans cesse menacé d'un héritier. C'était là ce qui leur tenait lieu d'amitié fraternelle, c'était le seul obstacle à la lutte, obstacle
qui ne devait pas durer jusqu'au règne du second.

Et cependant l'or ne resplendissait pas encore aux lambris des demeures royales; ce n'étaient pas de magnifiques palais soutenus
par les marbres brillants de la Grèce, et assez vastes pour contenir un peuple de clients; une forêt de lances ne veillait pas sur le sommeil
troublé des rois; un poste n'attendait pas impatiemment qu'un autre le relevât; le vin ne coulait pas dans des pierres précieuses, [1,150]
l'or n'était pas profané par les mets. Le pouvoir tout nu arma les deux frères; le prix du combat fut un royaume pauvre. Et dans cette
lutte, où il s'agissait de savoir qui des deux mettrait la charrue dans les maigres champs où Dircé s'est creusé son lit étroit, et monterait
triomphant sur l'humble trône de l'exilé tyrien, tout périt, la justice, la religion, l'honneur, tout, jusqu'au sentiment d'une mort sans honte.

Ah ! malheureux ! où vous emporte votre colère ? Que ne s'agit-il au moins de conquérir, par un si grand crime, un empire borné
par les deux pôles, un empire que le Soleil voit à son lever et qu'ul revoit encore à son coucher? De conquérir ces régions lointaines qu'il
effleure à peine de ses rayons obliques, [1,160] ces régions glacées au souffle de Boréeou attiédies par les vents du midi? De rassembler
en une seule main toutes les richesses de Tyr, tout l'or de la Phrygie? --- Mais non, des lieux funestes, des citadelles maudites sont une
pâture suffisante à votre haine; et par des fureurs indicibles vous achetez le droit de vous asseoir à la place d'Oedipe!

Le délai qui séparait Polynice du trône allait expirer. Qu'éprouvas-tu, cruel, ce jour où, dans ta pensée, tu te voyais seul maître d'un
palais solitaire et d'une puissance sans partage; où tu voyais partout des sujets, et nulle part un front égal au tien? Déjà circulent parmi
les Thébains des rumeurs vagues; déjà la foule se sépare, silencieuse, de celui qui règne, [1,170] et, suivant la coutume des peuples,
accueille de tous ses voeux celui qui doit venir.

Alors un de ces hommes qui, de la boue où ils rampent, jettent leur venin sur tout ce qui s'élève, et ne fléchissent jamais
volontairement sous l'autorité des chefs:

« Un destin cruel, dit-il, a-t-il imposé aux Thébains une telle nécessité, qu'il leur faille, courbant leurs têtes incertaines, échanger
incessamment joug pour joug, terreur pour terreur? Deux tyrans se partagent les destinées des peuples, et la fortune est légère en leurs
mains. Toujours et tour à tour ces deux exilés nous auront-ils pour esclaves? Père souverain des Dieux et des hommes, as-tu résolu
d'inspirer cette soumission à mes concitoyens? [1,180] Ou bien est-elle descendue jusqu'à nous, l'antique malédiction prononcée contre
Thèbes depuis le jour où Cadmus, las de sa course obligée sur la mer de Carpathie, à la recherche du blanc taureau de Tyr, s'exila lui-
même et fonda un royaume dans les champs béotiens? ou bien encore l'augure funeste n'a-t-il pas perpétué jusque dans ses derniers
descendants la rage de cette armée fratricide, convulsivement enfantée par la terre? Voyez-vous, au front farouche de celui qui surgit,
tout l'orgueil d'un pouvoir sans rival? Comme ses lèvres nous menacent! comme son insolence nous écrase! Pense-t-il que son tour d'être
sujet ne reviendra plus? [1,190] Et cependant il fut doux au suppliant, il fut affable et juste. Qu'y a-t-il là d'étonnant? Il n'était pas seul de
son rang. Pour nous, vile troupe, jouet de tous les hasards, nous avons pour maître quiconque veut le devenir. Tel chancelle un vaisseau
dont le froid Borée, et l'Eurus chargé de nuages, se disputent les voiles déchirées. 0 destinée mêlée de doute et de terreur, qu'aucun
peuple ne souffrirait! un tyran nous régit, l'autre nous menace. »

Cependant, par l'ordre de Jupiter, les Dieux s'assemblent en conseil dans un palais situé au centre du ciel, d'où l'on voit se déployer
tout l'espace occupé par la lumière, [1,200] les deux palais où le jour se lève et se couche, et la terre et les eaux. Le roi des Dieux
s'avance au milieu d'eux, majestueux, serein, ébranlant toutefois l'univers d'un regard, et prend place sur son trône étoilé. Les hôtes du
ciel n'osent s'asseoir avant qu'un geste de sa main calme leur en ait octroyé la permission. Bientôt après, les demi-dieux, foule errante, et
les fleuves, parents des hautes nuées, et les vents, dont la crainte étouffe les murmures, remplissent le palais aux colonnes d'or; la
majesté des Dieux en fait trembler les voûtes; le dôme rayonne d'un éclat plus pur, [1,210] et des portiques jaillit une mystérieuse
lumière.

Le silence est commandé, l'univers épouvanté se tait; Jupiter parle du haut de son trône, et sa parole est sainte, puissante,
immuable, et les destins obéissent à sa voix:

« Les crimes de la terre, le génie de l'homme, plus fort que les châtiments, voilà ce dont je me plains. Jusques à quand aurai-je à
punir des coupables? Je suis las de sévir avec la foudre; depuis longtemps les bras des Cyclopes sont épuisés, et le feu manque aux
enclumes de l'Etna. C'est pourquoi j'avais souffert que le char du Soleil eût Phaéton pour guide, [1,220] et que, égaré dans sa course, il
embrasât le ciel et réduisît la terre en cendres : rien n'a fait. Toi-même aussi, mon frère, vainement tu as, d'un coup de ton trident, ouvert
à l'Océan une voie défendue. Je m'abaisse aujourd'hui à châtier deux familles, dont le sang est mon sang. L'une, dans Argos, tire son
origine de Persée; l'autre, à Thèbes, dérive directement de moi. Ce sont des âmes de fer, que rien ne change : qui de vous ignore les
meurtres dont Cadmus fut la source? Et les combats des Euménides, tant de fois évoquées de l'abîme? Et les joies funestes de deux
mères, [1,230] et les courses sauvages à travers les bois, et les crimes des dieux, que je dois taire? Je pourrais à peine, dans l'espace d'un
jour et d'une nuit, énumérer les attentats de cette race profane. Un héritier impie ne vient-il pas encore d'entrer dans la couche de son
père, souillant de ses voluptés incestueuses le flanc de sa mère infortunée, et retournant, chose monstrueuse! à la source de ses jours?
Lui cependant, il s'est infligé une éternelle expiation ; il a rejeté le jour, il ne jouira plus de la vue de notre ciel. Mais ses fils, ô crime
inouï! ils ont marché sur ces yeux tombés du front d'un père. Va, va, tes voeux ne seront point vains, impitoyable vieillard! [1,240] Les
ténèbres où tu t'es plongé toi-même t'ont rendu digne d'avoir Jupiter pour vengeur. Je jetterai dans ces royaumes coupables de nouveaux
brandons de discorde, je déracinerai jusqu'au dernier rejeton de ces races maudites. J'aurai pour semences de guerre Adraste et l'hymen
de ses filles, cet hymen contracté sous des auspices sinistres. La nation qu'il gouverne aura, je l'ai résolu, sa part du châtiment; car la
fourberie de Tantale et les mets exécrables de sa table n'ont pas péri dans le secret de mon coeur. » Ainsi parla le Tout-Puissant. Junon,
profondément blessée de ce discours inattendu, [1,250] lui répond en ces mots : « C'est donc moi, ô le plus juste des Dieux, moi que tu
contrains à descendre dans la lice? Tu sais que j'ai toujours aimé la ville bâtie par les Cyclopes, et l'empire du grand Phoronée, célèbre
par ses richesses et par ses guerriers; et cependant c'est là que tu as fait méchamment passer du sommeil à la mort le gardien de la
génisse du Phare; c'est dans l'enceinte de ses tours que tu es entré en pluie d'or. Je pardonne à tes amours frauduleuses; mais je hais cette
ville où tu t'es montré sans voile, où tu as porté le tonnerre et la foudre, témoins des joies de notre couche immortelle, et dont l'éclat n'est
dû qu'à moi. Que Thèbes expie ses crimes! mais pourquoi te faire l'ennemi d'Argos? [1,260] Poursuis donc ! si tu méprises tant nos liens
sacrés, détruis par les armes et Samos et l'antique Mycènes; arrache Sparte de ses fondements. Pourquoi sur les autels de ton épouse
verrait-on couler le sang des fêtes, fumer l'encens oriental? Sans doute tu te trouves mieux des parfums de Coptos, et des cris lugubres
de l'airain sur les rives du Nil. Mais si les nations payent pour les crimes de leurs auteurs, si dans ta sollicitude il t'est survenu la pensée
tardive de remonter l'un après l'autre les âges d'un monde vieilli, combien de temps penses-tu mettre à anéantir les fureurs de la terre,
[1,270] à purger les siècles écoulés? Commence, (il y a longtemps que tu devrais l'avoir fait), commence par ces régions qu'arrose l'onde
errante d'Alphée, poursuivant au rivage lointain de Sicile la nymphe, objet de ses amours. Les Arcadiens t'ont bâti des temples en ces
lieux funestes, et tu n'en rougis pas! Là aussi fut le char d'Oenomaüs, fils de Mars, et les chevaux plus dignes d'avoir pour étables les
cavernes de l'Hémus; et sur cette terre gisent encore, roidis par le froid et privés de sépulture, les cadavres mutilés des amants
d'Hippodamie. Et tu t'applaudis cependant d'y avoir les honneurs d'un temple; tu favorises l'Ida coupable, et la Crète qui mentit en
publiant ta mort. Si j'aime, moi, à me reposer dans les murs de Tantale, [1,280] pourquoi en être jaloux? Détourne le flot tumultueux de

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la guerre, et prends pitié de ta race! Il ne manque pas de royaumes impies, qui souffriront plus justement pour des gendres coupables. »

Junon avait fini en mêlant les prières aux reproches; mais, si âpres que fussent ses paroles, Jupiter lui répondit:

« Certes, je ne pensais pas que tu laisserais passer sans opposition mes justes projets de vengeance contre Argos, ta ville chérie; et
je suis convaincu que Vénus et Bacchus, s'il leur était permis de parler, auraient beaucoup à dire en faveur de Thèbes; mais le respect dû
à ma puissance les arrête. [1,290] J'en atteste les eaux sombres du Styx, soumis à mon frère, et ce serment est inviolable, rien ne fléchira
la volonté que j'ai exprimée. Va donc, nourrisson du mont Cyllène; et d'une aile plus rapide que celle des vents traverse les champs de
l'air, et, descendu aux noirs royaumes, dis à ton oncle « que le vieux Laïus retourne sur la terre; il est mort de la main d'un fils, et, d'après
la loi de l'Érèbe, il n'a pas encore été reçu à l'autre rive du Léthé. Qu'il porte mes ordres à son implacable petit-fils; les voici : Que
l'impie, obéissant à son propre voeu, brise le pacte qui consacre les droits successifs de son frère et de lui, [1,300] et repousse du trône
ce frère enflé lui-même du secours puissant qu'il a trouvé à Argos, dans son exil : la guerre naîtra du ressentiment, le reste me regarde. »

Mercure obéit aux ordres de son père; il adapte aussitôt des ailes à ses talons, et couvre sa chevelure d'un chapeau qui la met à
l'abri de l'ardeur des astres. Alors il prend en main la verge dont il se sert pour chasser ou rappeler le doux sommeil, pour entrer au noir
Tartare, et pour rendre la vie aux pâles ombres. Il s'élance, et, parvenu dans notre air subtil, il frissonne. [1,310] Point de retard, il
poursuit à travers le vide son vol sublime, et décrit dans les airs une courbe immense.

Cependant, exilé des champs paternels, le fils d'Oedipe errait furtivement dans les déserts de l'Aonie. Et déjà dans son âme il jouit
de ce trône qui malheureusement lui est dû, et gémit sur la marche trop lente de l'année. Jour et nuit, dans ses courses, une pensée unique
le possède : verra-t-il son frère descendre, humilié, du trône? se verra-t-il lui-même maître de Thèbes et de ses richesses? Pour ce jour il
donnerait sa vie. [1,320] Un moment il se plaint de la durée fatale de son exil; mais bientôt il reprend l'enflure de coeur d'un roi ; se voit
assis au trône, les pieds appuyés sur son frère renversé, et, ballotté entre l'espérance et la crainte, use d'avance la joie par le désir.

Alors il prend le parti de visiter les villes baignées par l'Inachus, les champs où Danaüs régna, et Mycènes ou naguère le soleil,
reculant d'épouvante, avait laissé la nuit. Erinnys marchait-elle devant lui? l'inflexible Atropos l'appelait-elle? n'était-ce que le hasard de
la route? Il abandonne les antres témoins des cris furieux des Ménades, et les collines nourries du sang versé au nom de Bacchus.
[1,330] De là il passe à travers la plage où le Cithéron d'un côté descend mollement dans la plaine, de l'autre penche son flanc escarpé
vers la mer. Puis, gravissant des sentiers rocailleux, suspendus sur des abîmes, il laisse derrière lui les roches infâmes de Scyron, les
champs autrefois gouvernés par le vieux père de Scylla, dépasse la douce Corinthe, et, du milieu de l'isthme, entend le bruissement des
deux rivages.

Déjà la lune, surgissant aux confins des espaces qu'abandonnait Phébus, et montant avec lenteur sur l'univers silencieux, avait
imprégné l'atmosphère rafraîchie de la douce rosée qui coule de son char. Oiseaux et quadrupèdes étaient muets; déjà le sommeil,
mollement balancé à travers les airs, [1,340] se glissait au chevet de l'avare douleur, y portant avec lui les charmes du repos et l'oubli de
la vie. Mais le soleil ne s'était point couché dans des nuages empourprés, promesse d'une nuit lumineuse; et ses rayons n'avaient point
prolongé, en se répercutant, la lueur du crépuscule.

Une nuit épaisse et profonde, qu'aucune clarté ne perce, s'élève de la terre et couvre le ciel. Déjà retentissent les antres de la froide
Éolie, et la tempête s'annonce par des cris sourds; les vents se heurtent et frémissent, et, se disputant les espaces du ciel, [1,350]
ébranlent sur ses gonds l'axe du monde. Mais l'Auster est celui qui accumule le plus d'ombres; il roule des vagues de ténèbres, et verse
une pluie que condense aussitôt l'âpre souffle de Borée. Et toujours la foudre gronde, et l'air froissé s'entr'ouvre pour faire place à
l'éclair. Déjà la forêt de Némée, déjà les hautes montagnes d'Arcadie, voisines des bois du Ténare, sont imprégnées d'eau à leur sommet.
L'Inachus bondit hors de ses rives, et l'Érasine remonte vers l'Ourse glacée. Des rivières, dans le lit desquelles le pied ne foulait
auparavant que la poussière, ne sont plus arrêtées par aucune digue; le marais de Lerne s'épand au loin, [1,360] et l'antique venin de
l'hydre écume sur ses bords. Les forêts sont brisées, leurs rameaux séculaires sont arrachés par la tempête, et de toutes parts sont ouverts
ces bois ombreux du Lycée où le soleil de l'été ne pénétrait jamais.

C'est avec terreur qu'il voit des rochers rouler des cimes déchirées des montagnes, qu'il écoute le fracas de ces torrents, fils des
nues, qui tombent, entraînant pêle-mêle dans leur course insensée l'étable des troupeaux et la hutte des pasteurs. Délirant, incertain, à
travers la muette obscurité, il dévore une route immense; il a, pour le pousser, d'un côté la crainte, de l'autre le souvenir de son frère.
[1,370] Tel, surpris par l'ouragan, le nautonier à qui n'obéit plus le gouvernail, à qui la lune ne montre pas sa route, se tient debout,
immobile et sans pensée, au milieu du tumulte effrayant du ciel et de la mer; et d'instants en instants il croit aborder sur des écueils
perfides, ou voir des pointes de brisants écumer sous sa proue.

Tel le héros, descendant de Cadmus, précipite ses pas dans les fourrés obscurs des bois, secouant de son large bouclier les tanières
des bêtes fauves, et brisant avec sa poitrine les branches qui l'arrêtent. Ainsi il va, aiguillonné par la crainte, [1,380] quand la ville
d'Inachus, victorieuse des ténèbres, surgit à ses yeux, éclairée par une lueur descendue sur ses murs du sommet du Larisse. Excité par
l'espoir, il vole : à gauche, il a le temple élevé de Junon Prosymna; à droite, le sombre marais de Lerne, où les feux allumés par Hercule
ont laissé leur empreinte; il arrive enfin aux portes, qu'il trouve ouvertes. En entrant, il aperçoit le palais du roi; sous le vestibule il étend
ses membres roidis par la pluie et par le vent, et, adossé aux colonnes de ce palais inconnu, convie le sommeil à sa couche de pierre.

[1,390] Ces peuples étaient gouvernés par Adraste, roi paisible, riche d'aïeux, qui avait déjà accompli plus de moitié du chemin de
la vie, et descendait de Jupiter par son père et par sa mère. Privé d'enfants mâles, il avait deux filles, ornement et soutien de sa vieillesse.
Apollon (prodige épouvantable trop tôt réalisé!), Apollon avait prédit que le temps lui amènerait pour gendre un sanglier hérissé et un
fauve lion. En vain Adraste, en vain Amphiaraüs qui lit dans l'avenir, retournent cet oracle; Apollon a voulu qu'il fût impénétrable.
[1,400] Aussi le chagrin a-t-il pris possession de l'âme du père.

Mais voilà que, poussé par le destin, Tydée d'Olénie, fuyant l'antique Calydon (le remords d'avoir tué son frère le chassait en
avant), traverse, la nuit, les mêmes solitudes qu'a traversées Polynice, et, battu comme lui par la pluie et par les vents, le dos hérissé de
givre, le visage et les cheveux ruisselants d'eau, s'abrite sous le même vestibule où l'autre, premier occupant, gisait sur le sol glacé.

A cet instant la fortune leur inspira une rage de sang. Ils ne veulent pas que ces dômes leur soient pour la nuit un abri commun;
[1,410] quelque temps ils préludent par des injures et des menaces; bientôt cette lutte de paroles enfle leur courroux; ils se dressent, ils
jettent leurs manteaux, et une autre lutte commence corps à corps. Polynice est plus haut de taille, plus jeune d'âge, mieux proportionné;
mais Tydée ne lui est inférieur ni pour la force, ni pour le courage, et ses membres grêles sont animés d'une incroyable vigueur. Les
coups pleuvent autour de leurs visages et de leurs tempes, comme les traits dans la mêlée, comme la grêle sur le Riphée ; [1,420] et de
leur genou courbé ils se battent les flancs. Ainsi, lorsque dans Pise reviennent à chaque lustre les fêtes du Tonnant, lorsque la sueur des
combattants échauffe la poussière de l'arène, les cris de l'amphithéâtre, mêlés de blâme et de louanges, excitent les jeunes athlètes, et les
mères, exclues de ces spectacles, attendent leurs fils couronnés. Ainsi ils se ruent tous deux, sous l'impulsion de la haine, non de la
gloire; chacun fouille de ses mains crispées le visage de son adversaire, et cherche les yeux, pour y plonger ses doigts. Peut-être, tant
leur rage était grande, ils eussent tiré l'épée pendue à leur flanc; [1,430] peut-être, ô jeune Thébain qu'alors aurait pleuré ton frère, serais-
tu mort plus glorieusement sous le fer d'un ennemi, si ces clameurs étranges, si ce râle de deux poitrines, dans l'ombre de la nuit,
n'eussent frappé et tiré dé sa couche le vieux monarque, à qui l'âge et les soucis du trône n'accordaient plus qu'un sommeil mauvais.

Il traverse, escorté de flambeaux, les vastes appartements de son palais; la porte roule sur ses gonds, et il voit deux visages
terribles, meurtris de blessures, ruisselants d'une pluie de sang: « Jeunes. étrangers, dit-il (car aucun de mes sujets ne se permettrait tant
d'audace), [1,440] d'où vous vient cette fureur? Quelle implacable haine vous fait troubler le silence de la nuit? Le jour ne vous suffit-il
pas? Vous semble-t-il si triste d'avoir quelques instants la paix dans le coeur et le sommeil sur les yeux? Mais enfin, dites-moi votre
origine? le but de votre route? le motif de votre querelle? Votre naissance n'est point vulgaire; un tel courroux en est garant, et ce sang si
abondamment versé m'est une preuve brillante de votre superbe origine. »

A peine a-t-il parlé, que, mêlant leurs cris et se lançant des regards obliques, ils commencent à la fois : « Ô le plus doux des rois de
la Grèce, qu'est-il besoin de paroles? Tu vois le sang dont nos visages sont inondés. » [1,450] Leurs voix se pressaient, se confondaient,

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amères et troublées; mais Tydée recommence, et parle avec plus de suite; il cherchait une consolation dans ses malheurs.

« J'ai quitté l'opulente Calydon, cette patrie des monstres, et les champs baignés par l'Achéloüs; cette nuit ténébreuse m'a surpris
sur votre territoire : pourquoi cet homme veut-il me chasser de l'abri que j'ai choisi contre la tempête ? Est-ce parce que le hasard l'a
guidé le premier sous ces portiques? Les Centaures, dit-on, habitent les mêmes repaires, et les Cyclopes sont unis dans les antres de
l'Etna; les monstres les plus féroces ont leur justice et l'instinct de leurs droits; [1,460] et nous, la terre n'est-elle pas notre lit commun?
Mais que dis-je? Qui que tu sois, ou tu partiras aujourd'hui, fier de mes dépouilles, ou, si la douleur qui me ronge n'a pas appauvri mon
sang, je t'apprendrai que je suis de la race du grand Oenée et rejeton non dégénéré de Mars. » - « Ni moi, répond Polynice, je ne manque
de valeur ou de naissance ---. » Mais la conscience de sa honte l'empêche d'avouer son père.

« Voyons, dit Adraste avec douceur, trêve à ces menaces inspirées par une rencontre soudaine dans la nuit, ou par le courage, ou
par la colère, et venez vous asseoir à mon foyer. [1,470] Que vos mains s'unissent, en gage d'une amitié cordiale. Ceci n'est point un cas
fortuit, où les Dieux ne soient pour rien; sans doute ce courroux était l'avant-coureur d'une forte affection, et ne vous laissera qu'un doux
souvenir ».

Ce ne fut point vainement que le vieillard exprima ainsi l'arrêt du destin; car, après cette lutte acharnée, ils furent amis, dit-on,
comme l'ont été autrefois Thésée et l'audacieux Pirithoüs, toujours de moitié dans les dangers; comme aussi Pylade et l'insensé Oreste,
sauvé par son ami des fureurs de Mégère.

A ces paroles du roi, qui adoucissent leurs coeurs gonflés de haine, ils entrent avec lui dans son palais. Ainsi, lorsque les flots,
soulevés par la lutte des vents, retombent enfin sur eux-mêmes, [1,480] longtemps encore un souffle d'air vient mourir dans les voiles
pendantes.

Adraste commence par porter ses regards sur les vêtements et sur les armes des deux guerriers. Il voit sur les épaules de Polynice
une peau aux crins rudes et hérissés, peau d'un lion semblable à celui qu'Hercule adolescent dompta dans la vallée de Tempé, près du
mont Theumèse, et dont il revêtit la dépouille avant sa victoire sur le monstre de Cléonée. D'un autre côté, effrayante par la roideur de
ses poils et ses défenses recourbées, la peau du sanglier de Calydon s'efforce d'embrasser les larges épaules de Tydée. [1,490] A cet
aspect le vieillard est stupéfait; il reconnaît l'oracle de Phébus, les avertissements donnés dans les antres fatidiques; ses lèvres se glacent,
et un frisson de joie parcourt ses membres. Évidemment c'est un dieu qui les guide, ce sont les gendres qu'Apollon, dans ses mystérieux
symboles, lui annonçait sous la forme emblématique de deux bêtes fauves. Alors, élevant ses mains vers le ciel, il s'écrie:

« Ô nuit, qui, embrassant leis travaux du ciel et de la terre, livres passage aux clartés errantes des astres, et répares les forces du
coeur, jusqu'à ce que Titan se lève, [1,500] et réveille tout ce qui respire et qui souffle; nuit protectrice, tu portes la lumière au sein de
mes inquiétudes et de mes doutes, et me découvres le sens d'un oracle longtemps cherché en vain : achève, et confirme ce que tu as
annoncé ! Chaque fois que l'année aura fini son tour, des honneurs te seront offerts en ce palais; ô Déesse, des victimes noires, élite du
troupeau, te seront immolées, et le feu des sacrifices, arrosé d'un lait pur, consumera leurs entrailles. Salut, véridiques trépieds! salut,
antres obscurs! [1,510] O fortune! j'ai surpris le secret des Dieux ».

Il dit, et, les étreignant tous deux, les fait entrer dans l'intérieur du palais. Des autels antiques conservaient un feu brûlant encore,
bien qu'endormi sous la cendre, et les restes tièdes des libations : Adraste ordonne qu'on ranime ces feux, qu'on prépare un nouveau
festin. Ses serviteurs s'empressent d'obéir à ses ordres; le palais se remplit de tumulte et de bruit; les uns garnissent les lits de tissus de
pourpre et d'or, étalent de vastes tapis, polissent et disposent des tables circulaires; [1,520] les autres, s'efforçant de vaincre les épaisses
ténèbres de la nuit, suspendent à des chaînes les lampes dorées. Ici, pour les faire rôtir, on attache à des broches mal assurées les chairs
des animaux immolés; là on entasse dans des corbeilles le blé broyé sous la meule. Adraste voit avec bonheur le zèle ardent des gens de
sa maison; lui-même il rayonne de joie, assis sur un trône d'ivoire, garni de riches tentures. De leur côté, les deux jeunes guerriers, après
avoir lavé et séché leurs blessures, prennent place à table; en même temps ils aperçoivent leurs visages souillés de taches sanglantes, et
s'accordent un mutuel pardon.

[1,530] Alors le vieux roi fait appeler Aceste, la nourrice de ses filles, la surveillante fidèle chargée de les garder pures pour un
légitime amour, et lui murmure quelques mots à l'oreille. Elle sort sans tarder, et court aussitôt chercher dans leur mystérieux asile les
deux filles d'Adraste, couple admirable de vierges, qu'on eût prises pour Pallas revêtue de son armure sonore, et Diane armée de son
carquois, moins la terreur qu'elles inspirent. Ces visages d'hommes, nouveaux pour elles, les troublèrent; tour à tour la pâleur et un vif
incarnat envahirent leurs joues, et leurs pudiques regards retombèrent sur leur vénérable père.

[1,540] Lorsque la faim de ses convives fut assouvie, le descendant d'Iasus demanda à ses esclaves une coupe d'or ciselée avec un
art parfait, et qui servait autrefois à Danaüs et au vieux Phoronée, quand ils offraient aux Dieux les libations prescrites; elle porte des
figures en relief : ici Persée, sur son cheval ailé, tient la tête fraîchement coupée de la Gorgone, dont les cheveux sont des serpents, et
s'élance, on le dirait, dans le vague des airs; il semble que cette tête meuve ses yeux appesantis et son visage languissant, qu'elle pâlisse
même, comme si l'or était doué de vie ! Là, le chasseur phrygien est emporté sur les ailes fauves d'un aigle; il monte, et le Gargare
s'abaisse, et Troie s'efface; [1,550] ses compagnons sont immobiles de douleur; ses chiens poussent de longs aboiements et hurlent après
son ombre, qui fuit dans les nuées.

Adraste verse un vin pur qui ondoie dans la coupe; il invoque tous les Dieux l'un après l'autre, Phébus le premier. Pour célébrer ses
louanges toute l'assemblée s'unit, les convives, les esclaves, tous ceints d'un chaste feuillage; c'est à Phébus que cette fête est consacrée,
et l'encens, largement répandu sur le feu, s'élève de l'autel en brillantes vapeurs.

« Peut-être, jeunes étrangers, dit le roi, cherchez-vous à comprendre le but de cette cérémonie, et les causes pour lesquelles nous
rendons à Phébus ces honneurs tout particuliers. Nous ne sommes point inspirés en cela par une ignorante superstition. [1,560] Le
peuple d'Argos offre ces sacrifices en souvenir des malheurs dont il fut autrefois victime : écoutez-moi, vous saurez tout. Un monstre au
corps immense, aux écailles d'azur, le serpent Python, né de la terre, embrassait sept fois la ville de Delphes de ses sombres replis, et
broyait, en les touchant, les chênes les plus vieux : au moment où, altéré de ces eaux qui alimentent son noir venin, il ouvrait une large
gueule, et plongeait sa langue fourchue dans la fontaine de Castalie, le dieu du jour, épuisant sur lui toutes les flèches de son carquois,
l'étendit roide mort dans les plaines de Cyrrha, où cent arpents contenaient à peine son corps; puis voulant se purifier de ce meurtre,
[1,570] il entra sous l'humble toit de Crotope, un de mes ancêtres. Celui-ci avait à son foyer une fille d'une beauté chaste, qui entrait
dans la fleur de l'âge, et dont l'amour n'avait point encore souillé la couche heureuse si elle ne se fût jamais livrée aux ardeurs furtives du
dieu de Délos! mais elle s'unit à lui sur les bords du fleuve Némée; et lorsque Cynthie reprit pour la dixième fois son orbe plein, elle
donna à Latone un petit-fils, rayonnant comme un astre. Craignant le châtiment de sa faute, car son père ne lui eût point pardonné cet
hymen clandestin, [1,580] et voulant faire élever secrètement son fils parmi les bergeries, elle choisit une campagne détournée, et le
confia à un pâtre des montagnes. Indignes étaient de ta naissance, ô divin enfant, ce berceau de gazon, cette demeure de branches de
chêne entrelacées ! Un vêtement d'écorce d'arbousier entretenait la chaleur de tes membres, le chalumeau t'invitait à un sommeil léger, et
dans la hutte commune tu avais le troupeau pour commensal ---. Mais les destins lui envièrent même cette humble vie. Un jour
qu'imprudemment abandonné sur le vert gazon, il respirait l'air libre, des chiens furieux se repurent de ses membres déchirés. [1,590]
Cette nouvelle parvint aux oreilles de la jeune mère, et soudain la crainte du roi, la honte d'un aveu, tout est oublié; dans son délire elle
remplit le palais de cris funèbres, et, le sein nu, court tout révéler à son père; son père n'est pas ému, et chose atroce ! il l'envoie à la mort
qu'elle désire.

« Se souvenant, mais trop tard, de son amour, Phébus prépare une vengeance qui puisse le consoler de la douleur de cette mort; il
appelle du fond de l'Achéron un monstre conçu dans la couche exécrable des Euménides : son visage et sa poitrine sont d'une jeune fille;
[1,600] sur sa tête se dresse un serpent qui siffle incessamment, et partage en deux son front, couleur de rouille. Ce monstre hideux et
sinistre se glisse, la nuit, au chevet des époux, arrache les nouveau-nés du sein des nourrices, les déchire de ses dents, et s'engraisse des
larmes des familles.

« Un guerrier illustré par sa valeur et par ses exploits, Corèbe, ne put y tenir plus longtemps. II se présente à la tête d'une troupe de
jeunes gens résolus, qui faisaient peu de cas de la vie quand la gloire pouvait être le prix de leur courage; en ce moment le monstre allait

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par les rues d'un carrefour, après avoir dévasté de nouvelles habitations; deux enfants pendaient à ses côtés, [1,610] et déjà sa main
crochue s'enfonçait dans leurs flancs, et ses ongles de fer étaient tièdes du sang de leurs coeurs. Le jeune homme, entouré d'un cercle de
guerriers, lui barre le chemin, et lui plonge toute son épée dans la poitrine; de la pointe étincelante de son arme il fouille jusqu'au siège
le plus reculé de la vie, et rend enfin au Jupiter infernal le monstre né de lui. On accourt, on s'empresse; on veut voir de près ses yeux
ternis par la mort, le hideux écoulement de son flanc, le sang noir et caillé qui souille cette poitrine où se sont éteintes tant d'existences
chéries. Les enfants d'Inachus sont immobiles, [1,620] et, après tant de larmes, pâles encore, malgré la grandeur de leur joie. Les uns,
avec de lourds bâtons, broient ses membres mourants, les autres lui écrasent les joues avec d'énormes pierres : inutile vengeance qui ne
console point. Ils ont pouvoir de tout faire, mais leur fureur ne peut être assouvie. Quand vint la nuit, les oiseaux de proie firent retentir
autour du cadavre leurs ailes bruyantes, et prirent leur volée sans y avoir touché; les chiens affamés et les loups même, dit-on, tremblants
depeur, demeurèrent gueule béante devant cette pâture.

« Le dieu de Délos se lève plus terrible contre ceux qui ont anéanti le ministre de ses vengeances : assis sous l'ombrage, au double
sommet du Parnasse, de son arc fatal [1,630] il lance des traits empestés, et couvre d'un manteau de brûlantes nuées les tours bâties par
les Cyclopes et les champs qui les entourent. La vie échappe aux hommes : la Mort, le glaive en main, tranche les fils des trois soeurs,
saisit la ville, et la traîne captive chez les mânes. Le roi demande à l'oracle la cause de tous ces maux, quel feu sinistre tombe du ciel,
pourquoi le Sirius règne toute l'année.

« Péan répond : il veut que tous les guerriers qui ont pris part au meurtre du monstre soient sacrifiés en expiation à son ombre
sanglante. Heureux Corèbe, bien digne de l'éternel souvenir des siècles ! dans cette lutte pieuse, tu n'enfouis pas, lâche guerrier, tes
armes; [1,640] tu cours sans trembler au-devant d'une mort certaine. La tête haute, il s'arrête sur le seuil du temple de Cyrrha, il excite la
colère du dieu par ces paroles:

« Ce n'est point de force, dieu de Thymbrée, ce n'est point en suppliant que je viens à ton autel. C'est mon amour pour ma patrie,
c'est la conscience de mon courage qui m'ont poussé dans ces voies. Me voici, ô Phébus, moi le meurtrier de ton exécrable fléau, moi
que, dans ton injustice, tu cherches à travers ces sombres nuées et ces noirs poisons dont l'air est infecté. Si des monstres féroces sont
tellement chers aux Dieux suprêmes, que ce ne soit rien en comparaison de la perte du monde [1,650] et de l'extinction du genre humain,
si telle est l'inclémence du ciel, quel crime ont commis les Argiens ? Ma tête seule, ô le meilleur des Dieux, doit suffire aux exigences
des destins; ou bien serait-il plus doux à ton coeur de voir la désolation des familles, ou les flammes des bûchers qui consument les
laboureurs éclairer au loin les campagnes? Mais pourquoi par de vaines paroles retarder les traits de ta main? Les mères attendent, et
répandent sur moi les derniers voeux; c'est assez : j'ai mérité mon sort, ne m'épargne pas. Ainsi donc, secoue ton carquois, bande ton arc
sonore, et livre à la mort une âme peu commune; [1,660] mais ce sombre tourbillon qui pèse sur la ville d'Inachus, détourne-le du moins,
puisque je meurs. »

« Le sort parfois jette un regard bienveillant sur les coeurs élevés. Le fils de Latone a honte d'immoler Corèbe à sa colère, et,
vaincu par le guerrier, lui accorde le triste bienfait de la vie. Soudain les nuages empestés s'enfuient de notre ciel ; et toi, Corèbe, exaucé
dans ton voeu, tu t'éloignes du temple de Phébus, que ta grandeur étonne. « De là ces sacrifices, ces banquets solennels, ces honneurs
renouvelés chaque année devant l'autel d'Apollon. Peut-être est-ce cet autel que vous venez visiter, vous dont j'ignore encore la race. Toi
cependant, si je t'ai bien entendu, tu as pour père Oenée, roi de Calydon, [1,670] et des droits dans la maison de Parthaon; mais toi, dis-
moi ton nom et l'objet de ton voyage à Argos ; car l'heure nous permet les longs entretiens. » Le héros thébain penche aussitôt son visage
attristé vers la terre, et jette un regard détourné sur Tydée qu'il vient d'offenser; puis il met fin à son silence prolongé :

« Après ces honneurs rendus aux Dieux, tu ne devrais pas m'interroger sur ma famille, sur ma patrie : j'ai regret d'avouer, au milieu
des objets sacrés du culte, la source de mon sang, si antique qu'elle soit. Mais si tu as hâte et souci de connaître un malheureux, [1,680]
sache que mes pères descendent de Cadmus. La terre de Mars, Thèbes est mon berceau, et Jocaste, ma mère ---.» Adraste fut ému de
pitié pour son hôte, car il savait son histoire. « Pourquoi, lui dit-il, nous cacher ces circonstances bien connues? La renommée, dans son
vol, ne s'est pas tellement écartée de Mycènes que nous puissions les ignorer : le règne d'Oedipe, ses fureurs, ses yeux honteux de voir le
jour, ce sont choses connues de tous ceux qui frissonnent sous le soleil du pôle, de ceux qui boivent les eaux du Gange ou qui se
baignent dans l'Océan occidental, de ceux que les Syrtes délaissent sur leurs rivages mouvants. Cesse de te plaindre, et de t'imputer les
crimes de tes devanciers; [1,690] dans notre famille aussi ces égarements ne sont pas rares; mais la faute des pères ne doit pas s'élever
contre leurs enfants. Seulement, ne ressemble point à ceux de ta race, et que tes actions effacent les leurs. Mais déjà le conducteur glacé
de l'Ourse hyperborée languit sur son char renversé. Répandez du vin sur le feu, et chantons, chantons encore le dieu qui sauva nos
ancêtres.

« Ô Phébus, notre père, soit que tu parcoures les bois de la Lycie et les sommets neigeux des monts voisins de la ville de Patare,
soit que tu aimes mieux baigner tes blonds cheveux dans les chastes ondes de la fontaine de Castalie, soit que, sous le nom de
Thymbrée, tu habites Troie, [1,700] où, dit-on, tu chargeas volontairement tes épaules des lourdes pierres de la Phrygie, soit que tu
préfères Délos, qu'on ne cherche plus sur les flots, où elle est immobile, et le mont, Cynthus, qui projette ton ombre sur la mer Egée;
bande ton arc, et lance au loin tes flèches contre tes sauvages ennemis. Tes célestes parents ont orné ton visage d'une éternelle jeunesse;
tu sais prédire les trames fatales des Parques, les arrêts du Destin, les volontés de Jupiter, les années où viendra la peste, les peuples sur
qui tombera la guerre, les trônes que changeront les comètes. Tu as courbé devant ta lyre le Phrygien Marsyas; en l'honneur de ta mère,
[1,710] tu as étendu sur l'arène du Styx le fils de la Terre, le géant Tityon. Le serpent Python et la Thébaine Niobé, cette malheureuse
mère, ont été glacés d'horreur par tes regards, orgueilleux du triomphe de tes flèches; c'est pour te venger que la cruelle Mégère presse
de son contact éternel l'affamé Phlégyas, gisant sous un rocher toujours croulant, et l'excite à se repaître de mets impurs; mais le dégoût
est plus fort que la faim.

« Viens, oh! viens ! et, reconnaissant de l'hospitalité que t'ont donnée nos pères, protège les champs consacrés à Junon. Viens, soit
que je t'invoque sous le nom de Titan, à la manière des Parthes, soit que tu préfères celui d'Osiris, dieu de la fécondité, [1,720] ou celui
de Mithras secouant dans l'antre persique les cornes du taureau indigné de te suivre !

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