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LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 59

LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS

RÉSUMÉ
Dans cet article, je me propose de reconstruire le cadre général de la
pensée politique protagoréenne et de dégager ses conditions de possi-
bilité à partir d’une analyse du mythe et des déclarations exposées dans
le Protagoras. J’essaierai de montrer que la conception protagoréenne
est axée sur les notions de loi et de citoyen d’une part, et sur la relation
que le sophiste d’Abdère établit entre loi et nature de l’autre. Protago-
ras est le premier penseur dans l’histoire de la philosophie grecque qui
est en mesure de distinguer le niveau du social (marquant la deuxième
phase du développement de la vie humaine) et le niveau du politique
(marquant la troisième phase, représentée par la fondation de la cité).
Dans ce cadre, j’établirai un parallélisme entre la conception protago-
réenne et le concept kantien d’« insociable sociabilité ». J’articulerai
enfin cette conception à la définition du sophiste qu’offre Protagoras
dans le Théétète, en vue de mettre en évidence le rôle directif du
sophiste par rapport au dèmos et son intervention active dans le pro-
cessus de constitution de la loi, et d’éclaircir ainsi son rapport à la dé-
mocratie athénienne.

ABSTRACT
In this article, I propose to reconstruct the general framework of the
Protagorean political thought, and to highlight its conditions of possi-
bility starting from an analysis of the myth and theories presented in
Plato’s Protagoras. I will try to show that the Protagorean conception
is focused on the notions of law and citizen on the one hand, and on the
particular relationship that the sophist of Abdera situates between
nature and law on the other hand. Protagoras is the first thinker who
demonstrates to be capable of distinguishing between sociality and po-
litics : the break that the third stage of the development of human life
introduces compared to the second is precisely due to the emergence of
the political level with respect to the pure and simple notion of socia-
lity. In this context I will also set up a parallel between Protagoras and
REVUE DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, XXX (1), 2012
60 Aldo BRANCACCI

Kant’s conception which is focused on the concept of « unsociable


sociability ». Finally, I will articulate the political thought of Protago-
ras with the definition of the sophist that he offers in the Theaetetus, in
order to highlight the leading role of the sophist and his active function
in the process of the constitution of law and to clarify the relationship
between the Protagorean conception and Athenian democracy.

La sophistique s’étend sur une période assez longue de l’histoire


politique d’Athènes1. Durant cette période, la réalité et la praxis poli-
tiques connaissent des variations importantes, et le changement
d’orientations et de choix que l’on observe entre les représentants de la
première et ceux de la seconde génération sophistique doit être mis en
parallèle, comme l’a bien vu Margherita Isnardi Parente2, avec le pas-
sage du régime démocratique éclairé de Périclès à la démocratie radi-
cale de Cléon et d’Hyperbole. Il est tout à fait évident que le conserva-
tisme intellectuel et la médiocrité culturelle de la classe politique que
celle-ci exprimait ne pouvaient pas rencontrer la faveur d’un mouve-
ment novateur et audacieusement rationaliste comme le fut le mouve-
ment sophistique. Et le contraire est également vrai : il suffit de penser
au réquisitoire de Cléon contre les intellectuels au pouvoir, contre ceux
qui veulent être, dit-il chez Thucydide3, σοφώτεροι τῶν νόμων, où il
propose, en revanche, une sorte d’adhésion acritique à la loi, la seule
capable de sauver le sort de la cité ; ou bien à la représentation d’Any-
tos dans le Ménon de Platon, qui nous frappe par la violente attaque
que celui-ci dirige contre les sophistes4. Néanmoins, en dépit du fait

1 Sur cette période, voir C. Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes des

origines à la conquête macédonienne, Paris, Seuil, 1971 ; F. Schachermayr,


Perikles, Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1969, trad. ital. Pericle, Roma,
Salerno, 1985 ; J.K. Davies, Democracy and Classical Greece, Cambridge
(Mass.), Harvard University Press, 1993² ; C. Mossé, Une Histoire du monde
antique, Paris, Larousse, 2008.
2 M. Isnardi Parente, « Il pensiero politico greco dalle origini alla sofisti-

ca », dans Storia delle idee politiche, diretta da L. Firpo, vol. 1, L’Antichità


classica, Torino, UTET, 1982, p. 163-4.
3 Cf. Thucydide III 37, 4.
4 Cf. Platon, Ménon 91c2-6 ; 92a7-b3.
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 61

que certains sophistes, tels que Critias par exemple, iront jusqu’à
renier la démocratie, la Sophistique demeure fille de celle-ci5. Il est
sans doute vrai que les sophistes sont liés sous plusieurs points de vue
à la tradition culturelle et philosophique qui les précède6, et que l’acti-
vité de certains d’entre eux a des rapports significatifs avec des centres
d’activité panhelléniques tels que Delphes7 ; il n’en reste pas moins
que leur relation avec la démocratie est une relation essentielle.
Tout d’abord, l’écho que rencontrait le mouvement sophistique,
dans les conditions de communication qui caractérisaient la cité démo-
cratique, était bien supérieur aux possibilités qu’avait la philosophie
antérieure de se faire connaître. D’autre part, l’atmosphère de débat
public auquel le régime d’assemblée populaire a habitué les esprits,
explique aussi bien la genèse du principe de la relativité de toute affir-
mation de vérité que l’opposition des raisonnements doubles (δισσοὶ
λόγοι) et que le principe de la validité et efficacité du discours « plus
fort », celui qui s’impose sur les autres parce qu’il est capable de pré-
valoir et de persuader : ce sont là des formules qui sont toutes étroite-
ment liées à la réalité de l’assemblée démocratique, qu’il s’agisse de

5 Sur le rapport entre sophistique et démocratie, voir M. Untersteiner, I

sofisti, Seconda edizione riveduta e notevolmente ampliata con un’Appendice


su Le origini sociali della Sofistica, 2 vol., Milano, Lampugnani Nigri, 1967,
en part. vol. II, p. 189-232 ; K.R. Popper, The Open Society and its Enemies, I,
The Spell of Plato, London, Routledge, 1945 ; J. Martin, « Zur Entstehung der
Sophistik », Saeculum, 27, 1976, p. 143-64 ; M. Isnardi Parente, Sofistica e
democrazia antica, Firenze, Sansoni, 1977 ; R. Muller, « Sophistique et démo-
cratie », dans B. Cassin (éd.), Positions de la sophistique, Paris, Vrin, 1986, p.
179-93 ; J. de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris,
Editions de Fallois, 1988 ; K.F. Hoffmann, Das Recht im Denken der Sophis-
tik, Stuttgart/Leipzig, Teubner, 1997.
6 Voir la Selbstdarstellung de Protagoras dans le dialogue de Platon qui

porte son nom, et, sur ce texte, A. Brancacci, « Protagora e la techne sophis-
tike. Plat. Prot. 316d-317c », Elenchos, 23, 2002, p. 11-32.
7 Cf. H. Tell, « Sages at the games : Intellectual displays and dissemination

of wisdom in ancient Greece », Classical Antiquity, 26, 2007, p. 249-75, repris


dans H. Tell, Plato’s Counterfait Sophists, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 2011.
62 Aldo BRANCACCI

l’assemblée délibérative politique ou de l’assemblée judiciaire. Sur-


tout, la démocratie, dans la mesure où elle étend à tous les hommes
libres le principe de la participation au pouvoir et aux charges
publiques, au nom de la capacité de tous à contribuer à la vie politique,
revalorise le citoyen (πολίτης) en tant que tel, au-delà de son apparte-
nance à telle ou telle faction de la structure de la cité. Par là, elle pose
les prémisses de ce phénomène très important de la généralisation des
concepts politiques qui pour la première fois se réalise avec les
sophistes.
La rationalisation de la structure de la cité qu’effectue la démocra-
tie à la fin du VIe siècle est une autre source importante du rationalisme
sophistique8. Le nivellement et la redistribution forcée des citoyens
dans la πόλις dus à Clisthène sont, à bien y regarder, la prémisse
nécessaire d’une pensée politique ayant une véritable portée théorique,
d’une pensée qui vise l’abstraction et la généralisation de ses concepts
opératoires et qui est délivrée de toute contamination avec les groupes
et les situations particulières ainsi que des formules politiques et des
enjeux de pure et simple portée pratique9. D’autre part, dans la mesure
où la Sophistique se donne pour but la formation d’un homme capable

8Sur la réforme démocratique de Clisthène, voir J.A.O. Larsen, Cleis-


thenes and the Development of the Theory of Democracy at Athens, dans
Essays in Political Theory presented to G.H. Sabine, New York/Ithaca, Cornell
University Press, 1948, p. 1-16 ; V. Ehrenberg, « Origins of Democracy »,
Historia, 1, 1950, p. 515-48 ; P. Lévêque et P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athé-
nien. Essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée poli-
tique grecque de la fin du VIème siècle à la mort de Platon, Paris, Les Belles
Lettres, 1964 ; 2ème éd. Paris, Macula, 1983, trad. angl. Cleisthenes the Athe-
nian : An Essay on the Representation of Space and Time in Greek Political
Thought from the End of the Sixth Century to the Death of Plato, New Jersey,
Humanities Press, 1996 ; D. Kagan, Pericles of Athens and the Birth of Demo-
cracy, New York, The Free Press, 1991 (réimpr. 1998) ; S. Parton, Cleisthenes,
Founder of Athenian Democracy, New York, The Rosen Publishing Group,
2004 ; H. Aird, Pericles : The Rise and Fall of Athenian Democracy, New
York, The Rosen Publishing Group, 2004.
9 Cf. M. Isnardi Parente, « Il pensiero politico greco dalle origini alla

Sofistica », art. cit., p. 164.


LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 63

d’agir et opérer dans le cadre de la πόλις démocratique, elle se trouve


tenue de fournir une définition rigoureuse de la notion de citoyen, et,
en même temps, de procurer une analyse accomplie des structures du
pouvoir. Dans ce cadre, la notion de loi est une notion essentielle, qui
toutefois n’est intelligible qu’à la lumière de l’antithèse plus complexe
entre nomos et phusis10.
D’où mes objectifs dans cet article : je me propose de reconstruire le
cadre général de la pensée politique protagoréenne et de dégager ses
conditions de possibilité à partir d’une analyse du mythe et des concep-
tions exposées dans le Protagoras de Platon ; j’essaierai ensuite de
montrer que celle-ci est axée sur les notions de loi et de citoyen, d’une
part, et sur la relation que le sophiste d’Abdère établit entre loi et
nature de l’autre ; j’articulerai enfin cette conception à la définition du
sophiste qu’offre Protagoras dans le Théétète, en vue de saisir l’élément
spécifique de sa conception et d’éclaircir son rapport à la démocratie.
Les intérêts politiques de Protagoras sont attestés par bon nombre
de témoignages. Le sophiste d’Abdère fut l’auteur d’un écrit Sur l’État
(Περὶ πολιτείας), qui manifeste son intérêt pour la constitution de
l’ordre politique de la cité, mais dont aucun fragment ne nous est par-
venu11. Il faut ajouter que Protagoras semble avoir abordé l’analyse du

10 Sur le concept de nomos, et sur l’antithèse nomos-phusis, outre la littéra-

ture générale sur la sophistique, voir V. Ehrenberg, « Anfänge des grieschi-


schen Naturrechts », Archiv für Geschichte der Philosophie, 35, 1923, p. 119-
43 ; F. Heinimann, Nomos und Physis. Herkunft und Bedeutung einer Anti-
these im griechischen Denken des V Jahrhunderts, Basel, Reinhardt, 1945 ; M.
Pohlenz, « Nomos », Philologus, 97, 1948, p. 135-42 ; Id., « Nomos und
Physis », Hermes, 81, 1953, p. 418-38 ; M. Gigante, Nomos Basileus, Napoli,
Glaux, 1956, réimpr. Napoli, Bibliopolis, 1993 ; H.J. Johann, « Hippias von
Elis und der Physis-Nomos Gedanke », Phronesis, 18, 1973, p. 15-25 ; M.
Isnardi Parente, « Egualitarismo democratico nella Sofistica ? », Rivista criti-
ca di storia della filosofia, 30, 1975, p. 3-26 : J. de Romilly, La Loi dans la
pensée grecque. Des origines à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
11 Cf. Diogène Laërce IX 55 (= 80 A 1 DK). Sur le contenu de cet écrit, il

faut rappeler l’hypothèse de E. Maas, « Zur Geschichte der griechischen


Prosa », Hermes, 22, 1887, p. 566-95, ici p. 566-81, qui perçoit une influence de
64 Aldo BRANCACCI

concept de δίκη dans les Antilogies : c’est ce qu’on peut déduire du


témoignage d’Aristoxène et Favorinus, selon lequel cette œuvre, ou,
du moins, son début, se retrouve « presque entièrement » dans la Ré-
publique de Platon12. On sait aussi que dans le dialogue platonicien qui
porte son nom, Protagoras expose un mythe des origines de l’huma-
nité qui est aussi un mythe de fondation de la πόλις et de la vie asso-
ciée. Je crois, comme la plupart des commentateurs, que le contenu es-
sentiel de ce mythe est protagoréen, et qu’il dérive en dernière analyse
de l’écrit de Protagoras Sur la condition originaire (Περὶ τῆς ἐν ἀρχῇ
καταστάσεως)13. Cet écrit est un exemple caractéristique de Kultur-
geschichte sophistique, dont on compte d’autres documents entre la fin
du Ve et le début du IVe siècle, notamment le Sisyphe de Critias et le
Petit système du monde de Démocrite14.

Protagoras sur le débat entre Otanès, Mégazybe et Darius relatif à la question de


la meilleure forme de gouvernement chez Hérodote III 80-82. La thèse de Maas,
selon laquelle Hérodote s’inspire d’une source protagoréenne, a été maintes fois
reprise par d’autres savants, sans que pourtant on puisse la considérer comme
plus qu’une hypothèse vraisemblable : pour des indications bibliographiques
détaillées, voir M. Untersteiner, I sofisti, op. cit., vol. I, p. 39, note 22.
12 Cf. Diogène Laërce III 37 (= 80 B 5 DK = Aristoxène, fr. 67 Wehrli,

Favorinus, fr. 55 Barigazzi).


13 Pour cette dérivation, et en général pour la dérivation protagoréenne de

ce passage, cf. e.g. M. Untersteiner, I sofisti, op. cit.,vol. I, p. 40, note 24, à qui
je renvoie pour d’autres indications bibliographiques ; W.K.C. Guthrie, The
Sophists, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 63-8 (en part. p.
64, note 1) ; G.B. Kerferd, The Sophistic Movement, Cambridge, Cambridge
University Press, 1981, p. 142-5 ; C.C.W. Taylor, Plato. Protagoras, Revised
Edition, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 78-9, ainsi que les indication four-
nies par F. Ildefonse dans Platon. Protagoras, présentation et traduction iné-
dite par F.I., Paris, Flammarion, 1997, p. 166, note 114 ; O. Balaban, Plato and
Protagoras. Truth and Relativism in Ancient Greek Philosophy, Lanham/
Boulder/New York/Oxford, Lexington Books, 1999, p. 151-78 ; E. Schiappa,
Protagoras and Logos. A Study in Greek Philosophy and Rhetoric, Second
Edition, Columbia, University of South Carolina Press, 2003, p. 180-9. Pour
l’écrit de Protagoras mentionné, cf. Diogène Laërce IX 55 (= 80 A 1 DK).
14 Sur le Petit système du monde, voir J. Salem, Démocrite. Grains de pous-
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 65

Avant d’aborder l’examen de ce passage, il est bon de préciser que


le mythe du Protagoras est exposé par le sophiste en réponse à la ques-
tion, formulée par Socrate, si la vertu peut s’enseigner ou non. Prota-
goras croit que oui, et demande préalablement aux auditeurs présents
s’ils préfèrent qu’il le montre en racontant un mythe ou en exposant
ses idées au moyen d’un discours15. Cela montre que pour Protagoras
mythe et logos sont convertibles, en ce sens que le contenu du premier
pourrait très bien être exprimé par le second : le mythe n’est rien
d’autre, dans ce cas, qu’une forme d’expression plus aisée et fleurie
d’une thèse philosophique, qu’il nous faudra reconstruire, sans devoir
nécessairement prendre au pied de la lettre les images mythiques dont
se sert Protagoras pour expliquer sa conception.
Le mythe décrit l’histoire de la civilisation comme un passage gra-
duel de l’état de nature à la constitution de la cité. L’expression et la
réalisation progressive de la nature primaire de l’homme s’effectuent
et se perfectionnent sur le plan du nomos. Celui-ci toutefois trouve son
fondement dans la phusis : pour Protagoras, phusis et nomos ne
s’opposent pas de manière radicale, ils constituent plutôt les deux mo-
ments distincts mais complémentaires d’un processus qui, à travers des
ruptures et des discontinuités, parvient à réaliser pleinement la nature
de l’homme. La première partie du mythe ne nous concerne pas direc-
tement ici. Il est nécessaire toutefois de rappeler que, après avoir décrit

sière dans un rayon de soleil, Paris, Vrin, 2002, p. 267-74 ; sur le Sisyphe, pour
lequel il existe aussi une attribution concurrentielle à Euripide, que je consi-
dère moins probable, voir M. Centanni, Atene assoluta. Crizia dalla tragedia
alla storia, Padova, Esedra, 1997, p. 137-59 ; U. Bultrighini, Maledetta demo-
crazia : Studi su Crizia, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1999, p. 223-50 ;
H. Scholten, Die Sophistik. Eine Bedrohung für die Religion und Politik der
Polis ?, Berlin, Akademie Verlag, 2003, p. 238-57. Cf. également M. Unter-
steiner, I sofisti, op. cit., vol. II, p. 481-90 ; W.K.C. Guthrie, The Sophists, op.
cit., p. 303 ; G.B. Kerferd, The Sophistic Movement, op. cit., p. 141, 148, 171.
Pour d’autres documents de ce genre littéraire, je renvoie à A. Ciriaci, L’ano-
nimo di Giamblico. Saggio critico e analisi dei frammenti, Napoli, Bibliopolis,
2011, p. 157-8, note 187.
15 Platon, Protagoras 320c2-4.
66 Aldo BRANCACCI

la génération des races mortelles à partir du mélange de la terre, du feu


et de tout ce qui se mêle à ces éléments, Protagoras imagine que les
dieux assignent à Épiméthée la fonction de répartition des capacités
destinées aux espèces et à Prométhée celle du contrôle de cette réparti-
tion. Or Épiméthée dépensa toutes les facultés en faveur des animaux.
Aussi Prométhée, voyant la faiblesse et le manque de protection de
l’homme, fit don à l’homme du savoir technique (ἔντεχνος σοφία)
d’Héphaïstos et d’Athéna ainsi que du feu. La condition originaire de
l’humanité est donc définie par la possession de ces ressources, qui
signalent une différence radicale séparant les hommes des bêtes :
celles-ci sont pourvues d’un certain nombre de caractéristiques phy-
siques qui leur permettent de survivre et de sauvegarder ainsi leur es-
pèce mais, en même temps, les renferment dans la phusis, d’où elles ne
sont pas poussées à sortir ; pour les bêtes le parfait équilibre de leurs
δυνάμεις par rapport à la nature équivaut à un état d’immobilité et de
manque de développement. La constitution physique de l’homme,
« nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes » (γυμνόν τε καὶ
ἀνυπόδητον καὶ ἄστρωτον καὶ ἄοπλον, 321c5-6), le pousse à agir
et à développer ses dispositions naturelles, et c’est là le sens rationnel
de l’acquisition du savoir technique joint au feu qui, dans le récit my-
thique, est présenté comme un don de Prométhée. Ce stade correspond
à la possession de la σοφία περὶ τὸν βίον (321d4), bien distincte de la
πολιτικὴ σοφία, que l’homme ne possède pas encore.
L’ἔντεχνος σοφία met en mouvement un processus qui délivre
l’homme d’une dépendance exclusive de ses instincts comme guide
de la vie : elle est le moteur, silencieux et graduel, d’un développe-
ment, qui cependant n’est pas linéaire mais contrasté. L’ἔντεχνος
σοφία permet l’acquisition des ressources nécessaires à vivre et la ca-
pacité d’en faire un usage approprié : et si la parenté de l’homme avec
le principe divin (τοῦ θεοῦ) explique, tout d’abord, le fait qu’il fut le
seul des êtres vivants à reconnaître des dieux et à instituer leur culte16,

16 Ce passage n’est évidemment pas en contradiction avec l’agnosticisme

de Protagoras, dont témoigne le fr. 80 B 4 DK (ex Diogène Laërce IX 51) : un


agnostique, et même un athée, peuvent bien reconnaître la fonction civilisa-
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 67

c’est l’art qui, ensuite, permettra l’articulation du langage (et proba-


blement aussi de la voix chantée), l’exploitation de la terre, l’inven-
tion de la nourriture et des vêtements, la construction des habita-
tions17. Ce processus correspond à l’expression de la sociabilité de
l’homme, mais celle-ci comprend en elle-même un degré structurel
d’antagonisme. Kant dira que le moyen dont la nature se sert pour
produire le développement de toutes les dispositions de l’homme est
précisément l’antagonisme de ses dispositions naturelles au sein
d’une société : en ce sens, pour Kant, cet antagonisme devient enfin la
cause d’un ordre régulier18. Il est légitime de placer Protagoras à l’ori-
gine de cette position intellectuelle, sur la base d’un passage impor-
tant du Protagoras où est représenté ce premier stade du développe-
ment de l’humanité :

trice de la religion, et l’exemple de Critias, athée, et lucidement pragmatiste


sur le plan politique, le confirme : cf. Sextus Empiricus, Contre les mathémati-
ciens IX 54 (= 88 B 25 DK). Il est en outre à remarquer que Protagoras con-
fine l’action positive de la croyance aux dieux à la phase pré-politique du dé-
veloppement de l’humanité.
17 Platon, Protagoras 322a3-8 : « Puisque l’homme avait sa part du lot

divin, il fut tout d’abord, du fait de sa parenté avec le principe divin, le seul de
tous les vivants à reconnaître l’existence des dieux, et il entreprit d’ériger des
autels et des statues de dieux ; ensuite, grâce à l’art, il ne tarda pas à articuler
les sons de la voix (φωνήν) et les mots (ὀνόματα), il inventa les habitations,
les vêtements, les chaussures, les couvertures et les aliments tirés de la terre ».
Le mot φωνή désigne la voix en général, et pourrait comprendre tant la voix
parlée que la voix chantée (voir Aristoxène, Elementa Harmonica I 8-10),
alors que le langage semble être plus précisément indiqué par le terme
ὀνόματα.
18 I. Kant, « Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher

Absicht », Berlinische Monatschrift, 4, 1794, p. 385-411, repris dans I. Kant,


Gesammelte Schriften, Abt. I : Werke, Bd 8 : Abhandlungen nach 1781, Nach-
dr. d. Ausg. 1912/1923, Berlin/New York, de Gruyter, 1969, p. 17-31. Sur la
conception kantienne de l’histoire et sur l’Idée en particulier voir infra note 21,
ainsi que M. Mori, La pace e la ragione. Kant e le relazioni internazionali :
diritto, politica, storia, Bologna, il Mulino, 2008.
68 Aldo BRANCACCI

Ainsi équipés, les hommes vivaient à l’origine dispersés, et il n’y avait


pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtes féroces,
car ils étaient en tout plus faibles qu’elles, et leur art d’artisans, qui
constituait une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s’avérait
insuffisant dans la guerre qu’ils menaient contre les bêtes sauvages. En
effet, ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la
guerre est une partie. Aussi cherchaient-ils à se rassembler pour assu-
rer leur sauvegarde en fondant des cités. Mais à chaque fois qu’ils
étaient rassemblés, ils se comportaient d’une manière injuste les uns
envers les autres, parce qu’ils ne possédaient pas l’art politique, de
sorte que, toujours, il se dispersaient à nouveau et périssaient.19

Ce passage démontre avant tout que Protagoras est le premier


penseur dans l’histoire de la pensée politique qui formule d’une façon
claire la distinction entre socialité et politique, et qui pose, en plus, ce
dernier comme aboutissement et accomplissement de la première,
comme nous le verrons mieux plus avant. Le niveau du politique, pour
Protagoras, ne se confond pas avec le niveau de la socialité et de la so-
ciabilité qui s’exprime déjà à l’aube de l’humanité, mais qui n’est suf-
fisant ni à se stabiliser, ni à fonder des communautés politiques. L’ins-
tinct de sociabilité apparaît déterminé et stimulé par l’instinct de sur-
vie, car c’est ce dernier qui pousse les hommes à sortir de leur isole-
ment, à rechercher des formes de vie en commun plus structurées, à

19Platon, Protagoras 322a8-b8 : οὕτω δὴ παρεσκευασμένοι κατ’


ἀρχὰς ἄνθρωποι ᾤκουν σποράδην, πόλεις δὲ οὐκ ἦσαν· ἀπώλλυντο οὖν
ὑπὸ τῶν θηρίων διὰ τὸ παντοχῇ αὐτῶν ἀσθενέστεροι εἶναι, καὶ ἡ
δημιουργικὴ τέχνη αὐτοῖς πρὸς τὴν τροφὴν ἱκανὴ βοηθὸς ἦν, πρὸς δὲ
τὸν τῶν θηρίων πόλεμον ἐνδεής – πολιτικὴν γὰρ τέχνην οὔτω εἴχον, ἦς
μέρος πολεμική –, ἐζήτουν δὴ ἀθροίζεσθαι καὶ σῴζεσθαι κτίζοντες
πόλεις· ὅτ’ οὖν ἀθροισθεῖεν, ἠδίκουν ἀλλήλους ἅτε οὐκ ἔχοντες τὴν
πολιτικὴν τέχνην, ὥστε πάλιν σκεδαννύμενοι διεφθείροντο. Pour la cita-
tion de passages du Protagoras, j’utilise les traductions de F. Ildefonse
(Platon. Protagoras, Présentation, traduction inédite et notes par F. Ildefonse,
Paris, Flammarion, 1997), et pour le Théétète, celle de M. Narcy (Platon.
Théétète, Traduction inédite, introduction et notes par M. Narcy, Paris, Flam-
marion, 1994).
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 69

fonder des villes. Celles-ci cependant ne sont pas encore des cités, à
savoir de véritables communautés politiques, dont le fondement serait
le respect de la justice, car les hommes sont encore dépourvus de la
τέχνη πολιτική. Le passage de la deuxième à la troisième phase du dé-
veloppement de la vie humaine est donc le passage du niveau du so-
cial, avec ses deux tendances intrinsèques d’agrégation et de désagré-
gation, au niveau du politique, dont l’avènement est marqué par l’ins-
tauration d’une série bien précise de catégories et d’institutions norma-
tives qui règlent et minimisent le danger de la désagrégation20.
L’homme a donc pour Protagoras une inclination à s’associer avec
d’autres hommes, et la nature elle-même le pousse dans cette direction,
mais en même temps il a aussi une tendance à se séparer des autres,
une tendance qui ressort clairement de ses actions, décelant un antago-
nisme structurel. En termes kantiens, nous pourrions dire que ces
textes du Protagoras platonicien manifestent l’« insociable sociabi-
lité » (gesellige Ungeselligkeit) des hommes21, à savoir leur tendance à
se réunir en société, jointe toutefois à une forme de résistance, laquelle
menace continuellement de diviser et briser le groupe social. Cepen-

20 Pour ne pas avoir vu cette distinction, qui est une distinction d’ordre
théorique, certains commentateurs se sont égarés face au passage de la deuxiè-
me phase à la troisième phase du développement de la vie humaine, et l’ont
jugé incompréhensible. Cf. e.g. G.B. Kerferd, The Sophistic Movement, op.
cit., p. 142-5, qui, pour sortir de cette prétendue impasse, pense qu’il faut
prendre au pied de la lettre la donation par Zeus aux hommes du respect et de
la justice, ce qui est évidemment insoutenable. Kerferd, en outre, ne voit pas
que, dans la deuxième phase, il n’y a pas un état de pur isolement des hommes,
mais, comme on l’a montré, une dialectique entre instinct d’agrégation et ins-
tinct de désagrégation, et que, pour Protagoras, le niveau de la socialité a en
lui-même cette double tendance.
21 Cf. à ce propos A. Philonenko, La théorie kantienne de l’histoire, Paris,

Vrin, 1986 ; Y. Yovel, Kant and the Philosophy of History, Princeton, Prince-
ton University Press, 1980 ; K. Weyand, Kants Geschichtsphilosophie, Köln,
Kölner Universitätsverlag, 1964 ; P. Kleingeld, Fortschritt und Vernunft : Zur
Geschichtsphilosophie Kant, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1995 ; et
voir supra, note 18.
70 Aldo BRANCACCI

dant, cette tendance séparatrice a une fonction qui, à la longue, se


révèle positive, car elle manifeste de manière de plus en plus évidente
aux hommes la nécessité de créer des liens d’amitié et de solidarité qui
mettent fin à cet état conflictuel et en même temps inadéquat à la
conservation de leur vie. C’est là le sens de la donation aux hommes de
la part de Zeus, par l’intermédiaire d’Hermès, des deux vertus poli-
tiques fondamentales, le respect et la justice. La nature humaine, selon
Protagoras, se réalise et se précise selon une ligne de développement
où l’élément de continuité se construit également à travers les discon-
tinuités des différentes phases de la vie des hommes, qui part d’une
condition originaire pour parvenir à l’état que nous appellerions
aujourd’hui historique de la vie elle-même. Cela montre que le nomos
ne représente pas une négation de la phusis ou une menace pour
celle-ci, comme ce sera le cas pour les sophistes de la deuxième géné-
ration, et qu’il n’est au fond qu’une sorte de seconde nature incarnée
dans la vie qualifiée politiquement, de même que la phusis est dès le
début entièrement désacralisée et n’indique finalement que ce stade où
la vie est dominée par les instincts fondamentaux de l’homme, ins-
tincts qui sont aussi bien sociaux qu’antagonistiques.
L’accomplissement de ce développement, la solution positive du
contraste entre sociabilité et insociabilité, entre mouvement de rassem-
blement et mouvement de séparation et destruction réciproque, est
représenté par l’acquisition de la conscience de la nécessité du respect
(αἰδώς) et de la justice (δίκη), que Protagoras, s’adressant à Socrate et
à ses auditeurs « comme un vieillard qui parle à des jeunes gens » (ὡς
πρεσβύτερος νεωτέροις, 320c3), et qui expose donc sa conception
sous la forme « plus agréable » (χαριέστερον) d’un mythe (320c6-7),
figure à l’aide de l’intervention des figures divines :

Aussi Zeus, de peur que notre espèce n’en vînt à périr tout entière,
envoie Hermès apporter à l’humanité le respect et la justice, pour
qu’existent les ordres constitutifs des cités et les liens d’amitié qui
rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle
façon il doit faire don aux hommes du respect et de la justice :
« Dois-je les répartir de la manière dont les arts l’ont été ? Leur ré-
partition a été opérée comme suit : un seul homme qui possède l’art
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 71

de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes, et il en est


de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la justice et le
respect entre les hommes, ou dois-je les répartir entre tous ? » Zeus
répondit : « Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part : car il
ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d’hommes y pre-
naient part, comme c’est le cas pour les autres arts ».22

Il est à remarquer que l’acquisition du respect et de la justice sert


justement à conjurer le danger de l’extinction des hommes, qui, sans
cela, périraient sous les coups des bêtes sauvages et à cause de leur
propre inimitié et agressivité mutuelles. Il faut donc penser l’acquisi-
tion des vertus politiques comme le point d’arrivée d’un long proces-
sus où ont joué un rôle important tant la sociabilité que l’insociabilité
des hommes23. D’autre part, le respect et la justice permettent la cons-
titution des principes ordinateurs (κόσμοι) ainsi que de ces liens
d’amitié et de solidarité (δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί) qui sont à la
base de la cité et fondent l’ordre du politique. Le postulat démocra-
tique de Protagoras est représenté par l’admission que tous les hommes
possèdent ces vertus et que tous en participent, bien que par la suite il

22 Platon, Protagoras 322c1-d4 : Ζεὺς οὖν δείσας περὶ τῷ γένει ἡμῶν μὴ


ἀπόλοιτο πᾶν, Ἑρμῆν πέμπει ἄγοντα εἰς ἀνθρώπους αἰδῶ τε καὶ δίκην,
ἵν’ εἶεν πόλεων κόσμοι τε καὶ δεσμοὶ φιλίας συναγωγοί. ἐρωτᾷ οὖν
Ἑρμῆς Δία τίνα οὖν τρόπον δοίη δίκην καὶ αἰδῶ ἀνθρώποις· “πότερον
ὡς αἱ τέχναι νενέμηται, οὕτω καὶ ταύτας νείμω; νενέμηνται δὲ ὧδε· εἷς
ἔχων ἰατρικὴν πολλοῖς ἱκανὸς ἰδιώταις, καὶ οἱ ἄλλοι δημιουργοί· καὶ
δίκην δὴ καὶ αἰδῶ οὕτω θῶ ἐν τοῖς ἀνθρώποις, ἢ ἐπὶ πάντας νείμω;” “ἐπὶ
πάντας”, ἔφη ὁ Ζεύς, “καὶ πάντες μετεχόντων, οὐ γὰρ ἂν γένοιντο
πόλεις, εἰ ὀλίγοι αὐτῶν μετέχοιεν ὥσπερ ἄλλων τεχνῶν [...]”.
23 Au moins à partir de 322a3, c’est-à-dire à partir de le seconde moitié du

récit qu’expose Protagoras, le texte est riche en indications chronologiques et


temporelles, qui montrent que ce qui est ici décrit est bien un processus qui a
eu lieu dans le temps : cf. e.g. « il fut tout d’abord... » (322a3), « ensuite... »
(322a5), « il ne tarda pas à... » (322a6), « les hommes vivaient à l’origine... »
(322a8-b1), « ils succombaient donc... » (322b1-2), « ils cherchaient bien sûr à
se rassembler... » (322b2), « mais, à chaque fois qu’ils étaient rassemblés, ils
se comportaient... » (322b6-7).
72 Aldo BRANCACCI

apparaîtra que tous n’en participent pas de façon égale24. L’admission


de Protagoras que les hommes ont part à la justice à un degré inégal est
importante : l’Abdéritain ne veut évidemment pas nier une donnée de
fait, mais il vise autre chose. Ce qui est surtout important à ses yeux,
c’est, me semble-t-il, que la cité dans son ensemble soit dotée de
respect et de justice, puisque la cité fonctionne elle-même comme un
acteur par rapport aux individus singuliers, et les stimule à tout mo-
ment. Protagoras veut en outre que la cité soit constituée de façon telle
à préserver ces vertus, qui dès lors deviennent des prescriptions, car
elles fonctionnent comme sa condition de possibilité. En effet, la loi
constitue, avec le couple des deux vertus politiques fondamentales, la
deuxième condition de possibilité du politique. Remarquons que la
première loi, la loi originaire, qu’Hermès devra instituer au nom de
Zeus, d’après l’exposé mythique, est une loi de condamnation à mort :
dans ses termes, doit être tué, « comme un fléau de la cité, quiconque
se montre incapable de prendre part au respect et à la justice »25. Ce
mouvement d’exclusion érigé en loi fondamentale de la cité montre
que celle-ci demeure à tout moment atteinte d’un danger de désagréga-

24Je ne suis pas d’accord avec certains auteurs, e.g. J. Martin, Zur Entste-
hung der Sophistik, op. cit. p. 146 ; M. Dreher, Sophistik und Polisentwicklung,
Frankfurt a. Main/Bern, Lang, 1983, p. 22 ; G.B. Kerferd, The Sophistic Move-
ment, op. cit., p. 143, selon lesquels ce texte du Protagoras ne saurait fonder la
démocratie puisqu’il parle seulement de la participation à la direction politique
de la chose publique, mais non d’une participation égale de tout le monde. Au
contraire, comme on le verra, Protagoras soutient une participation égale de
tous à la délibération politique ; ce qui varie, c’est le degré de participation de
chaque homme aux vertus politiques. Ces auteurs ont en revanche raison de
dire que Protagoras aurait affirmé l’idée d’une couche dirigeante en politique,
mais ils ont décidément tort de rapprocher Protagoras de la théorisation plato-
nicienne d’une élite dirigeante ; l’idée seule d’une élite dirigeante leur est com-
mune, mais la théorisation platonicienne repose sur des principes généraux et
des options politico-philosophiques tout à fait différents de ceux qui sont à la
base de la position de Protagoras.
25 Protagoras 322d4-5 : τὸν μὴ δυνάμενον αἰδοῦς καὶ δίκης μετέχειν

κτείνειν ὡς νόσον πόλεως.


LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 73

tion, qui est inhérent à la nature humaine : et la première fonction de la


loi est celle de conjurer ce danger. Quelques lignes plus loin, Protago-
ras renforcera la dose. Bien que son propos soit de démontrer que tous
les hommes pensent réellement que chaque homme participe à la jus-
tice comme à toute autre vertu politique, il fonde son argumentation
sur la négation de la croyance commune en la proposition contraire. Il
fait intervenir alors une notion-limite, celle de folie : ne serait qu’un
fou celui qui, ne prenant pas part à la justice, étant donc un injuste, ne
nierait pas de l’être. Dire la vérité en ce cas serait preuve manifeste de
folie ; il s’ensuit que « tous les hommes doivent affirmer qu’ils sont
justes, qu’ils le soient réellement ou non, et que celui qui ne fait pas au
moins semblant d’être juste est un fou : tant il est nécessaire qu’un
homme, quel qu’il soit, prenne part à la justice, d’une manière ou
d’une autre, sous peine de ne pas figurer au nombre des hommes »26.
La sophistique d’Antiphon et la seconde génération sophistique déve-
lopperont ce thème, qui est celui du mensonge et de la fiction
qu’impose la loi27 ; mais, chez Protagoras, ce thème a une autre fonc-

26 Protagoras 323b6-c2 : πάντας δεῖν φάναι εἶναι δικαίους, ἐάντε ὦσιν

ἐάντε μή, ἢ μαίνεσθαι τὸν μὴ προσποιούμενον [δικαιοσύνην]· ὡς


ἀναγκαῖον οὐδένα ὅντιν’ οὐχὶ ἁμῶς γέ πως μετέχειν αὐτῆς, ἢ μὴ εἶναι ἐν
ἀνθρώποις. Cf. C.C.W. Taylor, Plato. Protagoras, op. cit., p. 82, qui, à propos
de ce passage, remarque : « The qualification ‘to some extent or other’ is
important. Just as Protagoras does not say that everyone is equally just or
selfrestrained [...], and allows that some pretty despicable characters neverthe-
less display those qualities to that minimal extent which allows them to live as
members of the community (323b, 327d), so he should not be taken as main-
taining that everyone is equally wise, but rather as allowing that some pretty
stupid people nevertheless meet the minimum standard of wisdom necessary
for membership of the community ».
27 Cf. Oxyrh. Pap. XV 120 (Pap. 1797) (= 87 B 44 DK), et 17 Antipho*

1-2 De Veritate, dans Corpus dei papiri filosofici greci e latini, Parte I, Vol. 1*,
Firenze, Olschki, 1989, p. 176-222. Sur Antiphon, je renvoie à la synthèse de
M. Narcy, « Antiphon d’Athènes », dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des
philosophes antiques, Paris, CNRS Editions, 1969, vol. I, p. 225-44, où l’on
trouvera aussi une riche bibliographie ; voir aussi A. Hourcade, Antiphon
d’Athènes : une pensée de l’individu, Bruxelles, Ousia, 2001 ; G.J. Pendrick,
74 Aldo BRANCACCI

tion : établir que citoyen et homme doivent s’identifier, à tel point que
celui qui n’est pas en mesure d’être ou de sembler être un citoyen –
rappelons qu’être citoyen signifie être juste et doué du sentiment de
respect – ne peut être compris au nombre des hommes.
Que l’homme et le citoyen doivent s’identifier confirme qu’ils sont,
et c’est le moins qu’on puisse dire, deux figures bien distinctes, et que
cette identification est à la fois permise et contrariée par l’œuvre de la
phusis : elle est une possibilité, que seul le nomos réalise, et que le
nomos peut réaliser parce que la phusis ne l’exclut pas. La constitution
de la cité et la fondation de l’ordre du politique s’accompagnent
d’autre part, comme on l’a vu, d’un mouvement d’exclusion primaire,
qui rejette au dehors de l’humanité l’individu injuste et dépourvu du
sentiment de respect : cette exclusion manifeste l’essence du pouvoir
politique, qui s’instaure avec un acte de violence originaire. L’intérêt,
propre à la pensée politique du Ve siècle, pour l’analyse du pouvoir est
donc déjà présent chez Protagoras, pour qui cet acte de force est néces-
saire et légitime parce qu’il est fait au nom de la cité. Il n’est pas inu-
tile de rappeler qu’une autre ligne de la sophistique, celle représentée
par exemple par le Thrasymaque platonicien, renversera cette vision et
définira le nomos comme un acte d’imposition à la cité du pouvoir du
plus fort, comme un geste de partialité radicale et absolue qui n’est, en
dernière analyse, qu’un acte de βία28. Précisons que « sembler être un
citoyen » signifiera pour Protagoras se plier, par son comportement, de

Antiphon the Sophist. The Fragments, Cambridge, Cambridge University


Press, 2002 ; G. Romeyer-Dherbey, Les sophistes, Paris, PUF, 2009, p. 91-111.
28 Sur le Thrasymaque de Platon, je renvoie à G.B. Kerferd, « The Doc-

trine of Thrasymachus in Plato’s Republic », Durham University Journal, 9,


1947, p. 19-27, repris dans J. Classen (Hrsg.), Sophistik, Darmstadt, Wiss.
Buchgesellschaft, 1976, p. 545-63 ; C.F. Hourani, « Thrasymachus’ Definition
of Justice in Plato’s Republic », Phronesis, 7, 1961, p. 110-20 ; W.K.C.
Guthrie, The Sophists, op. cit., p. 88-97 ; M. Vegetti, « Trasimaco », dans M.
Vegetti (a cura di), Platone. La Repubblica, vol. I, Napoli, Bibliopolis, 1998,
p. 233-56 ; M. Bonazzi, « Thrasymaque, la polis et le dieux », Philosophie
antique, 8, 2008, p. 61-84.
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 75

facto, à la norme de civilité qu’impose la vie en commun : le nomos


fonctionne évidemment aussi comme une contrainte, mais il s’agit
d’une contrainte civilisatrice, qui protège la cité.
Pour Protagoras, la cité est le sommet qu’atteint la civilisation
humaine dans son développement graduel et n’est pas une négation de
la phusis : il faut remarquer à ce propos que le sophiste se réfère
expressément et constamment, dans son discours, à Athènes, donc à la
cité démocratique ; d’autre part le nomos, dans lequel se réalise au plus
haut degré l’œuvre de l’art politique, constitue le renforcement et le
couronnement de la phusis elle-même. Dans ce cadre, le statut du
citoyen est défini par la capacité, propre à chaque homme, d’être σύμ-
βουλος, conseiller politique, sur des questions d’ordre général concer-
nant la vertu politique au sein de l’assemblée, chose qui exige toujours
sagesse et justice. En revanche, lorsque la discussion porte sur l’excel-
lence en matière d’architecture ou dans n’importe quel autre métier, les
Athéniens comme tous les autres hommes admettent l’intervention des
techniciens, car ces questions requièrent des compétences spécifiques :
c’est un point important, qui manifeste l’attention de Protagoras à la
nécessité d’un haut niveau du personnel technique impliqué dans la
gestion de la cité.
La loi règle et marque tous les moments significatifs de la vie poli-
tique et Protagoras lui assigne également une claire fonction civilisa-
trice et éducatrice. Cela ressort aussi bien de sa théorie de la peine –
qui a la fonction de « dissuader le coupable, ou quiconque aura assisté
au châtiment, de commettre une nouvelle injustice » (324b3-5), ce qui
revient à dire que la peine sera donnée « en vue de l’avenir » (τοῦ
μέλλοντος χάριν) et « pour dissuader » (ἀποτροπῆς ἕνεκα)29 – que
de la position éminente qu’il assigne à la loi, en en faisant le point
d’arrivée du processus éducatif. En effet, la cité contraint (ἀναγκάζει)

29 Cf. Platon, Protagoras 324a6-c1. Sur la théorie de la peine chez Prota-


goras, je renvoie à T.J. Saunders, « Protagoras and Plato on punishment », dans
G.B. Kerferd (éd.), The Sophists and their Legacy, Wiesbaden, Steiner, 1981,
Hermes. Einzelschriften, Heft 44, p. 129-41, ainsi qu’à mon article « Dialettica
e orthoepeia in Protagora », Méthexis, 23, 2010, p. 53-71.
76 Aldo BRANCACCI

les jeunes gens, une fois que leur programme d’études auprès des
maîtres sera terminé, « à apprendre les lois, et à vivre en se conformant
à leur modèle » (τούς τε νόμους [...] μανθάνειν καὶ κατὰ τούτους
ζῆν κατὰ παράδειγμα). C’est à cette fin que,

exactement comme les maîtres d’écriture esquissent avec leur stylet le


tracé des lettres pour les enfants qui ne savent pas encore écrire, puis
leur remettent la tablette et les contraignent à écrire en suivant
l’esquisse des lettres, la cité trace l’esquisse des lois, qui sont les dé-
couvertes des bons législateurs de jadis, et contraint chacun, qu’il com-
mande ou qu’il soit commandé, à vivre en les respectant ; elle châtie
celui qui s’en écarte, et ce châtiment, chez nous comme partout
ailleurs, porte le nom de redressement, parce que la justice redresse.30

La fonction de la loi n’est pas autre que celle de l’éducation, de


l’apprentissage de l’écriture, des poètes et de la musique31 : seulement,
elle se place à un plus haut niveau, et a une portée plus vaste. Et cette
fonction éducatrice ne vaut pas seulement pour l’Athènes démocra-
tique, mais, selon les mots mêmes de Protagoras, a la valeur d’un prin-

30 Platon, Protagoras 326c6-e1 : ἐπειδὰν δὲ ἐκ διδασκάλων ἀπαλ-


λαγῶσιν, ἡ πόλις αὖ τούς τε νόμους ἀναγκάζει μανθάνειν καὶ κατὰ
τούτους ζῆν κατὰ παράδειγμα, ἵνα μὴ αὐτοὶ ἐφ’ αὑτῶν εἰκῇ πράττωσιν,
ἀλλ’ ἀτεχνῶς ὥσπερ οἱ γραμματισταὶ τοῖς μήπω δεινοῖς γράφειν τῶν
παίδων ὑπογράψαντες γραμμὰς τῇ γραφίδι οὕτω τὸ γραμματεῖον δι-
δόασιν καὶ ἀναγκάζουσι γράφειν κατὰ τὴν ὑφήγησιν τῶν γραμμῶν, ὣς
δὲ καὶ ἡ πόλις νόμους ὑπογράψασα, ἀγαθῶν καὶ παλαιῶν νομοθετῶν
εὑρήματα, κατὰ τούτους ἀναγκάζει καὶ ἄρχειν καὶ ἄρχεσθαι, ὃς δ’ ἂν
ἐκτὸς βαίνῃ τούτων, κολάζει· καὶ ὄνομα τῇ κολάσει ταύτῃ καὶ παρ’ ὑμῖν
καὶ ἄλλοθι πολλαχοῦ, ὡς εὐθυνούσης τῆς δίκης, εὐθῦναι.
31 Je me permets de renvoyer pour cela à mon article « Protagora, Damone

e la musica », Studi Urbinati di Cultura Classica, 68, 2001, p. 137-48, repris


dans A. Brancacci, Musica e filosofia da Damone a Filodemo. Sette Studi,
Firenze, Olschki, 2008, p. 21-33. Sur le passage 326b du Protagoras, voir en
outre E. Moutsopoulos, La Musique dans l’œuvre de Platon, Paris, PUF, 1989,
1e éd. 1959, p. 92-3, 175-6, 193-4.
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 77

cipe universel qu’on peut trouver respecté partout. Une fois mis au
clair que la vertu politique peut s’enseigner ἐξ ἐπιμελείας (323c6-7),
et que tous les principes que les Athéniens appliquent dans la vie poli-
tique comme dans leur vie commune confirment ce point, Protagoras
tire en effet une conclusion plus générale. Il explique qu’au sein de la
cité démocratique, de même qu’il n’y a pas un seul διδάσκαλος τοῦ
ἑλληνίζειν, mais que tous sont maîtres de grec, de même tous les
citoyens sont maîtres de vertu, dans la mesure de leurs possibilités
(327e1-2). Cette conception, pour laquelle c’est la cité dans son
ensemble qui assure la paideia de tous, trouve un parallèle dans les
paroles de Périclès chez Thucydide, là où l’homme d’État affirme
orgueilleusement que la cité tout entière d’Athènes est un exemple
d’éducation pour la Grèce32. On peut également faire remarquer que
Protagoras souligne dès le début de sa présentation que son « ensei-
gnement porte sur la manière de bien délibérer dans les affaires pri-
vées, savoir comment administrer au mieux sa propre maison, ainsi
que dans les affaires de la cité, savoir comment devenir le plus à même
de les traiter, en actes comme en paroles »33. La formation assurée par
Protagoras vise l’excellence et la parfaite réussite, comme l’indique
aussi l’usage des superlatifs : d’une part, il s’agit de devenir maître de
sa propre vie d’homme particulier, de la gérer ἄριστα ; d’autre part, il
s’agit de devenir un citoyen accompli, un homme qui soit au plus haut
degré capable (δυνατώτατος) de traiter les affaires de la cité, donc
aussi de guider (excellence dans la parole : λέγειν) et d’être chef
(excellence dans l’action : πράττειν). C’est l’idéal qui chez Thucydide
correspond à la capacité de προστάττειν34. Encore une fois, la posi-
tion de Périclès est identique, qui affirme que les citoyens d’Athènes

32 Thucydide II 41, 1 : λέγω τήν τε πᾶσαν πόλιν τῆς Ἑλλάδος

παίδευσιν εἶναι [...].


33 Platon, Protagoras 318e5-319a2 : τὸ δὲ μάθημά ἐστιν εὐβουλία περὶ

τῶν οἰκεῖων, ὅπως ἂν ἄριστα τὴν τοῦ αὑτοῦ οἰκίαν διοικοῖ, καὶ περὶ τῶν
τῆς πόλεως, ὅπως τὰ τῆς πόλεως δυνατώτατος ἂν εἴη καὶ πράττειν καὶ
λέγειν.
34 Cf. Thucydide VIII 89, 3-4.
78 Aldo BRANCACCI

manifestent le même intérêt pour le soin à dédier aux affaires privées


que pour le soin à dédier aux affaires politiques, précisant que chaque
individu éduqué à Athènes est capable d’accomplir de façon correcte
les activités les plus diverses avec une capacité égale35. Ce thème
rentre dans l’opposition de l’idéal de vie athénien et de l’idéal spar-
tiate : l’ethos propre à Sparte subordonne le citoyen à la chose pu-
blique, alors que l’ethos athénien lui reconnaît aussi une sphère privée
d’expression de ses capacités, laquelle se révèle au bout du compte une
sorte d’école de capacités directrices qui ne sont pas en contraste avec
les devoirs de la vie publique, mais sont parallèles à ceux-ci.
Pour Protagoras, au sommet de cet enseignement commun et dif-
fusé qu’assure la vie au sein de la cité se trouve le sophiste. Celui-ci est
en mesure de diriger un tel processus, ainsi que les enseignements par-
ticuliers de type encyclopédique assurés par d’autres sophistes,
Hippias par exemple, grâce à ses capacités supérieures, qui lui permet-
tent de faire progresser les hommes sur le chemin de la vertu et de
faire de chacun d’eux un homme de bien36. La notion de sophiste est
précisément celle qui permet de relier la conception du nomos exposée
dans le Protagoras à la conception qui ressort de l’apologie de Pro-
tagoras du Théétète :

Car, je l’affirme, même ces derniers [= les agriculteurs] procurent aux


plantes, à la place de sensations pénibles, quand l’une d’entre elles
manque de vigueur, des sensations bénéfiques et saines ; cependant
que les savants et bons rhéteurs font qu’aux cités paraît être juste ce
qui leur est bénéfique, au lieu de ce qui leur est pénible. Toutes choses,

35Thucydide II 41, 1 : [...] καὶ καθ’ ἕκαστον δοκεῖν ἂν μοι τὸν αὐτὸν
ἄνδρα παρ’ ἡμῶν ἐπὶ πλεῖστ’ ἂν εἴδη καὶ μετὰ χαρίτων μάλιστ’ ἂν
εὐτραπέλως τὸ σῶμα αὔταρκες παρέχεσθαι. Cf. II 40, 2 : ἔνι τε τοῖς
αὐτοῖς οἰκείων ἅμα καὶ πολιτικῶν ἐπιμέλεια [...].
36 Cf. Platon, Protagoras 328a8-b3 : ἀλλὰ κἂν εἰ ὀλίγων ἔστιν τις ὅστις

διαφέρει ἡμῶν προβιβάσαι εἰς ἀρετήν, ἀγαπητόν, ὧν δὴ ἐγὼ οἶμαι εἶς


εἶναι, καὶ διαφερόντως ἂν τῶν ἄλλων ἀνθρώπων ὀνῆσαί πρὸς τὸ καλὸν
καὶ ἀγαθὸν γενέσθαι [...]. Pour la référence de Protagoras à Hippias, cf. ibid.
318e1-4.
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 79

en effet, qui à chaque cité semblent justes et belles lui sont telles tant
qu’elle le décrète ; mais le savant, c’est celui qui, au lieu de pénible,
chaque fois qu’un de leurs décrets l’est pour eux, le fait être et paraître
bénéfique.37

Cette formulation nous restitue le point le plus hardi du processus


de rationalisation et de laïcisation qui marque, à l’âge de la sophis-
tique, la notion de nomos. Celui-ci ne se présente plus comme un ordre
fixe, constitué une fois pour toutes ou considéré comme éternellement
valable, mais la loi n’est rien d’autre, comme nous l’avait déjà appris
le Protagoras, que la décision prise chaque fois par la cité, et le décret
que celle-ci décrète. À partir de cette vision, que Protagoras présente
constamment comme la conception en vigueur à Athènes, le sophiste
d’Abdère formule sa conception personnelle de la loi, en l’intégrant à
sa conception du sophiste. En effet, la décision prise par l’assemblée
populaire doit, pour être parfaitement raisonnable, pour devenir « dis-
cours fort », être dirigée par l’homme qui est capable de transmettre la
paideia, comme le médecin est capable de promouvoir la santé des
hommes, ou le bon agriculteur de rétablir la vigueur des plantes. Aux
termes de cette conception, la loi est la décision qui jaillit de la convic-
tion qu’engendre le discours sophistique dans le dèmos. La différence
que cette conception de la démocratie introduit par rapport à la praxis
politique démocratique à Athènes est subtile mais évidente : « Athe-

37 Platon, Théétète 167b8-c4 : φημὶ γὰρ καὶ τούτους τοῖς φυτοῖς ἀντὶ
πονερῶν αἰσθήσεων, ὅταν τι αὐτῶν ἀσθενῇ, χρηστὰς καὶ ὑγιεινὰς
αἰσθήσεις τε καὶ ἕξεις ἐμποιεῖν, τοὺς δέ γε σοφούς τε καὶ ἀγαθοὺς
ῥήτορας ταῖς πόλεσι τὰ χρηστὰ ἀντὶ τῶν πονερῶν δίκαια δοκεῖν εἶναι
ποιεῖν. ἐπεὶ οἷά γ’ ἂν ἑκάστῃ πόλει δίκαια καὶ καλὰ δοκῇ, ταῦτα καὶ εἶναι
αὐτῇ ἕως ἂν αὐτὰ νομίζῃ· ἀλλ’ ὁ σοφὸς ἀντὶ πονηρῶν ὄντων αὐτοῖς
ἑκάστων χρηστὰ ἐποίησεν εἶναι καὶ δοκεῖν. Je crois, comme beaucoup
d’autres savants, que ce passage restitue un élément de la pensée du Protagoras
historique : cf. e.g. G. Vlastos (ed.), Plato, Protagoras, Jowett’s Translation Re-
vised by M. Ostwald, Indianapolis/New York, Bobbs/Merrill, 1956, p. XX-
XXIV ; W.K.C. Guthrie, The Sophists, op. cit., p. 256 ; M. Isnardi Parente, « Il
pensiero politico greco dalle origini alla Sofistica », art. cit., p. 168-9.
80 Aldo BRANCACCI

nian political culture was based on collective opinion rather than on


certain knowledge, and on the assumption that opinion could be trans-
lated into practical reality through democratic political process »38. Au
niveau plus complexe que théorise Protagoras, le nomos se présente
comme l’opinion saine et efficace qui permet de construire un point de
vue rationnel et orienté vers le meilleur, opinion que le sophos parvient
à exprimer de la façon la plus correcte et à transmettre au peuple, en
modifiant profondément les opinions faibles, perturbées ou insuffi-
santes de celui-ci. Je crois que nous retrouvons ici un passage parallèle
à celui de ἥττων λόγος à κρείττων λόγος, qui est caractéristique de
la pensée de Protagoras. Ce passage suppose la connaissance de ce qui
est plus utile et plus bénéfique pour la cité, une connaissance que Pro-
tagoras, comme le bon médecin et le bon agriculteur, possède et sait
transmettre. Il est bon de préciser que cette assomption n’est nullement
en contradiction avec la thèse maîtresse de Protagoras dans le domaine
gnoséologique, à savoir que les opinions des hommes ne peuvent pas
être distinguées quant à leur valeur de vérité, puisque pour chaque
homme est toujours vrai ce qui pour lui est réel, en tant qu’il le ressent
et l’expérimente dans sa propre perception. Les opinions peuvent et
doivent cependant être distinguées selon leur utilité, selon qu’elles se
conforment ou non à un critère de rectitude et de santé, et Protagoras
applique cette distinction également à cette opinion collective qu’est la
loi, en soutenant que la fonction des sages et bons rhéteurs est précisé-
ment celle de faire passer la cité de cet état où elle a des opinions plus
faibles et pénibles à l’état où elle aura des opinions meilleures et plus
bénéfiques39.

38Cf. J. Ober, « Thucydides’ criticism of democratic knowledge », dans


R.M. Rosen et J. Farrell (éd.), Nomodeiktes : Greek Studies in Honour of
Martin Ostwald, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1993, p. 81-98 ;
82-3. Sur la notion de ‘democratic knowledge’, cf. également U. Zilioli, Prota-
goras and the Challenge of Relativism. Plato’s Subtlest Enemy, Aldershot,
Ashgate, 2007, p. 129-31.
39 Je m’abstiens d’utiliser, pour reconstruire la conception protagoréenne

du nomos, le texte du De Legibus de Cicéron (chapitres XVI-XVII) relatif à


ce concept que M. Untersteiner, « La dottrina di Protagora e un nuovo testo
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 81

Cette conception du Théétète précise et justifie, sur le plan de la


définition de la loi, un point qui ressortait déjà du Protagoras. Le
sophiste d’Abdère n’a jamais dit que tous les hommes participent à
égale mesure à la vertu politique ; il affirmait au contraire qu’il y a des
différences parmi eux et qu’il existe des hommes, parmi lesquels le
sophiste, qui sont supérieurs aux autres par leurs capacités dans ce
domaine et dans d’autres ; d’où la position directrice du sophiste dans
la cité, et son intervention décisive dans le processus de l’éducation,
qui est à la fois éducation morale et politique :

de même, à mon avis, que si tu cherchais qui pourrait enseigner aux


fils de nos artisans précisément le métier que leur père leur a bel et
bien appris (dans la mesure où leur père et les amis de leur père qui
pratiquent le même métier en étaient capables) ; [...] il en va de même
pour la vertu et pour tout le reste ; mais qu’il existe un homme qui nous
soit supérieur un tant soit peu pour nous faire progresser sur le chemin
de la vertu, nous devons être satisfaits. Pour ma part je pense être un de
ces hommes et pouvoir, plus que personne, rendre à quelqu’un le ser-
vice d’en faire un homme de bien [...]40

dossografico », Rivista di filologia e di istruzione classica, 71-73, 1944-1945,


p. 442-58, repris dans M. Untersteiner, Scritti minori. Studi di letteratura e
filosofia greca, Brescia, Paideia, 1971, p. 373-87, a attribué à Protagoras. Sans
exclure qu’il y ait des résonances sophistiques, et même protagoréennes, dans
ce texte, il me semble que son attribution à Protagoras demeure encore incer-
taine. Voir aussi A. Schmekel, Die Philosophie der mittleren Stoa, Berlin,
Weidmann, 1882, p. 51-3, 56-7 et 60-1, qui pense que Cicéron combat la
conception de la justice de Carnéade, et G. Galbiati, De Fontibus M. Tullii
Ciceronis Librorum qui Manserunt de Re Publica et de Legibus Quaestiones,
Milano, Hoepli, 1916, p. 386-89, qui parvient à la même conclusion. Bien sûr,
des résonances protagoréennes chez Carnéade sont possibles : cf. O. Gigon,
« Il libro ‘Sugli dèi’ di Protagora », Rivista di storia della filosofia, 40, 1985, p.
419-48, ici 438-44.
40 Platon, Protagoras 328a1-b2 : οὐδέ γ’ ἂν οἶμαι εἰ ζητοῖς τίς ἂν ἡμῖν

διδάξειεν τοὺς τῶν χειροτεχνῶν ὑεῖς αὐτὴν τὴν τέχνην ἣν ὁ πατὴρ καὶ οἱ
τοῦ πατρὸς φίλοι ὄντες ὁμότεχνοι [...] οὕτω δὲ ἀρετῆς καὶ τῶν ἄλλων
πάντων· ἀλλὰ κἂν εἰ ὀλίγον ἔστιν τις ὅστις διαφέρει ἡμῶν προβιβάσαι
82 Aldo BRANCACCI

Par rapport à l’ancienne conception du législateur entendu comme


politique-législateur, déjà présente chez Homère, ou sur la conception,
propre au VIe siècle, du législateur-juge, dont le modèle est Solon,
s’impose maintenant la nouvelle conception protagoréenne du législa-
teur comme maître d’opinions droites. Protagoras lui-même, comme
nous le rappelle Diogène Laërce41, reçut de Périclès la charge d’élabo-
rer la législation de Thourioi, colonie fondée dans un esprit panhellé-
nique, en réalité impérialiste, par Athènes en 444. Bien que certains
commentateurs aient cru que la constitution de Protagoras était résolu-
ment démocratique42, en ce sens qu’elle aurait appliqué à la colonie de
Thourioi la même constitution que la démocratie avait réalisée à
Athènes, il est plus probable, à mon sens, que le sophiste élabora selon
un modèle athénien un droit couramment en usage dans l’Italie méri-
dionale, un droit et un usage dont il ne pouvait pas faire totalement
abstraction dans son œuvre de législateur. C’est pourquoi je partage
l’opinion de ces savants qui ont soutenu que Protagoras édicta une
législation qui comprenait des éléments à caractère démocratique ainsi
que des analogies avec des lois de Solon43. D’ailleurs, s’il est vrai que,

εἰς ἀρετήν, ἀγαπητόν, ὦν δὴ ἐγὼ οἶμαι εἷς εἶναι, καὶ διαφερόντως ἂν


τῶν ἄλλων ἀνθρώπων ὀνῆσαί τινα πρὸς τὸ καλὸν καὶ ἀγαθὸν γενέσθαι
[...]. Cf. aussi 327e1-2 : « parce que tout le monde ici est maître de vertu, dans
la mesure de ses possibilités (καθ’ ὅσον δύνανται ἕκαστος) ».
41 Cf. Diogène Laërce IX 50 (= 80 A 1 DK) : « Protagoras [...] naquit à

Abdère, comme le dit Héraclide du Pont dans son livre Sur les lois : celui-ci dit
aussi qu’il a rédigé la législation de Thourioi (= fr. 150 Wehrli) ». Sur ce
témoignage, voir M. Untersteiner, Sofisti. Testimonianze e frammenti, fasc. I,
Firenze, La Nuova Italia, 1961, 2e éd. (réimpr. Milano, Bompiani, 2009), p. 14-5.
42 Cf. A. Menzel, « Protagoras als Gesetzgeber von Thurii », dans Id.,

Hellenika. Gesammelte kleine Schriften, Baden bei Wien, Rohrer, 1938, p.


66-82 ; V. Ehrenberg, Anfänge des griechischen Naturrechts, op. cit., p. 131-2;
J. Kaerst, Geschichte des Hellenismus, 3. Aufl., Leipzig/Berlin, Teubner, 1927
(réimpr. Darmstadt 1968), vol. I, p. 66-7.
43 Cf. E. Ciaceri, Storia della Magna Grecia, 3 vol., Milano/Roma/Napoli,

Albrighi Segati & Co., 1924-1932, vol. II, p. 352-7 ; M. Pohlenz, Staatsge-
danke und Staatslehre der Griechen, Leipzig, Quelle u. Meyer, 1923, p. 45 ; G.
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 83

d’après le Protagoras, les dispositions à la πολιτικὴ ἀρετὴ sont pré-


sentes en chaque homme, ce qui correspond parfaitement à une
conception démocratique de la politique, il demeure que cette vertu
n’est pas efficace d’une manière automatique44 et qu’elle doit être
stimulée d’une part par la cité dans son fonctionnement global, mais
aussi et surtout par des individus qui incarnent au plus haut degré l’art
politique. Cela est en accord avec le sens profond du mythe de Prota-
goras, selon lequel l’homme n’est pas doué par nature de la vertu
politique, il est seulement doué de la disposition à l’acquérir. Il existe
certains modes de comportement, qui sont aussi des agrégations et des
sédimentations d’expériences – le respect et la justice, ainsi que la
compréhension de leur nécessité – que l’humanité dans son ensemble
aurait produit au cours de son histoire, et qui sont, eux, la condition
pour développer la vertu politique. Ces dispositions sont à la fois une
possession potentielle et le fruit d’un enseignement qu’on apprend à
travers tout un processus d’éducation qui se réalise par de multiples
moyens, à partir de l’éducation dans la famille et de l’instruction
scolaire jusqu’à l’éducation par les lois et, finalement, à l’œuvre du
sophiste. Ceci explique parfaitement la différences des issues person-
nelles : tous les hommes possèdent le même titre à participer à la
délibération politique, mais tous ne sont pas qualifiés au même ni-

De Sanctis, Storia dei Greci dalle origini alla fine del secolo V, Firenze, La
Nuova Italia, 1939, vol. II, p. 242 ; W. Nestle, Vom Mythos zum Logos. Die
Selbstentfaltung des griechischen Denkens von Homer bis auf die Sophistik
und Sokrates, Stuttgart, Kröner, 1940 (réimpr. Aalen, Scientia, 1986) p. 265.
Pour une analyse du passage de Diodore de Sicile, concernant la législation de
Thourioi, cf. I. Lana, Protagora, Torino, Tipografia torinese, 1950, p. 59-61, et
M. Untersteiner, I sofisti, op. cit., vol. I, p. 18-9.
44 Cf. Platon, Protagoras 323c3-8 : « Voilà ce que j’ai à dire sur le fait que

les Athéniens acceptent, ce qui est tout à fait normal, le conseil de n’importe
quel homme en matière de vertu politique, dans la mesure où ils considèrent
que chacun y a part ; quant au fait qu’à leurs yeux cette vertu politique n’est
pas naturelle ni ne survient au petit bonheur, mais qu’elle s’enseigne et
n’advient à un homme que par l’exercice, voilà ce que je vais essayer de te dé-
montrer à présent [...] ».
84 Aldo BRANCACCI

veau45. Ce n’est évidemment pas un hasard, d’ailleurs, si dans le long


passage du Protagoras où le sophiste d’Abdère expose l’idée qu’il se
fait de la démocratie à Athènes, il parle toujours de πολίτης et de
πολῖται, il ne parle jamais de dèmos. Ajoutons que la valorisation de la
μελέτη et l’idée selon laquelle une ἐπιμέλεια, une ἄσκησις et une
διδαχή sont nécessaires pour parvenir à posséder réellement l’art poli-
tique46 n’appartiennent pas à la tradition culturelle d’orientation démo-
cratique.
Toujours est-il que la théorisation de la démocratie par Protagoras,
dans la mesure où elle va de pair avec la reconnaissance, explicite dans
le Protagoras, qu’il existe des individus – parmi lesquels le sophiste –
qui sont supérieurs aux hommes du commun, qui sont capables de les
faire progresser sur le chemin de la vertu et même de les rendre
hommes de bien, préfigure assez clairement une théorie des élites,
comme d’ailleurs le confirme la définition du sophos et toute la pré-
sentation du sophiste que nous offre le Théétète, et comme il arrivera
souvent dans les conceptions modernes de la démocratie. Il est égale-
ment certain que, à ce niveau, l’individualité du citoyen, comme la

45 Cela est d’autant plus vrai que Protagoras admet des différences de

richesse parmi les citoyens ; il admet même qu’ils participent plus ou moins de
l’éducation scolaire, comme le prouve un passage du Protagoras : « Ceux qui
ont le plus de moyens procèdent ainsi, et ce sont les plus riches qui ont le plus
de moyens ; et leurs fils, qui vont à l’école depuis leur plus jeune âge, sont
également ceux qui la quittent plus tard » (326c3-6). Comme le rappelle G.B.
Kerferd, The Sophistic Movement, op. cit., p. 145, ce texte a été utilisé pour
prouver que selon Protagoras « there should be a corps d’élite able to serve the
state in positions of trust, such as the ten strategoi at Athens, or to be wise and
persuasive advisers on matters affecting law and morality ». Ce qui est certain,
c’est que la différence de qualification personnelle des citoyens est parfaite-
ment admise par l’Abdéritain.
46 Cf. Platon, Protagoras 323d6-7, et voir J. Mewaldt, Fundament des

Staates, Stuttgart, Kohlhammer, 1929, p. 8. Pour l’importance de la μελέτη,


voir Stob. III 29, 80 (= 80 B 10 DK) : « Protagoras disait que l’art n’est rien
sans l’exercice et que l’exercice n’est rien sans l’art ». Pour la valeur de la
διδασκαλία, cf. Anecd. Pr. I 171,32 (= 80 B 3 DK) : « L’enseignement a
besoin de disposition naturelle et d’exercice ».
LA PENSÉE POLITIQUE DE PROTAGORAS 85

souveraineté du dèmos, entrent dans un jeu dialectique avec l’instance


directrice incarnée par le sophiste : ce qui semble être également une
sorte de transposition et de justification théoriques de cette démocratie
dirigée par un membre éclairé de l’aristocratie que fut le régime de
Périclès et que Thucydide définit comme un gouvernement (ἀρχή)
dirigé par un πρῶτος ἀνήρ47.

Aldo BRANCACCI
Università di Roma Tor Vergata

47 Cf. Thucydide II 65, 9. Cf. II 65, 8 : Périclès contrôlait le peuple de ma-

nière compatible avec la liberté, mais il n’était pas plus guidé par lui qu’il ne le
guidait.

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