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Platon et la cité
2010
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130641070
ISBN papier : 9782130575863
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Présentation
La pensée politique de Platon est une réflexion sur l’excellence
de la vie commune. Les dialogues platoniciens poursuivent,
chacun à sa façon, une enquête sur les conditions de l’unité,
c’est-à-dire aussi de l’intérêt et du bonheur, de la cité où les
hommes vivent une vie commune. La définition de la cité peut
être tenue pour le premier objet de cette enquête dans la
mesure où la philosophie, qui doit son existence à celle de la
cité, cherche avec Platon, et pour la première fois, à exposer et
à expliquer la nature de la communauté politique, de son
institution et de son devenir, en la désignant comme une réalité
particulière — distincte du monde où elle apparaît, mais aussi
des hommes qui y vivent — dotée d’une vie propre.
L’étude examine, parmi les textes platoniciens, ceux qui
montrent le mieux comment le philosophe fait de l’unité de la
cité la fin de la politique, puis de la recherche de cette unité la
fin de la philosophie. Du modèle psychologique (la cité est
comme une grande âme, comme un grand individu) à la
définition physiologique (la cité est un être vivant), on peut
ainsi parcourir l’œuvre entière de Platon et la comprendre
comme une philosophie politique.
Table des matières
Avertissement
Introduction
Produire la cité
Les conditions d’une technique politique
L’objet de la politique
La démiurgie politique
La loi de la cité
Le Politique et les Lois : la loi forge les mœurs
La vie de la cité
Le monde de la cité
Le vivant politique
Conclusion
Index
Index des passages platoniciens cités
Index des noms propres des auteurs, lieux et personnages
anciens
Index des notions
Bibliographie
Avertissement
La compétence politique
On pourrait dire des différents développements politiques que
proposent les dialogues « socratiques » qu’ils contribuent, de
diverses manières, à l’élaboration d’une réflexion politique
dont le principal caractère est d’être anthropologique. D’une
part, parce qu’elle envisage la cité comme un individu humain,
sujet d’une conduite, et d’autre part, parce qu’elle la conçoit
comme l’ensemble des hommes qu’elle contient et a contenus.
De ce point de vue, elle n’est pas intempestive, puisque la cité
athénienne était davantage perçue par ses citoyens, dit Aristote,
comme « une communauté de constitution entre des citoyens »,
un certain rapport institué entre certains hommes, plutôt qu’un
lieu, une histoire ou même une culture. Cette conception de la
cité comme rassemblement ou communauté d’hommes n’est
pas remise en cause, on la retrouve encore dans la République ;
c’est la nature des rapports qui fondent et disposent la
communauté en vue de certaines fins qui est en revanche
discutée.
L’explication du « silence » politique des premiers dialogues ne
doit donc pas être cherchée, encore une fois, dans
l’hypothétique ambition « morale » du personnage Socrate. Elle
est à chercher plutôt du côté des objets et de la méthode des
recherches que conduisent les premiers dialogues : on lui
trouve alors deux raisons.
Une première tient au genre qui est celui de la plupart des
premiers dialogues, consacrés chacun à l’examen d’une unique
question. Il s’agit, à chaque fois, de définir une notion, une
nature, en répondant à la question « Qu’est-ce que X ? » : qu’est-
ce que la piété ? (Eutyphron), qu’est-ce que la sagesse ?
(Charmide), qu’est-ce que l’homme ? (Premier Alcibiade), qu’est-
ce que le courage ? (Lachès), qu’est-ce que l’amitié ? (Lysis), etc.
Ces examens successifs, qui mettent en œuvre la méthode
socratique de la réfutation, ne s’intéressent jamais pour eux-
mêmes à la cité, à la constitution ou à l’exercice du pouvoir ;
Socrate ne demande jamais à ses interlocuteurs ce qu’est la cité,
ce qu’est la nature de la constitution, ou de quelle sorte
d’activité ou de savoir pourrait relever la politique.
La seconde raison du silence politique de ces textes tient, et
c’est bien plus important, au fait que, si des questions politiques
y sont tout de même et souvent évoquées, elles le sont toujours
et seulement sous l’aspect du savoir, qui est précisément l’une
des normes, sinon la norme principale, qui détermine la
critique « générique » de Socrate. Par exemple, dans le Lachès
qui traite de la nature du courage, c’est-à-dire de cette partie de
la vertu qui concerne l’apprentissage du combat en armes, le
courage est défini et fondé sur la possession d’un certain
savoir [44] . Que le courage ait alors des effets ou des occasions
politiques importe moins que de désigner ainsi la primauté du
savoir, qui rend possible cette vertu particulière. Il en va ainsi,
dans les autres premiers dialogues, des différentes « parties de
la vertu » [45] .
C’est toujours la primauté, la possession d’un savoir qui donne
à la vertu son statut (l’excellence éthique est une excellence
cognitive), et son importance. En bref, on peut considérer tous
les dialogues socratiques comme l’occasion d’une unique
injonction : l’excellence, quelle que soit son domaine effectif,
repose toujours sur un savoir préalable ; la vertu, toutes les
formes de vertus doivent être fondées sur un savoir (Lachès,
190 a -195 c). On s’aperçoit de ce que le terme de « vertu » ne
qualifie pas seulement l’excellence du caractère ou de la
conduite dans des circonstances précises, mais que Platon lui
donne une ampleur nouvelle en le faisant porter sur toute
activité, quelle qu’elle soit. Là où la pensée et la langue
grecques restreignaient la vertu à la noblesse de la conduite, du
caractère [46] , particulièrement dans l’ordre du courage
guerrier, Platon l’étend au-delà des limites de cette morale
aristocratique, pour désigner la perfection d’une action ou
d’une activité. La vertu, en un sens qui est aussi différent de son
sens athénien traditionnel qu’il peut l’être du nôtre (la vertu est
pour nous d’ordre moral, elle qualifie la bonne conduite), c’est
la chose bien faite. Et cette chose bien faite, comme on va le lire
dans la République, c’est aussi bien une action courageuse
qu’une charpente. Notons dès maintenant que le déplacement
et la modification de la notion commune de vertu transforment
celle-ci en un concept (l’excellence [47] ) dont Platon va faire un
usage technique, et qu’elles permettent aussi au philosophe de
venir occuper le terrain de ce qui était à Athènes la principale
prétention des précepteurs bavards qui prétendaient
précisément « enseigner la vertu », de façon à ce que leurs
élèves sachent administrer leur maison et gouverner leur
cité [48] . Si la vertu (transformée en excellence) suppose un
savoir, il suffira de demander aux sophistes quel est le savoir
qu’ils possèdent et dispensent pour les conduire à la
contradiction et au discrédit [49] .
C’est cette injonction à fonder l’excellence sur un savoir que
reçoivent donc l’Euthydème, le Ménon et le Gorgias, qui posent
pour la première fois la question de la compétence politique. À
leur tour, ces entretiens montrent que, s’il existe une
compétence proprement politique, elle doit avoir une forme
d’excellence, de vertu, et doit donc être fondée sur un savoir.
Un savoir (politique) qui sera donc la cause de l’excellence
(politique). C’est l’Euthydème qui, parmi les trois dialogues cités,
développe le plus complètement cette recherche et parvient à la
définition d’un savoir politique : « la science qui est utile et
rend heureux » les hommes, en les rendant « savants et bons »
(292 c 1 et 292 d 6). Socrate reconnaît à plusieurs reprises le
caractère encore insuffisant de cette définition, qui ne rend pas
compte du processus politique par lequel le savoir est conféré,
et la bonté avec lui, à l’ensemble des citoyens. En la matière, la
précision exigerait que l’on puisse définir aussi bien le contenu
du savoir politique qui rend compétent l’homme politique, que
les moyens par lesquels un tel savoir peut être effectif, c’est-à-
dire se transmettre. L’Euthydème ne répond ni à l’une ni à
l’autre de ces deux exigences, mais il les exprime en des termes
dont l’importance est d’autant plus remarquable qu’ils
resteront ceux des arguments politiques ultérieurs, que ce soit
dans la description de la constitution excellente de la
République ou dans des textes qui, comme le Politique, traitent
plutôt, et différemment, de la technique du technicien politique.
Les questions et les exigences de l’Euthydème amorcent ainsi
une précision, ou une spécification, de la critique générique des
premiers dialogues ; désormais, la critique que conduit Socrate
entreprend de rendre compte du fonctionnement des
institutions et laisse augurer de leur réforme. L’extrait qui suit
peut à cet égard être considéré comme la matrice des
développements ultérieurs, dans la mesure où il désigne à la
critique et à l’argumentation politique deux voies distinctes.
À ce point de l’enquête, Socrate résume devant Criton le chemin
parcouru par l’entretien dont l’objet était la découverte de la
science dont l’acquisition se justifierait à elle seule (sans être
l’instrument ou le moyen d’une autre science). Ainsi :
Servir la cité
Dans la longue description des livres II à IV, la cité est le résultat
d’une addition indéfinie de parties. Mais à sa suite, une fois que
l’éducation des gardiens permet d’envisager la possibilité et les
moyens d’une limite et d’un remède à cette addition, le point de
départ de la seconde recherche est la cité conçue comme un
tout, un tout unifié dont Socrate va entreprendre de justifier ou
de préciser l’arrangement hiérarchique et le statut des
différents éléments constitutifs.
Une fois achevé ce premier plan de la cité, la République est en
mesure, pour poursuivre sa réflexion politique, d’emprunter
deux chemins : celui de la psychologie qu’a suivi la description
des quatre premiers livres, et celui de l’usage ; le premier suit le
cours de la comparaison initiale, alors que le second, auquel on
va maintenant se consacrer, a pour origine un argument
ultérieur consacré à la vertu.
Assimilant la cité à l’âme, la République ne développe pas une
comparaison inédite, mais poursuit une analyse entamée dans
le Gorgias qui définissait la politique comme la technique qui
s’occupe de l’âme, de sa santé [17] . Reprenant la définition de
l’homme comme âme dans la République, Platon y développe
donc une psychologie (c’est-à-dire ici une anthropologie) qui
conduit l’examen des différentes capacités humaines, des
différentes conduites qui résultent de l’équilibre des trois
différentes espèces de l’âme. Cet examen sera poursuivi dans le
Phèdre, en des termes semblables, puisqu’il s’agira toujours de
montrer comment l’âme doit être gouvernée, comment l’une de
ses « parties » doit être souveraine, pour que l’ensemble soit
équilibré et juste, excellent. La République conduit ainsi
l’examen d’un objet tripartite dont la nature est aussi bien
psychologique que politique et dont la perfection, dans les deux
cas, relève d’une connaissance de la réalité (une connaissance
des formes intelligibles). Mais, comme le montrait le texte cité
plus haut de l’Euthydème, et comme le suggère à son tour la
République, la politique, si elle est un savoir, est aussi un certain
usage : la politikḗ est une technique. Et comme c’est le cas de
toute technique, elle a une fonction et un objet. Pour mieux le
comprendre, on va s’efforcer ici de rassembler toutes les
remarques que la République consacre à la vertu et à la
technique, deux termes qui, dans le platonisme, sont
indissociables.
On se souvient que, dans les premiers dialogues, la question
politique est traitée sous l’aspect du savoir et de la vertu, le
premier étant la cause de la seconde. L’excellence (la vertu,
aretḗ), quel que soit son domaine, repose toujours sur un savoir.
L’Euthydème, le Ménon et le Gorgias le répètent, en affirmant
que chaque réalité, chaque objet a une fonction propre,
spécifique, qui la distingue de tous les autres. Et l’excellence,
c’est une capacité à bien accomplir cette fonction. Par exemple,
on peut couper un sarment de vigne avec un couteau, avec un
tranchoir ou avec d’autres outils. Mais avec aucun de ces outils,
on ne le fera aussi bien qu’avec une serpette fabriquée à cet
effet. Ainsi, l’excellence qualifie la fonction que la chose
« accomplit mieux que toutes les autres » [18] . Et la vertu doit
alors être définie comme l’excellence dans la fonction propre.
Pour chaque réalité considérée sous l’aspect de sa vertu, la
question sera donc posée de sa fonction (érgon), et de sa
capacité (dúnamis) à l’accomplir. Ainsi en sera-t-il des citoyens
dans la cité, qui ne devront chacun accomplir qu’une tâche
unique ; ainsi en sera-t-il de la cité, qui possède à son tour, avec
la justice, une capacité [19] . La capacité de la cité repose toujours
sur une certaine forme de savoir, et l’examen de la vertu
renoue donc avec celui de l’âme, pour en appeler à un
gouvernement vertueux, c’est-à-dire savant de la cité. Celui ou
ceux qui gouvernent doivent être en mesure de savoir ce qui
convient à chaque chose, afin que chaque chose accomplisse
excellemment sa fonction.
Cette exigence entraîne deux conséquences, qui définissent à
partir du livre V le rôle du philosophe dans la cité.
Ce dernier doit d’abord connaître chaque chose, et notamment
chaque groupe de citoyens, afin de déterminer la nature et
l’exercice de leur fonction. C’est ce qui, du seul point de vue
politique, rend indispensable la connaissance des formes
intelligibles. La connaissance des formes est donc justifiée et
fondée sur un impératif politique. Autrement dit, et c’est sans
doute très important, la figure du « philosophe-roi » peut être
tenue pour la réponse donnée à une question strictement
politique : ce n’est pas parce qu’il est savant que le philosophe
gouverne, c’est parce que le pouvoir exige comme condition de
son juste exercice la connaissance de ce qui est, qu’il doit
donner lieu au philosophe (sous la forme littérale d’un
engendrement, puisque c’est la cité qui donne naissance au
philosophe [20] ). Au philosophe, ou en rendant tel le roi, puisque
cela ne changera justement rien au fait que seule importe
l’appropriation savante du pouvoir. L’importance de ce lien de
consécution est d’autant plus grande qu’on en trouve déjà un
précédent dans l’Euthydème où la politique n’est pas définie
comme souveraine parce qu’elle posséderait par elle-même une
forme de supériorité technique, mais parce que c’est la
particularité de toutes les techniques que d’œuvrer ou de
produire en vue d’un usage qui leur est souverain. De telle sorte
que c’est à partir d’une exigence propre à la nature des
techniques et à la nécessité de les rendre convenables dans une
même cité, que s’impose l’existence d’une technique
souveraine, c’est-à-dire d’un usage total des ouvrages. Il
convient donc de remarquer que la technique (ou la science)
politique n’est pas autonome, au sens où elle ne possède pas
elle-même le principe de sa souveraineté, de son pouvoir
(archḗ). Au contraire, elle est bien davantage un terme, l’effet
d’une cause finale, puisqu’elle vient achever une perfection qui
lui préexiste (la cité), et qu’elle est la réponse donnée à des
exigences qui ne lui sont pas propres (la cité doit être sagement
gouvernée). Dans les termes de l’Euthydème, la République ne
consacre donc pas la politique comme une technique absolue,
suffisante, elle en fait plutôt un savoir indispensable, déduit
d’une réflexion qui excède le seul objet de la cité (tout comme le
savoir du dialecticien excède le domaine des affaires
politiques). Il est donc impossible de conférer la moindre
spécificité au savoir politique ou de lui réserver une
souveraineté technique ; sauf à admettre, comme les dialogues
postérieurs à la République en feront l’hypothèse, que la
politique produise en partie son objet, œuvre elle-même à la
mise en ordre et à la perfection de la cité.
Ensuite, le philosophe doit gouverner. Gouverner
excellemment, c’est rendre les citoyens meilleurs, vertueux et
savants. C’est là la fonction du philosophe, la technique qu’il
peut exercer parce qu’il possède une connaissance adéquate de
la réalité (la dialectique, c’est-à-dire la science qui connaît ce qui
est, et non seulement ce qui devient [21] ). On trouve donc ici la
précision qu’espéraient les précédents dialogues : le savoir qui
rend l’homme politique compétent, c’est la dialectique, la
capacité à saisir « la raison de ce qu’est chaque chose » (VII, 534
b 3-4).
La compétence politique obéit, dans la République à une
détermination finale, téléologique, qui est celle de la fonction.
On en trouve une explication aboutie au livre IV, lorsque
Socrate évoque la manière dont, parmi les gardiens, il faudra
choisir les dirigeants de la cité (412 b - 415 e). Socrate y explique
comment (à la faveur d’épreuves) on doit choisir ceux qui se
montreront le plus « utiles » à la cité, le plus à même de faire ce
qui est le mieux pour la cité. On remarquera que c’est toujours
une logique de l’intérêt, ou de l’avantage (sumphéron), qui
préside à cet exposé. C’est l’intérêt du tout de la cité que doivent
favoriser les dirigeants. C’est là leur compétence. Ce qui est
remarquable, et nouveau, c’est que leur compétence n’est pas
l’expression d’une faculté particulière, encore moins d’une
faculté qui serait partagée, à des degrés divers, par tous les
hommes. Il s’agit seulement d’une fonction (gouverner la cité
dans son intérêt), définie comme toutes les autres techniques
par son aptitude à favoriser l’objet qui est le sien. C’est cette
fonction qui distingue les gardiens du reste de la population et
c’est en vue de cette fonction, qui joue le rôle de cause finale,
qu’ils sont isolés et formés. Et c’est encore en vue de cette
fonction que l’on distingue les meilleurs d’entre eux. C’est donc
la fonction gouvernementale, la fonction directrice, qui
détermine le choix des hommes compétents. Platon ne
présuppose donc jamais que tous les hommes soient
susceptibles d’exercer le pouvoir. À la différence de certains de
ses successeurs (dont Aristote) et de la plupart des Modernes,
Platon ne se pose pas la question de savoir « qui » doit
gouverner, ni n’entreprend de classer et de nommer les régimes
selon le sujet qui possède et exerce le pouvoir. Il se demande au
contraire qui est à même d’assurer une fonction
gouvernementale dont il n’existe qu’une forme, qu’une espèce,
la bonne. On voit que, là où le Ménon par exemple continue de
se demander s’il existera un jour un homme capable de bien
gouverner, la République semble faire un pas de plus : comme
cet homme qu’exige la fonction n’existe pas aujourd’hui, il
convient de le former.
La technique politique de la fonction gouvernementale n’a ainsi
et par définition qu’un unique intérêt, celui de la cité conçue
comme un tout. C’est ce que cherche à établir un texte dont
l’importance au cœur de la République est absolument
déterminante, car il doit vérifier, à l’échelle de la cité entière,
l’hypothèse selon laquelle c’est dans leur intérêt à tous que les
citoyens sont dirigés comme ils le sont dans la cité juste.
Répondant à Adimante qui lui reproche de réserver un sort
bien pénible à ses gardiens (interdits de propriété privée, d’or
et d’argent comme de femme et d’enfants à eux), Socrate
entreprend de lui montrer qu’ils sont au contraire les plus
heureux des citoyens. Avec cette objection d’Adimante, la
République rencontre ce que nous pourrions identifier comme
le problème classique de la convenance ou de la compatibilité
de l’intérêt particulier, individuel, et de l’intérêt de l’ensemble
de la cité, de la communauté. Comment un citoyen peut-il être
sûr, comment peut-il se persuader ou être convaincu que son
intérêt ou son avantage (comme son bonheur) dépend
strictement de celui de la cité ? La question n’est pas pertinente
et elle ne peut être posée qu’à se méprendre sur le compte de
l’intérêt (et du bonheur) de chacun qui n’est possible, comme
Socrate vient de l’expliquer, que si la cité trouve le sien. Elle est
pourtant déterminante dans la mesure où Platon ne s’y dérobe
pas, mais s’en sert au contraire comme d’un prétexte à une
analogie indispensable à la définition de l’unité de la cité.
Provoquée par l’objection d’Adimante, cette mise au point de
Socrate clôt la comparaison de l’âme et de la cité, mais aussi la
description de la genèse de cette dernière :
Notes du chapitre
[1] ↑ La Politeía est le titre même du dialogue de Platon.
[2] ↑ Toutefois, on le verra plus loin, Platon va substituer une analogie à cette
comparaison (au début du livre IV).
[3] ↑ La justice dans l’individu doit être identique à la justice dans la cité. La
comparaison était déjà annoncée au livre I, en 351 a-352 a. Elle doit être distinguée
du passage du Politique qui lui fait très précisément écho (277 d - 278 c) ; là, l’Étranger
définit le paradigme (il s’agit d’en désigner un pour la politique) avec le même
exemple grammatical, mais il lui fait jouer un tout autre rôle : il s’agit de reconnaître
les éléments de l’alphabet, mais dans des syllabes différentes. Le paradigme suppose
ainsi « deux formes de combinaisons » (278 b), dont l’une sert de paradigme à la
compréhension de l’autre. Rien de tel dans la République, qui propose simplement le
même objet, la même combinaison, grandie.
[4] ↑ « L’âme est l’homme », Alcibiade, 130 c 3. Et le premier livre de la République
reprend cette définition (notamment en 353 d-354 a, dans les deux dernières pages
du livre I).
[5] ↑ Cette facilité ressemble fort à une pétition de principe, ou à un cercle vicieux,
puisque l’entretien, une fois admis qu’il existe bien trois des citoyens, se posera à la
fin du livre IV la question de savoir si, dans l’individu, il y a bien trois espèces de
l’âme (où l’on retrouve la comparaison du livre II, voyez IV, 434 d - 436 b).
[6] ↑ Pour Platon, l’âme est le sujet de deux activités, la pensée et le mouvement.
Incorporelle et, de ce fait, immortelle, elle est un principe de mouvement qui peut
soit mettre en mouvement (à animer) des corps, soit entrer elle-même en contact
avec d’autres réalités incorporelles. Celles-ci, parce qu’elles sont perçues par
l’intellect, sujet de la connaissance, sont les réalités intelligibles (les « Formes
intelligibles » ou les « idées »). Principe de tout mouvement et de toute connaissance,
l’âme est ce qui individue les choses sensibles : lorsqu’elle se trouve liée à un corps,
l’âme donne la vie à un être vivant. Pour une description de l’âme et de ses fonctions,
voir, outre le livre IV de la République, le Phèdre (245 c - 249 d) et le Timée (à la
« psychologie » de laquelle j’ai consacré « L’âme et la moelle. Les conditions
psychiques et physiologiques de l’anthropologie dans le Timée de Platon », dans La
communauté des affections. Études sur la pensée éthique et politique de Platon, Paris,
Vrin, 2008, p. 49-78.
[7] ↑ Un passage du livre IV en donne une idée assez claire, en 434 c - 436 b. Comme
on va le voir, ce qui fait le caractère d’un groupe, c’est sa fonction.
[8] ↑ L’Athénien était indistinctement citoyen et soldat. J.-P. Vernant a décrit cette
homogénéité athénienne du guerrier et du politique dans « La guerre des cités »
(introduction aux Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, sous la direction de J.-P.
Vernant, Paris, Éd. de l’EHESS, 1968, reprise dans Mythe et société en Grèce ancienne,
Paris, Maspero, 1974). Voyez désormais l’indispensable ouvrage de V. D. Hanson, The
Western Way of War, Infantry Battle in Classical Greece, Berkeley, University of
California Press, 2000².
[9] ↑ C’est cette coïncidence du pouvoir politique et de la philosophie en un seul qui
a donné lieu à la figure légendaire du « philosophe-roi » (c’est une légende de
lecteurs, car l’expression n’est pas de Platon). On s’en méfiera tout autant pour ce
qu’elle laisse supposer de pouvoir unique (alors que Platon emploie le pluriel : il faut
« que les hommes puissants philosophent », V, 473 d), que pour le primat maladroit
qu’elle attribue au philosophe (alors que l’expression « roi-philosophe » devrait
convenir tout autant).
[10] ↑ La République, en VII, 540 c, est explicite : les femmes peuvent gouverner la
cité.
[11] ↑ La critique de la famille est un trait caractéristique de la pensée politique
platonicienne ; j’y reviens dans le dernier chapitre, infra, consacré aux Lois.
[12] ↑ La protestation a lieu, quoique très atténuée par toutes les précautions de
Socrate. C’est une protestation politique : le « grand changement » introduit par
Socrate est immédiatement désigné par Adimante comme « changement complet »
apporté à un « régime politique » (V, 449 d).
[13] ↑ « Et par le chien, dis-je, sans nous en apercevoir nous avons épuré à nouveau
cette cité dont tout à l’heure nous affirmions qu’elle était dans le luxe » (III, 399 e).
[14] ↑ D’autant plus étrange que le corps de la cité, comme celui de tout individu,
devrait s’accroître seulement dans certaines limites. Mais l’extension territoriale
n’est pas conçue ici comme le corps de la cité. L’usage que fait la République des
comparaisons et des analogies physiologiques reste souvent très ambigu, on va le
voir.
[15] ↑ Mais aussi bien sûr parce que l’on peut, à la condition de provoquer les
changements efficaces (rendre le pouvoir philosophique), faire que la cité change
dans le bon sens, et devienne excellente alors qu’elle était corrompue.
[16] ↑ Ou bien nous ne concevons cette pertinence que sous l’aspect de la
compétence technique (c’est notre idéologie « technocratique »). Les réactions des
interlocuteurs de Socrate, ou encore l’écho très hostile que donne une comédie
comme celle des Nuées d’Aristophane (qui tourne en dérision l’école socratique,
peuplée de rêveurs ridicules), laissent supposer que Platon rencontrait une
incompréhension très forte. Mais la méfiance d’alors n’est pas l’indifférence
d’aujourd’hui.
[17] ↑ 464 b-c ; la politique compte alors deux parties, la justice et la législation.
[18] ↑ République, I, 353 a 10-11 ; voir 352 e - 353 a.
[19] ↑ I, 351 b-c.
[20] ↑ République, VII, 520 b, que l’on peut prendre au pied de la lettre.
[21] ↑ Selon la définition que donne le livre VII, 533 e - 534 b. Voir auparavant, les
pages V, 476-480.
[22] ↑ Trad. par P. Pachet, Paris, Gallimard, 1993.
[23] ↑ C’est ainsi que Périclès, alors qu’il loue l’unité dont fait preuve Athènes en
guerre, l’explique par le fait que c’est le peuple (le ) et non une minorité qui y
possède le pouvoir. Voir l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, notamment l’oraison
funèbre, II, 35-46.
[24] ↑ Le parti des oligarques est encore plus explicitement visé en République, VI,
499 b - 500 d, lorsque Socrate explique que le peuple et les philosophes sont
finalement opposés aux mêmes ennemis, à ces « quelques-uns » (olígoi) ennemis du
bonheur de la cité comme du savoir.
[25] ↑ La première version est une paraphrase de Hegel (La raison dans l’histoire, p.
109 de la traduction de K. Papaioannou (1965), Paris, Christian Bourgois, 1979), la
seconde un résumé d’Adam Smith (The Theory of Moral Sentiments (1790), IV, 1, § 10
de la Glasgow edition, Oxford, Oxford University Press, 1976).
[26] ↑ Ce n’est d’ailleurs que dans le livre VIII qu’apparaît une disjonction, d’ordre à
la fois psychologique et politique (selon les termes de la comparaison du livre II),
entre les fins individuelles et l’ordre de la cité. Pour que quelque chose comme une
intériorité « subjective » puisse s’opposer à l’observation de la norme commune, de la
règle de conduite convenant à l’unité de la cité, ou pour qu’un citoyen entreprenne
de vivre à l’encontre de ce que dicte la cité, il faut que cette dernière soit défaillante
ou défaite.
[27] ↑ Voir IV, 443 c-e.
[28] ↑ Dans les pages auxquelles on se rapporte ici le plus souvent, la cité est
comparée à un être vivant ; c’est une précision de la personnification dont elle était
l’objet dans les premiers dialogues. Le recours au vocabulaire de l’organe, des
fonctions organiques et des hiérarchies fonctionnelles devient un outil privilégié de
la réflexion politique. La chose est sans doute d’autant plus frappante qu’il n’est par
ailleurs guère question du corps dans la République.
[29] ↑ L’analogie de la Forme du bien avec le soleil, au livre VII, évoque la
connaissance vraie comme une marche, un progrès continu.
[30] ↑ Le long chapitre (372 d - 427 c) consacré à l’éducation des gardiens et aux
épreuves qu’on leur impose afin de savoir lesquels d’entre eux pourront poursuivre
leurs études et devenir dialecticiens-dirigeants montre assez clairement qu’un
individu peut être chassé d’un groupe fonctionnel vers un autre, ou accéder au
contraire à un autre, selon ses capacités à accomplir la fonction indispensable (voir
surtout II, 374 b - 376 c, puis III, 412 b-414 b).
[31] ↑ Pour une représentation claire et complète de la société athénienne et des
institutions, voir M. H. Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène,
trad. par S. Bardet, Paris, Les Belles Lettres, 1993².
[32] ↑ Le caractère synoptique de la dialectique est évoqué dans le livre VII, 533 c-d,
534 e et 537 c. Le dialecticien, « celui qui saisit la raison de ce qu’est chaque chose »
(534 b 3-4), est « celui qui est capable d’avoir une vue synoptique » (537 c 6-7 ; c’est
pourquoi il faut donner aux (jeunes) naturels philosophes « une vue synoptique de la
parenté des enseignements les uns avec les autres, et avec la nature de ce qui est
réellement », 537 c 1-3).
[33] ↑ La République ne mentionne qu’une fois l’existence d’une « technique
politique », en l’associant, à la faveur d’un exemple, à la peinture et à la musique ; VI,
493 d 3. Elle n’emploie jamais l’expression « science politique ». La rareté
terminologique devrait donc inviter à la prudence, sinon à l’étonnement : la
République parle peu de politique.
[34] ↑ Les objets de la politique, son domaine, sont les « affaires de la cité », les
politiká ; voir notamment III, 407 d 4 ; VI, 496 c 3 et 498 b 8 ; VIII, 558 b 7 ; IX, 592 a 5,
ainsi que, supra, la n. 1, p. 18.
[35] ↑ , ceux qui établissent dans une demeure, qui installent. Ce sont
aussi bien les fondateurs que ceux qui colonisent (l’Athénien des Lois désigne ainsi
Clinias et les « neuf autres fondateurs » de la colonie, VI, 753 a 9).
[36] ↑ « C’est donc notre tâche, à nous les fondateurs, que de contraindre les
naturels les meilleurs », VII, 519 c. Et cette contrainte se fait au nom de la perfection
du tout de la cité. C’est le trait commun de toutes les comparaisons « artistiques » :
l’assimilation de la cité à un ouvrage de la technique permet de considérer cette
dernière, et de le souligner à chaque fois, comme un objet unique, une totalité (qui
prime sur ses parties, et qui apparaît suffisante, c’est-à-dire adéquate à sa fin).
[37] ↑ Le « modèle divin » auquel le texte fait allusion est celui des astres, dont le
mouvement et la disposition sont, autant que peuvent l’être des mouvements,
parfaits. Platon, en désaccord avec la religion athénienne (celle des dieux olympiens,
dont il trouve les agissements et les passions trop humains), consacre comme divins
les êtres vivants dont la perfection (corporelle et psychologique) est la plus grande : il
s’agit bien des astres. Les dieux, selon Platon, ce sont avant tout les planètes et les
étoiles.
[38] ↑ C’est celle que Socrate fera lui-même, au début du Timée, à son exposé de la
République. Voyez infra, le début de IV, 2.
[39] ↑ C’est un point déterminant. La République ne conçoit la législation que sous
l’aspect d’une contrainte correctrice. Comme je le montrerai à terme (chap. V), les
derniers dialogues définissent au contraire la loi comme une forme de limitation
constitutive de la cité.
[40] ↑ Sur le genre des Constitutions, cf. F. Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of
Ancient Athens, Oxford, Clarendon Press, 1949, etJ. Bordes, Politeia dans la pensée
grecque jusqu’à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982. Quant à la spécificité de la
politeía platonicienne, voir J.-F. Pradeau, « L’irréalisable vérité de la République
platonicienne. Remarques sur le statut et sur le contenu de la politeiva de la
République », dans La communauté des affections. Études sur la pensée éthique et
politique de Platon, éd. citée, p. 157-180.
Produire la cité
L’objet de la politique
L’utilité d’un ouvrage consiste en son aptitude à favoriser
l’usage auquel il est destiné. C’est ce qu’exposent les pages 388 b
- 390 d du Cratyle [6] , en montrant notamment que le bon usage
de l’instrument (s’en servir « comme il faut », dit encore
Socrate) est précisément ce qui permet d’accorder les deux
termes constitutifs de tout processus technique. En effet, la
compétence cognitive du technicien (qui connaît la forme de
l’objet, son eîdos, 389 b 3) se trouve confondue avec l’intérêt de
l’objet lorsque l’artisan a trouvé « l’instrument qui, par nature,
est approprié à chaque objet » (389 b 3). L’usage n’est donc pas
seulement une catégorie instrumentale, il est surtout l’effet
particulier d’une connaissance « eidétique » (selon la Forme
intelligible, l’eîdos [7] ). Une connaissance dont la particularité
remarquable sera d’être avérée par le sujet de l’usage : l’usager.
« Celui qui saura reconnaître si la forme convenable de navette
a été donnée à n’importe quel bois » ne sera pas « le
menuisier », mais « celui qui s’en servira, le tisserand » (390 b 1-
3). Ces remarques du Cratyle précisent deux points de
l’argument parent de la République. En premier lieu, elles
distinguent deux espèces distinctes de connaissance : celle du
technicien (la connaissance de la forme lui permet de choisir
l’instrument approprié), et celle de l’usager (qui possède la
connaissance de l’intérêt de son objet [8] ). En second lieu, et c’est
ce qui explique la précédente distinction, l’usage permet de
subordonner la direction, le gouvernement des ouvrages à
l’ordre de l’intérêt : les productions techniques sont soumises
au gouvernement de ceux qui les utilisent. Celui qui fait usage
de l’objet (le joueur de lyre) doit diriger le travail de celui qui
produit l’objet (le fabricant de lyre) ; c’est pourquoi le premier
doit donner au second une connaissance appropriée,
susceptible d’accorder le résultat produit aux exigences de
l’usage. Et c’est aussi pourquoi le producteur possède pour
connaissance spécifique la découverte de l’instrument apte à
favoriser l’usage. Ces précisions ont pour effet de distinguer
deux sortes de techniques : les techniques de production, celles
qui travaillent l’objet, le fabriquent, et les techniques d’usage,
qui se servent de l’objet produit : par exemple encore, le luthier
et le violoniste. Chacune de ces techniques suppose et met en
œuvre une connaissance eidétique particulière, et les
techniques peuvent être disposées les unes par rapport aux
autres selon un ordre hiérarchique de commandement, la
technique de production s’y trouvant toujours soumise à la
technique d’usage.
Dans l’Euthydème, Platon exigeait que toutes les autres
techniques « confient la souveraineté sur tous les ouvrages dont
ces mêmes techniques sont les instruments » à la technique
royale et politique, car celle-ci est « la seule technique qui sache
comment utiliser ces ouvrages » (291 c 7-8). Au sein de
l’ensemble ordonné des techniques, dans lequel celles-ci sont
distinguées selon l’usage auquel elles sont subordonnées, la
politique, si elle doit être la technique véritablement
souveraine, doit donc gouverner tous les usages. Le texte cité de
l’Euthydème l’affirmait, mais ne disait rien de la manière dont
la subordination des productions à l’usage pouvait être
obtenue [9] . La République, nous l’avons vu, ne le fait pas
davantage.
Du point de vue technique, on l’a montré, la raison en est donc
d’abord que la République ne définit pas la politique comme une
technique. La lecture des précisions du Cratyle et des
hypothèses de l’Euthydème permet de remarquer qu’elle n’a pas
non plus recours, afin de définir la compétence comme
l’activité politiques, à la distinction de la production et de
l’usage. Et cela, comme on l’a vu, pour la seule raison qu’elle
considère la politique comme un savoir philosophique
hétérogène aux productions artisanales, entièrement distinct
des autres fonctions et activités qu’abrite la cité [10] . C’est pour
cette raison que l’exercice du pouvoir prend l’aspect d’une
pédagogie directrice ou d’une législation (qui autorise ou
interdit certaines activités), mais jamais d’une production. On
pourrait dire de la République qu’elle n’envisage la politique
que sous l’aspect de l’usage : le philosophe-roi dispose d’une cité
dont il rend les citoyens savants et vertueux, en les
contraignant à n’accomplir que leur fonction propre. De la
sorte, il ne peut guère intervenir que comme pédagogue pour
former ces citoyens qui sont les véritables objets du savoir
politique. En un sens, et c’est la difficulté que doit résoudre le
Politique, c’est la doctrine même du gouvernant philosophe qui
se trouve menacée tant que la philosophie ne se voit pas
attribuée de souveraineté technique.
Un mythe occupe le début du Politique dont voici la leçon : la
politique existe à partir du moment où l’homme, délaissé par
les dieux et contraint de veiller sur sa propre vie, doit maîtriser
les techniques indispensables à sa survie (273 e - 275 a). Cette
maîtrise est commune et, tout comme la satisfaction mutuelle
des besoins dans la République, elle suppose une cité. Si l’on
souhaite lui conserver son statut philosophique (en défendant
l’hypothèse selon laquelle cette maîtrise ne sera réelle qu’à la
condition d’être en même temps le savoir le plus élevé), il faut
que la philosophie puisse à son tour recevoir une détermination
technique : la philosophie fait mieux de la politique. Ou plus
clairement : la politique est une technique, le philosophe est le
nom de celui qui en use le mieux.
La distinction des techniques de production et des techniques
d’usage ne joue pas de rôle proprement politique avant le
Politique [11] . Ce dernier, répondant au vœu de l’Euthydème,
bouleverse à plusieurs titres le schéma de la doctrine politique
de la République. Du seul point de vue du thème technique, le
Politique est le premier texte platonicien, mais aussi le premier
texte philosophique qui consacre pleinement la politique
comme une technique (disposant d’un savoir spécifique de son
objet, le technicien politique met en forme un matériau et le
destine à un usage).
Cette définition technique de la politique a pour première
conséquence, hors le cadre pédagogique et nomothétique
auquel la République les restreignait, d’étendre
considérablement le pouvoir politique et le domaine des objets
de son gouvernement. Conçue comme une technique, la
politique n’est plus seulement définie comme une compétence
savante, philosophique, mais comme la pièce ultime et majeure
du dispositif des productions et des usages qui rassemble dans
la cité toutes les activités techniques. De sorte qu’elle concerne
désormais, immédiatement ou médiatement, tous les ouvrages
produits dans la cité, et que l’étendue de son exercice coïncide
avec les limites mêmes de cette cité. Avant même de considérer
le détail des modifications constitutionnelles qui distinguent
éventuellement la République et le Politique, on doit noter que le
second entend donner à la politique un objet et une fonction [12] .
Un objet et une fonction distincts de ceux de l’art d’interroger
(dialectique) comme de toutes les autres techniques. Un objet
encore, et non plus un sujet [13] ; une fonction qui n’est plus
seulement un usage, mais désormais une production. Le
Politique réunit ainsi, comme le demandait l’Euthydème, la
production et l’usage ; au point de définir la politique comme la
seule technique (la seule science) susceptible précisément de
confondre l’usage et la production de son objet : elle produit la
cité et la gouverne. Voici le plan détaillé du dialogue :
Alors qu’il applique le paradigme du tissage à la politique, en se
demandant quel est le matériau à partir duquel cette dernière
doit travailler, l’Étranger énumère les différentes espèces
d’objets qui sont « les possessions que possède une cité » (287 e
1-2). Ces espèces sont au nombre de sept, et elles sont
suffisamment distinctes pour que tous les objets susceptibles
d’exister dans la cité puissent se répartir entre elles (il s’agit des
instruments, des contenants, des véhicules, des abris, des
divertissements, des matériaux et des ressources nutritives [14] ).
C’est là un système politique des objets qui complète la
typologie des productions et qui permet à l’Étranger de séparer
définitivement le politique de ses auxiliaires et rivaux, en
renvoyant ces derniers à l’usage d’un objet de l’une ou l’autre
des sept espèces.
L’emploi ici du terme « système » peut paraître surprenant. Il
convient toutefois au projet, aussi bien méthodologique que
politique, de réunir en un même ensemble (sústēma) tous les
objets qui constituent la cité. Loin d’accomplir un pas en
arrière, un retour pragmatique aux contraintes « réelles » qui
seraient l’alternative obligée à l’idéalisme utopique de la
République, le Politique entreprend d’étendre le champ de la
politique à tous les objets de la cité, c’est-à-dire à toutes les
affaires humaines. D’un point de vue épistémologique,
l’ambition de la science politique est alors bien plus
considérable qu’elle ne l’était dans les dialogues précédents.
Décidant de toutes les activités en gouvernant leur usage, la
politique devient en effet la science de tous les usages. Elle est
bien dialectique, au sens où la connaissance des usages n’est
autre, en dernier lieu, que la connaissance des formes, mais elle
est aussi connaissance de toutes les pratiques et techniques qui
lui sont subordonnées. C’est pourquoi on ne doit pas se tromper
sur son compte et bien la distinguer de toutes les autres
techniques (« rivales ») qui pourraient tenter de prendre sa
place (et de transformer la politique là en rhétorique, ici en
pouvoir militaire ou en cour de justice).
Quelle est donc l’espèce de savoir qu’exige la technique
politique ? Il doit s’agir d’un savoir concernant cette forme
particulière de totalité qu’est la cité ; d’un savoir qui connaît,
sinon tous les objets, du moins l’usage que peuvent et doivent
en faire les citoyens de cette cité ; d’un savoir enfin qui sache
disposer la totalité des objets ainsi ordonnés à la fin qui lui
convient. Le savoir politique ne sera donc pas la somme des
savoirs particuliers, mais la connaissance de la convenance de
leurs usages. Comprenons bien qu’il ne s’agit même pas, pour
gouverner, de diriger ou de quantifier les productions, mais,
avant même cela, de décider de leur usage. Autrement dit, le
système politique ici mis à jour n’a pas vocation à être un
système des connaissances. L’unique ambition de la politique
comme science est la mise en ordre des objets et des savoirs en
vue d’une fin unique ; en ce sens, elle tire son hégémonie de sa
capacité à instituer des intermédiaires, des relations entre les
objets qu’elle rassemble, et à limiter ces objets (exactement
comme une population ou un territoire sont quantitativement
limités afin de favoriser la cohérence et la permanence de la
cité). On ne pourra justifier cette définition qu’à la condition,
plus loin, de mettre à jour un semblable travail de production
de rapports et d’intermédiaires proprement politiques (il s’agit
des mariages, des opinions et des lois). Ici, on soulignera
simplement que les objets énumérés et classés dans le Politique
constituent la cité : ils sont tous en sa possession, des
instruments aux animaux domestiques, comme des parties. La
cité est ce système des objets utilisés par les citoyens, qui
doivent tous exercer l’une des techniques relatives à la
production ou à l’acquisition de ces objets. De la sorte, toutes les
techniques deviennent effectivement indispensables, dès lors
qu’elles répondent à des besoins qui sont ceux des individus
selon les exigences d’unité de la cité. On retrouve bien ici le
souci de la République, infléchi dans le sens de la définition
« zoologique » qu’indique le début du livre IV (lorque la cité est
désignée comme un vivant, un ). Le Politique assume ainsi
ce que la République contenait dans les limites d’une analogie :
la cité est un ensemble, l’unité d’une multiplicité hétérogène,
qui n’existe qu’à faire tenir et à faire vivre ces multiples d’une
façon unique. Cette fin qu’est toujours l’unité de la cité donne à
la politique sa fonction : dans la mesure où elle doit assurer le
gouvernement des vivants, la politique est une technique des
modes de vie.
Cette définition nouvelle de la cité permet à Platon de dissiper
la difficulté liée à la genèse et à la croissance de la cité dans la
République. On se souvient que l’addition des besoins et des
métiers, la croissance indéfinie de la cité, n’y était interrompue
que par une limite imposée de l’extérieur. Soit par la guerre,
inéluctable lorsque le territoire croît sans interruption. Soit par
l’auteur même de la cité, qui en condamne la corruption morale
en faisant le procès du luxe. Dans le Politique, la cause finale
qu’est l’unité de la cité se substitue à la cause mécanique de
l’accumulation des métiers pour définir exactement le nombre
et l’espèce des techniques nécessaires.
Elle lui permet encore de ne plus traiter de la réalisation de la
cité sur un mode génétique, partie par partie, condition après
condition, mais de l’envisager comme un ouvrage qui dispose
d’emblée de la totalité de son matériau. C’était déjà le cas dans
le livre IV de la République, mais, à la différence de la
République, la cité sera ici réalisée non pas seulement à la
condition qu’une bonne partie puisse la gouverner (les gardiens
savants), mais elle le sera aussi par l’ensemble de ces
subalternes du politique que sont tous les serviteurs évoqués
par l’Étranger, depuis les esclaves jusqu’aux sophistes [15] . On
pourra désormais, c’est la signification politique de ces
classements, considérer la cité comme un ensemble spécifié
d’objets et d’êtres vivants, distingués selon leur usage ou leur
fonction. Et de la sorte, traiter de la cité exigera nécessairement
que l’on traite de tous les objets dont les citoyens, selon leur
fonction, font usage. C’est là la conséquence, pour la doctrine
politique, de la définition d’une technique politique, et c’est une
conséquence dont la portée sera d’autant plus considérable
qu’elle va obliger cette doctrine à embrasser pour les associer
les savoirs relatifs aux productions et aux usages.
Du seul point de vue technique, le critère de l’usage commande
donc bien la disposition et la subordination des objets et des
ouvrages. Mais s’il permet une hiérarchie continue des
techniques, il n’attribue pas encore à la technique politique une
production ou un usage particulier, ni même un objet.
La démiurgie politique
Analogue au tissage qui en est le paradigme, la politique devrait
produire un objet, une sorte de tissu. Or, comme on l’a souvent
remarqué, la politique, au sens strict, ne produit rien. Définie
par l’Étranger comme une science directive, la politique est dite
« épitactique », en vue de l’action (292 b 9-10). L’action est sa fin,
mais elle n’a pas elle-même de tâche pratique (305 d 1-2).
Comme l’a notamment relevé Monique Dixsaut, la fonction de
la science royale est « de ne laisser aucune pratique
s’émanciper de l’autorité politique », en décidant de
l’opportunité (kairós) de leur mise en œuvre [16] . Le politique
exerce ainsi un pouvoir théorique (et non manuel, 259 c et 305
d) sur des capacités pratiques (toutes les techniques, qui lui sont
subordonnées) en décidant de les disposer et de les faire
intervenir quand la chose lui paraît nécessaire. C’est bien cela
qui fait de la politique, par excellence, l’ultime technique
d’usage. C’est pourquoi, dit l’Étranger, « la science qui a autorité
sur elles toutes, qui se préoccupe des lois comme de toutes les
affaires de la cité et qui les tisse toutes ensemble de la façon la
plus droite, nous ne ferons, semble-t-il, que lui rendre justice en
lui donnant un nom commun embrassant la totalité de sa
fonction, celui de “politique” » (305 e 4-6). Le commun désigne
ici l’ensemble des activités dans la cité, mais aussi et du même
coup l’ensemble des objets dont il est fait usage. C’est d’une
totalité qui n’est autre que la cité que la politique dirige l’usage.
Mais n’y produit-elle rien pour autant ? Ou encore, peut-on
déduire de sa caractéristique épitactique, en vue de l’action
mais inactive, son incapacité « démiurgique » ou « poïétique » ?
Les dernières pages du Politique définissent la politique au
regard de son paradigme, le tissage, comme l’entrecroisement
des mœurs opposées (308 b - 311 c). Ainsi définie, la politique
réalise donc bien une œuvre, un ouvrage. Le détail de cette
fonction productrice mérite un examen détaillé ; le Politique en
donne en effet une description très précise, dont on va rappeler
les principaux termes en distinguant à chaque fois la fonction
qu’accomplit le politique, le matériau qu’il utilise et enfin
l’ouvrage qui en résulte.
— De manière générale, il « rassemble » des éléments distincts,
afin de « fabriquer » une œuvre. Pour ce faire, il utilise les
mœurs (ḗthe) et réalise à partir d’elles « une œuvre qui possède
l’unité de sa fonction et de sa nature » (308 c-d).
— Il ne travaille pas seul, mais « préside » à l’œuvre de ses
auxiliaires dont il réalise un « mélange » [17] . Il utilise alors des
mœurs éduquées, et il réalise des mœurs formées aux vertus
généreuses (308 e - 309 b).
— Il « lie », « entrecroise » et « assemble » son matériau. Le
politique a seul la capacité de « produire » une opinion chez
ceux qui ont été droitement éduqués. Il se sert donc de ce lien
en utilisant les « mœurs énergiques et les mœurs modérées »,
afin de réaliser des naturels tempérants, sages et justes (309 b-
e).
— Il « conçoit » et « réalise » les liens divins et humains, utilise
comme matériau l’opinion vraie et les mariages, et réalise
l’union des parties de la vertu (310 a-b).
— Enfin, il a pour « activité » d’achever une étoffe, en utilisant
la concorde et l’amitié pour réaliser le tissu qui enveloppe
toutes les parties de la cité, « lui assurant tout le bonheur
possible » (311 b-c).
Ces descriptions successives définissent la politique comme une
« science synthétique » (ou « combinatoire », 308 c 1) dont la
caractéristique est d’être productrice. Le matériau qu’utilise le
politique est semble t-il anthropologique : ce sont les
« naturels » des citoyens, distingués en deux groupes opposés,
selon leur mouvement et leur vitesse. Le Politique considère
donc l’activité de la politique et de ses auxiliaires comme une
vaste pédagogie qui, comme c’était le cas dans la République,
sélectionne et forme les citoyens. L’Étranger explique ainsi à
son tour que les meilleurs naturels seront choisis à l’issue
d’épreuves et de jeux, puis instruits, selon la vertu, en vue de
l’unité de la cité (308 c - 309 b). Mais cette formation à
l’excellence, qui concerne désormais tous les citoyens, semble
négliger la perspective psychologique de l’acquisition des
savoirs pour insister seulement sur la nécessité d’accorder les
mouvements des différents naturels [18] . Il faut réussir à
amalgamer, grâce aux mariages ou, mieux encore, en
inculquant aux citoyens une opinion droite, les mœurs
pondérées et tempérantes aux mœurs emportées et
courageuses. L’opération d’amalgame, qui définit le « tissage »
politique, suppose une séparation, sinon un risque
d’incompatibilité, des différentes parties de la vertu. Dans la
République, les différentes vertus de l’âme (et de la cité)
s’accordent spontanément. Elles sont au nombre de quatre (la
modération, le courage, la sagesse et la justice) et deux d’entre
elles sont partagées : la modération, que tous les citoyens
possèdent, et la justice, dont on se souvient qu’elle est la vertu
de l’harmonie des fonctions d’un même tout. Reste le courage,
qui est le propre des gardiens, puis la sagesse, qui ne l’est que
des gouvernants. Chaque espèce de l’âme trouve donc la vertu
qui lui correspond, et la justice est l’état de leur harmonieuse
convenance. Le Politique met en cause cet équilibre naturel des
vertus en soutenant que certaines d’entre elles sont en conflit.
Plus précisément, le courage s’oppose à la modération, comme
l’impétuosité au calme ou la vitesse à la lenteur (306 a - 308 b).
Cette opposition, là où vertu et conflit semblaient s’exclure, est
très surprenante. D’autant qu’elle ne recoupe plus les
distinctions des groupes fonctionnels de la République et que
l’on doit donc admettre qu’il y a des mœurs vives et lentes dans
l’ensemble de la cité.
Il faut donc entrecroiser ces mœurs au risque de voir
s’exprimer leur hostilité. Cette manière d’envisager l’ouvrage
politique entraîne trois conséquences importantes.
En premier lieu, on peut dire du conflit qu’il relève désormais, à
partir du Politique, de l’analyse politique. Là où la République
opposait de manière tranchée l’harmonie vertueuse à la
dissension, le Politique accorde à la cité une capacité à
supporter, puis même à bénéficier d’une certaine sorte de
conflit entre ses éléments constitutifs. Le dialogue fait donc
place au conflit au lieu de l’exclure, et l’intègre dans l’ouvrage
politique : forger une cité, c’est se saisir d’un matériau
hétérogène, d’éléments dissemblables et parfois opposés, pour
les accorder. Ce faisant, le Politique parvient à rendre raison du
conflit d’intérêt qui gouvernait la vie politique athénienne en
traitant à sa manière de l’opposition traditionnelle des deux
groupes (l’oligarchique et le démocratique). Platon ne se
contente plus de renvoyer dos à dos les « partis » athéniens,
mais il explique que c’est à la condition seulement de leur
disparition (par entremêlement et confusion) qu’une cité sera
possible. De la sorte, une cité peut être instituée à partir d’un
matériau conflictuel : on peut réformer des cités existantes, on
peut s’en servir afin de tisser un bel ouvrage, exactement
comme le mariage de deux mœurs opposées pourra donner des
mœurs harmonieuses.
En second lieu, afin de favoriser cet entremêlement, la politique
doit accorder plusieurs sortes d’activités. Pour que les mœurs
hostiles puissent être liées, il faut d’abord les éduquer et les
associer. La politique conserve donc la vocation pédagogique
qui est toujours la sienne, mais associée désormais à des
activités institutionnelles et techniques qui doivent donner à la
formation des citoyens un sens très large. La politique doit
présider d’abord à l’éducation des citoyens, qui n’est toutefois
qu’un préalable. Les citoyens éduqués sont alors observés et
sélectionnés (certains, les vicieux irréductibles ou les criminels
irrécupérables, sont exécutés ; d’autres réduits en esclavage),
puis de nouveau formés à cette opinion droite qui doit favoriser
leur rassemblement vertueux. La nuance qui distingue sur ce
point le Politique de la République est intéressante : Platon
précise en effet le pan pédagogique de l’activité
gouvernementale en suggérant que la cité doit faire l’objet
d’une éducation particulière. On forme les citoyens de manière
à ce que des mœurs se distinguent, puis on s’efforce de leur
inculquer une opinion droite « à propos du beau, du juste, du
bien et de leurs contraires » (309 c 5-6), de manière à ce que
toutes les différentes mœurs, s’accordant sur ces normes, soient
confondues dans une même œuvre, un même tissu. La
formation compte donc deux moments distincts ; le premier est
conduit par des enseignants sous la direction du politique, le
second l’est par la loi. C’est à la loi que revient de tisser entre les
mœurs ce lien « divin » qu’est l’opinion droite ; le Politique
accorde ainsi à la législation une fonction directrice spécifique.
Plus précisément, la loi est d’abord une limite, qui doit
empêcher que chacun des deux caractères opposés ne s’éloigne
trop des conditions requises par leur entremêlement. Elle
sanctionne donc les excès, en donnant au matériau la forme
d’une unité (la limitation consiste précisément à affirmer l’un
du multiple), ce que ne peut faire l’éducation des citoyens. De
l’éducation des citoyens à leur rassemblement par la loi, on
change ensuite de mesure, de mathématique, en passant d’une
progression et d’une égalité arithmétiques (chaque citoyen est
éduqué) à une progression et une limite géométriques (chaque
citoyen est disposé par rapport aux autres selon son caractère
et ses capacités) [19] . La législation prétend jouer ainsi parmi les
citoyens un rôle intelligent. La loi doit en effet comprendre les
mœurs et orienter leurs mouvements vers ce qui est pour elles
le meilleur. Que la loi se trouve ainsi douée de pensée mérite
une explication.
La loi de la cité
Le recours à la loi et l’obligation pour les citoyens de ne jamais
enfreindre les lois de leur cité n’est pas l’indice du renoncement
de Platon à l’existence même, un jour, d’un politique savant. Il
s’agit bien plutôt, dans cet argument du Politique, de préciser
l’hypothèse d’un savoir soumis à la pensée en montrant que,
quand bien même « le politique » ferait défaut, une excellence
politique est approchable, par imitation. Qu’on ait perdu le
meilleur sujet possible pour exercer la fonction
gouvernementale (savante) n’empêche pas qu’elle soit exercée
autrement (moins savamment et moins bien). Comme
l’explique très bien Christopher Gill, « puisque les lois faites de
cette manière [en l’absence d’un gouvernant savant] ne sont
pas, par définition, fondées sur le savoir, les “copies” sont
nécessairement différentes des décisions (dans leur version
généralisée) que prendrait un gouvernant savant. Mais elles
sont le produit d’un processus cumulatif de tentatives
collectives, menées dans des conditions réglées afin d’atteindre
les résultats que seul le gouvernant savant peut entièrement
obtenir » [20] . L’Étranger démontre à Socrate le jeune que la loi
n’a d’importance et de nécessité qu’en l’absence du pouvoir
savant qui, s’il venait à exister dans la cité, n’utiliserait la loi
que comme un instrument parmi d’autres, l’un des moyens
disponibles afin d’imposer à la cité l’ordre le meilleur qui soit.
Parmi les rares lois constitutives de cet ordre, on trouvait par
exemple l’interdiction de posséder de l’argent faite aux
gardiens dans la République. Mais ces lois ne sont qu’un moyen
de l’action gouvernementale, au même titre que la pédagogie,
que les grands récits mythiques, que les cultes ou l’exercice
exclusif d’un métier. Le Politique s’intéresse aux constitutions
imparfaites, celles qui ne réalisent pas la condition ultime de la
perfection civique : le gouvernement savant. C’est pour cette
raison, en l’absence de ce gouvernement, qu’on doit avoir
recours à la plus efficace « fonction royale », la législation (294
a). La plus efficace car elle seule peut associer des mœurs
différentes en leur faisant comprendre une seule et même
chose. Qui plus est, alors qu’un mythe ne permet guère qu’une
persuasion relative aux origines ou aux normes de conduite, la
loi convainc les citoyens de diriger leur conduite actuelle et
d’accomplir leur métier réel selon des exigences beaucoup plus
précises. Si la loi est ainsi privilégiée comme pouvoir supplétif,
c’est pour sa généralité et sa constance. Pour exercer la fonction
gouvernementale en l’absence d’un homme savant, on aurait
pu imaginer que l’un des auxiliaires du gouvernant savant fasse
l’affaire. En l’absence du philosophe, on aurait ainsi confié le
gouvernement à un juge ou à un stratège militaire, à un
enseignant ou à un rhéteur. Cette ressource est exactement
celle dont Platon semble vouloir prémunir la cité lorsqu’il
demande que la loi règne en l’absence du gouvernant adéquat.
C’est que la fonction gouvernementale impose une aptitude à
savoir ce qui convient dans tous les cas de façon à favoriser
l’unité de la cité. Et de cette aptitude, aucun des auxiliaires cités
ne sera jamais capable ; seule la loi peut l’approcher. D’abord,
parce qu’elle s’adresse toujours à l’ensemble de la cité, même
lorsqu’elle statut sur une question particulière, comme un
énoncé prescritif qui suppose toujours, comme son point de
départ et comme son destinataire, le tout, la cité (294 c [21] ). Et
ensuite, parce qu’elle fait preuve, pourvu qu’on lui donne force,
d’une constance dont aucun individu humain n’a jamais été
capable. C’est la raison pour laquelle, à rebours de ce que croit
la démocratie athénienne lorsqu’elle légifère selon l’opinion
d’une assemblée (298 e), l’Étranger demande qu’on ne modifie
jamais les lois de la cité tant qu’un gouvernant savant ne fait
pas preuve, grâce à sa science, de l’inutilité d’une législation. Le
pouvoir donné à la loi est un pis-aller, mais un pis-aller adéquat
à la nature de la cité. Incapable de s’adresser à chaque citoyen
et de saisir la spécificité de tous les cas, la loi est cependant à
même de donner à la multiplicité des affaires humaines
instables la régularité de règles générales. Mieux vaut une cité
sous de mauvaises lois que sous l’autorité de gouvernants
incompétents.
« L’ÉTRANGER
Oui, car j’imagine que si quelqu’un osait transgresser des
lois qui ont été établies au terme d’une longue expérience,
des lois que certains conseillers inspirés ont, dans chaque
domaine, persuadé le grand nombre d’instituer, il
commettrait une faute bien plus grave que la première [29] ,
et il anéantirait toute activité bien plus définitivement que
ne le feraient les règles écrites.
SOCRATE LE JEUNE
Comment pourrait-il en aller autrement ?
L’ÉTRANGER
Voilà pourquoi à ceux qui instituent des lois et des règles
écrites, dans quelque domaine que ce soit, il ne reste
comme seconde ressource qu’à ne jamais laisser le moindre
individu ou la majorité les transgresser en aucune façon [30] .
SOCRATE LE JEUNE
C’est juste.
L’ÉTRANGER
Mais alors, ces règles écrites ne seraient-elles donc pas,
dans chaque cité, des imitations de la vérité, rédigées dans
la mesure du possible d’après les instructions de ceux qui
savent ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment le nier en effet ?
L’ÉTRANGER
Et pourtant, si tu t’en souviens, nous avons dit que celui qui
sait, le véritable politique, agira dans bien des cas en vertu
de la technique qui est la sienne, sans se soucier
aucunement, dans l’exercice de sa propre pratique, des
règles écrites à chaque fois qu’il trouvera des idées qui lui
paraissent meilleures que les règles consignées par écrit par
lui et promulguées pour le temps de son absence.
SOCRATE LE JEUNE
Nous l’avons dit, en effet.
Produire la cité
L’ÉTRANGER
Quand le premier individu venu ou la première foule venue,
ayant des lois établies, entreprennent d’agir à l’encontre de
ces lois écrites parce qu’ils pensent que cela vaut mieux, ne
font-ils pas, autant qu’il est en leur pouvoir, la même chose
que le politique véritable ?
SOCRATE LE JEUNE
Eh oui, absolument !
L’ÉTRANGER
S’ils devaient se conduire de cette manière en l’absence de
toute science et entreprendre d’imiter le véritable original,
ne l’imiteraient-ils pas d’une façon totalement pervertie ?
Tandis que, s’ils le faisaient avec technique, ce ne serait plus
une imitation, mais la chose elle-même dans sa vérité et sa
perfection, n’est-ce pas ?
SOCRATE LE JEUNE
Absolument, je suppose.
L’ÉTRANGER
Il n’en reste pas moins que nous étions convenus
auparavant qu’une foule ne sera jamais capable d’acquérir
une technique quelconque [31] .
SOCRATE LE JEUNE
Oui, c’est bien une chose convenue.
L’ÉTRANGER
Si donc il existe une technique royale, la foule que
composent les riches et la totalité du peuple ne devraient
jamais arriver à acquérir cette science politique ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment y arriveraient-ils ?
L’ÉTRANGER
Il faut donc, semble-t-il bien, que les constitutions de ce
genre, si elles cherchent à imiter, autant qu’il leur est
possible, la constitution véritable où un seul gouverne grâce
à sa technique, ne fassent jamais, une fois leurs lois établies,
rien qui aille à l’encontre de ces règles écrites ou des
coutumes ancestrales ».
(300 b 1 - c 6)
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Parfait, Clinias. Mais au fait, il y a encore ce point que nous
devons considérer tous les trois.
CLINIAS
Lequel ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Que toutes ces règles que nous venons à l’instant de passer
en revue sont ce que la plupart des gens appellent des
“coutumes non écrites”. Et ce qu’ils appellent les “lois des
ancêtres” ne sont pas autre chose que l’ensemble de ces
coutumes. Plus encore, l’observation que nous venons tout
juste de développer, à savoir qu’il ne faut ni appeler ces
coutumes des lois ni les passer sous silence, il convenait de
la faire. Ces coutumes sont en effet les liens qui assurent la
cohésion de tout notre régime politique, placées qu’elles
sont au centre de toutes, celles qui sont déjà écrites et
promulguées et celles qui restent à promulguer, exactement
comme le font les coutumes ancestrales et parfaitement
anciennes. Celles-ci, lorsqu’elles sont convenablement
établies et observées, conservent et sauvegardent
entièrement les lois déjà écrites. Mais si le désordre les
éloigne du beau, elles font, comme les pièces de soutien des
charpentes des édifices lorsqu’elles cèdent en leur centre,
que toutes les pièces tombent à la fois et gisent les unes sur
les autres, aussi bien les pièces de soutien que celles qu’on a
ensuite solidement bâties dessus et qu’entraînent la chute
des premières. Voici donc quelles doivent être nos
réflexions, Clinias, pour lier ensemble toutes les pièces de ta
nouvelle cité, en ne négligeant dans la mesure du possible
aucun élément ni grand ni petit, de tout ce qu’on nomme
“lois” et “coutumes” ou “conduites”. Car c’est de l’ensemble
de ces éléments que dépend la cohésion d’une cité, et ni les
lois ni les coutumes ne peuvent être stables les unes sans
les autres, si bien qu’il ne faut pas nous étonner de voir une
foule de coutumes et d’usages apparemment insignifiants
affluer dans notre législation et en augmenter l’étendue.
CLINIAS
Oui, ce que tu viens de dire est juste, et c’est en ce sens
qu’iront nos réflexions.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
En ce qui concerne l’enfant de trois ans, garçon ou fille, voilà
les règles qui, si elles leur sont appliquées scrupuleusement
et si elles sont mises en œuvre comme nous l’avons dit et
non pas comme des à-côtés, seront d’une utilité
incontestable pour ces tout jeunes enfants ».
(VII, 793 a 3 - e 3)
C’est sans doute la variété des termes qu’il convoque qui donne
toute son importance à ce texte. Il est question des ágrapha
nómima, des patríoi nómoi, des pátria et des arkhaîa nómima,
mais encore en général des éthē, puis des epitēdeúmata
(occupations, pratiques habituelles, façons de faire) et des
ethísmata (usages, habitudes), c’est-à-dire de tous les termes
dont, d’une manière ou d’une autre, les Grecs pouvaient se
servir afin de désigner la prescription ou la norme des
conduites, la règle commune [35] . La variété du vocabulaire sert
ici de toute évidence un argument critique, puisque Platon
soutient qu’aucune sorte d’habitude ou de coutume, quel que
soit le nom qu’on lui réserve, ne saurait tenir lieu de loi. Il s’agit
pour lui d’en finir avec l’ambiguïté en vigueur relativement à ce
qu’est ou n’est pas une loi au sens strict. La remarque dirigée
contre les lois « non écrites » dit assez clairement que la loi,
selon Platon, ne saurait être qu’écrite [36] . Le Politique l’affirme
également, en soutenant que l’alternative législative et
gouvernementale majeure ne saurait être celle de l’usage de
lois écrites ou bien de lois non écrites (des coutumes), mais bien
celle de la présence ou de l’absence de lois. Lorsqu’il existe des
lois, ce sont nécessairement des écrits, des grámmata (Politique,
293 a 7) ; le reste, c’est-à-dire l’ensemble de toutes les
prescriptions coutumières possibles, n’a par lui-même aucun
caractère légal [37] . De la même manière, le Politique précise
également que le choix doit être fait entre un respect
scrupuleux, acribique, des lois et leur absence pure et simple,
selon que le gouvernant y a ou non recours (292 a 1-2). Si cette
distinction ne devrait pas faire difficulté, puisqu’il est donc
indubitable qu’il n’y a de loi qu’écrite, la question se pose
encore toutefois, dans le Politique, du statut respectif des éthē et
des nómoi, des prescriptions non légales et des lois. C’est une
question à laquelle le Politique donne une réponse dont on peut
dire qu’elle est caractéristique de la thèse platonicienne selon
laquelle la loi forge les mœurs, et qu’elle est, avec l’éducation, le
moyen privilégié de la diffusion d’une opinion droite chez les
citoyens. Il en va de même dans la mise au point sur la
grossesse qu’on trouve au début du livre VII : elle prononce
qu’il est nécessaire que la loi soit exhaustive et qu’aucune sorte
de coutume ne lui dispute son rang pour cette raison très
simple que le bas âge est le moment où se forge le caractère,
. Le propos est emphatique : « car c’est à cet âge, sous l’effet de
l’habitude, que s’implante définitivement en nous la totalité de
notre caractère » (VII, 792 e). La proposition n’a rien de
nouveau, elle reprend presque à l’identique une remarque
qu’on trouve déjà dans le livre II de la République : « Tu sais que
le commencement de toute œuvre, c’est le plus important, en
particulier pour tout ce qui est jeune et tendre ? Car c’est
surtout à ce moment-là que chaque être se modèle, et que
s’enfonce le mieux le caractère qu’on veut imprimer en lui » (II,
377 a 12 - b 3).
Ce que Platon réserve à la législation dans les Lois, c’est donc la
fonction pédagogique de la formation du caractère qui était
plus généralement celle de la politique dans la République. Il
s’agit d’une opération technique bien particulière, qui distingue
en propre la technique politique et qui, de ce fait, ne concerne
en rien les seuls petits enfants. Si la politique peut être
convenablement désignée comme une technique, cela signifie
pour Platon deux choses : d’abord, comme c’est le propre de
toute technique, qu’elle possède la connaissance, la science de
son objet (comme de ce qui convient à cet objet), et c’est la
raison pour laquelle celui qui gouverne doit connaître chacun
de ces objets ou de ces « choses politiques » [38] que sont les
citoyens, leurs conduites et les institutions. Mais ensuite et
surtout, que le gouvernant doit, en tant que technicien,
produire ou se servir d’un objet (en effet, les techniques sont
soit de production, soit d’usage). Il se trouve que, dans la
République, cet objet que doit forger, disposer ou façonner le
politique, ce sont les mœurs, les ḗthē [39] . Au livre VI, lorsque
Socrate définit la tâche gouvernementale du philosophe, il lui
attribue pour mission de transposer ou de transporter dans les
mœurs publiques et privées ce qu’il voit là-haut, dans le modèle
d’excellence qui inspire son activité politique :
Notes du chapitre
[1] ↑ Voir la discussion du livre I, 341 d - 342 d. Socrate y explique que, quelle que
soit la technique considérée, elle procure ou produit un certain avantage, un
« intérêt » (sumphéron). Il précise cette définition de la technique en expliquant que
l’intérêt n’est jamais celui de la technique elle-même ou celui du technicien, mais
toujours celui de l’objet ; ainsi l’intérêt de la médecine est-il l’intérêt du corps (la
santé), et non l’intérêt de la médecine ou du médecin. La recherche de l’intérêt de
l’objet est alors le préalable du processus technique mais aussi sa fin, puisque c’est en
vue de l’intérêt de l’objet que la technique est mise en œuvre (la médecine s’exerce
en vue de la santé). S’il existe une technique politique, une technique
gouvernementale, elle ne pourra donc avoir d’autre fin que l’intérêt des gouvernés.
[2] ↑ Au lieu d’expliquer, par exemple, comment l’unité de la cité permettra à
chaque individu de satisfaire ses désirs mieux que dans tout autre situation, ou bien
encore que sa santé et son bonheur y seront maximaux.
[3] ↑ Khreía, qui signifie aussi l’usage, l’emploi que l’on fait d’une chose.
[4] ↑ Sur quoi il faut se reporter à L. Brisson, Platon, les mots et les mythes (1982),
Paris, La Découverte, 1994².
[5] ↑ Sur lesquels revient longuement les pages 132-160.
[6] ↑ Analogue à celui du livre I de la République, cet exposé est toutefois plus
complet et plus précis.
[7] ↑ Le producteur n’a pas besoin de connaître la Forme intelligible à laquelle
participe l’objet qu’il fabrique ; une opinion droite de l’objet et de son usage suffit.
[8] ↑ L’usager seul peut avérer avec certitude la connaissance, c’est-à-dire
reconnaître si la forme convenable de l’ouvrage a été donnée par l’artisan à son
matériau (390 b).
[9] ↑ La question se pose notamment de savoir de quelle technique (de production)
la politique fait usage ; s’agit-il de toutes les techniques et de toutes les productions,
ou d’une technique unique dont la politique recevrait immédiatement l’ouvrage ? Le
Politique répond à cette question en privilégiant la première hypothèse.
[10] ↑ Du point de vue cognitif, cette hétérogénéité est précisément celle de
l’opinion que possèdent (au mieux) les citoyens, quand la connaissance de ce qui est
reste la propriété distinctive des philosophes.
[11] ↑ Voir G. Cambiano, Platone e le tecniche, Rome-Bari, Laterza, 1991², p. 200-204.
[12] ↑ Ces modifications ne sont pas aussi considérables qu’on a souvent voulu le
croire ; Platon conserve, de la République aux Lois, la même conception du
gouvernement de la cité par les citoyens savants et vertueux. Sur la constance de
cette hypothèse et le privilège qui s’en trouve accordé au régime (aristocratique en ce
sens seulement que les meilleurs sont ceux qui savent) philosophique, voir les
remarques de M. Lane, dans « A new angle on Utopia : The political theory of the
Politicus », Reading the Statesman, Actes du IIIe Symposium Platonicum (1992), éd.
par C. J. Rowe, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995, p. 276-291.
[13] ↑ La « disparition » du sujet de la politique est l’une des conséquences du cours
de l’enquête du Politique qui, partant de la question du politique (après qu’on a traité
du sophiste), s’achève sur la définition de la politique comme technique (sans que le
naturel de celui qui l’exerce soit explicitement défini).
[14] ↑ 287 d - 289 c.
[15] ↑ 289 c - 291 c ; les commerçants, les ouvriers salariés, les auxiliaires des
magistrats, les devins et les prêtres. On ne dira donc pas que le « philosophe-roi »
disparaît du Politique, mais plutôt que la fonction qui était la sienne est désormais
décrite compte tenu des autres fonctions dont elle est indissociable.
[16] ↑ « Une politique vraiment conforme à la nature », p. 257. Cet article figure
dans le recueil cité Reading the Statesman, p. 253-273.
[17] ↑ Súgkrasis, puis súmmixis, en 308 e 8 et 309 b 2 ; à relever, car ces fonctions
seront dans le Timée celles du démiurge. L’étude exhaustive en a été faite par L.
Brisson dans son commentaire du Timée, Le même et l’autre dans la structure
ontologique du Timée de Platon, chap. 1.1. 2, « Activités du démiurge relevant des
fonctions propres à la troisième classe de la cité platonicienne », éd. citée, p. 35-50.
[18] ↑ Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de gymnastique ; le mouvement (vitesse
ou lenteur) est ici un critère général qui permet de qualifier aussi bien la vivacité
d’esprit que l’habileté corporelle. Le mouvement est ce que le corps et l’âme ont en
commun. Voir, par exemple, Charmide, 160 b-d.
[19] ↑ Pour comprendre la distinction de ces deux égalités, il faut se reporter au
Gorgias, 507 a-c et aux Lois, VI, 757 b-c. Leur distinction est l’un des exemples les plus
clairs du statut que Platon reconnaît aux mathématiques dans la réflexion (politique
ou autre). À ses yeux, la rationalité du réel est d’ordre mathématique. Du seul point
de vue politique, par exemple, les mathématiques sont le seul moyen d’affirmer l’un
du multiple.
[20] ↑ Dans « Rethinking Constitutionalism in Statesman, 291-303 », de nouveau
extrait du recueil Reading the Statesman, p. 292-305 ; ici, je traduis un extrait de la p.
296.
[21] ↑ On remarquera que l’unité de la cité n’est pas une fiction dont il faut
persuader les citoyens par un récit (un mensonge), comme c’était le cas dans la
République, mais une réalité, l’objet de la législation.
[22] ↑ Je reprends dans ces pages l’essentiel d’une étude dont l’intégralité est parue
dans La communauté des affections. Études sur la pensée éthique et politique de Platon,
éd. citée, chap. V.
[23] ↑ Cette interprétation contemporaine a réussi à s’imposer et sans doute peut-on
la dire dominante. Elle a reçu des formes et des variantes nombreuses. Mais la thèse
commune en est toujours cette hypothèse doctrinale et chronologique qui veut que
Platon ait peu à peu renoncé, de la République aux Lois, à son idéal constitutionnel.
Elle a été récemment défendue par C. Bobonich, dans un ouvrage dont le titre même
indique combien il y souscrit : Plato’s Utopia Recast. His Later Ethics and Politics,
Oxford, Clarendon Press, 2002. Toutefois, quand bien même cela échappe à l’auteur
de cet ouvrage, cette interprétation est ancienne. J’en ai évoqué quelques jalons,
avant d’en proposer une critique, dans Platon, la démocratie et les démocrates,
Napoli, Bibliopolis, 2005, en indiquant notamment combien le commentaire
platonicien de G. Grote avait eu, en la matière, une influence déterminante. L.
Brisson a proposé une critique de l’interprétation défendue par C. Bobonich et par
d’autres interprètes contemporains dans « Ethics and politics in Plato’s “Laws” »,
Oxford Studies in Ancient Philosophy, XXVIII, 2005, p. 93-131.
[24] ↑ The Development of Plato’s Political Theory, New York et London, Methuen,
1986, p. 134, puis 190 pour les deux citations, que je traduis.
[25] ↑ Trad. G. Leroux légèrement modifiée.
[26] ↑ Comme la République l’affirme explicitement à deux reprises, à la fin du livre
IV puis au début du livre VIII.
[27] ↑ Voir également X, 605 b.
[28] ↑ Voici la liste, résumés ou cités, des énoncés de type législatif que l’on trouve
dans la République, II, 380 c 4 : la première loi « votée » par les interlocuteurs est celle
qui interdit de dire que les dieux sont responsables des maux. II, 380 d : la deuxième
loi interdit qu’on dise du dieu qu’il se métamorphose. II, 387 c 7 : il faut prendre les
règles ou « moules » (túpoi) gouvernementaux relatifs à la « musique » comme des
lois. III, 403 b 5 : on légiférera dans la cité de façon à ce que le pédagogue ait une
affection fraternelle pour son élève. III, 409 e 6 : on établira par voie de législation
une médecine (qui soigne les citoyens mais pas les incurables). III, 415 e 2 : les
gardiens doivent maîtriser les citoyens qui ne voudraient pas obéir aux lois. III, 417 b
8 : une loi interdira aux gardiens de posséder or et argent. IV, 421 a 5 : les gardiens
sont les gardiens des lois et de la cité. IV, 424 c 6 : « Nulle part ne sont ébranlés les
modes de la musique sans que ne soient ébranlés les lois politiques les plus élevées. »
IV, 427 b : il faut légiférer en instituant les lois les plus belles de toutes, celles qui sont
relatives aux choses sacrées. IV, 429 c 2 : les choses à craindre sont celles qui sont
définies par le législateur ; il en va ainsi de toutes les vertus, car ces dernières sont
connues par la loi. Le nomothète prescrit les règles de conduite : « La préservation du
jugement (quant aux choses à redouter) résulte de la loi. » IV, 430 a-b : les gardiens
sont persuadés le mieux possible de la valeur des lois. IV, 445 d : sur les « lois
fondamentales » ; le gouvernant de kallipolis obéira à des lois qu’il ne pourra pas
modifier. V, 457 c 7 : la loi sur la communauté des femmes et des enfants. V, 461 b-e :
la loi sur les mariages et la procréation. V, 463 c-d : législation relative aux rapports
entre citoyens, selon leur rang et leur âge. V, 465 a 1 : loi sur les actes de colère ou de
violence. VI, 497 d : le nomothète qui légifère dispose d’une raison qui est aussi celle
qui permet de gouverner. VI, 502 b-c : la conservation de la cité dépendra de la
capacité du gouvernant à conserver la législation qui vient d’être établie dans
laRépublique. VII, 519 e - 520 a : c’est la loi qui produit de tels hommes [les citoyens]
dans la cité. VII, 525 b-c : les études mathématiques doivent être rendues obligatoires
par une législation (pour les gardiens comme pour les philosophes). VII, 530 b-c : le
législateur doit favoriser le développement de l’intellect. VII, 534 d-e : l’éducation des
dirigeants, qui culmine dans l’acquisition de la science dialectique, doit être prescrite
par la loi. VII, 538 d-539 a : celui qui ne suit pas les jugements du législateur quant à
ce qui est beau ou bon en viendra à mépriser les lois. X, 590 e : le but de la loi est de
soumettre chacun au principe divin. X, 604 b-c : la loi dit qu’il n’y a rien de plus beau
que de garder son calme dans l’adversité. X, 605 b : la cité doit être gouvernée par de
bonnes lois. X, 608 a-b : lois sur la poésie.
[29] ↑ La première « faute » consisterait à interdire que la loi soit jamais modifiée.
[30] ↑ « Seconde ressource » rend l’expression deúteros ploûs (qui signifie,
littéralement, la « deuxième navigation »), qu’on trouve également en Phédon, 99 d
ou encore dans le Philèbe, 19 c.
[31] ↑ Le constat a été fait à deux reprises : en 292 e et 297 b.
[32] ↑ Parmi les études récentes qui défendent une interprétation différente de celle
que je défends, voir les analyses introductives de C. J. Rowe à sa traduction du
dialogue : Plato : Statesman, Warminster, Aris & Phillips, 1995, p. 16-17, puis 230-231.
[33] ↑ Deux manières générales, que l’on peut ensuite, comme le fait Platon, diviser
chacune en plusieurs espèces ; voir l’étude deC. Gill, « Rethinking Constitutionalism
in Politicus, 291-303 », art. cité.
[34] ↑ À quoi il faut rétrospectivement ajouter que le début du dialogue, en 259 a,
avait précisément défini le conseiller (súmbouloi) comme technicien (tekhnítēs). Sur
l’argument de ces pages du Politique et les lectures contemporaines qui en ont été
proposées, voir la judicieuse mise au point de H. W. Ausland, « The rhetoric of Plato’s
“Second-best” Regime », dans Plato’s Laws : From Theory into Practice (Proceedings of
the VIth Symposium Platonicum), éd. par S. Scolnicov et L. Brisson, Sankt Augustin,
Academia, 2003, p. 65-72.
[35] ↑ Ce vocabulaire est juridique, mais il est aussi et surtout celui qu’on trouve
dans le débat sur le statut de la loi dans la constitution : voir Aristote, Politique, III,
16, 1287 b, qui fait écho aux remarques platoniciennes, mais aussi et surtout
Démosthène, Contre Aristocrate, 70, qui indique combien les termes ici énumérés
étaient ceux d’une discussion relative à la source comme à l’extension du droit.
Quelle était, demandait-on dans le débat juridique, l’autorité des coutumes les plus
communes ou des lois non écrites ? Devait-on, comme certains le faisaient valoir
dans le débat politique du début du IVe siècle, en revenir aux lois des « ancêtres »,
c’est-à-dire à la législation de Solon ? Ce sont donc des débats différents qui sont
conduits dans de mêmes termes, et Platon prend indéniablement position dans les
uns et les autres (sur ces débats constitutionnels, voir l’étude de B. S. Strauss, Fathers
and Sons in Athens : Ideology and Society in the Era of the Peloponnesian War,
Princeton, Princeton University Press, 1993, particulièrement p. 181-187).
[36] ↑ Cela n’est toutefois pas étonnant : en la matière, Platon ne fait que prendre la
mesure de ce qu’est la réalité du droit, comme le rappelle J.-M. Bertrand, De l’écriture
à l’oralité. Lecture des Lois de Platon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 60-
61.
[37] ↑ Voir encore Lois, VII, 823 a.
[38] ↑ Tà politiká : j’ai consacré à cette expression et à son contexte quelques
remarques, dans Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17 a -
27 b) et Critias, Sankt Augustin, Academia, 1997, p. 110-149.
[39] ↑ Voir de nouveau sur ce point les analyses de F. L. Lisi, article cité, plus
particulièrement les p. 71 et suivantes, qui examinent, à partir du Timée, les
conditions psychologiques de l’action de la loi, pour établir que la politique est une
technique démiurgique, qui façonne les mœurs ; ces dernières sont d’ordre
psychologique.
[40] ↑ C’est là un nouvel indice de ce que, dans les Lois, la nomothétique définit la
technique politique. La fonction de la politique, dans la République, est de forger les
mœurs ; la législation, précisent les Lois, est son moyen adéquat, l’outil approprié.
[41] ↑ Le dēmiourgós est l’artisan ; c’est ainsi, on va le voir, que Platon désigne le
dieu qui a façonné l’univers.
La vie de la cité
Le monde de la cité
Le vivant politique
Dans le programme qu’il annonce au tout début du Timée,
Critias se donne pour tâche de discourir, quand viendra son
tour, sur la nature de la cité. Lorsque Timée aura achevé
l’explication de la nature du vivant mondain et du vivant
humain, Critias prendra sa suite pour s’occuper du vivant
politique dont la nature ne saurait donc être définie qu’une fois
connues celle du monde et celle de l’homme. On sait alors
d’emblée, avant même que Critias prenne la parole, que le
vivant politique possède, comme tout vivant, un corps et une
âme qui lui confère un mouvement et lui permet de connaître
d’une manière ou d’une autre la réalité (c’est-à-dire
l’intelligible). Ce vivant qu’est la cité, Socrate demande qu’on le
lui représente en mouvement, de telle sorte qu’il puisse juger de
son excellence et de sa force. Il ne s’agira pas de n’importe
quelle cité, mais précisément de celle dont la République avait
tracé le plan. En obligeant Socrate à revenir sur son grand
entretien politique et à en déplorer l’absence de mouvement, le
peu de réalité, Platon ne remet pas en cause la pertinence du
plan de sa constitution – il en rappelle au contraire les
principaux arguments –, mais il envisage autrement la question
de sa nature et de sa réalisation. Pour qu’une constitution se
réalise, il faut l’incarner en cité. De la politeía, qui est un plan
conçu d’après des principes, à la pólis, qui est un être vivant, la
transformation à accomplir est celle de la fondation [9] . La
fondation de la cité relève bien de la démiurgie, puisqu’elle
suppose un certain travail, l’assemblage et la formation de
différents matériaux, et elle suppose une histoire et une
géographie. Quoiqu’on ait pu dire de l’absence de l’histoire dans
la philosophie platonicienne (qui ne connaîtrait de temps que
cyclique), il est assez clair que les cités ici évoquées en ont une.
La fondation (divine ou humaine) des cités est leur origine ;
elles naissent, croissent, se limitent, elles peuvent se heurter les
unes aux autres ou encore disparaître sous un déluge comme
sous les coups d’une ennemie. C’est la fin que connaissent les
deux cités en guerre dans le récit du Critias. Le meilleur moyen
de mettre une cité en mouvement, c’est de la pousser au
combat, de voir ses qualités alors qu’elle rivalise avec d’autres
cités. C’est ce qu’explique Socrate (Timée, 19b-c), et c’est donc ce
que doit produire Critias afin de le satisfaire. Il entend y
parvenir en répétant un récit jadis entendu sur la guerre qui
avait opposé il y a neuf mille ans sa propre cité, Athènes, à
l’immense Empire de l’île Atlantide. Mais le Critias est
inachevé : le dialogue s’interrompt avant même que la guerre
commence et que Critias ait pu « mettre en mouvement » les
deux cités. Avant de mouvoir les deux cités, Critias les décrit,
chacune à son tour, entièrement. Ces descriptions, qui par la
force des choses tiennent lieu de récit, n’ont pas seulement pour
objet ce qui occupait l’essentiel du plan constitutionnel de la
République de Socrate : des citoyens partagés en groupes
fonctionnels. On les retrouve dans l’Athènes archaïque, où la
tripartition citoyenne existait, mais en passant seulement,
éléments parmi d’autres d’une somme de détails qui
concernent bien moins la population des deux cités que le sol
qu’elles occupent, les ressources dont elles vivent et la
configuration de leur territoire comme de leur ville. Avant les
Lois et pour la première fois dans les dialogues de Platon, le
Critias donne un plan de cité. Non plus les grandes lignes du
plan de la constitution, mais la carte minutieuse de deux corps
politiques, leur physiologie. L’énumération des fruits et des
animaux ou bien le détail de la description des plans urbains et
des édifices architecturaux de l’Atlantide, sont l’aspect le plus
frappant du Critias. Cette précision géographique, botanique,
architecturale ou zoologique atteste que la nature d’une cité ne
peut pas être considérée indépendamment de l’époque et du
lieu de sa fondation. Comme tout ce qui possède un corps,
comme toute chose sensible, la cité est en un lieu, elle est cette
population et cette constitution, mais aussi et toujours ce site, ce
relief, cette terre dont elle occupe et cultive le sol.
La longue description des deux cités, si elle n’est pas
suiviedurécit de leur guerre, joue toutefois le rôle dévolu au
discours de Critias. Cette description privilégie assez certaines
parties ou certains aspects des deux cités pour que l’on puisse,
l’une en regard de l’autre, les opposer comme deux types
politiques fondamentaux, deux natures politiques typiques.
L’une, Athènes, incarnant l’excellence de l’équilibre et de la
permanence dans l’unité, l’autre, l’Atlantide, incarnant la
corruption d’une croissance déséquilibrée. Afin de constituer
ces deux types contraires, Critias conçoit une série
d’oppositions très explicites qui lui permettent à la fois de
composer les deux cités et de les opposer. Les critères
descriptifs sont donc en même temps les critères de l’analyse
critique. Ces derniers sont des objets, qui se partagent entre six
catégories descriptives : l’anthropogonie (comment sont nés les
hommes citoyens de cette cité), l’ethnographie (ou plutôt la
« sociologie », puisqu’il s’agit de montrer comment les hommes
se distribuent entre différents groupes, selon leur métier),
l’économie (maîtrise et usage des ressources), la topographie
(situation géographique générale de la cité et configuration du
relief), la chorographie (aspect géographique de son territoire,
khṓra, de ses ressources et de ses frontières) et enfin,
l’astugraphie (qui concerne la ville, ástu, son aménagement et
ses limites). Ces six catégories d’objets, on les y retrouve
disposées dans le même ordre, suffisent à décrire les deux cités.
Platon conçoit donc les objets que distinguent ces rubriques
comme les éléments constitutifs de toute cité. Le vivant
politique peut être défini comme un corps, situé en un certain
lieu, composé aussi bien de vivants (hommes, animaux et
végétaux) que d’objets techniques, et une âme, qui n’est autre,
on va y revenir, que la constitution politique. On retrouve bien
la leçon selon laquelle la cité n’est pas une réalité strictement
anthropologique, elle n’est pas une somme d’individus, mais
elle est aussi bien une réalité géographique que botanique ou
technique. Encore une fois, la politique n’a pas seulement pour
objet des hommes accomplissant certaines activités. C’est
l’argument politique préalable sur lequel les derniers dialogues
insistent avec le plus de vigueur.
Pour mieux le comprendre, on peut faire remarquer que ces
quelques pages descriptives du Critias suffisent au déploiement
d’une rationalité politique très particulière qui concilie, afin de
définir la cité, l’usage de la fiction (un conflit imaginaire à une
époque archaïque inconnue) et celui de la description comme
mode narratif. Mais les objets décrits ne sont pas des raretés
improbables ou des inventions, ils sont plausibles, ils sont
connus.
Imaginant un conflit archaïque, Platon parle la langue de ses
contemporains, il s’approprie le vocabulaire et la méthode
(recherche des indices, constructions de séquences causales ou
événementielles continues) des discours historiques ou
politiques sur la cité. Afin de décrire la cité, il ne choisit plus de
lui substituer un analogue (une statue) ou un paradigme (un
tissu), il n’a pas non plus recours à l’invention d’objets, à la
fiction de langues ou de populations nouvelles (les Atlantes ne
diffèrent guère des Athéniens que sous l’aspect du régime
politique et de l’aménagement du territoire), il la décrit telle
quelle, en énumérant ses différentes caractéristiques
(topographique, constitutionnelle, économique) et ses différents
objets (ses ressources, son architecture, sa population, son
armée).
Les cités que décrit Critias n’existent donc pas, mais elles sont
décrites comme l’on décrit d’ordinaire les cités existantes. À
quelle fin ? La fonction politique la plus immédiate du récit
platonicien est polémique : le récit est un pamphlet dirigé
contre les dernières velléités impérialistes d’Athènes [10] . De
l’échec promis à Athènes corrompue, le naufrage atlante
apparaît alors comme une sorte de mauvais présage, sinon de
menace. Pour que la chose soit assez claire au lecteur, il était
indispensable que la puissance atlante soit identifiée à la cité
athénienne, et que les raisons de son échec soient manifestes.
C’est précisément ce à quoi s’attache Platon, en forgeant son île
Atlantide à partir d’un petit nombre d’hypothèses et de traits
distinctifs. Ces traits caractérisent l’Atlantide comme une
puissance maritime, belliciste et impérialiste, emportée dans un
mouvement d’expansion indéfini (excessif). L’ensemble du
matériau documentaire qu’emprunte Platon afin de réaliser le
portrait de l’Atlantide est destiné à accentuer ces traits, en leur
donnant tous les aspects de la démesure. Leur petit nombre et
leur répétition insistante [11] permettent que le déplacement
fictif joue son rôle polémique, et que l’on reconnaisse Athènes
en l’Atlantide. Mais ils permettent aussi à un certain nombre
d’hypothèses politiques de voir le jour. En effet, et c’est donc la
particularité du récit atlante, la nature, la convenance et la
valeur des traits distinctifs sont examinés in situ, dans le cadre
d’une fiction rationnelle [12] qui les éprouve comme des
hypothèses dont elle déduirait les conséquences.
Ce type de « fiction rationnelle », s’il procède bien de manière
programmatique, dans la mesure où il délivre des leçons
fiables, n’en demeure pas moins irréalisable. Nous sommes là
encore dans le contexte familier de la construction discursive
rationnelle (en lógōi) de la constitution politique. Le souci des
philosophes-politiques qui fondent des cités n’est jamais celui
d’une stricte application, mimétique, de leurs « plans » qui ne
sont que des types [13] . Qu’il n’y ait pas de réalisation directe à
attendre de la fiction rationnelle ne suppose pourtant
aucunement qu’elle soit une fiction inutile : il en existe un
usage possible [14] . Un usage destiné à celui qui doit diriger la
cité, et connaître à cet effet ce qui convient le mieux. En ce sens,
comme le suggèrent Socrate et Critias, le souvenir du conflit
archaïque peut être dit vrai ; de la même façon, c’est parce que
le récit n’est qu’une représentation ressemblante qu’il peut
prendre pour objet plusieurs réalités semblables [15] . Le récit
atlante sert alors un projet politique dont la vocation n’est plus
seulement polémique mais déjà fondatrice, en proposant deux
formes typiques d’organisations conçues à partir de traits
distinctifs analogues (relatifs à la mise en ordre de la
population et à la mise en forme du territoire), mais
d’hypothèses de développement distinctes. Voici le plan détaillé
du récit :
La construction des types d’organisation politique que propose
le Critias est indissociable, disions-nous, de l’exposé
cosmologique du Timée. Non seulement parce que la cité est
une réalité mondaine, mais aussi et surtout parce qu’elle est
une réalité vivante. C’est la raison pour laquelle le Critias peut
traiter la cité dans les termes et d’après les explications que
donne le Timée de la nature de tout vivant ; la physiologie
« générale » (elle s’applique à l’homme comme au monde) du
Timée doit permettre et déterminer la physiologie politique du
Critias.
La physiologie générale définissait la santé du vivant, quel qu’il
soit comme un équilibre dynamique qui est l’unique remède
contre toutes les maladies : « Ne mouvoir ni l’âme sans le corps,
ni le corps sans l’âme, pour que, se défendant, ces deux parties
préservent leur équilibre et leur santé » (Timée, 88 b 6 - c 1). La
santé est un équilibre cinétique que l’âme seule a la capacité de
produire en imposant son propre mouvement aux six différents
mouvements du corps. L’anthropologie de Timée peut ainsi
définir la nature humaine comme un ensemble composé de
deux parties, disposant chacune de mouvements qu’il s’agit
d’ordonner, c’est-à-dire de composer et de maîtriser. C’est cette
nature humaine mixte que Critias reçoit pour en donner une
représentation mobile et politique. Avec cette précision que les
hommes dont il rapportera le conflit archaïque ont été au
préalable distingués par leur éducation. C’est-à-dire
précisément par l’un des deux principaux moyens désignés par
Timée afin de promouvoir l’équilibre du vivant humain (87 a-c,
le second étant la constitution politique dans laquelle l’homme
vit et est éduqué). Les hommes (les anciens Athéniens) du récit
de Critias sont d’autant plus excellemment éduqués et policés
qu’ils sont, rappelons-le, les citoyens de la République de
Socrate. Le Critias se présente donc bien comme une relecture
de la République à la lumière de l’exposé sur le monde et sur
l’homme du Timée.
Le récit atlante doit ainsi représenter une révision de la
doctrine politique à la lumière de la cosmologie et de
l’anthropologie telles que le Timée les expose. Un projet
d’enquête exhaustive est ainsi annoncé qui, à partir des
éléments et des résultats de l’explication cosmologique, saura
définir la nature des choses humaines et politiques. Des
premiers aux secondes, les mêmes instruments d’analyse et les
mêmes modèles explicatifs seront conservés. Cela signifie
notamment que la réflexion politique qui gouverne le Critias
doit s’intéresser à la possibilité d’instituer un équilibre
dynamique dans le domaine des affaires humaines et mortelles.
Cela explique aussi qu’après avoir représenté le vivant total et
le vivant humain, l’enquête sur la nature se consacre au vivant
politique. Cette hypothèse a le mérite de donner un sens à la
profusion, dans le dialogue des descriptions, des énumérations
et des mesures.
Afin d’exposer la nature corporelle des choses sensibles, le
Timée définissait de manière géométrique leur constitution
physique élémentaire, pour expliquer ensuite leurs
mouvements (mouvements d’attraction vers le semblable,
composition des corps entre eux, dislocation par les plus
tranchants d’entre eux, etc.). Critias tient manifestement
compte de cet exposé. Lorsqu’on lit le Critias, on est frappé par
le fait que la part narrative du dialogue est entièrement
assumée par l’Atlantide ; sans elle, il n’y aurait ni guerre ni
récit. La raison en est simple : l’Atlantide croît. Comme l’ont
signalé la plupart des commentateurs, elle est en mouvement
quand Athènes reste immobile. Mais il serait toutefois plus
exact de comprendre qu’Athènes se meut en un même lieu (ses
citoyens ne sont pas en repos, ils travaillent la terre, s’exercent
et pratiquent des arts), quand l’Atlantide modifie sans cesse les
limites et la configuration de son territoire, en y multipliant les
divisions et les travaux (hydrauliques pour l’essentiel). Ce
mouvement d’expansion est discontinu et irrégulier ; il n’est ni
centrifuge, ni homéomorphe, ni homogène. L’examen des
figures géométriques des volumes atlantes montre, en dépit de
l’abondance des mesures, une incohérence morphologique
obstinée. Par exemple, la congruence des cinq anneaux
concentriques tracés par Poséidon autour de la montagne
centrale est brisée par ses descendants royaux qui les percent
d’un canal rectangulaire (113 d-e, puis 115 c-d). Ou bien encore,
loin d’être réunis en un même lieu comme les Athéniens, les
citoyens atlantes sont distribués entre différentes villes ou
villages séparés par des enceintes, des portes ou des canaux. De
manière générale, ce sont deux sortes de figures qui s’opposent
dans ces descriptions. Les figures circulaires, dont on sait
qu’elles enveloppent, contiennent et limitent les choses
sensibles (quand il s’agit de la sphère du monde [16] ), et les
figures orthogonales qui, composées, ne s’accordent pas
spontanément les unes aux autres et sont toutes susceptibles de
corruption. L’unité d’Athènes (qui est une cité) et le
déséquilibre atlante (un immense empire colonial) sont
précisément opposés sous l’aspect des limites que tracent leurs
frontières respectives. C’est l’indice, attesté par le détail dévolu
aux frontières géographiques, de ce qu’une limite détermine et
définit ce qu’elle circonscrit [17] .
S’agissant des deux cités, la limite n’est pas seulement celle des
frontières, elle est aussi celle des figures, territoriales et
architecturales, qui circonscrivent le cadre de vie et les activités
des citoyens. De ce point de vue, l’Atlantide n’est pas tant
illimitée qu’excessivement limitée : les volumes abondent et
juxtaposent des limites carrées (les districts), rectangulaires (la
plaine, mais aussi les temples et les canaux) ou circulaires. Au
lieu d’être enveloppées dans un même cercle, c’est-à-dire
contenues et définies, les figures se multiplient sans que les
corps puissent être soumis à un même mouvement [18] , de telle
sorte que le territoire atlante est traversé de mouvements aussi
nombreux que différents et illimités. Il n’a qu’une limite, la
mer ; mais celle-ci n’est pas une limite politique, car elle ne
parvient ni à unifier, ni à définir le territoire et la cité qu’elle
enveloppe. L’Atlantide est une cité déséquilibrée. La
catastrophe atlante, prévisible dès la description de l’île, sera le
résultat physiologique du déséquilibre prononcé de sa
constitution.
Mais les ressources excessives de l’Atlantide ne sont pas
seulement l’illustration factice et redondante de la démesure
qui l’emporte ; elles sont, réellement, les corps avec lesquels la
politique doit désormais compter. Si la politique a pour
fonction, pour ne pas laisser la cité sombrer dans l’indécence et
l’injustice, de mettre en ordre et limiter des corps, son ouvrage
doit envelopper tous les corps compris dans les limites de la cité
(et c’est là la raison de l’échec atlante, c’est-à-dire athénien). La
politique, conformément à la caractéristique démiurgique que
lui avait conférée le Politique, doit gouverner l’usage de toutes
les ressources et de toutes les productions. Tout l’intérêt du
Critias est d’inscrire cet ouvrage localement, en situant les unes
par rapport aux autres dans la limite d’un territoire commun
les formes (aménagements techniques, urbains et
architecturaux) qui devront favoriser l’équilibre des vivants
humains. De ce fait, le matériau sensible ordonné (ou « tissé »)
dans la description des cités du Critias est encore plus vaste que
les arts et les productions envisagées dans le Politique. La
politique tient compte désormais de la totalité des corps et des
objets susceptibles de relever des affaires humaines (le milieu
géographique, le climat, la botanique destinée à l’alimentation,
etc.). Une cité peut être définie dans des limites géographiques
précises, selon l’usage qu’elle fait de toutes ses ressources. On
appréciera ainsi la justice et l’excellence de l’ancienne Athènes
en observant combien le savoir de ses agriculteurs et de ses
démiurges est à la mesure (il lui convient, 111 e) de la
prodigalité de la terre.
Ces remarques doivent nous permettre de comprendre le rôle
que Platon entend faire jouer aux « plans » de cité qui occupent
ses deux derniers dialogues politiques (le Critias et les Lois).
Loin d’être seulement des propositions sur la forme que
devraient prendre les divisions administratives ou
fonctionnelles du territoire de la cité (dont l’Atlantide serait le
pire des exemples), ces plans sont des réponses politiques
données à une difficulté physiologique et dynamique. Tracer le
plan d’une cité, ce n’est pas tant, à la manière de l’urbanisme
athénien, la partager en quartiers fonctionnels,
qu’entreprendre de limiter et d’ordonner les mouvements des
corps qui la constituent [19] . Ce n’est donc pas la géographie ou
l’urbanisme en tant que tels qui intéressent Platon, mais la
limitation locale des mouvements de la cité et de ses parties :
dans la cité circulaire des Lois, la plus grande attention sera
portée au mouvement régulier, d’une portion à l’autre du
territoire, des groupes de citoyens.
Athènes était jadis, heureusement élue par Héphaistos et
Athéna, un territoire naturellement approprié à la vertu et à la
pensée (109 c 10-11). Cette convenance consiste donc en la
coïncidence de l’excellence de la terre et de l’excellence des
Athéniens. La première offre aux seconds tous les moyens, les
meilleurs dans chaque genre (végétaux et animaux, matériaux
de construction et climat), de leur subsistance. Quant aux
citoyens, conformément aux termes déjà cités du Timée, ils
présentent une perfection conjointe de l’âme et du corps (112 e
6) qui leur permet de profiter de la perfection de leur territoire.
La physiologie d’Athènes est le résultat de ces deux formes
d’excellence, naturelle et anthropologique. La cité occupe une
immense acropole, une hauteur circulaire depuis le sommet de
laquelle les gardiens vivent et gouvernent et autour de laquelle
artisans et agriculteurs vivent et travaillent. Le corps de la cité
possède des limites naturelles et immobiles qui enveloppent un
nombre fini de corps (112 e, la population humaine est fixée, et
les ressources sont régulièrement et également extraites) [20] .
Les difficultés inhérentes à la maîtrise des mouvements y
semblent donc d’autant mieux résolues qu’aucun corps
nouveau ne semble pouvoir s’ajouter à la cité. Elle conservera
donc sa morphologie et son équilibre jusqu’à ce qu’un séisme,
c’est-à-dire une catastrophe étrangère à sa nature, la détruise.
Le Critias complète le Timée pour achever un ensemble
cohérent, une même enquête dont les trois objets successifs
sont le monde, l’homme et la cité. L’inachèvement de cette
enquête n’altère pas la compréhension de son projet et de ses
principes : partant de l’hypothèse que ces trois objets sont tous
des vivants dont la nature corporelle et psychique est
semblable, elle entend soumettre la définition de leur nature,
de leur constitution et de leur devenir, à une même analyse.
Définir un vivant, c’est décrire sa constitution élémentaire, ses
mouvements et l’équilibre dont il est capable. C’est la tâche
dévolue à la physiologie (entendue ici comme science de la
nature, ou plutôt enquête sur la nature), dont le Critias n’est
donc que le chapitre politique. La physiologie politique ne
remet pas en cause la priorité doctrinale de l’unité de la cité ;
c’est encore de cette unité que le Critias éprouve les conditions
de possibilité. S’il ne la remet pas en cause, le Critias introduit
une nouveauté de taille dans la doctrine exposée jusqu’au
Politique en désignant la cité comme une réalité sensible
individuée. Ce que la République ne désignait que de manière
analogique et ce que le Politique qualifie uniquement sous
l’aspect technique est achevé dans le récit atlante : la cité peut
être désignée comme une réalité vivante d’une espèce
particulière. C’est ce que demandait Socrate (que l’on donne
enfin vie à sa cité ; Timée, 19 b-c), et ce qu’il obtient de Critias au
prix d’une transformation inédite dans l’ordre de la
génération : délimitée, enveloppée et déterminée par des
limites, la totalité politique est réellement engendrée, comme
un mixte de parties divines et mortelles.
La philosophie platonicienne peut donc rendre compte de la
nature de la cité. Il ne s’agit alors peut-être plus seulement de
philosophie politique : la cité, entre le monde et l’homme,
trouve avec le Timée et le Critias un statut et une dignité que la
République seule avait envisagés, elle est un sujet de savoir. Les
Lois donnent à cette suggestion l’appui et l’illustration d’un
ouvrage véritablement systématique.
Notes du chapitre
[1] ↑ Le grec kósmos désigne aussi bien l’ordre que le monde, précisément parce
qu’il est ordonné.
[2] ↑ La plupart de ceux qu’on appelle les « présocratiques », ou les « physiologues »
ont contribué à une tradition d’écrits Sur la nature (perì phúseōs), dont l’objet est de
donner une explication de l’origine et de la constitution du monde. Le Timée
contribue à ce genre ; sur la question, voyez l’étude de G. Naddaf, L’origine et
l’évolution du concept grec de Phusis, Lewiston/Queenston/Lampeter, E. Mellen Press,
1992.
[3] ↑ Le Timée présente de la manière la plus complète qui soit, avant les Lois, la
théorie platonicienne de la connaissance ou plutôt de la représentation de la nature
du monde. Pour les découvrir, voyez la traduction et l’introduction qu’en a données
L. Brisson, Timée/Critias, Paris, Flammarion, 20045. Puis, pour des analyses plus
développées, du même auteur, le commentaire Le Même et l’Autre dans la structure
ontologique du Timée de Platon, éd. citée.
[4] ↑ Voir dans ce dialogue, le mythe eschatologique et psychologique (245 c - 249 d),
puis la remarque sur la nécessité de connaître l’univers dans son ensemble pour
savoir ce qu’est l’âme (270 c).
[5] ↑ Proclus (412 c 485) fut le premier des grands commentateurs platoniciens à
insister longuement sur la parenté manifeste entre les deux « démiurgies » dont
Platon avait décrit l’ouvrage, celle qui préside dans le Timée à la fabrication du
monde et celle qui œuvre à la construction de la cité dans le Politique (et dans le
Critias). Voir le premier livre de son Commentaire sur le Timée, traduction par A. J.
Festugière, 5 vol., Paris, Vrin, 1966-1968.
[6] ↑ Ces deux exemples, on les trouve respectivement dans les Lois et le Critias, ne
sont pas fortuits : la population athénienne, à l’époque de Platon, excédait cette limite
des 5 040 foyers et elle souffrait périodiquement du manque d’eau. Sur le nombre de
5 040 foyers, voir les explications, infra, p. 206-207.
[7] ↑ Lisant le Timée et le Critias, il ne faut jamais négliger que leur objet est
politique : il faut compléter la représentation de la cité excellente. C’est pour
contribuer à ce projet que Timée explique la nature du monde, et la cosmologie n’est
donc que le premier chapitre d’un ouvrage politique.
[8] ↑ Le Protagoras traite de ces discussions, reproduisant l’opposition sophistique
tranchée de la nature et de la loi (336 c) ; voir aussi, de Platon, les deux Hippias.
[9] ↑ Katoíkēsis, l’action d’installer des gens en un lieu.
[10] ↑ Dans les années 360-356, un débat opposait encore les partisans d’un
développement maritime et militaire d’Athènes, en dépit des défections alliées et des
ruptures d’alliance, à ceux d’un retrait pacifique des conflits grecs. Platon, hostile au
rêve impérialiste athénien dont il n’a cessé de dénoncer les catastrophiques effets,
apporte son concours au deuxième camp. Pour un commentaire de détail du récit
atlante, voir mon étude, Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée
(17-27) et Critias, éd. citée.
[11] ↑ Cette répétition est thématique : on trouve, dans la description de l’Atlantide,
des motifs récurrents qui rassemblent chacun une pluralité d’objets (maritimes,
militaires, mais aussi hippiquesou décoratifs), et qui répètent notamment que l’île
aime l’argent et le luxe, qu’elle favorise une culture de l’ornement et de la
grandiloquence, qu’elle est obstinément tournée vers la mer et le commerce, toutes
passions qui ne devaient pas manquer de rappeler quelque chose aux Athéniens.
[12] ↑ Comme l’est celle du modèle cosmologique de Timée, à l’imitation de laquelle
procède Critias.
[13] ↑ On préfère ce terme à celui plus vague de « modèle » pour désigner un
instrument rationnel de connaissance obtenu par la construction théorique d’un
tableau schématisé, dépourvu de pertinence historique, mais susceptible d’éprouver
et d’élucider les notions qu’utilise l’analyse politique. La notion et cette définition
sont d’inspiration wéberienne.
[14] ↑ Cet usage qu’évoquera Clinias dans les Lois, III, 702 d, en disant de la
constitution « en raison » qu’elle sert aussi bien à l’examen des cités existantes qu’à
la fondation de la cité à venir.
[15] ↑ La construction d’un type fictif restreint explique bien que Platon n’ait pas à
choisir entre les réferents athénien, perse, syracusain, égyptien ou même crétois :
décrivant l’Atlantide à partir des uns et des autres, il façonne un type impérial
belliciste qui suffit à les juger tous, à l’aune des critères représentés.
[16] ↑ Timée, 33 b.
[17] ↑ Voir notamment Philèbe, 25 d.
[18] ↑ Voyez surtout l’exemple de la plaine atlante, qui mêle toutes les figures (118 a
- 119 a).
[19] ↑ C’est exactement l’hypothèse explicative que soutenait d’une autre manière le
Politique, en montrant comment le royal tisserand a pour fonction d’entrecroiser et
de lier les mœurs que sont les caractères vifs et lents. La même explication
dynamique se retrouve dans le Critias, étendue à l’ensemble des corps qui
intéressent et rendent possible la vie humaine et politique.
[20] ↑ On remarquera que la stricte limitation du territoire athénien n’empêche
nullement la cité de gouverner toutes les autres cités grecques (112 d). Cela signifie
donc que la perfection de sa nature (ordonnée et close) est la cause de sa puissance
supérieure. L’autarcie et l’hégémonie ne sont pas des termes contraires dans la
doctrine politique de Platon.
La cité, monde de la politique
La constitution de la cité
Les Lois prennent d’abord et simplement la suite de l’ensemble
inachevé du Timée et du Critias, en conduisant notamment une
histoire du devenir des cités, des origines (le déluge) à nos jours
(au début du livre III). Après la naissance du monde
(cosmogonie) et celle de l’homme (anthropogonie) décrites dans
le Timée, le Critias d’abord et les Lois ensuite décrivent donc la
naissance de la cité (politogonie) [14] . Mais les Lois ajoutent à la
politogonie l’analyse institutionnelle et historique de quatre
puissances contemporaines : la Crète, Sparte, la Perse et
Athènes. On a là un ensemble d’apparence hétéroclite où se
trouvent mêlés des mythes d’origine, des récits poétiques et une
histoire récente. Le plan des Lois s’en trouve éclairé : on peut
distinguer, après un préambule qui définit la fonction de la loi
(constituer la cité selon le plus grand bien ; I, 624 a 1 - 628 e 1),
une première partie consacrée à l’examen de tous les types de
constitution possible (I, 628 e 2 - III, 702 e 2), puis une seconde
consacrée à la description de la cité vertueuse (IV, 704 a 1 - XII,
968 e 5). Un épilogue vient enfin clore l’ensemble (XII, 968 e 6 -
969 d 3). Le plan général du dialogue est alors celui d’une
démonstration très simple. Les interlocuteurs traitent de la
meilleure façon de constituer une cité. Cette tâche est celle de la
législation ; mais la législation actuelle et passée ne donne
aucun exemple satisfaisant aux exigences de perfection. Il faut
donc concevoir dans le discours, créer en raison la cité la
meilleure. C’est ce que font les Lois.
XII, 968
Épilogue e 6 - 969
d3
La première partie des Lois fait le tour entier de tous les types
de constitution possibles : de celles qui ont existé, de celles dont
on dit qu’elles ont existé ou de celles qui existent [15] . Et à propos
de chaque exemple évoqué, les interlocuteurs se demandent s’il
a ou non permis la réalisation de la vertu entière pour la cité
tout entière. La réponse reste négative dans tous les cas, chaque
constitution examinée n’ayant jamais favorisé qu’une partie de
la vertu (et non la vertu entière) ou qu’une partie des citoyens
(et non l’ensemble de la cité). On comprend alors, puisque ni
l’histoire ni le mythe ne satisfait aux exigences de départ, qu’il
faille recourir à une fiction rationnelle, à une création de la
constitution. Celle-ci devra trouver le remède au défaut que la
conclusion de la première enquête des Lois diagnostique :
aucune cité n’a à ce jour été vertueuse, faute d’avoir su vivre
selon la raison, selon l’intellect (le noûs). Les fondateurs de la
cité vertueuse (ses législateurs) devront donc forger et
administrer intelligemment leur cité, dans une perspective qui
est explicitement celle définie par la République : il n’y a
d’excellence, de perfection, que dans et par la pensée. À la
différence cependant de la République, qui laissait la question
en suspens, les Lois attribuent aux fondateurs comme aux
législateurs de la cité un instrument privilégié de
gouvernement, il s’agit bien sûr de la loi.
Comme le chapitre III l’a longuement observé, la loi est le
moyen qu’utilise le législateur pour fonder et ordonner la cité.
Ou encore, pour reprendre plus précisément les termes et le jeu
de mots de Platon, la loi (nómos) est l’instrument de l’intellect
(noûs) [16] . La définition elliptique qu’en donnent les Lois est la
suivante : la loi est une « distribution de la raison » (IV, 714 a 2).
Au sens où, à travers elle, la raison détermine les conduites, et
au sens où elle réalise un partage (une répartition distributive
de ce qui revient à chacun dans la cité [17] ). Cette fonction à la
fois prescriptive et distributive, dont le sujet est l’intellect, n’est
pas inconnue du lecteur de la République, puisque c’est
exactement celle qu’y accomplissaient les fondateurs de la cité
la meilleure lorsqu’ils sélectionnaient par exemple, parmi les
gardiens, ceux qui devaient dialectiser et gouverner [18] . La loi
assume ici cette fonction constitutive, au sens le plus fort du
terme, car ce sont les lois qui, ajoutées les unes aux autres,
donnent à la cité sa constitution, ses règles, ses limites et
finalement son mode de vie [19] . Il n’y a donc aucune différence
entre la technique législatrice et l’activité politique qui fonde et
gouverne la cité. Dans les Lois, la technique législative, la
nomothétique, est simplement l’un des noms de la politique [20] .
Dans le Politique, la législation était désignée comme l’un des
moyens privilégiés de la technique gouvernementale, qui ne
s’imposait comme principe de gouvernement que lorsque le
gouvernant savant faisait défaut dans la cité. Dans les Lois, la
législation définit l’action politique tout entière, et elle coexiste
de surcroît avec un législateur-gouvernant-savant ou plutôt,
avec une fonction législatrice-gouvernementale-savante [21] .
Car la cité n’a pas besoin, pour être bien administrée, de tel ou
tel législateur ou de l’intellect d’un individu quelconque ; elle a
besoin que l’intellect, en tant que tel, préside à la disposition de
son matériau et à sa mise en ordre. Que cette fonction soit
accomplie par le moyen d’une législation ou par celui du
gouvernement d’un homme (un tyran savant) n’importe
finalement guère et, s’il fallait choisir, les Lois opteraient
finalement pour la législation car elle ne souffre pas du défaut
inhérent à la nature de tout caractère humain : la corruption.
Les interprètes qui s’évertuent à souligner l’absence des
« philosophes-rois » dans les Lois (mais existaient-ils seulement
dans la République ?) ne comprennent pas, de toute évidence,
que Platon ne fait jamais du gouvernement de la cité une
affaire de personnes. C’est dans cette perspective que
l’Athénien, qui conduit la discussion, établit une hiérarchie
d’autant plus fameuse qu’on la comprend toujours comme
l’aveu du renoncement de Platon à la perfection politique. Dans
ce passage du livre V, l’Athénien se contente pourtant de
montrer que le modèle auquel doit se conformer la cité
humaine est celle des dieux, celle qui réalise parfaitement ce
que les hommes ne peuvent que s’efforcer d’atteindre.
On donne ici des quelques mots soulignés une version qui n’est
pas communément reçue, puisqu’elle dit de la cité qu’elle est
seconde « selon l’unité » là où les commentateurs lisent le plus
souvent qu’elle est seconde « selon la valeur » [23] . Ce texte
mérite une grande attention, non seulement à cause des
corrections qu’on lui impose, mais surtout parce qu’il résume
bien l’objet des Lois. Comme la République et le Politique, les
Lois constatent que l’unité ne peut être réalisée dans une cité.
Les deux premiers dialogues ne l’affirmaient d’ailleurs jamais,
qui tous deux se mesuraient à la même difficulté par des
moyens qui, s’ils leur permettaient de donner à la cité une sorte
d’unité (celle de l’équilibre des trois espèces de l’âme ; celle de
l’entrecroisement de la chaîne et de la trame dans un même
tissu), ne leur permettaient jamais d’accéder à une unité
parfaite. Mais la réalisation de l’unité de la cité, comme le
dénonce Aristote [24] , reste toujours la fin du gouvernement
savant de la cité, l’objectif politique de la philosophie
platonicienne. Qu’on ne s’y trompe donc pas : les formules qui
désignent ici la République (la communauté de toutes choses
sous le gouvernement d’un dirigeant) doivent nous rappeler
que la constitution excellente n’y réalisait une entière
communauté qu’au sein d’un seul de ses trois groupes de
citoyens (les gardiens) et que l’action du politique y était déjà
conçue comme l’imitation d’un ordre divin et céleste. Platon ne
demande donc pas que l’on renonce ici à la perfection, mais au
contraire que l’on imite toujours cette perfection de la
communauté divine, que l’on aspire à cette excellence. C’est
dans cette fidélité à l’unité (divine) de la cité que doivent se
tenir les lois. Celles-ci reçoivent ainsi une fonction et une limite.
Leur fonction est bien de réaliser l’unité de la cité, de la faire
« une » sachant que cette unité signifie toujours et en même
temps la vie heureuse des citoyens. Leur limite tient à leur
incapacité à réaliser cette fonction dans « toute la cité ». C’est le
reproche que leur faisait le Politique, mais il ne joue pas ici le
même rôle : le Politique demandait à la loi de conserver une cité
en l’absence d’un gouvernant savant, les Lois lui demandent de
forger cette cité, de réaliser son unité [25] . Si elle est limitée, c’est
précisément parce qu’elle n’arrive pas à tout unifier, qu’elle
n’arrive pas à rendre « toutes choses » communes. La cité à
venir sera donc moins une que l’unité, elle sera de second rang.
Tous ceux qui œuvrent à sa fondation et à son gouvernement
reçoivent ici et enfin, au moment où l’Athénien s’apprête à
décrire la cité, leur commune fonction : permettre que la loi
détermine le plus de choses dans la cité. Pour le dire autrement,
permettre que l’intellect constitue la cité. Comme on va le voir,
cette constitution est une œuvre qui dure, tolère des retouches,
et qui suppose le concours de tous les citoyens.
Au long de 9 de leurs 12 livres, les Lois donnent le plan de la
cité vertueuse, au fur et à mesure qu’elle est fondée, avec une
précision remarquable. À la suite des plans de l’Atlantide et de
l’Athènes archaïque du Critias [26] , Platon construit ici une
nouvelle fiction de genre descriptif qui utilise un matériau
d’autant plus familier à son lecteur qu’il est presque
entièrement athénien. Les mesures législatives, les
magistratures et les institutions des Lois sont toutes désignées
d’après celles d’Athènes [27] ; certaines y ont un statut ou un
fonctionnement identique, mais la plupart sont disposées
différemment et jouent dans la cité platonicienne un rôle très
éloigné de celui qui était le leur à Athènes. Les Lois décrivent la
colonie à venir en informant et en redistribuant ce matériau
athénien dans une fondation (oíkēsis, une installation) qui
commence par la description du territoire (avec la distinction
de la ville et du territoire), se poursuit avec celle de la
démographie (origine et nombre des habitants), puis s’achève
avec celle du régime politique dont le détail occupe la plus
grande partie des livres IV à XII.
À la différence d’Athènes (qui est une puissance impériale
maritime et commerciale), la cité façonnée dans les Lois est une
petite cité rurale, située dans les terres à une quinzaine de
kilomètres de la mer, isolée dans un territoire dépourvu de tout
voisin (IV, 704 a sq.). Son territoire est fertile, sans plus, elle a de
l’eau et des matériaux : elle peut donc être vertueuse (704 d). La
cité, considérée d’emblée comme un individu vivant [28] , peut
accéder à l’excellence à la condition d’être éloignée de la mer et
pourvue sans excès des ressources indispensables. À ces
conditions géographiques et naturelles s’ajoutent des conditions
démographiques : cet être vivant qu’est la cité ne peut excéder
une certaine population, au risque sinon de ne plus pouvoir se
nourrir de son sol. C’est pourquoi le nombre de ses citoyens est
limité à 5 040 foyers, c’est-à-dire à 5 040 exploitants agricoles
qui se partagent, chacun avec sa famille, 5 040 parts égales du
territoire (V, 737 c - 738 a). Les citoyens exercent presque tous la
fonction d’agriculteurs, mais aussi celle de combattants, si la
cité devait entrer en guerre [29] . Hormis leur commune fonction
agricole, les citoyens participent tous peu ou prou à la vie
publique en prenant part à des services, à des magistratures ou
à des fêtes. Platon ne sépare plus les citoyens en groupe
fonctionnels ; il propose la distinction de quatre classes
censitaires, qui regroupent les citoyens selon leur richesse. Avec
cette précision remarquable que la richesse et la pauvreté ne
peuvent excéder certaines limites : le citoyen le plus pauvre
n’aura jamais moins que la propriété de l’une des 5 040
parcelles du sol civique, et le plus riche, c’est la même unité qui
distingue les quatre classes, jamais plus de quatre fois la valeur
d’une parcelle (V, 744 a-745 b). On ne s’y attarde pas souvent,
mais cet éventail des richesses, plutôt restreint, est infiniment
moins large que celui qu’offrait la démocratie athénienne ; de
plus, ces limites s’accompagnent dans la cité des Lois de
l’interdiction pour tous les citoyens de posséder or ou
argent [30] . On fait encore souvent la remarque que les Lois
accordent à tous les citoyens une propriété privée que la
République refusait aux gardiens, pour montrer qu’elles se
plient ainsi à une sorte de nécessité pragmatique, voire
anthropologique. Mais, que peut être une propriété privée
lorsque la richesse financière et l’enrichissement commercial
n’existent pas et quand cette propriété privée est inaliénable
parce qu’elle est une partie égale (un 5 040e) du bien public ?
[31]
« L’ATHÉNIEN
Et tout naturellement, dans les circonstances présentes, si
nous souhaitons mener à son terme la fondation de notre
territoire, il faut semble-t-il bien qu’on trouve en son sein
une instance qui d’abord connaisse ce dont nous sommes
en train de parler, c’est-à-dire son but, quel que soit
l’homme politique en cause, qui ensuite sache de quelle
manière il pourra poursuivre ce but, et qui détermine enfin
qui, des lois d’abord, des hommes ensuite, donne ou non
des conseils qui le servent bien. Mais si la cité est dépourvue
d’une telle instance, qu’elle est ainsi dépourvue d’intellect et
de sensation, il ne faudra pas s’étonner qu’elle agisse à
l’aventure, en chaque occasion et dans chaque affaire.
CLINIAS
Tu dis vrai.
L’ATHÉNIEN
Mais y a-t-il à cette heure dans notre cité une partie ou une
institution qui soit prête à jouer ce rôle d’instance de
sauvegarde ? Sommes-nous à même d’en désigner une ?
CLINIAS
Absolument pas, Étranger, si du moins il faut faire une
réponse claire. Mais s’il suffit de formuler une conjecture, tes
remarques me semblent pointer vers ce collège, dont tu as
dit tout à l’heure qu’il devait se réunir à la fin de la nuit.
L’ATHÉNIEN
Ta supposition est correcte, Clinias, et il faut, dès lors, que ce
collège, ainsi que le donne à entendre le propos qui est le
nôtre maintenant, ait en vue la vertu dans sa totalité, à
commencer par celle de ne pas s’égarer dans la poursuite de
plusieurs buts, et d’avoir les yeux toujours fixés sur un seul
but pour y lancer, si je puis dire, toutes nos flèches ».
(XII, 962 b 4 - d 3)
L’ordre du monde
La cité des Lois est construite selon le nombre et selon le
mouvement. L’Athénien annonce, au tout début du plan de la
cité, que « quiconque légifère doit savoir quel nombre et de
quelle sorte peut être le plus utile à toutes les cités » (V, 737 e 7 -
738 a 2). Il existe ainsi un intérêt politique du nombre,
indépendant de ce qui est nombré. C’est ce que disait déjà à sa
manière le livre VII de la République, lorsqu’il faisait de l’étude
des sciences mathématiques l’indispensable formation des
futurs gouvernants et c’est ce que suggérait encore le Politique
en appelant le politique à une maîtrise de la mesure (283 b - 287
b). Mais la mesure et le nombre sont ici et pour ainsi dire
figurés, incarnés dans le plan de la cité. On peut donc juger
désormais de la manière d’user politiquement du nombre, voir
ce qu’il peut apporter à la cité.
Trois sortes de choses sont dans la cité mesurées et nombrées :
le territoire, les assemblées et conseils, puis le mouvement de
certains citoyens. Ce qui est nombré du territoire circulaire de
la cité, ce n’est pas sa superficie (car elle a les ressources pour
limite [42] ), mais son partage en un nombre précis de lots, 5 040.
Ce nombre, explique l’Athénien, est choisi pour sa capacité à
être divisé par le plus grand nombre de diviseurs (V, 737 e - 738
b), à quoi on peut aussi ajouter qu’il est le produit de la
multiplication des sept premiers nombres. Il y a ainsi, dit
l’Athénien, au moins 59 manières de partager la cité. Le nombre
de 5 040 est donc choisi non seulement pour une cité qui ne
devrait pas excéder 25 000 habitants, non seulement parce qu’il
s’agit d’un nombre facile à concevoir, mais surtout bien sûr
parce qu’il tolère toutes ces divisions qui sont autant de
combinaisons possibles pour organiser ou distribuer les
éléments de la cité. Platon en donne quelques exemples, au
premier rang desquels la division de l’ensemble de la ville et du
territoire qui la ceint en douze parties, chacune sous la
protection d’un dieu. Puis de surcroît, le dédoublement de
chaque foyer en deux habitations, l’une dans l’une des douze
parties urbaines, l’autre dans l’une des douze rurales (V, 745 b-
e [43] ). Ces divisions successives, outre leur fonction de
répartition religieuse et de rationalisation de la vie publique,
jouent deux rôles politiques. Celui, d’abord et à l’image de ce
que fut peut-être la grande réforme de Clisthène à Athènes,
d’une recomposition de la répartition tribale en fonction des
exigences de la constitution [44] . Celui, ensuite et dans une
perspective plus strictement platonicienne, de permettre à
chaque citoyen d’appartenir à sa façon aussi bien à la partie
rurale qu’à la partie urbaine de la cité [45] . Par l’intermédiaire
du foyer, du lot dont on a vu qu’il est le véritable élément
inaliénable (immortel) de la cité, Platon conçoit donc un moyen
pour le citoyen, quel qu’il soit, de se rapporter à l’une des
divisions de la cité. Il peut l’être encore et différemment par le
biais des assemblées ou des magistratures. Soit parce qu’il
administre une partie ou un ensemble de parties du territoire
ou de la ville, comme c’est le cas des « agronomes » ou des
« astynomes » (VI, 760 a - 764 c [46] ), soit encore parce qu’il est
l’un des 360 membres de ce 14e de la cité qui siège au premier
conseil. Enfin, le nombre règle les mouvements des citoyens
dans la mesure où ils peuvent intéresser l’ordre de la cité. Celle-
ci, comme les Lois ne cessent de le répéter, est une réalité en
mouvement, du fait de son matériau sensible. Il faut donc
(comme le suggérait Critias) ordonner ces mouvements les uns
aux autres. C’est ce que facilite la forme circulaire de la cité, qui
permet de rapporter des mouvements de vitesses différentes les
uns aux autres en les transformant en mouvements
concentriques (on installe donc au centre de la cité sa partie
sacrée, réservée aux dieux et aux autels). Et c’est ce que
s’efforcent d’obtenir les législateurs en faisant tourner les
citoyens. Les agoranomes et les artisans iront ainsi de section
en section selon un calendrier précis, et les habitants ordinaires
iront donc de l’une à l’autre de leurs deux habitations.
Contrairement à ce que dit le proverbe (« qui a deux maisons
perd la raison »), cette combinaison de mouvements circulaires
et de va-et-vient entre la ville et la campagne devrait intéresser
tous les citoyens à tout le territoire de la cité, pour en finir avec
l’opposition de la ville et de la campagne dont souffrait Athènes.
On le voit, le nombre offre à chaque fois au citoyen un moyen
d’accorder son activité (ses déplacements aussi) à la cité comme
aux autres parties de cette division particulière dans laquelle
son activité peut l’engager. La fonction du nombre est donc de
limiter et d’ordonner des termes indéfinis et difficiles à
maîtriser (la superficie et l’aspect du territoire, mais aussi les
conduites humaines), il est l’instrument d’une mise en ordre du
changement. De ce point de vue, sa fonction est la même que
celle de la loi, et c’est pourquoi la législation constitutive de la
cité se sert du nombre comme d’un adjuvant. Légiférer ne
demande pas que l’on nie le particulier au profit d’une
prescription générale, mais que l’on trouve des moyens
d’ordonner ensemble des particularités, des multiples : c’est
pourquoi légiférer, c’est compter [47] .
Cette mise en ordre de la cité, qui se sert de la géométrie et de
l’arithmétique pour construire un ordre régulier et donner une
stabilité aux mouvements d’un matériau changeant, s’inspire
de celle qui, décrite dans le Timée, préside à l’arrangement de
l’univers. Les artisans qui façonnent la cité ont pour modèle le
dieu qui a façonné le monde : la démiurgie politique imite la
démiurgie cosmologique et leurs ouvrages se ressemblent. À sa
façon, la cité circulaire des Lois est une image de la sphère du
monde. On retrouve dans la première un matériau fini, ceint et
ordonné dans les limites d’une forme et de mouvements
circulaires. D’autres parentés existent encore, dont les plus
frappantes sont numériques. Ainsi des combinaisons de
divisions du nombre 5 040, qui rappellent la manière dont le
démiurge du Timée construit le corps du monde. De même
encore qu’il y a quatre éléments dans la composition du monde
(liés entre eux par des rapports de proportion qui leur permet
de composer une unité, 31 b-32 c), de même la cité des Lois
compte quatre classes citoyennes (la valeur du lot est ce qui
permet d’instituer entre leurs richesses, sinon entre eux-
mêmes, une proportion). À l’imitation enfin du vivant mondain,
le vivant politique aspire à une autarcie et à un équilibre qu’il
s’efforce d’atteindre en donnant aux mouvements de ses parties
la perfection qui peut être la leur. C’est la « physiologie
politique » dont le Critias avait pour la première fois éprouvé
les hypothèses que l’on retrouve ici ; la fiction politique des Lois
suit le schéma (et finalement l’argument) de la création du
monde par un dieu artisan. L’intérêt de cette fiction
cosmologique réside dans son aptitude à bien distinguer et
désigner les éléments et les forces qui concourent à l’existence
du monde : une raison divine, un intellect qui s’efforce de
maîtriser une nécessité rebelle pour donner l’ordre le plus
parfait possible au matériau élémentaire. La démiurgie
politique joue un rôle semblable, puisqu’elle imagine à son tour
une fabrication en raison et des conditions dont les
interlocuteurs des Lois s’accordent à reconnaître qu’elles ne
seront jamais toutes réunies.
Le statut épistémologique de la connaissance de la cité offerte
ici s’apparente donc à celui de la cosmologie du Timée : elle
propose un modèle fictif rationnel de la réalité dont elle veut
rendre compte, un modèle fondé sur un nombre limité
d’axiomes [48] . La chose apparaît avec beaucoup de clarté dans
le livre X des Lois qui en est sans doute, comme l’écrit G.
Naddaf, « la pierre angulaire » [49] . En effet, la constitution
fondée dans le discours doit être conforme à la nature, c’est-à-
dire, en un sens propre à Platon, qu’elle doit être conforme à
« la cause première de la génération et de la corruption de
toutes choses » : l’âme (X, 891 e 5-6). Fonder la cité, sa
constitution et sa législation en nature suppose que l’ordre
intelligent de la cité soit aussi celui de la nature, tel qu’une
cosmologie peut en rendre compte. C’est ce qu’établit le
développement consacré à l’existence des dieux dans l’essentiel
du livre X. La preuve platonicienne, unique en son genre [50] , est
cosmologique. Cela ne peut surprendre le lecteur du Timée et
cela signifie que les Lois partagent avec ce dialogue (et avec le
Critias) la même compréhension du monde comme totalité
vivante dotée d’une âme et d’un corps. L’Athénien reprend donc
Timée pour rappeler l’antériorité de l’âme comme cause de
mouvement (notamment en 893 a). Les Lois retiennent
seulement les principaux traits de la cosmologie du Timée : la
constitution quadriélémentaire du corps du monde (891 c), son
appartenance à l’ordre sensible de la génération et de la
corruption (891 e), la transformation mutuelle des éléments et
des parties du monde (893 b - 894 a), pris dans un mouvement
d’ensemble dont la cause véritable est l’âme automotrice (894
b). L’ordre du monde, dont Timée avait proposé une
représentation, peut être expliqué à partir d’hypothèses
cinétiques : le devenir, quelles que soient les formes de
génération ou de corruption, mais aussi la pensée, sont des
espèces du mouvement [51] . Les Lois le soulignent pour insister
sur la nature du principe des dix espèces entre lesquelles se
partagent tous les différents mouvements, l’âme (895 b 3-4).
C’est cette primauté cosmologique qu’il faut donc rappeler
contre les physiologues « athées » à la faveur d’une défense de
la primauté de la divinité. La boucle est ainsi bouclée, puisque
la leçon cosmo(théo)logique (le monde est intelligemment
ordonné) retrouve la leçon cognitive (ou épistémologique : le
monde peut être connu par l’intellect). C’est en s’ordonnant à la
pensée (au mouvement circulaire) de l’intellect du monde que
la constitution politique peut prétendre à l’excellence. C’est
pourquoi elle doit être disposée et organisée selon la meilleure
espèce de mouvement (circulaire), et réaliser elle-même cette
ressemblance au divin (l’homoíōsis [52] ) à laquelle
l’Alcibiade appelait l’homme [53] . Et c’est pourquoi aussi une
dignité éminemment politique est réservée à l’astronomie, c’est-
à-dire au savoir qui, comme le suggérait déjà la République [54] ,
permet d’associer la connaissance humaine (dans ce qu’elle a
de plus élevé sous sa forme hypothétique et discursive), le
gouvernement de la cité et l’ordre du monde. C’est via l’ordre
astronomique que la démiurgie politique peut se rendre
semblable à la démiurgie cosmique. Ce qui suppose, comme
Platon le signale au moins de manière programmatique depuis
le Gorgias [55] , que la technique politique ait pour savoir
spécifique une connaissance de la nature (du monde).
Mais la fiction politique qui constitue la cité a toutefois cette
spécificité qu’elle est une connaissance susceptible d’œuvrer et
de produire, d’intervenir sur le cours de la génération de son
objet ; la politique est une technique. C’est pourquoi finalement
son statut n’est pas identique à celui de la cosmologie qui lui
sert de préalable ou d’auxiliaire plutôt que de simple modèle.
Après tout, comme le disait Critias en préambule à son récit
inachevé : « Il est plus facile de parler des dieux aux hommes
que de parler des mortels à nous-mêmes qui sommes mortels.
Car, lorsqu’il s’agit des dieux, l’ignorance et l’incapacité
complètes des auditeurs à vérifier l’exactitude de nos récits
rendent la tâche grandement aisée à qui va leur en parler »
(Critias, 107 a 7 - b 1). Les Lois ajoutent que, si la cité qu’elles
forgent est bien une fiction, elle est néanmoins destinée à un
usage politique, c’est-à-dire à un processus de transformation
sensible de la réalité [56] . On comprend finalement que la
cosmologie est un savoir bien plus approximatif que ne l’est
celui de la politique, puisque le premier peut se contenter d’une
représentation vraisemblable là où le second doit donner une
connaissance suffisante de son objet pour en permettre la
transformation. La cité doit être connue en vérité, pour être
réellement transformée. Cette exigence philosophique, dont on
a vu que tous les dialogues la répétaient, devient dans les Lois
le principe même du gouvernement. Car par l’intermédiaire de
son conseil nocturne, c’est désormais la cité elle-même qui va
être le sujet de sa propre transformation. Si la cité entend elle-
même accomplir la fonction du gouvernement savant, il faut
qu’en elle un intellect se manifeste et gouverne. Il faut que
quelque chose en elle pense. C’est bien sûr la raison d’être du
conseil nocturne, « l’intellect qui gouverne » (XII, 961 e), que
d’orienter le vivant tout entier qui, sans cet organe, serait
dépourvu aussi bien d’intelligence que de sensation (962 c) [57] .
Mais pourquoi l’intellect arrive-t-il si tard, comme à la fin de
l’ouvrage [58] ?
Que n’intervient-il pas plus tôt, comme c’est le cas dans
l’explication cosmologique ou même dans la genèse de
l’individu humain, lorsqu’il met fin à une période initiale de
troubles en imposant des mouvements réguliers à son
matériau ? La raison en est que l’intellect, c’est-à-dire la
fonction la plus élevée de l’âme, ne peut s’exercer, comme chez
un individu humain, qu’à la condition qu’un certain ordre
existe déjà, que l’âme ne soit plus emportée dans les troubles
d’une agitation corporelle (comme c’est le cas durant la petite
enfance d’un être humain, où il lui faut beaucoup de temps
pour maîtriser les mouvements du corps [59] ). Il faut donc que le
corps et l’âme du vivant soient enchaînés de telle sorte que la
seconde enveloppe les mouvements du premier ; alors, et alors
seulement, l’âme pourra exercer sa fonction intellectuelle. On
aura compris que le conseil nocturne ne peut siéger qu’une fois
la cité organisée de manière à ce que la double fonction de
l’âme s’exerce : la connaissance et le mouvement [60] . Le conseil
siégera donc lorsque la cité tournera sur elle-même avec la
régularité que lui auront donnée les lois ; une régularité qui
aura pour corrélat l’éducation des citoyens et l’explication, en
« toute clarté » (964 c), du but poursuivi par la législation. Un
travail de persuasion (c’est le rôle des préambules placés avant
les lois que de l’accomplir) et d’explication, une pédagogie, est
donc indispensable. À cette condition, certains gardiens des lois
pourront enfin diriger et conseiller la cité en lui permettant
d’atteindre à la vertu entière.
Dotée de cet intellect, la cité retrouve alors le principe
organisateur qui a mis en ordre tout ce qui existe sous le ciel
(967 b). On ne s’étonnera pas de découvrir qu’elle est devenue
dans les Lois le sujet actif de sa propre transformation, sujet de
la connaissance (elle a une âme et un intellect) et sujet de son
propre mouvement (immobile, elle tourne sur elle-même). Se
connaissant elle-même et se maîtrisant, elle réalise ce que les
dialogues exigeaient de l’homme pour qu’il soit à la hauteur de
sa nature. La cité use de son intellect pour connaître le principe
intelligent de l’ordre du monde dont elle se sert comme norme
de sa propre conduite : elle est philosophe.
Plutôt que de désigner les affaires humaines comme ces choses,
ces personnes, ces objets, ces activités qui se tiennent dans les
limites instituées de la cité, Platon choisit de les rassembler et
de les ordonner dans un même ensemble (sústēma). De ce
système, les Lois décrivent l’ordre et les conditions. Aussi, loin
que de marquer un pas en arrière, un retour défait ou ennuyé
aux contraintes « réelles », le dernier texte de Platon montre
une ambition politique et philosophique proprement
fondatrice : étendre le pouvoir philosophiquement conçu à tous
les objets de la cité, à toutes les affaires humaines. D’un point de
vue épistémologique, l’ambition de la science politique n’a donc
cessé de croître depuis le Politique pour atteindre dans les Lois
non pas un système des connaissances, mais un système de la
réalité. Si ce système se déploie sous la forme d’une politeía,
c’est que la cité est le seul domaine et finalement le seul sujet de
l’excellence humaine. Et c’est parce que cette excellence est une
connaissance de ce qui est, que la cité suppose une enquête sur
la nature que doit conduire celui qui connaît les choses telles
qu’elles sont, le philosophe. La cité n’est pas un état de fait
naturel, elle n’est ni troupeau ni même une famille ; elle est
l’ordre « constitutionnel » d’une recherche intelligente de ce qui
convient à des êtres vivant ensemble une même vie commune.
Le projet platonicien d’un système de la philosophie, c’est-à-dire
d’une réalité intelligible et d’une rationalité unique, a choisi de
ne pas se réaliser en poursuivant le projet d’une trilogie (Timée,
Critias, Hermocrate) qui aurait séparé en discours ou en récits
distincts le monde, l’homme et la cité, mais il a préféré y
parvenir au moyen d’une unique description de la cité comme
le seul lieu des vérités, c’est-à-dire aussi comme la fin de la
doctrine philosophique. Les Lois sont la première philosophie
systématique de la cité.
Notes du chapitre
[1] ↑ Les exceptions existent, parmi lesquelles on trouve la lecture suivie que
Marcel Piérart a donné du dialogue (Platon et la cité grecque. Théorie et réalité dans la
Constitution des Lois, Paris, Belles Lettres, 2008 par la seconde édition). Voir
désormais L. Brisson et J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, Paris, PUF, 2007, chap. I.
[2] ↑ C’est pourtant à l’aspect juridique ou au chapitre pénal que se sont consacrés
les principaux commentaires des Lois. Parmi les publications contemporaines, la
plupart des études d’intérêt relèvent de l’histoire du droit et s’efforcent d’expliquer
les choix de Platon en les comparant au droit des cités grecques (les emprunts de
Platon s’avèrent athéniens, pour l’essentiel). Trois textes se distinguent dans cette
littérature critique : la longue introduction de L. Gernet à l’édition des Lois de la
collection des universités de France (Les Belles Lettres, 1951, premier volume, p.
XCIV-CCVI) ; le commentaire de G. R. Morrow, Plato’s Cretan City. A Historical
Interpretation of the Laws, Princeton, Princeton University Press, 1960 ; et l’exposé
plus précis de T. J. Saunders, Plato’s Penal Code. Tradition, Controversy, and Reform in
Greek Penology, Oxford, Clarendon Press, 1991.
[3] ↑ Je fais allusion ici aux hypothèses de G. E. L. Owen (« The place of the Timaeus
in Plato’s Dialogues » (1953), dans Studies in Plato’s Metaphysics, Londres, Routledge
& Kegan, 1965, p. 313-338, dont les hypothèses sont pourtant réfutées par H. Cherniss,
dans le même volume p. 339-378), mais qui trouvent encore le moyen d’éveiller la
curiosité de certains interprètes.
[4] ↑ Elle a sans doute une origine moderne et on la trouve déjà chez Marsile Ficin
comme le rappelle A. Neschke-Hentschke dans Platonisme politique et théorie du droit
naturel, premier volume, Louvain, Bibliothèque philosophique de Louvain, 1995,
préface. A. Neschke-Hentschke est, parmi les commentateurs contemporains, celle
qui a contesté le plus vigoureusement l’hypothèse d’une « déception » philosophique
et politique du vieux Platon. Elle considère au contraire et avec raison que « les Lois
se laissent caractériser comme l’expression la plus caractéristique du philosopher
platonicien ; elles sont le témoignage d’une pensée et d’une vie conséquentes avec
elles-mêmes, et dominées par un motif fondamental : connaître le bien et le réaliser »
(Politik und Philosophie bei Plato und Aristoteles. Die Stellung der “Nomoi” im
platonischen Gesamtwerk und die politische Theorie des Aristoteles, Francfort-sur-
Main, V. Klostermann, 1971, p. 324 ; dans le même sens, voyez la cinquième leçon du
Platonisme politique déjà cité, p. 137-164).
[5] ↑ C’est le « second parti » qu’évoque le Politique,297 c-d, en expliquant qu’en
l’absence de la constitution la meilleure, le respect des lois de la constitution en
vigueur s’impose. Voir supra, p. 146-149.
[6] ↑ 325 c ; les lecteurs qui tiennent cette lettre pour authentique devraient prendre
garde à ce que dit son auteur, qui évoque certes des échecs mais aucun renoncement,
et qui rappelle toujours l’objectif d’excellence auquel il entend soumettre les choses
politiques.
[7] ↑ Ce diagnostic, le plus communément partagé, est le fait de G. Klosko, Plato’s
Political Theory, New York et Londres, Methuen, 1986, p. 198-199. Pour un exposé
analogue de l’ « échec final » de Platon, voyez déjà l’introduction de M. Piérart à son
commentaire des Lois, Platon et la cité grecque. Théorie et réalité dans la Constitution
des « Lois », éd. citée, p. VII-VIII.
[8] ↑ Ainsi T. J. Saunders a-t-il exposé dans le détail la cohérence et l’originalité du
matériau pénal (Plato’s Penal Code, éd. citée) ; et ainsi encore G. Naddaf a-t-il montré
comment les Lois constituaient l’aboutissement de la recherche platonicienne sur la
nature (L’origine et l’évolution du concept grec de Phusis, éd. citée).
[9] ↑ Voir, en ce sens, la présentation de C. Bobonich, « Persuasion, compulsion and
freedom in Plato’s Laws », Classical Quarterly, 41, 1991, p. 365-388.
[10] ↑ La connaissance qui prend ce vivant pour objet est une « physiologie
politique » ; s’agissant du Critias, je donne une explication de ce statut zoologique de
la cité dans Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et
Critias, éd. citée, p. 282 sq.
[11] ↑ Aristote qui les critique successivement (Politique, II, 2 à 6) ne les distingue
d’ailleurs pas plus sous l’aspect du genre littéraire (il s’agit de deux écrits sur la
constitution) que sous celui de l’argument (il y a davantage de lois dans les Lois, dit
Aristote, mais finalement la constitution est la même).
[12] ↑ Lois, III, 702 d 1-2 et e 1-2, puis V, 736 b 5-6, qui font écho au même usage de la
même formule en République, II, 369 a 6-8 et c 9, puis 376 e 1.
[13] ↑ L’Athénien, qui dirige l’entretien des Lois, insiste sur le caractère inhabituel
de cette définition de la législation ; I, 630 d.
[14] ↑ On peut donc admettre que le Critias est volontairement inachevé,
abandonné par Platon au profit de la rédaction des Lois qui reprennent et achèvent
le programme défini au début du Timée. C’est du moins l’hypothèse que je défends en
concluant Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et
Critias, éd. citée.
[15] ↑ Voyez la remarque de IV, 714 b (« nous avons parcouru à l’instant tous les
types de constitutions dont on parle communément »), qui rappelle que cette longue
enquête constitue une typologie constitutionnelle.
[16] ↑ Le jeu de mot figure en IV, 714 a et XII, 957 c.
[17] ↑ C. Bobonich traite du premier aspect de la question (la persuasion
rationnelle) dans l’ensemble de l’article déjà cité, dans lequel il défend une
conception et un usage rhétoriques de la loi. Quant au second aspect (la justice
distributive), il est l’objet du Platonisme politique et théorie du droit naturel d’A.
Neschke (voyez surtout la cinquième leçon et la conclusion d’ensemble). On devrait
pouvoir penser conjointement ces deux aspects.
[18] ↑ Voir VII, 534 e - 537 d ; le travail de sélection (de distribution) est décrit en des
termes qui servent à définir la fonction de la loi dans les Lois.
[19] ↑ Mettre en ordre la cité, l’organiser, c’est mettre en ordre les lois, IV, 712 b.
[20] ↑ Législation et politique sont tenus pour synonymes, en II, 657 a, ou encore en
V, 742 d-e. Une telle synonymie apparaît déjà d’une certaine manière dans la
République, VI, 502 b-d. Voir supra, les précisions des p. 140-142.
[21] ↑ Il faut de nouveau insister sur le fait que les noms ou les titres des
personnages politiques dont les dialogues platoniciens définissent la compétence ne
reçoivent jamais leur nom et leur titre que d’après leurs fonctions. Platon définit des
fonctions et des compétences, non pas des qualités anthropologiques ou des mœurs
individuelles. Si des rois doivent devenir aussi philosophes (ou l’inverse), c’est parce
que la fonction gouvernementale exige un sujet savant ; si le politique est l’artisan
qui enveloppe la cité dans un même tissu, c’est parce que la (technique) politique doit
consister en la production d’un tel tissu. Platon, à la différence de ses successeurs ne
se pose jamais la question de savoir qui peut ou doit gouverner la cité, mais toujours
et seulement celle de savoir ce qui doit être fait pour elle.
[22] ↑ Le texte suit la traduction E. Des Places, modifiée (notamment en 739 e 4-5 où
L. Brisson et moi n’avons pas retenu la conjecture d’O. Apelt, en lisant kaì hē mía
deutérōs).
[23] ↑ Ils lisent alors « de second rang pour la valeur », ce qui sert évidemment
l’idée selon laquelle les Lois témoigneraient du renoncement de leur auteur à la
perfection gouvernementale au profit d’un pis-aller (la législation).
[24] ↑ Qui voit là l’expression d’une obsession fâcheuse de la doctrine politique
platonicienne (Politique, II, 2).
[25] ↑ Et la loi n’existe alors pas en l’absence du gouvernant savant.
[26] ↑ Sur les « types » constitutionnels dont l’Athènes archaïque et l’Atlantide sont
les représentations, voir J.-F. Pradeau, Le monde de la politique. Sur le récit atlante de
Platon, Timée (17-27) et Critias, éd. citée, p. 274-281.
[27] ↑ Pour en comprendre le détail et voir comment la cité platonicienne emprunte
à Athènes pour mieux s’en distinguer, voir le commentaire de G. R. Morrow, Plato’s
Cretan City, éd. citée, ou bien l’introduction de L. Gernet, dans l’édition des Belles
Lettres, p. XCV-CCVI et enfin L. Brisson et J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, éd. citée,
chap. VI et VII.
[28] ↑ La chose est acquise depuis le Critias qui décrit les cités comme des êtres
vivants ; dans les Lois, voir notamment I, 636 e, puis III, 701 c - 702 a.
[29] ↑ Voici un véritable point de rupture avec la République : il n’y a plus de classe
guerrière séparée dans la cité. Que la fonction guerrière soit partagée par tous, que la
ville soit elle-même et tout entière un rempart (VI, 779 b), satisfait d’ailleurs mieux
aux exigences d’unité de la cité.
[30] ↑ Les citoyens n’ont droit qu’à une monnaie qui, réservée aux échanges, n’a
aucune valeur hors de la cité. Sur ce point, on rappellera que la République se
contentait d’interdire l’or et l’argent aux seuls gardiens ; les Lois mettent
définitivement fin à la possibilité même de l’enrichissement pour toute la population.
J’ai consacré à l’ « économie » des Lois une étude d’ensemble : « Sur les “lots” de la
cité des Lois. Remarques sur l’institution des », Cahiers Glotz, XI, 2000, p. 25-36.
[31] ↑ Aucun des citoyens propriétaires de l’un des 5 040 foyers ne peut
commercer ; le commerce est une activité servile qu’on réservera à un métèque ou à
un étranger (dont le temps de séjour sur le territoire de la cité sera toujours limité), et
dont les profits (la différence recette/dépense) seront préalablement fixés par les
gardiens des lois (XI, 919 d - 920 c).
[32] ↑ Comme le montrent de façon très stricte les lois relatives au testament et, en
règle générale, à tous les transferts de propriété au sein de la famille (dans les cas de
divorce ou de tutorat, par exemple). C’est là l’un des chapitres les plus longs et les
plus précis de la législation platonicienne, dont l’enjeu est limpide : la conservation
des 5 040 foyers (leur transmission) ne doit tolérer aucun défaut. Comme le dit
l’Athénien : « Ni vous ni ces biens dont vous parlez ne vous appartenez ; eux et vous,
vous appartenez à toute votre race, celle d’hier comme celle de demain, ou plutôt
c’est à la cité qu’appartient toute votre race et toute votre fortune » (XI, 923 a 6 - b 2 ;
voyez l’ensemble du développement XI, 922 a-930 e).
[33] ↑ Voir VI, 772-785, puis XI, 929 e - 930 e.
[34] ↑ On est évidemment loin des pratiques en vigueur à Athènes où, par exemple,
un citoyen était libre de se marier ou non, et où il pouvait pratiquer un culte privé au
sein d’une confrérie, ce qui est interdit dans la cité des Lois qui ne tolère qu’une
religion publique dont le véritable objet est la cité (X, 909 d - 910 d).
[35] ↑ Comme le dénonce d’ailleurs Aristote, qui trouve absurde qu’on choisisse de
limiter le patrimoine plutôt que la population. Sur la critique aristotélicienne des
Lois, voyez les importantes remarques de R. Bodéüs, « Pourquoi Platon a-t-il composé
les Lois ? », Les études classiques, 53, 1985, p. 367-372.
[36] ↑ Le rôle des assemblées, notamment celle des premiers 360 élus, reste défini
très allusivement. Pour débrouiller un peu le détail des magistratures et le rôle des
conseils, voyez la présentation rapide et claire de l’introduction de L. Gernet et
désormais, L. Brisson, J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, éd. citée, chap. VII, p. 125-129.
[37] ↑ Mieux vaudrait toutefois parler du « collège de veille », comme l’a montré L.
Brisson dans l’étude qu’il consacre à cette institution : « Le Collège de Veille
(nukterinòs súllogos) », dansF. L. Lisi (éd.), Plato’s Laws and its Historical Significance.
Selected Papers of the Ist International Congress of Ancient Thought. Salamanca, 1998,
Sankt Augustin, Academia, 2001, p. 161-177.
[38] ↑ Platon prend la peine de souligner, c’est une intervention de l’un de ses
auteurs dans l’œuvre que réalise l’entretien, que l’un des interlocuteurs, Clinias,
deviendra l’un des « Gardiens des lois » (VI, 753 a).
[39] ↑ Voir encore VI, 768 c-e, où l’Athénien explique que la législation est une
œuvre perfectible.
[40] ↑ Parmi les magistratures des Lois, Platon invente une fonction surprenante,
celle d’une sorte de ministre de l’Éducation féminine et masculine, responsable des
écoles et des enseignements, dont il dit qu’elle est « de beaucoup la charge la plus
importante parmi les charges de la cité » (VI, 765 e ; voir 764 c-766 d).
[41] ↑ Pour Platon, l’âme est le terme, le sujet de la sensation. Celle-ci ne peut avoir
lieu que si les informations sensorielles parviennent à l’âme ; sur le sujet, voyez les
explications du Timée, 61 c - 69 a. La troisième et dernière espèce ou fonction de
l’âme est celle qui, vigoureuse, leur sert d’intermédiaire (pour que la raison puisse
contraindre les désirs). Sur la question de l’âme dans les Lois, on peut se reporter à T.
J. Saunders, « The structure of the Soul and the State in Plato’s Laws », Eranos, 60,
1962, p. 37-55.
[42] ↑ Le territoire doit être simplement assez grand pour qu’on y trouve de quoi
nourrir toute la cité.
[43] ↑ Sur le sujet, voir P. Vidal-Naquet, « Étude d’une ambiguïté : les artisans dans
la cité platonicienne », reprise dans Le chasseur noir, Paris, La Découverte, 1991, p.
289-316, puis L. Brisson, J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, éd. citée, chap. IV, p. 54-67
(et les schémas des p. 62-64).
Alcibiade 133 d 21
Apologie de Socrate 24 b 9 17
Apologie de Socrate 26 b 5 21
Apologie de Socrate 31 e - 32 a 18
Criton 51 b 9 - c 1 1
Euthydème 292 c 1 56
Euthydème 292 d 6 56
Gorgias 458-459 b 59
Gorgias 473 e 7 17
Gorgias 502 a 50
Gorgias 515 e 21
Gorgias 520 e 55
Lachès 190 c 8 53
Lachès 190 d 3 53
Lachès 194 d 9 53
Ménexène 236 b 1 42
Ménexène 236 e 6 28
Ménexène 237 b 6 27
Ménexène 240 a 31
Ménexène 240 e 7 35
Ménexène 241 a 1 35
Ménexène 241 a 6 35
Ménexène 241 d 5 36
Ménexène 242 b 7 38
Ménexène 242 c 3 34
Ménexène 242 e 1 37
Ménexène 242 e 2 36
Ménexène 243 a 2 38
Ménexène 243 b 1 40
Ménexène 243 b 7 36
Ménexène 243 c 6 38
Ménexène 243 e 3 37
Ménexène 244 a 7 38
Ménexène 244 b 7 43
Ménexène 245 d 6 - e 1 37
Ménon 92 e - 93 c 59
Phédon 99 d 144
Philèbe 19 c 144
Philèbe 25 d 180
Politique 278 b 62
Politique 292 c 1 et d 6 56
République II 369 a 93
République II 369 c 69
République II 370-374 70
République II 372 d 72
République II 372 e - 373 c 70
République II 372-374 89
République IV 420 c 2 - e 1 81
République IV 444 a 69
République V 449 d 68
République V 473 d 67
République V 476-480 78
République VI 493 d 3 92
République VI 496 c 3 92
République VI 498 b 8 92
République VI 501 a 9 - c 6 94
Timée 31 b - 32 c 221
Timée 33 b 179
Timée 42 e - 44 b 227
Timée 61 c - 69 a 216
Timée 88 b 6 - c 1 177
Aristophane 73
Aristote 8, 18, 20, 29, 51, 79, 83, 96, 152,
193, 203, 209, 218
Aristote, Politique, II 2
Athéna 182
Calliclès 21
Datis 31-32
Denys d’Halicarnasse 26
Hypéride 24
Lysias 26
Nicias 53
Philippe de Macédoine 7
Proclus 164
Thésée 26
Thrasymaque 100
Xénophon 18
caractère, mœurs 11, 15, 43-45, 51, 54, 56, 65, 91,
93-94, 105, 110, 123-127, 130,
132-134, 136, 138-139, 142, 149,
153-158, 182, 194, 200-201, 213
désir 88
oligarchie 10, 22
stásis, discorde, dissension 10, 23, 37, 39, 45-46, 51, 82, 85,
126
vertu (aretḗ) 19, 24, 28, 44, 46, 50, 53-54, 56,
58-59, 74-75, 86, 90, 117, 124,
144, 156
182, 193, 196, 198, 202, 212, 214-215, 228.