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Jean-François Pradeau

Platon et la cité

2010
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130641070
ISBN papier : 9782130575863
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intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
La pensée politique de Platon est une réflexion sur l’excellence
de la vie commune. Les dialogues platoniciens poursuivent,
chacun à sa façon, une enquête sur les conditions de l’unité,
c’est-à-dire aussi de l’intérêt et du bonheur, de la cité où les
hommes vivent une vie commune. La définition de la cité peut
être tenue pour le premier objet de cette enquête dans la
mesure où la philosophie, qui doit son existence à celle de la
cité, cherche avec Platon, et pour la première fois, à exposer et
à expliquer la nature de la communauté politique, de son
institution et de son devenir, en la désignant comme une réalité
particulière — distincte du monde où elle apparaît, mais aussi
des hommes qui y vivent — dotée d’une vie propre.
L’étude examine, parmi les textes platoniciens, ceux qui
montrent le mieux comment le philosophe fait de l’unité de la
cité la fin de la politique, puis de la recherche de cette unité la
fin de la philosophie. Du modèle psychologique (la cité est
comme une grande âme, comme un grand individu) à la
définition physiologique (la cité est un être vivant), on peut
ainsi parcourir l’œuvre entière de Platon et la comprendre
comme une philosophie politique.
Table des matières
Avertissement

Introduction

Socrate : « Je ne suis pas un politique »


Socrate contre sa cité
Le naufrage de l’Empire maritime athénien : le Ménexène
La compétence politique

La psychologie politique de la République


La grande âme de la cité
Servir la cité
La science (et la) politique

Produire la cité
Les conditions d’une technique politique
L’objet de la politique
La démiurgie politique
La loi de la cité
Le Politique et les Lois : la loi forge les mœurs

La vie de la cité
Le monde de la cité
Le vivant politique

La cité, monde de la politique


Les lois de la constitution
La constitution de la cité
L’ordre du monde

Conclusion

Index
Index des passages platoniciens cités
Index des noms propres des auteurs, lieux et personnages
anciens
Index des notions

Bibliographie
Avertissement

L es traductions des dialogues platoniciens citées dans cette


étude sont le plus souvent celles qui ont paru, depuis vingt
ans, aux Éditions Flammarion (coll. «  GF  »). L’ensemble des
références éditoriales figure dans la Bibliographie, en fin de
volume.
Le grec ancien est cité sous une forme translitérée, de telle sorte
que l’essentiel de l’accentuation de la langue originale en soit
conservé.
L’ambition de mon ouvrage est de montrer sur quoi repose la
cohérence de la doctrine politique platonicienne, mais aussi
d’introduire aux principaux textes dans lesquels cette doctrine
s’expose. C’est la raison pour laquelle on trouvera, dans chaque
chapitre, des indications plus ou moins détaillées sur le plan
des dialogues alors présentés.
Une première version de l’ouvrage, plus courte, avait été
publiée, en 1997, aux PUF, dans la collection « Philosophies ». Je
l’ai revue, corrigée et augmentée pour l’occasion.
Introduction

« Sans unité, il est impossible d’être plusieurs. »


Parménide, 166 b 1-2.

À la naissance de Platon, en 428 avant notre ère, Athènes est


en guerre contre les Spartiates et leurs alliés depuis trois
ans, elle compte encore les morts d’une terrible épidémie de
peste qui a emporté plus du quart de sa population en 430-429.
L’année de sa mort, en 347, alors que l’Empire athénien n’est
plus qu’un lointain souvenir, le roi Philippe de Macédoine est
officiellement admis dans le concert des puissances grecques
dont il sera bientôt le maître. Platon ne s’est pas attaché à la
description et à l’analyse de ce crépuscule de la démocratie
athénienne  ; il a tenté plutôt de le hâter. À cet effet, il n’a
emprunté aucune des deux voies qui étaient offertes à un
honnête homme athénien éduqué et hostile à la démocratie,
celle de l’engagement idéologique conservateur et celle de la
critique constitutionnelle savante, mais il leur a préféré celle de
la philosophie et de la pensée politique.
L’origine noble du philosophe, issu de l’une des familles
athéniennes les plus puissantes, lui réservait une place de choix
dans le chœur des aristocrates ennemis de la démocratie. Il l’a
refusée, tout comme il semble avoir toujours renoncé à
défendre le moindre groupe d’intérêts dans sa cité. d’exercice
du pouvoir ou du Platon ne s’est par ailleurs pas livré à
l’examen des conditions fonctionnement des institutions afin de
les réformer ou de leur chercher une alternative. Ce travail
d’enquête et d’observation avait sans doute lieu dans l’école
que Platon avait ouverte à Athènes aux alentours de 387,
l’Académie, dont la vocation était en partie politique car on y
formait les élèves aux affaires de la cité [1] . Mais l’examen des
différentes constitutions politiques existantes dans la
perspective de leur réforme ou de leur panachage est étranger
aux dialogues platoniciens (sous la forme où on le trouvera en
revanche chez l’un de ses élèves, Aristote). Avant de faire aux
gouvernants ou aux institutions des cités passées ou présentes
le reproche de leurs défauts ou de leur nullité, avant de
dénoncer telle sorte de règle civique ou telle forme de
délibération publique, le philosophe développe une critique
originale, dont le projet est de substituer à toutes les formes
d’organisation politique connues une perfection réfléchie, une
pensée de la cité.
L’hypothèse platonicienne, fondatrice de ce que l’on appelle la
«  philosophie politique » [2] , est celle de la pertinence politique
d’une recherche théorique, d’une spéculation dont l’objet n’est
pas l’actualité ou l’histoire des pouvoirs, mais la nature de la vie
en commun, le mode d’être de la vie commune. Une politique
qui ne s’appuierait pas sur une telle recherche et sur une telle
mise au point serait vaine. Si l’on ne sait pas ce qu’est une vie
commune, si l’on ignore son origine, ses conditions et ses fins, la
vie de la cité reste celle des conflits et de la lutte pour le
pouvoir, et la politique n’est que le nom des moyens mis à son
service  : elle est une technique de domination. C’est ce que les
dialogues accusent lorsqu’ils parlent d’Athènes et du monde
grec. La critique philosophique met alors en cause, au nom
d’une définition de la cité et d’une certaine idée de son bien, au
nom donc de pensées, l’existence même des cités, grecques ou
autres. Elle met en cause ce qui était à l’époque le fondement
même de la représentation qu’avaient ses concitoyens de leur
appartenance à une même communauté, à une même cité unie
par les liens de la loi et de la langue. Platon dit de la démocratie
athénienne qu’elle n’est pas plus une cité que ses voisins aux
régimes oligarchiques ou monarchiques, que tous ces régimes
ne sont que des rassemblements qui, fondés quelquefois sur de
bonnes coutumes ou sur des lois raisonnables, restent des
rassemblements corrompus, incapables de réaliser ce qui est
pourtant leur fin à tous : une vie commune. Non pas une bonne,
une heureuse ou une belle vie commune, mais simplement un
mode de vie qui soit commun à tous les citoyens liés dans
l’unité d’une même cité.
La corruption, qui qualifie précisément le processus de
destruction d’un être vivant, est l’état dans lequel se trouvent
les contemporains de Platon ; celui-ci constate, brièvement, que
les hommes vivent mal dans des « cités » mal constituées et mal
gouvernées. Le mal n’est pas historique, comme le disent les
partisans réactionnaires de l’oligarchie qui dénoncent la
décadence morale d’Athènes depuis les victoires médiques (au
début du Ve siècle). Ce qui menace toutes les formes de
rassemblement humain, ce sont les conflits, les dissensions dont
la démocratie athénienne donne des exemples consternants,
elle qui va répétant le même mensonge : tous sont capables de
tout et chacun gouverne la cité. La propagande démocratique
(dont Platon montre bien qu’elle ne sert que quelques maîtres)
ou sa variante sophistique ne peuvent produire et diffuser que
des simulacres qui donnent aux factions, aux conflits des
citoyens et à la confusion des opinions l’apparence d’une cité,
d’un état de fait et d’une recherche de la vérité. La critique
politique platonicienne s’emploie au contraire à montrer qu’un
rassemblement d’hommes n’est pas forcément une cité, que la
dissension n’est pas un mode de vie commune normal et qu’une
opinion n’est pas une vérité. Une telle critique appelle bien sûr
une définition de la cité et des conditions de son unité, une
définition du mode de vie commune susceptible d’échapper à la
corruption conflictuelle, et une définition de la connaissance de
la vérité. On reconnaît là le programme de la République, qui
associe la recherche de la vérité à celle de la perfection
politique, mais il est aussi bien celui du Politique, du Critias et
des Lois, comme le montre notre étude. Cette dernière entend
insister avant tout sur le caractère inaugural du constat et des
exigences politiques de Platon, avant de montrer combien il les
a formulés avec une cohérence obstinée [3] .
Tous les dialogues platoniciens restent fidèles à cette hypothèse
selon laquelle la politique relève de la pensée. On peut à partir
d’elle restituer et comprendre les quatre principaux traits de la
doctrine politique de Platon. Celle-ci (1) possède d’abord une
situation, un contexte : la critique de la démocratie athénienne
comme affection corruptrice de l’individu humain (il y est
citoyen malheureux, être vivant malade et sujet de savoir
dépourvu ou ignorant). Cette situation donne lieu à (2) la
décision de subordonner la constitution du groupe humain à ce
qui en l’homme est le meilleur  : le savoir (l’âme qui intellige).
Platon décide ainsi de soumettre le gouvernement de la cité à la
connaissance de la vérité. Cette décision se soutient de (3) la
conviction grecque que le destin du savoir et celui de la vie
commune sont liés, qu’il ne peut y avoir de pensée sans une
certaine forme d’organisation politique, et qu’il n’y aura pas
non plus de politique bonne sans pensée véritable. L’hypothèse,
la décision et la conviction donnent lieu enfin à (4) une
conclusion sur la nature de la cité et la signification du terme
même de politique. Celui-ci, on le verra, n’est pas un terme
privilégié par les dialogues qui cultivent le flou sur cette activité
indistinctement nommée «  technique royale  », «  technique
politique  », «  science politique  », la qualifiant parfois
d’agissante, parfois de productrice, parfois encore de théorique.
Le lecteur ne parvient jamais nulle part en enquêtant sur le
statut de la politique chez Platon. Que celle-ci existe est vrai : il
y a une (technique ou science) politique qui, comme toute
technique, est un savoir. Mais seuls doivent compter l’objet qui
est le sien et la nature de ce savoir. L’objet de la politique est
l’unité de la cité  ; le savoir qui convient à cet objet est la
philosophie.
La cité une, celle dont les dialogues poursuivent l’élaboration,
existe et n’existe réellement que dans ces dialogues de Platon ;
elle est une réflexion, une pensée, un discours aussi (un lógos).
C’est à la pensée seule que Platon veut remettre le soin de
fonder et de gouverner la cité, en déclarant que le
gouvernement de la cité ne saurait être le résultat naturel d’une
sorte de regroupement animal, qu’il ne peut être encore le
résultat ou l’expression d’une opinion, fut-ce celle de la
majorité, et qu’il ne peut non plus être confondu avec un genre
particulier d’habileté (un savoir-faire gouvernemental). Platon
dit, contre Athènes, que la cité n’est pas un marché, qu’elle n’est
pas une armée et qu’elle n’est pas non plus un tribunal  : le
gouvernant ne peut donc se conduire comme un commerçant
(satisfaire certains intérêts), il ne peut pas être non plus un
militaire (incapable d’éduquer ceux qu’il dirige), et encore
moins un avocat (flatter des clients et mentir). Le gouvernant
ne peut se conduire qu’à la mesure de la pensée, de la réflexion
qu’exige la conception de la cité : il sera philosophe, car c’est le
nom qu’on réserve à l’homme capable de consacrer la
meilleure partie de lui-même (son âme) à la pensée de la vie
commune, celui dont la pensée œuvre à la véritable unité de la
cité. Les dialogues platoniciens donnent toujours au philosophe
cette même fonction (dont l’exercice seul fait qu’il est
philosophe)  : assumer, en tant que savant, la fonction
gouvernementale. Cette fonction doit être exercée afin de
donner vie à la cité, c’est-à-dire notamment d’obtenir que les
citoyens vivent ensemble, que leurs modes de vie, leurs savoirs
et leurs activités s’accordent en une même unité, qu’ils soient
compossibles. Ce qui est à élucider, c’est donc la nature de la
cité et la manière dont la philosophie doit la connaître pour
rendre possible l’institution politique d’un nouveau mode de
vie.
Traiter de la cité permet de rendre compte de la manière
particulière dont Platon intervient dans le domaine de la
pensée politique et de rassembler pour les exposer les
principaux thèmes de sa doctrine politique (sa représentation
du meilleur ou du plus souhaitable des régimes politiques, ses
«  classes  » de citoyens, leur mode de vie, les techniques et les
savoirs qui sont les leurs, la nature et l’exercice du pouvoir, le
statut des institutions et des lois). On verra alors comment la
cité s’impose peu à peu comme l’objet principal de cette
doctrine, l’objet de ses modifications les plus remarquables.
C’est sans doute parce que l’ensemble de l’œuvre de Platon
montre une cohérence thématique soutenue, dépourvue des
bouleversements dramatiques que l’on veut parfois y lire, que
la modification ou l’apparition, d’un groupe de dialogues à un
autre, de nouvelles méthodes de recherche ou de nouveaux
objets, se signale avec d’autant plus d’importance. Tout comme
la question décisive des « Formes intelligibles » appartient déjà
aux premiers dialogues, qui n’en traitent évidemment que de
manière aporétique, expectative ou lacunaire si on les compare
aux exposés plus aboutis du Phédon, du Parménide ou du Timée,
celle de la cité peut être désignée à son tour comme l’objet
d’une préoccupation croissante dans l’ensemble de l’œuvre.
Notre intention est de montrer que la critique politique de
Platon, telle qu’on vient d’en évoquer l’aspect, ne s’élabore
comme doctrine politique qu’à partir du moment où elle se
donne l’objet cité comme la réponse et le projet d’enquête
adéquats aux questions et surtout à la critique qui occupaient
les « premiers dialogues » [4] .
C’est Platon lui-même qui fait de la cité le point de convergence
de la spéculation philosophique, de la polémique contre les
sophistes ou contre les idéologues démocrates et de la critique
des constitutions existantes. On le voit, il s’agit toujours du
même enjeu : Platon prend position dans le débat athénien afin
d’opposer le projet d’un gouvernement savant à la corruption
des mœurs et des esprits dont il est le contemporain, il dénonce
l’incapacité essentielle de la démocratie à favoriser la
transformation nécessaire des modes de vie et il définit la cité
comme cette réalité mixte vivante dans laquelle l’homme peut
atteindre la perfection dont il est capable. La cité relève alors,
indistinctement, d’une enquête spéculative (il faut connaître sa
nature), d’une critique historique et idéologique (il faut la
prémunir contre les corruptions, passées ou actuelles, dont elle
est susceptible) et d’une recherche normative (il faut la
construire, la disposer ou la gouverner selon certaines normes
et certaines fins). On en restituera ici les différents cours, en
suivant l’ordre présumé de rédaction des dialogues et en
insistant sur le fait que la cité n’est d’abord examinée par
Platon que par comparaison (ou analogie), ou bien par le détour
d’une comparaison. La doctrine politique en passe jusqu’au
Politique par cette médiation et poursuit avec elle l’élaboration
d’un discours duel dont les termes servent à la fois à définir la
cité et son comparant (la République évoque l’individu et la cité :
le discours politique est une « psychologie » ; le Politique évoque
le tissu et la cité  : il devient une «  technologie  »). Jusqu’au
moment où cette doctrine choisit de confondre l’unité de la cité,
qui est son souci premier et constant, et la vie de la cité (le
discours politique devient alors, accordé à la cosmologie, une
« zoologie » ou une « politogonie »).
Notes du chapitre
[1]  ↑  Dans une étude indispensable, M. Baltes rassemble et examine toutes les
informations dont nous disposons sur le compte de ce que fut l’Académie
platonicienne : « Plato’s School, the Academy », Hermathena, 155, 1993, p. 5-26.
[2] ↑  L’appellation «  philosophie politique  » mérite des guillemets, car l’hypothèse
d’un genre «  politique  » de la philosophie ne désigne que très mal la façon dont
Platon conjoint mais distingue la réflexion philosophique et la pensée politique.
[3] ↑  Je souscris à une obligation du scholarship britannique en précisant d’emblée
que ma lecture de Platon me situe résolument du côté des partisans d’une
interprétation unitarian de l’œuvre de Platon, et qu’elle me conduit à refuser
l’hypothèse que l’œuvre platonicienne comporterait des bouleversements ou des
ruptures chronologiques, au fur et à mesure de son «  développement  ». Le plan de
mon étude ne suit donc que par commodité celui de la «  chronologie  » la plus
communément admise des dialogues platoniciens (pour le détail, voir la note
suivante). Comme on le vérifiera, cette disposition chronologique ne menace en rien
la cohérence de la doctrine politique platonicienne.
[4]  ↑  Si toutes les hypothèses chronologiques sont donc à tout le moins sujettes à
caution, les historiens du platonisme s’accordent en général pour dater la rédaction
des dialogues selon quatre groupes  : Platon (428-347 av. J.-C.) aurait rédigé d’abord,
dans les années 399-390, ceux que l’on désigne comme les « premiers » dialogues, les
deux Hippias, l’Alcibiade (si l’on admet, comme c’est mon cas, son authenticité ; voir
mon introduction à la traduction de Platon, Alcibiade, Paris, Flammarion, 2000², l’Ion,
le Lachès, le Charmide, l’Euthyphron, le Protagoras et le Lysis)  ; entre 390 et 385,
l’Apologie de Socrate, le Criton, le Cratyle, le Ménexène, le Ménon, l’Euthydème et le
Gorgias ; entre 385 et 370, autour de la République, le Phédon, le Phèdre et le Banquet ;
entre 370 et la mort de Platon enfin, le Théétète, le Parménide, le Sophiste, le Politique,
le Philèbe, le Timée, le Critias (inachevé) et les Lois auxquelles Platon travaillait peut-
être au moment de sa mort.
Socrate : « Je ne suis pas un
politique »

Socrate contre sa cité

L es premiers dialogues de Platon, ceux que l’on désigne


comme les dialogues « socratiques », ne traitent guère de la
question politique et ne font pas de la cité l’objet d’une enquête
spécifique. On ne peut expliquer ce silence en se contentant de
le justifier par les déclarations plutôt ambiguës, et finalement
très anecdotiques, que le personnage principal de ces dialogues,
Socrate, tient sur le compte de son propre engagement
politique. Lui qui affirme, lors de son procès : « Sachez-le bien,
Athéniens  : si, depuis longtemps, je m’étais adonné à la
politique, il y a longtemps que je serais mort  » (Apologie de
Socrate, 31 d 7-9 [1] ), dit encore dans la République que son
«  démon  » lui interdit de participer aux affaires de la cité (VI,
496 c 2-4). C’est une sorte de pétition de principe que le
personnage favori de Platon ne cesse de répéter, en affirmant
dans le même entretien qu’il n’est pas un politique et qu’il est le
plus avisé en la matière [2] .
Socrate l’Athénien, qui défendit par trois fois sa cité avec un
courage exemplaire, ne vote pas (il s’en dit incapable) et ne se
rend pas plus à l’assemblée, à l’Ecclesia, que dans les tribunaux.
S’il se tient à l’écart des affaires de la cité démocratique, des
procédures électives, délibératives ou judiciaires, c’est pour
mieux les dénoncer à l’intérieur des Murs athéniens qu’il ne
franchit qu’exceptionnellement, par la faute d’une guerre ou
attiré par un discours [3] . L’abstention du citoyen n’est ainsi que
le corrélat de la pédagogie ou de la polémique menées par le
philosophe qui, à défaut de voter, se déclare utile à sa cité,
dévoué au combat pour la justice (Apologie, 31 e - 32 a) et,
finalement, «  le seul [des Athéniens] qui cultive la véritable
technique politique et le seul qui mette aujourd’hui cette
technique en pratique » (Gorgias, 521 d 6-8). Les déclarations du
personnage Socrate sont sans doute péremptoires, mais elles
sont loin d’être contradictoires. C’est le point de vue et la
compétence d’un citoyen seul, unique en son genre politique,
qui sont mis en avant par leur auteur. La position de Socrate est
une position critique particulière, que l’on peut qualifier de
«  générique  », sinon de «  dogmatique  ». C’est au nom d’un
savoir et de normes étrangers aux affaires politiques telles que
la démocratie athénienne les dispose et les dirige que Socrate
s’interdit d’exercer ses fonctions de citoyens, et c’est en vertu de
la possession d’un tel savoir et de la connaissance de telles
normes qu’il s’autorise à critiquer sa cité. Cette critique est
générique et non spécifique, en ce sens qu’elle dénonce le
gouvernement et la vie de la cité au nom des normes du bien,
du vrai et du juste sans jamais spécifier la forme que devraient
prendre, dans la cité, ces normes du bien, du vrai et du juste,
sans jamais dire comment fonctionneraient une «  bonne  »
assemblée et une «  juste  » magistrature, ou ce que serait une
«  vraie  » constitution. On le voit, et c’est pour cette raison que
les déclarations socratiques sont toujours si ambiguës dans ces
premiers dialogues, les éléments et les critères de la critique
philosophique de la démocratie athénienne restent hétérogènes
à la réalité gouvernementale de la cité.
Que ce soit dans l’Apologie ou dans le Gorgias que l’on suppose
plus tardif, Socrate apparaît également attaché au sort de sa cité
et de ses concitoyens  ; de l’une et des autres il expose les
contradictions et les torts en des termes semblables, en
accusant toujours le défaut des conditions nécessaires à la
réalisation des normes pourtant indispensables à leur
excellence. C’est d’un défaut de vertu dont souffrent les
Athéniens. La cité corrompue qui s’abîme dans la démagogie et
la violence s’expose ainsi à l’injustice, à l’impiété, à l’ignorance
et à la malveillance. Et Socrate lui oppose comme son envers et
son remède une liste de vertus (d’excellences) dont les premiers
dialogues composent le catalogue [4] . À le parcourir, on pourrait
croire que la critique socratique est une critique morale de la
corruption politique. Il n’en est rien. Non seulement parce que
Platon ne distingue pas, comme le fera Aristote, l’éthique de la
politique (elles sont soumises aux mêmes normes et un individu
n’a pas une existence privée autonome, distincte de son
existence citoyenne), mais aussi et surtout parce que la critique
de Socrate reste une critique politique. Ce sont les institutions,
le mode d’exercice du pouvoir, le comportement des groupes de
citoyens et l’impéritie des dirigeants qu’elle accuse ou déplore.
Mais elle ne leur oppose jamais le moindre projet
constitutionnel, elle ne présuppose aucune forme spécifique
d’organisation politique susceptible d’être opposée, ou de se
substituer à la cité corrompue. Socrate ne conçoit alors pas plus
de juger la démocratie athénienne au nom de l’ascendant que
pourraient avoir sur elle les constitutions d’autres cités qu’il
n’envisage encore d’exposer le plan, le modèle théorique d’une
cité excellente. Jamais il ne condamne la démocratie
athénienne en vertu de la suprématie du régime oligarchique
de Sparte  ; Socrate ne partage jamais unanimement les
arguments du parti laconien (favorable à Sparte) contrairement
à ce que suppute Calliclès [5] . La cité n’est donc pas
véritablement l’objet d’une réflexion philosophique, la
recherche dialogique ne lui accorde pas le statut d’un objet
spécifique.
Cette absence dans l’ordre de la recherche théorique a pour
corrélat, mais non pour raison, l’incarnation allégorique de la
cité. Lorsque Socrate condamne Athènes, il l’évoque toujours
comme une personne dont il convient soit de réprouver la
moralité (inexistante ou corrompue), soit encore de regretter la
manière dont certains l’ont conduite (vers le pire). La cité
apparaît ainsi, dans les premiers dialogues, à la faveur d’une
personnification qui permet à Socrate d’en appeler à elle
comme à un père ou à une mère (notamment dans l’Apologie,
24 b 9 et 26 b 5, et dans le Criton, où l’on trouve la formule « la
cité, c’est-à-dire la patrie » (hē pólis kaì ḕ patrìs, 51 b 9 - c 1 [6] ), et
de dénoncer ceux qui ne lui rendent pas l’hommage et le
dévouement qui lui sont dus. Cet aspect allégorique du
patriotisme athénien n’est pas propre à Platon, on le retrouve
aussi bien chez les tragédiens que chez les orateurs et les
idéologues, qu’ils soient favorables ou hostiles à la démocratie.
Mais il prend une tournure inhabituelle dans cette perspective
critique où la personne d’Athènes est désormais malade et mal
servie ; la position qu’adopte Platon dans le débat politique s’en
trouve alors singularisée puisqu’il s’en prend précisément à ce
qui semblait faire l’unanimité au point que les différents
groupes d’intérêts de la société athénienne y trouvaient matière
à s’entendre  : la suprématie d’Athènes et son hégémonie
naturelle sur le reste du monde (grec). Les partisans de
l’oligarchie et les défenseurs de la démocratie s’accordaient
tous (cette entente ne prit réellement fin que dans les années
380-370) à défendre le nécessaire impérialisme d’Athènes, au
nom, indistinctement, de l’excellence de la cité et de ses
citoyens. Platon rompt le charme de ce consentement
idéologique en affirmant trois choses. D’abord, qu’il y a dans la
cité des conflits irréductibles, dont le plus visible est le conflit
d’intérêts entre les deux groupes les mieux constitués [7] , et que
l’existence de tels groupes (plus encore que la possibilité que
l’un d’eux accapare le gouvernement de la cité) est le signe d’un
état de dissension (stásis) irrémédiable. Ensuite, que la cité élue
et choisie par les dieux, l’Athènes héroïque, n’est plus celle dont
il est le contemporain ; la perfection, qui pourrait effectivement
justifier une hégémonie politique, n’est pas athénienne. Enfin,
contre cette idée que les Athéniens sont Athènes, les uns à la
mesure de la gloire de l’autre, que les Athéniens aujourd’hui
font tort à Athènes, lui nuisent et sont loin d’être à la hauteur
des héros d’autrefois. Si la critique platonicienne est
déroutante, c’est parce qu’elle est d’emblée dirigée contre
l’imaginaire politique commun dont le fonds était bien la
longue existence d’une puissante cité nommée Athènes
regroupant des citoyens d’exception. Non pas même une fiction,
dit Platon, mais un mensonge.

Le naufrage de l’Empire maritime


athénien : le Ménexène
Au mois d’octobre de chaque année de guerre, et cela sans
doute depuis les guerres médiques, Athènes rendait un
hommage public à ses soldats morts au combat. C’est à
l’occasion de ces funérailles civiques que l’oraison funèbre était
prononcée, devant les dépouilles. L’oraison funèbre était un
genre aux contraintes et aux motifs bien définis, qui devait à la
fois louer le courage des disparus, exhorter les survivants et les
consoler. Ce discours tripartite (éloge, exhortation et
consolation) ne se limitait pas à la seule célébration des
funérailles, mais il était l’occasion pour la cité, réunie devant
ceux qui étaient morts pour elle (et non pas en leur nom,
comme les héros), de consacrer sa propre valeur. L’oraison
funèbre, comme l’a montré N. Loraux, était une parole
politique, l’un des discours privilégiés par la démocratie
athénienne qui s’y représentait elle-même, distinguée depuis
l’origine des autres cités, vouée par la libre vertu de sa
bravoure à défendre tous les Grecs et d’autant plus puissante
qu’elle rassemblait un peuple d’exception, tout entier uni par la
naissance et par la loi [8] . Faisant l’éloge des morts, l’orateur
saluait ainsi les vivants, les uns et les autres réunis dans le
partage d’une même citoyenneté. Après bien des orateurs,
après Gorgias, après Thucydide (qui rapportait l’oraison
prononcée par Périclès à la fin de la première année de la
guerre du Péloponnèse), au même moment que Lysias, avant
Démosthène et Hypéride, Platon rédige donc à son tour une
oraison funèbre, pour les morts de la guerre de Corinthe. Mais
le philosophe, à la différence des orateurs ou de l’historien, n’a
pas cherché à louer la bravoure de la démocratie athénienne  ;
si le Ménexène est bien un discours politique, et peut-être même
funèbre, c’est parce qu’il est un pastiche pamphlétaire dirigé
contre la démocratie athénienne.
Rédigé peut-être après le Gorgias [9] , le Ménexène poursuit la
critique de la rhétorique qu’avait conduite ce dernier et
s’attache plus particulièrement à «  la sorte de persuasion que
produit la rhétorique devant les tribunaux et les autres
assemblées » (Gorgias, 454 e 7-8). C’est l’éloquence politique qui
est de nouveau dénoncée, l’usage démagogique du discours que
favorise la démocratie athénienne. De la flatterie et du
mensonge comme instruments de la technique
gouvernementale, le Gorgias faisait la critique éthique (le mode
de vie favorisé par la rhétorique est opposé au mode de vie
philosophique, puis condamné) et politique (les orateurs qui
gouvernent à Athènes n’ont jamais amélioré leurs
concitoyens)  ; mais Socrate n’y avait pas recours à l’histoire
athénienne. Du moins jamais afin d’établir ou de justifier l’un
de ses arguments critiques. Les événements historiques y
étaient ainsi négligés, au profit de l’examen des modes de vie
auxquels les hommes politiques entendent soumettre les
citoyens. Le Ménexène accuse le trait athénien et
antidémocratique de la critique du Gorgias en lui donnant pour
matériau historique les éléments les plus fameux du récit des
triomphes athéniens.
L’oraison funèbre que Socrate prononce devant Ménexène au
sortir du Conseil est consacrée à la louange des Athéniens morts
pendant la guerre de Corinthe (de l’année 395 à la paix de 386).
Comme l’exige le genre de l’epitáphios, l’orateur loue l’héroïsme
des combattants morts pour la cité en les associant à ceux qui
jadis furent leurs ancêtres. L’oraison fait ainsi l’histoire de la
valeur des héros athéniens, depuis les conflits légendaires
jusqu’au deuil récent qui lui a donné sa raison d’être. Si l’on
tient l’oraison attribuée à Lysias [10]  pour le modèle du genre, et
si l’on admet que le pastiche du Ménexène y souscrit [11] , on peut
reconnaître à cette glorieuse histoire athénienne un double
commencement  : celui, légendaire, de la victoire des ancêtres
contre les Amazones et du secours que Thésée porta à
Adraste [12]   ; puis, celui des guerres médiques [13] . Ce sont les
deux triomphes, identiques en ce sens, qui fondent et légitiment
l’hégémonie athénienne.
Athènes est ainsi consacrée comme un peuple autochtone [14] ,
les Athéniens comme ceux des hommes que la terre a enfantés
et nourris avant d’en faire les amis des dieux. Des Athéniens qui
vivent – depuis l’origine semble-t-il – sous le régime politique de
la communauté des intérêts et de la justice [15] . La propagande
démocratique trouve dans l’oraison funèbre une justification
historique de l’excellence athénienne. Avec cette particularité
donc que les légendes anciennes et les événements plus récents
livrent une seule et même leçon  : la démocratie est ce régime
excellent qui, depuis toujours, assure à Athènes le triomphe
contre les barbares et l’hégémonie sur les autres cités grecques
qui sans elle seraient orphelines et asservies. Le rappel des
guerres médiques et la chronologie des exploits athéniens
accomplis depuis ne doivent toutefois pas occulter l’aspect
discontinu de la relation historique. Comme le souligne N.
Loraux, les orateurs athéniens inscrivent «  l’histoire d’Athènes
dans un espace temporel beaucoup plus étendu que celui des
historiographes, ne se souciant même pas de remplir les
périodes vides à la manière des auteurs de chronologie, car la
pérennité du mérite athénien assure à elle-même la cohérence
du récit. Dans l’excursus historique de l’oraison funèbre, on ne
trouvera donc pas le déroulement d’une continuité, mais la
mise en scène répétitive et exemplaire d’une seule et même
aretè » [16] . Les oraisons funèbres se contentent effectivement de
relever des faits de bravoure au cours d’une chronologie
historique ou légendaire déjà connue de leur public, sans se
justifier par ailleurs des outils ou des procédures utilisés afin de
relater le passé. Leur souci n’est donc aucunement
historiographique, ni même historique, puisque les faits
rappelés doivent être toujours suffisamment connus pour que
les discours puissent se contenter d’y faire allusion. Les seuls
ajouts ou la seule précision qu’apportent alors les oraisons
consistent en l’emphase de la louange  ; ce que l’histoire
athénienne n’établit pas assez – l’excellence athénienne –
l’oraison entreprend de le figurer. Elle joue ainsi le rôle d’une
exhortation, et cherche à inviter les vivants «  à imiter la vertu
de ces hommes » (236 e 6). La chronologie des exploits guerriers
n’a donc qu’une importance relative, et le catalogue des exploits
s’efface devant la mise en scène rhétorique de l’excellence. À tel
point que Périclès peut prononcer une oraison sans jamais
recourir à l’histoire d’Athènes pour illustrer sa louange [17] .
Comme le fait encore remarquer N. Loraux, l’oraison funèbre
traite le passé sous la forme d’une litanie de morceaux choisis,
négligeant le travail d’enquête auquel se consacre
l’historiographie depuis le début du Ve siècle    ; son propos est
[18]

seulement de faire, à Athènes et à propos d’Athènes, l’éloge de


la démocratie. L’histoire est la source à laquelle les orateurs
puisent leurs exploits.
L’Oraison funèbre de Lysias et celle que Thucydide attribue à
Périclès sont l’objet du pastiche platonicien qui, sous l’aspect du
matériau légendaire et historique, s’en écarte sur plusieurs
points. Ces différences, qui donnent évidemment tout son sens
au pastiche, portent d’abord sur l’ampleur du matériau.
Inexistant chez Thucydide, il n’est pas dans le Ménexène de
même facture que chez Lysias  : les exploits légendaires n’y
occupent guère l’orateur Socrate qui néglige l’épisode des
Amazones et celui des Héraclides [19] . Platon ne semble donc
favoriser, hormis l’accent initial mis sur l’autochtonie, que la
seule chronologie historique dont les guerres médiques sont le
commencement. C’est l’ampleur de cette période récente qui
distingue ensuite le Ménexène du discours de Lysias, quand le
premier traite de la guerre du Péloponnèse, qui est victime
d’une omission bien compréhensible chez l’orateur démocrate.
Les autres différences, moins perceptibles, portent sur la leçon
politique que l’un et l’autre tirent des exploits passés. Afin de
les énumérer et de les apprécier, rappelons le plan du discours
de Socrate/Aspasie :

La chronologie de l’oraison platonicienne couvre une période


extrêmement vaste : de la seconde expédition de Darius contre
la Grèce (490 [20] ) à la paix d’Antalcidas (386 [21] ), c’est plus d’un
siècle d’exploits qui est rappelé et glorifié par Socrate. Le
commencement historique de l’oraison y est, comme dans les
autres oraisons, la bataille de Marathon [22]  ; on y trouve ensuite
tous les thèmes caractéristiques de l’oraison  : l’autochtonie,
l’éloge de la constitution, la gloire initiale et le parangon de
vaillance qu’incarnent les exploits contre le Roi, l’hégémonie
d’Athènes et son statut de champion dévoué à la liberté. La
disposition de ces thèmes est à son tour conforme à l’usage, qui
fait suivre l’éloge des morts d’une consolation des vivants.
Les figures de style disposées tout au long d’un plan savamment
composé (et fidèle à l’introduction), témoignent de la volonté
d’exploiter toutes les ressources du genre, de se plier à chacune
de ses contraintes formelles. C’est la condition du pastiche, qui
ne devient réellement une satire qu’à partir du moment où l’on
tient compte du traitement des exploits passés et des
conclusions qu’il inspire à l’orateur.
Comme on l’a signalé, le récit historique des exploits occupe
dans l’oraison platonicienne une place importante. Il y a là une
spécificité du Ménexène qui le distingue des autres oraisons.
Non seulement de celle de Thucydide qui ignore la chronologie,
mais aussi et encore de celle de Lysias. Les commentateurs du
Ménexène exposent la parenté des deux textes et soulignent
combien le dialogue de Platon s’inspire d’une oraison qui dut
être prononcée peu d’années avant la paix d’Antalcidas. Mais,
s’ils établissent bien la reprise des thèmes et de la composition,
ils négligent le fait que le matériau historique, le catalogue des
exploits, occupe moins l’oraison de Lysias et ne reçoit pas de sa
part l’attention précise que lui accorde Socrate. L’exemple
inaugural de Marathon le montre assez bien. Là où Lysias
rappelle que le roi de Perse «  envoya contre nous [les
Athéniens] une armée de cinq cent mille hommes  » (21), à
laquelle firent obstacle avant de l’emporter à Marathon les
seuls Athéniens, Platon conduit un récit historique autrement
plus précis (240 a 5 - 240 e 7). Il s’en remet d’ailleurs à Hérodote,
en signalant que l’expédition vise Athènes et Érétrie, qu’elle
était composée de cinq cent mille hommes et trois cents navires,
sous le commandement de Datis [23] . Platon rappelle encore que
les Perses débarquèrent d’abord sur le territoire d’Érétrie avant
de rejoindre Marathon. Là, les Athéniens l’emportèrent seuls,
mais furent tout de même rejoints par les Lacédémoniens. De
manière générale, le détail historique que produit Platon, là où
la louange de Lysias tend évidemment à consacrer le seul
mérite athénien, présente Marathon comme un conflit
opposant plusieurs cités (Érétrie et Sparte sont donc engagées),
toutes sauvées par Athènes. Cette forme de scrupule
historiographique – sous l’autorité des historiens – a d’abord
pour effet de contrarier la lecture exclusivement athénienne de
la bataille. Mais elle est aussi caractéristique du trait le plus
remarquable de la composition du Ménexène. En effet, l’oraison
de Platon ne se contente pas de faire se succéder les exploits
athéniens  : elle trouve dans la chronologie historique le
principe d’une continuité absente de l’Oraison funèbre. Chez
Lysias, ce sont les interventions de l’orateur qui lient les
différentes séquences. N. Loraux, quand elle insiste sur l’aspect
de «  morceaux choisis  » de bravoure que prend l’oraison,
remarque que celle-ci multiplie les metà taûta (après quoi, à la
suite de quoi) et numérote les guerres qu’elle énumère
successivement [24] . Mais ces pièces ou ces séquences sont aussi
introduites par des transitions. Ainsi, Lysias intervient-il dans le
cours de son discours qui accumule les adresses, les questions,
ou encore les signes de l’appartenance à une même
communauté (les héros anciens, l’orateur et son public sont
tous embrassés, comme des parents, par la louange). Le
Ménexène exploite une même fonction phatique, mais d’autant
plus discrète qu’elle ne lie pas les uns aux autres les séquences
historiques. Continu, le récit évoque Tanagra et les conflits des
années 461-455 à la suite de la victoire de Platées (242 c 3,
« metà taûta… »). Il n’est pas davantage interrompu quand, une
page plus loin, Socrate fait se succéder l’expédition de Sicile et
la guerre civile (au Pirée, 243 e 1. Là encore, « metà taûta… »).
Ainsi, Platon rédige une oraison qui semble plus soucieuse
d’histoire et d’exactitude que ne l’étaient les précédentes. Bien
entendu, la guerre du Péloponnèse, oubliée par Lysias [25] , s’en
trouve mise en valeur. Mais elle n’est pas seule concernée ; c’est
l’ensemble du matériau qui est considéré de manière originale
puisque Socrate rapporte tous les faits de guerre athéniens, et
qu’il les relate les uns à la suite des autres. Le Ménexène compte,
du point de vue de l’exactitude historique, un grand nombre
d’omissions, de silences ou de compromis qui servent la
louange d’Athènes, et, comme le genre de l’oraison l’exige, le
dialogue délivre bien un catalogue d’exploits favorables à
l’hégémonie de la cité. Mais, au contraire du genre qu’il
pastiche, ce dernier fait se suivre les exploits athéniens, de
manière à substituer au catalogue et à la répétition de
l’excellence athénienne l’histoire de son altération. N. Loraux
associait les metà taûta des morceaux choisis de l’oraison et la
«  numérotation  » des guerres athéniennes dans le Ménexène.
Mais cette numérotation ne compte pas les victoires
athéniennes, elle les classe, selon l’ordre décroissant d’une
hiérarchie continue. Le plan de l’oraison platonicienne n’est pas
celui d’un catalogue, mais celui d’un classement hiérarchique
qui donne «  le premier prix  » (240 e 7) à la victoire de
Marathon, puis le second (241 a 1) à Salamine et Artémision, de
telle sorte que, à l’encontre du principe même de l’oraison,
Platon introduit une différence de valeur entre les exploits [26] .
Une différence qui va croissant, comme le montre la succession
des six conflits. Marathon oppose Athènes, seule, à l’immense
armée barbare. Puis Salamine et l’Artémision viennent
«  parachever  » (241 a 6), sur mer, la victoire terrestre de
Marathon. Vient enfin Platées, « le troisième pour le nombre et
pour l’excellence  » (241 c 5-6) qui consacre définitivement la
victoire sur le roi, et le salut de la Grèce «  commun cette fois
aux Lacédémoniens et aux Athéniens  » (241 c 6-7). Avec cette
troisième victoire médique, le mérite est partagé entre les
Grecs, et il ne fait, insiste Socrate, que compléter les premiers
exploits (241 d 5). De Marathon à Platées, l’excellence décroît
donc, elle se partage, et l’ennemi est amoindri. Ce mouvement
se poursuit au cours des trois conflits suivants, qui opposent
Athènes à d’autres Grecs. Il s’agit d’abord de Tanagra et
d’Oinophytes, qui ont pour origine la rivalité et l’envie (242 a 3-
5), puis de la victoire contre Sparte à Sphactérie, et enfin, de la
troisième guerre  : l’expédition de Sicile. Ce second ensemble
d’exploits voit donc les Grecs se déchirer, pour de mauvaises
raisons (d’ordre psychologique), et Athènes s’opposer peu à peu
à tous les Grecs. À Tanagra puis à Oinophytes, les Athéniens
affrontent les Lacédémoniens pour sauver la liberté des
Béotiens, c’est-à-dire qu’ils défendent «  contre des Grecs la
liberté grecque  » (242 b 6-7). L’histoire développe cet étrange
paradoxe, puisque, quelques années plus tard, c’est contre «  le
reste de la Grèce  » que les Athéniens sont en guerre (242 e 2),
avant de l’être, enfin, contre «  tous les Grecs et les barbares  »
243 b 7), c’est-à-dire contre le monde des hommes en son entier
(pántōn anthrṓpōn, 243 d 3-4). De Marathon à la Sicile, Athènes
conserve ainsi une hégémonie qui, autrefois étendue sur ses
alliés grecs, embrasse désormais le monde entier sous la forme
d’une supériorité militaire. Après avoir combattu les barbares
et les Grecs, ne trouvant plus d’ennemis à sa mesure, Athènes se
retourne donc contre elle-même (c’est la guerre civile qui
oppose ceux d’Eleusis à ceux du Pirée), et fait la paix. Le passé
le plus récent peut être évoqué, et Socrate rappelle comment
Athènes, souhaitant retrouver son hégémonie légitime, sa flotte
et ses murailles, a dû de nouveau affronter isolée (245 d 6 - e 1)
une alliance gréco-barbare (guerre de Corinthe).
De 490 à 386, selon le Ménexène, Athènes connaît une
quadruple évolution. En premier lieu, du fait de la médiocrité,
de la jalousie et de la défection de ses alliés, Athènes se trouve
de plus en plus seule  ; ou plutôt, elle va d’une solitude à une
autre : elle se bat seule pour la liberté de la Grèce entière qui lui
reconnaît l’hégémonie, et se trouve à terme seule face au
monde entier qui la lui conteste. En second lieu, et c’est l’aspect
majeur de cette contestation, elle acquiert une hégémonie sur la
mer dès après Marathon, qu’elle va s’efforcer (avec succès) de
défendre jusqu’à la guerre de Corinthe («  nous gardions notre
flotte, nos murs et nos propres colonies à l’issue des hostilités,
tant les ennemis eux-mêmes étaient eux-mêmes heureux d’en
avoir fini  !  », 245 e 4-7). De puissance terrienne opposée à la
flotte barbare qui débarque près de Marathon, elle devient la
puissance maritime hégémonique au début du IVe siècle. En
troisième lieu, au fur et à mesure de ses exploits, Athènes fait
l’épreuve de la dissension. D’abord parmi les Grecs, quand la
jalousie les sépare au point d’en rallier certains aux barbares, et
de les soulever contre elle ; puis en son sein même, quand elle
connaît la guerre civile (242 e 1 et 243 e 3). En quatrième et
dernier lieu, ce progrès dans la solitude et la dissension
s’accompagne d’un trouble et d’une aggravation d’ordre
psychologique et moral. D’abord sous la forme de la rivalité et
de l’envie qui opposent des Grecs aux Athéniens dès la fin des
guerres médiques (rivalité et envie sont alors opposées à la
bonté des Athéniens, 242 b 7), accusées par l’indignité et
l’injustice du comportement des premiers [27] , puis sous l’aspect,
plus retors des divisions internes à Athènes. Mais, précise le
Ménexène, « ce n’est point la haine ni la méchanceté qui leur fit
porter la main les uns sur les autres, mais la mauvaise fortune »
(244 a 7).
Sous l’aspect de ces quatre formes d’évolution historique, le
Ménexène se distingue assez nettement du catalogue
traditionnel de l’oraison pour que l’on comprenne très vite qu’il
en pastiche la forme et les thèmes afin d’étayer un argument
qui est en tout point opposé à la louange démocratique
d’Athènes. Il est remarquable que ce soit à l’aide du récit
historique, celui auquel les autres oraisons empruntent leurs
morceaux de bravoure, et en façonnant ce dernier avec la
liberté qui était aussi celle des orateurs, que Platon parvienne à
subvertir le genre au point de l’amener, comme en une
réfutation, à se contredire entièrement.
Les nombreux truchements historiques, les oublis ou inversions
chronologiques que produit le Ménexène montrent à leur tour
comment le progrès historique de la valeur athénienne doit être
lu comme la chronique d’une décadence, de sorte que l’oraison
de Socrate est une transgression du genre de l’oraison, dont elle
sape la forme et la leçon historiques. Nous avons déjà noté que
le Ménexène, loin de répéter un même exploit, faisait le récit
d’une évolution d’Athènes, une évolution vers le pire qui
s’accommode très bien de la propagande démocratique dont
elle retient l’image d’Athènes délaissée, seule à combattre
contre les barbares ou les envieux. Et si Athènes se retrouve
bien seule, c’est précisément parce que le Ménexène entend la
rendre responsable de sa propre disparition. Aussi doit-on
prêter attention au fait que le pastiche platonicien modifie
certaines des conventions de l’oraison athénienne, et qu’il les
modifie afin d’obliger celle-ci à reconnaître ce que d’ordinaire
elle a pour vocation d’occulter  : Athènes, du fait des guerres
contre les Grecs et des dissensions qu’elle a connues, se trouve
dans la pire et la plus déshonorante des situations. Dans l’état
que dénonce, contre l’Oraison funèbre qui lui est attribuée,
Lysias dans le Discours olympique.
Que le Ménexène substitue bien au projet de l’oraison le récit de
la décadence athénienne est rendu manifeste par un certain
nombre d’expressions, relatives au thème de la discorde, qui
étaient précisément utilisées à l’époque de la paix d’Antalcidas
pour désigner le naufrage athénien. Le thème de la stásis n’est
pas seulement le terme technique qu’emploie la République afin
de désigner le plus grave des maux dont une cité peut être
atteinte. Il est d’usage commun dans le discours politique qui
l’utilise déjà comme le signe le plus grave et le plus indubitable
de la dissolution de la cité. Dans le Discours olympique,
contemporain du Ménexène [28] , Lysias, loin de louer
l’hégémonie d’Athènes, se plaint de l’état déplorable de sa
situation, et en appelle à ses concitoyens afin qu’ils se tournent
contre Denys, tyran de Syracuse, et contre les Lacédémoniens.
Pour dénoncer l’iniquité de ces faux alliés, Lysias dresse un
rapide portrait d’Athènes, de la « situation déshonorante où elle
est » (§ 4). Il le fait en des termes qui sont exactement ceux du
Ménexène, en insistant sur les conflits dont Athènes fut la
victime ou la dupe. Ces conflits sont de trois sortes : il s’agit soit
de guerres perdues contre les barbares (§ 3), soit de guerres
entre les cités grecques (§ 4 et 9), soit de dissensions internes à
Athènes (§ 4). On retrouve alors, au fur et à mesure de
l’aggravation, les trois termes que sont la guerre (pólemos), la
querelle (philoneikía) entre les cités, et la dissension (stásis).
Que ce soit dans le Ménexène ou dans le Discours olympique, ces
trois termes se succèdent vers le pire de la même manière [29] .
Le pire, aux yeux de Lysias, c’est l’issue historique de tous ces
conflits : l’asservissement d’une partie du territoire athénien et
l’hégémonie des Lacédémoniens, «  les chefs des Grecs  » (§ 8).
Des Lacédémoniens qui possèdent ce que l’Oraison funèbre
accordait à Athènes, c’est-à-dire la puissance maritime («  vous
savez que l’hégémonie est à ceux qui sont maîtres de la mer », §
5), le rôle de « sauveurs de la Grèce dans les périls passés » (§ 7),
et la gloire de citoyens qui « n’ont pas besoin de murailles, qui
ne connaissent pas les discordes civiles, qui n’ont pas subi de
revers, et qui ne sont pas fidèles à leurs principes  » (ibid.). Ce
tableau, beaucoup plus avisé que ne pouvait l’être une oraison,
donne lieu à une exhortation, et Lysias demande aux Athéniens
de « rougir du passé, de craindre pour l’avenir et rivaliser avec
[leurs] ancêtres, par qui les barbares, avides d’un sol étranger,
furent privés du leur, qui chassèrent les tyrans et fondèrent la
liberté commune  » (§ 6). Si ce discours relève encore de la
propagande démocratique (l’hégémonie d’Athènes y est
réclamée comme un dû dérobé par Sparte), il n’est plus du tout
consacré à la louange athénienne. L’excellence des exploits
passés est interrompue (ce qui est contraire à sa répétition à
l’identique dans l’oraison), et il est à craindre que les Athéniens
ne puissent jamais la retrouver.
Le contraste de l’Oraison funèbre et du Discours olympique
permet de mieux comprendre comment le pastiche platonicien
restitue les exploits athéniens, contre les lois du genre, à un
procès historique exprimé en des termes qui sont ceux du
diagnostic critique de la chute d’Athènes. De sorte que l’oraison
se trouve subvertie par le vocabulaire et le schéma
chronologique de la condamnation d’Athènes.
Le Ménexène met en cause de manière analogue l’oraison que
prononce Périclès dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Et
d’autant plus sans doute que Socrate présente son discours
comme une partie de cette première oraison  ; mieux encore,
comme les restes, les résidus de celle-ci (236 b 6). Cette source
met d’abord l’accent sur le trait répétitif et égal de l’oraison, qui
reste donc la même de la première année de la guerre du
Péloponnèse à la paix d’Antalcidas [30] . Comme si, et c’est bien ce
qu’entend démontrer l’oraison, le mérite athénien n’avait en
rien diminué d’une date à l’autre. On l’a vu, le Ménexène oppose
à la pérennité de la grandeur d’Athènes le récit de sa chute. La
source de l’oraison l’indique assez en suggérant que le discours
de Socrate sera un assemblage (236 b 6) des restes de la
première oraison. L’assemblage, réalisé par Aspasie, est donc
constitué soit des pièces de discours que n’avait pas prononcé
Périclès en son temps, soit encore des restes d’un discours qu’il
avait effectivement prononcé, et qui était alors bien plus vaste
que ne le montre le témoignage de Thucydide. Dans les deux
cas, l’intention satirique est la même, puisque les « restes » que
prononce Socrate contredisent l’oraison de Périclès. Ne serait-ce
donc, encore une fois, que sur la démonstration de la continuité
du mérite et de la liberté des Athéniens par laquelle Périclès
introduit son oraison (II, 36, 1-2). Périclès évoque le souvenir
des ancêtres et les loue d’avoir légué aux générations suivantes
une cité libre, capable de se suffire à elle-même, dotée d’une
constitution originale (37, 1), de lois heureuses et respectées. La
bravoure des Athéniens est à la mesure de leur goût pour la
beauté et la connaissance, comme de leur bienveillance
désintéressée. L’intérêt principal de cette oraison tient
certainement à l’aspect politique, constitutionnel, qui est le sien.
Ce qui assure la grandeur et la force d’Athènes, c’est sa
constitution, indissociable de la valeur éthique de ses citoyens.
Ce point importe d’autant plus que le Ménexène, s’il néglige la
question du régime politique – en constatant distraitement,
allusivement, que celui d’aujourd’hui est le même que celui
d’alors, qu’on l’appelle aristocratie ou démocratie – qualifie à
plusieurs reprises le caractère éthique de la cité et des citoyens.
Il le fait en dénonçant le défaut des qualités que louait Périclès.
Quand ce dernier rend hommage à la justice et à la
bienveillance athénienne, en soulignant chez ses concitoyens
l’absence de colère, et chez leurs ennemis l’absence d’irritation
ou de ressentiment [31] , Socrate insiste plutôt sur les affections
négatives qui altèrent peu à peu le caractère athénien.
L’irritation n’est pas dans le Ménexène le fait d’ennemis vaincus
par Athènes, elle est le sentiment qui emporte les Athéniens
eux-mêmes, devant l’ingratitude des autres Grecs (244 b 7) ; une
ingratitude d’autant plus grave qu’elle s’accompagne de jalousie
et d’envie.
Là encore, c’est l’histoire relatée dans le Ménexène qui contrarie
les objectifs et les leçons de l’oraison traditionnelle.Et qui les
contrarie afin d’en faire la critique politique, en dénonçant la
fausseté de la mémoire dont s’autorise la démocratie
impérialiste. En le rapportant aussi bien à l’Oraison funèbre
qu’au discours de Périclès, on peut distinguer dans le Ménexène
trois arguments critiques majeurs. Chacun d’eux met en cause
un aspect de la représentation démocratique d’Athènes, et le
fait en s’appuyant sur un événement ou un épisode historique
passé.
En premier lieu, le Ménexène considère l’histoire d’Athènes
depuis Marathon comme le périple d’une cité seule, d’abord
unie et bientôt divisée. Les oraisons présentent toujours
Athènes comme une cité une et parfaitement homogène  ; le
caractère de ses citoyens y est unique et commun, et
l’excellence athénienne est d’autant plus continue qu’elle est
singulière. La cité et ses citoyens, indistinctement, possèdent
des qualités qui leur sont propres, et qu’ils conservent
toujours [32] . C’est la constitution qui donne à la cité son unité, et
qui se confond à la vertu des citoyens : elle est une démocratie,
et ceux-ci sont des hommes libres [33] . L’unité démocratique
repose sur l’isonomie et la communauté des intérêts [34] . Et c’est
encore cette libre communauté qui justifie, dans le péril, la
bravoure athénienne.L’oraison représente donc la cité unie et
égale, sans jamais confondre son sort avec celui des autres cités
grecques, confédérées ou alliées. Il convient de remarquer que
le sort des Grecs n’est jamais confondu entièrement avec celui
d’Athènes et que cette dernière, au sein même des ligues et des
alliances, conserve toujours son statut hégémonique (elle est
alors le héros de la Grèce, et même, comme le disent ensemble
Périclès et Lysias, son « modèle »). Athènes conserve toujours sa
particularité exceptionnelle, quel que soit l’ennemi qu’elle
affronte (barbare ou grec). Le Ménexène montre, au prix à son
tour d’un paradoxe si forcé qu’il en devient comique, que la cité
n’a jamais connu de défaite (sinon du fait de ses propres
dissensions  : «  c’est nous-mêmes qui avons remporté sur nous
la victoire  », 243 d 6-7). Mais ce paradoxe, qui transforme en
guerre civile tous les conflits militaires, oblige l’oraison à
reconnaître la discorde qui trouble peu à peu la cité [35] . C’est là
sans doute la critique majeure adressée par le pastiche
platonicien à l’histoire de la démocratie grecque  : l’unité de la
cité soumise à une constitution démocratique est une illusion
que contredisent les conflits athéniens passés et présents.
En second lieu, le Ménexène accuse donc ces dissensions
politiques en des termes psychologiques et éthiques qui mettent
cette fois en doute la valeur des citoyens et la grandeur du
caractère athénien. La critique est tributaire de la précédente,
puisqu’elle montre de nouveau comment les intérêts, loin d’être
communs et partagés, s’opposent et engendrent toutes les
formes possibles de discorde. Elle est aussi originale, puisqu’elle
met l’accent sur des traits de caractère individuels et
passionnels (jalousie [36] , rivalité, ressentiment, envie).
Thucydide et l’auteur de l’Oraison funèbre associent
l’hégémonie athénienne à la liberté démocratique, au prix
d’une distinction tranchée entre les occupations particulières
des citoyens et leur participation aux charges publiques [37] . La
particularité du régime démocratique réside à leurs yeux dans
la parfaite convenance de ces deux formes d’activité, assurée
par le respect de la loi [38] . L’identité des mœurs ou sentiments
individuels et de la valeur de la cité dépend ainsi de deux
conditions  : le respect de la loi et le courage guerrier (qu’il
s’agisse de la vertu en général, de l’areté, ou de l’expression plus
particulière de la virilité guerrière qu’est l’andreía [39] ). Le
Ménexène reprend chacun des termes de cette comparaison, en
lui faisant subir un même déplacement. Avant d’évoquer le
souvenir des guerres médiques, Socrate remarque que « nous et
les nôtres, tous frères nés d’une même mère, nous ne nous
considérons pas comme les esclaves ni comme les maîtres les
uns des autres, mais l’égalité d’origine (isogonie), selon la
nature, nous oblige à rechercher l’égalité politique (isonomie),
selon la loi, et à ne nous soumettre à rien d’autre qu’à ce que
l’on croit être la vertu et la sagesse » (239 a 1-5). L’isogonie sera,
dans la République, qualifiée de «  mensonge  » strictement
politique, destiné à favoriser la communauté des gardiens en
leur faisant croire qu’ils sont tous nés de la terre comme de la
même terre (III, 414 d - 415 d). C’est sur cette fiction que la
démocratie fonde l’isonomie  ; et elle le fait, insiste Socrate, en
donnant le pouvoir à celui ou à ceux que l’on juge vertueux et
sages, qui paraissent tels. Quelques lignes auparavant, Socrate
définissait ainsi le régime démocratique  : «  Il n’y a qu’une
règle  : celui qui paraît sage et bon exerce l’autorité et le
pouvoir  » (238 d 7-8). Cette définition est affectée de deux
contradictions qui sont les effets de la critique platonicienne. La
première tient donc au fondement légendaire de la loi, qui
dérive l’égalité politique de l’isogonie mythique (et
mensongère). La seconde tient à l’institution même de
l’isonomie politique, en aucun cas assurée par la constitution
démocratique qui n’est «  en réalité que le gouvernement de
l’élite avec l’approbation de la foule  » [40] . Cette constitution
hybride, d’emblée contraire à son origine fabulée, repose donc
sur une renommée qui va bientôt contrarier l’isonomie,
puisque la foule donne les charges et le pouvoir à ceux qui lui
paraissent être les meilleurs (238 d 4-5). Le Ménexène suggère
ainsi, en insistant toujours sur le fait que la vertu des
gouvernements n’est fondée que sur l’opinion de la foule, que
l’isonomie est contredite par l’exercice du pouvoir  ; comme si,
entre l’aristocratie et la démocratie, Athènes s’interdisait de
choisir. Si la critique s’adresse à la représentation une et égale
que donne l’oraison de la cité, elle ne fait finalement que
reprendre le diagnostic contraire, celui du Discours olympique
de Lysias on l’a vu, mais déjà et surtout, celui de Périclès dont
les discours sont bien loin d’attester toujours de l’égalité
politique ou de l’exercice commun du pouvoir. Au livre II de
l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, Périclès répond au
mécontentement athénien («  les défaites successives et
l’épidémie de peste en sont la cause ») et s’efforce de justifier la
poursuite de la guerre. Il rappelle d’abord que la force de la cité
et du gouvernement sont les conditions de la sauvegarde des
intérêts particuliers (II, 60), puis vante, comme la preuve de
cette force, la puissance militaire athénienne (II, 62). C’est au
développement de cette puissance et à la conservation de
l’Empire qu’il entend consacrer son autorité (II, 63-64). Comme
l’explique Thucydide, qui oppose la modération de Périclès à
l’inconséquence des décisions athéniennes par la suite, le
pouvoir n’était alors pas entre les mains de la foule, et Périclès,
« au lieu de se laisser diriger par elle, la dirigeait » (II, 65, 8) ; et
l’historien doit alors faire cette précision constitutionnelle  :
«  Sous le nom de démocratie, c’était en fait le premier citoyen
qui gouvernait » (II, 65, 9) [41] . La définition du régime n’est donc
plus celle de l’oraison, puisqu’elle reconnaît désormais que
l’exercice du pouvoir n’est pas commun, mais qu’il distingue au
contraire dans la cité des gouvernants et des gouvernés. Et c’est
précisément ce que rappelait le Ménexène, en montrant
comment la constitution athénienne était un mixte indécis,
ferment de discordes et de dissensions. Ainsi, l’unité de la cité
n’est pas même reconnue par ses gouvernants, en dépit de la
propagande démocratique. Du point de vue qui sera celui de
l’analyse de la République, la démocratie reste donc le
gouvernement de l’opinion, c’est-à-dire du pouvoir que la foule
abandonne à celui qui lui paraît le plus digne de l’exercer [42] .
En troisième et dernier lieu, le pastiche platonicien met donc
l’accent sur la puissance maritime athénienne. L’hégémonie
maritime est la condition, reconnue et justifiée par les
démocrates, de l’Empire athénien. Le rêve insulaire que
Périclès souhaitait faire partager à ses concitoyens trouve dans
l’oraison son pendant guerrier et impérialiste [43] . La puissance
athénienne reste pour l’oraison démocratique synonyme d’un
Empire auquel Lysias n’a toujours pas renoncé lorsqu’il
prononce le Discours olympique, après la paix d’Antalcidas. Le
Ménexène associe la croissance de la flotte et le développement
des conflits maritimes à l’isolement d’Athènes, de sorte que la
critique associe comme des événements contemporains
l’altération progressive de la cité, le progrès de la dissension, et
le développement des conflits sur mer.

La compétence politique
On pourrait dire des différents développements politiques que
proposent les dialogues «  socratiques  » qu’ils contribuent, de
diverses manières, à l’élaboration d’une réflexion politique
dont le principal caractère est d’être anthropologique. D’une
part, parce qu’elle envisage la cité comme un individu humain,
sujet d’une conduite, et d’autre part, parce qu’elle la conçoit
comme l’ensemble des hommes qu’elle contient et a contenus.
De ce point de vue, elle n’est pas intempestive, puisque la cité
athénienne était davantage perçue par ses citoyens, dit Aristote,
comme « une communauté de constitution entre des citoyens »,
un certain rapport institué entre certains hommes, plutôt qu’un
lieu, une histoire ou même une culture. Cette conception de la
cité comme rassemblement ou communauté d’hommes n’est
pas remise en cause, on la retrouve encore dans la République ;
c’est la nature des rapports qui fondent et disposent la
communauté en vue de certaines fins qui est en revanche
discutée.
L’explication du « silence » politique des premiers dialogues ne
doit donc pas être cherchée, encore une fois, dans
l’hypothétique ambition « morale » du personnage Socrate. Elle
est à chercher plutôt du côté des objets et de la méthode des
recherches que conduisent les premiers dialogues  : on lui
trouve alors deux raisons.
Une première tient au genre qui est celui de la plupart des
premiers dialogues, consacrés chacun à l’examen d’une unique
question. Il s’agit, à chaque fois, de définir une notion, une
nature, en répondant à la question « Qu’est-ce que X ? » : qu’est-
ce que la piété  ? (Eutyphron), qu’est-ce que la sagesse  ?
(Charmide), qu’est-ce que l’homme ? (Premier Alcibiade), qu’est-
ce que le courage ? (Lachès), qu’est-ce que l’amitié ? (Lysis), etc.
Ces examens successifs, qui mettent en œuvre la méthode
socratique de la réfutation, ne s’intéressent jamais pour eux-
mêmes à la cité, à la constitution ou à l’exercice du pouvoir  ;
Socrate ne demande jamais à ses interlocuteurs ce qu’est la cité,
ce qu’est la nature de la constitution, ou de quelle sorte
d’activité ou de savoir pourrait relever la politique.
La seconde raison du silence politique de ces textes tient, et
c’est bien plus important, au fait que, si des questions politiques
y sont tout de même et souvent évoquées, elles le sont toujours
et seulement sous l’aspect du savoir, qui est précisément l’une
des normes, sinon la norme principale, qui détermine la
critique «  générique  » de Socrate. Par exemple, dans le Lachès
qui traite de la nature du courage, c’est-à-dire de cette partie de
la vertu qui concerne l’apprentissage du combat en armes, le
courage est défini et fondé sur la possession d’un certain
savoir [44] . Que le courage ait alors des effets ou des occasions
politiques importe moins que de désigner ainsi la primauté du
savoir, qui rend possible cette vertu particulière. Il en va ainsi,
dans les autres premiers dialogues, des différentes « parties de
la vertu » [45] .
C’est toujours la primauté, la possession d’un savoir qui donne
à la vertu son statut (l’excellence éthique est une excellence
cognitive), et son importance. En bref, on peut considérer tous
les dialogues socratiques comme l’occasion d’une unique
injonction  : l’excellence, quelle que soit son domaine effectif,
repose toujours sur un savoir préalable  ; la vertu, toutes les
formes de vertus doivent être fondées sur un savoir (Lachès,
190 a -195 c). On s’aperçoit de ce que le terme de «  vertu  » ne
qualifie pas seulement l’excellence du caractère ou de la
conduite dans des circonstances précises, mais que Platon lui
donne une ampleur nouvelle en le faisant porter sur toute
activité, quelle qu’elle soit. Là où la pensée et la langue
grecques restreignaient la vertu à la noblesse de la conduite, du
caractère  [46] , particulièrement dans l’ordre du courage
guerrier, Platon l’étend au-delà des limites de cette morale
aristocratique, pour désigner la perfection d’une action ou
d’une activité. La vertu, en un sens qui est aussi différent de son
sens athénien traditionnel qu’il peut l’être du nôtre (la vertu est
pour nous d’ordre moral, elle qualifie la bonne conduite), c’est
la chose bien faite. Et cette chose bien faite, comme on va le lire
dans la République, c’est aussi bien une action courageuse
qu’une charpente. Notons dès maintenant que le déplacement
et la modification de la notion commune de vertu transforment
celle-ci en un concept (l’excellence [47] ) dont Platon va faire un
usage technique, et qu’elles permettent aussi au philosophe de
venir occuper le terrain de ce qui était à Athènes la principale
prétention des précepteurs bavards qui prétendaient
précisément «  enseigner la vertu  », de façon à ce que leurs
élèves sachent administrer leur maison et gouverner leur
cité [48] . Si la vertu (transformée en excellence) suppose un
savoir, il suffira de demander aux sophistes quel est le savoir
qu’ils possèdent et dispensent pour les conduire à la
contradiction et au discrédit [49] .
C’est cette injonction à fonder l’excellence sur un savoir que
reçoivent donc l’Euthydème, le Ménon et le Gorgias, qui posent
pour la première fois la question de la compétence politique. À
leur tour, ces entretiens montrent que, s’il existe une
compétence proprement politique, elle doit avoir une forme
d’excellence, de vertu, et doit donc être fondée sur un savoir.
Un savoir (politique) qui sera donc la cause de l’excellence
(politique). C’est l’Euthydème qui, parmi les trois dialogues cités,
développe le plus complètement cette recherche et parvient à la
définition d’un savoir politique  : «  la science qui est utile et
rend heureux » les hommes, en les rendant « savants et bons »
(292 c 1 et 292 d 6). Socrate reconnaît à plusieurs reprises le
caractère encore insuffisant de cette définition, qui ne rend pas
compte du processus politique par lequel le savoir est conféré,
et la bonté avec lui, à l’ensemble des citoyens. En la matière, la
précision exigerait que l’on puisse définir aussi bien le contenu
du savoir politique qui rend compétent l’homme politique, que
les moyens par lesquels un tel savoir peut être effectif, c’est-à-
dire se transmettre. L’Euthydème ne répond ni à l’une ni à
l’autre de ces deux exigences, mais il les exprime en des termes
dont l’importance est d’autant plus remarquable qu’ils
resteront ceux des arguments politiques ultérieurs, que ce soit
dans la description de la constitution excellente de la
République ou dans des textes qui, comme le Politique, traitent
plutôt, et différemment, de la technique du technicien politique.
Les questions et les exigences de l’Euthydème amorcent ainsi
une précision, ou une spécification, de la critique générique des
premiers dialogues ; désormais, la critique que conduit Socrate
entreprend de rendre compte du fonctionnement des
institutions et laisse augurer de leur réforme. L’extrait qui suit
peut à cet égard être considéré comme la matrice des
développements ultérieurs, dans la mesure où il désigne à la
critique et à l’argumentation politique deux voies distinctes.
À ce point de l’enquête, Socrate résume devant Criton le chemin
parcouru par l’entretien dont l’objet était la découverte de la
science dont l’acquisition se justifierait à elle seule (sans être
l’instrument ou le moyen d’une autre science). Ainsi :

«  Nous fûmes donc d’avis que c’était là, de façon claire, la


technique que nous recherchions, qu’elle était la cause de la
rectitude de l’action dans la cité et que, tout simplement,
comme dit l’iambe d’Eschyle, elle est seule installée “à la
poupe de la cité”, gouvernant tout, pour que de tout soit fait
un bon usage. — Mais aviez-vous donc raison d’être de cet
avis, Socrate  ? — Tu en jugeras, Criton, si tu consens à
écouter aussi ce qui après cela nous arriva. Après cela, de
nouveau, nous reprîmes donc notre examen à peu près en
ces termes  : “Voyons, la technique royale, souveraine
surtout, œuvre-t-elle à quelque effet pour nous, ou bien à
rien  ?”– Oui  ! Absolument, cela ne fait aucun doute  ! nous
disions-nous l’un à l’autre. Ne dirais-tu pas cela, Criton, toi
aussi ? — Oui, je le dirais. — Mais de quel effet parlerais-tu ?
C’est comme si je te demandais  : “La médecine, souveraine
sur tout ce qui se tient sous sa souveraineté, quelle espèce
d’effet procure-t-elle ?” ; ne dirais-tu pas : la santé ? — Oui. —
Et la technique que vous pratiquez, l’agriculture ? Elle qui est
souveraine sur tout ce qui se tient sous sa souveraineté,
quel effet produit-elle  ? Ne dirais-tu pas  : “Cette technique
procure la nourriture qui vient de la terre” ? — Et que dirais-
tu de la technique royale, elle qui est souveraine sur tout ce
qui se tient sous sa souveraineté, quel effet produit-elle  ?
sans doute ne sais-tu pas du tout quoi dire  ? — Non, par
Zeus, Socrate ! — Et nous non plus, Criton ! mais tu sais au
moins ceci que, si telle est la technique que nous cherchons,
elle doit être utile. — Oui, parfaitement. — En ce cas, il doit à
coup sûr nous transmettre quelque bien  ? —
Nécessairement, Socrate. — Or le bien – Clinias et moi, tu le
sais bien, nous en étions convenus l’un avec l’autre – n’est
rien d’autre qu’une certaine science. — Oui, c’est là ce que tu
disais » (291 c 4 - 292 b 3 [50] ).

La compétence politique est ici déterminée et définie comme


savoir. À double titre, puisqu’elle suppose un savoir (celui qui
exerce la politique doit savoir utiliser et diriger tous les
ouvrages dans la cité), et qu’elle produit un savoir (en rendant
savants les citoyens). D’un savoir à l’autre, la politique est ainsi
définie, et c’est une disposition à laquelle Platon ne semble
jamais renoncer, comme une pédagogie, une culture formatrice
(paideía [51] ). C’est cette définition du savoir politique, synonyme
de vertu enseignée, qui permet au Ménon et au Gorgias de
discréditer aussi bien les positions démocratiques que
sophistiques qui favorisent un régime fondé sur l’ignorance
(qui refuse l’existence d’un savoir spécifiquement politique), et
cause d’ignorance (en se montrant incapable d’améliorer les
citoyens) [52] .
Le Ménon développe à son tour un argument semblable,
lorsque Socrate décrit la situation paradoxale et hasardeuse
dans laquelle se trouve une cité qui, si elle compte quelques
hommes «  bons en politique  », ne peut attendre d’eux aucune
sorte de pédagogie, incapables qu’ils sont d’enseigner leur
propre vertu (par exemple, 92 e - 93 c). La question à laquelle se
mesure ce dialogue est la suivante  : la vertu peut-elle
s’enseigner  ? Si Ménon et Socrate lui donnent très vite une
signification politique, c’est parce que la pédagogie de
l’excellence est précisément la manière dont Platon entend
définir la conduite de la cité. Une cité est un groupe d’hommes ;
la critique générique de Socrate se trouve précisée (la cité n’est
ni juste, ni bonne, ni heureuse du fait de son ignorance), et elle
donne lieu à l’attente de l’homme politique pédagogue, du
maître de vertu.
Les «  premiers dialogues  » platoniciens, jusqu’à la République,
s’en tiennent là, à cette visée à la fois programmatique et
expectative du Ménon  : il faut «  un  » politique. Le souhait et
l’attente sont l’envers de la déception, il faut un vrai politique et
non plus un Périclès, et ils conservent comme la critique qui les
prépare une conception anthropologique de la cité (ce qui est
vrai pour un individu l’est pour la cité comme ensemble des
individus), et une définition cognitive et pédagogique de la
politique (gouverner une communauté d’hommes exige la
possession d’un savoir et la capacité à en former tous les
membres).
Notes du chapitre
[1] ↑  Voyez aussi le Gorgias, auquel est emprunté le titre de ce premier chapitre (« Je
ne suis pas un politique », en 473 e 7).
[2] ↑  Sur la personne et sur le personnage de Socrate, selon que l’on s’intéresse au
philosophe athénien «  historique  » ou bien à sa présence dans les textes de Platon,
Xénophon ou Aristote, voir L.-A. Dorion, Socrate, PUF, 2004.
[3] ↑  Comme dans le Phèdre, 230 b-e. Les expressions « affaires de la cité » ou, plus
souvent, «  affaires politiques  », traduisent le grec politikà prágmata, les «  choses
politiques ».
[4] ↑  Sur le sujet, voir L. Brisson, « Les listes de vertus dans le Protagoras et dans la
République », dans P. Demont (éd.), Amiens, Faculté des lettres d’Amiens, 1993, p. 75-
92.
[5]  ↑  Dans le Gorgias, 515 e, où Calliclès reproche à Socrate de fréquenter «  les
hommes aux oreilles déchirées » (les partisans athéniens de Sparte pratiquaient une
lutte violente qui mutilait leurs oreilles). Mais on ne trouve aucune sorte de
propagande pro-spartiate dans les dialogues, pas plus qu’on n’y voit Platon favoriser
entièrement, comme une possible issue à la démocratie, d’autres constitutions
étrangères existantes.
[6] ↑  L’exemple le plus extrême de cette personnification est celui, toujours dans le
Criton, de la « prosopopée » des lois qui deviennent l’interlocuteur de Socrate. Mais
elle n’en est pas moins courante dans le reste du corpus platonicien  ; voyez ainsi et
par exemple la fin de l’Alcibiade (majeur), 133 d sq.
[7] ↑  Le parti des quelques-uns, l’ « oligarchique », c’est-à-dire des gens bien nés, le
parti du peuple et de la majorité, «  démocratique  ». Il faut se méfier de cette
opposition, car elle ne recoupe pas précisément les rapports de forces de la vie
politique athénienne, mais la conserver, car les Athéniens l’utilisaient eux-mêmes
pour résumer leurs conflits politiques. Platon dit toujours de cette opposition qu’elle
est le symptôme même de la corruption de la cité (scindée en deux par le conflit de
ses parties).
[8]  ↑  Voir l’ensemble de l’ouvrage de N. Loraux, L’invention d’Athènes. Histoire de
l’oraison funèbre dans la «  cité classique  », Paris, Payot, 1993². Et sur le Ménexène,
l’étude de C. H. Kahn, «  Plato’s funeral oration  : The motive of the Menexenus  »,
Classical Philology, vol. LVIII, 4, 1963, p. 220-234.
[9]  ↑  Le Ménexène évoque la paix d’Antalcidas (387-386), sans rappeler
d’événements postérieurs à celle-ci  ; la date de sa rédaction est ainsi estimée à
l’année 386. Cela en fait sans doute l’un des dialogues contemporains du « retour » de
Platon à Athènes et de la fondation de son Académie, indissociable, comme le montre
ce pastiche, d’une prise de parti politique.
[10] ↑  L’oraison du Pseudo-Lysias est bien sûr postérieure à l’oraison de Périclès qui,
premier témoignage du genre, fut peut-être prononcée en 431. On citera désormais et
par commodité l’Oraison funèbre comme un texte de Lysias, en dépit de la fausseté
probable de l’attribution.
[11]  ↑  Le Ménexène connut une postérité pour le moins paradoxale, puisqu’il fut
longtemps tenu pour la plus réussie des oraisons, mais aussi pour authentique (et
sincère). Le témoignage et la méprise de Denys d’Halicarnasse (c. 60 - c. 8) sont
édifiants. Denys examine le Ménexène, dont il salue la qualité d’ensemble mais qu’il
soumet à une sévère critique en dénonçant les passages qui, trop lourds ou trop
discordants à son goût, empêchent le Ménexène d’être une excellente oraison
(Démosthène, 5-7 et 23-30 ; puis La composition stylistique, 9 et 18).
[12] ↑  Lysias, Oraison funèbre, 4-10.
[13] ↑  Ibid., 20-53.
[14] ↑  Ibid., 17 ; Ménexène, 237 b 6.
[15]  ↑  Lysias parle de «  démocratie  » (18), quand Socrate (ou Aspasie) se montre
moins soucieux de la terminologie mais plus précis quant à la nature du
gouvernement : « C’est en réalité le gouvernement de l’élite avec l’approbation de la
foule  » (238 d 1-2), qui joint l’égalité politique à l’égalité d’origine (l’isonomía à
l’isogonía).
[16] ↑  L’invention d’Athènes, éd. citée, p. 157-158.
[17]  ↑  Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 34-46 (sur cette absence d’exploits,
voir N. Loraux, op. cit., p. 165). L’oraison prononcée par Périclès avait été composée,
révèle Socrate, par son épouse milésienne Aspasie (236 b 5-6) ; elles ont donc le même
auteur. La remarque appelle évidemment à considérer le Ménexène comme une
critique de la version thucydidéenne du règne de Périclès.
[18] ↑  Op. cit., p. 166-167.
[19]  ↑  Socrate y fait seulement allusion, en 239 c 2-3. Aristote rappelle dans la
Rhétorique que le secours porté aux Héraclides et la bataille de Marathon sont les
deux prémisses du syllogisme oratoire, ou politique, destiné à inciter les Athéniens à
faire ou à ne pas faire la guerre (II, 22, 1396 a). La remarque a son importance,
puisqu’elle nous donne une confirmation de ce que l’oraison funèbre prend toujours
place à la suite d’un conflit, mais surtout à la veille d’un autre à la préparation
duquel elle va exhorter les citoyens.
[20]  ↑  Le Ménexène évoque cette expédition, conduite par le Mède Datis (240 a)  ;
voir l’Enquête d’Hérodote, VI, 94. Les événements historiques importants ou
mentionnés ici sont consignés en fin de volume, dans la chronologie.
[21] ↑  Socrate y fait allusion en 245 e.
[22] ↑  Lysias, 23. Et Thucydide y fait tout de même allusion comme à la première
bravoure (Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 39, 5).
[23]  ↑  L’Enquête donne ces informations, mais des chiffres différents, voir VI, 94-
120.
[24]  ↑  Op. cit., p. 157. Mais la numérotation des guerres, il faut y insister, est le
propre du seul Ménexène.
[25] ↑  Elle disparaît entre les § 57 et 58 de l’Oraison funèbre, sans que l’auteur s’en
explique.
[26] ↑  L’oraison distingue elle aussi, avec Lysias et Thucydide, des exploits de valeur
exceptionnelle et inégalée  : ceux de Marathon  ; c’est d’ailleurs pourquoi l’héroïsme
démocratique commence à Marathon, et sert de modèle aux exploits suivants (voir
Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 34, 5  : «  On confie alors les restes au
monument public qui est situé dans le plus beau faubourg de la ville et où l’on
ensevelit toujours les victimes de la guerre – à l’exception des morts de Marathon  :
pour ceux-là, jugeant leur mérite exceptionnel, on leur donna la sépulture là-bas, sur
place »). Mais ces exploits ne sont plus classés ni distingués selon leur valeur, puisque
l’oraison doit justement établir la pérennité de l’excellence.
[27] ↑  Voir tous les jugements qui opposent la justice athénienne à l’iniquité ingrate
des autres Grecs : en 242 c 5, 243 a 2, 243 b 3 et 243 c 6.
[28]  ↑  M. Bizot date le discours des années qui suivirent la paix d’Antalcidas, et
penche pour l’olympiade de 384 (Discours, II, p. 201).
[29]  ↑  Dans le Ménexène, le passage de la guerre à la querelle grecque s’effectue
donc avec l’apparition de la jalousie et de l’envie (243 b 1).
[30]  ↑  L’anachronisme flagrant (Socrate aurait entendu Aspasie «  hier  », 236 b 1)
accuse encore le lien du Ménexène et de l’oraison thucydidéenne. D’autant plus sans
doute qu’Aspasie fut, d’une certaine manière, victime de la démocratie athénienne.
[31] ↑  Aganáktēsis, 41, 3.
[32]  ↑  Le mythe autochtone a cette particularité, quand il est employé afin de
confondre l’isogonie et l’isonomie, de fonder en nature l’excellence politique
athénienne.
[33] ↑  Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 37, 1-2 ; Oraison funèbre, 18.
[34] ↑  Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 40, 5 ; Oraison funèbre, ibid.
[35] ↑  Comme nous l’avons constaté, supra, en comparant le Ménexène à l’Oraison
funèbre.
[36] ↑  La jalousie est l’objet d’une étude très complète de L. Brisson, « La notion de
phthónos chez Platon  » (1989), revu et repris dans Lectures de Platon, Paris, Vrin,
2000, p. 219-234. Le Ménexène y est évoqué, et L. Brisson montre comment la jalousie,
forme psychologique hybride de plaisir et de peine, possède pour particularité de
pouvoir engendrer l’ignorance et la tyrannie (qui en est la conséquence politique).
Elle peut être tenue ainsi pour «  le moteur de l’histoire dans ce qu’elle a de plus
sombre : guerre entre États, guerre civile, meurtre, violence, vols et conflits de toutes
sortes ».
[37]  ↑  Périclès insiste souvent sur la liberté privée, domestique, des citoyens
(notamment en 37, 2 ; 40, 2 ; 41, 1).
[38]  ↑  Respect indissociable de l’isonomie  ; voir l’Histoire de la guerre du
Péloponnèse, II, 37, et l’Oraison funèbre, 19.
[39]  ↑  Voir notamment Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 39 et 42  ; Oraison
funèbre, 20.
[40]  ↑  Esti têi alētheía met’ eudoxías plḗtous aristokratía, 238 d 1-2. Sur la notion
d’isonomie, son statut dans l’idéologie démocratique et ses différentes acceptions
platoniciennes, voir G. Vlastos, « Isonomia », American Journal of Philology, 64, 1953,
p. 337-366 (repris dans les Platonic Studies, Princeton, 1981², p. 164-203) ; et H. Joly, Le
renversement platonicien, Paris, Vrin, 1985², IV, II, 3, p. 312 et s.
[41] ↑  Partisan « modéré » de la démocratie, Thucydide distingue deux époques et
deux perspectives que Platon cherchera à confondre : la responsabilité de Périclès et
celle des Athéniens, aux yeux de l’historien, ne sont pas identiques. Périclès, dit-il,
prônait une politique défensive de conservation de l’Empire à laquelle les Athéniens
ne surent se tenir. Platon tient au contraire pour indissociables la corruption
démocratique de la cité (dont Périclès est l’un des principaux responsables) et
l’impérialisme belliqueux.
[42]  ↑  Le règne politique de l’opinion, de la vertu apparente ou consentie des
gouvernants, est dénoncé dans le Gorgias et dans la République comme celui de la
démagogie et de l’ignorance. Les critiques platoniciennes les plus explicites et les plus
sévères se trouvent en Gorgias, 502 a, et en République, VIII, 557 a. Mais le Ménexène,
comme la République bientôt, dénonce surtout des contradictions politiques. C’est là
un nouvel indice de ce que Platon ne se contente pas de rejeter, au nom d’une très
hypothétique appartenance au milieu conservateur pro-spartiate, la démocratie
comme un mauvais régime. Il la condamne surtout au nom des principes de la
constitution démocratique, comme un exercice inégal du pouvoir. Ce n’est jamais le
peuple qui se trouve condamné, mais plutôt la manière dont la persuasion
démagogique s’appuie sur son ignorance pour gouverner impunément. Ce que
dénonce Platon, encore une fois, ce sont les factions dans la cité, quand la politique
doit produire au contraire son unité ; et de ce point de vue, l’idéologie conservatrice
est également condamnable, puisqu’elle réclame le pouvoir pour les hommes bien
nés contre la domination de la foule ignorante. C’est l’idée même qu’il puisse exister
dans la cité des intérêts politiques distincts et opposés que Platon entend réfuter.
[43]  ↑  Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 36, 63-65 (l’Empire)  ; II, 39 (la cité
ouverte et la flotte).
[44] ↑  Lachès, 194 d 9 sq. Cette définition du courage, elle est le fait de Nicias, est
encore provisoire et incomplète  ; mais la définition de la vertu par le savoir est
conservée jusqu’au terme aporétique du dialogue.
[45] ↑  Lachès, 190 c 8 et 190 d 3. Le Lachès est l’occasion d’une explication critique et
méthodologique de la structure même des premiers dialogues. Socrate y distingue
deux genres de recherches, l’un concernant la vertu dans son ensemble, l’autre l’une
de ses parties («  Ce n’est donc pas, Nicias, d’une partie de la vertu que tu parles
maintenant, mais bien de la vertu tout entière  », 199 e 4-5). Chaque examen
spécifique exige mais diffère la définition du genre de l’excellence. C’est pourquoi
l’issue des examens spécifiques est toujours aporétique.
[46]  ↑  ̂ēLe grec distingue l’éthos, la coutume, la ou les pratiques coutumières,
l’usage, de , le caractère individuel ou collectif, le séjour habituel et, au pluriel,
les pratiques habituelles, les mœurs, ḗthē. Les deux termes sont évidemment parents
et, très souvent, synonymes. Si a une connotation propre, c’est en ce sens qu’il
désigne ce qu’on pourrait aller le caractère acquis (sinon la nature ou la subjectivité),
alors que la coutume qualifie davantage une conduite répétée et habituelle. On peut
employer ainsi un terme pour préciser l’autre  ; c’est ce que fait Platon en Lois, XII,
968 d 2-3, en signalant qu’un individu peut prétendre à une compétence en vertu de
son caractère et de ses habitudes. Bien entendu, enfin, le grec permet de jouer de la
parenté des deux mots. Platon le fait à plusieurs reprises. Le troisième chapitre
revient longuement sur le statut des « mœurs », infra, p. 132-160.
[47] ↑  « Vertu » est la traduction d’usage du grec areté, que je rends très souvent, et
plus littéralement, par le terme d’ « excellence » ; on comprend mieux qu’il ne s’agit
pas seulement de « morale ». Le chapitre suivant y revient avec plus de précision.
[48] ↑  Voir Gorgias, 520 e et le commentaire qu’en donne E. R. Dodds, Plato, Gorgias,
édition et commentaire, Oxford, Clarendon Press, 1959 (l’ouvrage le plus complet et
le plus juste sur ce dialogue).
[49]  ↑  Il aurait dû suffire, évidemment, car les sophistes, cupides, dangereux et
ignorants, sont habiles. Leur fonction dans les dialogues platoniciens mériterait un
examen plus complet, susceptible de montrer que la sophistique est pour partie une
invention platonicienne. Voir mon Introduction à l’anthologie Les Sophistes, Paris,
Flammarion, 2009.
[50] ↑  La traduction de M. Canto est légèrement modifiée.
[51]  ↑  Platon reprend ici un motif traditionnel (l’éducation est pour les Grecs le
principe de la citoyenneté  : l’homme accompli, le citoyen, est l’homme éduqué,
formé) et lui donne une force exceptionnelle en déclarant qu’il ne peut y avoir
aucune sorte d’éducation privée ; c’est à la cité que revient la tâche de former tous les
citoyens.
[52]  ↑  Sur cette «  double  » ignorance, voir Gorgias, 458 e - 459 b, qui présente le
rhéteur devant l’assemblée démocratique comme un ignorant s’adressant à une
assemblée d’ignorants, et mes remarques introductives dans Platon, Gorgias, Paris,
Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 1997.
La psychologie politique de la
République

L a définition anthropologique et cognitive de la compétence


politique trouve dans la République son achèvement. Elle y
est développée et précisée, puisque le dialogue donne une
définition de la cité aussi bien que du savoir qui la prend pour
objet et préside à son gouvernement, et elle y est aussi, d’une
certaine manière, interrompue au profit d’une réflexion sur
l’usage que peut faire de la cité cette technique qu’est la
politique.

La grande âme de la cité


C’est à la faveur d’une comparaison, au début du livre II, que la
République se donne la constitution politique (la politeía [1] ) pour
objet. En II, 368 c - 369 a, Socrate, qui cherche à définir la justice
pour savoir ce qu’est un homme juste, compare la justice dans
l’individu à la justice dans la cité. Il s’agit bien d’une
comparaison, non d’une analogie [2] , car l’individu et la cité sont
deux supports identiques, qui ne diffèrent que par la taille et
sur lesquels sont inscrites les mêmes lettres, celles du terme
«  justice » [3] . C’est donc simplement une comparaison entre le
grand et le petit, et la différence entre l’âme et la cité n’est, au
regard de la justice, qu’une différence quantitative dans un
ordre strictement anthropologique (et anthropomorphique  : la
cité est un grand individu). Ainsi, ce qui est vrai pour l’âme en
matière de bien, de justice et de vérité, devra l’être pour la cité
qui rassemble les âmes dans une même communauté. Cette
comparaison s’appuie toutefois sur une précision doctrinale qui
justifie que nous ayons pu substituer le terme d’ « âme » à celui
d’ « individu ». Le glissement de l’un à l’autre affecte très vite la
comparaison du livre II, sans qu’aucun des interlocuteurs ne
s’en étonne. L’identité de l’individu humain et de son âme est en
effet d’autant plus spontanée, ou aisée, qu’elle a déjà été
effectuée dans les premiers dialogues et dès le début de la
République [4] .
Mais elle trouve dans la République une autre justification que
l’allégorie traditionnelle, plus précisément politique. Cette
comparaison est en effet fondée sur la détermination cognitive
de l’excellence politique  ; c’est parce que la politique doit
s’autoriser d’un savoir qu’elle peut être comparée avec le sujet
même de toute connaissance comme de toute compétence  :
l’âme. De telle sorte que l’excellence de la cité sera désormais
indissociable de l’excellence de la pensée. C’est ce qui explique,
dès le début du livre II, non seulement la disposition relative
des trois classes de citoyens (qui sont distinguées comme le sont
les trois espèces de l’âme), mais aussi le statut politique du
savoir (qui, par l’intermédiaire des philosophes-rois ou des rois
devenus philosophes, doit détenir le pouvoir dans la cité).
L’accent mis sur la connaissance dès les premiers dialogues,
puis la recherche d’une compétence (d’un savoir) proprement
politique, expliquent donc la comparaison initiale de la
République. Cette comparaison mérite d’autant plus d’attention
qu’elle donne à la République à la fois son statut de Politeía
(d’ouvrage consacré à l’examen de la constitution politique),
lorsqu’elle substitue à la recherche de la justice individuelle
celle de la justice politique, et son plan. Le comparant
psychique donne en effet à la recherche politique une aide
considérable en lui fournissant d’emblée un objet tripartite,
dont les parties peuvent être hiérarchisées et unifiées. Une fois
admis que la cité est une grande âme, il ne s’agit plus,
nonobstant quelques difficultés marginales, que de la
conformer à ce patron [5] . La fin du livre II, puis les livres III et
IV s’y consacrent, en décrivant le statut et la fonction des trois
groupes de citoyens.
On parle souvent des trois « classes » de citoyens. Le terme est
impropre, non seulement parce qu’il est anachronique, mais
surtout parce qu’il ne rend pas suffisamment l’idée que, pour
Platon, les trois groupes sont trois espèces ou trois affections
d’une même nature citoyenne, tout comme l’âme compte trois
espèces (sans qu’il y ait trois âmes différentes [6] ). Le
vocabulaire qu’emploie Platon est de surcroît loin d’être figé  :
les groupes sont désignés comme trois «  genres  », trois
«  espèces  », trois «  races  », trois «  caractères  » ou encore trois
« éléments » [7] . L’âme étant composée d’une espèce intelligente,
d’une espèce irascible et d’une espèce désirante, la cité le sera à
son tour d’un groupe désirant (ceux qui dans la cité produisent
et échangent : les agriculteurs, les artisans et les commerçants),
d’un groupe irascible (les gardiens, qui doivent protéger la cité
des ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur) et d’un groupe
intelligent (les philosophes, qui aiment la connaissance et qui
gouvernent). On rappellera par ailleurs que cette tripartition
fonctionnelle ne recoupe en rien les distinctions qui affectaient
la citoyenneté athénienne. Celle-ci obéissait d’abord à une
sélection préalable (le citoyen n’est ni esclave, ni étranger, ni
métèque  ; le citoyen de plein droit n’est ni une femme ni un
enfant), puis à des réserves successives, dont le critère majeur
était la fortune (transmise par héritage) ; enfin, l’exercice de la
plupart des charges et des magistratures était réservé à des
conditions de cens. De surcroît, la défense de la société
athénienne ne reposait pas sur un corps militaire séparé, sur
une armée de métier, mais sur la participation obligatoire de
tous les citoyens qui, pour les plus puissants, exerçaient la
magistrature de « stratège » (comme le fit Périclès), finançaient
et dirigeaient une armée que les citoyens les plus pauvres
rejoignaient, quelquefois d’autant plus spontanément que
c’était là le seul emploi qui leur était offert [8] . À l’époque où
Platon rédige la République, des années après la guerre du
Péloponnèse, alors que le fonctionnement de ce service
militaire citoyen se perd peu à peu au profit de troupes
mercenaires, Platon paraît restaurer une tripartition archaïque
(celle, indo-européenne, des fonctions productrice, guerrière et
sacerdotale) pour l’opposer à la classification sociale
athénienne et transformer entièrement la distribution de la
population citoyenne. Le levier de cette transformation doit
être le groupe des gardiens dont la fonction intermédiaire est
seule capable de rapporter l’une à l’autre la fonction
productrice à la fonction gouvernante, et seule capable
d’assumer ce que l’exercice du pouvoir suppose de force.
La conformation de ce groupement tripartite des citoyens à son
équivalent psychique n’entraîne, disions-nous, que des
difficultés « marginales ». Ce n’est pourtant pas du tout ce que
laissent entendre les précautions emphatiques de Socrate qui
dit s’attendre à tout moment à la protestation la plus violente de
ses interlocuteurs. Ces trois «  vagues  » d’objections desquelles
Socrate dit craindre qu’elles l’engloutissent, portent sur les trois
aspects les plus scandaleux du mode de vie des gardiens décrit
au livre III. Le premier concerne la participation des femmes
aux activités militaires (on les verra s’exercer nues au
maniement des armes) ; le second, la communauté des femmes
et des enfants, c’est-à-dire l’absence de vie familiale et privée,
l’absence de propriété domestique parmi les gardiens, au profit
d’une vie entièrement commune  ; le troisième, la nécessité de
confondre la philosophie et le pouvoir politique (former des
philosophes à la royauté ou des rois à la philosophie) pour
mettre fin aux maux des cités [9] . Le rappel et la justification
très argumentée de chacun de ces trois points ne cessent
d’accuser les risques que prend Socrate. Il pourrait être
« déchiré », abattu sur le champ par un Athénien horrifié. Il est
vrai que chacune de ces annonces est une remise en cause de
l’organisation politique et sociale athénienne. Exiger ainsi des
femmes qu’elles participent à la tâche la plus importante [10] ,
c’est leur reconnaître un statut que les cités grecques leur
refusaient  ; supprimer la vie familiale et instituer la
communauté des femmes et des enfants, c’est remettre en
question les fondements mêmes de la démocratie athénienne,
établie sur un partage du territoire entre des tribus (et leurs
«  dèmes  »), de la richesse entre des classes censitaires et de
l’univers domestique entre des maisons (la propriété privée de
la terre jouait alors un rôle d’autant plus important qu’aucune
réforme ne s’était réellement attaqué à l’inégalité du partage
des terres [11] ). Il est plus difficile de savoir si l’exigence que les
rois soient philosophes passait pour le songe vain d’un savant
ou pour le credo d’un oligarque hostile à la démocratie  ; quoi
qu’il en soit, Athènes ne pouvait s’y retrouver. La cité que
Socrate fonde (les trois mesures sont des lois constitutionnelles)
ne ressemble donc aucunement à la démocratie athénienne et à
ses institutions, loin de là, et c’est pour cette raison politique
que Socrate craint d’être puni et accusé [12] . Mais le
développement même de la comparaison (cité/âme) s’est fait
sans heurt. En dépit de ces difficultés ou de ces arguments
politiques, qui appellent donc des précisions, des préambules
diplomates ou des justifications, le plan de l’entretien suit un
cours très clair  : après avoir conduit la comparaison politique
en exposant la genèse et la constitution de la cité (livres II à IV),
puis justifié les aspects les plus litigieux et les plus importants
de cet exposé (IV à VII, qui se consacrent surtout à la troisième
vague, en définissant précisément la compétence philosophico-
politique), la République décrit le devenir (la corruption) de la
constitution excellente (VIII à X) avant de répondre enfin à sa
première question en définissant l’homme juste.
Dans la mesure où les livres suivants ne font qu’en préciser
certains aspects ou certains effets, on peut considérer que
l’exposé des livres II à IV est suffisamment autonome pour être
lu comme une partie distincte de l’ouvrage, qui débute avec la
comparaison politique (II, 368 c) et s’achève avec la description
de la cité juste (IV, 444 a). La spécificité de l’enquête comme de
l’argument de cette première recherche mérite qu’on lui
accorde une attention particulière.
La genèse de la cité que décrivent les livres II à IV est fondée
sur une logique additive de la satisfaction des besoins. C’est
pour satisfaire les besoins fondamentaux que les hommes se
regroupent, et c’est encore pour satisfaire peu à peu les besoins
qui voient le jour dans la cité que les métiers s’y multiplient.
Chaque besoin appelle un métier, une fonction. Cette logique
additive, quantitative, si elle a un moteur, n’a pas de limite.
Socrate lui en impose donc deux. D’abord en introduisant le
principe d’une exclusivité de la fonction (une seule fonction par
individu, c’est une forme de division du travail  ; II, 370 b - c),
puis ensuite, en mettant un terme à l’addition des métiers (II,
372 e - 373 c). Ce terme, c’est celui du «  nécessaire  », dont la
limite est transgressée par la cité lorsqu’elle ne se contente plus
de satisfaire les besoins fondamentaux et indispensables
(nutrition, logement et habillement), mais qu’elle aspire au
luxe, c’est-à-dire à la production de nouveaux besoins et à
l’acquisition de nouvelles richesses.
Les pages 370-374 du livre II offrent un résumé et une
explication efficace de la première partie de la République ; on
peut en donner un schéma dynamique circulaire dans lequel la
cité est susceptible d’obéir à deux mouvements contraires (à
deux espèces de devenir)  : le mouvement de corruption qui
conduit de la cité saine (II, 369) à la cité malade (II, 372-374), et
le mouvement de réforme qui épure la cité par l’éducation des
gardiens (II, 374 - III, 399 [13] ).

La cité peut donc connaître deux sortes de croissance opposées :


celle de l’enflure pathologique, dont le principe est l’acquisition
des richesses et l’addition des besoins, et son envers, celle de
l’éducation (des gardiens), dont la fonction est non seulement
de limiter l’extension et la corruption de la cité. Il y a quelque
chose d’étrange dans cette idée que, si on ne lui impose pas des
limites, la cité s’étend indéfiniment (et de la sorte heurte ses
voisines) [14] . L’explication en est que l’acquisition illimitée de
richesses est le véritable moteur de la croissance de la cité, à
l’exclusion de tout autre principe. Pour le comprendre, il faut
distinguer avec Socrate l’installation de la cité et sa croissance.
La première se fait dans la limite des besoins, et définit la cité
comme une «  cohabitation  » (sunoikía) d’hommes réussissant
ensemble à satisfaire leurs besoins fondamentaux. La seconde
est une croissance qui trahit l’insatisfaction des besoins,
fondamentaux ou autres. C’est un souci politique qu’on trouve
dans toute l’œuvre  : si la cité est bonne, c’est parce qu’elle a
atteint un équilibre, un état que l’on ne peut modifier sans la
dégrader. Les livres VIII et IX reprendront, pour décrire
l’injustice politique et psychologique, la leçon de ces remarques
sur le déséquilibre pathologique de la cité. On évitera toutefois
d’en déduire que la cité juste est au repos, ou que la politique
platonicienne aspire à un idéal d’immobilité (ce qui n’a aucun
sens pour cette raison très simple que toutes les choses
sensibles sont en mouvement [15] ), pour retenir de ce cycle
général de l’état de santé de la cité qu’il peut être suspendu à la
condition que les parties de la totalité civique trouvent un état
d’équilibre qui sera leur état d’excellence commune. Cet état,
c’est le plus important, n’est pas « naturel ». L’état naturel de la
cité est celui de l’accroissement des besoins et le
commencement (le fondement, archḗ) de la cité, insiste Socrate,
«  ce sont nos besoins  » (II, 369 c). Et dans la mesure où les
besoins ne possèdent pas en eux-mêmes le principe de leur
limitation et de leur accord, le fonctionnement naturel de la cité
reste toujours celui de la multiplication des besoins. C’est
pourquoi il n’est pas tant question d’accommoder ou de
corriger cette tendance naturelle, comme Glaucon semble
vouloir pousser Socrate à le faire en lui demandant de
reconnaître que certains besoins sont plus nécessaires et plus
humains que d’autres (qui ne sont bons que pour les porcs, 372
d), que d’en finir avec elle. Il faut imposer à la cité un autre
mode de vie que celui de ce fonctionnement naturel spontané,
un autre principe moteur. Il faut que la pensée fasse son œuvre
de la cité. C’est en rompant avec la forme naturelle et spontanée
de la cohabitation que la politique peut véritablement faire que
la cité soit une cité (et pas un troupeau ou un rassemblement
fortuit d’animaux humains)  ; et cette rupture ne peut être
envisagée et conduite qu’à la condition que la pensée conçoive
une forme de rassemblement et de vie commune qui échappe
au cycle du besoin et qui puisse être autre chose qu’une vie
animale raffinée. L’espèce la plus élevée de la pensée (le savoir
mathématique puis dialectique) donnera aux philosophes la
connaissance de cette forme et la capacité à gouverner la cité
dans son intérêt. Cette grande confiance en la pensée, que nous
avons parfois du mal à comprendre ou à concevoir parce que
nous ne sommes pas accoutumés à l’idée de la pertinence et de
l’effectivité politiques de la pensée philosophique [16] , est
proprement platonicienne. La République n’attend pas
simplement de la politique une certaine réflexion ou une
certaine prudence, comme on peut attendre de toute technique
une forme de pensée (le cordonnier doit savoir comment
marche un homme et ce qu’est un pied), mais l’exercice le plus
abouti de la pensée, la connaissance vraie, rien de moins.

Servir la cité
Dans la longue description des livres II à IV, la cité est le résultat
d’une addition indéfinie de parties. Mais à sa suite, une fois que
l’éducation des gardiens permet d’envisager la possibilité et les
moyens d’une limite et d’un remède à cette addition, le point de
départ de la seconde recherche est la cité conçue comme un
tout, un tout unifié dont Socrate va entreprendre de justifier ou
de préciser l’arrangement hiérarchique et le statut des
différents éléments constitutifs.
Une fois achevé ce premier plan de la cité, la République est en
mesure, pour poursuivre sa réflexion politique, d’emprunter
deux chemins : celui de la psychologie qu’a suivi la description
des quatre premiers livres, et celui de l’usage ; le premier suit le
cours de la comparaison initiale, alors que le second, auquel on
va maintenant se consacrer, a pour origine un argument
ultérieur consacré à la vertu.
Assimilant la cité à l’âme, la République ne développe pas une
comparaison inédite, mais poursuit une analyse entamée dans
le Gorgias qui définissait la politique comme la technique qui
s’occupe de l’âme, de sa santé [17] . Reprenant la définition de
l’homme comme âme dans la République, Platon y développe
donc une psychologie (c’est-à-dire ici une anthropologie) qui
conduit l’examen des différentes capacités humaines, des
différentes conduites qui résultent de l’équilibre des trois
différentes espèces de l’âme. Cet examen sera poursuivi dans le
Phèdre, en des termes semblables, puisqu’il s’agira toujours de
montrer comment l’âme doit être gouvernée, comment l’une de
ses «  parties  » doit être souveraine, pour que l’ensemble soit
équilibré et juste, excellent. La République conduit ainsi
l’examen d’un objet tripartite dont la nature est aussi bien
psychologique que politique et dont la perfection, dans les deux
cas, relève d’une connaissance de la réalité (une connaissance
des formes intelligibles). Mais, comme le montrait le texte cité
plus haut de l’Euthydème, et comme le suggère à son tour la
République, la politique, si elle est un savoir, est aussi un certain
usage  : la politikḗ est une technique. Et comme c’est le cas de
toute technique, elle a une fonction et un objet. Pour mieux le
comprendre, on va s’efforcer ici de rassembler toutes les
remarques que la République consacre à la vertu et à la
technique, deux termes qui, dans le platonisme, sont
indissociables.
On se souvient que, dans les premiers dialogues, la question
politique est traitée sous l’aspect du savoir et de la vertu, le
premier étant la cause de la seconde. L’excellence (la vertu,
aretḗ), quel que soit son domaine, repose toujours sur un savoir.
L’Euthydème, le Ménon et le Gorgias le répètent, en affirmant
que chaque réalité, chaque objet a une fonction propre,
spécifique, qui la distingue de tous les autres. Et l’excellence,
c’est une capacité à bien accomplir cette fonction. Par exemple,
on peut couper un sarment de vigne avec un couteau, avec un
tranchoir ou avec d’autres outils. Mais avec aucun de ces outils,
on ne le fera aussi bien qu’avec une serpette fabriquée à cet
effet. Ainsi, l’excellence qualifie la fonction que la chose
«  accomplit mieux que toutes les autres  » [18] . Et la vertu doit
alors être définie comme l’excellence dans la fonction propre.
Pour chaque réalité considérée sous l’aspect de sa vertu, la
question sera donc posée de sa fonction (érgon), et de sa
capacité (dúnamis) à l’accomplir. Ainsi en sera-t-il des citoyens
dans la cité, qui ne devront chacun accomplir qu’une tâche
unique ; ainsi en sera-t-il de la cité, qui possède à son tour, avec
la justice, une capacité [19] . La capacité de la cité repose toujours
sur une certaine forme de savoir, et l’examen de la vertu
renoue donc avec celui de l’âme, pour en appeler à un
gouvernement vertueux, c’est-à-dire savant de la cité. Celui ou
ceux qui gouvernent doivent être en mesure de savoir ce qui
convient à chaque chose, afin que chaque chose accomplisse
excellemment sa fonction.
Cette exigence entraîne deux conséquences, qui définissent à
partir du livre V le rôle du philosophe dans la cité.
Ce dernier doit d’abord connaître chaque chose, et notamment
chaque groupe de citoyens, afin de déterminer la nature et
l’exercice de leur fonction. C’est ce qui, du seul point de vue
politique, rend indispensable la connaissance des formes
intelligibles. La connaissance des formes est donc justifiée et
fondée sur un impératif politique. Autrement dit, et c’est sans
doute très important, la figure du «  philosophe-roi  » peut être
tenue pour la réponse donnée à une question strictement
politique : ce n’est pas parce qu’il est savant que le philosophe
gouverne, c’est parce que le pouvoir exige comme condition de
son juste exercice la connaissance de ce qui est, qu’il doit
donner lieu au philosophe (sous la forme littérale d’un
engendrement, puisque c’est la cité qui donne naissance au
philosophe [20] ). Au philosophe, ou en rendant tel le roi, puisque
cela ne changera justement rien au fait que seule importe
l’appropriation savante du pouvoir. L’importance de ce lien de
consécution est d’autant plus grande qu’on en trouve déjà un
précédent dans l’Euthydème où la politique n’est pas définie
comme souveraine parce qu’elle posséderait par elle-même une
forme de supériorité technique, mais parce que c’est la
particularité de toutes les techniques que d’œuvrer ou de
produire en vue d’un usage qui leur est souverain. De telle sorte
que c’est à partir d’une exigence propre à la nature des
techniques et à la nécessité de les rendre convenables dans une
même cité, que s’impose l’existence d’une technique
souveraine, c’est-à-dire d’un usage total des ouvrages. Il
convient donc de remarquer que la technique (ou la science)
politique n’est pas autonome, au sens où elle ne possède pas
elle-même le principe de sa souveraineté, de son pouvoir
(archḗ). Au contraire, elle est bien davantage un terme, l’effet
d’une cause finale, puisqu’elle vient achever une perfection qui
lui préexiste (la cité), et qu’elle est la réponse donnée à des
exigences qui ne lui sont pas propres (la cité doit être sagement
gouvernée). Dans les termes de l’Euthydème, la République ne
consacre donc pas la politique comme une technique absolue,
suffisante, elle en fait plutôt un savoir indispensable, déduit
d’une réflexion qui excède le seul objet de la cité (tout comme le
savoir du dialecticien excède le domaine des affaires
politiques). Il est donc impossible de conférer la moindre
spécificité au savoir politique ou de lui réserver une
souveraineté technique ; sauf à admettre, comme les dialogues
postérieurs à la République en feront l’hypothèse, que la
politique produise en partie son objet, œuvre elle-même à la
mise en ordre et à la perfection de la cité.
Ensuite, le philosophe doit gouverner. Gouverner
excellemment, c’est rendre les citoyens meilleurs, vertueux et
savants. C’est là la fonction du philosophe, la technique qu’il
peut exercer parce qu’il possède une connaissance adéquate de
la réalité (la dialectique, c’est-à-dire la science qui connaît ce qui
est, et non seulement ce qui devient [21] ). On trouve donc ici la
précision qu’espéraient les précédents dialogues : le savoir qui
rend l’homme politique compétent, c’est la dialectique, la
capacité à saisir « la raison de ce qu’est chaque chose » (VII, 534
b 3-4).
La compétence politique obéit, dans la République à une
détermination finale, téléologique, qui est celle de la fonction.
On en trouve une explication aboutie au livre IV, lorsque
Socrate évoque la manière dont, parmi les gardiens, il faudra
choisir les dirigeants de la cité (412 b - 415 e). Socrate y explique
comment (à la faveur d’épreuves) on doit choisir ceux qui se
montreront le plus « utiles » à la cité, le plus à même de faire ce
qui est le mieux pour la cité. On remarquera que c’est toujours
une logique de l’intérêt, ou de l’avantage (sumphéron), qui
préside à cet exposé. C’est l’intérêt du tout de la cité que doivent
favoriser les dirigeants. C’est là leur compétence. Ce qui est
remarquable, et nouveau, c’est que leur compétence n’est pas
l’expression d’une faculté particulière, encore moins d’une
faculté qui serait partagée, à des degrés divers, par tous les
hommes. Il s’agit seulement d’une fonction (gouverner la cité
dans son intérêt), définie comme toutes les autres techniques
par son aptitude à favoriser l’objet qui est le sien. C’est cette
fonction qui distingue les gardiens du reste de la population et
c’est en vue de cette fonction, qui joue le rôle de cause finale,
qu’ils sont isolés et formés. Et c’est encore en vue de cette
fonction que l’on distingue les meilleurs d’entre eux. C’est donc
la fonction gouvernementale, la fonction directrice, qui
détermine le choix des hommes compétents. Platon ne
présuppose donc jamais que tous les hommes soient
susceptibles d’exercer le pouvoir. À la différence de certains de
ses successeurs (dont Aristote) et de la plupart des Modernes,
Platon ne se pose pas la question de savoir «  qui  » doit
gouverner, ni n’entreprend de classer et de nommer les régimes
selon le sujet qui possède et exerce le pouvoir. Il se demande au
contraire qui est à même d’assurer une fonction
gouvernementale dont il n’existe qu’une forme, qu’une espèce,
la bonne. On voit que, là où le Ménon par exemple continue de
se demander s’il existera un jour un homme capable de bien
gouverner, la République semble faire un pas de plus  : comme
cet homme qu’exige la fonction n’existe pas aujourd’hui, il
convient de le former.
La technique politique de la fonction gouvernementale n’a ainsi
et par définition qu’un unique intérêt, celui de la cité conçue
comme un tout. C’est ce que cherche à établir un texte dont
l’importance au cœur de la République est absolument
déterminante, car il doit vérifier, à l’échelle de la cité entière,
l’hypothèse selon laquelle c’est dans leur intérêt à tous que les
citoyens sont dirigés comme ils le sont dans la cité juste.
Répondant à Adimante qui lui reproche de réserver un sort
bien pénible à ses gardiens (interdits de propriété privée, d’or
et d’argent comme de femme et d’enfants à eux), Socrate
entreprend de lui montrer qu’ils sont au contraire les plus
heureux des citoyens. Avec cette objection d’Adimante, la
République rencontre ce que nous pourrions identifier comme
le problème classique de la convenance ou de la compatibilité
de l’intérêt particulier, individuel, et de l’intérêt de l’ensemble
de la cité, de la communauté. Comment un citoyen peut-il être
sûr, comment peut-il se persuader ou être convaincu que son
intérêt ou son avantage (comme son bonheur) dépend
strictement de celui de la cité ? La question n’est pas pertinente
et elle ne peut être posée qu’à se méprendre sur le compte de
l’intérêt (et du bonheur) de chacun qui n’est possible, comme
Socrate vient de l’expliquer, que si la cité trouve le sien. Elle est
pourtant déterminante dans la mesure où Platon ne s’y dérobe
pas, mais s’en sert au contraire comme d’un prétexte à une
analogie indispensable à la définition de l’unité de la cité.
Provoquée par l’objection d’Adimante, cette mise au point de
Socrate clôt la comparaison de l’âme et de la cité, mais aussi la
description de la genèse de cette dernière :

«  Nous devons modeler la cité heureuse non pas en


prélevant un petit nombre de gens en elle pour les rendre
tels, mais en la rendant telle tout entière. Tout de suite après
nous examinerons celle qui est à l’opposé. C’est comme si
quelqu’un, alors que nous mettons de la couleur sur une
statue d’homme, s’approchait pour nous critiquer, parce que
ce n’est pas sur les belles parties de l’être vivant que nous
appliquerions les plus belles couleurs  : ainsi les yeux, alors
qu’ils sont ce qu’il y a de plus beau, n’auraient pas été peints
en pourpre, mais en noir. Il me semble que notre défense
devant lui serait appropriée si nous lui disions  : “Homme
étonnant, ne crois pas que nous ayons à peindre les yeux en
les rendant si beaux qu’ils ne paraissent plus être des yeux,
et ainsi de suite pour les autres parties du corps  ; examine
seulement si, en restituant à chacune d’elles ce qui lui
convient, nous rendons beau l’ensemble. Et dans ce cas-ci en
particulier ne nous contrains pas à associer aux gardiens un
bonheur tel qu’il fera d’eux tout autre chose que des
gardiens” » (IV, 420 c 2 - e 1 [22] ).

Cette analogie (il ne s’agit plus d’une comparaison) permet à


Socrate de dissiper l’ambiguïté qui demeurait jusque-là dans
l’esprit de ses interlocuteurs quant à l’origine de la constitution
forgée devant eux. Celle-ci n’est pas athénienne, la cité dont la
République trace le plan n’est pas grecque. On peut dire de son
matériau – des métiers qu’elle retient, de ses institutions ou de
l’essentiel de ses savoirs –, comme on le dira de celui des Lois,
qu’il est grec et que Platon n’invente pas sa cité. Mais la
configuration constitutionnelle de ce matériau va à l’encontre
de tout ce que les Athéniens connaissaient et concevaient en
matière de vie commune et de gouvernement. Que l’unité de la
cité soit un thème majeur des discours et des représentations
politiques est bien attesté, comme on le disait de la
personnification élogieuse d’Athènes. Mais le rassemblement
des citoyens dans le corps unique de la cité, sous une même
volonté, n’est communément conçu qu’à la condition que la
question du pouvoir soit réglée et que l’une des « parties » de la
cité l’exerce [23] . Le texte de la République traite de cette
appropriation du pouvoir par un groupe comme une forme
d’exception politique et finalement comme une situation
factieuse (un état de dissension). C’est à ce titre que l’idéologie
oligarchique, selon laquelle les «  bons  », les bien nés, doivent
gouverner les «  méchants  », est ici condamnée [24] . La
représentation traditionnelle du pouvoir, du régime politique
nommé d’après la partie qui gouverne le tout, que la Politique
d’Aristote s’efforcera de préciser, est étrangère à la pensée de
Platon qui, encore une fois, considère la question du tout de la
cité à rebours  : en prenant pour hypothèse et point de départ
l’unité de la cité, Platon considère l’individu-citoyen, quel qu’il
soit, comme une fonction de la cité. L’insistance sur le motif du
métier et sur la nécessité pour chacun de n’exercer qu’une
seule fonction trouve ici sa véritable justification, quand celle
de l’efficacité restait discutable. Les trois groupes de la
République, on l’a déjà rappelé, sont des groupes fonctionnels
qui distinguent trois genres de fonctions : celles qui œuvrent à
la nutrition, à l’habitat, aux échanges et aux services, celles qui
sont relatives à la défense et celles enfin qui relèvent de la
pensée et du gouvernement. Nous comprenons maintenant
qu’aucun de ces trois genres n’est concevable sans les deux
autres et qu’aucun citoyen ne peut séjourner dans la cité qui ne
prendrait part à l’un ou à l’autre des trois. C’est donc la fonction
qui définit indissociablement la cité et la citoyenneté. La cité est
la compossibilité et la convenance des fonctions, la citoyenneté
en est l’exercice. Cette forme d’adéquation ne correspond guère
à la manière dont nous concevons, depuis l’âge moderne, les
rapports de l’individu et de la communauté. La conception
moderne de l’ordre commun ou étatique comme réalisation et
satisfaction mutuelle de l’intérêt privé des citoyens et de
l’intérêt de l’État, ou bien encore comme réalisation
involontaire de l’intérêt commun par la satisfaction volontaire
des intérêts particuliers [25] , est étrangère à l’auteur de la
République. Non pas seulement pour cette raison historique que
les Grecs n’étaient guère disposés à accorder à l’individu
l’épanouissement ou l’autonomie que la modernité lui
réservera, ce qui paraîtrait d’autant plus improbable ici
qu’Adimante proteste presque comme un moderne. Mais parce
que Platon ne considère pas l’individu ou le citoyen comme
l’élément premier ou initial de sa réflexion qui entreprend au
contraire de décrire un processus d’individuation.
La lecture des quatre premiers livres de la République, auxquels
le texte cité plus haut sert de première conclusion, décrit la
genèse de la cité en individuant des citoyens par une série de
procédés et d’épreuves pédagogiques destinés à faire que
chacun reconnaisse ou admette la fonction qui doit être la
sienne dans la cité, selon sa nature et ses capacités. De la sorte,
pour le dire maintenant en termes contemporains, Platon ne se
pose pas la question de savoir comment un citoyen peut
intérioriser la norme sociale qui régit la cité (et dont la maxime
principale est « à chacun une fonction du même tout »). Il ne se
demande pas comment l’individu ordonne sa propre conduite à
cette norme qu’est le bonheur ou l’intérêt de la communauté, ni
encore comment il connaît ou comprend cette norme. On ne
demande au citoyen de la République qu’une conviction, que les
dirigeants doivent obtenir à tout prix – fut-ce celui du
mensonge (le mythe) –, celle que la cité est une unité. Une unité
indivise, obtenue par l’institution des fonctions qui sont
indispensables à son maintien. Cette unité de la cité est celle
d’une pluralité en équilibre qu’il faut sans cesse favoriser (en
formant les citoyens pour les rendre le meilleur possible et en
écartant toutes les conditions de dissension), mais qui connaîtra
inéluctablement la corruption dont le livre VIII décrit le
cours [26] .
Il n’existe ainsi, à strictement parler, qu’une seule cité pour
l’auteur de la République, celle dont son ouvrage décrit la
constitution. Toutes les cités passées, existantes, proches ou
lointaines, sont des cités corrompues, déséquilibrées ou
factieuses. Par définition, il n’y a qu’une cité susceptible
d’instituer le rassemblement ordonné des fonctions ; de même
que la fonction est vertueuse lorsqu’elle excelle (lorsqu’elle est
accomplie le mieux possible), de même la cité est vertueuse
lorsque l’ensemble des fonctions excellentes sont associées dans
une communauté autarcique. Il ne peut y avoir pour Platon
deux totalités de cette sorte  : il n’y a qu’une cité une. Elle est
cette communauté des vertus singulières, cette existence
conjointe de fonctions excellentes, que Platon appelle
«  justice ». La justice n’est ni un genre d’action rapporté à une
norme, ni un critère particulier d’excellence, elle n’est pas
même véritablement une vertu, mais elle est le signe, l’indice de
la convenance de toutes les vertus. Et cela, insiste Platon, aussi
bien en l’âme que dans la cité, puisque chacune d’elle, « formée
de plusieurs » doit « devenir tout à fait une » [27] .
On retiendra de ce texte qu’il soustrait la République au
dilemme de la confrontation de l’intérêt individuel et de
l’intérêt de la cité en rappelant que le premier n’est que l’une
des fonctions du second. C’est pourquoi on peut dire d’un
citoyen, ou d’un groupe fonctionnel de citoyens, qu’il est comme
une capacité (dúnamis) de la cité. C’est pourquoi encore ce qui
doit présider à la convenance et à la disposition de ces fonctions
reste toujours le principe de la sauvegarde et de l’équilibre de
l’ensemble (son harmonie ou sa santé, selon le modèle [28] ).
Dans la cité excellente ainsi définie, le citoyen se rapporte
évidemment à la cité par le biais de sa fonction ; c’est là son rôle
(exercer la fonction qui lui est propre), sa contribution au tout
de tous les citoyens. Mais l’exercice de sa fonction n’épuise pas,
comme semble le craindre Adimante, l’essentiel de la vie d’un
citoyen. On a tort de s’en tenir à cet aspect du rapport civique
en négligeant tous les motifs d’une formation, d’une culture, de
modes de vie et d’exercices qui sont dans la République partagés
par tous les citoyens. Que la maîtrise des savoirs les plus dignes
ne soit pas le lot commun mais qu’elle se trouve réservée
seulement à ceux qui, possédant un bon naturel, auront suivi le
cursus académique qui doit les conduire au gouvernement de la
cité, ne signifie pas que les autres citoyens, moins éduqués,
soient abandonnés à de faux savoirs ou à des opinions de
circonstance. L’intérêt que montre Platon pour la direction des
opinions, qui peut prendre la forme d’une censure sévère
contre ceux des poètes ou des rhéteurs qui s’aventureraient à
faire naître des croyances impies ou contraires à la
conservation de l’unité de la cité dans les âmes les plus
malléables, est l’intérêt de celui qui conçoit la vérité non pas
comme un régime de pensée (ou de discours) suffisant et
autonome, non pas seulement encore comme un mode de
perception (intelligible) de la réalité, mais aussi comme une
disposition de l’âme à vouloir ordonner tout ce qui la concerne
à la perfection qu’elle peut concevoir. Ainsi, si vous connaissez
vraiment la bonté ou la beauté, c’est-à-dire si vous connaissez la
Forme du bien ou celle du beau, votre âme aura sans cesse le
désir et la volonté de favoriser la présence et l’advenue de
bonnes et belles choses. Elle aura, simplement, le désir de
persévérer dans cette jouissance dont le mythe du Phèdre
donne la version la plus enthousiaste (247 b-248 c). La vérité,
dans la République, est également profuse, puisque la
connaissance vraie d’un objet est toujours le point de départ de
la découverte d’un autre [29] , mais aussi parce que la
connaissance se favorise ou s’engendre elle-même  : celui qui
sait, insiste Platon, doit pouvoir enseigner. On comprend que,
dans la sphère politique, il lui suffise de confondre
volontairement l’exercice du pouvoir et la pédagogie (rendre les
hommes meilleurs) pour en conclure que gouverner suppose
que les opinions soient dirigées, formées ou suscitées de
manière à être ordonnées à la vérité. De ce point de vue,
l’objectif philosophico-politique principal est la production
d’opinions droites concernant la cité et la conduite que chacun
doit y suivre. La diversité des fonctions et la séparation
hiérarchique des groupes fonctionnels ne signifie donc pas que
les citoyens sont séparés sous le rapport des fins du savoir et
des conduites, ni même qu’ils sont personnellement et
irrémédiablement séparés [30] . En ce sens, la cité excellente
platonicienne montre une perméabilité et une mobilité sociale
très différente de ce que pouvait connaître un athénien, inséré
dans le réseau tenu et rigide de multiples appartenances
familiales, tribales institutionnelles et censitaires [31] . La
République restreint la citoyenneté à l’exercice d’une fonction et
à la maîtrise de soi adéquate à cette fonction. Pour exercer
excellemment sa fonction, il faut se rendre compte qu’elle est
une fonction particulière, une fonction compossible et associée
à toutes les autres. Il faut donc que, d’une manière ou d’une
autre, chaque citoyen se représente la cité comme une totalité,
comme l’unité d’une multiplicité à laquelle lui-même appartient
et ressemble : la cité est bien une excellente manière de vivre. Et
tout comme c’est le cas d’une vie individuelle, son excellence
n’est jamais définitivement acquise, mais il faut sans cesse
œuvrer en sa faveur (éduquer tous les enfants, former tous les
citoyens).

La science (et la) politique


La science politique peut être définie comme la connaissance
(philosophique, dialectique) de ce qui convient à chacun et à
tous dans la cité. C’est ainsi que se trouvent réunies les deux
séries argumentatives consacrées l’une à l’âme (introduite par
la comparaison initiale), l’autre à la vertu (introduite dès le
début de l’ouvrage quand Socrate demande ce qu’est un homme
juste). Désormais, en effet, l’excellence psychologique et
l’excellence politique sont confondues  : quand la cité est
gouvernée par la compétence philosophique, l’excellence
psychologique des conduites humaines, l’excellence des
relations entre les citoyens et l’excellence de la cité comme
totalité juste, sont confondues. C’est exactement ce que montre
la définition de la justice comme excellence du rapport des
parties d’un même tout animé (IV, 443 a - 444 a). De ce point de
vue, la République dissipe bien la réticence qu’exprimait Socrate
dans l’Euthydème : la totalité des activités dans la cité peut être
confiée au dialecticien qui possède effectivement la compétence
«  synoptique  » nécessaire à l’excellence de toutes choses [32] . Il
faut y insister : c’est cette compétence synoptique qui permet au
dialecticien de gouverner. C’est parce qu’il connaît la
« parenté » des enseignements, c’est-à-dire leur spécificité, leur
relation et leur possible subordination, que le philosophe les
commande.
La définition cognitive de la politique (qui confond le pouvoir
politique et le savoir du dialecticien) n’épuise toutefois pas
l’ensemble de sa fonction et de son usage. Définir la politique
comme une technique et comme un certain usage suppose que
l’on puisse définir ses règles aussi bien que son objet, le
matériau qu’elle met en forme comme la production qui est
éventuellement la sienne. Cela nous permettrait – dans les
termes déjà cités de l’Euthydème – de comprendre comment la
politique peut être souveraine sur toutes les autres techniques,
sur toutes les productions. Mais la République ne remplit pas
cette condition. Et cela, pour trois raisons.
En premier lieu et au contraire de l’Euthydème, la République ne
définit pas cette espèce particulière de science ou de technique
qu’est la politique ; elle se contente seulement de l’évoquer [33] .
Elle ne définit jamais, comme telle, la politique, pour ne traiter
que de son objet présumé, la cité et sa constitution, sans définir
la science ou la technique qui en prend soin [34] . Et si cette
définition fait défaut, c’est précisément parce que la dialectique
du philosophe s’y substitue, en confondant la souveraineté
politique et la science dialectique. Encore une fois (nous disions
de la science politique qu’elle était la dialectique au pouvoir),
c’est donc parce qu’elle lui donne une réponse cognitive et
subjective que la République peut éluder la question de la
disposition relative des savoirs et des activités dans la cité  ; la
nature de ces usages et de leurs rapports peut être négligée dès
lors que se trouve désigné le sujet souverain sur le tout de la
cité.
En second lieu, c’est la conséquence de ce qui précède, la
substitution de la science dialectique au savoir politique
explique que la République ne s’intéresse guère à la production
et à l’usage que fait «  de toutes choses  » la politique. Cette
réflexion, que l’Euthydème semblait appeler avec une certaine
urgence, n’y occupe qu’une place marginale. La raison en est
d’abord la nature et la fonction du philosophe dans la cité
excellente. Celui-ci n’est pas un artisan, un technicien ; comme
nous venons de le rappeler, il administre seulement – c’est là le
caractère pédagogique de sa fonction politique – une perfection
achevée. Dans la République, Platon distingue le philosophe-roi
d’une autre espèce de techniciens politiques. Ce sont les
fondateurs de la cité : Socrate et ses interlocuteurs. Ce sont eux,
et non pas le philosophe qui lui la gouverne, qui la fondent « en
paroles  » (II, 369 a). Ce sont eux encore que Socrate présente
dans le livre VII comme les « fondateurs » de la cité (519 c 8 [35] )
dont la fonction est de contraindre les philosophes à gouverner
leur ouvrage [36] . Cet ouvrage façonné qu’est la cité dans son
ensemble est présenté comme un tableau, une toile sur laquelle
les fondateurs dessinent un plan, en imitant le modèle divin (VI,
500 d - 501 c). Cette importante comparaison technique (le
fondateur de cité est une sorte d’artisan) ne peut être comprise
qu’à condition que l’on distingue bien le rôle qu’elle attribue à
chacun de ses différents personnages. Le «  dessinateur de
constitutions politiques  » n’est pas le gouvernant de la cité  ; il
en trace seulement le plan, la figure (501 a 9 - c 6), en imitant un
modèle divin et ordonné dont la dernière page du livre IX dira
qu’il est peut-être « situé là-haut, dans le ciel » (591 a-b [37] ). Le
tableau en est donc une copie, qui crée des mœurs humaines
«  à la ressemblance divine  » (VI, 501 b)  ; celui qui gouverne la
cité n’a pas pris part au dessin de ces mœurs, son rôle est
simplement de les distribuer selon leur nature.
La troisième et dernière raison du silence de la République
quant à l’éventuelle spécificité de l’usage et de la technique
politiques est l’absence d’intérêt de ses interlocuteurs pour la
nature et la disposition des corps dans la cité. On pourrait pour
l’établir s’en tenir au fait que l’analogue de la cité et de ses trois
classes est l’âme et ses trois espèces, puis insister sur le fait que
cette comparaison psychologique oblige l’entretien à s’en tenir
au seul domaine de la pensée et des mœurs (les mœurs
individuelles du livre VIII mimant l’état de la cité). Mais une
critique plus précise s’impose [38] . La République ne donne
aucune représentation des corps humains, ni plus
généralement des « choses humaines et mortelles » (ni mention
géographique, ni mention architecturale, tous les objets ont été
congédiés avec le luxe de la cité malade). On peut l’expliquer de
deux manières. D’abord donc, en rappelant que la République
représente la cité à l’imitation d’un modèle psychologique,
voire céleste, et qu’elle peut ce faisant se contenter d’en appeler
à des formes d’organisations ou d’harmonies relativement
lâches, dépourvues de toute « corporéité ». Mais on peut ensuite
l’expliquer en montrant que, faute de lui accorder un statut
technique ou épistémologique particulier, la République ne
donne à la politique aucun objet spécifique  ; au contraire, en
faisant roi le philosophe, elle empêche que ce politique puisse
être le sujet d’une forme d’activité autre que nomothétique. Le
gouvernant ne dispose d’aucun objet particulier, mais il légifère
de manière à ce que, parmi les objets existants, certains soient
maîtrisés ou exclus. C’est encore l’enflure morbide de la cité au
livre II qui en donne la meilleure preuve. Le lecteur s’en
aperçoit souvent, la République ne revient jamais à la
constitution saine d’abord imaginée par Socrate (celle qui
répond seulement aux besoins indispensables). Au contraire, et
ce n’est pas sans surprendre, la constitution excellente a pour
point de départ la cité malade, celle qui compte en son sein une
multitude de métiers et des gardiens (ayant empiété sur les
territoires voisins, la cité doit faire la guerre). La perfection sera
donc atteinte, à la fin du livre IV, au prix d’une définition des
fonctions de chacun, et d’une contrainte légale dont la fin est de
disposer les unes à l’égard des autres les différentes classes, en
leur attribuant une qualité et une fonction [39] . Avant que d’être
parfaite, la cité aura donc été corrigée, épurée. La politique ne
consiste ainsi qu’en l’épure philosophique d’un matériau
préexistant, et c’est pour cela qu’elle n’est pas une technique
spécifique.
La République est une Constitution originale et provisoire. Se
mesurant à un genre de la littérature politique bien représenté,
celui du traité en prose consacré à l’examen des constitutions
politiques et à la définition de la cité la meilleure [40] , Platon en
modifie le principal fondement. Contre la tradition déjà en
vigueur dans ce genre de traités partisans, qui se battent pour
que le pouvoir soit remis à celui ou à ceux dont ils servent le
parti, Platon entreprend de faire du choix du sujet gouvernant
le dernier effet de la disposition des éléments de la cité et du
mode d’exercice du pouvoir adéquat à leur organisation. En
d’autres termes, selon que la cité est excellente ou seulement
oligarchique, voire encore démocratique, celui ou ceux qui la
gouvernent sont plus ou moins savants, et avec eux les citoyens
plus ou moins bons. Les gouvernants et les gouvernés, la
disposition de leur âme, deviennent ainsi les effets et les indices
de la valeur des constitutions évoquées (c’est particulièrement
clair dans le livre VIII, où, à chaque régime énuméré, Platon fait
correspondre un individu et un mode de connaissance). Le
philosophe fait de l’examen de la cité le point de départ de la
réflexion politique et de son unité la fin de la pensée et de
l’action politiques. Il conçoit à cet effet une science politique,
qui n’est autre chose que la dialectique appliquée à l’intérêt de
la cité  : il faut saisir la raison de ce qu’est la cité. Ce qui est
élaboré et exposé dans la République ne fera pas l’objet d’un
reniement dans les dialogues ultérieurs, qui continuent de
concevoir l’administration de la cité comme une formation,
gouvernée par le savoir et destinée à prévenir la cité d’une
corruption pourtant inéluctable. En revanche, la manière dont
peuvent être conçus l’unité de la cité et son intérêt vont
connaître une série de modifications destinées à lever les
ambiguïtés sinon les limites du modèle psychologique et
pédagogique adopté par la République. Celle-ci, souligne Socrate,
n’est qu’un plan, une esquisse.

Notes du chapitre
[1] ↑  La Politeía est le titre même du dialogue de Platon.
[2]  ↑  Toutefois, on le verra plus loin, Platon va substituer une analogie à cette
comparaison (au début du livre IV).
[3]  ↑  La justice dans l’individu doit être identique à la justice dans la cité. La
comparaison était déjà annoncée au livre I, en 351 a-352 a. Elle doit être distinguée
du passage du Politique qui lui fait très précisément écho (277 d - 278 c) ; là, l’Étranger
définit le paradigme (il s’agit d’en désigner un pour la politique) avec le même
exemple grammatical, mais il lui fait jouer un tout autre rôle : il s’agit de reconnaître
les éléments de l’alphabet, mais dans des syllabes différentes. Le paradigme suppose
ainsi «  deux formes de combinaisons  » (278 b), dont l’une sert de paradigme à la
compréhension de l’autre. Rien de tel dans la République, qui propose simplement le
même objet, la même combinaison, grandie.
[4] ↑  « L’âme est l’homme », Alcibiade, 130 c 3. Et le premier livre de la République
reprend cette définition (notamment en 353 d-354 a, dans les deux dernières pages
du livre I).
[5] ↑  Cette facilité ressemble fort à une pétition de principe, ou à un cercle vicieux,
puisque l’entretien, une fois admis qu’il existe bien trois des citoyens, se posera à la
fin du livre IV la question de savoir si, dans l’individu, il y a bien trois espèces de
l’âme (où l’on retrouve la comparaison du livre II, voyez IV, 434 d - 436 b).
[6] ↑  Pour Platon, l’âme est le sujet de deux activités, la pensée et le mouvement.
Incorporelle et, de ce fait, immortelle, elle est un principe de mouvement qui peut
soit mettre en mouvement (à animer) des corps, soit entrer elle-même en contact
avec d’autres réalités incorporelles. Celles-ci, parce qu’elles sont perçues par
l’intellect, sujet de la connaissance, sont les réalités intelligibles (les «  Formes
intelligibles » ou les « idées »). Principe de tout mouvement et de toute connaissance,
l’âme est ce qui individue les choses sensibles : lorsqu’elle se trouve liée à un corps,
l’âme donne la vie à un être vivant. Pour une description de l’âme et de ses fonctions,
voir, outre le livre IV de la République, le Phèdre (245 c - 249 d) et le Timée (à la
«  psychologie  » de laquelle j’ai consacré «  L’âme et la moelle. Les conditions
psychiques et physiologiques de l’anthropologie dans le Timée de Platon  », dans La
communauté des affections. Études sur la pensée éthique et politique de Platon, Paris,
Vrin, 2008, p. 49-78.
[7] ↑  Un passage du livre IV en donne une idée assez claire, en 434 c - 436 b. Comme
on va le voir, ce qui fait le caractère d’un groupe, c’est sa fonction.
[8]  ↑  L’Athénien était indistinctement citoyen et soldat. J.-P. Vernant a décrit cette
homogénéité athénienne du guerrier et du politique dans «  La guerre des cités  »
(introduction aux Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, sous la direction de J.-P.
Vernant, Paris, Éd. de l’EHESS, 1968, reprise dans Mythe et société en Grèce ancienne,
Paris, Maspero, 1974). Voyez désormais l’indispensable ouvrage de V. D. Hanson, The
Western Way of War, Infantry Battle in Classical Greece, Berkeley, University of
California Press, 2000².
[9] ↑  C’est cette coïncidence du pouvoir politique et de la philosophie en un seul qui
a donné lieu à la figure légendaire du «  philosophe-roi  » (c’est une légende de
lecteurs, car l’expression n’est pas de Platon). On s’en méfiera tout autant pour ce
qu’elle laisse supposer de pouvoir unique (alors que Platon emploie le pluriel : il faut
« que les hommes puissants philosophent », V, 473 d), que pour le primat maladroit
qu’elle attribue au philosophe (alors que l’expression «  roi-philosophe  » devrait
convenir tout autant).
[10] ↑  La République, en VII, 540 c, est explicite  : les femmes peuvent gouverner la
cité.
[11]  ↑  La critique de la famille est un trait caractéristique de la pensée politique
platonicienne ; j’y reviens dans le dernier chapitre, infra, consacré aux Lois.
[12]  ↑  La protestation a lieu, quoique très atténuée par toutes les précautions de
Socrate. C’est une protestation politique  : le «  grand changement  » introduit par
Socrate est immédiatement désigné par Adimante comme «  changement complet  »
apporté à un « régime politique » (V, 449 d).
[13] ↑  « Et par le chien, dis-je, sans nous en apercevoir nous avons épuré à nouveau
cette cité dont tout à l’heure nous affirmions qu’elle était dans le luxe » (III, 399 e).
[14] ↑  D’autant plus étrange que le corps de la cité, comme celui de tout individu,
devrait s’accroître seulement dans certaines limites. Mais l’extension territoriale
n’est pas conçue ici comme le corps de la cité. L’usage que fait la République des
comparaisons et des analogies physiologiques reste souvent très ambigu, on va le
voir.
[15]  ↑  Mais aussi bien sûr parce que l’on peut, à la condition de provoquer les
changements efficaces (rendre le pouvoir philosophique), faire que la cité change
dans le bon sens, et devienne excellente alors qu’elle était corrompue.
[16]  ↑  Ou bien nous ne concevons cette pertinence que sous l’aspect de la
compétence technique (c’est notre idéologie «  technocratique  »). Les réactions des
interlocuteurs de Socrate, ou encore l’écho très hostile que donne une comédie
comme celle des Nuées d’Aristophane (qui tourne en dérision l’école socratique,
peuplée de rêveurs ridicules), laissent supposer que Platon rencontrait une
incompréhension très forte. Mais la méfiance d’alors n’est pas l’indifférence
d’aujourd’hui.
[17] ↑  464 b-c ; la politique compte alors deux parties, la justice et la législation.
[18] ↑  République, I, 353 a 10-11 ; voir 352 e - 353 a.
[19] ↑  I, 351 b-c.
[20] ↑  République, VII, 520 b, que l’on peut prendre au pied de la lettre.
[21] ↑  Selon la définition que donne le livre VII, 533 e - 534 b. Voir auparavant, les
pages V, 476-480.
[22] ↑  Trad. par P. Pachet, Paris, Gallimard, 1993.
[23]  ↑  C’est ainsi que Périclès, alors qu’il loue l’unité dont fait preuve Athènes en
guerre, l’explique par le fait que c’est le peuple (le ) et non une minorité qui y
possède le pouvoir. Voir l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, notamment l’oraison
funèbre, II, 35-46.
[24] ↑  Le parti des oligarques est encore plus explicitement visé en République, VI,
499 b - 500 d, lorsque Socrate explique que le peuple et les philosophes sont
finalement opposés aux mêmes ennemis, à ces « quelques-uns » (olígoi) ennemis du
bonheur de la cité comme du savoir.
[25] ↑  La première version est une paraphrase de Hegel (La raison dans l’histoire, p.
109 de la traduction de K. Papaioannou (1965), Paris, Christian Bourgois, 1979), la
seconde un résumé d’Adam Smith (The Theory of Moral Sentiments (1790), IV, 1, § 10
de la Glasgow edition, Oxford, Oxford University Press, 1976).
[26] ↑  Ce n’est d’ailleurs que dans le livre VIII qu’apparaît une disjonction, d’ordre à
la fois psychologique et politique (selon les termes de la comparaison du livre II),
entre les fins individuelles et l’ordre de la cité. Pour que quelque chose comme une
intériorité « subjective » puisse s’opposer à l’observation de la norme commune, de la
règle de conduite convenant à l’unité de la cité, ou pour qu’un citoyen entreprenne
de vivre à l’encontre de ce que dicte la cité, il faut que cette dernière soit défaillante
ou défaite.
[27] ↑  Voir IV, 443 c-e.
[28]  ↑  Dans les pages auxquelles on se rapporte ici le plus souvent, la cité est
comparée à un être vivant ; c’est une précision de la personnification dont elle était
l’objet dans les premiers dialogues. Le recours au vocabulaire de l’organe, des
fonctions organiques et des hiérarchies fonctionnelles devient un outil privilégié de
la réflexion politique. La chose est sans doute d’autant plus frappante qu’il n’est par
ailleurs guère question du corps dans la République.
[29]  ↑  L’analogie de la Forme du bien avec le soleil, au livre VII, évoque la
connaissance vraie comme une marche, un progrès continu.
[30]  ↑  Le long chapitre (372 d - 427 c) consacré à l’éducation des gardiens et aux
épreuves qu’on leur impose afin de savoir lesquels d’entre eux pourront poursuivre
leurs études et devenir dialecticiens-dirigeants montre assez clairement qu’un
individu peut être chassé d’un groupe fonctionnel vers un autre, ou accéder au
contraire à un autre, selon ses capacités à accomplir la fonction indispensable (voir
surtout II, 374 b - 376 c, puis III, 412 b-414 b).
[31]  ↑  Pour une représentation claire et complète de la société athénienne et des
institutions, voir M. H. Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène,
trad. par S. Bardet, Paris, Les Belles Lettres, 1993².
[32] ↑  Le caractère synoptique de la dialectique est évoqué dans le livre VII, 533 c-d,
534 e et 537 c. Le dialecticien, « celui qui saisit la raison de ce qu’est chaque chose »
(534 b 3-4), est « celui qui est capable d’avoir une vue synoptique » (537 c 6-7 ; c’est
pourquoi il faut donner aux (jeunes) naturels philosophes « une vue synoptique de la
parenté des enseignements les uns avec les autres, et avec la nature de ce qui est
réellement », 537 c 1-3).
[33]  ↑  La République ne mentionne qu’une fois l’existence d’une «  technique
politique », en l’associant, à la faveur d’un exemple, à la peinture et à la musique ; VI,
493 d 3. Elle n’emploie jamais l’expression «  science politique  ». La rareté
terminologique devrait donc inviter à la prudence, sinon à l’étonnement  : la
République parle peu de politique.
[34]  ↑  Les objets de la politique, son domaine, sont les «  affaires de la cité  », les
politiká ; voir notamment III, 407 d 4 ; VI, 496 c 3 et 498 b 8 ; VIII, 558 b 7 ; IX, 592 a 5,
ainsi que, supra, la n. 1, p. 18.
[35]  ↑  , ceux qui établissent dans une demeure, qui installent. Ce sont
aussi bien les fondateurs que ceux qui colonisent (l’Athénien des Lois désigne ainsi
Clinias et les « neuf autres fondateurs » de la colonie, VI, 753 a 9).
[36]  ↑  «  C’est donc notre tâche, à nous les fondateurs, que de contraindre les
naturels les meilleurs », VII, 519 c. Et cette contrainte se fait au nom de la perfection
du tout de la cité. C’est le trait commun de toutes les comparaisons «  artistiques  »  :
l’assimilation de la cité à un ouvrage de la technique permet de considérer cette
dernière, et de le souligner à chaque fois, comme un objet unique, une totalité (qui
prime sur ses parties, et qui apparaît suffisante, c’est-à-dire adéquate à sa fin).
[37] ↑  Le «  modèle divin  » auquel le texte fait allusion est celui des astres, dont le
mouvement et la disposition sont, autant que peuvent l’être des mouvements,
parfaits. Platon, en désaccord avec la religion athénienne (celle des dieux olympiens,
dont il trouve les agissements et les passions trop humains), consacre comme divins
les êtres vivants dont la perfection (corporelle et psychologique) est la plus grande : il
s’agit bien des astres. Les dieux, selon Platon, ce sont avant tout les planètes et les
étoiles.
[38] ↑  C’est celle que Socrate fera lui-même, au début du Timée, à son exposé de la
République. Voyez infra, le début de IV, 2.
[39] ↑  C’est un point déterminant. La République ne conçoit la législation que sous
l’aspect d’une contrainte correctrice. Comme je le montrerai à terme (chap. V), les
derniers dialogues définissent au contraire la loi comme une forme de limitation
constitutive de la cité.
[40]  ↑  Sur le genre des Constitutions, cf. F. Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of
Ancient Athens, Oxford, Clarendon Press, 1949, etJ. Bordes, Politeia dans la pensée
grecque jusqu’à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982. Quant à la spécificité de la
politeía platonicienne, voir J.-F. Pradeau, «  L’irréalisable vérité de la République
platonicienne. Remarques sur le statut et sur le contenu de la politeiva de la
République  », dans La communauté des affections. Études sur la pensée éthique et
politique de Platon, éd. citée, p. 157-180.
Produire la cité

T raitant de la politique comme d’une technique, Platon se


met dans l’obligation de définir son matériau et la
spécificité de son usage. De quoi se sert ou de quoi prend soin la
politique  ; comment œuvre-t-elle  ; de quelle nature est son
matériau et qui peut s’en servir ? Les réponses sont désormais
connues et parfaitement invariables dans leur généralité  : le
matériau est le tout de la cité, et le technicien qui lui donne une
forme est un gouvernant savant, philosophe. C’est au Politique
que revient la tâche de donner à ces réponses générales la
précision d’une explication du fonctionnement technique de la
politique. Platon y définit la technique de l’artisan politique qui
gouverne la cité en la comparant à cette autre technique dont
l’ouvrage est parent du sien  : le tissage  ; le «  politique  » qui
produit l’unité de la cité en faisant vivre ensemble des éléments
différents et parfois opposés réalise un tissu.

Les conditions d’une technique


politique
La compréhension de la recherche politique du Politique doit
s’appuyer sur la République qui en constitue le fonds doctrinal :
c’est dans le cadre défini par la seconde que le premier paraît
s’efforcer de résoudre certaines difficultés, de préciser certains
points. Dans la République, les trois principaux interlocuteurs
de Socrate, Thrasymaque, Glaucon et Adimante, chacun à leur
tour et avec virulence, dénoncent un grave défaut dans l’exposé
de Socrate. Ils lui donnent ainsi l’occasion de justifier ses
arguments ou de les disposer autrement. Ces trois objections,
qui ont pour prétexte des discussions différentes, n’en font plus
qu’une lorsqu’on les considère du point de vue de l’intérêt.
L’objection de Thrasymaque porte précisément sur ce thème : il
n’est pas concevable, comme Socrate vient de le soutenir, que
les gouvernants dirigent en vue de l’intérêt de ceux qu’ils
gouvernent [1] . Plus tard, Glaucon raille la cité saine de Socrate
comme une cité de porcs dont tout raffinement proprement
humain serait exclu. Enfin, à l’issue de la description du mode
de vie des gardiens, c’est Adimante qui, «  prenant le relais  »,
accuse Socrate de rendre les gardiens malheureux. C’est bien
une même objection qui est répétée, dénonçant à trois reprises
la manière dont Socrate bafoue l’intérêt personnel des citoyens
dans leur ensemble, puis des gardiens en particulier. Et à cette
objection récurrente, qui considère comme intérêt d’un
individu tout ce qui signifie pour lui un gain de plaisir, Socrate
a donc donné dans la République une seule et même réponse  :
tous les intérêts particuliers doivent être subordonnés, à la
manière de conséquences, à l’intérêt du tout (qui est son unité).
D’abord, contre Thrasymaque, parce que celui qui dirige et
gouverne connaît et soigne l’intérêt (la santé) de celui qui lui est
soumis  ; ensuite, contre Glaucon, parce que les besoins
personnels doivent être satisfaits à la mesure d’une satisfaction
de tous  ; enfin, contre Adimante, parce que l’intérêt de
l’ensemble de la cité est la seule condition, la seule cause de
l’intérêt de chacune de ses parties.
Il n’y a donc d’intérêt dans la cité que de la cité dans son
ensemble  ; l’intérêt de la cité, c’est son unité. Si la réponse de
Socrate est aussi constante que simple, elle n’en demeure pas
moins très vague et parfaitement déroutante lorsqu’on la
rapporte à la définition de la technique par l’intérêt. Elle est
vague dans la mesure où Socrate ne réfute jamais directement
les présupposés de ses interlocuteurs, et qu’il substitue
seulement un intérêt réel (la cité dans son ensemble) à ce qu’il
estime être un faux intérêt (la satisfaction des plaisirs
personnels), en se contentant d’opposer de la sorte deux objets
apparemment hétérogènes [2] . De surcroît, la réponse de Socrate
n’évoque dans le livre I que l’intérêt spécifique à chacune des
techniques, et ne montre guère comment, du point de vue
technique, il est possible qu’un intérêt du tout (pour ne pas dire
un intérêt «  général  ») gouverne l’ensemble des activités
techniques particulières. Ou encore, comment chacune des
techniques peut concourir, participer à l’élaboration et au soin
de cette totalité politique qu’est la cité. À la troisième des
objections citées, Socrate donnait une réponse selon le bonheur.
La question était alors posée de savoir comment les intérêts
particuliers qui distinguent les techniques particulières
peuvent favoriser un bonheur commun. De toute évidence, le
soin du tout de la cité est l’objet spécifique du gouvernant, et
l’on comprend que le « philosophe-roi » ait pour responsabilité
de diriger les activités dans la cité de manière à les soumettre
au bonheur commun. Mais, encore une fois, la République
n’explique pas comment les processus techniques sont ainsi
associés ou dirigés.
La question de l’intérêt ouvre cependant le chemin d’une
enquête que les dialogues ultérieurs poursuivent. Si la
technique soigne et gouverne son objet, si l’intérêt de son objet
est la fonction qui la définit, c’est dans la mesure, affirme
Socrate, où cet objet est défaillant (il y a une médecine parce
que les corps sont malades). La cause de la technique consiste
en la défectuosité de son objet, et sa fonction consiste à lui
procurer son intérêt. L’idée est assez surprenante, puisque
l’intérêt n’est pas ni jugement ni une fin volontaire que se
proposerait un sujet (qui chercherait «  son intérêt  » ou
«  avantage  »), mais un état, cet état de l’objet qui convient le
mieux à sa nature. Procurer l’intérêt d’un être vivant malade,
c’est lui rendre la santé ; procurer celui d’un tisserand, c’est lui
donner une laine préalablement cardée. Mais comment
déterminer le rapport qui existe entre la nature de l’objet et son
intérêt  ? Socrate ne donne dans la République qu’une réponse
allusive, sous la forme de l’attribution (au corps malade, la
médecine donne la santé  ; au matelot, le pilote donne la
sécurité). Sous cette forme, la logique qui préside à la définition
technique de l’intérêt n’est en rien distincte de celle qui sert à
définir la satisfaction mutuelle des besoins dans la cité saine  :
l’association des hommes permet à chacun d’obtenir la
satisfaction des nombreux besoins qui sont les siens (II, 369 b-
d) ; de la sorte, il est donné à chacun ce qui lui fait défaut. Cette
logique a pour particularité d’être quantitative  : c’est la
distinction et l’addition des fonctions individuelles, chacun
exerçant une fonction unique, qui permet la satisfaction de tous
les besoins. Elle est aussi, comme l’indique la genèse de la cité,
une logique d’association, puisque les besoins ne sont satisfaits
que si toutes ces fonctions sont accomplies simultanément. La
difficulté (ou le défaut) à laquelle la cité entend remédier est
celle de l’association d’éléments distincts et insuffisants
(dépourvus d’autarcie). Comme on l’a signalé, la République ne
donne pas de cette relation, ou de ces relations d’intérêts et de
besoins, une expression technique. Les relations entre les
citoyens, entre leurs besoins et leurs intérêts, y sont définies en
termes psychologiques, sur le modèle des trois espèces de l’âme.
Plus précisément, c’est la justice qui va en quelque sorte
accaparer la résolution des problèmes liés aux échanges et aux
rapports des différents éléments de la cité. Elle est ainsi
introduite immédiatement après la comparaison du livre II  :
«  Dans ces conditions, où pourrait-on voir en elle [la cité] à la
fois la justice et l’injustice ? Et en laquelle des choses que nous
avons examinées sont-elles nées  ? – Pour moi, dit-il, je n’en ai
pas idée, à moins que ce ne soit dans quelque relation
(khreía [3] ) que ces gens-là ont les uns avec les autres. – Eh bien,
dis-je, peut-être parles-tu comme il faut » (II, 371 e 11-372 a 4).
Ce critère éthique et politique de la justice permettra à la suite
de l’exposé de disposer d’une mesure qualitative indispensable
à la limitation de la multiplication quantitative des besoins et
des productions techniques. Mais, ce faisant, c’est la disposition
relative des techniques, leurs rapports notamment de
soumission les unes à l’égard des autres, qui se trouvera
négligée. Le bonheur comme la cohérence du tout de la cité
seront fondés sur la justice entendue comme accomplissement
par chacun de sa fonction propre.
Le moyen existe pourtant, et dans la République elle-même, de
concilier les deux points de vue inhérents à tout processus
technique (la compétence selon l’usage et la direction selon
l’intérêt) de manière à concevoir la disposition relative des
techniques et, surtout, à expliquer comment une norme, une
mesure qualitative peut déterminer cette disposition. Celle-ci
concerne à son tour les relations qui associent les hommes et
leurs activités, mais sous l’aspect de leur utilité, de leur usage
. La recherche de la spécificité technique du
gouvernement de la cité se trouve ainsi, dans le Politique,
poursuivie sur deux fronts  : l’Étranger qui dirige l’entretien
développe la comparaison du tissage et de la politique pour
parvenir à la définir, et il mène en même temps un travail de
discrimination afin de distinguer la politique de toutes les
techniques qui, parce qu’elles lui ressemblent, pourraient
prendre sa place.
On peut rappeler, de manière générale, que le Politique se
propose de poursuivre une enquête, entamée dans le Théétète
et poursuivie dans le Sophiste, dont l’objet est de proposer une
définition du sophiste, du politique et du philosophe. Le
Politique s’attache donc à la définition du second personnage.
On a beaucoup glosé sur le caractère inachevé de cette enquête,
en se demandant ce qu’il était advenu de la définition du
troisième personnage, le philosophe. Cette question et les
spéculations dont elle fait encore l’objet me paraissent être un
faux problème, que la lecture du Sophiste et du Politique
dissipent assez bien, pour deux raisons. En premier lieu, si l’on
songe à ce qui est dit le Sophiste de son personnage éponyme
comme du type de fausseté que suppose et que met en œuvre
son discours, c’est pour comprendre que ce premier dialogue
propose une définition de la connaissance vraie, celle-là même
qu’on peut tenir pour philosophique. De la même manière, la
politique, telle que la définit le Politique cette fois, suppose un
savoir et une activité dont à l’évidence, conformément au vœu
de la République, seul le philosophe peut être le sujet. De la sorte
et par la négative, le philosophe et la philosophie apparaissent,
aussi bien dans le Sophiste que dans le Politique, comme
l’alternative majeure à la sophistique et comme les conditions
d’une pensée et d’une activité politique conforme à la nature de
la cité. En second lieu, l’enquête conduite dans ces deux
dialogues l’est de telle sorte qu’elle puisse non seulement
atteindre à la définition des deux personnages éponymes, le
sophiste et le politique, mais encore qu’elle puisse aussi bien
tenir lieu de discours de la méthode dialectique. Les modalités
de l’enquête sont en ce sens philosophiques, et définir le
sophiste et le politique, c’est montrer comment la philosophie
doit procéder. Il serait donc parfaitement absurde de supposer
que le philosophe « manque » : il est le sujet des deux enquêtes,
et c’est la connaissance comme la méthode qui définissent son
savoir spécifique qui en sont aussi bien l’objet.
Reste donc l’existence d’un projet d’ensemble dont il faut
prendre la mesure. Il faut comprendre pourquoi ces trois
personnages sont liés, comprendre pourquoi leur définition
s’impose conjointement. Là encore, il semble que le statut
même de la philosophie soit en cause. On pourrait ainsi et très
simplement soutenir que la sophistique et la politique sont
(indistinctement) les deux activités et les deux savoirs auxquels
la philosophie, comme savoir et comme mode de vie, est liée.
Soit qu’elle cherche à s’en distinguer, comme c’est le cas d’avec
la sophistique (et ce depuis les « premiers » dialogues), de façon
à défendre une conception nouvelle de la connaissance, soit
qu’elle cherche à la refonder, voire à se l’approprier, comme
c’est le cas d’avec la politique (à tout le moins depuis
l’Euthydème, l’Apologie et, bien sûr, la République). De sorte que
c’est précisément pour des raisons qui tiennent à l’institution
(dans tous les sens du terme) de la philosophie que cette double
enquête s’impose. Et elle ne s’impose pas différemment, du
moins quant à son but, de celle qui commande la République
(dont le but était déjà de fonder la philosophie comme
connaissance vraie de ce qui est et de la confondre avec le
gouvernement de la cité). L’institution savante et politique de la
philosophie à laquelle contribue le Politique n’est bien sûr pas
identique, dans son déroulement comme dans ses moyens, à
celle que propose la République. Mais les principes et les
exigences sont communs  : il faut être dialecticien pour définir
et maîtriser la compétence politique.
Si les dialogues se distinguent toutefois (et sans qu’on doive
nécessairement faire à leur propos des hypothèses
chronologiques), il faut parvenir à spécifier ce qu’est l’objet du
Politique, par rapport à des dialogues qui traitaient déjà du
politique, de sa science et de sa technique ou encore de la cité.
Si l’on songe à la République, c’est pour constater que l’enquête
du Politique a pour particularité de conduire un travail critique
et analytique inédit, qui est un travail de sélection. Celui-ci
opère à deux niveaux, et l’on comprend alors très bien
pourquoi la recherche politique et l’exercice dialectique sont
indissociables  : la définition du politique et de sa compétence
exigent qu’on le distingue de ses auxiliaires (ceux qui l’aident à
accomplir son ouvrage) et des ses rivaux (ceux qui cherchent à
se substituer à lui) ; de sorte qu’il n’est pas possible d’atteindre
le terme de l’enquête politique sans disposer pour les mettre en
œuvre des outils philosophiques adéquats. Ceux-ci ne se
limitent en rien à la division, puisque Platon semble ici mettre
en œuvre chacun des principaux moyens dont dispose la
philosophie pour conduire une enquête : 1 / l’analyse des récits
(avec une «  mythologie  » proprement philosophique [4] )  ; 2 /
l’usage de la division, et 3 / celui du paradigme. Où l’on
constatera donc que la philosophie, à la recherche de la
définition du politikós, fait aussi bien la preuve, la
démonstration de sa propre aptitude à définir un objet et à se
prononcer sur ce qui convient relativement à un problème ou à
un enjeu d’intérêt public. C’est-à-dire que la philosophie ne fait
pas simplement la preuve de son aptitude savante et
méthodologique, mais aussi bien et surtout celle de sa capacité
à définir ce qui convient aux affaires humaines, au
gouvernement de soi et aux gouvernement des autres dans la
cité. Ce qui était du reste et déjà le projet qu’elle s’était assignée
dans la République. Si l’on se tient aux principaux arguments du
dialogue, le Politique reste fidèle aux leçons de la République et
à la première d’entre elles : seul un gouvernement savant de la
cité sera à même de lui procurer l’excellence (aretḗ) dont elle
est capable. Mais la démonstration de cette thèse en passe par
des chemins différents et se mesure à des questions comme à
des difficultés que la République n’avait pas rencontrées. La
République soutenait que la cité serait excellente lorsqu’elle
aurait, comme l’âme d’un individu, obtenu que chacune de ses
puissances ou parties accomplisse la fonction qui lui est propre
et atteigne de ce fait l’excellence qui est la sienne. Alors, le tout
civique (comme le tout psychique) pourrait atteindre
l’excellence qu’est la justice. Cela suppose, affirmait la
République, que l’on distingue entre les parties ou puissances de
ce tout, pour instaurer entre elles la hiérarchie qui convienne à
leur meilleur gouvernement. Le Politique ne poursuit pas un
autre but : il est ordonné à un objectif dont on peut de nouveau
répéter qu’il est l’objectif même de la pensée politique
platonicienne  : faire atteindre à la cité l’excellence qu’est son
unité. Mais les moyens définis afin d’atteindre cet objectif sont
distincts d’un dialogue à l’autre, et le changement de paradigme
(de l’âme individuelle au tissu) en modifie la conception. À cet
égard, les deux points qui paraissent distinguer le Politique de
la République sont, en premier lieu, la révision du statut et du
rôle politique des vertus ou des mœurs [5] , puis en second lieu
une réflexion inédite sur la compétence politique désormais
conçue comme une technique  : la production de l’unité de la
cité relève d’une opération technique particulière, celle de la
tékhnē politikḗ.

L’objet de la politique
L’utilité d’un ouvrage consiste en son aptitude à favoriser
l’usage auquel il est destiné. C’est ce qu’exposent les pages 388 b
- 390 d du Cratyle [6] , en montrant notamment que le bon usage
de l’instrument (s’en servir «  comme il faut  », dit encore
Socrate) est précisément ce qui permet d’accorder les deux
termes constitutifs de tout processus technique. En effet, la
compétence cognitive du technicien (qui connaît la forme de
l’objet, son eîdos, 389 b 3) se trouve confondue avec l’intérêt de
l’objet lorsque l’artisan a trouvé « l’instrument qui, par nature,
est approprié à chaque objet » (389 b 3). L’usage n’est donc pas
seulement une catégorie instrumentale, il est surtout l’effet
particulier d’une connaissance «  eidétique  » (selon la Forme
intelligible, l’eîdos [7] ). Une connaissance dont la particularité
remarquable sera d’être avérée par le sujet de l’usage : l’usager.
« Celui qui saura reconnaître si la forme convenable de navette
a été donnée à n’importe quel bois  » ne sera pas «  le
menuisier », mais « celui qui s’en servira, le tisserand » (390 b 1-
3). Ces remarques du Cratyle précisent deux points de
l’argument parent de la République. En premier lieu, elles
distinguent deux espèces distinctes de connaissance  : celle du
technicien (la connaissance de la forme lui permet de choisir
l’instrument approprié), et celle de l’usager (qui possède la
connaissance de l’intérêt de son objet [8] ). En second lieu, et c’est
ce qui explique la précédente distinction, l’usage permet de
subordonner la direction, le gouvernement des ouvrages à
l’ordre de l’intérêt  : les productions techniques sont soumises
au gouvernement de ceux qui les utilisent. Celui qui fait usage
de l’objet (le joueur de lyre) doit diriger le travail de celui qui
produit l’objet (le fabricant de lyre) ; c’est pourquoi le premier
doit donner au second une connaissance appropriée,
susceptible d’accorder le résultat produit aux exigences de
l’usage. Et c’est aussi pourquoi le producteur possède pour
connaissance spécifique la découverte de l’instrument apte à
favoriser l’usage. Ces précisions ont pour effet de distinguer
deux sortes de techniques : les techniques de production, celles
qui travaillent l’objet, le fabriquent, et les techniques d’usage,
qui se servent de l’objet produit : par exemple encore, le luthier
et le violoniste. Chacune de ces techniques suppose et met en
œuvre une connaissance eidétique particulière, et les
techniques peuvent être disposées les unes par rapport aux
autres selon un ordre hiérarchique de commandement, la
technique de production s’y trouvant toujours soumise à la
technique d’usage.
Dans l’Euthydème, Platon exigeait que toutes les autres
techniques « confient la souveraineté sur tous les ouvrages dont
ces mêmes techniques sont les instruments  » à la technique
royale et politique, car celle-ci est « la seule technique qui sache
comment utiliser ces ouvrages  » (291 c 7-8). Au sein de
l’ensemble ordonné des techniques, dans lequel celles-ci sont
distinguées selon l’usage auquel elles sont subordonnées, la
politique, si elle doit être la technique véritablement
souveraine, doit donc gouverner tous les usages. Le texte cité de
l’Euthydème l’affirmait, mais ne disait rien de la manière dont
la subordination des productions à l’usage pouvait être
obtenue [9] . La République, nous l’avons vu, ne le fait pas
davantage.
Du point de vue technique, on l’a montré, la raison en est donc
d’abord que la République ne définit pas la politique comme une
technique. La lecture des précisions du Cratyle et des
hypothèses de l’Euthydème permet de remarquer qu’elle n’a pas
non plus recours, afin de définir la compétence comme
l’activité politiques, à la distinction de la production et de
l’usage. Et cela, comme on l’a vu, pour la seule raison qu’elle
considère la politique comme un savoir philosophique
hétérogène aux productions artisanales, entièrement distinct
des autres fonctions et activités qu’abrite la cité [10] . C’est pour
cette raison que l’exercice du pouvoir prend l’aspect d’une
pédagogie directrice ou d’une législation (qui autorise ou
interdit certaines activités), mais jamais d’une production. On
pourrait dire de la République qu’elle n’envisage la politique
que sous l’aspect de l’usage : le philosophe-roi dispose d’une cité
dont il rend les citoyens savants et vertueux, en les
contraignant à n’accomplir que leur fonction propre. De la
sorte, il ne peut guère intervenir que comme pédagogue pour
former ces citoyens qui sont les véritables objets du savoir
politique. En un sens, et c’est la difficulté que doit résoudre le
Politique, c’est la doctrine même du gouvernant philosophe qui
se trouve menacée tant que la philosophie ne se voit pas
attribuée de souveraineté technique.
Un mythe occupe le début du Politique dont voici la leçon  : la
politique existe à partir du moment où l’homme, délaissé par
les dieux et contraint de veiller sur sa propre vie, doit maîtriser
les techniques indispensables à sa survie (273 e - 275 a). Cette
maîtrise est commune et, tout comme la satisfaction mutuelle
des besoins dans la République, elle suppose une cité. Si l’on
souhaite lui conserver son statut philosophique (en défendant
l’hypothèse selon laquelle cette maîtrise ne sera réelle qu’à la
condition d’être en même temps le savoir le plus élevé), il faut
que la philosophie puisse à son tour recevoir une détermination
technique  : la philosophie fait mieux de la politique. Ou plus
clairement : la politique est une technique, le philosophe est le
nom de celui qui en use le mieux.
La distinction des techniques de production et des techniques
d’usage ne joue pas de rôle proprement politique avant le
Politique [11] . Ce dernier, répondant au vœu de l’Euthydème,
bouleverse à plusieurs titres le schéma de la doctrine politique
de la République. Du seul point de vue du thème technique, le
Politique est le premier texte platonicien, mais aussi le premier
texte philosophique qui consacre pleinement la politique
comme une technique (disposant d’un savoir spécifique de son
objet, le technicien politique met en forme un matériau et le
destine à un usage).
Cette définition technique de la politique a pour première
conséquence, hors le cadre pédagogique et nomothétique
auquel la République les restreignait, d’étendre
considérablement le pouvoir politique et le domaine des objets
de son gouvernement. Conçue comme une technique, la
politique n’est plus seulement définie comme une compétence
savante, philosophique, mais comme la pièce ultime et majeure
du dispositif des productions et des usages qui rassemble dans
la cité toutes les activités techniques. De sorte qu’elle concerne
désormais, immédiatement ou médiatement, tous les ouvrages
produits dans la cité, et que l’étendue de son exercice coïncide
avec les limites mêmes de cette cité. Avant même de considérer
le détail des modifications constitutionnelles qui distinguent
éventuellement la République et le Politique, on doit noter que le
second entend donner à la politique un objet et une fonction [12] .
Un objet et une fonction distincts de ceux de l’art d’interroger
(dialectique) comme de toutes les autres techniques. Un objet
encore, et non plus un sujet [13]   ; une fonction qui n’est plus
seulement un usage, mais désormais une production. Le
Politique réunit ainsi, comme le demandait l’Euthydème, la
production et l’usage ; au point de définir la politique comme la
seule technique (la seule science) susceptible précisément de
confondre l’usage et la production de son objet : elle produit la
cité et la gouverne. Voici le plan détaillé du dialogue :
Alors qu’il applique le paradigme du tissage à la politique, en se
demandant quel est le matériau à partir duquel cette dernière
doit travailler, l’Étranger énumère les différentes espèces
d’objets qui sont « les possessions que possède une cité » (287 e
1-2). Ces espèces sont au nombre de sept, et elles sont
suffisamment distinctes pour que tous les objets susceptibles
d’exister dans la cité puissent se répartir entre elles (il s’agit des
instruments, des contenants, des véhicules, des abris, des
divertissements, des matériaux et des ressources nutritives [14] ).
C’est là un système politique des objets qui complète la
typologie des productions et qui permet à l’Étranger de séparer
définitivement le politique de ses auxiliaires et rivaux, en
renvoyant ces derniers à l’usage d’un objet de l’une ou l’autre
des sept espèces.
L’emploi ici du terme «  système  » peut paraître surprenant. Il
convient toutefois au projet, aussi bien méthodologique que
politique, de réunir en un même ensemble (sústēma) tous les
objets qui constituent la cité. Loin d’accomplir un pas en
arrière, un retour pragmatique aux contraintes «  réelles  » qui
seraient l’alternative obligée à l’idéalisme utopique de la
République, le Politique entreprend d’étendre le champ de la
politique à tous les objets de la cité, c’est-à-dire à toutes les
affaires humaines. D’un point de vue épistémologique,
l’ambition de la science politique est alors bien plus
considérable qu’elle ne l’était dans les dialogues précédents.
Décidant de toutes les activités en gouvernant leur usage, la
politique devient en effet la science de tous les usages. Elle est
bien dialectique, au sens où la connaissance des usages n’est
autre, en dernier lieu, que la connaissance des formes, mais elle
est aussi connaissance de toutes les pratiques et techniques qui
lui sont subordonnées. C’est pourquoi on ne doit pas se tromper
sur son compte et bien la distinguer de toutes les autres
techniques («  rivales  ») qui pourraient tenter de prendre sa
place (et de transformer la politique là en rhétorique, ici en
pouvoir militaire ou en cour de justice).
Quelle est donc l’espèce de savoir qu’exige la technique
politique  ? Il doit s’agir d’un savoir concernant cette forme
particulière de totalité qu’est la cité  ; d’un savoir qui connaît,
sinon tous les objets, du moins l’usage que peuvent et doivent
en faire les citoyens de cette cité  ; d’un savoir enfin qui sache
disposer la totalité des objets ainsi ordonnés à la fin qui lui
convient. Le savoir politique ne sera donc pas la somme des
savoirs particuliers, mais la connaissance de la convenance de
leurs usages. Comprenons bien qu’il ne s’agit même pas, pour
gouverner, de diriger ou de quantifier les productions, mais,
avant même cela, de décider de leur usage. Autrement dit, le
système politique ici mis à jour n’a pas vocation à être un
système des connaissances. L’unique ambition de la politique
comme science est la mise en ordre des objets et des savoirs en
vue d’une fin unique ; en ce sens, elle tire son hégémonie de sa
capacité à instituer des intermédiaires, des relations entre les
objets qu’elle rassemble, et à limiter ces objets (exactement
comme une population ou un territoire sont quantitativement
limités afin de favoriser la cohérence et la permanence de la
cité). On ne pourra justifier cette définition qu’à la condition,
plus loin, de mettre à jour un semblable travail de production
de rapports et d’intermédiaires proprement politiques (il s’agit
des mariages, des opinions et des lois). Ici, on soulignera
simplement que les objets énumérés et classés dans le Politique
constituent la cité  : ils sont tous en sa possession, des
instruments aux animaux domestiques, comme des parties. La
cité est ce système des objets utilisés par les citoyens, qui
doivent tous exercer l’une des techniques relatives à la
production ou à l’acquisition de ces objets. De la sorte, toutes les
techniques deviennent effectivement indispensables, dès lors
qu’elles répondent à des besoins qui sont ceux des individus
selon les exigences d’unité de la cité. On retrouve bien ici le
souci de la République, infléchi dans le sens de la définition
« zoologique » qu’indique le début du livre IV (lorque la cité est
désignée comme un vivant, un ). Le Politique assume ainsi
ce que la République contenait dans les limites d’une analogie :
la cité est un ensemble, l’unité d’une multiplicité hétérogène,
qui n’existe qu’à faire tenir et à faire vivre ces multiples d’une
façon unique. Cette fin qu’est toujours l’unité de la cité donne à
la politique sa fonction : dans la mesure où elle doit assurer le
gouvernement des vivants, la politique est une technique des
modes de vie.
Cette définition nouvelle de la cité permet à Platon de dissiper
la difficulté liée à la genèse et à la croissance de la cité dans la
République. On se souvient que l’addition des besoins et des
métiers, la croissance indéfinie de la cité, n’y était interrompue
que par une limite imposée de l’extérieur. Soit par la guerre,
inéluctable lorsque le territoire croît sans interruption. Soit par
l’auteur même de la cité, qui en condamne la corruption morale
en faisant le procès du luxe. Dans le Politique, la cause finale
qu’est l’unité de la cité se substitue à la cause mécanique de
l’accumulation des métiers pour définir exactement le nombre
et l’espèce des techniques nécessaires.
Elle lui permet encore de ne plus traiter de la réalisation de la
cité sur un mode génétique, partie par partie, condition après
condition, mais de l’envisager comme un ouvrage qui dispose
d’emblée de la totalité de son matériau. C’était déjà le cas dans
le livre IV de la République, mais, à la différence de la
République, la cité sera ici réalisée non pas seulement à la
condition qu’une bonne partie puisse la gouverner (les gardiens
savants), mais elle le sera aussi par l’ensemble de ces
subalternes du politique que sont tous les serviteurs évoqués
par l’Étranger, depuis les esclaves jusqu’aux sophistes [15] . On
pourra désormais, c’est la signification politique de ces
classements, considérer la cité comme un ensemble spécifié
d’objets et d’êtres vivants, distingués selon leur usage ou leur
fonction. Et de la sorte, traiter de la cité exigera nécessairement
que l’on traite de tous les objets dont les citoyens, selon leur
fonction, font usage. C’est là la conséquence, pour la doctrine
politique, de la définition d’une technique politique, et c’est une
conséquence dont la portée sera d’autant plus considérable
qu’elle va obliger cette doctrine à embrasser pour les associer
les savoirs relatifs aux productions et aux usages.
Du seul point de vue technique, le critère de l’usage commande
donc bien la disposition et la subordination des objets et des
ouvrages. Mais s’il permet une hiérarchie continue des
techniques, il n’attribue pas encore à la technique politique une
production ou un usage particulier, ni même un objet.

La démiurgie politique
Analogue au tissage qui en est le paradigme, la politique devrait
produire un objet, une sorte de tissu. Or, comme on l’a souvent
remarqué, la politique, au sens strict, ne produit rien. Définie
par l’Étranger comme une science directive, la politique est dite
« épitactique », en vue de l’action (292 b 9-10). L’action est sa fin,
mais elle n’a pas elle-même de tâche pratique (305 d 1-2).
Comme l’a notamment relevé Monique Dixsaut, la fonction de
la science royale est «  de ne laisser aucune pratique
s’émanciper de l’autorité politique  », en décidant de
l’opportunité (kairós) de leur mise en œuvre [16] . Le politique
exerce ainsi un pouvoir théorique (et non manuel, 259 c et 305
d) sur des capacités pratiques (toutes les techniques, qui lui sont
subordonnées) en décidant de les disposer et de les faire
intervenir quand la chose lui paraît nécessaire. C’est bien cela
qui fait de la politique, par excellence, l’ultime technique
d’usage. C’est pourquoi, dit l’Étranger, « la science qui a autorité
sur elles toutes, qui se préoccupe des lois comme de toutes les
affaires de la cité et qui les tisse toutes ensemble de la façon la
plus droite, nous ne ferons, semble-t-il, que lui rendre justice en
lui donnant un nom commun embrassant la totalité de sa
fonction, celui de “politique”  » (305 e 4-6). Le commun désigne
ici l’ensemble des activités dans la cité, mais aussi et du même
coup l’ensemble des objets dont il est fait usage. C’est d’une
totalité qui n’est autre que la cité que la politique dirige l’usage.
Mais n’y produit-elle rien pour autant  ? Ou encore, peut-on
déduire de sa caractéristique épitactique, en vue de l’action
mais inactive, son incapacité « démiurgique » ou « poïétique » ?
Les dernières pages du Politique définissent la politique au
regard de son paradigme, le tissage, comme l’entrecroisement
des mœurs opposées (308 b - 311 c). Ainsi définie, la politique
réalise donc bien une œuvre, un ouvrage. Le détail de cette
fonction productrice mérite un examen détaillé ; le Politique en
donne en effet une description très précise, dont on va rappeler
les principaux termes en distinguant à chaque fois la fonction
qu’accomplit le politique, le matériau qu’il utilise et enfin
l’ouvrage qui en résulte.
— De manière générale, il « rassemble » des éléments distincts,
afin de «  fabriquer  » une œuvre. Pour ce faire, il utilise les
mœurs (ḗthe) et réalise à partir d’elles « une œuvre qui possède
l’unité de sa fonction et de sa nature » (308 c-d).
— Il ne travaille pas seul, mais «  préside  » à l’œuvre de ses
auxiliaires dont il réalise un « mélange » [17] . Il utilise alors des
mœurs éduquées, et il réalise des mœurs formées aux vertus
généreuses (308 e - 309 b).
— Il «  lie  », «  entrecroise  » et «  assemble  » son matériau. Le
politique a seul la capacité de «  produire  » une opinion chez
ceux qui ont été droitement éduqués. Il se sert donc de ce lien
en utilisant les «  mœurs énergiques et les mœurs modérées  »,
afin de réaliser des naturels tempérants, sages et justes (309 b-
e).
— Il « conçoit » et « réalise » les liens divins et humains, utilise
comme matériau l’opinion vraie et les mariages, et réalise
l’union des parties de la vertu (310 a-b).
— Enfin, il a pour « activité » d’achever une étoffe, en utilisant
la concorde et l’amitié pour réaliser le tissu qui enveloppe
toutes les parties de la cité, «  lui assurant tout le bonheur
possible » (311 b-c).
Ces descriptions successives définissent la politique comme une
«  science synthétique  » (ou «  combinatoire  », 308 c 1) dont la
caractéristique est d’être productrice. Le matériau qu’utilise le
politique est semble t-il anthropologique  : ce sont les
«  naturels  » des citoyens, distingués en deux groupes opposés,
selon leur mouvement et leur vitesse. Le Politique considère
donc l’activité de la politique et de ses auxiliaires comme une
vaste pédagogie qui, comme c’était le cas dans la République,
sélectionne et forme les citoyens. L’Étranger explique ainsi à
son tour que les meilleurs naturels seront choisis à l’issue
d’épreuves et de jeux, puis instruits, selon la vertu, en vue de
l’unité de la cité (308 c - 309 b). Mais cette formation à
l’excellence, qui concerne désormais tous les citoyens, semble
négliger la perspective psychologique de l’acquisition des
savoirs pour insister seulement sur la nécessité d’accorder les
mouvements des différents naturels [18] . Il faut réussir à
amalgamer, grâce aux mariages ou, mieux encore, en
inculquant aux citoyens une opinion droite, les mœurs
pondérées et tempérantes aux mœurs emportées et
courageuses. L’opération d’amalgame, qui définit le «  tissage  »
politique, suppose une séparation, sinon un risque
d’incompatibilité, des différentes parties de la vertu. Dans la
République, les différentes vertus de l’âme (et de la cité)
s’accordent spontanément. Elles sont au nombre de quatre (la
modération, le courage, la sagesse et la justice) et deux d’entre
elles sont partagées  : la modération, que tous les citoyens
possèdent, et la justice, dont on se souvient qu’elle est la vertu
de l’harmonie des fonctions d’un même tout. Reste le courage,
qui est le propre des gardiens, puis la sagesse, qui ne l’est que
des gouvernants. Chaque espèce de l’âme trouve donc la vertu
qui lui correspond, et la justice est l’état de leur harmonieuse
convenance. Le Politique met en cause cet équilibre naturel des
vertus en soutenant que certaines d’entre elles sont en conflit.
Plus précisément, le courage s’oppose à la modération, comme
l’impétuosité au calme ou la vitesse à la lenteur (306 a - 308 b).
Cette opposition, là où vertu et conflit semblaient s’exclure, est
très surprenante. D’autant qu’elle ne recoupe plus les
distinctions des groupes fonctionnels de la République et que
l’on doit donc admettre qu’il y a des mœurs vives et lentes dans
l’ensemble de la cité.
Il faut donc entrecroiser ces mœurs au risque de voir
s’exprimer leur hostilité. Cette manière d’envisager l’ouvrage
politique entraîne trois conséquences importantes.
En premier lieu, on peut dire du conflit qu’il relève désormais, à
partir du Politique, de l’analyse politique. Là où la République
opposait de manière tranchée l’harmonie vertueuse à la
dissension, le Politique accorde à la cité une capacité à
supporter, puis même à bénéficier d’une certaine sorte de
conflit entre ses éléments constitutifs. Le dialogue fait donc
place au conflit au lieu de l’exclure, et l’intègre dans l’ouvrage
politique  : forger une cité, c’est se saisir d’un matériau
hétérogène, d’éléments dissemblables et parfois opposés, pour
les accorder. Ce faisant, le Politique parvient à rendre raison du
conflit d’intérêt qui gouvernait la vie politique athénienne en
traitant à sa manière de l’opposition traditionnelle des deux
groupes (l’oligarchique et le démocratique). Platon ne se
contente plus de renvoyer dos à dos les «  partis  » athéniens,
mais il explique que c’est à la condition seulement de leur
disparition (par entremêlement et confusion) qu’une cité sera
possible. De la sorte, une cité peut être instituée à partir d’un
matériau conflictuel : on peut réformer des cités existantes, on
peut s’en servir afin de tisser un bel ouvrage, exactement
comme le mariage de deux mœurs opposées pourra donner des
mœurs harmonieuses.
En second lieu, afin de favoriser cet entremêlement, la politique
doit accorder plusieurs sortes d’activités. Pour que les mœurs
hostiles puissent être liées, il faut d’abord les éduquer et les
associer. La politique conserve donc la vocation pédagogique
qui est toujours la sienne, mais associée désormais à des
activités institutionnelles et techniques qui doivent donner à la
formation des citoyens un sens très large. La politique doit
présider d’abord à l’éducation des citoyens, qui n’est toutefois
qu’un préalable. Les citoyens éduqués sont alors observés et
sélectionnés (certains, les vicieux irréductibles ou les criminels
irrécupérables, sont exécutés  ; d’autres réduits en esclavage),
puis de nouveau formés à cette opinion droite qui doit favoriser
leur rassemblement vertueux. La nuance qui distingue sur ce
point le Politique de la République est intéressante  : Platon
précise en effet le pan pédagogique de l’activité
gouvernementale en suggérant que la cité doit faire l’objet
d’une éducation particulière. On forme les citoyens de manière
à ce que des mœurs se distinguent, puis on s’efforce de leur
inculquer une opinion droite «  à propos du beau, du juste, du
bien et de leurs contraires  » (309 c 5-6), de manière à ce que
toutes les différentes mœurs, s’accordant sur ces normes, soient
confondues dans une même œuvre, un même tissu. La
formation compte donc deux moments distincts ; le premier est
conduit par des enseignants sous la direction du politique, le
second l’est par la loi. C’est à la loi que revient de tisser entre les
mœurs ce lien «  divin  » qu’est l’opinion droite  ; le Politique
accorde ainsi à la législation une fonction directrice spécifique.
Plus précisément, la loi est d’abord une limite, qui doit
empêcher que chacun des deux caractères opposés ne s’éloigne
trop des conditions requises par leur entremêlement. Elle
sanctionne donc les excès, en donnant au matériau la forme
d’une unité (la limitation consiste précisément à affirmer l’un
du multiple), ce que ne peut faire l’éducation des citoyens. De
l’éducation des citoyens à leur rassemblement par la loi, on
change ensuite de mesure, de mathématique, en passant d’une
progression et d’une égalité arithmétiques (chaque citoyen est
éduqué) à une progression et une limite géométriques (chaque
citoyen est disposé par rapport aux autres selon son caractère
et ses capacités) [19] . La législation prétend jouer ainsi parmi les
citoyens un rôle intelligent. La loi doit en effet comprendre les
mœurs et orienter leurs mouvements vers ce qui est pour elles
le meilleur. Que la loi se trouve ainsi douée de pensée mérite
une explication.

La loi de la cité
Le recours à la loi et l’obligation pour les citoyens de ne jamais
enfreindre les lois de leur cité n’est pas l’indice du renoncement
de Platon à l’existence même, un jour, d’un politique savant. Il
s’agit bien plutôt, dans cet argument du Politique, de préciser
l’hypothèse d’un savoir soumis à la pensée en montrant que,
quand bien même « le politique » ferait défaut, une excellence
politique est approchable, par imitation. Qu’on ait perdu le
meilleur sujet possible pour exercer la fonction
gouvernementale (savante) n’empêche pas qu’elle soit exercée
autrement (moins savamment et moins bien). Comme
l’explique très bien Christopher Gill, « puisque les lois faites de
cette manière [en l’absence d’un gouvernant savant] ne sont
pas, par définition, fondées sur le savoir, les “copies” sont
nécessairement différentes des décisions (dans leur version
généralisée) que prendrait un gouvernant savant. Mais elles
sont le produit d’un processus cumulatif de tentatives
collectives, menées dans des conditions réglées afin d’atteindre
les résultats que seul le gouvernant savant peut entièrement
obtenir  » [20] . L’Étranger démontre à Socrate le jeune que la loi
n’a d’importance et de nécessité qu’en l’absence du pouvoir
savant qui, s’il venait à exister dans la cité, n’utiliserait la loi
que comme un instrument parmi d’autres, l’un des moyens
disponibles afin d’imposer à la cité l’ordre le meilleur qui soit.
Parmi les rares lois constitutives de cet ordre, on trouvait par
exemple l’interdiction de posséder de l’argent faite aux
gardiens dans la République. Mais ces lois ne sont qu’un moyen
de l’action gouvernementale, au même titre que la pédagogie,
que les grands récits mythiques, que les cultes ou l’exercice
exclusif d’un métier. Le Politique s’intéresse aux constitutions
imparfaites, celles qui ne réalisent pas la condition ultime de la
perfection civique  : le gouvernement savant. C’est pour cette
raison, en l’absence de ce gouvernement, qu’on doit avoir
recours à la plus efficace « fonction royale », la législation (294
a). La plus efficace car elle seule peut associer des mœurs
différentes en leur faisant comprendre une seule et même
chose. Qui plus est, alors qu’un mythe ne permet guère qu’une
persuasion relative aux origines ou aux normes de conduite, la
loi convainc les citoyens de diriger leur conduite actuelle et
d’accomplir leur métier réel selon des exigences beaucoup plus
précises. Si la loi est ainsi privilégiée comme pouvoir supplétif,
c’est pour sa généralité et sa constance. Pour exercer la fonction
gouvernementale en l’absence d’un homme savant, on aurait
pu imaginer que l’un des auxiliaires du gouvernant savant fasse
l’affaire. En l’absence du philosophe, on aurait ainsi confié le
gouvernement à un juge ou à un stratège militaire, à un
enseignant ou à un rhéteur. Cette ressource est exactement
celle dont Platon semble vouloir prémunir la cité lorsqu’il
demande que la loi règne en l’absence du gouvernant adéquat.
C’est que la fonction gouvernementale impose une aptitude à
savoir ce qui convient dans tous les cas de façon à favoriser
l’unité de la cité. Et de cette aptitude, aucun des auxiliaires cités
ne sera jamais capable  ; seule la loi peut l’approcher. D’abord,
parce qu’elle s’adresse toujours à l’ensemble de la cité, même
lorsqu’elle statut sur une question particulière, comme un
énoncé prescritif qui suppose toujours, comme son point de
départ et comme son destinataire, le tout, la cité (294 c [21] ). Et
ensuite, parce qu’elle fait preuve, pourvu qu’on lui donne force,
d’une constance dont aucun individu humain n’a jamais été
capable. C’est la raison pour laquelle, à rebours de ce que croit
la démocratie athénienne lorsqu’elle légifère selon l’opinion
d’une assemblée (298 e), l’Étranger demande qu’on ne modifie
jamais les lois de la cité tant qu’un gouvernant savant ne fait
pas preuve, grâce à sa science, de l’inutilité d’une législation. Le
pouvoir donné à la loi est un pis-aller, mais un pis-aller adéquat
à la nature de la cité. Incapable de s’adresser à chaque citoyen
et de saisir la spécificité de tous les cas, la loi est cependant à
même de donner à la multiplicité des affaires humaines
instables la régularité de règles générales. Mieux vaut une cité
sous de mauvaises lois que sous l’autorité de gouvernants
incompétents.

Le Politique et les Lois : la loi forge les


mœurs
Afin d’apprécier la fonction que Platon assigne à la loi, on peut
se demander sur quoi s’exercent les lois que les dialogues
mentionnent ou forgent [22] . La question n’est pas encore celle
de savoir sur quoi ces lois portent, ce que sont leurs différents
objets, mais bien de savoir sur quoi elles s’exercent, sur quoi
elles réalisent l’opération qui leur est propre. Si l’on admet que
les lois ont des objets et des destinataires, et qu’elles prescrivent
aux citoyens certaines conduites, c’est bien que les lois
s’exercent sur les citoyens. Certaines lois concernent tous les
citoyens, d’autres peuvent n’en concerner que quelques-uns,
selon les activités qui sont les leurs, mais le citoyen est bien le
destinataire de la loi, c’est-à-dire celui à qui s’adresse la
prescription du législateur. Le citoyen doit agir ou ne pas agir
conformément à la loi, et il revient au gouvernement et à ses
auxiliaires de police de l’y contraindre. Sous cette forme très
générale, cette définition de la législation comme un discours
civique et collectif prescriptif se retrouve dans les textes
platoniciens comme du reste dans l’ensemble de la pensée
juridique ancienne et moderne. On doit pouvoir être plus
précis. Si l’on admet que le texte de loi est écrit, et qu’il est
offert au lecteur citoyen qui doit obligatoirement en prendre
connaissance, et si l’on admet encore que le citoyen doit
adapter sa conduite à ce que prescrit ce discours collectif, on
doit dire de la loi qu’elle ne réalise son opération qu’à la
condition que la manière dont le citoyen conçoit sa propre
conduite et en décide soit affectée par le discours légal. Selon
Platon, le destinataire de la loi n’est pas exactement le citoyen
en tant que tel, mais ce qui, dans le citoyen, est sujet de
connaissance et principe des conduites ou des actions  : l’âme.
Mieux encore, ce qui en l’âme raisonne et connaît, c’est une
faculté rationnelle qui s’exerce aux côtés, et quelquefois contre,
une faculté irascible et une faculté désirante. De sorte que la loi
doit prescrire à l’âme une conduite que cette dernière ne
parvient à maintenir que si en elle la faculté rationnelle
s’exerce convenablement, sans être empêchée par les autres
facultés. La loi s’exerce ainsi sur l’âme des citoyens, et son
opération spécifique consiste à favoriser une certaine économie
de l’exercice des facultés psychiques. Cet ordonnancement
mutuel des facultés psychiques n’est rien d’autre que le but que
Platon assigne à la législation, en expliquant qu’il revient aux
lois de forger les mœurs humaines, les ḗthē.
À la question de la destination des lois, qui est donc d’ordre
«  psychologique  », succède celle de leur objet. Car si les lois
agissent sur les âmes et forgent les mœurs, on doit se demander
comment elles y parviennent, comment elles rendent possible
la « gymnastique » psychique, ce que sont les exercices qu’elles
prescrivent et avec quelle précision ou en quel nombre elles les
prescrivent  : outre le destinataire de la législation, il faut
examiner l’extension et la précision des lois.
Pour évoquer les modalités d’exercice de l’opération législative
selon Platon, nous nous en remettrons de nouveau à l’ordre
dont la plupart des lecteurs admettent qu’il est celui de la
rédaction des dialogues, mais en suspectant l’hypothèse
chronologique extrêmement répandue qui veut que l’intérêt
que Platon manifeste pour la loi soit à la fois progressif et tardif,
et qu’il résulte du renoncement progressif à un idéal de
gouvernement savant. Selon cette interprétation, le Politique est
le texte charnière à l’occasion duquel Platon concéderait lui-
même le caractère inaccessible de son idéal gouvernemental
pour défendre, en guise de pis-aller (de second-best), une
constitution dans laquelle règneraient les lois [23] . Cette même
interprétation soutient encore que, dans la République, la
législation ne jouerait qu’un rôle secondaire. Secondaire
relativement aux autres dialogues « politiques » (le Politique et
les Lois), mais aussi absolument, dans la mesure où l’institution
de la cité excellente n’accorderait que peu de place à la
législation. Parmi le grand nombre des interprètes qui ont
défendu cette lecture des dialogues, on peut mentionner le
jugement de G. Klosko qui, dans son Development of Plato’s
Political Theory, remarque d’abord que, dans la République,
«  Platon accorde peu d’importance aux lois  », avant d’ajouter
que, «  dans la République, Platon affirme que les lois sont
inutiles : dans la cité juste, elles n’ont aucune nécessité, et dans
la cité injuste, elles n’ont aucune efficacité  » [24] . Ainsi, et l’on
retrouve ce jugement chez la plupart des interprètes
contemporains, les lois seraient inutiles ou superflues dans la
cité excellente, mais deviendraient bien sûr indispensables
dans les autres cités. Parmi ces autres cités, imparfaites,
figurent à l’évidence celles que conçoivent le Politique ou les
Lois. Lorsqu’il prononce ce jugement sur la République, G.
Klosko résume une page importante du livre IV de la
République, dans laquelle Socrate, alors qu’il clôt le long
développement consacré à l’éducation puis à la mission des
gardiens, s’explique sur la manière dont il faudra ou non
légiférer sur leur éducation « musicale » et « morale ». Il s’agit
d’un texte dont l’intérêt est double  : il montre d’abord, à
l’encontre du jugement de G. Klosko, que la loi n’est pas
superflue dans la cité excellente, et surtout il explique ce qu’est
la fin de la législation en des termes qu’on retrouve à
l’identique dans l’ensemble des dialogues platoniciens. En dépit
de sa longueur, nous le citons en son entier :

«  — Il faut, en effet, se prémunir d’une conversion à une


forme inusitée de musique, comme il faut en général se
prémunir contre ce qui constitue un danger. Car nulle part
les modes de la musique ne sont ébranlés sans que ne
soient ébranlées par le fait même les lois politiques les plus
élevées, comme l’affirme Damon, et c’est aussi ma pensée.
— Et moi aussi certainement, dit Adimante, compte-moi
parmi ceux qui en sont convaincus.
— Quant à l’édifice réservé à la garde, dis-je, apparemment
c’est sur cette base, n’est-ce pas, qu’il faut le construire pour
les gardiens, dans la musique et dans la poésie.
— Certes, dis-je, cette insoumission aux lois, en s’insinuant,
passe aisément inaperçue.
— Oui, dis-je, comme si la musique n’était qu’un jeu et
comme si elle ne pouvait produire rien de mauvais.
— En effet, dit-il, elle ne produit rien d’autre, si ce n’est
qu’elle s’établit lentement, alors que tranquillement elle
s’infiltre dans les mœurs et dans les occupations. À partir de
là, gagnant en puissance, elle atteint les contrats que les
hommes passent les uns avec les autres, et des contrats elle
se dirige vers les lois et les constitutions politiques avec une
totale impudence, Socrate, jusqu’à ce qu’elle finisse par
renverser tout ce qui tient du privé comme du public.
— Soit, dis-je, mais est-ce bien ainsi que les choses se
passent ?
— C’est ce qui me semble à moi, dit-il.
— Par conséquent, nous l’affirmons depuis le début, il faut
sans attendre faire participer nos jeunes à un jeu qui les
rapproche davantage de la loi, en tenant compte du fait que
si ce jeu en vient à contourner la loi et que ces enfants
agissent de même, il sera impossible que ces jeunes se
transforment en hommes respectueux des lois et intègres.
— Comment faire autrement ?, dit-il.
— En effet, dès lors que dès leur jeune âge les enfants, en
jouant à des jeux convenables, se verront présenter à
travers la musique et la poésie l’idéal du respect de la loi,
alors, contrairement à ceux dont nous venons de parler, ce
respect de la loi les accompagnera en toutes choses et les
fera grandir, allant jusqu’à rectifier ce qui au cœur de la cité
avait pu antérieurement tomber en désuétude.
— Certes, c’est la vérité, dit-il.
— Et alors, même les règlements en apparence de moindre
importance, toutes ces dispositions qu’auparavant on avait
laissé disparaître, ces hommes-là les remettent en vigueur.
— Lesquels ?
—Ceux-ci. Par exemple, le respect silencieux qu’il convient
que les jeunes manifestent devant ceux qui sont plus âgés ;
les manières de s’asseoir et de se lever, et les soins à l’égard
des parents  ; la manière de se coiffer, de s’habiller, de se
chausser, tout ce qui touche à l’apparence corporelle et tous
les détails de ce genre. Ne crois-tu pas ?
— Si.
— Légiférer sur ces questions serait, je crois, candide. Cela
ne se fait en effet nulle part, et des lois sur ces questions ne
pourraient être établies ni par écrit ni oralement.
— Comment le faire, en effet ?
— Il est en tout cas probable, Adimante, dis-je, que dans la
mesure où quelqu’un est orienté au point de départ dans
une certaine direction par son éducation, ce qui surviendra
par la suite pour lui sera conforme à cette orientation. Ce
qui est semblable n’appelle-t-il pas le semblable ?
— Oui, en effet.
— Et je pense que nous pourrions dire qu’au bout du
compte cela aboutit à quelque chose d’achevé et de robuste,
qu’il s’agisse de quelque chose de bien ou non. —
Inévitablement, dit-il. — Et quant à moi, dis-je, c’est pour ces
raisons que je n’entreprendrais pas de légiférer en ces
domaines.
— Cela va de soi, dit-il.
— Mais au nom des dieux, dis-je, que dire de ces questions
qui se traitent au marché, de ces contrats que tous sur
l’agora négocient les uns avec les autres et, si tu veux, des
contrats relatifs aux travailleurs manuels, des libelles et des
poursuites pour voies de fait, du dépôt des plaintes devant
la justice et de l’appointement des juges ? Que dire aussi, si
la chose s’impose, de la perception des impôts ou des
décrets qui leur sont relatifs, que ce soit sur les places
publiques ou dans les ports ? Que dire en général de toute
la réglementation des marchés, autant celle des villes que
celle des ports, et de toutes les questions de ce genre  ?
Oserons-nous légiférer en ces matières ?
—Non, cela ne vaut pas la peine de dicter des règlements à
des hommes à tous égards excellents. Toutes ces questions
qui exigeraient de légiférer, ils les découvriront facilement
chacune en son temps.
— Oui, mon ami, dis-je, à condition cependant qu’un dieu
leur accorde de conserver ces lois que nous avons exposées
plus tôt.
—Et sinon, dit-il, ils passeront leur vie à instituer sans cesse
des législations dans ces domaines et à les modifier, dans
l’espoir d’atteindre un bien supérieur ».
(République, IV, 424 c 3-425 e 6 [25] )

Ce texte introduit une continuité remarquable des mœurs


jusqu’aux lois. Il s’agit d’une continuité proprement génétique,
puisque la disposition des mœurs (éthē), au fur et à mesure
qu’elle croît en puissance, détermine donc les conduites
habituelles (epitēdeúmata), puis les contrats (xumbólaia), les lois
(nómoi) et enfin les constitutions (politeíai). Cette continuité
procède de toute évidence de l’individu et de son mode de vie à
la communauté civique, par les degrés intermédiaires que sont
les conduites habituelles, les contrats et les lois. Ainsi établie,
elle conforte l’hypothèse selon laquelle les mœurs sont bien le
matériau élémentaire de la cité [26] , et suggère, si on la considère
à rebours, qu’une constitution repose sur ses lois, qui doivent
elles-mêmes déterminer les contrats, qui à leur tour
déterminent les conduites habituelles, ces dernières devant
déterminer les mœurs. Les lois se voient ainsi assigner le rôle
politique éminent, au travers de la prescription des contrats et
des conduites, de déterminer les mœurs.
Ce texte, qui consacre l’importance politique des mœurs et
réserve à la législation une importance proprement génétique
dans la genèse et dans la disposition de la constitution, semble
pourtant porter quelques réserves à l’opportunité de la
législation, lorsqu’il suggère pour finir que les activités
d’importance mineure ne méritent pas qu’on légifère sur elles.
Et pourtant, si les fondateurs de la cité ne le font pas, ses
citoyens devront s’y employer. À l’encontre de ce que G. Klosko
ou d’autres veulent lire ici lorsqu’ils imputent à Platon l’opinion
selon laquelle la loi serait superflue, il paraît en effet important
de faire ces trois remarques  : d’une part, que les fondateurs,
c’est-à-dire les interlocuteurs du dialogue, n’ont certes pas à se
prononcer sur le détail législatif, mais ensuite, que les citoyens
excellents devront pour leur part faire œuvre législatrice, et
enfin, qu’ils n’y parviendront que s’ils respectent les lois des
fondateurs, sans les modifier. Deux types de lois sont ainsi
distinguées : celles qui sont proprement fondatrices de la cité, et
dont la dernière page du livre IV dit qu’elles sont «  les lois
fondamentales de la cité  » (IV, 445 e 1-2), puis celles qui
donneront à la cité sa forme définitive, avec cette précision,
qu’on trouve dans le texte cité comme on la retrouve dans la
dernière page du livre IV, que les lois secondes et l’exercice de
l’autorité gouvernementale ne devront aucunement modifier
ou transgresser les lois fondamentales (il ne peut donc y avoir
de conflit de juridiction entre les lois secondes et les lois
fondamentales). C’est là ce que Socrate rappelle en ces termes :

«  Je déclare donc, repris-je, qu’il s’agit d’une espèce unique.


Qu’il y ait un seul ou plusieurs dirigeants, il est impensable
qu’ils viennent bouleverser les lois fondamentales de la cité,
s’ils se fondent sur la formation et l’éducation que nous
avons décrites »
(IV, 445 d 8 - e 3)

Ces lois fondamentales sont en nombre, et elles correspondent


dans la République à chacune des mesures institutionnelles sur
lesquelles se prononcent les interlocuteurs fondateurs, qui
tiennent, sans ambiguïté aucune, que « cette cité doit être régie
par une bonne législation  » (II, 380 b 8 [27] ). Observant ces lois,
leur nombre et leur contenu, on doit pouvoir soutenir que ce ne
sont pas tant les lois elles-mêmes qui sont en nombre restreint
dans la République, mais bien plutôt ces précisions
institutionnelles ou constitutionnelles [28] . Il faut souligner ainsi
que chacune des mesures majeures de la République est
légalement instituée, et que chacune des institutions fondées
dans cette cité l’est par le biais de la loi. Autant on peut relever
la brièveté des développements institutionnels ou
constitutionnels de la République, et constater combien ils sont
lapidaires par rapport à ce que proposent les Lois, autant
vouloir en tirer argument pour soutenir que la législation y
serait de peu d’importance et n’a manifestement guère de sens,
et les interprètes qui veulent distinguer les Lois de la
République au motif que les premières accorderaient aux lois
une importance politique que la seconde aurait ignorée
commettent sans doute un contresens. Il est du reste
remarquable que ce que dit la République dans son quatrième
livre de la législation, de sa nécessité, de l’interdiction de la
modifier dans ce qu’elle a de fondamental, et enfin de son objet,
les mœurs, se retrouve très exactement dans le Politique et dans
les Lois.
Afin de poursuivre cette enquête sur ce qu’est la loi selon
Platon, c’est maintenant vers le Politique que nous allons nous
tourner. Dans ce dialogue, Platon cherche à distinguer le
politique de ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire à distinguer le
gouvernant savant de ceux qui ne devront être que ses
auxiliaires, ou bien encore de ceux qu’il faut regarder comme
ses rivaux. Dans la mesure où ces auxiliaires et ces rivaux
«  ressemblent  » au politique qu’ils ne sont pas, une réflexion
sur la ressemblance et la simulation (ou l’ «  imitation  »,
mímēsis) s’impose ; celle-ci, si elle est conduite dans l’ensemble
du dialogue, trouve toutefois son aboutissement et sa
conclusion proprement politique dans une discussion dont
l’objet est précisément le statut de la loi. À ce point du Politique,
la question est posée de savoir comment il faut ou non légiférer
lorsque le gouvernant savant, qui est la condition et la cause de
l’excellence de la cité, fait défaut. En l’absence d’un tel
gouvernement, doit-on recourir ou non aux lois ? Comme on l’a
vu, Platon demande que l’on légifère et ne modifie plus les lois
ainsi instituées. Il en donne la justification suivante :

« L’ÉTRANGER
Oui, car j’imagine que si quelqu’un osait transgresser des
lois qui ont été établies au terme d’une longue expérience,
des lois que certains conseillers inspirés ont, dans chaque
domaine, persuadé le grand nombre d’instituer, il
commettrait une faute bien plus grave que la première [29] ,
et il anéantirait toute activité bien plus définitivement que
ne le feraient les règles écrites.
SOCRATE LE JEUNE
Comment pourrait-il en aller autrement ?
L’ÉTRANGER
Voilà pourquoi à ceux qui instituent des lois et des règles
écrites, dans quelque domaine que ce soit, il ne reste
comme seconde ressource qu’à ne jamais laisser le moindre
individu ou la majorité les transgresser en aucune façon [30] .
SOCRATE LE JEUNE
C’est juste.
L’ÉTRANGER
Mais alors, ces règles écrites ne seraient-elles donc pas,
dans chaque cité, des imitations de la vérité, rédigées dans
la mesure du possible d’après les instructions de ceux qui
savent ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment le nier en effet ?
L’ÉTRANGER
Et pourtant, si tu t’en souviens, nous avons dit que celui qui
sait, le véritable politique, agira dans bien des cas en vertu
de la technique qui est la sienne, sans se soucier
aucunement, dans l’exercice de sa propre pratique, des
règles écrites à chaque fois qu’il trouvera des idées qui lui
paraissent meilleures que les règles consignées par écrit par
lui et promulguées pour le temps de son absence.
SOCRATE LE JEUNE
Nous l’avons dit, en effet.
Produire la cité
L’ÉTRANGER
Quand le premier individu venu ou la première foule venue,
ayant des lois établies, entreprennent d’agir à l’encontre de
ces lois écrites parce qu’ils pensent que cela vaut mieux, ne
font-ils pas, autant qu’il est en leur pouvoir, la même chose
que le politique véritable ?
SOCRATE LE JEUNE
Eh oui, absolument !
L’ÉTRANGER
S’ils devaient se conduire de cette manière en l’absence de
toute science et entreprendre d’imiter le véritable original,
ne l’imiteraient-ils pas d’une façon totalement pervertie  ?
Tandis que, s’ils le faisaient avec technique, ce ne serait plus
une imitation, mais la chose elle-même dans sa vérité et sa
perfection, n’est-ce pas ?
SOCRATE LE JEUNE
Absolument, je suppose.
L’ÉTRANGER
Il n’en reste pas moins que nous étions convenus
auparavant qu’une foule ne sera jamais capable d’acquérir
une technique quelconque [31] .
SOCRATE LE JEUNE
Oui, c’est bien une chose convenue.
L’ÉTRANGER
Si donc il existe une technique royale, la foule que
composent les riches et la totalité du peuple ne devraient
jamais arriver à acquérir cette science politique ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment y arriveraient-ils ?
L’ÉTRANGER
Il faut donc, semble-t-il bien, que les constitutions de ce
genre, si elles cherchent à imiter, autant qu’il leur est
possible, la constitution véritable où un seul gouverne grâce
à sa technique, ne fassent jamais, une fois leurs lois établies,
rien qui aille à l’encontre de ces règles écrites ou des
coutumes ancestrales ».
(300 b 1 - c 6)

Ce texte important a fait l’objet de traductions aussi


nombreuses que différentes, et on ne lui prête que peu souvent
une signification identique [32] . Tel que nous le comprenons,
l’argument de Platon prononce qu’il est nécessaire de légiférer
en l’absence du gouvernement savant, mais pas n’importe
comment : il faut certes que les lois soient des imitations de la
constitution savante, mais surtout qu’elles soient réalisées
d’après des savoirs spécifiques, dans chacun des domaines
considérés. Lorsqu’une loi doit être instituée, insiste Platon, il
faut qu’elle le soit d’après les indications de ceux qui ont une
compétence savante en la matière. S’il existe des spécialistes
compétents, des «  techniciens  », c’est à eux de conseiller les
législateurs (et non pas à n’importe lequel des citoyens, comme
se l’imaginent et le pratiquent les démocrates). Ce que
définissent ainsi ces remarques de l’Étranger, lorsqu’elles font
de la législation une imitation, c’est la nature du travail
législatif. Le législateur ne saurait être n’importe qui (une
Assemblée démocratique par exemple), mais il doit bel et bien
rester un savant et posséder, à défaut de la connaissance
synoptique du gouvernant excellent, une compétence
spécifique. Platon le souligne  : la compétence savante reste la
condition d’une bonne imitation, et distingue de ce fait les
bonnes constitutions législatives des mauvaises constitutions.
La seconde remarque précise donc la nature de l’œuvre
législatrice et désigne, en l’espèce des súmbouloi, les techniciens
compétents de la cité actuelle. Il n’y a ainsi que deux manières
d’imiter [33]   : l’une est mauvaise, elle consiste pour des
gouvernants ignorants à agir comme s’ils étaient de savants
politiques, en ne respectant donc pas les lois  ; la seconde est
bonne, et elle consiste cette fois à légiférer à partir d’une
compétence savante, technique (voir 300 e 1, éntekhnoi). Il peut
très bien ne plus même s’agir, dans ce second cas, d’imitation,
« mais de la chose elle-même dans toute sa vérité » (300 e 1-2).
On comprend ainsi que c’est la possession de la technique, c’est-
à-dire d’un savoir, qui distingue la bonne imitation de la
mauvaise. Une possession qui, selon Platon, fait défaut aux
citoyens comme aux législateurs des constitutions existantes, et
qui appelle donc l’exigence suivante  : «  Il faut donc que ces
semblants de constitutions (éoike politeías), si elles cherchent à
imiter, autant qu’il leur est possible, cette constitution véritable
(celle où un seul gouverne au moyen de la technique), doivent
une fois leurs lois établies ne jamais rien faire qui aille à
l’encontre de ces règles écrites ou des coutumes ancestrales  »
(300 e 11 - 301 a 3). Il s’agit alors de la « bonne » imitation légale
du gouvernement savant, et les « savants » dont il est question
ici sont les «  conseillers inspirés  » qu’évoquait 300 b 2, c’est-à-
dire les législateurs eux-mêmes [34] .
Dans ces pages du Politique, Platon aura ainsi proposé une
réponse juridique à une difficulté politique majeure, qui tient
au fait que tous les citoyens ne sont pas savants et, surtout,
qu’ils ne sont pas immédiatement susceptibles de reconnaître
l’autorité de ceux d’entre eux qui le sont (il n’en va ainsi que
dans la cité excellence et la constitution «  droite »). La loi, que
Platon tient pour productrice d’opinion droite, est le moyen
pour ceux qui gouvernent de faire connaître, ou à tout le moins
de faire respecter, ce qui est juste. On parvient ainsi à créer une
communauté entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas,
en proposant que les savants légifèrent et que les autres
citoyens se gouvernent en obéissant à cette législation. Il ne
semble pas possible d’inférer de ces pages extraites du Politique,
ni du reste d’aucune autre page de Platon, que la perfection
gouvernementale exclurait le recours à la loi. Le gouvernant
savant, dans la République comme dans le Politique, est
également un législateur. Et il l’est parce que, parmi les moyens
dont il dispose pour gouverner, la loi est un outil qui a une
utilité spécifique et indispensable. C’est ce qu’établissent les
Lois très explicitement, lorsqu’elles défendent un même projet
que celui qui occupe la fin du Politique, en 309 a - 311 b, en
expliquant que le mélange des mœurs est une nécessité
véritablement politique, qui, si elle n’est pas satisfaite, risque
d’entraîner des séditions au sein de la cité, et d’interdire encore
l’avènement de dirigeants qui soient eux-mêmes dotés de
mœurs équilibrées (311 a-b). Il dit également que le texte de loi
doit être accompagné par une sorte d’incantation (epōidḗ), à
laquelle il revient de se prononcer sur les objets d’importance
moindre. Ou plus exactement, à laquelle il revient de persuader
le citoyen de telle sorte qu’il puisse de lui-même agir dans le
sens qu’exige l’unité de la cité. Cette tâche persuasive incombe
aux «  préambules  » législatifs. Appuyée sur ces préambules, la
législation des Lois entend prescrire l’ensemble des pratiques
citoyennes, sans exception aucune. La législation possède trois
caractéristiques : en premier lieu, rien des pratiques humaines,
rien des mode de vie ne doit être laissé hors la loi. En deuxième
lieu, seule la loi peut donner valeur de coutume, c’est-à-dire
reconnaître un caractère d’obligation à des usages. Et enfin,
seule la loi peut être reconnue comme «  prescriptive  » des
modes de vie et des mœurs.
S’agissant de ce dernier point, les Lois sont suffisamment
explicites lorsqu’elles introduisent la loi relative à l’éducation
des petits enfants par les nourrices, au tout début du livre VII.
L’Étranger d’Athènes souligne qu’elle devra être appliquée au
pied de la lettre, «  scrupuleusement  » , et il reconduit
ainsi avec fermeté les pratiques nourricières et pédagogiques
au texte de la loi, en insistant semble-t-il sur ce qui peut
opposer le respect scrupuleux d’un texte publié et la pratique
éventuellement lâche d’une coutume (VII, 793 d). Cette fermeté
est, à bien des égards, la conséquence de la mise au point qui
précède, à la faveur de laquelle l’Athénien a distingué entre
elles plusieurs sortes de règles prescriptives. Nous citons
l’ensemble de son propos :

« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Parfait, Clinias. Mais au fait, il y a encore ce point que nous
devons considérer tous les trois.
CLINIAS
Lequel ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Que toutes ces règles que nous venons à l’instant de passer
en revue sont ce que la plupart des gens appellent des
“coutumes non écrites”. Et ce qu’ils appellent les “lois des
ancêtres” ne sont pas autre chose que l’ensemble de ces
coutumes. Plus encore, l’observation que nous venons tout
juste de développer, à savoir qu’il ne faut ni appeler ces
coutumes des lois ni les passer sous silence, il convenait de
la faire. Ces coutumes sont en effet les liens qui assurent la
cohésion de tout notre régime politique, placées qu’elles
sont au centre de toutes, celles qui sont déjà écrites et
promulguées et celles qui restent à promulguer, exactement
comme le font les coutumes ancestrales et parfaitement
anciennes. Celles-ci, lorsqu’elles sont convenablement
établies et observées, conservent et sauvegardent
entièrement les lois déjà écrites. Mais si le désordre les
éloigne du beau, elles font, comme les pièces de soutien des
charpentes des édifices lorsqu’elles cèdent en leur centre,
que toutes les pièces tombent à la fois et gisent les unes sur
les autres, aussi bien les pièces de soutien que celles qu’on a
ensuite solidement bâties dessus et qu’entraînent la chute
des premières. Voici donc quelles doivent être nos
réflexions, Clinias, pour lier ensemble toutes les pièces de ta
nouvelle cité, en ne négligeant dans la mesure du possible
aucun élément ni grand ni petit, de tout ce qu’on nomme
“lois” et “coutumes” ou “conduites”. Car c’est de l’ensemble
de ces éléments que dépend la cohésion d’une cité, et ni les
lois ni les coutumes ne peuvent être stables les unes sans
les autres, si bien qu’il ne faut pas nous étonner de voir une
foule de coutumes et d’usages apparemment insignifiants
affluer dans notre législation et en augmenter l’étendue.
CLINIAS
Oui, ce que tu viens de dire est juste, et c’est en ce sens
qu’iront nos réflexions.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
En ce qui concerne l’enfant de trois ans, garçon ou fille, voilà
les règles qui, si elles leur sont appliquées scrupuleusement
et si elles sont mises en œuvre comme nous l’avons dit et
non pas comme des à-côtés, seront d’une utilité
incontestable pour ces tout jeunes enfants ».
(VII, 793 a 3 - e 3)

C’est sans doute la variété des termes qu’il convoque qui donne
toute son importance à ce texte. Il est question des ágrapha
nómima, des patríoi nómoi, des pátria et des arkhaîa nómima,
mais encore en général des éthē, puis des epitēdeúmata
(occupations, pratiques habituelles, façons de faire) et des
ethísmata (usages, habitudes), c’est-à-dire de tous les termes
dont, d’une manière ou d’une autre, les Grecs pouvaient se
servir afin de désigner la prescription ou la norme des
conduites, la règle commune [35] . La variété du vocabulaire sert
ici de toute évidence un argument critique, puisque Platon
soutient qu’aucune sorte d’habitude ou de coutume, quel que
soit le nom qu’on lui réserve, ne saurait tenir lieu de loi. Il s’agit
pour lui d’en finir avec l’ambiguïté en vigueur relativement à ce
qu’est ou n’est pas une loi au sens strict. La remarque dirigée
contre les lois «  non écrites  » dit assez clairement que la loi,
selon Platon, ne saurait être qu’écrite [36] . Le Politique l’affirme
également, en soutenant que l’alternative législative et
gouvernementale majeure ne saurait être celle de l’usage de
lois écrites ou bien de lois non écrites (des coutumes), mais bien
celle de la présence ou de l’absence de lois. Lorsqu’il existe des
lois, ce sont nécessairement des écrits, des grámmata (Politique,
293 a 7)  ; le reste, c’est-à-dire l’ensemble de toutes les
prescriptions coutumières possibles, n’a par lui-même aucun
caractère légal [37] . De la même manière, le Politique précise
également que le choix doit être fait entre un respect
scrupuleux, acribique, des lois et leur absence pure et simple,
selon que le gouvernant y a ou non recours (292 a 1-2). Si cette
distinction ne devrait pas faire difficulté, puisqu’il est donc
indubitable qu’il n’y a de loi qu’écrite, la question se pose
encore toutefois, dans le Politique, du statut respectif des éthē et
des nómoi, des prescriptions non légales et des lois. C’est une
question à laquelle le Politique donne une réponse dont on peut
dire qu’elle est caractéristique de la thèse platonicienne selon
laquelle la loi forge les mœurs, et qu’elle est, avec l’éducation, le
moyen privilégié de la diffusion d’une opinion droite chez les
citoyens. Il en va de même dans la mise au point sur la
grossesse qu’on trouve au début du livre VII  : elle prononce
qu’il est nécessaire que la loi soit exhaustive et qu’aucune sorte
de coutume ne lui dispute son rang pour cette raison très
simple que le bas âge est le moment où se forge le caractère,
. Le propos est emphatique : « car c’est à cet âge, sous l’effet de
l’habitude, que s’implante définitivement en nous la totalité de
notre caractère  » (VII, 792 e). La proposition n’a rien de
nouveau, elle reprend presque à l’identique une remarque
qu’on trouve déjà dans le livre II de la République : « Tu sais que
le commencement de toute œuvre, c’est le plus important, en
particulier pour tout ce qui est jeune et tendre  ? Car c’est
surtout à ce moment-là que chaque être se modèle, et que
s’enfonce le mieux le caractère qu’on veut imprimer en lui » (II,
377 a 12 - b 3).
Ce que Platon réserve à la législation dans les Lois, c’est donc la
fonction pédagogique de la formation du caractère qui était
plus généralement celle de la politique dans la République. Il
s’agit d’une opération technique bien particulière, qui distingue
en propre la technique politique et qui, de ce fait, ne concerne
en rien les seuls petits enfants. Si la politique peut être
convenablement désignée comme une technique, cela signifie
pour Platon deux choses  : d’abord, comme c’est le propre de
toute technique, qu’elle possède la connaissance, la science de
son objet (comme de ce qui convient à cet objet), et c’est la
raison pour laquelle celui qui gouverne doit connaître chacun
de ces objets ou de ces «  choses politiques  » [38]  que sont les
citoyens, leurs conduites et les institutions. Mais ensuite et
surtout, que le gouvernant doit, en tant que technicien,
produire ou se servir d’un objet (en effet, les techniques sont
soit de production, soit d’usage). Il se trouve que, dans la
République, cet objet que doit forger, disposer ou façonner le
politique, ce sont les mœurs, les ḗthē [39] . Au livre VI, lorsque
Socrate définit la tâche gouvernementale du philosophe, il lui
attribue pour mission de transposer ou de transporter dans les
mœurs publiques et privées ce qu’il voit là-haut, dans le modèle
d’excellence qui inspire son activité politique :

«  —Celui-là, en effet, mon cher Adimante, qui garde l’esprit


réellement tourné vers les êtres qui sont n’a pas vraiment le
loisir d’abaisser le regard vers les affaires des hommes, ni de
se remplir d’envie et de malveillance en combattant contre
eux. Bien au contraire, en regardant et en contemplant ces
êtres bien ordonnés et éternellement disposés selon cet
ordre, ces êtres qui ne commettent pas davantage l’injustice
qu’ils ne la subissent les uns des autres et qui subsistent
dans cette harmonie ordonnée selon la raison, <les
philosophes> les imitent et cherchent le plus possible à leur
ressembler. À moins que tu ne croies qu’il y ait moyen pour
quelqu’un qui vit en présence de ce qu’il admire, d’éviter de
l’imiter ?
— C’est impossible, dit-il.
— C’est ainsi que le philosophe, qui vit en présence de ce qui
est divin et harmonieux, devient lui-même divin et
harmonieux, autant qu’il est possible à un être humain de
l’être. Mais la calomnie ne s’en répand pas moins chez
plusieurs.
— C’est tout à fait le cas.
—Si donc, repris-je, il se trouve contraint de mettre en
pratique, en les ramenant au niveau des mœurs humaines,
les choses qu’il a vues là-bas, et de prendre position à la fois
en public et en privé, au lieu de se concentrer sur sa propre
formation, crois-tu qu’il deviendra un médiocre artisan de la
modération, et de la justice, et de toute vertu qui concerne
le peuple ?
— Pas le moins du monde, dit-il.
—Mais si la plupart des gens prennent conscience que nous
disons la vérité au sujet du philosophe, demeureront-ils
hostiles aux philosophes et se méfieront-ils de nous quand
nous affirmons qu’une cité ne connaîtra jamais autrement le
bonheur si l’esquisse n’en a été tracée par ces artistes
peintres qui travaillent selon le modèle divin ?
—Ils ne seront pas hostiles, dit-il, à condition qu’ils en
prennent conscience. Mais de quelle sorte d’esquisse parles-
tu ?
— Ils prendraient la cité et les caractères des êtres humains
comme une tablette à esquisser, dis-je, et en premier lieu, ils
la nettoieraient, ce qui déjà n’est pas facile. Mais tu vois dès
lors qu’ils seraient, ce faisant, très différents des autres, du
simple fait de refuser de s’engager à rédiger des lois pour
une cité – ou pour un particulier – avant de l’avoir reçue
propre, ou d’avoir opéré ce nettoyage eux-mêmes.
— Et ils auraient raison, dit-il.
— Cela fait, ne crois-tu pas qu’ils esquisseront le plan de la
constitution politique ?
— Sans doute.
— Ensuite, je pense qu’en complétant leur travail, ils
regarderont souvent des deux côtés, d’abord vers ce qui est
juste par nature comme vers ce qui est beau et modéré, et
vers tout ce qui est du même genre, et puis ensuite en
direction de ce qu’ils voudraient incorporer chez les êtres
humains. De cette façon, en mélangeant et en broyant les
diverses occupations, ils produiraient la représentation
humaine, en se fondant sur cela même qu’Homère a appelé
forme divine et représentation divine, lorsqu’elle s’est
produite dans l’humanité.
— Bien, dit-il.
—Et je pense que tantôt ils effaceront certains traits, tantôt
ils les dessineront à nouveau, jusqu’à ce qu’ils aient rendu
les mœurs humaines le plus possible agréables au dieu.
— Ainsi, le dessin en deviendrait tout à fait sublime, dit-il ».
(VI, 500 b 8 - 501 c 3)

Dans la République, Platon suppose que la cité comme l’individu


ont des caractères, des mœurs (ḗthē), et que ce sont les mœurs
individuelles qui déterminent les mœurs collectives. Le
«  dessinateur de constitutions politiques  » (501 c 5-6) fait ainsi
usage d’un paradigme divin et ordonné pour produire des
mœurs humaines «  à la ressemblance divine  ». C’est à la
politique qu’il revient de façonner les mœurs, de les forger dès
le plus jeune âge, et c’est cette fonction êthopoïétique qui revient
donc en propre à la législation dans les Lois [40] .
Dans le texte des Lois déjà plusieurs fois mentionné, on trouve
en VII, 792 e 2 une formule importante, selon laquelle c’est au
plus jeune âge que « s’implantent, via la coutume (dià éthos), la
totalité du caractère (tò pân )  » des citoyens. Platon joue
bien sûr de la parenté terminologique de la coutume et du
caractère, mais il propose surtout un programme, dont on
pourrait dire qu’il est la formule proprement génétique de la
tékhnē politikḗ : celle-ci, conçue comme législation, a pour tâche
de faire naître des caractères et des mœurs.
Tous les textes que nous avons cités attribuent pour tâche à la
technique politique de produire, au moyen de la législation, une
détermination coutumière des mœurs. L’opération suppose,
comme le précise la remarque des Lois, VII, 792 e 2, une
médiation coutumière (qui joue bien un rôle semblable à celui
de la médiation des coutumes et des contrats qu’évoquait pour
sa part le livre IV de la République). Les lois ne forgent pas
immédiatement des mœurs. Platon met une condition au succès
de cette information  : la transformation de la loi en coutume.
C’est une condition qui paraît redoutable et qui justifie
finalement à elle seule la nécessité pour la loi d’atteindre à
l’exhaustivité des conduites : la loi n’accomplit sa fonction qu’à
la condition qu’elle devienne coutume exhaustive. Si la loi est
l’instrument privilégié de cette formation des mœurs, c’est
parce qu’elle parvient à les affecter, et plus exactement qu’elle
modifie l’équilibre relatif des facultés psychiques en quoi
consiste le « caractère », .
Dans les Lois, la législation assume donc la fonction
pédagogique de la formation du caractère qui était plus
généralement celle de la politique dans la République. La
particularité de l’argument du Politique tient sans doute, outre à
la définition de la technique politique, à la manière dont il
entreprend de définir une «  politique vraiment conforme à la
nature  » (308 d 1), c’est-à-dire une politique adéquate à la
nature de la cité. La cité reçoit, par l’intermédiaire d’un
paradigme technique, une nature de chose sensible  ; elle est
cette totalité des objets dont les citoyens sont susceptibles de
faire usage. La fonction de la politique était, dans l’Euthydème
et la République, d’éduquer les citoyens. L’organisation de la cité
et son gouvernement étaient alors négligés (dans l’Euthydème)
ou bien envisagés seulement sous l’aspect d’une fondation en
partie législative (dans la République). Sans devoir renoncer aux
leçons de ces dialogues, le Politique parvient à réunir ces deux
aspects de l’activité politique en une même technique dont la
fin est précisément la formation de la cité. Afin de concevoir la
cité comme une chose particulière, possédant une nature, et la
politique comme l’activité
«  démiurgique  » [41]  qui la forme et en prend soin, la doctrine
platonicienne peut s’appuyer dans les derniers dialogues sur les
recherches cosmologiques et physiques qu’elle fait aboutir
alors. Des recherches dont l’importance est telle que ces
derniers dialogues conçoivent la politique d’après la
cosmologie  : aussi bien à son imitation, comme une mise en
ordre soumise aux mêmes conditions et à la même explication
que la mise en ordre du monde, qu’à sa suite, quand la mise en
ordre de la cité succède à celle du monde. C’est à une telle
succession d’exposés qu’appelle très précisément le programme
du Timée dont nous allons traiter.

Notes du chapitre
[1] ↑  Voir la discussion du livre I, 341 d - 342 d. Socrate y explique que, quelle que
soit la technique considérée, elle procure ou produit un certain avantage, un
« intérêt » (sumphéron). Il précise cette définition de la technique en expliquant que
l’intérêt n’est jamais celui de la technique elle-même ou celui du technicien, mais
toujours celui de l’objet  ; ainsi l’intérêt de la médecine est-il l’intérêt du corps (la
santé), et non l’intérêt de la médecine ou du médecin. La recherche de l’intérêt de
l’objet est alors le préalable du processus technique mais aussi sa fin, puisque c’est en
vue de l’intérêt de l’objet que la technique est mise en œuvre (la médecine s’exerce
en vue de la santé). S’il existe une technique politique, une technique
gouvernementale, elle ne pourra donc avoir d’autre fin que l’intérêt des gouvernés.
[2]  ↑  Au lieu d’expliquer, par exemple, comment l’unité de la cité permettra à
chaque individu de satisfaire ses désirs mieux que dans tout autre situation, ou bien
encore que sa santé et son bonheur y seront maximaux.
[3] ↑  Khreía, qui signifie aussi l’usage, l’emploi que l’on fait d’une chose.
[4] ↑  Sur quoi il faut se reporter à L. Brisson, Platon, les mots et les mythes (1982),
Paris, La Découverte, 1994².
[5] ↑  Sur lesquels revient longuement les pages 132-160.
[6]  ↑  Analogue à celui du livre I de la République, cet exposé est toutefois plus
complet et plus précis.
[7]  ↑  Le producteur n’a pas besoin de connaître la Forme intelligible à laquelle
participe l’objet qu’il fabrique ; une opinion droite de l’objet et de son usage suffit.
[8]  ↑  L’usager seul peut avérer avec certitude la connaissance, c’est-à-dire
reconnaître si la forme convenable de l’ouvrage a été donnée par l’artisan à son
matériau (390 b).
[9] ↑  La question se pose notamment de savoir de quelle technique (de production)
la politique fait usage ; s’agit-il de toutes les techniques et de toutes les productions,
ou d’une technique unique dont la politique recevrait immédiatement l’ouvrage ? Le
Politique répond à cette question en privilégiant la première hypothèse.
[10]  ↑  Du point de vue cognitif, cette hétérogénéité est précisément celle de
l’opinion que possèdent (au mieux) les citoyens, quand la connaissance de ce qui est
reste la propriété distinctive des philosophes.
[11] ↑  Voir G. Cambiano, Platone e le tecniche, Rome-Bari, Laterza, 1991², p. 200-204.
[12] ↑  Ces modifications ne sont pas aussi considérables qu’on a souvent voulu le
croire  ; Platon conserve, de la République aux Lois, la même conception du
gouvernement de la cité par les citoyens savants et vertueux. Sur la constance de
cette hypothèse et le privilège qui s’en trouve accordé au régime (aristocratique en ce
sens seulement que les meilleurs sont ceux qui savent) philosophique, voir les
remarques de M. Lane, dans «  A new angle on Utopia  : The political theory of the
Politicus  », Reading the Statesman, Actes du IIIe Symposium Platonicum (1992), éd.
par C. J. Rowe, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995, p. 276-291.
[13] ↑  La « disparition » du sujet de la politique est l’une des conséquences du cours
de l’enquête du Politique qui, partant de la question du politique (après qu’on a traité
du sophiste), s’achève sur la définition de la politique comme technique (sans que le
naturel de celui qui l’exerce soit explicitement défini).
[14] ↑  287 d - 289 c.
[15]  ↑  289 c - 291 c  ; les commerçants, les ouvriers salariés, les auxiliaires des
magistrats, les devins et les prêtres. On ne dira donc pas que le «  philosophe-roi  »
disparaît du Politique, mais plutôt que la fonction qui était la sienne est désormais
décrite compte tenu des autres fonctions dont elle est indissociable.
[16]  ↑  «  Une politique vraiment conforme à la nature  », p. 257. Cet article figure
dans le recueil cité Reading the Statesman, p. 253-273.
[17] ↑  Súgkrasis, puis súmmixis, en 308 e 8 et 309 b 2  ; à relever, car ces fonctions
seront dans le Timée celles du démiurge. L’étude exhaustive en a été faite par L.
Brisson dans son commentaire du Timée, Le même et l’autre dans la structure
ontologique du Timée de Platon, chap. 1.1. 2, «  Activités du démiurge relevant des
fonctions propres à la troisième classe de la cité platonicienne », éd. citée, p. 35-50.
[18] ↑  Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de gymnastique  ; le mouvement (vitesse
ou lenteur) est ici un critère général qui permet de qualifier aussi bien la vivacité
d’esprit que l’habileté corporelle. Le mouvement est ce que le corps et l’âme ont en
commun. Voir, par exemple, Charmide, 160 b-d.
[19]  ↑  Pour comprendre la distinction de ces deux égalités, il faut se reporter au
Gorgias, 507 a-c et aux Lois, VI, 757 b-c. Leur distinction est l’un des exemples les plus
clairs du statut que Platon reconnaît aux mathématiques dans la réflexion (politique
ou autre). À ses yeux, la rationalité du réel est d’ordre mathématique. Du seul point
de vue politique, par exemple, les mathématiques sont le seul moyen d’affirmer l’un
du multiple.
[20]  ↑  Dans «  Rethinking Constitutionalism in Statesman, 291-303  », de nouveau
extrait du recueil Reading the Statesman, p. 292-305 ; ici, je traduis un extrait de la p.
296.
[21]  ↑  On remarquera que l’unité de la cité n’est pas une fiction dont il faut
persuader les citoyens par un récit (un mensonge), comme c’était le cas dans la
République, mais une réalité, l’objet de la législation.
[22] ↑  Je reprends dans ces pages l’essentiel d’une étude dont l’intégralité est parue
dans La communauté des affections. Études sur la pensée éthique et politique de Platon,
éd. citée, chap. V.
[23] ↑  Cette interprétation contemporaine a réussi à s’imposer et sans doute peut-on
la dire dominante. Elle a reçu des formes et des variantes nombreuses. Mais la thèse
commune en est toujours cette hypothèse doctrinale et chronologique qui veut que
Platon ait peu à peu renoncé, de la République aux Lois, à son idéal constitutionnel.
Elle a été récemment défendue par C. Bobonich, dans un ouvrage dont le titre même
indique combien il y souscrit  : Plato’s Utopia Recast. His Later Ethics and Politics,
Oxford, Clarendon Press, 2002. Toutefois, quand bien même cela échappe à l’auteur
de cet ouvrage, cette interprétation est ancienne. J’en ai évoqué quelques jalons,
avant d’en proposer une critique, dans Platon, la démocratie et les démocrates,
Napoli, Bibliopolis, 2005, en indiquant notamment combien le commentaire
platonicien de G. Grote avait eu, en la matière, une influence déterminante. L.
Brisson a proposé une critique de l’interprétation défendue par C. Bobonich et par
d’autres interprètes contemporains dans «  Ethics and politics in Plato’s “Laws”  »,
Oxford Studies in Ancient Philosophy, XXVIII, 2005, p. 93-131.
[24]  ↑  The Development of Plato’s Political Theory, New York et London, Methuen,
1986, p. 134, puis 190 pour les deux citations, que je traduis.
[25] ↑  Trad. G. Leroux légèrement modifiée.
[26] ↑  Comme la République l’affirme explicitement à deux reprises, à la fin du livre
IV puis au début du livre VIII.
[27] ↑  Voir également X, 605 b.
[28] ↑  Voici la liste, résumés ou cités, des énoncés de type législatif que l’on trouve
dans la République, II, 380 c 4 : la première loi « votée » par les interlocuteurs est celle
qui interdit de dire que les dieux sont responsables des maux. II, 380 d : la deuxième
loi interdit qu’on dise du dieu qu’il se métamorphose. II, 387 c 7 : il faut prendre les
règles ou «  moules  » (túpoi) gouvernementaux relatifs à la «  musique  » comme des
lois. III, 403 b 5  : on légiférera dans la cité de façon à ce que le pédagogue ait une
affection fraternelle pour son élève. III, 409 e 6  : on établira par voie de législation
une médecine (qui soigne les citoyens mais pas les incurables). III, 415 e 2  : les
gardiens doivent maîtriser les citoyens qui ne voudraient pas obéir aux lois. III, 417 b
8 : une loi interdira aux gardiens de posséder or et argent. IV, 421 a 5 : les gardiens
sont les gardiens des lois et de la cité. IV, 424 c 6  : «  Nulle part ne sont ébranlés les
modes de la musique sans que ne soient ébranlés les lois politiques les plus élevées. »
IV, 427 b : il faut légiférer en instituant les lois les plus belles de toutes, celles qui sont
relatives aux choses sacrées. IV, 429 c 2  : les choses à craindre sont celles qui sont
définies par le législateur ; il en va ainsi de toutes les vertus, car ces dernières sont
connues par la loi. Le nomothète prescrit les règles de conduite : « La préservation du
jugement (quant aux choses à redouter) résulte de la loi. » IV, 430 a-b : les gardiens
sont persuadés le mieux possible de la valeur des lois. IV, 445 d  : sur les «  lois
fondamentales  »  ; le gouvernant de kallipolis obéira à des lois qu’il ne pourra pas
modifier. V, 457 c 7 : la loi sur la communauté des femmes et des enfants. V, 461 b-e :
la loi sur les mariages et la procréation. V, 463 c-d : législation relative aux rapports
entre citoyens, selon leur rang et leur âge. V, 465 a 1 : loi sur les actes de colère ou de
violence. VI, 497 d : le nomothète qui légifère dispose d’une raison qui est aussi celle
qui permet de gouverner. VI, 502 b-c  : la conservation de la cité dépendra de la
capacité du gouvernant à conserver la législation qui vient d’être établie dans
laRépublique. VII, 519 e - 520 a : c’est la loi qui produit de tels hommes [les citoyens]
dans la cité. VII, 525 b-c : les études mathématiques doivent être rendues obligatoires
par une législation (pour les gardiens comme pour les philosophes). VII, 530 b-c  : le
législateur doit favoriser le développement de l’intellect. VII, 534 d-e : l’éducation des
dirigeants, qui culmine dans l’acquisition de la science dialectique, doit être prescrite
par la loi. VII, 538 d-539 a : celui qui ne suit pas les jugements du législateur quant à
ce qui est beau ou bon en viendra à mépriser les lois. X, 590 e : le but de la loi est de
soumettre chacun au principe divin. X, 604 b-c : la loi dit qu’il n’y a rien de plus beau
que de garder son calme dans l’adversité. X, 605 b : la cité doit être gouvernée par de
bonnes lois. X, 608 a-b : lois sur la poésie.
[29] ↑  La première « faute » consisterait à interdire que la loi soit jamais modifiée.
[30]  ↑  «  Seconde ressource  » rend l’expression deúteros ploûs (qui signifie,
littéralement, la «  deuxième navigation  »), qu’on trouve également en Phédon, 99 d
ou encore dans le Philèbe, 19 c.
[31] ↑  Le constat a été fait à deux reprises : en 292 e et 297 b.
[32] ↑  Parmi les études récentes qui défendent une interprétation différente de celle
que je défends, voir les analyses introductives de C. J. Rowe à sa traduction du
dialogue : Plato : Statesman, Warminster, Aris & Phillips, 1995, p. 16-17, puis 230-231.
[33] ↑  Deux manières générales, que l’on peut ensuite, comme le fait Platon, diviser
chacune en plusieurs espèces ; voir l’étude deC. Gill, « Rethinking Constitutionalism
in Politicus, 291-303 », art. cité.
[34] ↑  À quoi il faut rétrospectivement ajouter que le début du dialogue, en 259 a,
avait précisément défini le conseiller (súmbouloi) comme technicien (tekhnítēs). Sur
l’argument de ces pages du Politique et les lectures contemporaines qui en ont été
proposées, voir la judicieuse mise au point de H. W. Ausland, « The rhetoric of Plato’s
“Second-best” Regime », dans Plato’s Laws : From Theory into Practice (Proceedings of
the VIth Symposium Platonicum), éd. par S. Scolnicov et L. Brisson, Sankt Augustin,
Academia, 2003, p. 65-72.
[35]  ↑  Ce vocabulaire est juridique, mais il est aussi et surtout celui qu’on trouve
dans le débat sur le statut de la loi dans la constitution : voir Aristote, Politique, III,
16, 1287 b, qui fait écho aux remarques platoniciennes, mais aussi et surtout
Démosthène, Contre Aristocrate, 70, qui indique combien les termes ici énumérés
étaient ceux d’une discussion relative à la source comme à l’extension du droit.
Quelle était, demandait-on dans le débat juridique, l’autorité des coutumes les plus
communes ou des lois non écrites  ? Devait-on, comme certains le faisaient valoir
dans le débat politique du début du IVe siècle, en revenir aux lois des «  ancêtres  »,
c’est-à-dire à la législation de Solon  ? Ce sont donc des débats différents qui sont
conduits dans de mêmes termes, et Platon prend indéniablement position dans les
uns et les autres (sur ces débats constitutionnels, voir l’étude de B. S. Strauss, Fathers
and Sons in Athens  : Ideology and Society in the Era of the Peloponnesian War,
Princeton, Princeton University Press, 1993, particulièrement p. 181-187).
[36] ↑  Cela n’est toutefois pas étonnant : en la matière, Platon ne fait que prendre la
mesure de ce qu’est la réalité du droit, comme le rappelle J.-M. Bertrand, De l’écriture
à l’oralité. Lecture des Lois de Platon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 60-
61.
[37] ↑  Voir encore Lois, VII, 823 a.
[38]  ↑  Tà politiká  : j’ai consacré à cette expression et à son contexte quelques
remarques, dans Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17 a -
27 b) et Critias, Sankt Augustin, Academia, 1997, p. 110-149.
[39]  ↑  Voir de nouveau sur ce point les analyses de F. L. Lisi, article cité, plus
particulièrement les p. 71 et suivantes, qui examinent, à partir du Timée, les
conditions psychologiques de l’action de la loi, pour établir que la politique est une
technique démiurgique, qui façonne les mœurs  ; ces dernières sont d’ordre
psychologique.
[40] ↑  C’est là un nouvel indice de ce que, dans les Lois, la nomothétique définit la
technique politique. La fonction de la politique, dans la République, est de forger les
mœurs ; la législation, précisent les Lois, est son moyen adéquat, l’outil approprié.
[41] ↑  Le dēmiourgós est l’artisan  ; c’est ainsi, on va le voir, que Platon désigne le
dieu qui a façonné l’univers.
La vie de la cité

Le monde de la cité

L a cité est une chose sensible mixte, composée d’éléments


hétérogènes et mobiles qui sont liés entre eux par une
technique directive, la politique. Celui ou ceux qui exercent la
fonction directive doivent unir ces éléments différents,
instables et mortels dans un même ouvrage. Ils doivent faire
que la cité vive de manière une et que les citoyens vivent à leur
tour ensemble selon cette exigence. Les dialogues de Platon,
dans des contextes parfois très éloignés, donnent toujours à
voir et à penser un même exemple d’ordonnancement corporel
parfait  : le ciel. Le ciel est un ensemble harmonieux de corps
que leur perfection (ils sont sphériques, c’est-à-dire en tout
point pareils à eux-mêmes) rend presque immortels (seul le
dieu qui les a créés pourrait les faire disparaître). Une telle
assemblée céleste est soustraite aux vicissitudes de la
génération, à la corruption et au changement : les astres restent
toujours égaux à eux-mêmes. Que ces dieux soient visibles est
une chance pour ceux qui, comme nous, n’ont pas la même
nature mais sont susceptibles de prendre modèle sur la leur
pour se parfaire. Ce qui convient à la nature de l’homme, qu’on
la considère d’un point de vue psychologique ou médical, c’est
une certaine forme d’équilibre entre ses parties, une régulation
de leurs mouvements respectifs et leur mise en ordre. Ces états
d’équilibre que sont la santé ou la pensée (qui exige par
exemple que les désirs se taisent et laissent gouverner en nous
l’intellect) peuvent être obtenus en s’inspirant des dieux. Le
monde est l’ordre [1]  qui convient aux choses sensibles. C’est ce
qu’expliquait le mythe qui ouvre le Politique en rappelant que,
si les révolutions successives du monde font régulièrement
disparaître la plupart des êtres vivants qui l’habitent, lui-même
ne périt jamais, dieu y veille. C’est en prenant modèle sur
l’ordre total dans lequel elles se trouvent que les choses
sensibles peuvent trouver l’équilibre et la perfection qui leur
convient. La chose est aussi vraie pour la cité, dont on se
souvient que la République, avant le Politique, lui donnait le ciel
pour modèle. Cette comparaison du monde et de la cité, dans la
perspective de mise en ordre de la seconde, ne prend tout son
sens qu’à partir du Timée et du Critias, c’est-à-dire au moment
même où la doctrine platonicienne rend compte de sa
recherche sur le monde et donne une explication de sa nature,
une cosmologie générale et une physique.
Le récit cosmologique qui occupe l’essentiel du Timée donne
une explication de la fabrication du monde en racontant
comment un dieu artisan (le «  démiurge  ») a façonné, d’après
les Formes intelligibles, l’âme et le corps du monde, puis tous
les êtres vivants en son sein. Le monde est un vivant, c’est-à-
dire un corps animé, il est la chose sensible la plus parfaite.
C’est en prenant modèle sur son ordre et sur son mode de vie
que les vivants qu’il contient pourront participer davantage à la
perfection. La cosmologie et la physique du Timée, qui
s’inscrivent dans le cadre d’une tradition déjà ancienne [2] ,
donnent de la naissance du monde une explication
parfaitement originale. Il s’agit de la première explication
démiurgique de la fabrication du monde, du premier modèle
artisanal du dieu. Que Platon qualifie son récit de fiction
montre sans doute que ce dieu artisan n’a jamais existé, mais
que la démarche explicative en matière de connaissance divine
doit procéder ainsi, en construisant des fictions rationnelles
suffisamment efficaces pour donner une représentation
vraisemblable de la nature des choses considérées. La fiction
d’un dieu regardant les Formes (les pensant) et prenant modèle
sur elles pour informer un matériau instable et résistant
permet ainsi de rendre compte à la fois de l’ordre et de
l’instabilité des phénomènes naturels, comme de la
«  connaissance  » que nous en avons [3] . Cette recherche sur la
nature du monde, préparée déjà par les précisions qu’apporte
le Phèdre à la psychologie de la République (en expliquant que le
monde lui-même a une âme, qu’il est vivant de part en part [4] ),
a évidemment des conséquences sur la manière dont est décrit
ce mode de vie qu’est la cité. De manière implicite dans le
Politique (par la présence du mythe), puis explicite à partir du
Timée, la politique, définie comme production et usage, se
trouve conçue par Platon à l’image de la mise en ordre du
monde [5] . Quant à la cité, elle devient l’un de ces vivants qui
peuvent atteindre à toute la perfection dont ils sont capables en
prenant le monde pour modèle.
Le monde n’est pas simplement un paradigme pour la cité, c’est-
à-dire qu’il ne lui et pas simplement analogue : il est bien plutôt
pour elle un modèle homogène, qui partage avec lui une même
nature. D’abord, parce que la cité, ses citoyens, ses objets et ses
techniques font tous partie du monde. Ce que dit la physique du
Timée, l’explication qu’on y trouve du mouvement des corps et
du fait, par exemple, que tous les corps sont composés à partir
de quatre éléments primordiaux, tout cela est vrai des choses
sensibles qui composent la cité (qu’il s’agisse du relief, des
phénomènes climatiques, des plantes ou des animaux, hommes
compris). Elles aussi ont un corps, un lieu et un certain
mouvement, certaines encore ont une âme et pensent, ce qui les
rend capable de connaître les Formes intelligibles auxquelles
participe tout ce qui existe. La cité fait donc partie du monde ;
mais ensuite et surtout, on peut dire de la cité qu’elle est elle-
même un monde dans la mesure où, à l’imitation de l’univers,
elle est le résultat de la mise en forme artisanale (démiurgique)
d’un matériau sensible dont le résultat est la constitution d’un
tout ordonné, vivant de sa propre vie.
Dans ses trois derniers dialogues (Timée, Critias, Lois), Platon
assimile les contraintes politiques de la mise en ordre des
affaires humaines aux contraintes cosmologiques de la mise en
ordre des choses sensibles. Il se donne alors les moyens de ne
plus en passer par un comparant psychologique ou technique
pour définir la cité, mais de décrire et d’expliquer aussi bien sa
nature, sa constitution (au sens physique comme au sens
politique), que ce qui lui convient le mieux. Le gain doctrinal en
est considérable, puisque Platon peut prétendre décrire
précisément les conditions qui feront ou non l’excellence de la
cité, au lieu seulement de les laisser entendre en disant par
exemple que la cité mal gouvernée est vicieuse (comparaison
psychologique) ou mal tissée (comparaison technique). On peut
désormais dire avec précision qu’une cité dont la population
excède le nombre de 5 040 foyers ne sera pas viable, pas plus
qu’elle ne pourra l’être si son territoire et sa ville ne sont
continûment approvisionnés en eau [6] .
Installant un traité politique au cœur de sa cosmologie, le
mêlant à sa physique en expliquant que le détour par la nature
du monde est indispensable à la compréhension de ce qu’est
une cité [7] , Platon évite toutefois l’alternative sophistique de la
loi et de la nature, qui exigeait à l’époque que l’on assigne à
l’une ou à l’autre l’origine de la cité et la norme de la justice [8] .
La cité du Timée, parce qu’elle est un vivant, n’est pas plus
«  naturelle  » que celle de la République  : naturellement,
l’homme est un animal capable par la pensée d’ordonner sa vie
au divin (la perfection vivante). Il n’y a pas de genèse naturelle
ou spontanée de la cité, il y a des hommes qui vivent plus ou
moins bien, certains comme des animaux brutaux et stupides,
d’autres comme des rejetons de dieux. De sorte qu’il n’y a pas à
choisir entre la loi et la nature, il y a à choisir entre différentes
manières d’ordonner (légalement ou par d’autres moyens)
notre nature. S’il y a bien une et une seule politique « vraiment
conforme à la nature  », ce sera celle qui saura rendre cette
nature parfaite. Dans notre cas, c’est celle qui nous permettra
de vivre unis par l’amitié, comme le sont les dieux. Cela, cette
différence et ce conflit entre différentes natures de la cité, c’est
ce que raconte à sa façon le récit de Critias. Ce dernier,
personnage du Timée, suit avec d’autant plus d’attention le
discours cosmologique de Timée que celui-ci doit s’achever sur
l’explication de la nature de l’homme, qui sert d’introduction à
l’explication de la nature de la cité en lui fournissant des
citoyens. Le monde, les hommes et la cité sont les trois genres
d’êtres vivants auxquels s’intéressent le Timée et le Critias. La
cité n’y est pas seulement un assemblage de choses sensibles,
mais un être vivant, un corps, composé des quatre éléments, et
une âme.

Le vivant politique
Dans le programme qu’il annonce au tout début du Timée,
Critias se donne pour tâche de discourir, quand viendra son
tour, sur la nature de la cité. Lorsque Timée aura achevé
l’explication de la nature du vivant mondain et du vivant
humain, Critias prendra sa suite pour s’occuper du vivant
politique dont la nature ne saurait donc être définie qu’une fois
connues celle du monde et celle de l’homme. On sait alors
d’emblée, avant même que Critias prenne la parole, que le
vivant politique possède, comme tout vivant, un corps et une
âme qui lui confère un mouvement et lui permet de connaître
d’une manière ou d’une autre la réalité (c’est-à-dire
l’intelligible). Ce vivant qu’est la cité, Socrate demande qu’on le
lui représente en mouvement, de telle sorte qu’il puisse juger de
son excellence et de sa force. Il ne s’agira pas de n’importe
quelle cité, mais précisément de celle dont la République avait
tracé le plan. En obligeant Socrate à revenir sur son grand
entretien politique et à en déplorer l’absence de mouvement, le
peu de réalité, Platon ne remet pas en cause la pertinence du
plan de sa constitution – il en rappelle au contraire les
principaux arguments –, mais il envisage autrement la question
de sa nature et de sa réalisation. Pour qu’une constitution se
réalise, il faut l’incarner en cité. De la politeía, qui est un plan
conçu d’après des principes, à la pólis, qui est un être vivant, la
transformation à accomplir est celle de la fondation [9] . La
fondation de la cité relève bien de la démiurgie, puisqu’elle
suppose un certain travail, l’assemblage et la formation de
différents matériaux, et elle suppose une histoire et une
géographie. Quoiqu’on ait pu dire de l’absence de l’histoire dans
la philosophie platonicienne (qui ne connaîtrait de temps que
cyclique), il est assez clair que les cités ici évoquées en ont une.
La fondation (divine ou humaine) des cités est leur origine  ;
elles naissent, croissent, se limitent, elles peuvent se heurter les
unes aux autres ou encore disparaître sous un déluge comme
sous les coups d’une ennemie. C’est la fin que connaissent les
deux cités en guerre dans le récit du Critias. Le meilleur moyen
de mettre une cité en mouvement, c’est de la pousser au
combat, de voir ses qualités alors qu’elle rivalise avec d’autres
cités. C’est ce qu’explique Socrate (Timée, 19b-c), et c’est donc ce
que doit produire Critias afin de le satisfaire. Il entend y
parvenir en répétant un récit jadis entendu sur la guerre qui
avait opposé il y a neuf mille ans sa propre cité, Athènes, à
l’immense Empire de l’île Atlantide. Mais le Critias est
inachevé  : le dialogue s’interrompt avant même que la guerre
commence et que Critias ait pu «  mettre en mouvement  » les
deux cités. Avant de mouvoir les deux cités, Critias les décrit,
chacune à son tour, entièrement. Ces descriptions, qui par la
force des choses tiennent lieu de récit, n’ont pas seulement pour
objet ce qui occupait l’essentiel du plan constitutionnel de la
République de Socrate  : des citoyens partagés en groupes
fonctionnels. On les retrouve dans l’Athènes archaïque, où la
tripartition citoyenne existait, mais en passant seulement,
éléments parmi d’autres d’une somme de détails qui
concernent bien moins la population des deux cités que le sol
qu’elles occupent, les ressources dont elles vivent et la
configuration de leur territoire comme de leur ville. Avant les
Lois et pour la première fois dans les dialogues de Platon, le
Critias donne un plan de cité. Non plus les grandes lignes du
plan de la constitution, mais la carte minutieuse de deux corps
politiques, leur physiologie. L’énumération des fruits et des
animaux ou bien le détail de la description des plans urbains et
des édifices architecturaux de l’Atlantide, sont l’aspect le plus
frappant du Critias. Cette précision géographique, botanique,
architecturale ou zoologique atteste que la nature d’une cité ne
peut pas être considérée indépendamment de l’époque et du
lieu de sa fondation. Comme tout ce qui possède un corps,
comme toute chose sensible, la cité est en un lieu, elle est cette
population et cette constitution, mais aussi et toujours ce site, ce
relief, cette terre dont elle occupe et cultive le sol.
La longue description des deux cités, si elle n’est pas
suiviedurécit de leur guerre, joue toutefois le rôle dévolu au
discours de Critias. Cette description privilégie assez certaines
parties ou certains aspects des deux cités pour que l’on puisse,
l’une en regard de l’autre, les opposer comme deux types
politiques fondamentaux, deux natures politiques typiques.
L’une, Athènes, incarnant l’excellence de l’équilibre et de la
permanence dans l’unité, l’autre, l’Atlantide, incarnant la
corruption d’une croissance déséquilibrée. Afin de constituer
ces deux types contraires, Critias conçoit une série
d’oppositions très explicites qui lui permettent à la fois de
composer les deux cités et de les opposer. Les critères
descriptifs sont donc en même temps les critères de l’analyse
critique. Ces derniers sont des objets, qui se partagent entre six
catégories descriptives : l’anthropogonie (comment sont nés les
hommes citoyens de cette cité), l’ethnographie (ou plutôt la
« sociologie », puisqu’il s’agit de montrer comment les hommes
se distribuent entre différents groupes, selon leur métier),
l’économie (maîtrise et usage des ressources), la topographie
(situation géographique générale de la cité et configuration du
relief), la chorographie (aspect géographique de son territoire,
khṓra, de ses ressources et de ses frontières) et enfin,
l’astugraphie (qui concerne la ville, ástu, son aménagement et
ses limites). Ces six catégories d’objets, on les y retrouve
disposées dans le même ordre, suffisent à décrire les deux cités.
Platon conçoit donc les objets que distinguent ces rubriques
comme les éléments constitutifs de toute cité. Le vivant
politique peut être défini comme un corps, situé en un certain
lieu, composé aussi bien de vivants (hommes, animaux et
végétaux) que d’objets techniques, et une âme, qui n’est autre,
on va y revenir, que la constitution politique. On retrouve bien
la leçon selon laquelle la cité n’est pas une réalité strictement
anthropologique, elle n’est pas une somme d’individus, mais
elle est aussi bien une réalité géographique que botanique ou
technique. Encore une fois, la politique n’a pas seulement pour
objet des hommes accomplissant certaines activités. C’est
l’argument politique préalable sur lequel les derniers dialogues
insistent avec le plus de vigueur.
Pour mieux le comprendre, on peut faire remarquer que ces
quelques pages descriptives du Critias suffisent au déploiement
d’une rationalité politique très particulière qui concilie, afin de
définir la cité, l’usage de la fiction (un conflit imaginaire à une
époque archaïque inconnue) et celui de la description comme
mode narratif. Mais les objets décrits ne sont pas des raretés
improbables ou des inventions, ils sont plausibles, ils sont
connus.
Imaginant un conflit archaïque, Platon parle la langue de ses
contemporains, il s’approprie le vocabulaire et la méthode
(recherche des indices, constructions de séquences causales ou
événementielles continues) des discours historiques ou
politiques sur la cité. Afin de décrire la cité, il ne choisit plus de
lui substituer un analogue (une statue) ou un paradigme (un
tissu), il n’a pas non plus recours à l’invention d’objets, à la
fiction de langues ou de populations nouvelles (les Atlantes ne
diffèrent guère des Athéniens que sous l’aspect du régime
politique et de l’aménagement du territoire), il la décrit telle
quelle, en énumérant ses différentes caractéristiques
(topographique, constitutionnelle, économique) et ses différents
objets (ses ressources, son architecture, sa population, son
armée).
Les cités que décrit Critias n’existent donc pas, mais elles sont
décrites comme l’on décrit d’ordinaire les cités existantes. À
quelle fin  ? La fonction politique la plus immédiate du récit
platonicien est polémique  : le récit est un pamphlet dirigé
contre les dernières velléités impérialistes d’Athènes [10] . De
l’échec promis à Athènes corrompue, le naufrage atlante
apparaît alors comme une sorte de mauvais présage, sinon de
menace. Pour que la chose soit assez claire au lecteur, il était
indispensable que la puissance atlante soit identifiée à la cité
athénienne, et que les raisons de son échec soient manifestes.
C’est précisément ce à quoi s’attache Platon, en forgeant son île
Atlantide à partir d’un petit nombre d’hypothèses et de traits
distinctifs. Ces traits caractérisent l’Atlantide comme une
puissance maritime, belliciste et impérialiste, emportée dans un
mouvement d’expansion indéfini (excessif). L’ensemble du
matériau documentaire qu’emprunte Platon afin de réaliser le
portrait de l’Atlantide est destiné à accentuer ces traits, en leur
donnant tous les aspects de la démesure. Leur petit nombre et
leur répétition insistante [11]  permettent que le déplacement
fictif joue son rôle polémique, et que l’on reconnaisse Athènes
en l’Atlantide. Mais ils permettent aussi à un certain nombre
d’hypothèses politiques de voir le jour. En effet, et c’est donc la
particularité du récit atlante, la nature, la convenance et la
valeur des traits distinctifs sont examinés in situ, dans le cadre
d’une fiction rationnelle [12]  qui les éprouve comme des
hypothèses dont elle déduirait les conséquences.
Ce type de «  fiction rationnelle  », s’il procède bien de manière
programmatique, dans la mesure où il délivre des leçons
fiables, n’en demeure pas moins irréalisable. Nous sommes là
encore dans le contexte familier de la construction discursive
rationnelle (en lógōi) de la constitution politique. Le souci des
philosophes-politiques qui fondent des cités n’est jamais celui
d’une stricte application, mimétique, de leurs «  plans  » qui ne
sont que des types [13] . Qu’il n’y ait pas de réalisation directe à
attendre de la fiction rationnelle ne suppose pourtant
aucunement qu’elle soit une fiction inutile  : il en existe un
usage possible [14] . Un usage destiné à celui qui doit diriger la
cité, et connaître à cet effet ce qui convient le mieux. En ce sens,
comme le suggèrent Socrate et Critias, le souvenir du conflit
archaïque peut être dit vrai ; de la même façon, c’est parce que
le récit n’est qu’une représentation ressemblante qu’il peut
prendre pour objet plusieurs réalités semblables [15] . Le récit
atlante sert alors un projet politique dont la vocation n’est plus
seulement polémique mais déjà fondatrice, en proposant deux
formes typiques d’organisations conçues à partir de traits
distinctifs analogues (relatifs à la mise en ordre de la
population et à la mise en forme du territoire), mais
d’hypothèses de développement distinctes. Voici le plan détaillé
du récit :
La construction des types d’organisation politique que propose
le Critias est indissociable, disions-nous, de l’exposé
cosmologique du Timée. Non seulement parce que la cité est
une réalité mondaine, mais aussi et surtout parce qu’elle est
une réalité vivante. C’est la raison pour laquelle le Critias peut
traiter la cité dans les termes et d’après les explications que
donne le Timée de la nature de tout vivant  ; la physiologie
«  générale  » (elle s’applique à l’homme comme au monde) du
Timée doit permettre et déterminer la physiologie politique du
Critias.
La physiologie générale définissait la santé du vivant, quel qu’il
soit comme un équilibre dynamique qui est l’unique remède
contre toutes les maladies : « Ne mouvoir ni l’âme sans le corps,
ni le corps sans l’âme, pour que, se défendant, ces deux parties
préservent leur équilibre et leur santé » (Timée, 88 b 6 - c 1). La
santé est un équilibre cinétique que l’âme seule a la capacité de
produire en imposant son propre mouvement aux six différents
mouvements du corps. L’anthropologie de Timée peut ainsi
définir la nature humaine comme un ensemble composé de
deux parties, disposant chacune de mouvements qu’il s’agit
d’ordonner, c’est-à-dire de composer et de maîtriser. C’est cette
nature humaine mixte que Critias reçoit pour en donner une
représentation mobile et politique. Avec cette précision que les
hommes dont il rapportera le conflit archaïque ont été au
préalable distingués par leur éducation. C’est-à-dire
précisément par l’un des deux principaux moyens désignés par
Timée afin de promouvoir l’équilibre du vivant humain (87 a-c,
le second étant la constitution politique dans laquelle l’homme
vit et est éduqué). Les hommes (les anciens Athéniens) du récit
de Critias sont d’autant plus excellemment éduqués et policés
qu’ils sont, rappelons-le, les citoyens de la République de
Socrate. Le Critias se présente donc bien comme une relecture
de la République à la lumière de l’exposé sur le monde et sur
l’homme du Timée.
Le récit atlante doit ainsi représenter une révision de la
doctrine politique à la lumière de la cosmologie et de
l’anthropologie telles que le Timée les expose. Un projet
d’enquête exhaustive est ainsi annoncé qui, à partir des
éléments et des résultats de l’explication cosmologique, saura
définir la nature des choses humaines et politiques. Des
premiers aux secondes, les mêmes instruments d’analyse et les
mêmes modèles explicatifs seront conservés. Cela signifie
notamment que la réflexion politique qui gouverne le Critias
doit s’intéresser à la possibilité d’instituer un équilibre
dynamique dans le domaine des affaires humaines et mortelles.
Cela explique aussi qu’après avoir représenté le vivant total et
le vivant humain, l’enquête sur la nature se consacre au vivant
politique. Cette hypothèse a le mérite de donner un sens à la
profusion, dans le dialogue des descriptions, des énumérations
et des mesures.
Afin d’exposer la nature corporelle des choses sensibles, le
Timée définissait de manière géométrique leur constitution
physique élémentaire, pour expliquer ensuite leurs
mouvements (mouvements d’attraction vers le semblable,
composition des corps entre eux, dislocation par les plus
tranchants d’entre eux, etc.). Critias tient manifestement
compte de cet exposé. Lorsqu’on lit le Critias, on est frappé par
le fait que la part narrative du dialogue est entièrement
assumée par l’Atlantide  ; sans elle, il n’y aurait ni guerre ni
récit. La raison en est simple  : l’Atlantide croît. Comme l’ont
signalé la plupart des commentateurs, elle est en mouvement
quand Athènes reste immobile. Mais il serait toutefois plus
exact de comprendre qu’Athènes se meut en un même lieu (ses
citoyens ne sont pas en repos, ils travaillent la terre, s’exercent
et pratiquent des arts), quand l’Atlantide modifie sans cesse les
limites et la configuration de son territoire, en y multipliant les
divisions et les travaux (hydrauliques pour l’essentiel). Ce
mouvement d’expansion est discontinu et irrégulier ; il n’est ni
centrifuge, ni homéomorphe, ni homogène. L’examen des
figures géométriques des volumes atlantes montre, en dépit de
l’abondance des mesures, une incohérence morphologique
obstinée. Par exemple, la congruence des cinq anneaux
concentriques tracés par Poséidon autour de la montagne
centrale est brisée par ses descendants royaux qui les percent
d’un canal rectangulaire (113 d-e, puis 115 c-d). Ou bien encore,
loin d’être réunis en un même lieu comme les Athéniens, les
citoyens atlantes sont distribués entre différentes villes ou
villages séparés par des enceintes, des portes ou des canaux. De
manière générale, ce sont deux sortes de figures qui s’opposent
dans ces descriptions. Les figures circulaires, dont on sait
qu’elles enveloppent, contiennent et limitent les choses
sensibles (quand il s’agit de la sphère du monde [16] ), et les
figures orthogonales qui, composées, ne s’accordent pas
spontanément les unes aux autres et sont toutes susceptibles de
corruption. L’unité d’Athènes (qui est une cité) et le
déséquilibre atlante (un immense empire colonial) sont
précisément opposés sous l’aspect des limites que tracent leurs
frontières respectives. C’est l’indice, attesté par le détail dévolu
aux frontières géographiques, de ce qu’une limite détermine et
définit ce qu’elle circonscrit [17] .
S’agissant des deux cités, la limite n’est pas seulement celle des
frontières, elle est aussi celle des figures, territoriales et
architecturales, qui circonscrivent le cadre de vie et les activités
des citoyens. De ce point de vue, l’Atlantide n’est pas tant
illimitée qu’excessivement limitée  : les volumes abondent et
juxtaposent des limites carrées (les districts), rectangulaires (la
plaine, mais aussi les temples et les canaux) ou circulaires. Au
lieu d’être enveloppées dans un même cercle, c’est-à-dire
contenues et définies, les figures se multiplient sans que les
corps puissent être soumis à un même mouvement [18] , de telle
sorte que le territoire atlante est traversé de mouvements aussi
nombreux que différents et illimités. Il n’a qu’une limite, la
mer  ; mais celle-ci n’est pas une limite politique, car elle ne
parvient ni à unifier, ni à définir le territoire et la cité qu’elle
enveloppe. L’Atlantide est une cité déséquilibrée. La
catastrophe atlante, prévisible dès la description de l’île, sera le
résultat physiologique du déséquilibre prononcé de sa
constitution.
Mais les ressources excessives de l’Atlantide ne sont pas
seulement l’illustration factice et redondante de la démesure
qui l’emporte ; elles sont, réellement, les corps avec lesquels la
politique doit désormais compter. Si la politique a pour
fonction, pour ne pas laisser la cité sombrer dans l’indécence et
l’injustice, de mettre en ordre et limiter des corps, son ouvrage
doit envelopper tous les corps compris dans les limites de la cité
(et c’est là la raison de l’échec atlante, c’est-à-dire athénien). La
politique, conformément à la caractéristique démiurgique que
lui avait conférée le Politique, doit gouverner l’usage de toutes
les ressources et de toutes les productions. Tout l’intérêt du
Critias est d’inscrire cet ouvrage localement, en situant les unes
par rapport aux autres dans la limite d’un territoire commun
les formes (aménagements techniques, urbains et
architecturaux) qui devront favoriser l’équilibre des vivants
humains. De ce fait, le matériau sensible ordonné (ou « tissé »)
dans la description des cités du Critias est encore plus vaste que
les arts et les productions envisagées dans le Politique. La
politique tient compte désormais de la totalité des corps et des
objets susceptibles de relever des affaires humaines (le milieu
géographique, le climat, la botanique destinée à l’alimentation,
etc.). Une cité peut être définie dans des limites géographiques
précises, selon l’usage qu’elle fait de toutes ses ressources. On
appréciera ainsi la justice et l’excellence de l’ancienne Athènes
en observant combien le savoir de ses agriculteurs et de ses
démiurges est à la mesure (il lui convient, 111 e) de la
prodigalité de la terre.
Ces remarques doivent nous permettre de comprendre le rôle
que Platon entend faire jouer aux « plans » de cité qui occupent
ses deux derniers dialogues politiques (le Critias et les Lois).
Loin d’être seulement des propositions sur la forme que
devraient prendre les divisions administratives ou
fonctionnelles du territoire de la cité (dont l’Atlantide serait le
pire des exemples), ces plans sont des réponses politiques
données à une difficulté physiologique et dynamique. Tracer le
plan d’une cité, ce n’est pas tant, à la manière de l’urbanisme
athénien, la partager en quartiers fonctionnels,
qu’entreprendre de limiter et d’ordonner les mouvements des
corps qui la constituent [19] . Ce n’est donc pas la géographie ou
l’urbanisme en tant que tels qui intéressent Platon, mais la
limitation locale des mouvements de la cité et de ses parties  :
dans la cité circulaire des Lois, la plus grande attention sera
portée au mouvement régulier, d’une portion à l’autre du
territoire, des groupes de citoyens.
Athènes était jadis, heureusement élue par Héphaistos et
Athéna, un territoire naturellement approprié à la vertu et à la
pensée (109 c 10-11). Cette convenance consiste donc en la
coïncidence de l’excellence de la terre et de l’excellence des
Athéniens. La première offre aux seconds tous les moyens, les
meilleurs dans chaque genre (végétaux et animaux, matériaux
de construction et climat), de leur subsistance. Quant aux
citoyens, conformément aux termes déjà cités du Timée, ils
présentent une perfection conjointe de l’âme et du corps (112 e
6) qui leur permet de profiter de la perfection de leur territoire.
La physiologie d’Athènes est le résultat de ces deux formes
d’excellence, naturelle et anthropologique. La cité occupe une
immense acropole, une hauteur circulaire depuis le sommet de
laquelle les gardiens vivent et gouvernent et autour de laquelle
artisans et agriculteurs vivent et travaillent. Le corps de la cité
possède des limites naturelles et immobiles qui enveloppent un
nombre fini de corps (112 e, la population humaine est fixée, et
les ressources sont régulièrement et également extraites) [20] .
Les difficultés inhérentes à la maîtrise des mouvements y
semblent donc d’autant mieux résolues qu’aucun corps
nouveau ne semble pouvoir s’ajouter à la cité. Elle conservera
donc sa morphologie et son équilibre jusqu’à ce qu’un séisme,
c’est-à-dire une catastrophe étrangère à sa nature, la détruise.
Le Critias complète le Timée pour achever un ensemble
cohérent, une même enquête dont les trois objets successifs
sont le monde, l’homme et la cité. L’inachèvement de cette
enquête n’altère pas la compréhension de son projet et de ses
principes : partant de l’hypothèse que ces trois objets sont tous
des vivants dont la nature corporelle et psychique est
semblable, elle entend soumettre la définition de leur nature,
de leur constitution et de leur devenir, à une même analyse.
Définir un vivant, c’est décrire sa constitution élémentaire, ses
mouvements et l’équilibre dont il est capable. C’est la tâche
dévolue à la physiologie (entendue ici comme science de la
nature, ou plutôt enquête sur la nature), dont le Critias n’est
donc que le chapitre politique. La physiologie politique ne
remet pas en cause la priorité doctrinale de l’unité de la cité  ;
c’est encore de cette unité que le Critias éprouve les conditions
de possibilité. S’il ne la remet pas en cause, le Critias introduit
une nouveauté de taille dans la doctrine exposée jusqu’au
Politique en désignant la cité comme une réalité sensible
individuée. Ce que la République ne désignait que de manière
analogique et ce que le Politique qualifie uniquement sous
l’aspect technique est achevé dans le récit atlante  : la cité peut
être désignée comme une réalité vivante d’une espèce
particulière. C’est ce que demandait Socrate (que l’on donne
enfin vie à sa cité ; Timée, 19 b-c), et ce qu’il obtient de Critias au
prix d’une transformation inédite dans l’ordre de la
génération  : délimitée, enveloppée et déterminée par des
limites, la totalité politique est réellement engendrée, comme
un mixte de parties divines et mortelles.
La philosophie platonicienne peut donc rendre compte de la
nature de la cité. Il ne s’agit alors peut-être plus seulement de
philosophie politique  : la cité, entre le monde et l’homme,
trouve avec le Timée et le Critias un statut et une dignité que la
République seule avait envisagés, elle est un sujet de savoir. Les
Lois donnent à cette suggestion l’appui et l’illustration d’un
ouvrage véritablement systématique.

Notes du chapitre
[1]  ↑  Le grec kósmos désigne aussi bien l’ordre que le monde, précisément parce
qu’il est ordonné.
[2] ↑  La plupart de ceux qu’on appelle les « présocratiques », ou les « physiologues »
ont contribué à une tradition d’écrits Sur la nature (perì phúseōs), dont l’objet est de
donner une explication de l’origine et de la constitution du monde. Le Timée
contribue à ce genre  ; sur la question, voyez l’étude de G. Naddaf, L’origine et
l’évolution du concept grec de Phusis, Lewiston/Queenston/Lampeter, E. Mellen Press,
1992.
[3] ↑  Le Timée présente de la manière la plus complète qui soit, avant les Lois, la
théorie platonicienne de la connaissance ou plutôt de la représentation de la nature
du monde. Pour les découvrir, voyez la traduction et l’introduction qu’en a données
L. Brisson, Timée/Critias, Paris, Flammarion, 20045. Puis, pour des analyses plus
développées, du même auteur, le commentaire Le Même et l’Autre dans la structure
ontologique du Timée de Platon, éd. citée.
[4] ↑  Voir dans ce dialogue, le mythe eschatologique et psychologique (245 c - 249 d),
puis la remarque sur la nécessité de connaître l’univers dans son ensemble pour
savoir ce qu’est l’âme (270 c).
[5]  ↑  Proclus (412 c 485) fut le premier des grands commentateurs platoniciens à
insister longuement sur la parenté manifeste entre les deux «  démiurgies  » dont
Platon avait décrit l’ouvrage, celle qui préside dans le Timée à la fabrication du
monde et celle qui œuvre à la construction de la cité dans le Politique (et dans le
Critias). Voir le premier livre de son Commentaire sur le Timée, traduction par A. J.
Festugière, 5 vol., Paris, Vrin, 1966-1968.
[6] ↑  Ces deux exemples, on les trouve respectivement dans les Lois et le Critias, ne
sont pas fortuits : la population athénienne, à l’époque de Platon, excédait cette limite
des 5 040 foyers et elle souffrait périodiquement du manque d’eau. Sur le nombre de
5 040 foyers, voir les explications, infra, p. 206-207.
[7]  ↑  Lisant le Timée et le Critias, il ne faut jamais négliger que leur objet est
politique  : il faut compléter la représentation de la cité excellente. C’est pour
contribuer à ce projet que Timée explique la nature du monde, et la cosmologie n’est
donc que le premier chapitre d’un ouvrage politique.
[8] ↑  Le Protagoras traite de ces discussions, reproduisant l’opposition sophistique
tranchée de la nature et de la loi (336 c) ; voir aussi, de Platon, les deux Hippias.
[9] ↑  Katoíkēsis, l’action d’installer des gens en un lieu.
[10]  ↑  Dans les années 360-356, un débat opposait encore les partisans d’un
développement maritime et militaire d’Athènes, en dépit des défections alliées et des
ruptures d’alliance, à ceux d’un retrait pacifique des conflits grecs. Platon, hostile au
rêve impérialiste athénien dont il n’a cessé de dénoncer les catastrophiques effets,
apporte son concours au deuxième camp. Pour un commentaire de détail du récit
atlante, voir mon étude, Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée
(17-27) et Critias, éd. citée.
[11] ↑  Cette répétition est thématique : on trouve, dans la description de l’Atlantide,
des motifs récurrents qui rassemblent chacun une pluralité d’objets (maritimes,
militaires, mais aussi hippiquesou décoratifs), et qui répètent notamment que l’île
aime l’argent et le luxe, qu’elle favorise une culture de l’ornement et de la
grandiloquence, qu’elle est obstinément tournée vers la mer et le commerce, toutes
passions qui ne devaient pas manquer de rappeler quelque chose aux Athéniens.
[12] ↑  Comme l’est celle du modèle cosmologique de Timée, à l’imitation de laquelle
procède Critias.
[13]  ↑  On préfère ce terme à celui plus vague de «  modèle  » pour désigner un
instrument rationnel de connaissance obtenu par la construction théorique d’un
tableau schématisé, dépourvu de pertinence historique, mais susceptible d’éprouver
et d’élucider les notions qu’utilise l’analyse politique. La notion et cette définition
sont d’inspiration wéberienne.
[14]  ↑  Cet usage qu’évoquera Clinias dans les Lois, III, 702 d, en disant de la
constitution « en raison » qu’elle sert aussi bien à l’examen des cités existantes qu’à
la fondation de la cité à venir.
[15] ↑  La construction d’un type fictif restreint explique bien que Platon n’ait pas à
choisir entre les réferents athénien, perse, syracusain, égyptien ou même crétois  :
décrivant l’Atlantide à partir des uns et des autres, il façonne un type impérial
belliciste qui suffit à les juger tous, à l’aune des critères représentés.
[16] ↑  Timée, 33 b.
[17] ↑  Voir notamment Philèbe, 25 d.
[18] ↑  Voyez surtout l’exemple de la plaine atlante, qui mêle toutes les figures (118 a
- 119 a).
[19] ↑  C’est exactement l’hypothèse explicative que soutenait d’une autre manière le
Politique, en montrant comment le royal tisserand a pour fonction d’entrecroiser et
de lier les mœurs que sont les caractères vifs et lents. La même explication
dynamique se retrouve dans le Critias, étendue à l’ensemble des corps qui
intéressent et rendent possible la vie humaine et politique.
[20]  ↑  On remarquera que la stricte limitation du territoire athénien n’empêche
nullement la cité de gouverner toutes les autres cités grecques (112 d). Cela signifie
donc que la perfection de sa nature (ordonnée et close) est la cause de sa puissance
supérieure. L’autarcie et l’hégémonie ne sont pas des termes contraires dans la
doctrine politique de Platon.
La cité, monde de la politique

L e Timée et le Critias, échouant ou renonçant à le réaliser,


sont la condition et le préalable d’un ouvrage
philosophique systématique. Les Lois, qui reprennent pour
l’accomplir le programme de la trilogie Timée-Critias-
Hermocrate, ne sont ni un traité législatif, ni même seulement
un ouvrage de philosophie « politique » : elles sont la réalisation
du projet systématique de l’œuvre platonicienne, qui traite
dans ce dialogue de tous les aspects de la réalité dont la
philosophie doit rendre compte.
L’œuvre ultime et inachevée de Platon est l’objet depuis
quelques années d’un regain d’intérêt, on parle beaucoup des
Lois, qui n’a toutefois pas encore pris la forme de l’exégèse
entière ou de la lecture d’ensemble [1] . Que la longueur du texte
ait de quoi effrayer ou dissuader n’explique pourtant qu’en
partie la réticence ou le manque d’élan des commentateurs ; ce
n’est sans doute pas parce que la République compte cent pages
de moins qu’elle est plus lue. Il est donc surprenant que les Lois,
parce qu’elles sont justement si imposantes, n’attirent guère
plus l’attention que le minuscule Critias ou la brève Apologie de
Socrate. On l’aura compris, c’est leur intérêt qui est en cause, et
la réticence du commentateur n’est qu’à la mesure de l’ennui
du lecteur, tous deux égarés par l’arsenal législatif d’une
somme dont on a peine à se souvenir, lorsqu’on découvre en
son huitième livre les règles relatives à la date de cueillette des
raisins et des figues, qu’elle a initialement pour projet une
enquête sur la meilleure manière de gouverner une cité [2] . Le
commentateur s’accommodera donc de son ennui et de
l’impression fondée que le texte même des Lois n’est pas
toujours à la hauteur de ce que montrent les autres dialogues,
pour n’en traiter que partiellement. Ou bien de très loin, en se
demandant par exemple si ce dialogue est antérieur ou non à
d’autres, s’il fait bien écho au Politique ou davantage à la
République, et si finalement il ne serait pas la preuve a
posteriori que le Timée a été rédigé avant le Politique [3] . Entre
les études thématiques et les spéculations chronologiques qui
ne font finalement que reconduire la compréhension
traditionnelle des Lois dont on va dire quelques mots, la place
existe bien sûr pour une lecture des Lois à laquelle on
s’efforcera ici de contribuer.

Les lois de la constitution


La somme législative qui ennuie le lecteur des Lois a-t-elle pour
raison d’être une grave décision qu’aurait prise Platon à la suite
de tous les désaveux et tous les ennuis personnels que lui fît
connaître sa propre et catastrophique expérience politique  ?
Écrites par un philosophe déçu, longtemps après l’excellence
théorique de la République et à la suite du Politique, les Lois se
seraient efforcées d’inscrire la cité dans les circonstances
incertaines et imparfaites du devenir, de l’histoire  : celle des
accidents, des faiblesses humaines, de l’ignorance et de son lot
nécessaire d’approximations et d’échecs. Platon vieillissant se
serait rendu compte que la politique ne peut disposer de son
matériau à son aise, pour finalement concéder le gouvernement
de la cité à cet instrument de second rang qu’est la loi. Cette
interprétation biographique, ancienne mais fausse [4] , s’appuie
sur une comparaison confuse des Lois et du Politique pour
soutenir l’hypothèse selon laquelle Platon aurait renoncé à la
perfection savante du gouvernant (le roi devenu philosophe, ou
l’inverse) au profit d’un pis-aller législatif, celui du trop fameux
« second rang » [5] . Elle s’appuie encore sur la liste présumée des
déboires siciliens de Platon, tels que les relate la lettre VII [6] , et
fait finalement passer le dialogue platonicien pour une somme
d’autant plus inutile ou ennuyeuse qu’elle est marquée au sceau
du renoncement  : «  Le degré de compromis avec le monde
matériel est bien supérieur à celui que l’on trouve dans la
République. (…) Par rapport à ses autres œuvres, l’humeur de
Platon est dans les Lois définitivement sinistre.  » [7]  Des
interprètes ont récemment cherché à corriger cette lecture des
Lois, en insistant soit sur l’originalité doctrinale de certains
développements (ce qui est une manière de dire que ce livre a
un contenu spéculatif), soit encore sur l’effort important de
précision et de systématisation qui gouverne le traitement de
ses principaux chapitres [8] . Ils ont ainsi et notamment mis à
jour l’important effort mené dans les Lois afin de faire place à
l’instance irrationnelle qui était la part maudite de la
République, pour favoriser la fondation d’une constitution
« mixte » susceptible de laisser subsister les désirs irrationnels
en les ordonnant légalement aux exigences de la raison [9] . C’est
la raison pour laquelle la loi peut alors s’accommoder de
conduites et de croyances qui n’auraient jamais eu leur place
dans la République.
Il n’est toutefois pas certain que ces lectures récentes trompent
entièrement l’ennui a priori du possible lecteur. C’est la raison
pour laquelle, plutôt que de chercher à corriger ou à préciser
l’interprétation traditionnelle des Lois, à laquelle ces lectures
souscrivent encore peu ou prou, on peut souhaiter la remettre
entièrement en cause, en soutenant que la dernière philosophie
de Platon, au terme d’un mouvement qui s’accentue
effectivement dans le Politique, est une philosophie
conquérante qui intervient, par exemple, là où la République ne
semblait pas capable de porter son analyse (le devenir de la
cité, son corps, les conflits qui peuvent l’agiter, les
comportements des citoyens). Les derniers dialogues (le Timée,
le Critias et les Lois), parce qu’ils s’appuient sur une physique
aboutie, qui permet la définition des éléments et des
mouvements de toutes les choses sensibles, développent une
doctrine qui possède désormais une capacité à rendre compte
de la réalité dans son ensemble, de la réalité comme monde. La
«  théorie  » des Lois ne renonce donc pas devant la «  réalité  »,
mais elle prétend au contraire en donner une explication. Afin
de le reconnaître et de contribuer à une lecture plus juste du
dernier dialogue on rappellera ici et d’abord que les Lois
restent dans le droit fil de l’enquête constitutionnelle que
Platon mène sur le compte de la cité la meilleure, avec cette
précision que les Lois, à la suite du Critias, définissent la cité
dont elles décrivent la constitution comme un vivant [10] , puis
ensuite qu’elles parachèvent la définition de la connaissance de
la cité comme physiologie politique  ; enfin, on traitera du
rapport qui peut exister entre l’explication systématique de la
réalité et le plan de fondation d’une cité.
Le but des Lois est parfaitement identique à celui des autres
dialogues platoniciens qui traitent de la cité, au premier rang
desquels la République [11] . Comme dans cette dernière, le but
conféré à la réflexion politique, à la conception de la
constitution et au gouvernement de la cité est de faire accéder
tous les citoyens à la vertu tout entière. Et cela, dans les Lois
comme dans tous les dialogues de Platon, n’est possible que
dans une cité gouvernée par l’intelligence. La perspective de
l’enquête est donc de nouveau la conception dans l’ordre du
discours (en raison, de nouveau  : en lógōi [12] ) d’une cité bien
gouvernée. Avec une précision toutefois, dès le début de
l’ouvrage, relative à l’identité du fondateur de la cité possible.
Ceux qui fondent la cité, qu’il s’agisse des interlocuteurs des
Lois ou des dirigeants colons dont ils parlent et auxquels ils
adressent par avance leur discours, sont des «  législateurs  ».
Cette précision est déterminante, car c’est à la condition
seulement de comprendre ce qu’est la fonction législatrice que
l’on peut comprendre l’objet et le statut des Lois. Le législateur
est celui qui forge la constitution, qui institue la cité. Il n’est
donc pas simplement le rédacteur de la loi, au sens
contemporain où peut l’être le membre du corps législatif, il est
le fondateur de la constitution et de la cité avec elle [13] . Dans la
situation qu’envisagent les Lois (une colonie doit être bientôt
fondée ex nihilo), le législateur est un fondateur  : il crée les
institutions et il les règle, ce qui signifie aussi qu’il gouverne la
cité. Avant d’observer la manière dont le législateur fonde et
gouverne, on doit faire une remarque sur le statut de son
ouvrage et sur l’aspect général du dialogue.

La constitution de la cité
Les Lois prennent d’abord et simplement la suite de l’ensemble
inachevé du Timée et du Critias, en conduisant notamment une
histoire du devenir des cités, des origines (le déluge) à nos jours
(au début du livre III). Après la naissance du monde
(cosmogonie) et celle de l’homme (anthropogonie) décrites dans
le Timée, le Critias d’abord et les Lois ensuite décrivent donc la
naissance de la cité (politogonie) [14] . Mais les Lois ajoutent à la
politogonie l’analyse institutionnelle et historique de quatre
puissances contemporaines  : la Crète, Sparte, la Perse et
Athènes. On a là un ensemble d’apparence hétéroclite où se
trouvent mêlés des mythes d’origine, des récits poétiques et une
histoire récente. Le plan des Lois s’en trouve éclairé  : on peut
distinguer, après un préambule qui définit la fonction de la loi
(constituer la cité selon le plus grand bien ; I, 624 a 1 - 628 e 1),
une première partie consacrée à l’examen de tous les types de
constitution possible (I, 628 e 2 - III, 702 e 2), puis une seconde
consacrée à la description de la cité vertueuse (IV, 704 a 1 - XII,
968 e 5). Un épilogue vient enfin clore l’ensemble (XII, 968 e 6 -
969 d 3). Le plan général du dialogue est alors celui d’une
démonstration très simple. Les interlocuteurs traitent de la
meilleure façon de constituer une cité. Cette tâche est celle de la
législation  ; mais la législation actuelle et passée ne donne
aucun exemple satisfaisant aux exigences de perfection. Il faut
donc concevoir dans le discours, créer en raison la cité la
meilleure. C’est ce que font les Lois.

Préambule : la loi doit constituer la cité selon I, 624 a -


le plus grand bien 628 e

L’objet de la législation et les différentes I, 628 e -


constitutions III, 702 e

A. Le but de la législation : la vertu tout entière


(I, 629 a - II, 674 c)
Les législations de Crète et de Lacédémone
n’ont pas en vue la vertu tout entière (I, 629
a - 632 d)
Les espèces de la vertu (I, 632 d - 636 e)
La maîtrise légale des plaisirs : l’éducation et
l’ivresse (I, 636 e - II, 674 c)
B. L’origine et l’histoire des constitutions (Livre
III)
Les cités après le déluge (III, 676 a - 693 c)
Les deux types constitutionnels : la Perse et
Athènes (III, 693 c - 702 b)

L’heureux hasard d’une colonisation


prochaine : il faut concevoir une cité « en
paroles » (702 b-d)

Constitution de la cité vertueuse IV, 704 a


- XII, 968
e

A. Préambule à l’ensemble de la législation (IV,


704 a - V, 734 e 5)
Situation et disposition de la cité : lieu
d’implantation et origine des colons (IV, 704
a 1 - 715 e 6)
Discours au colons (IV, 715 e - 718 a)
Recommandations au législateur (IV, 718 a -
719 e)
Nature, fonction et contenu des principaux
préambules (IV, 719 e - V, 734 e)
B. B. La législation (V, 734 e - XII, 968 e)
1. Préliminaires constitutionnels : la cité et
ses magistratures (V, 734 e 5 - VI, 768 d)
Purification de la cité (V, 735 a - 737 b)
Population et partage de la terre (V, 737 c -
740 a)
Nombre des foyers (V, 740 a - 741 a)
Exhortation aux citoyens (V, 741 a-e)
Les richesses (V, 741 e - 745 b)
La division du territoire (V, 745 b - 747 e)
Les magistratures et les charges (VI, 751 a
- 768 e)
2. L’établissement des lois (VI, 768 e - XII,
960 b 5)
Introduction : la tâche législatrice (VI, 768
e - 771 a)
Les foyers (VI, 771 a - 772 d)
Les mariages et les biens domestiques (VI,
772 d - 785 b)
L’éducation (VII, 788 a - VIII, 842 a)
La nourriture et l’usage des ressources
agricoles et artisanales (VIII, 842 b - 848 c)
L’habitat et le commerce des denrées
(VIII, 848 c - 850 c)
Les crimes et leurs châtiments (livres IX
et X)
Présentation des crimes les plus graves :
contre la religion et la cité (IX, 853 a - 857
b)
Remarques sur les fins de la législation :
la justice et la guérison de l’âme (IX, 857 b
- 864 c)
Les crimes et les différentes espèces de
meurtres (IX, 864 c - 874 d)
Les violences corporelles (IX, 874 d - 882
c)
Les crimes d’impiété (livre X)
La propriété et le commerce des biens (XI,
913 a - XII, 960 b)
Les propriétés et leurs différents
transferts (XI, 913 a- 923 c)
Testaments et obligations domestiques : la
législation familiale (XI, 923 c - 932 d)
Les torts entre personnes (XI, 932 d - 938
c)
Les torts contre la cité (XII, 941 a - 949 e)
Rapports avec l’étranger (XII, 949 e - 953
e)
Cautions et possessions détournées ou
délictueuses (XII, 953 e - 955 e)
Offrandes aux dieux (XII, 955 e - 956 b)
Les procès et les jugements (XII, 956 b -
958 c)
Funérailles et deuils (XII, 958 c - 960 b)
3. La sauvegarde des lois : le collège de
veille (XII, 960 b - 968 e)

XII, 968
Épilogue e 6 - 969
d3

La première partie des Lois fait le tour entier de tous les types
de constitution possibles : de celles qui ont existé, de celles dont
on dit qu’elles ont existé ou de celles qui existent [15] . Et à propos
de chaque exemple évoqué, les interlocuteurs se demandent s’il
a ou non permis la réalisation de la vertu entière pour la cité
tout entière. La réponse reste négative dans tous les cas, chaque
constitution examinée n’ayant jamais favorisé qu’une partie de
la vertu (et non la vertu entière) ou qu’une partie des citoyens
(et non l’ensemble de la cité). On comprend alors, puisque ni
l’histoire ni le mythe ne satisfait aux exigences de départ, qu’il
faille recourir à une fiction rationnelle, à une création de la
constitution. Celle-ci devra trouver le remède au défaut que la
conclusion de la première enquête des Lois diagnostique  :
aucune cité n’a à ce jour été vertueuse, faute d’avoir su vivre
selon la raison, selon l’intellect (le noûs). Les fondateurs de la
cité vertueuse (ses législateurs) devront donc forger et
administrer intelligemment leur cité, dans une perspective qui
est explicitement celle définie par la République  : il n’y a
d’excellence, de perfection, que dans et par la pensée. À la
différence cependant de la République, qui laissait la question
en suspens, les Lois attribuent aux fondateurs comme aux
législateurs de la cité un instrument privilégié de
gouvernement, il s’agit bien sûr de la loi.
Comme le chapitre III l’a longuement observé, la loi est le
moyen qu’utilise le législateur pour fonder et ordonner la cité.
Ou encore, pour reprendre plus précisément les termes et le jeu
de mots de Platon, la loi (nómos) est l’instrument de l’intellect
(noûs) [16] . La définition elliptique qu’en donnent les Lois est la
suivante : la loi est une « distribution de la raison » (IV, 714 a 2).
Au sens où, à travers elle, la raison détermine les conduites, et
au sens où elle réalise un partage (une répartition distributive
de ce qui revient à chacun dans la cité [17] ). Cette fonction à la
fois prescriptive et distributive, dont le sujet est l’intellect, n’est
pas inconnue du lecteur de la République, puisque c’est
exactement celle qu’y accomplissaient les fondateurs de la cité
la meilleure lorsqu’ils sélectionnaient par exemple, parmi les
gardiens, ceux qui devaient dialectiser et gouverner [18] . La loi
assume ici cette fonction constitutive, au sens le plus fort du
terme, car ce sont les lois qui, ajoutées les unes aux autres,
donnent à la cité sa constitution, ses règles, ses limites et
finalement son mode de vie [19] . Il n’y a donc aucune différence
entre la technique législatrice et l’activité politique qui fonde et
gouverne la cité. Dans les Lois, la technique législative, la
nomothétique, est simplement l’un des noms de la politique [20] .
Dans le Politique, la législation était désignée comme l’un des
moyens privilégiés de la technique gouvernementale, qui ne
s’imposait comme principe de gouvernement que lorsque le
gouvernant savant faisait défaut dans la cité. Dans les Lois, la
législation définit l’action politique tout entière, et elle coexiste
de surcroît avec un législateur-gouvernant-savant ou plutôt,
avec une fonction législatrice-gouvernementale-savante [21] .
Car la cité n’a pas besoin, pour être bien administrée, de tel ou
tel législateur ou de l’intellect d’un individu quelconque ; elle a
besoin que l’intellect, en tant que tel, préside à la disposition de
son matériau et à sa mise en ordre. Que cette fonction soit
accomplie par le moyen d’une législation ou par celui du
gouvernement d’un homme (un tyran savant) n’importe
finalement guère et, s’il fallait choisir, les Lois opteraient
finalement pour la législation car elle ne souffre pas du défaut
inhérent à la nature de tout caractère humain  : la corruption.
Les interprètes qui s’évertuent à souligner l’absence des
« philosophes-rois » dans les Lois (mais existaient-ils seulement
dans la République  ?) ne comprennent pas, de toute évidence,
que Platon ne fait jamais du gouvernement de la cité une
affaire de personnes. C’est dans cette perspective que
l’Athénien, qui conduit la discussion, établit une hiérarchie
d’autant plus fameuse qu’on la comprend toujours comme
l’aveu du renoncement de Platon à la perfection politique. Dans
ce passage du livre V, l’Athénien se contente pourtant de
montrer que le modèle auquel doit se conformer la cité
humaine est celle des dieux, celle qui réalise parfaitement ce
que les hommes ne peuvent que s’efforcer d’atteindre.

«  Le mouvement que je vais faire après cela dans


l’établissement de nos lois, analogue à celui du pion retiré
de la ligne sacrée, n’est pas habituel et provoquera peut-être
au premier abord l’étonnement de l’auditeur. Pourtant, s’il y
réfléchit et s’il en fait l’essai, il lui apparaîtra que la cité ainsi
fondée pourrait bien occuper le deuxième rang par rapport
à ce qui est le mieux. Il se peut qu’on ne l’adopte pas, parce
qu’on n’est pas habitué à un législateur qui ne soit pas un
tyran. Mais le plus convenable, c’est de dire quelle est la
constitution la meilleure, quelle est celle de second rang et
quelle est celle de troisième rang, puis, cela établi, de
donner le choix à celui qui dans chaque cas est responsable
de la fondation de la cité. (…).
« Eh bien, tiennent la première place, la cité, la constitution
et les lois les meilleures, où se réalise le plus possible pour
toute la cité le vieux dicton qui veut que “vraiment tout est
commun entre amis”. Dans cette situation, qu’elle existe
maintenant quelque part ou qu’elle doive exister un jour, les
femmes sont communes, les enfants sont communs, les
richesses sont communes ; par tous les moyens, tout ce que
l’on prétend avoir en propre a été partout retranché de la vie
de tous les jours. On est parvenu, dans la mesure du
possible, à faire ainsi que les yeux, les oreilles et les mains
paraissent voir, entendre et agir en commun, à faire que
tous à l’unisson émettent éloges aussi bien que blâmes, se
réjouissent et s’affligent des mêmes choses  ; et jamais
personne qui donnerait aux lois qui assurent à la cité la plus
grande unité possible n’assignera à la supériorité de la vertu
une autre limite qui soit plus juste ou meilleure. Voilà donc
quelle est cette sorte de cité. Que des dieux ou des enfants
des dieux l’habitent à plusieurs, toujours est-il qu’ils passent
leur vie dans la joie de s’y être établis. Dès lors, il ne faut pas
regarder ailleurs pour trouver un modèle de constitution,
mais il faut nous attacher à celle-là et chercher dans la
mesure de nos possibilités celle qui lui ressemble le plus. Or,
la cité que nous avons entrepris maintenant de fonder sera,
si elle se réalise en quelque façon, celle qui a le plus de
chance d’atteindre à l’immortalité et la deuxième pour l’unité ;
quant à la troisième, s’il plaît à dieu, nous en traiterons plus
tard. Enfin, pour le moment comment définirons-nous la
seconde cité, et comment peut-elle avoir pris cette forme ? ».
(739 a 1 - e 7 [22] )

On donne ici des quelques mots soulignés une version qui n’est
pas communément reçue, puisqu’elle dit de la cité qu’elle est
seconde « selon l’unité » là où les commentateurs lisent le plus
souvent qu’elle est seconde «  selon la valeur  » [23] . Ce texte
mérite une grande attention, non seulement à cause des
corrections qu’on lui impose, mais surtout parce qu’il résume
bien l’objet des Lois. Comme la République et le Politique, les
Lois constatent que l’unité ne peut être réalisée dans une cité.
Les deux premiers dialogues ne l’affirmaient d’ailleurs jamais,
qui tous deux se mesuraient à la même difficulté par des
moyens qui, s’ils leur permettaient de donner à la cité une sorte
d’unité (celle de l’équilibre des trois espèces de l’âme ; celle de
l’entrecroisement de la chaîne et de la trame dans un même
tissu), ne leur permettaient jamais d’accéder à une unité
parfaite. Mais la réalisation de l’unité de la cité, comme le
dénonce Aristote [24] , reste toujours la fin du gouvernement
savant de la cité, l’objectif politique de la philosophie
platonicienne. Qu’on ne s’y trompe donc pas : les formules qui
désignent ici la République (la communauté de toutes choses
sous le gouvernement d’un dirigeant) doivent nous rappeler
que la constitution excellente n’y réalisait une entière
communauté qu’au sein d’un seul de ses trois groupes de
citoyens (les gardiens) et que l’action du politique y était déjà
conçue comme l’imitation d’un ordre divin et céleste. Platon ne
demande donc pas que l’on renonce ici à la perfection, mais au
contraire que l’on imite toujours cette perfection de la
communauté divine, que l’on aspire à cette excellence. C’est
dans cette fidélité à l’unité (divine) de la cité que doivent se
tenir les lois. Celles-ci reçoivent ainsi une fonction et une limite.
Leur fonction est bien de réaliser l’unité de la cité, de la faire
«  une  » sachant que cette unité signifie toujours et en même
temps la vie heureuse des citoyens. Leur limite tient à leur
incapacité à réaliser cette fonction dans « toute la cité ». C’est le
reproche que leur faisait le Politique, mais il ne joue pas ici le
même rôle : le Politique demandait à la loi de conserver une cité
en l’absence d’un gouvernant savant, les Lois lui demandent de
forger cette cité, de réaliser son unité [25] . Si elle est limitée, c’est
précisément parce qu’elle n’arrive pas à tout unifier, qu’elle
n’arrive pas à rendre «  toutes choses  » communes. La cité à
venir sera donc moins une que l’unité, elle sera de second rang.
Tous ceux qui œuvrent à sa fondation et à son gouvernement
reçoivent ici et enfin, au moment où l’Athénien s’apprête à
décrire la cité, leur commune fonction  : permettre que la loi
détermine le plus de choses dans la cité. Pour le dire autrement,
permettre que l’intellect constitue la cité. Comme on va le voir,
cette constitution est une œuvre qui dure, tolère des retouches,
et qui suppose le concours de tous les citoyens.
Au long de 9 de leurs 12 livres, les Lois donnent le plan de la
cité vertueuse, au fur et à mesure qu’elle est fondée, avec une
précision remarquable. À la suite des plans de l’Atlantide et de
l’Athènes archaïque du Critias [26] , Platon construit ici une
nouvelle fiction de genre descriptif qui utilise un matériau
d’autant plus familier à son lecteur qu’il est presque
entièrement athénien. Les mesures législatives, les
magistratures et les institutions des Lois sont toutes désignées
d’après celles d’Athènes [27]   ; certaines y ont un statut ou un
fonctionnement identique, mais la plupart sont disposées
différemment et jouent dans la cité platonicienne un rôle très
éloigné de celui qui était le leur à Athènes. Les Lois décrivent la
colonie à venir en informant et en redistribuant ce matériau
athénien dans une fondation (oíkēsis, une installation) qui
commence par la description du territoire (avec la distinction
de la ville et du territoire), se poursuit avec celle de la
démographie (origine et nombre des habitants), puis s’achève
avec celle du régime politique dont le détail occupe la plus
grande partie des livres IV à XII.
À la différence d’Athènes (qui est une puissance impériale
maritime et commerciale), la cité façonnée dans les Lois est une
petite cité rurale, située dans les terres à une quinzaine de
kilomètres de la mer, isolée dans un territoire dépourvu de tout
voisin (IV, 704 a sq.). Son territoire est fertile, sans plus, elle a de
l’eau et des matériaux : elle peut donc être vertueuse (704 d). La
cité, considérée d’emblée comme un individu vivant [28] , peut
accéder à l’excellence à la condition d’être éloignée de la mer et
pourvue sans excès des ressources indispensables. À ces
conditions géographiques et naturelles s’ajoutent des conditions
démographiques : cet être vivant qu’est la cité ne peut excéder
une certaine population, au risque sinon de ne plus pouvoir se
nourrir de son sol. C’est pourquoi le nombre de ses citoyens est
limité à 5 040 foyers, c’est-à-dire à 5 040 exploitants agricoles
qui se partagent, chacun avec sa famille, 5 040 parts égales du
territoire (V, 737 c - 738 a). Les citoyens exercent presque tous la
fonction d’agriculteurs, mais aussi celle de combattants, si la
cité devait entrer en guerre [29] . Hormis leur commune fonction
agricole, les citoyens participent tous peu ou prou à la vie
publique en prenant part à des services, à des magistratures ou
à des fêtes. Platon ne sépare plus les citoyens en groupe
fonctionnels  ; il propose la distinction de quatre classes
censitaires, qui regroupent les citoyens selon leur richesse. Avec
cette précision remarquable que la richesse et la pauvreté ne
peuvent excéder certaines limites  : le citoyen le plus pauvre
n’aura jamais moins que la propriété de l’une des 5 040
parcelles du sol civique, et le plus riche, c’est la même unité qui
distingue les quatre classes, jamais plus de quatre fois la valeur
d’une parcelle (V, 744 a-745 b). On ne s’y attarde pas souvent,
mais cet éventail des richesses, plutôt restreint, est infiniment
moins large que celui qu’offrait la démocratie athénienne  ; de
plus, ces limites s’accompagnent dans la cité des Lois de
l’interdiction pour tous les citoyens de posséder or ou
argent [30] . On fait encore souvent la remarque que les Lois
accordent à tous les citoyens une propriété privée que la
République refusait aux gardiens, pour montrer qu’elles se
plient ainsi à une sorte de nécessité pragmatique, voire
anthropologique. Mais, que peut être une propriété privée
lorsque la richesse financière et l’enrichissement commercial
n’existent pas et quand cette propriété privée est inaliénable
parce qu’elle est une partie égale (un 5 040e) du bien public ?   
[31]

Dans la République, la question des biens n’était réglée et


précisément décidée que pour les gardiens, quand les autres
groupes étaient laissés à la discrétion d’une limite imposée sans
doute par le gouvernement (selon la règle du métier qu’il faut
exercer). Il n’en va plus du tout de même dans les Lois où les
«  lots » que possèdent tous les foyers leur sont remis lors d’un
acte fondateur souverain de telle manière que ce partage de la
propriété, qui est un partage local du territoire de la cité, ne
puisse jamais par la suite être bouleversé ou remis en cause [32] .
Être propriétaire, pour un groupe familial (une maison
regroupée autour d’un citoyen), c’est être une partie de la cité,
lui appartenir. De cette appartenance, il n’y a ni substitution ni
échange possible, et la propriété, plutôt que la libre
appropriation d’un bien, désigne plutôt le foyer comme partie
indivise et inaliénable de la cité [33] . De la sorte, bien loin d’être
une concession d’autonomie faite au groupe familial, la
propriété est le signe de son appartenance définitive à la
communauté, par le biais du «  lot  ». Car c’est ce dernier, la
partie du territoire, qui sert de principe au droit de la famille et
de la propriété ; l’unité élémentaire de la cité, sa partie ultime,
ce n’est ni le citoyen, ni la personne humaine, ni la famille, mais
le 5 040e du territoire auquel la loi donne pour qualités la
perpétuité et l’indivisibilité. C’est là le résultat d’une décision
politique dont la conséquence est la constante subordination de
la famille à la conservation de son lot (si cette conservation
l’exige, la famille doit être modifiée), et c’est aussi un
instrument démographique déterminant, puisque l’on
gouverne la population et le groupe familial en fonction de la
conservation de l’unité politique [34] . La famille des Lois,
communauté selon la naissance, est d’abord une communauté
selon le lot, selon le territoire de la cité [35] .
L’exemple de la propriété et celui de la famille montrent
comment Platon poursuit dans les Lois les mêmes fins que dans
la République avec des moyens autrement plus efficaces. Au lieu
d’interdire la propriété et la famille (cas des gardiens), il les
transforme ici de manière à ce que la communauté ne soit plus
obtenue par privation, mais par l’activité des citoyens qui, en
travaillant le lot et en vivant de lui, ne cessent d’œuvrer à la
perpétuité de la cité.
Les familles ainsi distinguées selon la part du territoire dont
elles reçoivent le soin, vivent ensuite sous un régime politique
dont le schéma institutionnel devait être familier au lecteur
grec. Il est en effet composé, selon le partage qui est aussi celui
de la constitution athénienne, de magistratures (les charges
militaires, judiciaires, agraires, etc.) et de conseils, d’assemblées
délibératives plus ou moins restreintes. Mais cette familiarité
du schéma ou des titres devait être assez vite dissipée par une
organisation qui privilégie toujours l’unité de la cité et la
préservation légale de son état initial.
Les trois principales institutions délibératives de la cité des Lois
sont des assemblées (ou des conseils), dont le nombre de
membres se restreint à mesure que croît l’importance de leur
décision et de leur pouvoir. Il existe d’abord une assemblée à
laquelle tous les citoyens peuvent participer (ses attributions ne
sont pas précisées), puis ensuite un premier conseil auquel
participent toutes les classes censitaires qui élisent chacune 90
conseillers pour un total de 360 élus (VI, 756 b sq.). Ces 360 élus
sont distribués en douze groupes de «  prytanes  », chaque
groupe assurant pendant un mois le règlement des affaires de
la cité (et décidant de la convocation des assemblées ; VI, 758 a
sq. [36] ). Après ce conseil tournant vient le « conseil nocturne »,
qu’on appelle ainsi parce qu’il siège avant le lever du jour, afin
d’en préparer le bon déroulement [37] . À ce conseil composé de
« gardiens des lois », de prêtres et de citoyens choisis, revient la
tâche étrange de « connaître ». Connaître l’étranger, par le biais
des récits de citoyens envoyés en mission afin d’enquêter sur
les autres régimes politiques, connaître leur propre
constitution, afin de la modifier le cas échéant, résoudre encore
toutes les difficultés d’ordre législatif. Les Lois résument ainsi le
travail de ces conseillers nocturnes  : «  Leurs réunions et leurs
propos auront pour objet permanent les lois et l’administration
de la cité  » (XII, 951 e 5-7). Ce qui paraît étrange dans ces
dernières pages des Lois, c’est l’absence de précision sur la
nature de leur pouvoir alors même que leurs responsabilités
sont les plus grandes, et qu’eux seuls permettent finalement à la
cité d’accéder à la vertu entière (XII, 962 d). On ne peut
comprendre le statut de ce conseil ultime qu’en s’intéressant à
ceux qui en sont les premiers membres et qui sont aussi les
personnages les plus importants de la cité des Lois  : les
« gardiens des lois ».
Choisis par les colons qui doivent s’installer, les 37 citoyens
gardiens des lois seront les véritables fondateurs de la cité
future (VI, 753 a). Celui qui fonde la cité, pour la première fois
dans les dialogues, en est aussi un citoyen [38] . Le « gardien » ici,
ne garde donc plus une perfection dont il n’est pas l’auteur, il la
façonne lui-même à l’aide des lois. Les « gardiens des lois » sont
à la fois les fondateurs et les législateurs de la cité (où l’on
retrouve la définition constitutive de la loi). Ils disposent pour
exercer cette fonction d’une connaissance vraie ou d’une
opinion droite (I, 632 c), c’est-à-dire de la condition d’un
exercice savant du pouvoir. Un pouvoir qu’ils vont exercer,
comme le Politique le demandait, en dirigeant dans la cité le
choix et l’action des autres fonctions, des autres magistratures.
Ces dernières, qui distinguent toujours des fonctions publiques
(maintien de l’ordre, entretien de la ville et du territoire,
éducation), sont pourvues par élection ou par tirage au sort,
sous le contrôle des 37 gardiens. Ceux-ci ont donc pour fonction
de veiller à l’attribution des magistratures, mais aussi au bon
respect des lois et à l’obéissance toute particulière des limites
de l’enrichissement (VI, 754 d-755 b). Les gardiens ne sont pas
des juges, et leur fonction ne consiste pas seulement à faire
appliquer cette loi. Ils peuvent au contraire la modifier,
l’adapter, ou même la changer et innover en une matière. Cette
précision remarquable (voyez VI, 769 d -772 d), qui suppose
bien des réserves (il n’est pas question de modifier les lois sans
recherches et consultations), reçoit pour justification le
caractère progressif de la constitution de la cité, le nécessaire
travail législatif d’adaptation et de correction. Ce que suppose
Platon, c’est un processus progressif d’approximations (qui
devrait excéder la durée d’une magistrature et voir les élus se
corriger successivement) qui devrait durer jusqu’à ce que les
institutions atteignent à leur fonctionnement exact (772 c [39] ).
Cette durée a une importance d’autant plus considérable qu’elle
est l’intervalle même de la fondation de la cité des Lois. Entre le
moment où les 37 gardiens des lois sont choisis par les colons et
le moment où toute la cité est définitivement installée, pourvue
alors de lois immuables, elle a été forgée et ordonnée par le
moyen de lois, sous le contrôle de législatures. Le territoire a été
maîtrisé, la ville construite et les citoyens éduqués [40] . L’œuvre
politique a donc été achevée et les 37 gardiens des lois n’ont
plus à exercer leur fonction fondatrice. C’est pourquoi, rejoints
par d’autres hommes parmi ceux que la cité aura rendu
vertueux, ils vont changer de statut pour devenir des membres
du « conseil nocturne ».
Le conseil nocturne est le résultat et la conclusion prévisible
des Lois. Étant donné le rôle dévolu à la constitution législative
dans ce dialogue, il est normal qu’elle prenne fin une fois les
institutions installées dans la perfection dont elles sont
capables. Il ne reste alors aux premiers magistrats de la cité
qu’à veiller au respect des institutions et au maintien de l’ordre
constitutionnel. C’est le rôle du conseil où l’on retrouve certains
des gardiens des lois que rejoignent des citoyens que leur vertu
ou leur intelligence distingue, parmi lesquels on trouve
évidemment celui que la vertu et l’intelligence doivent
intéresser en tout premier lieu  : le responsable de l’éducation
publique (XII, 960 e - 961 c). Que de jeunes citoyens accèdent à
l’intelligence et à la vertu prouve que la cité a réalisé ce pour
quoi elle avait été conçue  ; la boucle est bouclée. Ou plutôt, le
vivant est né. Car la cité trouve avec le conseil nocturne l’espèce
d’âme qui lui manquait :

« L’ATHÉNIEN
Et tout naturellement, dans les circonstances présentes, si
nous souhaitons mener à son terme la fondation de notre
territoire, il faut semble-t-il bien qu’on trouve en son sein
une instance qui d’abord connaisse ce dont nous sommes
en train de parler, c’est-à-dire son but, quel que soit
l’homme politique en cause, qui ensuite sache de quelle
manière il pourra poursuivre ce but, et qui détermine enfin
qui, des lois d’abord, des hommes ensuite, donne ou non
des conseils qui le servent bien. Mais si la cité est dépourvue
d’une telle instance, qu’elle est ainsi dépourvue d’intellect et
de sensation, il ne faudra pas s’étonner qu’elle agisse à
l’aventure, en chaque occasion et dans chaque affaire.
CLINIAS
Tu dis vrai.
L’ATHÉNIEN
Mais y a-t-il à cette heure dans notre cité une partie ou une
institution qui soit prête à jouer ce rôle d’instance de
sauvegarde ? Sommes-nous à même d’en désigner une ?
CLINIAS
Absolument pas, Étranger, si du moins il faut faire une
réponse claire. Mais s’il suffit de formuler une conjecture, tes
remarques me semblent pointer vers ce collège, dont tu as
dit tout à l’heure qu’il devait se réunir à la fin de la nuit.
L’ATHÉNIEN
Ta supposition est correcte, Clinias, et il faut, dès lors, que ce
collège, ainsi que le donne à entendre le propos qui est le
nôtre maintenant, ait en vue la vertu dans sa totalité, à
commencer par celle de ne pas s’égarer dans la poursuite de
plusieurs buts, et d’avoir les yeux toujours fixés sur un seul
but pour y lancer, si je puis dire, toutes nos flèches ».
(XII, 962 b 4 - d 3)

La cité doit donc posséder une âme, puisque l’intellect et la


sensation sont deux espèces ou fonctions de l’âme [41] , pour que
son unité soit aussi parfaite que possible, à l’imitation de l’unité
divine. Le conseil nocturne achève donc la constitution en
soumettant la vie de la cité à l’intellect. Cela suppose, et
l’achèvement de la cité des Lois dépend de cette hypothèse,
qu’elle possède un corps suffisamment ordonné pour que l’âme
exerce sans trouble le meilleur d’elle-même, sa fonction
intellectuelle. Et c’est exactement à la constitution de ce corps
que s’est attaché le plan de cité du livre, en lui donnant pour
modèle l’unité (divine) qu’il est possible de connaître, celle du
monde.

L’ordre du monde
La cité des Lois est construite selon le nombre et selon le
mouvement. L’Athénien annonce, au tout début du plan de la
cité, que «  quiconque légifère doit savoir quel nombre et de
quelle sorte peut être le plus utile à toutes les cités » (V, 737 e 7 -
738 a 2). Il existe ainsi un intérêt politique du nombre,
indépendant de ce qui est nombré. C’est ce que disait déjà à sa
manière le livre VII de la République, lorsqu’il faisait de l’étude
des sciences mathématiques l’indispensable formation des
futurs gouvernants et c’est ce que suggérait encore le Politique
en appelant le politique à une maîtrise de la mesure (283 b - 287
b). Mais la mesure et le nombre sont ici et pour ainsi dire
figurés, incarnés dans le plan de la cité. On peut donc juger
désormais de la manière d’user politiquement du nombre, voir
ce qu’il peut apporter à la cité.
Trois sortes de choses sont dans la cité mesurées et nombrées :
le territoire, les assemblées et conseils, puis le mouvement de
certains citoyens. Ce qui est nombré du territoire circulaire de
la cité, ce n’est pas sa superficie (car elle a les ressources pour
limite [42] ), mais son partage en un nombre précis de lots, 5 040.
Ce nombre, explique l’Athénien, est choisi pour sa capacité à
être divisé par le plus grand nombre de diviseurs (V, 737 e - 738
b), à quoi on peut aussi ajouter qu’il est le produit de la
multiplication des sept premiers nombres. Il y a ainsi, dit
l’Athénien, au moins 59 manières de partager la cité. Le nombre
de 5 040 est donc choisi non seulement pour une cité qui ne
devrait pas excéder 25 000 habitants, non seulement parce qu’il
s’agit d’un nombre facile à concevoir, mais surtout bien sûr
parce qu’il tolère toutes ces divisions qui sont autant de
combinaisons possibles pour organiser ou distribuer les
éléments de la cité. Platon en donne quelques exemples, au
premier rang desquels la division de l’ensemble de la ville et du
territoire qui la ceint en douze parties, chacune sous la
protection d’un dieu. Puis de surcroît, le dédoublement de
chaque foyer en deux habitations, l’une dans l’une des douze
parties urbaines, l’autre dans l’une des douze rurales (V, 745 b-
e [43] ). Ces divisions successives, outre leur fonction de
répartition religieuse et de rationalisation de la vie publique,
jouent deux rôles politiques. Celui, d’abord et à l’image de ce
que fut peut-être la grande réforme de Clisthène à Athènes,
d’une recomposition de la répartition tribale en fonction des
exigences de la constitution [44] . Celui, ensuite et dans une
perspective plus strictement platonicienne, de permettre à
chaque citoyen d’appartenir à sa façon aussi bien à la partie
rurale qu’à la partie urbaine de la cité [45] . Par l’intermédiaire
du foyer, du lot dont on a vu qu’il est le véritable élément
inaliénable (immortel) de la cité, Platon conçoit donc un moyen
pour le citoyen, quel qu’il soit, de se rapporter à l’une des
divisions de la cité. Il peut l’être encore et différemment par le
biais des assemblées ou des magistratures. Soit parce qu’il
administre une partie ou un ensemble de parties du territoire
ou de la ville, comme c’est le cas des «  agronomes  » ou des
«  astynomes  » (VI, 760 a - 764 c [46] ), soit encore parce qu’il est
l’un des 360 membres de ce 14e de la cité qui siège au premier
conseil. Enfin, le nombre règle les mouvements des citoyens
dans la mesure où ils peuvent intéresser l’ordre de la cité. Celle-
ci, comme les Lois ne cessent de le répéter, est une réalité en
mouvement, du fait de son matériau sensible. Il faut donc
(comme le suggérait Critias) ordonner ces mouvements les uns
aux autres. C’est ce que facilite la forme circulaire de la cité, qui
permet de rapporter des mouvements de vitesses différentes les
uns aux autres en les transformant en mouvements
concentriques (on installe donc au centre de la cité sa partie
sacrée, réservée aux dieux et aux autels). Et c’est ce que
s’efforcent d’obtenir les législateurs en faisant tourner les
citoyens. Les agoranomes et les artisans iront ainsi de section
en section selon un calendrier précis, et les habitants ordinaires
iront donc de l’une à l’autre de leurs deux habitations.
Contrairement à ce que dit le proverbe («  qui a deux maisons
perd la raison »), cette combinaison de mouvements circulaires
et de va-et-vient entre la ville et la campagne devrait intéresser
tous les citoyens à tout le territoire de la cité, pour en finir avec
l’opposition de la ville et de la campagne dont souffrait Athènes.
On le voit, le nombre offre à chaque fois au citoyen un moyen
d’accorder son activité (ses déplacements aussi) à la cité comme
aux autres parties de cette division particulière dans laquelle
son activité peut l’engager. La fonction du nombre est donc de
limiter et d’ordonner des termes indéfinis et difficiles à
maîtriser (la superficie et l’aspect du territoire, mais aussi les
conduites humaines), il est l’instrument d’une mise en ordre du
changement. De ce point de vue, sa fonction est la même que
celle de la loi, et c’est pourquoi la législation constitutive de la
cité se sert du nombre comme d’un adjuvant. Légiférer ne
demande pas que l’on nie le particulier au profit d’une
prescription générale, mais que l’on trouve des moyens
d’ordonner ensemble des particularités, des multiples  : c’est
pourquoi légiférer, c’est compter [47] .
Cette mise en ordre de la cité, qui se sert de la géométrie et de
l’arithmétique pour construire un ordre régulier et donner une
stabilité aux mouvements d’un matériau changeant, s’inspire
de celle qui, décrite dans le Timée, préside à l’arrangement de
l’univers. Les artisans qui façonnent la cité ont pour modèle le
dieu qui a façonné le monde  : la démiurgie politique imite la
démiurgie cosmologique et leurs ouvrages se ressemblent. À sa
façon, la cité circulaire des Lois est une image de la sphère du
monde. On retrouve dans la première un matériau fini, ceint et
ordonné dans les limites d’une forme et de mouvements
circulaires. D’autres parentés existent encore, dont les plus
frappantes sont numériques. Ainsi des combinaisons de
divisions du nombre 5 040, qui rappellent la manière dont le
démiurge du Timée construit le corps du monde. De même
encore qu’il y a quatre éléments dans la composition du monde
(liés entre eux par des rapports de proportion qui leur permet
de composer une unité, 31 b-32 c), de même la cité des Lois
compte quatre classes citoyennes (la valeur du lot est ce qui
permet d’instituer entre leurs richesses, sinon entre eux-
mêmes, une proportion). À l’imitation enfin du vivant mondain,
le vivant politique aspire à une autarcie et à un équilibre qu’il
s’efforce d’atteindre en donnant aux mouvements de ses parties
la perfection qui peut être la leur. C’est la «  physiologie
politique  » dont le Critias avait pour la première fois éprouvé
les hypothèses que l’on retrouve ici ; la fiction politique des Lois
suit le schéma (et finalement l’argument) de la création du
monde par un dieu artisan. L’intérêt de cette fiction
cosmologique réside dans son aptitude à bien distinguer et
désigner les éléments et les forces qui concourent à l’existence
du monde  : une raison divine, un intellect qui s’efforce de
maîtriser une nécessité rebelle pour donner l’ordre le plus
parfait possible au matériau élémentaire. La démiurgie
politique joue un rôle semblable, puisqu’elle imagine à son tour
une fabrication en raison et des conditions dont les
interlocuteurs des Lois s’accordent à reconnaître qu’elles ne
seront jamais toutes réunies.
Le statut épistémologique de la connaissance de la cité offerte
ici s’apparente donc à celui de la cosmologie du Timée  : elle
propose un modèle fictif rationnel de la réalité dont elle veut
rendre compte, un modèle fondé sur un nombre limité
d’axiomes [48] . La chose apparaît avec beaucoup de clarté dans
le livre X des Lois qui en est sans doute, comme l’écrit G.
Naddaf, «  la pierre angulaire  » [49] . En effet, la constitution
fondée dans le discours doit être conforme à la nature, c’est-à-
dire, en un sens propre à Platon, qu’elle doit être conforme à
«  la cause première de la génération et de la corruption de
toutes choses  »  : l’âme (X, 891 e 5-6). Fonder la cité, sa
constitution et sa législation en nature suppose que l’ordre
intelligent de la cité soit aussi celui de la nature, tel qu’une
cosmologie peut en rendre compte. C’est ce qu’établit le
développement consacré à l’existence des dieux dans l’essentiel
du livre X. La preuve platonicienne, unique en son genre [50] , est
cosmologique. Cela ne peut surprendre le lecteur du Timée et
cela signifie que les Lois partagent avec ce dialogue (et avec le
Critias) la même compréhension du monde comme totalité
vivante dotée d’une âme et d’un corps. L’Athénien reprend donc
Timée pour rappeler l’antériorité de l’âme comme cause de
mouvement (notamment en 893 a). Les Lois retiennent
seulement les principaux traits de la cosmologie du Timée  : la
constitution quadriélémentaire du corps du monde (891 c), son
appartenance à l’ordre sensible de la génération et de la
corruption (891 e), la transformation mutuelle des éléments et
des parties du monde (893 b - 894 a), pris dans un mouvement
d’ensemble dont la cause véritable est l’âme automotrice (894
b). L’ordre du monde, dont Timée avait proposé une
représentation, peut être expliqué à partir d’hypothèses
cinétiques  : le devenir, quelles que soient les formes de
génération ou de corruption, mais aussi la pensée, sont des
espèces du mouvement [51] . Les Lois le soulignent pour insister
sur la nature du principe des dix espèces entre lesquelles se
partagent tous les différents mouvements, l’âme (895 b 3-4).
C’est cette primauté cosmologique qu’il faut donc rappeler
contre les physiologues « athées » à la faveur d’une défense de
la primauté de la divinité. La boucle est ainsi bouclée, puisque
la leçon cosmo(théo)logique (le monde est intelligemment
ordonné) retrouve la leçon cognitive (ou épistémologique  : le
monde peut être connu par l’intellect). C’est en s’ordonnant à la
pensée (au mouvement circulaire) de l’intellect du monde que
la constitution politique peut prétendre à l’excellence. C’est
pourquoi elle doit être disposée et organisée selon la meilleure
espèce de mouvement (circulaire), et réaliser elle-même cette
ressemblance au divin (l’homoíōsis  [52] ) à laquelle
l’Alcibiade appelait l’homme [53] . Et c’est pourquoi aussi une
dignité éminemment politique est réservée à l’astronomie, c’est-
à-dire au savoir qui, comme le suggérait déjà la République [54] ,
permet d’associer la connaissance humaine (dans ce qu’elle a
de plus élevé sous sa forme hypothétique et discursive), le
gouvernement de la cité et l’ordre du monde. C’est via l’ordre
astronomique que la démiurgie politique peut se rendre
semblable à la démiurgie cosmique. Ce qui suppose, comme
Platon le signale au moins de manière programmatique depuis
le Gorgias [55] , que la technique politique ait pour savoir
spécifique une connaissance de la nature (du monde).
Mais la fiction politique qui constitue la cité a toutefois cette
spécificité qu’elle est une connaissance susceptible d’œuvrer et
de produire, d’intervenir sur le cours de la génération de son
objet ; la politique est une technique. C’est pourquoi finalement
son statut n’est pas identique à celui de la cosmologie qui lui
sert de préalable ou d’auxiliaire plutôt que de simple modèle.
Après tout, comme le disait Critias en préambule à son récit
inachevé  : «  Il est plus facile de parler des dieux aux hommes
que de parler des mortels à nous-mêmes qui sommes mortels.
Car, lorsqu’il s’agit des dieux, l’ignorance et l’incapacité
complètes des auditeurs à vérifier l’exactitude de nos récits
rendent la tâche grandement aisée à qui va leur en parler  »
(Critias, 107 a 7 - b 1). Les Lois ajoutent que, si la cité qu’elles
forgent est bien une fiction, elle est néanmoins destinée à un
usage politique, c’est-à-dire à un processus de transformation
sensible de la réalité [56] . On comprend finalement que la
cosmologie est un savoir bien plus approximatif que ne l’est
celui de la politique, puisque le premier peut se contenter d’une
représentation vraisemblable là où le second doit donner une
connaissance suffisante de son objet pour en permettre la
transformation. La cité doit être connue en vérité, pour être
réellement transformée. Cette exigence philosophique, dont on
a vu que tous les dialogues la répétaient, devient dans les Lois
le principe même du gouvernement. Car par l’intermédiaire de
son conseil nocturne, c’est désormais la cité elle-même qui va
être le sujet de sa propre transformation. Si la cité entend elle-
même accomplir la fonction du gouvernement savant, il faut
qu’en elle un intellect se manifeste et gouverne. Il faut que
quelque chose en elle pense. C’est bien sûr la raison d’être du
conseil nocturne, «  l’intellect qui gouverne  » (XII, 961 e), que
d’orienter le vivant tout entier qui, sans cet organe, serait
dépourvu aussi bien d’intelligence que de sensation (962 c) [57] .
Mais pourquoi l’intellect arrive-t-il si tard, comme à la fin de
l’ouvrage [58]  ?
Que n’intervient-il pas plus tôt, comme c’est le cas dans
l’explication cosmologique ou même dans la genèse de
l’individu humain, lorsqu’il met fin à une période initiale de
troubles en imposant des mouvements réguliers à son
matériau  ? La raison en est que l’intellect, c’est-à-dire la
fonction la plus élevée de l’âme, ne peut s’exercer, comme chez
un individu humain, qu’à la condition qu’un certain ordre
existe déjà, que l’âme ne soit plus emportée dans les troubles
d’une agitation corporelle (comme c’est le cas durant la petite
enfance d’un être humain, où il lui faut beaucoup de temps
pour maîtriser les mouvements du corps [59] ). Il faut donc que le
corps et l’âme du vivant soient enchaînés de telle sorte que la
seconde enveloppe les mouvements du premier ; alors, et alors
seulement, l’âme pourra exercer sa fonction intellectuelle. On
aura compris que le conseil nocturne ne peut siéger qu’une fois
la cité organisée de manière à ce que la double fonction de
l’âme s’exerce : la connaissance et le mouvement [60] . Le conseil
siégera donc lorsque la cité tournera sur elle-même avec la
régularité que lui auront donnée les lois  ; une régularité qui
aura pour corrélat l’éducation des citoyens et l’explication, en
«  toute clarté  » (964 c), du but poursuivi par la législation. Un
travail de persuasion (c’est le rôle des préambules placés avant
les lois que de l’accomplir) et d’explication, une pédagogie, est
donc indispensable. À cette condition, certains gardiens des lois
pourront enfin diriger et conseiller la cité en lui permettant
d’atteindre à la vertu entière.
Dotée de cet intellect, la cité retrouve alors le principe
organisateur qui a mis en ordre tout ce qui existe sous le ciel
(967 b). On ne s’étonnera pas de découvrir qu’elle est devenue
dans les Lois le sujet actif de sa propre transformation, sujet de
la connaissance (elle a une âme et un intellect) et sujet de son
propre mouvement (immobile, elle tourne sur elle-même). Se
connaissant elle-même et se maîtrisant, elle réalise ce que les
dialogues exigeaient de l’homme pour qu’il soit à la hauteur de
sa nature. La cité use de son intellect pour connaître le principe
intelligent de l’ordre du monde dont elle se sert comme norme
de sa propre conduite : elle est philosophe.
Plutôt que de désigner les affaires humaines comme ces choses,
ces personnes, ces objets, ces activités qui se tiennent dans les
limites instituées de la cité, Platon choisit de les rassembler et
de les ordonner dans un même ensemble (sústēma). De ce
système, les Lois décrivent l’ordre et les conditions. Aussi, loin
que de marquer un pas en arrière, un retour défait ou ennuyé
aux contraintes «  réelles  », le dernier texte de Platon montre
une ambition politique et philosophique proprement
fondatrice : étendre le pouvoir philosophiquement conçu à tous
les objets de la cité, à toutes les affaires humaines. D’un point de
vue épistémologique, l’ambition de la science politique n’a donc
cessé de croître depuis le Politique pour atteindre dans les Lois
non pas un système des connaissances, mais un système de la
réalité. Si ce système se déploie sous la forme d’une politeía,
c’est que la cité est le seul domaine et finalement le seul sujet de
l’excellence humaine. Et c’est parce que cette excellence est une
connaissance de ce qui est, que la cité suppose une enquête sur
la nature que doit conduire celui qui connaît les choses telles
qu’elles sont, le philosophe. La cité n’est pas un état de fait
naturel, elle n’est ni troupeau ni même une famille  ; elle est
l’ordre « constitutionnel » d’une recherche intelligente de ce qui
convient à des êtres vivant ensemble une même vie commune.
Le projet platonicien d’un système de la philosophie, c’est-à-dire
d’une réalité intelligible et d’une rationalité unique, a choisi de
ne pas se réaliser en poursuivant le projet d’une trilogie (Timée,
Critias, Hermocrate) qui aurait séparé en discours ou en récits
distincts le monde, l’homme et la cité, mais il a préféré y
parvenir au moyen d’une unique description de la cité comme
le seul lieu des vérités, c’est-à-dire aussi comme la fin de la
doctrine philosophique. Les Lois sont la première philosophie
systématique de la cité.

Notes du chapitre
[1]  ↑  Les exceptions existent, parmi lesquelles on trouve la lecture suivie que
Marcel Piérart a donné du dialogue (Platon et la cité grecque. Théorie et réalité dans la
Constitution des Lois, Paris, Belles Lettres, 2008 par la seconde édition). Voir
désormais L. Brisson et J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, Paris, PUF, 2007, chap. I.
[2] ↑  C’est pourtant à l’aspect juridique ou au chapitre pénal que se sont consacrés
les principaux commentaires des Lois. Parmi les publications contemporaines, la
plupart des études d’intérêt relèvent de l’histoire du droit et s’efforcent d’expliquer
les choix de Platon en les comparant au droit des cités grecques (les emprunts de
Platon s’avèrent athéniens, pour l’essentiel). Trois textes se distinguent dans cette
littérature critique  : la longue introduction de L. Gernet à l’édition des Lois de la
collection des universités de France (Les Belles Lettres, 1951, premier volume, p.
XCIV-CCVI)  ; le commentaire de G. R. Morrow, Plato’s Cretan City. A Historical
Interpretation of the Laws, Princeton, Princeton University Press, 1960  ; et l’exposé
plus précis de T. J. Saunders, Plato’s Penal Code. Tradition, Controversy, and Reform in
Greek Penology, Oxford, Clarendon Press, 1991.
[3] ↑  Je fais allusion ici aux hypothèses de G. E. L. Owen (« The place of the Timaeus
in Plato’s Dialogues » (1953), dans Studies in Plato’s Metaphysics, Londres, Routledge
& Kegan, 1965, p. 313-338, dont les hypothèses sont pourtant réfutées par H. Cherniss,
dans le même volume p. 339-378), mais qui trouvent encore le moyen d’éveiller la
curiosité de certains interprètes.
[4] ↑  Elle a sans doute une origine moderne et on la trouve déjà chez Marsile Ficin
comme le rappelle A. Neschke-Hentschke dans Platonisme politique et théorie du droit
naturel, premier volume, Louvain, Bibliothèque philosophique de Louvain, 1995,
préface. A. Neschke-Hentschke est, parmi les commentateurs contemporains, celle
qui a contesté le plus vigoureusement l’hypothèse d’une « déception » philosophique
et politique du vieux Platon. Elle considère au contraire et avec raison que « les Lois
se laissent caractériser comme l’expression la plus caractéristique du philosopher
platonicien  ; elles sont le témoignage d’une pensée et d’une vie conséquentes avec
elles-mêmes, et dominées par un motif fondamental : connaître le bien et le réaliser »
(Politik und Philosophie bei Plato und Aristoteles. Die Stellung der “Nomoi” im
platonischen Gesamtwerk und die politische Theorie des Aristoteles, Francfort-sur-
Main, V. Klostermann, 1971, p. 324 ; dans le même sens, voyez la cinquième leçon du
Platonisme politique déjà cité, p. 137-164).
[5]  ↑  C’est le «  second parti  » qu’évoque le Politique,297 c-d, en expliquant qu’en
l’absence de la constitution la meilleure, le respect des lois de la constitution en
vigueur s’impose. Voir supra, p. 146-149.
[6] ↑  325 c ; les lecteurs qui tiennent cette lettre pour authentique devraient prendre
garde à ce que dit son auteur, qui évoque certes des échecs mais aucun renoncement,
et qui rappelle toujours l’objectif d’excellence auquel il entend soumettre les choses
politiques.
[7] ↑  Ce diagnostic, le plus communément partagé, est le fait de G. Klosko, Plato’s
Political Theory, New York et Londres, Methuen, 1986, p. 198-199. Pour un exposé
analogue de l’ « échec final » de Platon, voyez déjà l’introduction de M. Piérart à son
commentaire des Lois, Platon et la cité grecque. Théorie et réalité dans la Constitution
des « Lois », éd. citée, p. VII-VIII.
[8] ↑  Ainsi T. J. Saunders a-t-il exposé dans le détail la cohérence et l’originalité du
matériau pénal (Plato’s Penal Code, éd. citée) ; et ainsi encore G. Naddaf a-t-il montré
comment les Lois constituaient l’aboutissement de la recherche platonicienne sur la
nature (L’origine et l’évolution du concept grec de Phusis, éd. citée).
[9] ↑  Voir, en ce sens, la présentation de C. Bobonich, « Persuasion, compulsion and
freedom in Plato’s Laws », Classical Quarterly, 41, 1991, p. 365-388.
[10]  ↑  La connaissance qui prend ce vivant pour objet est une «  physiologie
politique » ; s’agissant du Critias, je donne une explication de ce statut zoologique de
la cité dans Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et
Critias, éd. citée, p. 282 sq.
[11] ↑  Aristote qui les critique successivement (Politique, II, 2 à 6) ne les distingue
d’ailleurs pas plus sous l’aspect du genre littéraire (il s’agit de deux écrits sur la
constitution) que sous celui de l’argument (il y a davantage de lois dans les Lois, dit
Aristote, mais finalement la constitution est la même).
[12] ↑  Lois, III, 702 d 1-2 et e 1-2, puis V, 736 b 5-6, qui font écho au même usage de la
même formule en République, II, 369 a 6-8 et c 9, puis 376 e 1.
[13] ↑  L’Athénien, qui dirige l’entretien des Lois, insiste sur le caractère inhabituel
de cette définition de la législation ; I, 630 d.
[14]  ↑  On peut donc admettre que le Critias est volontairement inachevé,
abandonné par Platon au profit de la rédaction des Lois qui reprennent et achèvent
le programme défini au début du Timée. C’est du moins l’hypothèse que je défends en
concluant Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et
Critias, éd. citée.
[15]  ↑  Voyez la remarque de IV, 714 b («  nous avons parcouru à l’instant tous les
types de constitutions dont on parle communément »), qui rappelle que cette longue
enquête constitue une typologie constitutionnelle.
[16] ↑  Le jeu de mot figure en IV, 714 a et XII, 957 c.
[17]  ↑  C. Bobonich traite du premier aspect de la question (la persuasion
rationnelle) dans l’ensemble de l’article déjà cité, dans lequel il défend une
conception et un usage rhétoriques de la loi. Quant au second aspect (la justice
distributive), il est l’objet du Platonisme politique et théorie du droit naturel d’A.
Neschke (voyez surtout la cinquième leçon et la conclusion d’ensemble). On devrait
pouvoir penser conjointement ces deux aspects.
[18] ↑  Voir VII, 534 e - 537 d ; le travail de sélection (de distribution) est décrit en des
termes qui servent à définir la fonction de la loi dans les Lois.
[19] ↑  Mettre en ordre la cité, l’organiser, c’est mettre en ordre les lois, IV, 712 b.
[20] ↑  Législation et politique sont tenus pour synonymes, en II, 657 a, ou encore en
V, 742 d-e. Une telle synonymie apparaît déjà d’une certaine manière dans la
République, VI, 502 b-d. Voir supra, les précisions des p. 140-142.
[21]  ↑  Il faut de nouveau insister sur le fait que les noms ou les titres des
personnages politiques dont les dialogues platoniciens définissent la compétence ne
reçoivent jamais leur nom et leur titre que d’après leurs fonctions. Platon définit des
fonctions et des compétences, non pas des qualités anthropologiques ou des mœurs
individuelles. Si des rois doivent devenir aussi philosophes (ou l’inverse), c’est parce
que la fonction gouvernementale exige un sujet savant  ; si le politique est l’artisan
qui enveloppe la cité dans un même tissu, c’est parce que la (technique) politique doit
consister en la production d’un tel tissu. Platon, à la différence de ses successeurs ne
se pose jamais la question de savoir qui peut ou doit gouverner la cité, mais toujours
et seulement celle de savoir ce qui doit être fait pour elle.
[22] ↑  Le texte suit la traduction E. Des Places, modifiée (notamment en 739 e 4-5 où
L. Brisson et moi n’avons pas retenu la conjecture d’O. Apelt, en lisant kaì hē mía
deutérōs).
[23]  ↑  Ils lisent alors «  de second rang pour la valeur  », ce qui sert évidemment
l’idée selon laquelle les Lois témoigneraient du renoncement de leur auteur à la
perfection gouvernementale au profit d’un pis-aller (la législation).
[24]  ↑  Qui voit là l’expression d’une obsession fâcheuse de la doctrine politique
platonicienne (Politique, II, 2).
[25] ↑  Et la loi n’existe alors pas en l’absence du gouvernant savant.
[26] ↑  Sur les « types » constitutionnels dont l’Athènes archaïque et l’Atlantide sont
les représentations, voir J.-F. Pradeau, Le monde de la politique. Sur le récit atlante de
Platon, Timée (17-27) et Critias, éd. citée, p. 274-281.
[27] ↑  Pour en comprendre le détail et voir comment la cité platonicienne emprunte
à Athènes pour mieux s’en distinguer, voir le commentaire de G. R. Morrow, Plato’s
Cretan City, éd. citée, ou bien l’introduction de L. Gernet, dans l’édition des Belles
Lettres, p. XCV-CCVI et enfin L. Brisson et J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, éd. citée,
chap. VI et VII.
[28]  ↑  La chose est acquise depuis le Critias qui décrit les cités comme des êtres
vivants ; dans les Lois, voir notamment I, 636 e, puis III, 701 c - 702 a.
[29] ↑  Voici un véritable point de rupture avec la République : il n’y a plus de classe
guerrière séparée dans la cité. Que la fonction guerrière soit partagée par tous, que la
ville soit elle-même et tout entière un rempart (VI, 779 b), satisfait d’ailleurs mieux
aux exigences d’unité de la cité.
[30]  ↑  Les citoyens n’ont droit qu’à une monnaie qui, réservée aux échanges, n’a
aucune valeur hors de la cité. Sur ce point, on rappellera que la République se
contentait d’interdire l’or et l’argent aux seuls gardiens  ; les Lois mettent
définitivement fin à la possibilité même de l’enrichissement pour toute la population.
J’ai consacré à l’ « économie » des Lois une étude d’ensemble : « Sur les “lots” de la
cité des Lois. Remarques sur l’institution des  », Cahiers Glotz, XI, 2000, p. 25-36.
[31]  ↑  Aucun des citoyens propriétaires de l’un des 5 040 foyers ne peut
commercer ; le commerce est une activité servile qu’on réservera à un métèque ou à
un étranger (dont le temps de séjour sur le territoire de la cité sera toujours limité), et
dont les profits (la différence recette/dépense) seront préalablement fixés par les
gardiens des lois (XI, 919 d - 920 c).
[32] ↑  Comme le montrent de façon très stricte les lois relatives au testament et, en
règle générale, à tous les transferts de propriété au sein de la famille (dans les cas de
divorce ou de tutorat, par exemple). C’est là l’un des chapitres les plus longs et les
plus précis de la législation platonicienne, dont l’enjeu est limpide : la conservation
des 5 040 foyers (leur transmission) ne doit tolérer aucun défaut. Comme le dit
l’Athénien : « Ni vous ni ces biens dont vous parlez ne vous appartenez ; eux et vous,
vous appartenez à toute votre race, celle d’hier comme celle de demain, ou plutôt
c’est à la cité qu’appartient toute votre race et toute votre fortune » (XI, 923 a 6 - b 2 ;
voyez l’ensemble du développement XI, 922 a-930 e).
[33] ↑  Voir VI, 772-785, puis XI, 929 e - 930 e.
[34] ↑  On est évidemment loin des pratiques en vigueur à Athènes où, par exemple,
un citoyen était libre de se marier ou non, et où il pouvait pratiquer un culte privé au
sein d’une confrérie, ce qui est interdit dans la cité des Lois qui ne tolère qu’une
religion publique dont le véritable objet est la cité (X, 909 d - 910 d).
[35] ↑  Comme le dénonce d’ailleurs Aristote, qui trouve absurde qu’on choisisse de
limiter le patrimoine plutôt que la population. Sur la critique aristotélicienne des
Lois, voyez les importantes remarques de R. Bodéüs, « Pourquoi Platon a-t-il composé
les Lois ? », Les études classiques, 53, 1985, p. 367-372.
[36] ↑  Le rôle des assemblées, notamment celle des premiers 360 élus, reste défini
très allusivement. Pour débrouiller un peu le détail des magistratures et le rôle des
conseils, voyez la présentation rapide et claire de l’introduction de L. Gernet et
désormais, L. Brisson, J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, éd. citée, chap. VII, p. 125-129.
[37] ↑  Mieux vaudrait toutefois parler du « collège de veille », comme l’a montré L.
Brisson dans l’étude qu’il consacre à cette institution  : «  Le Collège de Veille
(nukterinòs súllogos) », dansF. L. Lisi (éd.), Plato’s Laws and its Historical Significance.
Selected Papers of the Ist International Congress of Ancient Thought. Salamanca, 1998,
Sankt Augustin, Academia, 2001, p. 161-177.
[38]  ↑  Platon prend la peine de souligner, c’est une intervention de l’un de ses
auteurs dans l’œuvre que réalise l’entretien, que l’un des interlocuteurs, Clinias,
deviendra l’un des « Gardiens des lois » (VI, 753 a).
[39]  ↑  Voir encore VI, 768 c-e, où l’Athénien explique que la législation est une
œuvre perfectible.
[40]  ↑  Parmi les magistratures des Lois, Platon invente une fonction surprenante,
celle d’une sorte de ministre de l’Éducation féminine et masculine, responsable des
écoles et des enseignements, dont il dit qu’elle est «  de beaucoup la charge la plus
importante parmi les charges de la cité » (VI, 765 e ; voir 764 c-766 d).
[41] ↑  Pour Platon, l’âme est le terme, le sujet de la sensation. Celle-ci ne peut avoir
lieu que si les informations sensorielles parviennent à l’âme ; sur le sujet, voyez les
explications du Timée, 61 c - 69 a. La troisième et dernière espèce ou fonction de
l’âme est celle qui, vigoureuse, leur sert d’intermédiaire (pour que la raison puisse
contraindre les désirs). Sur la question de l’âme dans les Lois, on peut se reporter à T.
J. Saunders, «  The structure of the Soul and the State in Plato’s Laws  », Eranos, 60,
1962, p. 37-55.
[42] ↑  Le territoire doit être simplement assez grand pour qu’on y trouve de quoi
nourrir toute la cité.
[43] ↑  Sur le sujet, voir P. Vidal-Naquet, « Étude d’une ambiguïté : les artisans dans
la cité platonicienne », reprise dans Le chasseur noir, Paris, La Découverte, 1991, p.
289-316, puis L. Brisson, J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, éd. citée, chap. IV, p. 54-67
(et les schémas des p. 62-64).

[44]  ↑  Clisthène est à la toute fin du Ve siècle le grand réformateur athénien, le


véritable créateur, si l’on en croit les témoignages d’Hérodote puis d’Aristote, de la
démocratie. Il passe ainsi pour avoir modifié le nombre des tribus en créant cent
« dèmes », regroupés en 30 « trittyes » égales, regroupées elles-mêmes par trois pour
former dix tribus. Sur cette réforme et sur différentes formes de rationalisation de
l’espace civique, voyez l’étude de P. Lévêque, P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien,
1964, Paris, Macula pour la seconde édition.
[45]  ↑  De façon à interdire que naisse un parti agraire ou un parti urbain,
évidemment. La réforme de Clisthène allait en ce sens, quoique moins radicale,
puisque chaque «  trittye  » regroupait dix «  dèmes  » de la ville, dix du territoire
intérieur et dix de la côte.
[46]  ↑  Par exemple, chacune des 12 sections recrute 5 agoranomes, qui se
choisissent à leur tour et chacun 12 jeunes apprentis. Les uns et les autres vont
parcourir dans l’année les 12 sections du territoire, pour le connaître (et pour qu’on
choisisse parmi eux les meilleurs gardiens du territoire).
[47] ↑  Voyez V, 737 e sq., puis VI, 757 a sq.
[48] ↑  Voyez l’indispensable introduction de L. Brisson à sa traduction du Timée (op.
cit., p. 13-15).
[49]  ↑  Pour cette raison que l’existence des dieux et la connaissance que l’âme
immortelle et intelligente peut en avoir sont la double condition de l’ensemble du
système des Lois.
[50] ↑  Voir L. Brisson, « Une comparaison entre le livre X des Lois et le Timée  », Le
Temps philosophique, 1, 1995, p. 115-130.
[51]  ↑  Les hypothèses principales de la physique platonicienne portent sur la
constitution élémentaire (et géométrique) des corps, sur leurs mouvements et sur
l’emplacement relatif qui en résulte. Elles sont donc exposées dans le Timée. On en
trouve une explication dans L. Brisson, Le même et l’autre dans la structure
ontologique du Timée de Platon, éd. cite, puis D. O’Brien, Theories of Weight in
theAncient World, vol. II, Plato, Weight and Sensation, Paris-Leiden, Les Belles Lettres
/ E. Brill, 1984. Enfin, j’ai consacré à l’aspect local de cette physique une étude, « Être
quelque part, occuper une place. Tópos et Khṓra dans le Timée, Les Études
philosophiques, 3, 1995, p. 275-299.
[52]  ↑  Sur le compte de cette «  assimilation à dieu  », dont la postérité sera
considérable, notamment dans le moyen et le néoplatonisme, voir le Théétète, 176 b -
177 a, la République (VI, 500 a et X, 613 a) et les Lois, IV, 716 a-b, ainsi que J.-F.
Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, Paris, Aubier, 2009, p. 119-134.
[53]  ↑  Sur la parenté de l’Alcibiade et des Lois, voyez J. Laurent, «  La mesure de
l’humain dans l’Alcibiade et les Lois », Philosophie, 42, 1994, p. 16-45, et les remarques
de ma propre traduction du dialogue, éd. citée.
[54] ↑  IX, 592 a-b.
[55] ↑  507 e - 508 a.
[56] ↑  Le Critias donnait une leçon critique de politique, là où les Lois définissent
une constitution et une législation plausibles qu’il est possible de mettre en place.
[57] ↑  Voir l’article déjà cité de T. J. Saunders, «  The structure of the Soul and the
State in Plato’s Laws ».
[58]  ↑  La question ne se pose plus si l’on admet que l’intellect est toujours déjà
présent, sous la forme de l’ordre créé par le législateur : l’intellect est la loi.
[59]  ↑  Voyez l’explication qu’en donne le Timée, 42 e - 44 b, où l’on retrouve
exactement les remarques des dernières pages des Lois sur l’état du vivant lorsque
l’âme ne le maîtrise pas.
[60] ↑  Comme le rappelle une dernière remarque, au cours de ce portrait final du
conseil nocturne (966 c - 968 a).
Conclusion

L es dialogues de Platon font de la cité l’objet de la politique


et de l’unité de la cité sa fin. Aucun de ces textes ne
renonce jamais à ce projet dont la conception est proprement
philosophique puisqu’elle suppose une enquête sur la nature
que ne peut mener que celui qui connaît les choses telles
qu’elles sont, le philosophe. En faisant de la cité une chose
sensible vivante, Platon a choisi d’inscrire l’analyse politique
dans une recherche physiologique (ou physique) au sein de
laquelle il a lié ce que ses successeurs (Aristote le premier) se
presseront de défaire  : la compréhension de la nature et celle
des affaires politiques. Une science politique existe pourtant qui
sait ce qu’est la cité, sa nature et ce qui lui convient. La
physiologie politique ainsi conçue n’est pas le naturalisme
politique auquel Platon s’est opposé en montrant que la
communauté politique ne pouvait être conçue simplement
comme un rassemblement d’hommes parmi lesquels certains
commanderaient. La cité n’est pas un état de fait naturel, elle
n’est ni troupeau ni même une famille  ; elle est l’ordre
«  constitutionnel  » d’une recherche intelligente de ce qui
convient à des êtres vivant ensemble une même vie commune.
C’est à l’aune de cette définition, avec l’idée que l’unité politique
ne serait jamais donnée mais toujours à produire, que Platon a
donc jugé et condamné comme des échecs toutes formes de
rassemblement politique connus. Mais la pensée politique
platonicienne s’oppose aussi bien à l’idée qui fera fortune selon
laquelle la cité, parce qu’elle rassemble des hommes et qu’un
pouvoir doit entre eux s’exercer, serait le lieu où la pensée et la
morale doivent s’effacer devant la nécessité d’ordonner et de
gouverner. Cette hypothèse, qui est aussi celle d’une faiblesse
naturelle et irrémédiable de l’homme, n’est pas platonicienne.
La nature imparfaite de l’homme ne l’empêchera jamais de
concevoir un ordre commun meilleur que celui qui règle sa vie,
ni de comprendre que c’est grâce à la pensée qu’il pourra
l’approcher.
Le mouvement néoplatonicien, du IIIe au Ve siècle de notre ère,
s’est bien efforcé de restituer l’unité du monde platonicien,
mais dans une perspective théologique étrangère aux dialogues
comme au combat politique que menait Platon. Le projet
platonicien d’un système de la philosophie, c’est-à-dire d’une
réalité intelligible et d’une rationalité unique, ne trouve pas
d’écho avant l’âge moderne (rationaliste). La parenté que l’on
pourrait ainsi déceler entre un traité politique de Hobbes ou de
Spinoza et un dialogue de Platon n’est pas seulement celle qui
lie entre eux les ouvrages d’une même tradition de
«  philosophie politique  ». Elle est, beaucoup plus
fondamentalement, celle qui associe des ouvrages dont la
doctrine systématique a choisi de ne pas reléguer la chose
politique dans le monde du possible ou de l’approximation,
mais de faire de la communauté politique le seul lieu des
vérités et de la perfection humaine, c’est à-dire aussi finalement
la fin de la doctrine philosophique. En ce sens, les unes et les
autres sont des philosophies de la cité.
Index

Index des passages platoniciens cités


Alcibiade 130 c 3 62

Alcibiade 133 d 21

Apologie de Socrate 24 b 9 17

Apologie de Socrate 26 b 5 21

Apologie de Socrate 31 d 7-9 17

Apologie de Socrate 31 e - 32 a 18

Charmide 160 b-d 125

Cratyle 388 b - 390 d 110

Cratyle 389 b 3 110

Cratyle 390 b 1-3 111

Critias 107 a 7 - b 1 225

Critias 109 c 10-11 182

Critias 111 e 181

Critias 112 d 183

Critias 112 e 183

Critias 113 d-e 179


Critias 115 c-d 179

Critias 118 a - 119 a 180

Criton 51 b 9 - c 1 1

Euthydème 291 c 4 - 292 b 3 57-58

Euthydème 291 c 7-8 112

Euthydème 292 c 1 56

Euthydème 292 d 6 56

Gorgias 454 e 7-8 25

Gorgias 458-459 b 59

Gorgias 464 b-c 74

Gorgias 473 e 7 17

Gorgias 502 a 50

Gorgias 507 a-c 128

Gorgias 507 e - 508 a 225

Gorgias 515 e 21

Gorgias 520 e 55

Gorgias 521 d 6-8 18

Lachès 190 a - 195 c 53

Lachès 190 c 8 53

Lachès 190 d 3 53
Lachès 194 d 9 53

Lachès 199 e 4-5 53

Lettre VII 325 c 190

L ois I 624 a 1 - 628 e 1

Lois I 630 d 194

Lois I 632 c 212

Lois III 701 c - 702 a 206

Lois III 702 d 175

Lois III 702 d 1-2 193


Lois III 702 e 1-2

Lois IV 704 a 206

Lois IV 704 d 206

Lois IV 712 b 200

Lois IV 714 a 2 199

Lois IV 714 b 198

Lois V 736 b 5-6 193

Lois V 737 c - 738 a 206

Lois V 737 e 220

Lois V 737 e - 738 b 217

Lois V 737 e 7 - 738 a 2 217

Lois V 739 a 1 - e 7 201-202


Lois V 739 e 4-5 202

Lois V 742 d-e 200

Lois V 744 a - 745 b 207

Lois V 745 b-e 218

Lois VI 753 a 93, 212

Lois VI 754 d - 755 b 213

Lois VI 756 b 210-211

Lois VI 757 a 220

Lois VI 757 b -c 128

Lois VI 758 a 211

Lois VI 760 a - 764 c 219

Lois VI 764 c - 766 d 214

Lois VI 765 e 214

Lois VI 768 c-e 213

Lois VI 769 d - 772 d 213

Lois VI 772 c 213

Lois VI 779 b 206

Lois VII 792 e 2 154, 157, 158

Lois VII 793 a 3 - e 3 150, 151

Lois VII 793 d 150


Lois VII 823 a 153

Lois X 891 c-894 b 223

Lois X 891 e 5-6 222

Lois X 895 b 224

Lois X 895 b 3-4 224

Lois X 909 d - 910 d 209

Lois X 919 d - 920 c 208

Lois XI 922 a - 930 e 208

Lois XI 923 a 6 - b 2 208

Lois XI 929 e - 930 e 209

Lois XII 951 e 5-7 211

Lois XII 957 c 199

Lois XII 960 e - 961 c 214

Lois XII 961 e 226

Lois XII 962 b 4 - d 3 215-216

Lois XII 962 c 226

Lois XII 962 d 212

Lois XII 964 c 227

Lois XII 966 c - 968 a 227

Lois XII 967 b 228


Lois XII 968 d 2-3 54
Lois XII 968 e 6 - 969 d 3

Ménexène 236 b 1 42

Ménexène 236 b 6 28, 42

Ménexène 236 e 6 28

Ménexène 237 b 6 27

Ménexène 238 d 1-2 27, 48

Ménexène 238 d 4-5 48

Ménexène 238 d 7-8 47

Ménexène 239 a 1-5 47

Ménexène 239 c 2-3 29

Ménexène 240 a 31

Ménexène 240 a 5 - 240 e 7 32

Ménexène 240 e 7 35

Ménexène 241 a 1 35

Ménexène 241 a 6 35

Ménexène 241 c 5-6 35

Ménexène 241 c 6-7 35

Ménexène 241 d 5 36

Ménexène 242 a 3-5 36


Ménexène 242 b 6-7 36

Ménexène 242 b 7 38

Ménexène 242 c 3 34

Ménexène 242 e 1 37

Ménexène 242 e 2 36

Ménexène 243 a 2 38

Ménexène 243 b 1 40

Ménexène 243 b 7 36

Ménexène 243 c 6 38

Ménexène 243 d 3-4 36

Ménexène 243 d 6-7 45

Ménexène 243 e 1 34, 35

Ménexène 243 e 3 37

Ménexène 244 a 7 38

Ménexène 244 b 7 43

Ménexène 245 d 6 - e 1 37

Ménexène 245 e 4-7 37

Ménon 92 e - 93 c 59

Phédon 99 d 144

Phèdre 230 b-e 18


Phèdre 245 c - 249 d 64, 164

Phèdre 247 b - 248 c 88

Phèdre 270 c 170

Philèbe 19 c 144

Philèbe 25 d 180

Politique 259 a 148

Politique 259 c 122

Politique 273 e - 275 a 114

Politique 277 d - 278 c 62

Politique 278 b 62

Politique 283 b - 287 b 217

Politique 287 d - 289 c 117

Politique 287 e 1-2 117

Politique 289 c - 291 c 121

Politique 292 a 1-2 153

Politique 292 b 9-10 122

Politique 292 c 1 et d 6 56

Politique 292 e 145

Politique 293 a 7 153

Politique 294 a 130


Politique 294 c 131

Politique 297 b 145

Politique 297 c-d 190

Politique 298 e 131

Politique 300 b 2 148

Politique 300 b 1 - c 6 143-146

Politique 300 e 1-2 147

Politique 300 e 11 - 301 a 3 148

Politique 305 d 1-2 122

Politique 305 e 4-6 122

Politique 306 a - 308 b 125

Politique 308 b - 311 c 123

Politique 308 c 1 124


Politique 308 c - 309 b

Politique 308 c-d 123

Politique 308 e 8 et 309 b 2 123

Politique 308 d 1 159

Politique 308 e - 309 b 123

Politique 309 a - 311 b 149

Politique 309 b-e 124


Politique 309 c 5-6 127

Politique 310 a-b 124

Politique 311 a-b 124

Politique 311 b-c 124

Protagoras 336 c 166

République I 341 d - 342 d 100

République I 351 a - 352 a 62

République I 351 b-c 76

République I 352 e - 353 a 76

République I 353 a 10-11 76

République I 353 d - 354 a 62

République II 368 c - 369 a 61

République II 369 a 93

République II 369 a 6-8 193

République II 369 b-d 72, 103

République II 369 c 69

République II 370 b-c 69

République II 370-374 70

République II 371 e 11 - 372 a 4 104

République II 372 d 72
République II 372 e - 373 c 70

République II 372-374 89

République II 374 - III 399 70

République II 377 a 12 - b 3 154

République II 380 b 8 140

République III 399 e 70

République III 407 d 4 92

République III 414 d - 415 d 47

République III 412 b - 414 b 89

République III 415 e 2 141

République III 417 b 8 141

République IV 412 b - 415 e 79

République IV 420 c 2 - e 1 81

République IV 421 a 5 141

République IV 424 c 6 141

République IV 424 c 3 - 425 e 6 136-138

République IV 427 b 141

République IV 429 c 2 141

République IV 430 a-b 141

République IV 434 c - 436 b 64


République IV 434 d - 436 b 65

République IV 443 a - 444 a 90

République IV 443 c-e 86

République IV 444 a 69

République IV 445 d 141

République IV 445 d 8 - e 3 140

République IV 445 e 1-2 140

République V 449 d 68

République V 457 c 7 141

République V 463 c-d 141

République V 465 a 1 141

République V 473 d 67

République V 476-480 78

République VI 493 d 3 92

République VI 496 c 2-4 17

République VI 496 c 3 92

République VI 497 d 141

République VI 498 b 8 92

République VI 499 b - 500 d 83

République VI 500 a 224


République VI 500 b 8 - 501 c 3 155-157

République VI 500 d - 501 c 93

République VI 501 a 9 - c 6 94

République VI 502 b-c 141

République VI 502 b-d 200

République VII 519 c 8 93

République VII 519 e - 520 a 142

République VII 520 b 77

République VII 525 b-c 142

République VII 530 b-c 142

République VII 533 e - 534 b 78, 91

République VII 534 b 3-4 91

République VII 534 d-e 142

République VII 534 e - 537 d 199

République VII 537 c 91

République VII 540 c 67

République VIII 557 a 50

République VIII 558 b 7 92

République IX 591 a-b 94

République IX 592 a-b 225


République IX 592 a 5 92

République X 590 e 142

République X 604 b-c 142

République X 605 b 140

République X 608 a-b 142

République X 613 a 224

Théétète 176 b -177 a 224

Timée 19 b-c 169, 184


Timée 20 d 8 - 27 a 1

Timée 31 b - 32 c 221

Timée 33 b 179

Timée 42 e - 44 b 227

Timée 61 c - 69 a 216

Timée 87 a-c 177

Timée 88 b 6 - c 1 177

Index des noms propres des auteurs,


lieux et personnages anciens
Adimante 68, 80, 84, 87, 100, 136-137, 155

Aristophane 73
Aristote 8, 18, 20, 29, 51, 79, 83, 96, 152,
193, 203, 209, 218

Aristote, Politique, II 2

Aristote, Politique, II 2-6

Aristote, Politique, II 2, 193, 203

Aristote, Politique, III 16, 12-87, 152

Aristote, Rhétorique, II 22, 13-96, 29

Aspasie 27-28, 30, 42

Athéna 182

Athènes 7-10, 13, 21, 23-25, 27-28, 31-


32, 34, 37-42, 44, 48, 51, 55, 68,
82, 150, 169-170, 173, 176, 179,
181-182, 195-196, 205-206, 209,
218

Calliclès 21

Criton 15, 21, 57-58

Datis 31-32

Démosthène 24, 26, 89, 152

Démosthène, Contre 70, 152


Aristocrate

Denys d’Halicarnasse 26

Glaucon 72, 100


Héphaistos 182

Hérodote 31-32, 218

Hypéride 24

Lysias 26

Nicias 53

Périclès 24, 26, 28-29, 41, 44-46, 48-50,


60, 65, 82

Philippe de Macédoine 7

Proclus 164

Pseudo-Lysias 24, 26-27, 29, 31-32, 34-35, 39-


40, 45, 48, 51

Socrate 15, 17-19, 21, 25, 27-29, 31-32,


34, 39, 42, 47, 52-53, 56-59, 61,
66, 68-69, 71, 73-74, 79-80, 82-
83, 90, 93, 95, 97, 100-102, 110,
129, 135-136, 140, 155, 168,
175-177, 184, 188

Thésée 26

Thrasymaque 100

Thucydide 24, 29, 31-32, 35, 42, 46, 49


Histoire de la guerre du Péloponnèse II 34-46, 28.
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 35-46, 82.
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 36, 42.
Histoire de la guerre du 63-65, 50,
Péloponnèse II 36
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 37, 46.

Histoire de la guerre du 1-2, 44,


Péloponnèse II 37
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 39, 47.

Histoire de la guerre du 5, 31,


Péloponnèse II 39

Histoire de la guerre du 5, 44,


Péloponnèse II 40
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 42, 47.
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 60, 49.
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 62, 49.
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 63-64, 49..
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 65-68, 49.
Histoire de la guerre du Péloponnèse II 65-69, 49.

Xénophon 18

Index des notions


âme (psukhḗ) 11, 13, 61-64, 68, 74, 76, 81, 86,
88, 90, 94, 97, 104, 109, 125,
133, 163-165, 167-168, 171, 177,
183, 197, 203, 215-216, 222,
227-228
aristocratie 43, 48

artisan (dēmiourgós) 93, 99, 110-111, 156, 159, 162,


200
222. bonheur, 81, 83, 85, 102, 104, 124, 156.

caractère, mœurs 11, 15, 43-45, 51, 54, 56, 65, 91,
93-94, 105, 110, 123-127, 130,
132-134, 136, 138-139, 142, 149,
153-158, 182, 194, 200-201, 213

cité (pólis) 8-14, 17-19, 21-22, 24, 26, 28,


34, 39, 42, 44, 46, 49-52, 55, 57-
63, 65, 67-72, 74, 76-77, 79-87,
90, 92-94, 96, 99-103, 105-108,
112-115, 117-118, 120, 122-124,
126-127, 129, 131, 135, 137,
139-141, 143-144, 147-148, 151,
155-157, 159, 161, 164-166, 168,
171-173, 175-176, 180, 182-185,
187-203, 205-210, 212, 214-218,
220-222, 225-226, 228

constitution 11, 19, 30-31, 43-44, 48, 50-52,


56, 61, 63, 69, 82, 85, 92, 95,
134, 139, 146, 148, 152, 156,
163, 165, 168, 171, 174-175

constitution (politeía) 11, 19, 30-31, 43-44, 48, 50-52,


56, 61, 63, 69, 82, 85, 92, 95,
134, 139, 146, 148, 152, 156,
163, 165, 168, 171, 174-175,
177-178, 180, 184, 189-191,
193-195, 198-199, 201-203, 210-
211, 213-214, 216, 218, 222-223,
226

courage 18, 23, 46, 52-54, 125

démocratie 7, 9-11, 15, 19-22, 24-25, 27, 42-


44, 47, 49-50, 68, 89, 131, 134,
207, 218

désir 88

guerre (pólemos) 7, 18, 23, 26, 28-31, 34-35, 37,


40-41, 44-48, 50, 66, 82, 96, 120,
169-170, 178, 206

imitation (mímēsis) 95, 129, 143, 145, 147, 159, 165,


174, 203, 216, 221

institutions 8, 14, 20, 56, 68, 82, 89, 142,


155, 194, 205, 210, 213-214

intellect (noûs) 64, 142, 162, 198-200, 204, 215-


216, 222, 224, 226, 228

katoíkēsis, action d’installer 168


des gens en un lieu

loi (nómos) 9, 24, 46, 96, 127, 129, 132, 134,


136-137, 139, 141-143, 146, 148,
150, 152, 155, 158, 166, 190,
194-196, 198-199, 204, 209, 212,
220, 226

mœurs (éthē) 15, 46, 54, 94, 110, 123-127,


130, 132-133, 136, 138-139, 142,
149, 153, 155-158, 182, 200

monde (kósmos) 9, 22, 36-37, 155-156, 160-164,


166, 168, 173, 176-179, 184-185,
187, 191-195, 205, 216, 221,
223, 228-229

oligarchie 10, 22

politikà prágmata, choses 18, 155, 190


politiques

réflexion, prudence 8, 12, 21, 51, 61, 73-74, 78, 84,


(phrónēsis) 87, 92, 97, 110, 128, 143, 178,
193

rhétorique 25, 28, 118

science 12, 56-58, 77-78, 90-92, 97, 108,


116-119, 122, 124, 131, 142,
145, 154, 184, 229

stásis, discorde, dissension 10, 23, 37, 39, 45-46, 51, 82, 85,
126

technique 9, 12, 18, 25, 39, 55-58, 61, 73-


74, 77-78, 80, 91-94, 99-102,
105, 108, 110, 112, 114-118,
121-122
tyrannie 46

vertu (aretḗ) 19, 24, 28, 44, 46, 50, 53-54, 56,
58-59, 74-75, 86, 90, 117, 124,
144, 156
182, 193, 196, 198, 202, 212, 214-215, 228.

vivant 10-11, 24, 28, 31, 64, 81, 87, 94,


103, 119, 121, 162-163, 165-166,
168, 171, 177-178, 181, 184,
193, 206, 210, 215, 221, 226-
227, 229
Bibliographie

C ette bibliographie rassemble les titres des études citées


dans l’ouvrage ainsi que ceux d’études complémentaires
consacrées à la pensée politique de Platon.

A. Les œuvres de Platon


Le texte des dialogues de Platon est édité à Oxford (Oxford
University Press) et à Paris (Les Belles Lettres).
Les dialogues sont tous traduits en français dans la collection
« GF » des Éditions Flammarion, que nous citons ici.
Alcibiade, trad. par C. Marbœuf et J.-F. Pradeau  ; Apologie de
Socrate, trad. par L. Brisson  ; Banquet, trad. par L. Brisson  ;
Charmide, trad. par L.-A. Dorion ; Cratyle, trad. par C. Dalimier ;
Critias, trad. par L. Brisson  ; Criton, trad. par L. Brisson  ;
Euthydème, trad. par M. Canto  ; Euthyphron, trad. par L.-A.
Dorion ; Gorgias, trad. par M. Canto ; Hippias mineur et majeur,
trad. par F. Fronterotta et J.-F. Pradeau ; Lachès, trad. par L.-A.
Dorion  ; Lois, trad. par L. Brisson et J.-F. Pradeau  ; Lysis, trad.
par L.-A. Dorion  ; Ménon, trad. par M. Canto  ; Ménexène, trad.
par D. Loayza  ; Parménide, trad. par L. Brisson  ; Phédon, trad.
par M. Dixsaut ; Phèdre, trad. par L. Brisson ; Philèbe, trad. par
J.-F. Pradeau  ; Politique, trad. par L. Brisson et J.-F. Pradeau  ;
Protagoras, trad. par F. Ildefonse  ; République, trad. par G.
Leroux ; Sophiste, trad. par N.-L. Cordero ; Théétète, trad. par M.
Narcy ; Timée, trad. par L. Brisson.
Nous avons en outre cité la traduction de la République par P.
Pachet, Paris, Gallimard, 1993.

B. Le contexte historique et politique de


l’œuvre platonicienne
Baltes M., «  Plato’s School, the Academy  », Hermathena,
University of Dublin, CLV, 1993, p. 5-26.
Bordes J., Politeia dans la pensée grecque jusqu’à Aristote, Paris,
Les Belles Lettres, 1982.
Carlier P. (éd.), Le IVe siècle av. J.-C. Approches
historiographiques, Nancy -Paris, De Boccard, 1996.
Hansen M. H., « The Athenian “politicians”, 403-322 BC », Greek
Roman and Byzantine Studies, 24, 1983, p. 33-55.
Hansen M. H., La démocratie athénienne à l’époque de
Démosthène (1991), trad. par S. Bardet, Paris, Les Belles Lettres,
1993.
Hanson V. D., The Western Way of War, Infantry Battle in
Classical Greece, Berkeley, University of California Press, 20002.
Jacoby F., Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens, Oxford,
Clarendon Press, 1949.
Lévêque P., Vidal-Naquet P., Clisthène l’Athénien. Sur la
représentation de l’espace et du temps en Grèce de la fin du VIe
siècle à la mort de Platon, Annales littéraires de l’Université de
Besançon, 1964, puis Macula, 1983.
Loraux N., L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre
dans la « cité classique », Paris, Payot, 19932.
Loraux N., La cité divisée, Paris, Payot, 1997.
Loraux N., L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre
dans la « cité classique », Paris, Payot, 19932.
Mossé C., Histoire d’une démocratie  : Athènes, Paris, Le Seuil,
1971.
Ober J., Political Dissent in Democratic Athens. Intellectual
Critics of Popular Rule, Princeton, Princeton University Press,
1998.
Strauss B. S., Fathers and Sons in Athens : Ideology and Society in
the Era of the Peloponnesian War, Princeton, Princeton
University Press, 1993.
Vernant J.-P., « La guerre des cités », introduction aux Problèmes
de la guerre en Grèce ancienne, sous la direction de J.-P. Vernant,
Paris, Éd. de l’EHESS, 1968 ; repris dans Mythe et société en Grèce
ancienne, Paris, Maspero, 1974.

C. La pensee politique de Platon


Études générales
Joly H., Le renversement platonicien. Logos. Épisteme. Polis,
Paris, Vrin, 19852.
Klosko G., The Development of Plato’s Political Theory, New York
et London, Methuen, 1986, p. 134, puis 190 pour les deux
citations, que je traduis.
Pradeau J.-F., Platon, les démocrates et la démocratie. Essai sur
la réception contemporaine de la pensée politique platonicienne,
Naples, Bibliopolis, 2005.
Pradeau J.-F.., La communauté des affections. Études sur la
pensée éthique et politique de Platon, Paris, Vrin, 2008.
Robin L., « Platon et la science sociale », Revue de métaphysique
et de morale, XX, 1913  ; repris dans La pensée hellénique des
origines à Épicure, PUF, 1941.
Études particulières
Ausland H. W., « The rhetoric of Plato’s “Second-best” Regime »,
dans Plato’s Laws   : From Theory into Practice (Proceedings of
the VIth Symposium Platonicum), éd. par S. Scolnicov et L.
Brisson, Sankt Augustin, Academia, 2003, p. 65-72.
Bertrand J.-M., «  De la stasis dans les cités platoniciennes  »,
Cahiers du Centre Gustave-Glotz, 10, 1999, p. 209-224.
Bertrand J.-M., De l’écriture à l’oralité. Lecture des Lois de
Platon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
Bobonich C., «  Persuasion, compulsion and freedom in Plato’s
Laws », Classical Quarterly, 41, 1999, p. 363-388.
Bobonich C., Plato’s Utopia Recast. His Later Ethics and Politics,
Oxford, Clarendon Press, 2002.
Bodéüs R., «  Pourquoi Platon a-t-il composé les Lois  ?  », Les
Études classiques, 53, 1985, p. 367-372.
Brisson L., «  Une comparaison entre le livre X des Lois et le
Timée  », Le Temps philosophique (Université de Paris X -
Nanterre), 1, 1995, p. 115-130.
Brisson L., Pradeau J.-F., Les Lois de Platon, Paris, PUF, 2007.
Brisson L., « Ethics and politics in Plato’s Laws », Oxford Studies
in Ancient Philosophy, XXVIII, 2005, p. 93-131.
Brisson L., « Le Collège de Veille (nukterinòs súllogos) », dans F.
L. Lisi (éd.), Plato’s Laws and its Historical Significance. Selected
Papers of the Ist International Congress of Ancient Thought.
Salamanca, 1998, Sankt Augustin, Academia, 2001, p. 161-177.
Brisson L., «  Les préambules dans les Lois  », dans le recueil
Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 235-262.
Dixsaut M., «  Une politique vraiment conforme à la nature  »
(Bristol, 1992, IIIe Symposium Platonicum), Reading the
Statesman, édité par C. Rowe, Sankt Augustin, Academia Verlag,
1995.
Gernet L., Introduction à l’édition des Lois de la Collection des
Universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 1951, premier
volume, p. XCIV-CCVI.
Gill C., «  Rethinking constitutionalism in Politicus, 291-303  »
(Bristol, 1992, IIIe Symposium Platonicum), Reading the
Statesman, édité par C. Rowe, International Plato Studies,
Academia Verlag, Sankt Augustin, 1995.
Kahn C. H., «  Plato’s funeral oration  : The motive of the
Menexenus », Classical Philology, vol. LVIII, 4, 1963, p. 220-234.
Lane M., «  A new angle on utopia  : The political theory of the
Politicus  » (Bristol, 1992, IIIe Symposium Platonicum), Reading
the Statesman, éd. par C. Rowe, Sankt Augustin, Academia
Verlag, 1995.
Lane M., Method and Politics in Plato’s Statesman, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998.
Lisi F. L., «  La pensée historique de Platon dans les Lois  »,
Cahiers Glotz, 11, 2000, p. 9-23.
Lisi F. L., «  Les fondements métaphysiques du nomos dans les
Lois », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1, 2000,
p. 57-82.
Lisi F. L., Einheit und Vielheit des platonischen Nomosbegriffes :
eine Untersuchung zur Beziehung von Philosophie und Politik bei
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Brisson L., Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du
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Pradeau J.-F., Platon. L’imitation de la philosophie, Paris, Aubier,
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PUF dans la collection « Quadrige »).
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E. Etudes d’histoire de la philosophie ancienne


Naddaf G., L’origine et l’évolution du concept grec de « phusis »,
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Plato, Weight and Sensation, Paris-Leiden, Les Belles Lettres - E.
Brill, 1984.

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