Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Monnier Raymonde. Démocratie et Révolution française. In: Mots, n°59, juin 1999. « Démocratie » Démocraties. pp. 47-68;
doi : https://doi.org/10.3406/mots.1999.2547
https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1999_num_59_1_2547
Resumen
Influenciados por la siencia politica de su tiempo, los revolucionarios aplicaron los principios del
derecho a inventár un modelo dinámico. La noción de ciudadanía esta reactivada de manera compleja
en vista de conciliar representación y soberanía. La experiencia aporta una respuesta positiva a la
interrogación sobre la posibilidad de existencia de una democracia en un gran estado ; abre también la
via a la dualidad entre la tradición republicana y el libéralisme.
Résumé
Empruntant à la science politique du temps, les révolutionnaires ont appliqué les principes du droit à
l'invention d'un modèle constitutionnel dynamique. La notion de citoyenneté est réactivée de manière
complexe pour concilier représentation et souveraineté. L'expérience apporte une réponse positive à la
question de la possibilité d'une démocratie dans un grand état ; elle ouvre aussi la voie à la dualité
entre tradition républicaine et libéralisme.
Raymonde MONNIER0
48
fonction stratégique de l'article premier, entre l'exposition solennelle
des droits naturels, « inaliénables et sacrés de l'homme » dans le
préambule, et leur enumeration à l'article 2, comme but de toute
association politique, est d'énoncer sous une forme elliptique —
« libres et égaux en droits » — le lien dialectique entre droits de
l'homme et droits du citoyen et la valeur de signe des principes
constituants. L'article a inspiré à Etienne Balibar le néologisme
«volontairement baroque» ď égaliberté1 .
49
La démocratie au 18e siècle,
forme idéale ou projet de société ?
50
l'histoire romaine et à la cité grecque : une inscription historique
et politico-philosophique que soulignent les plus fortes fréquences
relevées, qui vont du Parallèle des Romains et des Français de
Mably (1740) au Voyage du jeune Anacharsis de l'abbé Barthélémy
(1788), en passant par les Mémoires du marquis d'Argenson (1757),
De l'esprit des lois (1748), le Contrat social (1762) et Y Éloge de
Montesquieu de Marat (1785).
La notion chez Mably, Montesquieu et Rousseau est souvent
employée en relation avec celle ď aristocratie, mais pas
exclusivement. On connait la définition de Montesquieu, qui tout en
bousculant les catégories pour distinguer trois sortes de gouvernement
— républicain, monarchique et despotique — reprend la partition
classique : « Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la
souveraine puissance, c'est une Démocratie. Lorsque la souveraine
puissance est entre les mains d'une partie du peuple, cela s'appelle
une Aristocratie » \ L'expression « le peuple en corps » est
spécifique de Y Esprit des lois : elle suppose un corps politique organisé,
une notion qui au 18e siècle est associée de façon assez banale à
la métaphore du corps humain ou à celle de l'action réciproque2.
Enfin on remarque dans le voisinage de démocratie avant la
Révolution, à côté des termes relatifs aux formes de gouvernement
(63 occurrences), aristocratie (et aristocratique, 47), monarchie (et
monarchique, 21), oligarchie (10), les mots des catégories et des
principes constitutifs de la politique moderne : le peuple (39), les
lois (24), la république (avec républicain, 19), l'égalité (avec égal/
égaux, 27), la liberté (avec libre 13), la souveraineté (avec souverain,
14). Pour Montesquieu, « c'est encore une loi fondamentale de la
démocratie, que le peuple seul fasse des lois ». La notion de
démocratie est inséparable de l'idée de la promotion politique du
peuple, un mot dont la polysémie au moins double n'a pu que
charger le terme de démocratie de valeurs ambiguës.
L'article de Y Encyclopédie qui est, de l'aveu de son auteur
Jaucourt, « presque un extrait du livre de Y esprit des lois », après
avoir rappelé les lois essentielles à la constitution de la démocratie
51
et le principe de sa conservation, conclut qu'« il est bien rare que
la démocratie puisse conserver l'amour de la vertu, l'exécution des
lois, les mœurs et la frugalité » et se préserver longtemps des deux
écueils, l'esprit d'inégalité ou celui d'égalité extrême : « C'est le
sort de ce gouvernement admirable dans son principe, de devenir
presque infailliblement la proie de l'ambition de quelques citoyens,
ou de celle des étrangers, et de passer ainsi d'une précieuse liberté
dans la plus grande servitude ». Si la démocratie dans son principe
est placée sous le signe de l'égalité, du peuple et de la loi, c'est
dans le fait un régime exposé aux excès et aux crises politiques1.
L'emploi de démocratie avec un adjectif qualificatif est encore
rare à l'époque. Dans VEsprit de lois, le mot se réfère toujours au
concept, il est employé seul et sauf exceptions, avec l'article défini ;
il est question de l'esprit de la démocratie, de la nature, des
principes, des lois fondamentales de la démocratie. L'emploi avec
adjectif fait référence au concept (une bonne démocratie) ou au
principe d'égalité (qui n'est pas l'« esprit d'égalité extrême ») dans
la démocratie réglée. Chez Rousseau, c'est l'expression véritable
démocratie qui revient le plus souvent dans le Contrat social, par
référence à celle où tout est « égal, aussi bien par les mœurs et
par les talens que par les maximes et par la fortune ». « À prendre
le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de
véritable Démocratie, et il n'en existera jamais ». Et il ajoute ce
qui devient un topos à la fin du 18e siècle, que la démocratie
suppose « un État très petit où le peuple soit facile à rassembler
et où chaque citoyen puisse facilement connoitre tous les autres » 2.
L'expression pure démocratie est plus fréquente3. Pour Jaucourt
dans Y Encyclopédie, tel gouvernement n'existe pas dans le monde
« si ce n'est peut-être une bicoque, comme San-Marino en Italie,
où cinq cents paysans gouvernent une misérable roche dont personne
n'envie la possession ». Chez Mably, l'expression fait référence à
la démocratie grecque, à « la pure démocratie qui régnoit à
1. Dans l'article «citoyen», Diderot nie qu'il puisse y avoir une égalité réelle:
« Plus les citoyens approcheront de l'égalité de prétentions et de fortune, plus l'état
sera tranquille cet avantage paroit être de la démocratie pure, exclusivement à tout
autre gouvernement , mais dans la démocratie même la plus parfaite, l'entière égalité
entre les membres est une chose chimérique, et c'est peut-être là le principe de
dissolution de ce gouvernement, à moins qu'on n'y remédie par toutes les injustices
de l'ostracisme ».
2 Du Contrat social, dans Œuvres complètes, III (coll. « La Pléiade »), 1964,
p. 329, 404-405
3. La base Frantext fournit 6 occurrences de pure démocratie entre 1740 et
1788, dont 4 chez Mably (on trouve une fois démocratie pure).
52
Athènes » ; c'est une référence négative : « La pure démocratie est
le plus mauvais des gouvernemens » (Observations sur les Grecs).
Mais le fait qu'il prenne le soin de qualifier la démocratie d'Athènes
permet dans les contextes de distinguer chez lui un autre concept,
positif celui-là et en rapport avec les régimes politiques modernes,
celui de la démocratie dans un gouvernement mixte. C'est la
démocratie tempérée « avec le secours de la monarchie et de
l'aristocratie », c'est-à-dire un gouvernement libre, en opposition à
la tyrannie et au despotisme. La France peut devenir un état libre,
une république, avec l'institution d'états généraux « non pas tels
qu'ils ont été, mais tels qu'ils auroient dû être»1. Le principe de
la liberté est que le peuple soit « lui-même son propre législateur »,
c'est-à-dire que les lois émanent d'un corps législatif qui représente
et concilie les intérêts de tous. C'est le modèle positif des
Observations sur les Grecs (l'idéal de Sparte) qui informe le
concept moderne des Observations sur l'histoire de France :
«La démocratie exempte de tous les défauts qui lui sont naturels, parce
qu'elle avoit confié à des magistrats particuliers cette partie de l'autorité
qu'un peuple libre ne sait pas employer, et dont il abuse toujours,
laissoit sans mélange aux Spartiates tout ce que l'amour de la liberté et
de la patrie peut produire d'utile dans un gouvernement populaire ».
53
S 'agissant d'états existants, Rousseau retrouve dans les
propositions pratiques des thèmes de la tradition républicaine et la vertu
politique chère à Montesquieu1. La science politique consiste à
agir dans le cadre des institutions et par l'éducation, pour accorder
les lois et les mœurs. Les Polonais, par exemple, doivent puiser
dans leur particularité — l'amour de la patrie et de la liberté —
le ressort de l'adhésion individuelle à la communauté des citoyens,
de leur existence comme peuple2. Est-il besoin de rappeler ici la
célèbre définition du principe du gouvernement républicain, au
chapitre de Y Esprit des lois consacré aux lois de l'éducation :
« L'amour des lois et de la patrie. Cet amour demandant une
préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne
toutes les vertus particulières /.../ et c'est à l'inspirer que l'éducation
doit être attentive ».
Plus que le modèle du gouvernement mixte, qu'on trouve encore
chez Saint- Just en 1791 dans L'esprit de la Révolution, ces principes
inspirent les révolutionnaires qui font de la vertu politique et de la
régénération l'horizon de la république et de la démocratie. Dans
la discussion sur la Constitution en juin 1793, Robespierre se fait
l'avocat, contre la « démocratie pure », d'une démocratie qui, « pour
le bonheur général, est tempérée par les lois ». Les énoncés à
portée conceptuelle se trouvent dans le célèbre rapport du 17
pluviôse an 2 (5 février 1794) : « La démocratie est un état où le
peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par
lui-même tout ce qu'il peut bien faire, et par des délégués ce qu'il
ne peut faire par lui-même ». La définition des principes du
« gouvernement démocratique ou populaire », du « gouvernement
démocratique ou républicain » 3, de la véritable démocratie, mêle
les catégories de Montesquieu et de Rousseau (citoyenneté, égalité,
souveraineté, vertu publique, amour de la patrie et de ses lois) :
54
consolider la République, il s'ensuit que la première règle de votre
conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien
de l'égalité et au développement de la vertu ; car le premier soin du
législateur doit être de fortifier le pnncipe du gouvernement»1.
Démocratie et représentation,
une relation de complémentarité ou d'opposition ?
55
dû aux lois1. L'emploi au pluriel s'applique au système de
gouvernement, et non comme au 20e siècle pour désigner l'État
vivant sous ce régime2. Sous la Révolution, démocratie absolue
est synonyme de démocratie pure, et prend une valeur négative ;
l'adjectif est plus souvent postposé après 1793 (7 occurrences dont
6 chez Destutt de Tracy en 1807 dans le Commentaire de l'Esprit
des lois). L'expression pure démocratie en 1793 désigne un idéal
à atteindre : « Moins nous nous éloignerons du système de la pure
démocratie, plus notre gouvernement sera parfait » (Guyomar, 1793).
Pour opposées qu'elles soient dans leurs caractéristiques pratiques,
les positions de principe des révolutionnaires se rejoignent sur la
question de la démocratie originaire. L' Encyclopédie a contribué à
donner une audience large aux théories du contrat qui fondaient
l'autorité politique sur la volonté des individus de s'unir en société3.
Mais, depuis Hobbes, l'unité du pouvoir politique s'enracine dans
la forme originaire par le truchement de la représentation — d'un
seul ou d'une assemblée. Dans l'article « représentans » de Y
Encyclopédie, d'Holbach proposait une théorie pratique pour concilier le
système de la représentation avec la liberté des citoyens selon la
théorie du contrat. Il esquissait les contours d'une représentation
censitaire : « Pour que les sujets s'expliquent sans tumulte, il
convient qu'ils aient des représentans, c'est-à-dire des citoyens plus
éclairés que les autres, plus intéressés à la chose, que leurs
possessions attachent à la patrie, que leur position mette à portée
de sentir les besoins de l'Etat, les abus qui s'y introduisent, et les
remèdes qu'il convient d'y porter ». La propriété se substitue au
privilège aristocratique, dans la théorie de la représentation de la
propriété, selon le principe que « c'est la propriété qui fait le
citoyen ». Ces représentants, qui parlent au nom de la nation, ne
56
sont que les « organes » des constituants, dont les droits « sont
imprescriptibles et inaliénables » : « Les constituants peuvent en tout
temps démentir, désavouer et révoquer les représentans qui les
trahissent, qui abusent de leurs pleins pouvoirs contre eux-mêmes,
ou qui renoncent pour eux à des droits inhérents à leur essence ».
Sous la Révolution, le concept de représentation est l'enjeu d'un
débat constant, dont Sieyès est l'un des principaux protagonistes.
Avec la théorie du pouvoir constituant de la nation, distinct des
pouvoirs constitués, il fait de l'élection libre le seul fondement de
la légitimité du pouvoir politique. Pour Sieyès, qui n'emploie jamais
le mot de souveraineté, la représentation est une fonction autorisée
d'en bas, ce qui exclut toute omnipotence des pouvoirs constitués,
même le législatif (d'où son opposition au veto royal comme à la
ré-totale)1; mais «dans un pays qui n'est pas une démocratie (et
la France ne sauroit l'être), le Peuple ne peut parler, ne peut agir
que par ses représentants ». En 1789, il oppose terme à terme
représentation et démocratie, au nom de la théorie moderne de la
« séparation des travaux, effet et cause de l'accroissement des
richesses et du perfectionnement de l'industrie humaine». «Dans
la Démocratie, les Citoyens font eux-mêmes les Lois, et nomment
directement leurs Officiers publics. Dans notre plan, les Citoyens
font, plus ou moins immédiatement, le choix de leurs Députés à
l'Assemblée législative ; la Législation cesse donc d'être
démocratique, et devient représentative » 2.
Concernant le droit de suffrage des citoyens, l'argumentation
renvoie explicitement au chapitre du Contrat social traitant des
représentants (III, xv), en jouant sur le sens du mot servile (à
propos des domestiques) pour accorder le système censitaire à la
capacité des citoyens : « Mais est-il permis de regarder comme
Citoyens /.../ ceux enfin qu'une dépendance servile tient attachés,
non à un travail quelconque, mais aux volontés arbitraires d'un
maitre. Chez les anciens, l'état de servitude épuroit en quelque
sorte les Classes libres. Les Citoyens étoient tous capables d'exercer
leurs droits politiques » 3. Si la Révolution valorise la figure du
citoyen, l'assemblée des représentants élus a seule le pouvoir
d'énoncer la loi.
1. Sieyès, qui ne sera pas suivi sur ce point, introduit le principe du contrôle
de constitutionnahté des lois. Sur le libéralisme de Sieyès et son expression fameuse
de ré-totale, cf P. Pasquino, Sieyès et l'invention de la constitution en France, Paris,
Odile Jacob, 1998.
2. Œuvres, 2, n° 12, p. 19 ; n° 13, p. 35 ; n° 8, p. 3.
3. Ibid, n° 13, p. 20.
57
Chez Rousseau, la conception de la liberté et de l'égalité dans
la théorie du Contrat social entraine le refus du principe de
représentation. L'égalité « civile » définit les rapports des membres
de la société entre eux, qui « deviennent tous égaux par convention
et de droit». Quand à la liberté, c'est parce qu'elle est autonomie
au sens littéral — l'homme libre obéit aux lois qu'il s'est donné
lui-même comme citoyen et membre du souverain — qu'elle est
incompatible avec la théorie de la représentation. La société du
contrat requiert toute l'activité de ses membres :
« Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des Citoyens,
et qu'ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l'État
est déjà près de sa ruine /.../ Dans un État vraiment libre les citoyens
font tout avec leurs bras et rien avec de l'argent : loin de payer pour
s'exempter de leurs devoirs, ils payeroient pour les remplir eux-mêmes ».
58
procédures démocratiques au nom de la souveraineté du peuple,
c'est principalement par référence à la Déclaration des droits.
L'échec de la république jacobine et la réaction à la terreur
entrainent après Thermidor l'assimilation de la démocratie aux
désordres et à l'anarchie. La démocratie est peut-être « le plus
sublime des gouvernements en théorie » (Chateaubriand) ; dans le
fait, il conduit au despotisme et meurt de ses excès. La référence
à la Grèce antique martèle alors l'idée de l'incompatibilité entre
démocratieet liberté : « La démocratie n'a jamais existé que chez
des nations peu nombreuses, où le peuple pouvait s'assembler
fréquemment, et une grande partie de ceux qui habitaient ces pays
étoit composée d'esclaves» (L'Émigré). Pour Chateaubriand, «il est
même impossible de comprendre sur quel principe une vraie
démocratie pourrait s'établir sans esclaves. Ainsi nos systèmes
modernes excluent de fait toute république parmi nous » (Essai sur
les révolutions, 1797). La référence à l'antiquité et à l'esclavage
sert après coup d'argument polémique aux adversaires de la
démocratie.
Ce qui est à l'œuvre après Thermidor, avec la démolition du
mythe de Sparte ou d'Athènes par les critiques libéraux comme
Lévesque, Volney ou Constant, c'est l'occasion de développer, avec
le thème de « l'illusion », la mise à distance du modèle républicain
pour promouvoir le libéralisme politique. Benjamin Constant crée
la théorie des deux types de liberté pour réfuter, à travers le modèle
de l'antiquité, la théorie rousseauiste de la souveraineté et de
l'autonomie.
59
l'autorité du souverain1. Reprenant la définition classique des trois
formes de gouvernement, du plus nombreux à celui d'un seul, et
la théorie de Hobbes, il en conclut que « la démocratie est une
souveraineté absolue entre les mains de tous /.../ avec le mot
absolu, ni la liberté, ni, comme on le verra dans la suite, le repos
ni le bonheur ne sont possibles sous aucune institution ».
L'antiquité sert de lieu d'argumentation contre Rousseau et sa
critique de la représentation, en jouant comme lui sur le sens du
mot esclavage, pour présenter le système représentatif, inconnu des
anciens, comme l'indispensable corollaire de la liberté des modernes
qui, pour jouir pleinement de l'indépendance privée, doivent être
représentés2. Même si Constant introduit une dialectique subtile
entre liberté politique et indépendance privée, sa distinction de la
liberté des anciens et de la liberté des modernes rend définitivement
suspects d'archaïsme les projets qui font appel à la « vertu ».
Sous la Révolution, pourtant, l'image mythique du peuple
d'Athènes a nourri l'aspiration à la liberté et la représentation idéale
de la cité. L'invocation du passé avait pour fonction d'ouvrir
l'illimité de l'avenir pour dépasser l'esquisse exemplaire : «
Fondateurs d'une République, donnons aux peuples de l'univers le modèle
de la plus pure démocratie sans illottes », dit le conventionnel
Guyomar, un des rares partisans avec Condorcet de l'égalité politique
des deux sexes3. Pierre Vidal-Naquet observe que, dans un siècle
où triomphe dans les arts la redécouverte de l'antiquité, la référence
antique sous la Révolution est plutôt une référence de préambule
rhétorique, et que le modèle qui émerge est moins celui du politique
que celui du héros4. Pour les Montagnards, la fonction de la
référence à l'antiquité, notamment à Sparte, est d'introduire l'idée
de rupture fondatrice, avec la figure du Législateur (Lycurgue) dont
la mission sublime est d'instituer le peuple5. Chez d'autres
républicains comme La Vicomterie ou Bonneville, l'institution des
éphores de Sparte ou des tribuns de Rome, est pensée comme un
modèle positif investi d'une fonction démocratique contre les usur-
60
pations du gouvernement. Fichte devait en proposer une version
élaborée dans le Naturrechts (1796), avec la notion d'interdit d'État
et le recours à la figure de l'éphore naturel dans sa théorie de
l'insurrection1. Pour les révolutionnaires, la référence antique
fonctionne plutôt comme une figure de rupture qui entre en résonance
avec la radicalité républicaine et permet d'imaginer un espace
politique ouvert et qui reste à construire.
La dynamique démocratique
et le rôle de l'opinion publique
61
nisation des pouvoirs et la relation entre représentés et représentants.
Marcel Gauchet s'est intéressé à la solution « par le haut », à la
quête par les législateurs d'un tiers pouvoir, d'une institution capable
de « représenter » la souveraineté du peuple à l'intérieur du système
représentatif1.
J'ai étudié le mouvement inverse qui part d'une dynamique de
participation citoyenne pour concilier démocratie et représentation.
Dès 1790, les Cordeliers et les publicistes radicaux comme
Bonne ville ont posé la question en termes de pouvoir d'opinion, de
censure ou de surveillance, selon le principe qu'« une nation
représentée ne perd jamais le droit d'être en activité ». «
L'Assemblée n'est pas souveraine, elle n'est que représentative », écrit
Robert dans Le Mercure National. « L'acte constitutif, voilà une
démocratie. À l'aristocratie héréditaire ne vous apercevez- vous pas
que vous avez substitué l'aristocratie élective ? » demande La Bouche
de Fer. Pour Bonne ville, comme pour son ami Thomas Paine, les
droits de l'homme sont le fondement des institutions politiques et
le principe de la souveraineté du peuple une promesse
d'émancipation. Dans son journal, il met l'accent sur l'émergence d'un
quatrième pouvoir : « Le pouvoir de surveillance et d'opinion,
(quatrième pouvoir censorial, dont on ne parle point) en ce qu'il
appartient également à tous les individus, en ce que tous les
individus peuvent l'exercer par eux-mêmes, sans représentation, et
sans danger pour le corps politique, constitue essentiellement la
souveraineté nationale » 2.
On peut suivre l'émergence à Paris, dans le premier moment
républicain, d'un tel pouvoir en position critique vis-à-vis des
travaux de l'Assemblée et qui fonde sa légitimité sur la défense
des droits et la vigilance civique3. C'est un phénomène à la fois
politique et culturel, où les journalistes et les tribuns se mêlent au
peuple des groupes et tissent des liens avec les sociétés fraternelles,
pour donner corps à Yopinion générale, et où l'espace public
devient le lieu de communication et de fédération des volontés.
Louise Robert décrit dans Le Mercure National en avril 1791, à
62
propos des sociétés fraternelles, les procédures de communication
réciproque sur des objets d'intérêt public, où V opinion publique se
forme « du concours des différents principes » adoptés en
délibération, et où les deputations cimentent le lien qui les unit pour
finir « par se lier à l'Assemblée nationale, comme au premier anneau
de la chaine du gouvernement ». Se développent ainsi, sous le
concept de souveraineté, en particulier dans le mouvement
républicain qui suit la fuite à Varennes, des procédures complexes de
formation et d'expression de la volonté, en appui sur la liberté et
l'égalité des droits, où le pouvoir de l'opinion emprunte la figure
du faisceau et s'exprime en quelques mots forces : appel à la
nation, pacte fédératif, veto national...
Dès sa première séance, la Convention consacre le principe de
la souveraineté populaire en ces termes : « II ne peut y avoir de
constitution que lorsqu'elle est acceptée par le peuple » {Moniteur,
14, p. 8). L'abolition de la royauté est l'aboutissement du mouvement
qui se battait sur le terrain de la république dans sa dimension
démocratique. Il s'élargit avec l'entrée en scène des sans-culottes
et amplifie les pratiques radicales dans l'esprit d'une souveraineté
égalitaire. Entre autres conquêtes de 1792, le droit de pétition
redevient un attribut de l'homme et du citoyen. Les militants en
usent largement, comme de l'intervention directe à la barre de
l'Assemblée, pour faire valoir leurs aspirations politiques et exprimer
leurs revendications sociales. Les débuts de la Convention témoignent
de la capacité d'initiative politique des sans-culottes parisiens, qui
profitent de la dynamique créée par l'insurrection pour agir dans
l'espace de la délibération, tant à la Commune qu'auprès des
commissions executives et à l'Assemblée1. La façon dont ils mettent
en scène dans le langage du républicanisme les motivations
profondes du peuple témoignent des progrès d'une conscience sociale
en appui sur les principes de 1789, ainsi dans la fameuse pétition
du 12 février 1793 sur les subsistances : « Citoyens législateurs, ce
n'est pas assez d'avoir déclaré que nous sommes républicains
français il faut encore que le peuple soit heureux, il faut qu'il ait
du pain : car où il n'y a pas de pain, il n'y a plus de lois, plus
de liberté, plus de République... » Mais l'agenda du peuple n'est
pas toujours celui de l'Assemblée, cette pétition qui fut très mal
reçue à la Convention l'illustre de façon exemplaire.
Par un étrange paradoxe, on attribue généralement depuis le
milieu du 20e siècle, les pratiques des militants radicaux de la
63
Révolution touchant l'exercice de la souveraineté, au système de la
démocratie directe. Or celle-ci, comme catégorie politique, « se
caractérise par l'absence d'assemblée législative dont les attributions
ordinaires sont exercées par le peuple lui-même » l. Rien de
semblable n'a existé sous la Révolution, qui est un régime
d'assemblée unique, dont le principe est la centralité de la loi. N'est-
ce pas une manière détournée de renvoyer les pratiques
démocratiques de la Révolution « aux rêveries de l'impossible démocratie
directe » (Vedel) ? Déjà sous la Constituante, les libéraux modérés
tentaient d'opposer ces pratiques au régime représentatif. Un autre
paradoxe est que la thèse d'Albert Soboul, qu'on ne peut soupçonner
d'avoir nourri de l'antipathie pour les sans-culottes parisiens, a
largement contribué a généraliser la relation entre pratiques
citoyennes de base et démocratie directe, et pour une période qui en
est l'antithèse, puisqu'elle est placée sous le signe du gouvernement
révolutionnaire2. La place qu'aurait tenue dans l'esprit des sans-
culottes cette prétendue démocratie directe permet aux critiques
conséquents de les renvoyer aisément au rang de curiosité historique.
Sur ce thème, les arguments s'emboitent comme des poupées russes.
Après Les Sans-Culottes de Soboul, c'est devenu un lieu commun
de rapprocher du rousseauisme les tendances des sans-culottes à la
démocratie directe, une catégorie qui n'existe pas chez Rousseau.
C'est sur l'exigence de l'égalité citoyenne que les sans-culottes
ont développé une capacité à participer à la vie politique et à
s'exprimer sur l'élaboration de la loi. On est loin de la cité antique,
mais près de Rousseau, pour qui la participation de l'individu à
l'exercice de la souveraineté était la manifestation et la condition
de son autonomie et de sa liberté, et le lieu où s'éprouve son
appartenance à la cité. L'idée de l'aménagement du système
représentatif par des procédures de démocratie semi-directe associant
le peuple à l'acceptation des lois (par censure ou referendum) sera
au centre des projets constitutionnels de 1793 3. Après l'acceptation
de la Constitution, les Jacobins et la Montagne parviennent à
réorienter la dynamique révolutionnaire dans une stratégie unitaire
et à rallier le peuple au gouvernement révolutionnaire. Mais avant
d'être intégré et de s'identifier à l'espace de l'exécutif
révolutionnaire, le mouvement populaire a développé en son sein des pratiques
64
démocratiques qui s'inscrivent dans une conception normative de
l'opinion publique, agissant comme médiation concrète entre le
peuple et ses représentants.
C'est une forme de démocratie où tous participent à la formation
de la volonté, à la légitimation du pouvoir par le medium de la
discussion publique. Elle correspond à la figure de souveraineté
populaire procédurale que décrit Ju'rgen Habermas, de l'autonomie
qui s'organise autour d'un objet sur lequel on argumente, à l'intérieur
d'un processus de « formation discursive de la volonté générale ».
La légitimité réside dans la dissolution intersubjective de la
souveraineté, étant entendu que ce n'est pas un pouvoir de décision,
mais un pouvoir de « siège », qui pose les questions aux décideurs,
dans un mouvement qui part des expériences pré-interprétées du
« monde vécu » \
Les procédures de base dans les assemblées populaires attestent
la force des innovations et l'influence de la période pour
l'acculturation politique des citoyens ordinaires, tôt familiarisés avec les
rites des assemblées délibérantes et électorales et les moyens à
mettre en œuvre pour défendre le principe de la souveraineté. Les
sans-culottes et les porte-paroles radicaux ont défini l'espace public
démocratique dans son extension maximale, à travers une conception
élargie de la citoyenneté qui est devenue la nôtre. L'histoire de la
Révolution nous rappelle que le processus démocratique est
indissociable de l'émancipation culturelle et économique du peuple, et
repose sur le rôle médiateur des institutions pour créer les conditions
nécessaires au maintien de la liberté et de l'égalité des droits.
65
compromis dynamique du libéralisme avec le principe démocratique.
L'organisation pratique des pouvoirs pour concilier démocratie et
représentation dans la formation de la loi, a privilégié une approche
de l'autonomie et de la volonté dont les effets ont entrainé dans
l'événement un rejet de la souveraineté populaire (entendue comme
droit de participation), au nom de la défense des libertés
individuelles. Mais en mettant en évidence le rôle central de l'espace
public comme medium de l'intégration sociale, la Révolution a posé
une question essentielle de l'Etat de droit démocratique dans sa
dimension intersubjective, celle de l'articulation entre droits de
l'homme et souveraineté populaire et celle du rapport entre
représentants et représentés dans la formation de la loi légitime.
66
Étude de la fréquence du mot démocratie
DIAGRAMME DES FRÉQUENCES RELATIVES
Les fréquences relatives sont exprimées en millionièmes (1)
Frantext 1740-1788
Nombre total d'occurrences : 21 463 967
Fréquence absolue totale 256
Fréquence relative maximale 368 chez MARAT. J-P
freq freq.
abs. rel.
MARAT. J-P : 10 368 ******************************
*******
ARGENSON R-L D' : 35 210 *********************
MONTESQUIEU 60 126 *************
BARTHELEMY. ABBE
J-J 71 ************
MABLY ABBE DE : 30 **********
RAMOND
DE CARBONN. : 4 27 * * *
BAUDEAU N : 2 25 ***
ROUSSEAU J-J : 24 2i ***
FOUGERET
DE MONBRON : 1 6 **
ALEMBERT J D' • 1 3 * *
BACHAUMONT L DE : 1 1 **
RAYNAL ABBE 3 \ **
DELISLE DE SALES : 1 6 *
BARRUEL ABBE A : 2 5 *
VOLNEY COMTE DE : 1 5 *
HOLBACH P-H D' : 2 3 *
BONNET CH . 1 2 *
DUCLOS CH-P: 1 2 *
VOLTAIRE 5 2 *
BERNARDIN DE ST-P. : 1 1 *
Frantext 1789-1799
Nombre total d'occurrences : 3 386 939
Fréquence absolue totale . 91
Fréquence relative maximale : 222 chez DESMOULINS. С
freq. freq.
abs. rel.
DESMOULINS. С : 12 222 * * * * * ***********************
* ** ** **
SAINT- JUST • 13 169 * * * * * ***********************
CHATEAUBRIAND. F
DE 21 167 * * * * * ***********************
SENAC DE MEJLHAN : 12 75 * * * * * ********
SIEYES E 13 51 * * * * * * * * *
ROBESPIERRE. M DE : 2 23 * * * *
STAËL G DE . 6 21 * * * *
(indéterminé) 10 16 * *
VOLNEY COMTE DE : 1 15 * *
MARAT J-P • 1 10 *
1. Un astérisque représente une fréquence relative de 10 millionièmes.
67
Résumé / Abstract / Compendio
68