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finit par se flétrir, jusqu’à « frôler le péril d’une auto-destruction1 ». Inquiet
d’un tel danger, le dieu revient alors gouverner l’univers, écrit Platon, « pour
réparer ce qui s’est altéré ou disloqué, durant la révolution qui vient de
s’accomplir2 ».
La période où nous vivons, précise l’étranger, est une de celles où l’univers
se meut sans être guidé par un dieu. Nous sommes sous le règne de Zeus, mais
lui, à la différence de son père, ne commande pas le mouvement du monde.
Après le règne de Kronos, écrit magnifiquement Platon, « le pilote du navire
de l’univers abandonna, si l’on peut dire, la commande du gouvernail, pour se
retirer dans son poste d’observation3 ». Comme le monde et comme tous les
vivants, les humains ont dû alors subvenir à leurs besoins par eux-mêmes. C’est
pourquoi Prométhée et les dieux olympiens leur ont transmis la science et la
technique, jusqu’à l’art politique dira le Protagoras, pour se défendre, se nourrir
et vivre en harmonie. Cependant, nous aussi, comme tout l’univers, devons
nécessairement alterner entre des phases où nous nous prenons en charge, et
d’autres phases où le dieu nous guide.
Quel usage pouvons-nous faire aujourd’hui de cette « légende » – selon le
mot que tu as choisi, Alain, pour traduire μύθος ? Dans le dialogue du Politique,
s’agit-il seulement d’une « digression » pour se reposer d’une « discussion
aride », d’un simple « ornement » comme l’écrit Émile Chambry dans la
préface de sa propre traduction ? L’étranger qui en fait le récit à Socrate la décrit
lui-même comme un « jeu 4 ». Mais pourquoi s’y prête-t-il ? Pourquoi
« réveille5 »-t-il la légende ? Elle lui permet de critiquer la « grave erreur6 » que
constitue toute définition du roi où celui-ci serait entendu comme un
ordonnateur de l’univers, alors que cette définition ne peut valoir que pour un
dieu, et même seulement dans les périodes où l’univers n’est pas laissé à lui-
même. Or aujourd’hui, écrit Platon, le dieu a délaissé le gouvernail. Si Zeus
n’est pas le pasteur accompli qu’était Kronos, alors a fortiori le roi d’une cité ne
peut pas l’être non plus. Toute définition du politique doit tenir compte de
cette imperfection du commandement humain.
La leçon était et demeure considérable. Mais jusqu’à quel point le jeu est-il
sérieux ? À quelle réalité la légende correspond-elle aujourd’hui ? Vivre par nos
propres moyens, sur une base scientifique et technique, n’a fait qu’accélérer le
flétrissement du monde. Le moment n’est-il pas venu que l’univers entre dans
sa seconde phase ? Depuis son poste d’observation, qu’attend le dieu pour tout
inverser ? Le degré de déliquescence n’est-il pas encore assez grand à ses yeux ?
Ou bien la destruction des animaux à laquelle nous assistons, comme témoins
et complices, est-elle le signe que l’inversion du sens de révolution a déjà
commencé à se produire ? Y a-t-il un dieu qui puisse encore commander
1 273d.
2 273e.
3 272e.
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l’univers ? Ou bien avons-nous colonisé le monde à tel point que nous l’avons
rendu irréversible ? Avons-nous perdu toute chance de voir revenir le dieu dès
lors que nous avons désappris à regarder les choses comme des traces de sa
bonté ? À moins qu’il n’y ait simplement pas d’autre sens à cette légende que
celui indiqué par l’étranger ? C’est que le mythe lui aussi surabonde.
Constatant les multiples contradictions entre les aspirations de ses
contemporains, Hölderlin décrit dès l’année 1797, dans une lettre à son ami
Ebel datant du 10 janvier, le « chaos » qu’est devenue son époque. Mais en
adoptant un point de vue plus général, il parvient à se rassurer :
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possibilité nouvelle ? Ou bien voir les choses ainsi n’est-il en effet qu’une
« consolation » ?
Hölderlin aura entendu et transmis la leçon de Platon et à travers lui celle
d’Héraclite. Pour connaître la vie de l’union, pour devenir Un, le principe ne
peut pas rester inerte. Pour être lui-même, l’Un doit s’opposer à lui-même. Par-
delà les dissonances apparentes, règne « l’harmonie inapparente 11 ». La
« discorde12 » donne « naissance ». Le « conflit » est le « Père13 ». Mais la route
de l’ascension et celle par laquelle nous descendons sont-elles encore « la même
route14 » ? L’irréversibilité que nous avons produite n’est-elle qu’un bras du
« fleuve » par lequel « tout s’écoule15 » ? Ou bien sommes-nous la source d’une
autre irréversibilité, d’une autre dissonance, sans harmonie possible ? Devant
l’état du monde, du langage, de la capacité à se concentrer, les mots d’Héraclite
eux-mêmes ne seraient plus que des « remèdes16 », trop destinés à rassurer pour
rassurer efficacement.
J’en étais là de mes interrogations, cher Alain, lorsque j’ai écouté ta
conférence de Toulouse sur l’impersonnel. En redécouvrant la conception non
volontariste de la nécessité qui caractérise la pensée de Plotin, je me suis
demandé si elle ne serait pas d’un certain secours par rapport à mes apories
politiques. Ayant à peine avancé, je sollicite vivement ton aide à cet endroit.
L’Un plotinien m’a semblé plus libre encore que celui d’Héraclite ou de
Hölderlin à l’égard des images qu’il produit de lui-même. Et dans cette liberté,
je soupçonne une fécondité pour poser la question politique de l’irréversibilité.
L’Un en effet n’a besoin de rien. S’il lui manquait quelque chose, il ne serait pas
un. Il serait divisé par l’objet de son désir. Dans cette mesure, le Bien ne veut
même pas laisser de trace. Il n’est ni un être, ni une substance, ni une volonté,
ni une personne, ni une pensée. Il ne désire aucun retour à soi. Ce sont
seulement ses traces qui, dès lors qu’elles contemplent ou sont contemplées,
font tendre vers lui. Elles ouvrent une voie pour remonter vers l’Un, mais elles
ne cessent pas, sur un autre plan, de rester de simples traces. Elles ne peuvent
pas ne pas être inférieures au Bien. Elles sont nécessairement insuffisantes,
limitées. Ce qui, en elles, reste attaché au monde matériel reste à jamais
irréversible. Le retour n’est possible que dans la mesure où l’irréversible prend
le temps sur lui, l’absorbe, en préserve l’éternité.
« Zeus soutient que ce n’est pas en vain qu’il s’est séparé de son père17 »,
comme le dit magnifiquement le Traité 31. Il fallait qu’il y ait procession de
l’Âme, pour que l’Intellect puisse être maintenu dans sa différence. Il fallait que
l’Intellect dévoreur de pensées, procède à partir de l’Un Bien, pour que le Bien
se diffuse à travers lui. La souveraineté de Zeus protège la possibilité d’un
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retour de Kronos. La souveraineté de Kronos protège le règne séparé de l’Un-
Bien qu’est Ouranos.
La question que je me pose, en lisant Platon, Hölderlin, Héraclite ou Plotin,
en t’écoutant les interpréter, cher Alain, c’est de savoir à quelles conditions
nous pourrions unifier harmoniquement ces pensées de l’unification, sans les
identifier, mais en restant libres par rapport à leurs déterminations
particulières. Non seulement pour dégager un modèle d’unité non relativiste et
non syncrétique, qui pourrait favoriser la coexistence des différentes croyances
dans l’espace démocratique, ou les intérêts des différentes espèces dans le
monde naturel. Mais aussi pour imaginer un rapport avec l’irréversible qui
permette encore de revenir au principe, sans dénier pour autant l’irréversible
que nous avons causé. Un tel retour serait-il aussi celui du dieu au poste de
commande ? L’inversion du cours de l’univers que nous pourrions en attendre
ne serait plus totale, mais serait seulement la remontée qui conduit de la trace
jusqu’à l’union avec le Bien. Ou bien est-ce, là encore, une manière de
continuer à nous aveugler, de ne pas penser à l’irréversibilité nouvelle dans
laquelle nous sommes en train de projeter le monde ?