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La trace du Bien

Il ne va pas de soi que je prenne la parole aujourd’hui, car je ne t’ai jamais


eu comme professeur, cher Alain, ni comme collègue. J’en remercie d’autant
plus chaleureusement Charlotte Morel et Jean-Pierre Dubost de m’avoir
proposé d’intervenir. J’ai eu la chance de t’écouter plusieurs fois lors des
journées d’étude qui ont été organisées à Clermont pendant la préparation de
ma thèse, et depuis que je l’ai soutenue ici en 2013. Ta lecture des auteurs,
toujours faite au présent, tes allocutions, comme pensées de nouveau dans
l’instant, ont été pour moi de tels signes de beauté et de bonté que je tenais à
participer à cette journée d’hommage.
Une formule qui revient plusieurs fois dans les Ennéades, m’a semblé
pouvoir désigner l’empreinte que tu as reçue du principe et que tu imprimes à
nouveau dans l’esprit de tes amis : la « trace du Bien ». À travers cette
expression, Plotin caractérise à la fois la marque laissée par l’Un, au cours de sa
procession, sur l’Intellect, sur l’Âme et sur toute réalité, jusqu’à la dernière de
toute hiérarchie, et la possibilité, pour chacun de ces êtres, de contempler son
origine. Chaque chose, chaque vie, chaque esprit peut se reconnaître comme
une trace du Bien, c’est-à-dire comme n’étant pas le Bien lui-même, et comme
étant pourtant une voie conduisant jusqu’à lui. La trace (ἴχνος) témoigne de la
puissance de l’Un, et permet de revenir à l’union, en remontant la piste par
laquelle le Bien était lui-même allé (οἴχομαι). L’orientation indiquée par cette
expression est ainsi clairement métaphysique et éthique. Mais je me demande,
cher Alain, si en la détachant quelque peu de Plotin, la « trace du Bien » ne nous
engage pas aussi dans une direction politique.
Je me suis posé cette question en lisant ta traduction du dialogue de Platon,
Le Politique, et en écoutant la captation d’une communication que tu avais
donnée au colloque de Toulouse sur le neutre, à propos de l’impersonnel et de
la personnalisation dans l’Un. Dans Platon, c’est le récit des deux sens de
révolution de l’univers qui a le plus retenu mon attention. Comme l’étranger
l’explique au jeune Socrate, le monde, en tant que corporel, ne peut pas ne pas
être changeant. Mais ne pouvant suffire à causer son propre changement, il
nécessite l’impulsion d’un dieu. En tant que dieu, celui-ci ne peut pas donner à
l’univers deux sens de révolution opposés. Le monde ne peut pas non plus être
soumis à deux dieux en conflit. Il est donc nécessaire que le monde alterne entre
des phases où il est guidé par le dieu, et des phases où il est son propre guide.
Au changement de période, l’univers dans son ensemble inverse brutalement le
sens de sa révolution autour du pivot sur lequel il s’appuie. Les animaux, dont
la vie est fragile, succombent alors en très grand nombre. Puis la situation se
stabilise, le monde poursuit ses myriades de révolutions sous sa propre
impulsion. Mais au terme des cycles où il est ainsi livré à lui-même, l’univers

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finit par se flétrir, jusqu’à « frôler le péril d’une auto-destruction1 ». Inquiet
d’un tel danger, le dieu revient alors gouverner l’univers, écrit Platon, « pour
réparer ce qui s’est altéré ou disloqué, durant la révolution qui vient de
s’accomplir2 ».
La période où nous vivons, précise l’étranger, est une de celles où l’univers
se meut sans être guidé par un dieu. Nous sommes sous le règne de Zeus, mais
lui, à la différence de son père, ne commande pas le mouvement du monde.
Après le règne de Kronos, écrit magnifiquement Platon, « le pilote du navire
de l’univers abandonna, si l’on peut dire, la commande du gouvernail, pour se
retirer dans son poste d’observation3 ». Comme le monde et comme tous les
vivants, les humains ont dû alors subvenir à leurs besoins par eux-mêmes. C’est
pourquoi Prométhée et les dieux olympiens leur ont transmis la science et la
technique, jusqu’à l’art politique dira le Protagoras, pour se défendre, se nourrir
et vivre en harmonie. Cependant, nous aussi, comme tout l’univers, devons
nécessairement alterner entre des phases où nous nous prenons en charge, et
d’autres phases où le dieu nous guide.
Quel usage pouvons-nous faire aujourd’hui de cette « légende » – selon le
mot que tu as choisi, Alain, pour traduire μύθος ? Dans le dialogue du Politique,
s’agit-il seulement d’une « digression » pour se reposer d’une « discussion
aride », d’un simple « ornement » comme l’écrit Émile Chambry dans la
préface de sa propre traduction ? L’étranger qui en fait le récit à Socrate la décrit
lui-même comme un « jeu 4 ». Mais pourquoi s’y prête-t-il ? Pourquoi
« réveille5 »-t-il la légende ? Elle lui permet de critiquer la « grave erreur6 » que
constitue toute définition du roi où celui-ci serait entendu comme un
ordonnateur de l’univers, alors que cette définition ne peut valoir que pour un
dieu, et même seulement dans les périodes où l’univers n’est pas laissé à lui-
même. Or aujourd’hui, écrit Platon, le dieu a délaissé le gouvernail. Si Zeus
n’est pas le pasteur accompli qu’était Kronos, alors a fortiori le roi d’une cité ne
peut pas l’être non plus. Toute définition du politique doit tenir compte de
cette imperfection du commandement humain.
La leçon était et demeure considérable. Mais jusqu’à quel point le jeu est-il
sérieux ? À quelle réalité la légende correspond-elle aujourd’hui ? Vivre par nos
propres moyens, sur une base scientifique et technique, n’a fait qu’accélérer le
flétrissement du monde. Le moment n’est-il pas venu que l’univers entre dans
sa seconde phase ? Depuis son poste d’observation, qu’attend le dieu pour tout
inverser ? Le degré de déliquescence n’est-il pas encore assez grand à ses yeux ?
Ou bien la destruction des animaux à laquelle nous assistons, comme témoins
et complices, est-elle le signe que l’inversion du sens de révolution a déjà
commencé à se produire ? Y a-t-il un dieu qui puisse encore commander

1 273d.
2 273e.
3 272e.
4 268d.
5 272d.
6 275a.

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l’univers ? Ou bien avons-nous colonisé le monde à tel point que nous l’avons
rendu irréversible ? Avons-nous perdu toute chance de voir revenir le dieu dès
lors que nous avons désappris à regarder les choses comme des traces de sa
bonté ? À moins qu’il n’y ait simplement pas d’autre sens à cette légende que
celui indiqué par l’étranger ? C’est que le mythe lui aussi surabonde.
Constatant les multiples contradictions entre les aspirations de ses
contemporains, Hölderlin décrit dès l’année 1797, dans une lettre à son ami
Ebel datant du 10 janvier, le « chaos » qu’est devenue son époque. Mais en
adoptant un point de vue plus général, il parvient à se rassurer :

Et concernant l’universel, j’ai une consolation, c’est qu’en effet toute


fermentation et dissolution doivent nécessairement conduire soit à
l’anéantissement, soit à une organisation nouvelle. Mais il n’y a pas
d’anéantissement, alors la jeunesse du monde doit revenir à partir de notre
décomposition7.

Tant qu’il n’y a pas d’anéantissement, la dissolution de l’ancien contribue à


la régénérescence. Les désirs contradictoires entre lesquels se déchire le présent
sont eux-mêmes les instruments de cette nécessité. Ils annoncent une
« révolution prochaine des manières de penser et des modes de
représentation8 », écrit Hölderlin. À travers sa tragédie La Mort d’Empédocle et
ses essais de poétologie, Hölderlin contribue à faire venir cette révolution, en
approfondissant le rapport de nécessité qui réunit la dissolution du monde avec
sa persistance. Toute configuration particulière se dissout de façon à ce que
puisse se former une configuration nouvelle. L’univers dans son ensemble, « le
monde de tous les mondes 9 », ne peut pas être senti en tant que tel,
indépendamment des moments de déclin et de commencement particuliers. Ce
n’est pas non plus le moment déclinant qui permet de sentir le renouvellement,
puisque lui a perdu son effectivité, c’est au contraire la nouveauté qui permet
de sentir la dissolution, rétrospectivement, et de pressentir la totalité à travers
elle. La condition pour se lier avec l’infini « inépuisable » est d’y « puiser » une
« relation particulière10 ». Alors le possible agit. Il restaure ce qui réellement
s’est dissous à travers l’acte idéal de la remémoration, constitutive d’une
nouvelle effectivité. L’Un hölderlinien n’est donc jamais accessible comme
unité absolue, indépendamment de la médiation assurée par les relations
particulières, mais les images le montrent. Les traces ne cessent pas de le rendre
vivant.
Pouvons-nous cependant voir ainsi notre chaos ? Nous sommes déchirés
entre la plus haute lucidité devant l’irréversibilité et la plus grande obstination
dans le déni. L’irréversible que nous avons produit n’est-il que la figure
contemporaine du monde, son déclin momentané, d’où pourra ressortir une

7 Hölderlin, lettre à Ebel du 10 janvier 1797, Pléiade, p. 404.


8 Ibid.
9 Hölderlin, « Le devenir dans le périssable », Pléiade, p. 651.
10 Ibid.

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possibilité nouvelle ? Ou bien voir les choses ainsi n’est-il en effet qu’une
« consolation » ?
Hölderlin aura entendu et transmis la leçon de Platon et à travers lui celle
d’Héraclite. Pour connaître la vie de l’union, pour devenir Un, le principe ne
peut pas rester inerte. Pour être lui-même, l’Un doit s’opposer à lui-même. Par-
delà les dissonances apparentes, règne « l’harmonie inapparente 11 ». La
« discorde12 » donne « naissance ». Le « conflit » est le « Père13 ». Mais la route
de l’ascension et celle par laquelle nous descendons sont-elles encore « la même
route14 » ? L’irréversibilité que nous avons produite n’est-elle qu’un bras du
« fleuve » par lequel « tout s’écoule15 » ? Ou bien sommes-nous la source d’une
autre irréversibilité, d’une autre dissonance, sans harmonie possible ? Devant
l’état du monde, du langage, de la capacité à se concentrer, les mots d’Héraclite
eux-mêmes ne seraient plus que des « remèdes16 », trop destinés à rassurer pour
rassurer efficacement.
J’en étais là de mes interrogations, cher Alain, lorsque j’ai écouté ta
conférence de Toulouse sur l’impersonnel. En redécouvrant la conception non
volontariste de la nécessité qui caractérise la pensée de Plotin, je me suis
demandé si elle ne serait pas d’un certain secours par rapport à mes apories
politiques. Ayant à peine avancé, je sollicite vivement ton aide à cet endroit.
L’Un plotinien m’a semblé plus libre encore que celui d’Héraclite ou de
Hölderlin à l’égard des images qu’il produit de lui-même. Et dans cette liberté,
je soupçonne une fécondité pour poser la question politique de l’irréversibilité.
L’Un en effet n’a besoin de rien. S’il lui manquait quelque chose, il ne serait pas
un. Il serait divisé par l’objet de son désir. Dans cette mesure, le Bien ne veut
même pas laisser de trace. Il n’est ni un être, ni une substance, ni une volonté,
ni une personne, ni une pensée. Il ne désire aucun retour à soi. Ce sont
seulement ses traces qui, dès lors qu’elles contemplent ou sont contemplées,
font tendre vers lui. Elles ouvrent une voie pour remonter vers l’Un, mais elles
ne cessent pas, sur un autre plan, de rester de simples traces. Elles ne peuvent
pas ne pas être inférieures au Bien. Elles sont nécessairement insuffisantes,
limitées. Ce qui, en elles, reste attaché au monde matériel reste à jamais
irréversible. Le retour n’est possible que dans la mesure où l’irréversible prend
le temps sur lui, l’absorbe, en préserve l’éternité.
« Zeus soutient que ce n’est pas en vain qu’il s’est séparé de son père17 »,
comme le dit magnifiquement le Traité 31. Il fallait qu’il y ait procession de
l’Âme, pour que l’Intellect puisse être maintenu dans sa différence. Il fallait que
l’Intellect dévoreur de pensées, procède à partir de l’Un Bien, pour que le Bien
se diffuse à travers lui. La souveraineté de Zeus protège la possibilité d’un

11 Héralicte, DK 54, Fragments, traduction de J.-F.Pradeau, GF, p. 219.


12 GF, p. 227.
13 DK B 53, GF, p. 234.
14 DK B 60, GF, p. 221.
15 DK A 6, GF, p. 208.
16 DK B 68, GF, p. 316.
17 Plotin, Traité 31, traduction de Jérôme Laurent, dans Traités 30-37, GF, p. 110.

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retour de Kronos. La souveraineté de Kronos protège le règne séparé de l’Un-
Bien qu’est Ouranos.
La question que je me pose, en lisant Platon, Hölderlin, Héraclite ou Plotin,
en t’écoutant les interpréter, cher Alain, c’est de savoir à quelles conditions
nous pourrions unifier harmoniquement ces pensées de l’unification, sans les
identifier, mais en restant libres par rapport à leurs déterminations
particulières. Non seulement pour dégager un modèle d’unité non relativiste et
non syncrétique, qui pourrait favoriser la coexistence des différentes croyances
dans l’espace démocratique, ou les intérêts des différentes espèces dans le
monde naturel. Mais aussi pour imaginer un rapport avec l’irréversible qui
permette encore de revenir au principe, sans dénier pour autant l’irréversible
que nous avons causé. Un tel retour serait-il aussi celui du dieu au poste de
commande ? L’inversion du cours de l’univers que nous pourrions en attendre
ne serait plus totale, mais serait seulement la remontée qui conduit de la trace
jusqu’à l’union avec le Bien. Ou bien est-ce, là encore, une manière de
continuer à nous aveugler, de ne pas penser à l’irréversibilité nouvelle dans
laquelle nous sommes en train de projeter le monde ?

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