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Université de Montréal

Le sourcier de l’Éden : l’esthétique de l’idylle dans


l’oeuvre romanesque de Jean Giraudoux

par

Christian B. Allègre

Département d’études françaises

Faculté des arts et des sciences

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures


en vue de l’obtention du grade de
Philosophiæ Doctor (Ph.D.)
en études françaises

mai 1998

© Christian Allègre, 1998


2

Sommaire

Des Provinciales (1909) à La folle de Chaillot (1945), l’oeuvre de Jean


Giraudoux est traversée de part en part par une réflexion sur la condition humaine dont
on n’a pas assez souligné l’originalité et la cohérence. Elle a pourtant sa place dans une
époque où les écrivains se sont souciés de représenter un monde inquiet et en rapide
changement et s’interrogent sur le destin de l’homme; mais tandis que la plupart ont
choisi, dans les années 20-30, de décrire des consciences déchirées ou l’engagement
d’individus, sont attirés par les questions sociales et le militantisme, et vont jusqu’à la
prédication, Giraudoux propose une révolution du regard et se donne la mission de
lutter contre la laideur et la dégradation de la vie par la poésie. Il est possible d’échapper
à la vision désespérée de l’existence en changeant d’angle de vue, de porter le poids du
monde en adoptant le regard poétique. Cet idéal aussi fragile à tenir que difficile à
atteindre réside dans la synthèse de la poésie et de la prose et c’est le métier de l’écrivain
que d’en trouver le langage : «je suis le sourcier de l’Éden», a-t-il déclaré. Il a payé cher
cette positivité et cette originalité. On a ignoré la force critique et la profondeur
métaphysique de son oeuvre, surtout après la guerre où l’on n’a plus vu en lui qu’un
magicien du langage et de l’image.

C’est dans son théâtre que ses idées se sont exprimées sous leur forme la plus
critique et la plus philosophiquement articulée. Mais l’esthétique qui s’y déploie s’était
constituée bien avant dans son oeuvre narrative qui demeure méconnue et trop peu
étudiée. Notre étude a pour but de montrer le lien chez Giraudoux entre la “mission” du
Sourcier de l’Éden et les choix stylistiques et génériques du romancier. Pour
comprendre le roman giralducien, il faut se débarrasser de la visée dix-neuvièmiste du
roman réaliste, se dégager de l’hégémonie qu’exerce la conception sartrienne de la
littérature, et se placer dans la perspective du Roman romantique allemand et du
Symbolisme.

La thèse examine comment, à partir du modèle des idylles de Théocrite et de


la poétique romantique allemande, Giraudoux élabore une esthétique du «sublime
provincial» dont la stratégie est la poétisation de la prose, et la forme le roman-poème
3

ou idylle, surtout dans les oeuvres narratives d’avant la période dramatique sur
lesquelles la thèse se concentre pour montrer qu’elles constituent un exemple
particulièrement remarquable du tournant politique de l’esthétique au XXe siècle.
4

Remerciements

À mon directeur, Robert Melançon. Un travail aussi longtemps en gestation


accumule les dettes, mais à Robert Melançon va une reconnaissance particulière. Par sa
gentille ténacité, sa confiance inébranlable, sa compréhension inespérée de mon projet,
sa délicatesse et son humour, il a été l’accoucheur de cette thèse.

Sans l’aide financière du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du


Canada (CRSH), qui m’a octroyé une bourse de doctorat, ce travail n’aurait pu être
mené à bien. Que les professeurs qui avaient recommandé ma candidature soient
remerciés : Lise Gauvin, Serge Proulx, Michel Pierssens. Je remercie la F.E.S. dont j’ai
reçu l’aide financière, et le département d’études françaises, institution qui m’a
encouragé de toutes les manières et m’a fourni l’occasion d’enseigner et d’organiser les
premiers pas du département dans l’Internet. À messieurs Bernard Beugnot, Robert
Melançon et Michel Pierssens, les directeurs sous lesquels j’ai travaillé, va toute ma
reconnaissance.

À l'équipe des giralduciens de l’université de Tours, pour leur si chaleureuse


réception en 1994 : MM. Jacques Body, Guy Teissier et Brett Dawson. À M. le
Proviseur Gervais Rutard, pour son accueil au lycée Jean Giraudoux de Châteauroux,
doté depuis 1994, grâce à lui, d’un magnifique musée où les chercheurs peuvent
travailler. À M. Jean-Pierre Giraudoux pour son accueil à Versailles, et sa permission
de publier les travaux d’étudiant de son père. Au Dr Jean Giraudoux et à Mme Armand,
neveu et nièce de Giraudoux, pour leur si amical et si généreux accueil. À Daniel
Béguin, de la cellule d’informatique littéraire à l’ENS, pour quelques vérifications à la
Bibliothèque de l’École.

Que ce projet ait survécu à travers deuils, accidents de la circulation,


difficultés financières et catastrophes informatiques tient du miracle. Je le dois au
dévouement et à l’endurance de mes proches et de mes amis. Je leur suis infiniment
reconnaissant pour leurs sauvetages (en tous genres). Que David, que Françoise
sachent que du fond du coeur je leur dis : sans vous cela n’aurait pas été possible. Un
affectueux merci va à ma chère Gaby. À Paulette, à Rolf, merci pour leur
5

compréhension et leur gentillesse attentive. Que tous soient affectueusement remerciés


pour leur aide et leur intérêt pendant toutes ces années.
6

À mes maîtres K.S. et A.S.

À Marie-Thérèse, l’inspiratrice
in memoriam
7

Introduction : Le Sourcier de l’Éden

Juliette vint me voir aussi [...]. Elle n’avait devant elle que la sentinelle la
plus avancée de toute la littérature française, ce matin-là, sur le front de la
clarté, de la luminosité, de l’évidence [...]. Si bien que je ne lui refusai pas
de lire la Prière sur la Tour Eiffel que je venais justement d’écrire.(I, p. 842-
843)1
Des quelques expressions giralduciennes spectaculaires — assez rares du reste
— que les chercheurs isolent dans l’espoir d’y trouver une voie d’accès à l’oeuvre, nous
avons choisi d’exploiter celle qui nous semble offrir le plus de promesses, celle qui nous
paraît résumer une entreprise toujours recommencée, jamais achevée, constamment
remise en chantier, la construction de l’Élysée et le dessin d’une idylle, celle où
Giraudoux, dans un passage qui contient une partie essentielle de son Art poétique2,
s’est idéalisé lui-même, dans la Prière sur tour Eiffel (1923), par cette phrase restée
célèbre : «je suis le sourcier de l’Éden!3» On l’ampute assez généralement de ce qui
précède et plus encore de ce qui suit dans le texte. On se souvient surtout du dernier
mot. Mais ne méprisons pas ce lieu commun de la recherche giralducienne, il a sa raison
d’être : pour banale qu’elle est devenue, l’expression est aussi la plus juste, et même la
plus précise des descriptions du projet d’écriture giralducien. On en retrouve la trace,
l’orbe ou la marque dans toute l’oeuvre : dans les récits poétiques, dans les romans, le
théâtre, les essais et même dans les articles et les oeuvres à caractère politique.

Que faut-il entendre par cette expression? Giraudoux en donne le meilleur


éclaircissement treize ans plus tard — ce qui, notons-le, démontre une singulière
endurance de sa pensée — dans Les cinq tentations de La Fontaine (1936). Quelques
pages avant la fin de la cinquième et dernière conférence4, dans un passage où il évoque

1. Les oeuvres romanesques de Giraudoux sont citées dans l’édition des Oeuvres
romanesques complètes, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», 2 vol., 1990 et 1994. Toutes les
références paginées entre parenthèses renvoient au tome I ou II de cette édition.
2. À ce sujet, voir la déclaration de Giraudoux dans l’entrevue qu’il donne à Frédéric
Lefèvre, Une heure avec..., le 2 juin 1923, c’est-à-dire trois mois avant la parution de La Prière
sur la tour Eiffel, chez Emile-Paul, à la fin de l’été 1923 : «Votre art poétique? — Pas
absolument; toutefois, un paragraphe précisera peut-être un peu ce que j’ai scrupule et peine à
expliquer à l’impromptu», Cahiers Jean Giraudoux, 14, 1985, p.47.Voir aussi la notice de
Michel Potet pour Juliette au pays des hommes (I, p. 1720).
3. «Prière sur la Tour Eiffel», chapitre 6 de Juliette au pays des hommes, in Oeuvres
romanesques complètes, p.844-853. Ici, p. 853.
8

l’espoir de Saint-Évremond de voir venir La Fontaine à Londres, il imagine quel plaisir


cela aurait été pour l’exilé «de montrer à celui qui, tout sa vie avait rêvé de la liberté,
mais en sourcier, devinant où elle était sans jamais pouvoir l’atteindre, de la lui montrer
en personne.» Notons cette explication : le sourcier devine où est ce qu’il cherche, mais
ne peut l’atteindre. Cette quête est le but de l’écriture chez Giraudoux.

Des Provinciales, publiées en 1909, aux oeuvres posthumes, on ne trouve pas


un texte, même parmi les pièces de théâtre les plus graves, qui ne soit travaillé de
l’intérieur par la tentative, par tous les moyens poétiques, rhétoriques, stylistiques, de
poser la question du bonheur, et de décrire, d’étudier des êtres purs ou parfaits et de
montrer comment leur présence affecte leur entourage. Pas une oeuvre où ne soit mis
en scène l'examen des conditions de possibilité pour un humain de vivre sur terre une
vie divine : un chapitre d’un plan en neuf chapitres de Siegfried et le Limousin s’intitule
“École de bonheur”5. Dieu est partout dans l’oeuvre de Giraudoux, mais s’il est bien
absconditus, ce n’est pas, dans l’oeuvre romanesque, un dieu jupitérien et foudroyant
trônant au plus haut des cieux. Ce n’est pas Jéhovah, qui est sévèrement condamné.
Dieu, même chrétien, n’est pas le sacré : il est une sorte de compagnon général, d’ami
à tout faire et en toutes choses, présence, petit animal, chat6, belette, météore. Son rôle
est de donner à la liesse, à l’idylle, au jeu littéraire une garantie de non-gratuité. Dans
une préface de 1928 à Suzanne et le Pacifique, Giraudoux écrit : «Il est possible [...] de
vivre divinement notre vie habituelle» 7

L’image du sourcier de l’Éden est inséparable d’une autre métaphore


giralducienne au long cours, peu commentée cependant, celle de l’écluse, qui revient
très fréquemment dans l’oeuvre romanesque. Quelques lignes avant le passage où

4. “La tentation du scepticisme et de la religion” (conférence faite à l’Université des Annales


le 19 février 1936, publiée en volume chez Grasset, 1938), in Oeuvres littéraires diverses,
Grasset, 1958, p.446. Toutes les oeuvres non publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade sont
citées dans cette édition.
5. Voir la notice de Jacques Body pour Siegfried et le Limousin, et les “Plans et versions
primitives”, Oeuvres romanesques complètes I, p. 1647
6. Simon s’adresse à un chat qui le suit le long des grilles du Luxembourg : «Chat, lui disais-
je, je suis comme toi libre, comme toi sauvage!» dans Simon le Pathétique (I, p. 333).
7. Cette «Lettre de Suzanne» (Oeuvres romanesques complètes I, p. 1592) fut reprise et
développée par Giraudoux sous le titre «Dieu et la littérature», dans Littérature, en 1941, p. 133-
138 . Elle contient d’autres développements intéressants, notamment concernant l’idylle.
9

Giraudoux se déclare le sourcier de l’Éden dans la Prière sur le tour Eiffel, il définit le
poète comme écluse du langage8. Que veut-il dire? Quelle est la fonction de l’écluse ?
Que signifie cette métaphore, appliquée au travail du poète?

Arrêtons-nous un instant au titre du morceau, qui évoque évidemment la


Prière sur l’Acropole. Giraudoux, en répondant à Renan, c’est-à-dire en substituant la
figure du poète à celle de l’homme de savoir comme héros moderne, tente en même
temps la substitution de la foi en la poésie à la foi en la raison : “Mais pour la raison,
maître, j’ai peur de t’avoir moins suivi. Que tu nous la dépeignais belle, pourtant, à cette
époque”9. Ce n’est pas la raison, dit Giraudoux, qui donne accès au réel, mais la poésie
et l’intuition. Entre 1900 et 1928, c’était là une opinion assez commune dans les
milieux littéraires, imprégnés de bergsonisme; c’était l’opinion des romantiques
allemands d’Iéna que Giraudoux et la jeune littérature 1900 avaient redécouverts;
c’était aussi celle des surréalistes. Mais qu’en est-il de l’écluse? De nouveau,
Giraudoux donne lui-même la solution, une dizaine d’années plus tard cette fois, au
chapitre III de Combat avec l’ange (1934, mais écrit en 1932). Le Président dit à
Jacques : «Tu ne vois pas que je suis dans mon écluse? — Dans votre écluse? demande
Jacques. Le Président explique:

«...toutes les fois où je sens ma vie changer d’allure, de régime, je me mets


au lit...Quand je me lève, ma pensée a un autre rythme, d’autres convictions;
mon point d’émotion est déplacé. Tu pourrais nommer cela ma transfusion.
Je l’appelle mon éclusage, parce qu’il me semble surtout dans ces moments
changer de niveau. Voilà... Les portes sont refermées derrière moi. J’attends
que celles de devant s’ouvrent»10.
Retenons cette explication : l’écluse est le point de contact et de passage entre
deux niveaux de réalité. La complémentarité entre la fonction du sourcier et celle de
l’écluse saute aux yeux. Le sourcier devine où est l’Éden sans pouvoir l’atteindre, mais
le poète peut, en se faisant écluse du langage — écluse, et non éclusier— trouver cet
accès en devenant le lieu où le langage change de niveau, en laissant sa pensée changer
de rythme, en laissant son point d’émotion se déplacer, en acceptant une transfusion.

8. Oeuvres romanesques complètes I, p. 851.


9. Oeuvres romanesques complètes I, p.850.
10. Combat avec l’ange, in Oeuvres romanesques complètes, II, p.319-320.
10

Chez cet écrivain avare de confidences et de théorisations sur son propre art,
nous n’avons pas trop de ces deux clés, le sourcier et le poète-écluse du langage, pour
ouvrir la fabrique de ses romans. Mais nous tenons bien là, croyons-nous, les éléments
fondamentaux de la poétique giralducienne, et donc de la conception giralducienne de
la poésie, assez classique au demeurant, puisqu’il s’agit de la conception orphique du
poète capable de communiquer avec l’au-delà et d’en ramener de quoi abreuver les
hommes. Giraudoux-Orphée, Giraudoux-Amphion. Cela sonne juste en effet.

Cette clef nous semble expliquer, justifier les choix rhétoriques et stylistiques
de l’auteur, son parti-pris de confiance dans les pouvoirs du langage, et nommer la
source vive, le moteur de l’écriture giralducienne : le désir d’Éden. Nous disons bien le
désir d’Éden, plutôt que la nostalgie de l’Éden, car tout indique que pour Giraudoux
l’Éden n’est ni un mythe, ni quelque chose d’irrémédiablement perdu. Dans la période
qui nous occupe (1905-1926 approximativement), le lyrisme giralducien est tout entier
positif et concentré dans un hymne à la vie et à ses plus humbles habitants. C’est la vie
toute entière, sa richesse, ses innombrables résonances et correspondances que
Giraudoux constitue en Éden. L’Éden s’étend à la terre entière, minuscule point relié à
l’immensité du Cosmos. Rien fors la laideur et le vice, nous le verrons, n’en est exclu.
Ce n’est plus le sort des bergers, le refuge de la nature et la vie simple chers à l’antique
pastorale, loin de la fureur et du bruit, c’est toute la vie, avec toutes ses amusantes
bizarreries qui est l’Arcadie heureuse de Giraudoux. En principe, du moins. Toute son
époque, au moins entre 1905 et 1929, a célébré la vie, surtout dans les années de
l’immédiat avant-guerre. Cela est attribuable à plusieurs facteurs, au nombre desquels
il faut compter la lassitude des miasmes symbolistes, mais aussi à la découverte, peu
avant le tournant du siècle, d’écrivains étrangers, et surtout de Walt Whitman,
d’Emerson, à la redécouverte de Novalis et d’autres romantiques allemands, qui avait
favorisé une réaction de vitalité, de santé et de goût de vivre parmi les jeunes littérateurs
qui atteignaient la vingtaine au début des années 1900, et un regain de confiance dans
les pouvoirs de la littérature. Les nombreuses enquêtes sur la jeunesse à la veille de la
guerre le démontrent11. C’était l’époque du sport, des jeux olympiques (repris en 1896),
de l’hygiène, de l’électricité, de la clarté, du naturisme d’un Saint-Georges de
Bouhélier, de l’unanimisme d’un Jules Romains. Toute l’époque a rêvé d’Arcadie et
11

d’idylle. Puvis de Chavannes et Maurice Denis l’ont fait en peinture12. Après Mallarmé,
des poètes comme Henri de Régnier et Albert Samain ont écrit des églogues. Dans
Polyphème de Samain, représenté au Théâtre de l’Oeuvre en 1904, on écoute la plainte
d’amour du cyclope qui se crève l’oeil par désespoir d’amour pour Galatée qui lui
préfère le jeune berger Acis. Lycas, le jeune frère de Galatée est innocent et charmant,
tous les éléments du décor sont là : bergers, nymphe, nature, amour, innocence, locus
amoenus, mais Samain ne rénove guère Théocrite13, ni la forme pastorale. Ce n’est pas
le monde de l’idylle, c’est le monde de Balzac, ou pire c’est le monde trivial du fait
divers de bas étage et du théâtre de boulevard. Pierre Louÿs lui aussi donne dans
l’antiquaille. L’Arcadie de Giraudoux est à la fois plus noble et plus profonde, son
“classicisme moderne” — c’est la grande question littéraire autour des débuts de la
NRF — mieux ancré, par sa formation, dans l’antiquité et le classicisme. Gide, point
d’aboutissement des élans naturistes, enseigne quant à lui la ferveur. Giraudoux n’est
donc pas un cas isolé. Ce qui le distingue, c’est la consistance et l’unité de son rêve, et
sa continuité obsessive par-delà la guerre. Giraudoux croit que par la magie du langage,
ou mieux par l’hygiène du langage — le style —, il est possible de reconquérir de
«petits coins d’Éden 14» — occupation qu’il attribue à La Fontaine. Formé à la
rhétorique, c’est-à-dire à la Paideia grecque et son héritière directe la Bildung
allemande, son univers épistémique est tout entier tissu de valeurs “sûres”, “éternelles”
qui viennent du classicisme, de l’Antiquité classique, des classicismes français et
allemand (Goethe, Schiller). L’humanité de l’homme n’est pas une question. Pour nous
autres, lecteurs de la fin du XXe siècle, qui avons connu le soupçon, la méfiance, et la
déconstruction, la fin de la nature humaine, la fin de l’homme, et la fin de l’histoire, un
tel enthousiasme, un tel optimisme humaniste semble une naïveté qui prête à sourire.
Plusieurs, à partir des années 60 surtout, ont rejeté avec agacement Giraudoux et son

11. La plus connue a été récemment rééditée : Agathon (Henri Massis et Alfred de Tarde), Les
jeunes gens d’aujourd’hui (1913), présenté par Jean-Jacques Becker, Imprimerie nationale,
1995.
12. Voir le catalogue extrêmement éloquent à cet égard de l’exposition Paradis perdus,
l’Europe symboliste, Musée des beaux-arts de Montréal - Flammarion, 1995, en particulier le
chapitre VI «Vers un honne nouveau», dû à C. Naubert-Riser, p. 457 ss.
13. Théocrite, idylle XI.
14. Les cinq tentations de La Fontaine, Oeuvres littéraires diverses, op. cit., p. 326.
12

monde nouveau-né, sa fraîcheur matinale et printanière fondée sur les archétypes de


chaque chose. L’innocence préservée (ou retrouvée) a toujours scandalisé l’homme
ordinaire15 car il la ressent comme un reproche ou une humiliation. Chez Giraudoux le
respect de la vie, l’élévation des vues ne laissent pas d’être impressionnants, d’être une
leçon (humiliante parfois) et un rappel. Toute cette époque, intensément préoccupée de
morale, était volontiers donneuse de leçons. C’est l’un des charmes — désuets — de la
IIIe République.
Giraudoux-Orphée, Giraudoux-Amphion. Mais que fait cet Amphion? Le
sourcier entrevoit ce que peut être l’Éden — «Je sais maintenant ce que faisaient Adam
et Ève», écrit-il dans Berlin en1930. Il se soumet alors à un éclusage. Livre-t-il alors sa
parole prophétique expliquant aux humains comment réaliser le bonheur de l’humanité
? Le vrai travail du poète consiste à innocenter la vie, à diviniser Adam et Ève. Le vrai
ennemi c’est Jéhovah, qui cherche à substituer le sacré au divin, la soumission à la
liberté. C’est lui qui fait «pulluler» dieux et mythologies.
Giraudoux a en fait, tout bonnement, réalisé à un point inégalé le rêve poétique
par excellence : recréer le monde. Les chercheurs ont relevé la quantité remarquable de
présentatifs dans la prose giralducienne : les fameux «c’était...». Ce tour grammatical
est le fiat lux giralducien, c’est la joie de la nomination, c’est la jubilation de Genèse II,
avant la Chute. C’est la source principale du sublime giralducien, et elle correspond
parfaitement à la définition du sublime chez Longin d’après Boileau : «le merveilleux
dans le discours»16, que Giraudoux, prix d’excellence ay lycée et khâgneux émérite,
connaissait évidemment. Le sublime, qui est redevenu une question contemporaine,

15. William Blake, qui voyait, lui aussi, ce qui liait l’homme au Cosmos et dont la conception
messianique de la poésie n’est pas sans rappeler celle de Giraudoux, dut faire face lui aussi à
l’incompréhension. On n’aime guère les grands inspirés, sauf quand on est certain qu’ils sont
fous. Dans un même ordre d’idées, un journaliste du Monde des Livres (11 août 1995, p.15), Eric
Fassin, soulignait à propos des Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin : “la
perversité fait totalement défaut chez Maupin, les plus débauchés restent toujours fleur bleue, et
la fièvre sexuelle est un avatar du romantisme. Mais n’est-ce pas justement cette innocence
préservée qui scandalise, et l’oeuvre n’est-elle pas d’autant plus subversive qu’elle est moins
perverse...” C’est cette même innocence narrative que nous trouvons difficile de pardonner à
Giraudoux. Nous nous trouvons jaloux d’un secret auquel nous n’avons pas accès, secret qui
nous paraît illusoire et improbable.
16. Voir la préface de Boileau à sa traduction du Traité du sublime (1674), dans les Oeuvres
complètes, éd. de Françoise Escal, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», 1966, p. 338.
13

parce que «nous en provenons», dit Jean-Luc Nancy17, ce sublime vient en partie chez
Giraudoux du statut entièrement rénové de la métaphore : la métaphore giralducienne
n’est pas fioriture, mais heuristique; elle n’est pas approximation, mais vérité
(poétique). Elle pose et ne dérive pas. «Giraudoux, écrit Jacques Robichez, a écrit sur
Racine un article d’un intérêt capital pour qui ne s’intéresse pas à Racine, mais à
Giraudoux18»; celui-ci y dit deux choses très importantes :

Sa méthode, son unique méthode, consiste à prendre de l’extérieur, par le


style et la poétique comme par un filet, une pêche de vérités dont il ne
soupçonnait lui-même que la présence, et à utiliser jusqu’à l’extrême les
dispositions naturelles d’une culture et d’un langage à modeler, dès que le
talent les caresse, la réalité morale.19
Dans cette pêche miraculeuse, on reconnaît l’art du sourcier, mais un peu plus
loin dans le même texte, Giraudoux n’a pas dédaigné de préciser aussi en quoi consiste
le filet :

La métaphore n’est pas comme chez ses devanciers un paraphe, une


provocation poétique, un léger accès d’oubli de la réalité, ou un
épanouissement, mais le moment où le langage humain se change, en raison
de l’élévation de l’acoustique et de la tension poétique, en le langage de la
poésie même.20
Tel est le travail de la métaphore : «elle est le reflet, l’éclat, le crépitement
causés par la fable en heurtant sa peau divine à notre atmosphère21». Nulle part
Giraudoux n’a été plus clair sur la divinité de l’activité créatrice métaphorique. Et
comme pour bien montrer que ce ne sont pas ses attributs qui rendent le monde divin,
mais son organisation même, il ajoute : «le nom, l’adjectif, le verbe reprennent leur

17. «Nous ne revenons pas au sublime, nous en provenons plutôt», écrit Jean-Luc Nancy,
«Préface», Du Sublime, Belin, 1988, p.7. Le sublime est l’objet d’un nouvel intérêt, comme en
fait foi la parution récente d’ouvrages importants et remarquables : citons, entre autres, de
Baldine Saint Girons, le remarquable Fiat lux, une philosophie du sublime, Quai Voltaire, 1993.
L’auteur, traductrice de Burke, offre dans cet ouvrage une discussion très intéressante et une
impressionnante bibliographie; citons aussi J.-F. Lyotard, L’inhumain, causeries sur le temps,
Galilée, 1988, et Leçons sur l’Analytique du sublime, Galilée, 1991; Dominique Peyrache-
Leborgne, La poétique du sublime, de la fin des Lumières au romantisme (Diderot, Schiller,
Wordsworth, Shelley, Hugo, Michelet), Champion, 1997, principalement centrée autour de
Victor Hugo.
18. Jacques Robichez, Précis de littérature française du XXe siècle, P.U.F., 1985, p. 224.
19. Jean Giraudoux, «Racine», N.R.F., nº 195, 1er décembre 1929; repris dans Littérature,
Grasset, 1941; ce passage, Folio-essais, p. 29.
20. Ibid., Folio-essais, p. 48-49.
21. Ibid., Folio-essais, p. 48.
14

valeur absolue, et vierges, amantes, épouses qui, chez les autres poètes, se donnent
corps et âme au vocabulaire, ne se confient dans Racine qu’à la syntaxe.22» Jamais
auparavant, chez aucun écrivain, l’humble adverbe et conjonction comme n’avait été
porté à ce statut générateur essentiel. La métaphore est d’ailleurs le modèle de la
narration romanesque chez Giraudoux, qui se fait par parallèles successifs, plus que par
progression dans le temps23. Pour que cela soit possible, pour que la métaphore soit
création, il faut qu’il n’y ait ni monde supérieur qu’elle essaierait de signifier, ni sens
propre dont elle serait le sens figuré ou dérivé, mais seulement un monde divin, c’est-
à-dire l’Éden. Dans son beau livre sur Giraudoux romancier, Natacha Michel écrit : «Le
divin est l’état du monde quand justement il est incomparable, quand n’existe ni monde
antérieur ni supérieur, ni monde trivial qu’on a rendu meilleur ni monde céleste à quoi
aspirer. Le monde est divin quand rien ne le précède ni ne le surplombe, quand il est à
lui-même sa propre métaphore.24» C’est à la description de quelques aspects de ce
monde divin que se consacre ce travail.

Il y a certes des différences importantes entre les premières oeuvres, marquées


par le lyrisme, et les dernières, de plus en plus marquées par la fonction critique — la
responsabilité, l’engagement —, mais c’est toujours le bonheur qui est l’enjeu. La
problématique du paradis et du bonheur est si présente que le Dictionnaire des mythes
littéraires, à l’article «Éden», reconnaît expressément que «Refusant toute suite au
chapitre second de la Genèse, affirmant sa volonté de s’en tenir à l’idylle, champion de
l’édénisme, et plus précisément, “sourcier de l’Éden”, Jean Giraudoux — ou le héros
de Juliette au pays des hommes —, offre le plus éclatant témoignage de l’attitude
naturiste : “... Je vis encore, comme l’autre [Adam] dans cet intervalle qui sépara la
création et le péché originel. J’ai été excepté de la malédiction en bloc...”» 25.

De ses débuts littéraires entre 1906 et 1909 jusque vers 1924 ou 1925, un peu
avant le commencement de l’oeuvre dramatique, nulle oeuvre de Giraudoux où l’auteur

22. Ibid., Folio-essais, p. 49.


23. Ces remarques sur le temps giralducien ont été faites naguère, parmi d’autres, dans un
contexte bien différent, par Alain Duneau, dans son article si pénétrant, «Giraudoux précurseur
du nouveau roman», R.H.L.F., nº 1, Janvier-février 1975, p. 67-93.
24. Natacha Michel, Giraudoux, le roman essentiel, Hachette Littératures, 1998, p. 131. Ce
livre inspiré est paru trop tard pour que nous puissions en tirer tout le bénéfice.
15

ne cède à son désir de scénographier voluptueusement un décor idyllique et d’y installer


des êtres uniformément jeunes, beaux, ardents; de chanter le printemps, les saisons,
l’enfance, l’innocence (ou l’innocuité), la fraîcheur, l’aurore, le matin, la première fois
en toutes choses; nulle oeuvre où il ne privilégie enfants, vieillards et petits animaux26,
et innocente presque tout le reste de la création : âge mûr, manies, travers, orgueil,
malice, cancres et fonctionnaires, en rapetissant leur responsabilité, en effaçant la faute,
en vertu d’une sorte de charité poétique divine. C’est pourquoi nous devons, dans la
perspective de ce travail, privilégier cette période, où Giraudoux révolutionne la prose
française, et où il est le plus personnel27. Nulle part Giraudoux ne résiste au plaisir
littéraire de peindre l’agréable, le tendre, le plaisant, l’humblement humain sous les
traits de la grâce, et d’élever le pathétique au rang du sublime. Pas d’oeuvre qui ne tente
de meubler un «monde compatissant et doux28», et d’y «laisser toutes choses venir à
[soi] veloutées 29 ». Partout Giraudoux désigne, en utilisant toutes les ressources
poétiques à sa disposition, une vie conforme à l'idée qu’il se fait du Paradis selon
Genèse II, une vie qui n’a pas encore été alourdie par le fardeau du péché, et qui
s’adonne encore à la joie de la nomination (Genèse, 2, 19-20). Mais c’est surtout dans
l’oeuvre narrative qu’il le fait avec le plus de liberté. D’ailleurs, vue de la fin du XXe
siècle, c’est l’oeuvre romanesque qui s’avère la partie la plus personnelle de l’oeuvre
de Giraudoux, la plus originale, la plus intemporelle et la plus fraîche, tandis que le
Théâtre, qui s’adressait à un public, qui fut le grand événement théâtral de l’avant-
guerre et qui conféra à son auteur la célébrité et l’amena au pouvoir politique, paraît
plus marqué par son époque et le savoir-faire de Louis Jouvet. Les oeuvres de jeunesse

25. Dictionnaire des mythes littéraires, Pierre Brunel dir., éditions du Rocher, 1988, p. 542
(article Éden). Le dictionnaire fait la liste des divers traitements “naturistes” de Genèse II.
Remarquons que l’édénisme de Giraudoux est la marque spécifique de son oeuvre plus encore
que son originalité. Robert Couffignal a retracé l’extraordinaire fortune littéraire du récit de la
Genèse (Le Drame de l’Éden, Publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1980, et
surtout La paraphrase poétique de la Genèse de Hugo à Supervielle, Lettres modernes - Minard,
1970).
26. C’est-à-dire ceux qui n’ont rien à voir avec le mal ou la laideur.
27. Alors que le Théâtre naît, rappelons-le, d’une collaboration, particulièrement efficace, et
d’une rencontre, particulièrement réussie, entre Giraudoux et Louis Jouvet.
28. «Le petit duc», Oeuvres romanesques complètes I, p.73
29. «Le printemps», Oeuvres romanesques complètes I, p. 86
16

sont portées principalement par un éblouissement esthétique, qui graduellement se


nuance et s’infléchit pour faire place, ou plutôt laisser place à un élan éthique. Albérès
avait bien vu les deux pôles de cette oeuvre, qui se tient et existe dans leur tension, son
titre génial le dit explicitement : Esthétique et morale dans l’oeuvre de Jean
Giraudoux30. Et Albérès avait bien vu aussi l’affinité de cette exigence éthique avec
Spinoza, ce qu’il appelait “la morale de l’harmonie” dans Simon le Pathétique31. C’est
cette exigence éthique qui lentement s’impose à Giraudoux et qui l’amène au théâtre32.
En mai 1928, à la première de sa première pièce Siegfried, Giraudoux, après avoir
rappelé en quoi consiste le roman, déclare :
Ce n’était vraiment pas ce que je cherchais cette fois, car j’avais à parler de
l’Allemagne, et le mégaphone lui-même n’est pas assez sonore dans ce cas.
[...] c’est là un sujet qu’il convient de méditer un peu plus en commun dans
ces assemblées générales que sont les théâtres33.
Le théâtre est donc perçu par Giraudoux comme un moyen de s’adresser à ses
concitoyens. L’écrivain que la bourgeoisie de la IIIe République à son déclin célébrait
comme un magicien, un enchanteur, dont la hauteur de point de vue et le style miroitant
faisait l’admiration et l’envie de ses cadets, Sartre34, Nizan35, Anouilh entre autres,
Giraudoux fut un écrivain politique, ou du moins “engagé”. Chris Marker, écrivain et
cinéaste marxiste, le soulignait déjà en 195236, et Paul Guimard, autre socialiste, l’a
redit récemment37. Certes pas au sens sartrien de cette expression, mais au sens strict:

30. René-Marill Albérès, Esthétique et morale dans l’oeuvre de Jean Giraudoux, Nizet, 1957.
Il s’agit de la première thèse française sur Giraudoux.
31. Op. cit., chapitres viii et ix. Albérès écrivait dans les années 50. On est tenté aujourd’hui
d’introduire une distinction entre morale et éthique: définissons la morale comme recherche du
bien par l’obéissance au devoir, et définissons l’éthique comme organisation réflexive de la vie et
de l’action en les subordonnant toutes deux à la recherche de la joie (Voir l’introduction générale
de Robert Misrahi à sa traduction de l’Éthique de Spinoza (PUF, 1990) et du même auteur, L’être
et la joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre marine, 1997)
32. Le glissement graduel du stade esthétique vers le stade éthique dans l’oeuvre
giralducienne n’est pas sans rappeler un texte fameux de Kierkegaard, L’Équilibre entre
l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité. Soeren Kierkegaard, Ou bien... Ou
bien (1842), trad. Prior et Guignot, Gallimard, 1943.
33. «Un passage», Entracte, journal de la compagnie Louis Jouvet, Comédie des Champs-
Élysées, mai 1928; publié dans Or dans la nuit, op. cit., p. 92-96; ces passages, p. 94
34. Voir ses Écrits de jeunesse, Gallimard, 1990, p.453.
35. Paul Nizan, «Giraudoux, artiste», Les Faisceaux, 1er avril 1924, p. 6-9.
36. Chris Marker, Giraudoux par lui-même, Seuil, «Écrivains de toujours - 8», 1952, p. 30 :
“C’est parce qu’il ne croit pas que l’écrivain dispose d’un refuge dans les idées, qu’il est le
premier écrivain engagé.”
17

un écrivain préoccupé du sort des hommes dans la cité. Le théâtre de Giraudoux s’ancre
dans la vie civile et politique de son époque. Il le déclare lui-même en 1928 lors d’un
entretien avec une journaliste: “j’ai conçu mon oeuvre comme une chronique de notre
temps”38. En 1934, décrivant le rôle de l’écrivain, il déplore que la littérature soit
devenue “seulement un divertissement”, paradant “dans des opérations de faste qui
n’intéress[ent] en rien le sort du pays”, et ajoute:
Ce que les lecteurs de 1934 lui demandent c’est justement le contraire de ce
que réclamaient leurs pères. Ils ne leur demandent pas de chefs-d’oeuvre, ni
d’entretenir à côté d’eux ce ronron littéraire qui est l’écho des époques
heureuses et bourgeoises; ils leur demandent une sensibilité et un
vocabulaire.
Et il termine son article en affirmant :
que l’écrivain doit devenir, dans le travail du pays, un élément toujours
présent, mobilisable chaque jour, un ouvrier de toute heure, un journalier,
c’est-à-dire un journaliste 39.
C’était pourtant un divertissement que cherchait le public aisé et cultivé qui
goûtait et fêtait Giraudoux. Et on a un peu de mal aujourd’hui à imaginer comment cet
écrivain à la réputation de légèreté, de brillance et de préciosité put se déclarer ou se
souhaiter “rénovateur” du monde, dans un sens politique. La responsabilité qu’il
s’attribue n’est pas de transformer la société, mais de transfigurer le monde. Son projet
est un projet avant tout littéraire. Comme son cher Ronsard l’avait fait avant lui dans sa
Bergerie, Giraudoux introduit le politique dans l’idylle40. Rien ne s’y oppose, puisque
il s’agit encore et toujours du bonheur. Ce que le talent de Giraudoux a offert de plus
politique, son apologie du sport, sa défense de l’urbanisme, son idée de la France
éternelle, sa promotion de la femme, sa défense de l’imagination et de la noblesse de
sentiments face à Goebbels — ce ministère de l’imagination qu’il avait réclamé et qui
devint le ministère du Mensonge41 —, c’est le Giraudoux des années 30, le journaliste,

37. Paul Guimard, Giraudoux? Tiens!, Grasset, 1988, p. 115-124; p. 121: “Giraudoux voulait
en tout n’être qu’écrivain, il ne s’est jamais mis en congé d’engagement.”
38. Entretien accordé à Simonne Ratel, Ciné-Comoedia, 18 juillet 1928; voir Cahiers Jean
Giraudoux, 14, 1985, p. 96
39. Jean Giraudoux, “L’écrivain journaliste”, Marianne, 14 février 1934. Repris dans Or dans
la nuit, 1969.
40. À Normale, en 1904, Giraudoux avait consacré son mémoire de Licence à une Étude de
l’Ode Pindarique chez Ronsard. Voir Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, Nizet,
1957, p. 492-493.
41. Chris Marker, op. cit., p. 34
18

l’homme de théâtre42, le diplomate et l’homme politique qui ont donné cette inflexion
au parcours de l’oeuvre. Ces prises de position sont le résultat prévisible et éthique
d’une épistémé trempée comme un acier à la recherche de l’Éden. Personne ne
contestera que le Giraudoux de La Guerre de Troie n’aura pas lieu ou de La Folle de
Chaillot s’adresse à l’actualité politique et économique de son temps, comme l’auteur
d’Électre, d’Ondine et de Pour Lucrèce s’adresse à son actualité morale. Le théâtre fut
pour Giraudoux une manière d’engagement, car c’était pour lui une sorte de pendant de
l’arène politique, une assemblée civile où l’on discute des problèmes de l’heure, du
moral de la nation et des grands sentiments. Sa langue s’y affinait, s’y raffinait pour
devenir outil rhétorique43, instrument de persuasion, de combat au profit d’une vision
où culminait, en quelque sorte, sa recherche de l’idylle. Au théâtre Giraudoux a
accompli sa poétique en rhétorique, comme l’a souligné jadis Claude-Edmonde
Magny44. Raison de plus pour se pencher sur les années de constitution de cette
esthétique fondamentale et sur les oeuvres narratives. La «cohérence interne 45» de

42. Dans l’Entre deux guerres, un homme de théâtre était un personnage public. Lors du
Colloque «Giraudoux en son temps» organisé pour le centenaire de la naissance de l’écrivain le
11 décembre 1982, au Collège de France, René Pomeau le soulignait : «Le prestige du théâtre en
France, il y a un demi-siècle, serait aujourd’hui difficile à concevoir. Son influence débordait
largement la pure littérature. On se rappellera que parmi les causes, ou les prétextes, des
manifestations insurectionnelles, le 6 février 1934, il y eut deux spectacles de la Comédie
française : une création du Coriolan de Shakespeare, où une droite en ébullition voulut
reconnaître une inspiration anti-parlementaire; et simultanément une reprise, de pure routine, du
Ruy Blas : en pleine affaire Stavisky, la tirade “Bon appétit, Messieurs” faillit déchaîner l’émeute
dans la salle. Un peu plus tard, ce fut une adaptation d’Aristophane qui procura au public de
l’autre bord l’occasion de conspuer le ministère Laval.», RHLF, nº 5-6, sept.-déc. 1983, p. 707-
708.
43. Instrument rhétorique qui ne cessait pas un instant d’être aussi rythme poétique. Louis
Jouvet a commenté l’attitude de Giraudoux pendant les répétitions: «Détaché en apparence, et
tendu à la fois, dès qu’un comédien commençait à répéter sur scène, une sorte d’effort
respiratoire l’étreignait et, dans cette attitude distraite et contenue où il écoutait, je l’observais.
Les bras croisés, presque souriant sans que son visage s’altérât sensiblement, sa respiration
suivait le texte dans un rythme égal ou contraire, aisé ou malaisé, dans une cadence juste ou
boitante par rapport à la diction des comédiens, et moi je surveillais cette respiration qui
s’ajustait à la longueur d’onde de la phrase et son amplitude, égale ou dissemblable de celle des
comédiens, témoignait pour moi de la justesse de leur débit et de leur jeu.», Les lettres
françaises, 51, samedi 14 avril 1945, p. 1.
44. «Le monde de Giraudoux est l’exemple le plus parfait peut-être d’un univers entièrement
créé par le langage : ce qui explique que sa route triomphale ait été le théâtre, seul endroit où le
Mot puisse prendre toute sa force et son éclat.» Claude-Edmonde Magny, Précieux Giraudoux,
1945, p.75.
19

l’oeuvre de Giraudoux est d’ailleurs remarquable. On l’a souvent souligné. Non


seulement les thèmes, mais les mots mêmes de l’oeuvre narrative se retrouvent dans
l’oeuvre dramatique et dans les essais et articles. «Le ton ne change pas»46. Quel que
soit le genre, le message giralducien demeure le même. Mais Giraudoux prosateur, loin
des contraintes de la scène et du public, sans subir l’influence de Louis Jouvet, laisse
courir son imagination, revient à ses thèmes, à ses images, à ses obsessions, à ses lubies,
et au travail non bridé de la métaphore tel qu’il aime s’y livrer. Le Giraudoux de
l’oeuvre pré-théâtrale, le romancier, nous donne accès d’une manière plus complète à
son monde personnel, et aux secrets du sourcier.

À partir de 1925 ou 1926, — c’est-à-dire l’année de la parution dans le même


mois de Janvier de Bella, de Nouvelles morts d’Elpénor, et de Première disparition de
Jérôme Bardini, trois oeuvres qui marquent un net tournant tragique — avec
l’apparition, dans Bella, du personnage de Fontranges, image paternelle, une certaine
sublimation du narcissisme des oeuvres de jeunesse s’effectue, qui mène à un
engagement plus personnel dans la Cité et à l’éclosion de l’oeuvre dramatique à partir
de 1928, où Giraudoux met plus volontiers en scène une tension entre désir et réalité.
Mais le sourire eudémoniste ne disparaît pas. Il y acquiert même un tour plus
rhétorique, et les synonymes et antonymes du mot Éden continuent à proliférer partout
dans l’oeuvre47. Le personnage qui, sous le nom de Forestier, dès 1922, à la fin de
Siegfried et le Limousin «se promenait sur l’Europe comme un sourcier...», qui trouvait
«que peu de nationalités d’ailleurs paraissaient enviables!48» , et qui, un peu plus loin,
déclarait :

45. Jacques Body, Oeuvres romanesques complètes I, p. lxxxii.


46. Voir Chris Marker, op.cit., p. 29
47. Pour les seize oeuvres inscrites dans la base de l’American Research Treasury of the
French Language (ARTFL) à l’Université de Chicago, les rapports d’occurence sont éloquents :
heureux, bonheur et leurs dérivés et composés : 343 fois; jeune : 491 fois; printemps, 58 fois;
matin : 272 fois; aurore : 37 fois; premier : 463 fois; paradis : 25 fois; parfait : 130 fois; beau,
belle : 844 fois; tendre : 176 fois; souffrir : 125 fois; , etc., tandis que le mot Éden lui-même ne
revient que quelques fois. La prédominance des synonymes ou des attributs édéniques montrent
bien que c’est sa recherche et sa description qui priment. La relative absence d’antonymes
montre que ce n’est pas la fonction critique qui domine, mais la fonction lyrique.
48. Siegfried et le Limousin, dans Oeuvres romanesques complètes I , p.769.
20

Tout ce que je demande aujourd’hui c’est que l’on me redonne pour patrie
un pays que je puisse du moins caresser.(I, p.780)
ou le personnage qui, à peu près à la même époque, faisait dire à Suzanne:
Il me demanda ma province, et se mit alors à me parler du Limousin comme
si c’était non point mon pays de départ, mais mon but et un lointain éden.
(I, p. 489)
on le retrouve encore en 1936, autour de la figure du poète La Fontaine.
L’Éden et sa recherche divinatoire continuent donc à irradier l’oeuvre de sa
problématique.
D’un bout à l’autre de l’oeuvre on peut montrer de plusieurs manières la
continuité remarquable de cette problématique, ainsi que son évolution. Par le
traitement de l’espace, en particulier, qui est toujours jubilation de l’espace et de la
géographie, espace choisi, privilégié, abondamment décrit, et toujours traité comme
locus amoenus, c’est-à-dire le lieu paradisiaque par excellence. Qu’on songe au premier
chapitre de Suzanne et le Pacifique ou aux promenades de Siegfried et le Limousin.
Mais en voici un exemple antérieur, dans la plus pure tradition du poème pastoral, qui
affleure dans l’une des premières oeuvres, l’allégorie La Nostalgie (1909) :
Un berger jouait du pipeau; à ses pieds, le ruisseau coulait; dans le ciel, un
oiseau volait.
C’est là un locus amoenus de la plus belle eau, parfaitement conforme au topos
classique. Il est immédiatement suivi dans le texte d’une des premières descriptions de
cette province innocente de Provinciales, véritable décor de pastorale qui reviendra
continuellement dans l’oeuvre, métaphore généralisée du Jardin :
C’était un de ces paysages que l’ombre bistre, que la poussière poudre, qui
sont rustiques avec apprêt, et qui vous renvoient votre tristesse ainsi qu’ils
retournent l’écho49, adoucie, ironique, un peu niaise. (I, p. 86)
L’espace provincial se pare de toutes les qualités sentimentales et humaines;
dans toutes les premières oeuvres il apparaît comme échappant à la complication de la
civilisation, à l’enflure, et à la surcharge, péchés bourgeois. Le locus amoenus peut
aussi être la ville, mais c’est alors pour ses aises et son luxe (Bella, et surtout le Paris

49. Nous soulignons. Cette nature apprêtée rappelle une nouvelle fois la tradition pastorale,
dont l’écho est l’un des topoi. Cette réminisence montre quel lecteur attentif de la pastorale
baroque française fut Giraudoux, sa bibliothèque personnelle le prouve amplement. Écho est le
titre de la première idylle giralducienne, au sens classique, nous le verrons; et le thème revient
également dans Intermezzo en 1934.
21

d’Églantine); il peut être un parc (Choix des élues), ou une île (Suzanne et le Pacifique).
Remarquons que nul espace nouveau n’est inventé — pas d’u-topos —, aucun ailleurs
n’est chargé de revêtir les caractéristiques du Paradis, qui condamnerait implicitement
l’ici : la rédemption est celle de l’ici et du maintenant, du lieu et du temps de
l’énonciation. L’ekphrasis du fiat est si omniprésente que le décor est fréquemment le
héros principal et souvent l’espace lui-même pense50.

On peut montrer la continuité édénique dans l’oeuvre par le traitement du


temps, généralement hors Histoire, souvent marqué dans le locus amoenus par les
saisons, le printemps surtout, et l’été. Quant aux personnages, ils n’ont pas de passé. Le
récit giralducien tente toujours d’échapper au temps soit en remontant à l’enfance,
idéalisée et immobilisée dans le souvenir, soit en omettant les repères nécessaires, ce
qui a pour effet de situer le temps de la narration dans une pure durée bergsonienne, soit
en montrant comment le héros réintègre un temps idyllique — Edmée et Claudie dans
le parc Washington, par exemple, au chapitre iii de Choix des élues, Jérôme (et
Fontranges) aux Chutes du Niagara. Le temps est alors suspendu, ou du moins change
de statut.

Certaines récurrences thématiques aussi se dessinent : par exemple le rôle de


la tendresse, celui du bonheur et de l’harmonie. L’une des plus significatives est cette
conception de la souffrance comme bonheur, qu’on retrouve, à vingt ans de distance,
dans Simon le Pathétique (1918), dans Bella (1924), et dans Ondine (1939). Le chapitre
vi de Simon le Pathétique, par exemple, ouvre ainsi:
J’étais heureux... Comment donc souffrir? direz-vous... Impossible de me
torturer dans le présent; [...] Je souffris donc de mon passé, de mon enfance.
(I, p.335)
Dans ce roman, Giraudoux indique que «l’école du sublime» — titre collectif
des trois premiers chapitres dans les versions de 1918 et de 1923 — mène au «triomphe
du pathétique» — titre collectif des derniers chapitres dans ces mêmes versions51. Dans
Bella (1926), Giraudoux termine un paragraphe par «Tout était bien. Ils étaient
heureux», et commence le suivant par : «Ils souffraient. Du moins le jour...» (I, p. 964).

50. De ma fenêtre, I, p. 21 ss.; Simon le Pathétique, I, p.357


51. Ces titres disparaissent dans l’édition définitive de 1926. Voir la notice de Guy Teissier
dans l’édition de la Pléiade, p. 1386-1402, et la note sur le texte, p.1402-1409.
22

La méthode oxymorique de cet éden est liée au stoïcisme de Giraudoux, stoïcisme mis
au service de son épicurisme : «pour qui aime le pathétique, il n’y a pas d’amour
malheureux52».
Autre marque de continuité de l’édénisme: la récurrence du personnage
masculin “parfait”, qui est le type même du lycéen Simon le Pathétique (1918), et qu’on
retrouve en l’adulte Pierre dans Choix des élues (1939), et en un autre adulte, Réginald,
dans La Menteuse (1969, écrit en 1936). Pensons aussi à cet acharnement des héros
giralduciens à s’affranchir des dieux qui tendent à proliférer: “C’est que nous étions
campés sur l’effleurement d’un terrain non condamné par Jéhovah”, lit-on dans La
Prière sur la tour Eiffel (I, p. 853).
On peut encore montrer cette continuité édénique par la permanence de
l’esthétique et des “tics” stylistiques et rhétoriques qu’elle utilise — ce «jeu de
prosopopées, d’apostrophes et d’hyperboles, mais aussi d’ellipses et de litotes, [grâce
auquel] le monde [...] fait écho, joyeux, moqueur, désespéré53» ; — et surtout le jeu des
antithèses, symétries et oxymores, véritable discordia concors généralisée qui envahit
l’oeuvre et qui est la signature la plus probante de ce désir de réintégrer l’unité, de
rapprocher, de rendre compatible ce qui autrement s’opposerait, et qui réalise
l’harmonie qui est tout l’enjeu de la phrase.
Pensons enfin à tout ce qui est exclu du monde giralducien. Il met d’emblée
hors jeu toutes les forces inquiétantes, tout ce qui pourrait détruire la paix de l’éden.
Caractéristique de l’idylle est l’exclusion du monde économique et de ses soucis et
problèmes. Nulle part dans l’oeuvre de Giraudoux on ne trouvera soulignés, ou utilisés
à des fins narratives ou dramatiques les inégalités sociales, la misère, l’exploitation de
l’homme par l’homme, le regard des voisins, les injustices du sort, le marasme, la crise
du commerce, le malheur, les usuriers et les rentiers, les banques et les investissements,
les entreprises, les rendements et les salaires, la propriété et les monopoles, la sueur et
le travail, la croissance, la prolifération (de la population, du sens), la famille, la
consommation, le marché, manufacturier, colonial, urbain, et les impôts, la lutte des
classes, la bêtise, le vice, les passions viles, etc. qui sont le monde du roman du XIXe

52. Jacques Body, Jean Giraudoux, la légende et le secret, PUF, 1986, p. 118.
53. Jacques Body, op. cit., p. 119
23

siècle. Ce sont les problèmes et les malheurs que fuit l’idylle et qui sont au contraire le
sol sur lequel se bâtissent réalisme et naturalisme et que l’utopie littéraire corrige par
de nouvelles institutions. L’idylle chez Giraudoux refuse, mais ne nie pas. Elle cherche
rarement à s’évader, mais elle est avant tout une forme littéraire, et ses préoccupations
‘sérieuses’ sont secondaires par rapport à l’art du poète dont elles sont tributaires54;
c’est d’autant plus le cas que l’idylle est morale et philosophique chez Giraudoux, et
qu’elle a quelque chose à prouver, un exemple à donner. Contrairement à ce qu’on a dit,
Giraudoux ne nie pas la Chute : tout l’art giralducien en est un d’équilibre. Reprenons
la citation en la complétant :
Dieu non plus ne pense pas continuellement à Dieu. Il est possible, pour
vous comme pour lui, de vivre divinement notre vie habituelle, comme il
l’est de vivre sportif une vie domestique, par la légèreté des pas dans
l’escalier et la façon de soulever sa fourchette à table. Ce qu’on appelle
l’équilibre, est l’équilibre accordé à l’homme quand il a pour contrepoids ce
Dieu qu’il ne discute et ne divulgue pas.(I, p. 1592)
Ses personnages se maintiennent à l’état prélapsaire55 sur ce qui peut, certes,
nous paraître une espèce de corde raide ou de fil du rasoir philosophique et moral, dans
le pathétique. Le pathétique giralducien est la capacité de ressentir, d’éprouver
l’émotion 56 et «il est d’abord dans la vibration engendrée par une écriture toute
métaphorique. Le paysage, l’heure, les saisons se projettent sur les coeurs, soudains
sombres ou ensoleillés57.» Il faut donc admettre l’existence de ce que j’appellerai un

54. C’était également le cas dans la pastourelle médiévale. Voir Helen Cooper, Pastoral,
Mediaeval into Renaissance, Ipswich et Totowa, N.J.: D.S. Brewer et Rowman & Littlefield,
1977, p.1 : “[Mediaeval pastoral] is very seldom escapist — it is an art that is deeply concerned
with social, moral or religious matters; but above all it is an art, so that its serious concerns are
offset by the artist’s imagination and by the quality of his poetry.”
55. Le terme prélapsaire désigne le monde de Genèse II, le monde d’avant la Chute, et post-
lapsaire, tout ce qui suit Genèse III.
56. C’est le premier sens de l’adjectif παθητικüò en grec.
57. Jacques Body, op. cit., p. 119
24

radical épistémologique, qui sous-tend toute l’oeuvre, et qui constitue l’éthos58


giralducien.

Peut-être d’ailleurs cette manière d’art poétique qu’est La Prière sur la tour
Eiffel fut-il une prise de conscience59! Prise de conscience de l’un de ces “éclusages”,
étapes-passages dans l’accomplissement de la mission60 du poète. Si c’est bien le cas,
par cette image du “sourcier de l’Éden”, Giraudoux résumerait alors ce qui est au coeur
de tout ce qu’il a écrit jusqu’en 1923 et annoncerait l’orientation de ses projets, on serait
tenté de dire de son programme. Ce programme, on le connaît, il s’agit de la rédemption
du monde par l’écriture61. Comme l’enseigne Simon le Pathétique, en se mettant à
l’école du sublime, on obtient le triomphe du pathétique62. C’est pourquoi la Prière sur
la tour Eiffel est un texte capital. Giraudoux a joué avec ce problème littéraire de
multiples manières, mais «l’Éden sert à Giraudoux de référence constante63». «Viens
jouer avec moi les jeux du paradis terrestre», écrit-il dans Le Sport 64. «Songe à
l’homme innocent», dit Holopherne à Judith65. Le même rêve d’innocence opposé aux
terreurs religieuses et au Dieu de la Bible réapparaît dans le Supplément au voyage de

58. L’éthos, c’est le monde moral personnel de l’individu : ensemble de règles, de croyances,
de convictions, etc. qui forment un ordre normatif intériorisé. L’éthos d’un individu commande
sa ligne d’action, ses attitudes vis-à-vis d’autrui, du travail, de la vie, des grandes questions
humaines. L’éthos c’est la mentalité de l’individu, ses qualités morales telles qu’elles
s’extériorisent dans l’action, dans les relations avec autrui. L’éthos, c’est le tempérament en tant
qu’il est source du comportement. Ce sont ses préférences, ses élections, ses choix, ce qu’il
rejette, évite, ses goûts, son goût, sa manière d’être, son caractère.
59. «Mon Art poétique, en ce moment, y lutte avec une autre possibilité qui est, je le distingue
mal, mon Vicaire savoyard ou mon J’accuse.», fait-il dire à Jules Descoutures-Mazet, «Prière sur
la tour Eiffel», I, p. 848. Les oeuvres de jeunesse ont presque toutes ainsi un «art poétique» :
ainsi telle page célèbre de «Jacques l’Égoïste», dans L’École des indifférents, où, entre autres, le
narrateur s’affirme poète, mais ne veut pas écrire de vers (I, p.154); ou telle page de Suzanne et le
Pacifique, où l’auteur justifie sa préciosité, son alexandrinisme, son romantisme (I, p.556).
60. Giraudoux a 41 ans.
61. Voir René-Marill Albérès, Esthétique et Morale chez Jean Giraudoux, Nizet, 1957, p. 195,
252-255. Voir aussi Lothar Knapp, «Le mythe de la province, première forme du messianisme
dans l’oeuvre de Giraudoux», Humanisme contemporain, III, 1968, p.23-38, ici p. 23.
62. Albérès l’avait noté : « “Pathétique” signifie pour lui détachement sublime de l’âme,
sérénité supérieure», op. cit., p. 263.
63. Albérès, op. cit., p.199.
64. Jean Giraudoux, Le Sport, Hachette, 1928 (Grasset, 1977, p. 24).
65. Judith, Acte II, sc. iv, Théâtre complet, p. 245. Cette tirade d’Holopherne est sans doute le
manifeste anti-judaïque le plus éclatant de Giraudoux; c’est en même temps un manifeste
spinoziste, car la joie est le but. Albérès l’avait bien compris (Albérès, p. 201).
25

Cook. Jérôme est sauvé grâce à un enfant, le Kid, qui lui fait redécouvrir l’innocence.
Edmée s’évade de sa vie bourgeoise, retrouve avec la liberté l’unité, l’innocence des
gestes simples et le pur plaisir de vivre sans souci du lendemain. Quelquefois tout
commence par une tabula rasa, comme dans Première disparition de Jérôme Bardini,
où Jérôme quitte une petite vie provinciale calme et parfaite; ou comme Edmée et
Claudie qui découchent et s’éloignent du foyer au fonctionnement si prévisible, si
mécanique. Les indifférents, Jacques, Bernard et Manuel, ainsi que Simon ne sont pas
vraiment sortis de cette sorte d’Éden qui est moins adoration de soi ou égoïsme
qu’extase d’émotion pure centrée sur le moi et de métamorphose en train de se vivre, et
c’est ce qu’ils décrivent. Giraudoux décrit «l’enchantement d’un monde qui endort ses
servitudes66» , il décrit un repos, une suite de repos, disait Sartre67, qui cherchait toute
la matérialité et l’épaisseur du roman du XIXe siècle, c’est-à-dire, pour Giraudoux,
exactement les déchets du roman; ce que Giraudoux donne à voir ce n’est pas les yeux,
les nez, les bouches de ses personnages, mais «leurs regards, les saveurs, les odeurs
qu’ils respirent68»; ce sont les émotions et les métamorphoses; «il ensevelit dans
l’inconnaissance toute la rançon psychologique et morale de nos désirs. Il annihile tout
ce que l’habitude engourdit. Ici, le beau est l’éclat de la matière vu par un esprit. Chaque
geste suscite des charmes naturels et frais comme des sentiments», dit encore l’auteur
de Papillon de neige. Giraudoux décrit ce que nous appellerons, pour suivre ses maîtres
allemands, une idylle. L’idylle, pour Schiller, devait avoir pour but de peindre l’état
heureux de l’humanité en action, de représenter l’homme dans un état d’innocence,
c’est-à-dire dans un état d’harmonie et de paix avec lui-même et avec la nature
extérieure. Giraudoux a tenté de concilier, nous y reviendrons, une esthétique littéraire
alexandrine, «puisée aux vieux livres69», Théocrite en particulier, à la Khâgne de

66. Joe Bousquet, «Jean Giraudoux», dans Problèmes du roman, Confluences 21-24, Lyon,
1943, p.144.
67. «Le livre est fait de repos», écrivait Jean-Paul Sartre en 1940, «M. Giraudoux et la
philosophie d’Aristote. À propos de Choix des élues», NRF, mars 1940, repris dans Situations I,
Gallimard, 1947, p. 101. Nous dirions plutôt : le livre est faite de stations, au sens biblique. Nous
reviendrons longuement sur cet article rageur d’un ancien admirateur de l’archi-cube Giraudoux.
68. Joe Bousquet, ibid.
69. «J’ai ma jeunesse à moi, une vraie jeunesse, puisée à la campagne et aux vieux livres...»,
Simon le Pathétique, Oeuvres romanesques complètes I, p. 330.
26

Lakanal, et une esthétique néo-classique, prise, lors de ses études d’allemand, chez
Schiller et Goethe, avec certains ajouts en provenance des romantiques allemands70.

Or étonnamment, cet édénisme si avoué, si évident qu’il s’impose au lecteur


néophyte au bout de quelques pages, si omniprésent dans toute l’oeuvre des débuts
jusqu’à la toute fin qu’il en est devenu un lieu commun parmi les spécialistes, noté,
remarqué, souligné, commenté, célébré ou ridiculisé mille fois, n’a fait l’objet d’aucun
travail systématique qui se serait donné pour but d’en éclairer les origines, fixer les
limites, montrer la mise en oeuvre littéraire, expliquer la signification. On dispose
d’une thèse allemande déjà ancienne sur le messianisme de Giraudoux71, et d’un certain
nombre d’études thématiques très précieuses pour le chercheur. Le plus souvent
l’édénisme giralducien est rapporté à la nostalgie de la pureté, de l’enfance, au
sentiment d’un lien avec le cosmos, à l’androgynisme, à des thématiques élevées au
rang de mythes comme la province, l’île, la jeune fille, le couple idéal, ou une
condamnation du masculinisme de la civilisation. Il est traité comme l’un des meubles
anciens — encombrants — du domaine giralducien, péché de jeunesse, travers ou
manie d’écrivain, rarement comme la force structurante de l’oeuvre, ce qu’il est
pourtant de tout évidence, tant cet appel de l’être est profond et authentique.

À lire la critique savante sur l’oeuvre narrative de Giraudoux, on remarque une


constante : les situations romanesques, les personnages, l’espace et le temps
giralduciens, y sont généralement approchés comme s’il s’agissait de situations
réalistes et d’êtres réels dont les modèles sont dans la réalité commune, la seule

70. «De fait, écrit Jean Starobinski, — Schiller l’a bien vu — le genre traditionnel de l’idylle
offrait la forme dans laquelle le rêve de la grande unité pouvait d’abord tenter de s’incarner.
Entourés par un paysage riant ou altier, enveloppés par la sollicitude “maternelle” de la nature,
des hommes célèbrent leur alliance avec la terre, tantôt par un travail qui ressemble à la fête,
tantôt par des jeux où la poésie et la musique sont le partage commun. Le chant qui jaillit à cet
instant est à la fois l’hymne de l’homme et l’hymne du monde; il dit l’harmonie de l’homme et
du monde.» Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, Skira, 1987, p.159.
71. Lothar Knapp, Der messianische Gedanke im Werk Jean Giraudoux’, s.d. Nous
remercions Jacques Body de nous avoir fourni une photocopie de ce travail. Il n’est pas
indifférent que la seule étude consacrée entièrement au messianisme de Giraudoux soit
allemande. Il est intéressant de noter que le rapporteur principal de la thèse fut le romaniste et
médiéviste Eric Köhler, auteur de L’aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman
courtois, trad. fr., Gallimard, 1970. I l y a dans ce grand livre de quoi reprendre et renouveler
l’étude de Sertelon sur Giraudoux et le Moyen Âge (La Pensée universelle, 1974).
27

différence étant qu’ils sont traités par l’écrivain avec une originalité, un goût, une
étrangeté qui deviennent dès lors l’objet de l’étude. Cette manière d’aborder les textes
giralduciens est à l’origine de nombreux contresens car elle revient à prendre pour
critère de comparaison le roman réaliste dans le goût du XIXe siècle, dont le type est le
roman balzacien. Certes Giraudoux partage avec ses contemporains un réel de
référence dans lequel il puise divers éléments; mais on ne peut saisir le «réalisme
giralducien» que si l’on comprend qu’il s’agit d’un réalisme expérimental, et d’une
construction où la vraisemblance n’est que convention. Commenter le “réel”
giralducien comme une vision personnelle originale du réel de référence qu’un autre
écrivain pourrait lui aussi décrire à sa façon, a conduit bien des critiques, surtout dans
les années 50-60, à écrire que Giraudoux niait le réel, qu’il s’évadait des réalités ou bien
à commenter son style en parlant de féerie, de feu d’artifice, de miroitements, de style
à facette, «prismatique72», à utiliser toute une panoplie d’adjectifs plus propres à la
description d’articles de verroterie qu’à celle du style d’un écrivain. Ceci laisserait à
penser que Giraudoux serait un auteur léger et n’ayant pas le sens du tragique de la vie.
C’est tout le contraire. Comment un auteur aussi taraudé que Giraudoux par la question
divine, par la question de l’Éden, par la question du bonheur pourrait-il être privé du
sens du tragique? Les premiers à commettre ce contresens furent, dans les années 20,
les Lucien Dubech, les Marcel Azaïs qui ne voyaient en Giraudoux que pédantisme,
vanité et contorsion73. Ces accusateurs ont eu de nombreux successeurs et si certains
trouvent Giraudoux «agaçant» aujourd’hui, c’est au moins en partie à cause de
l’hégémonie de la conception dix-neuvièmiste du roman, malgré la soi-disant liberté
absolue du roman74. Le réel giralducien est un coup de sonde poétique et la confiance
«excessive» dans le langage qu’on a tant reprochée à Giraudoux (son prétendu

72. Comme s’écria Eugène Morand, le père de Paul, à la lecture des Provinciales.
73. Lucien Dubech, Les chefs de file de la jeune génération, Paris, 1925, p.155-164; Marcel
Azaïs, Le chemin des Gardies, essais critiques, Paris, 1926, p. 230-242.
74. «Le roman n’a pas de règles. Tout lui est permis. Aucun art poétique ne le mentionne et ne
lui dicte de lois. Il croît comme une herbe folle dans un terrain vague» écrivait Roger Caillois
dans Puissances du roman en 1941 (rééd. dans Approches de l’imaginaire, Paris, 1974). Mais le
roman giralducien est-il vraiment un roman ? L’appellation “roman” n’était-elle pas plutôt le fait
des éditeurs, conscients du succès du genre et de la séduction que cette mention risquait
d’exercer ? Voir à ce sujet : Jean Bothorel, Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur,
Grasset, 1989.
28

cratylisme!) n’est que l’investissement le plus complet et le plus adéquat que le poète
ait en son pouvoir de faire — mais c’est aussi le seul — pour ouvrir pour lui-même et
son lecteur attentif cette zone de liberté et de beauté qui est la vérité poétique qu’il
espère atteindre. Comme le dit Yves Bonnefoy, en conclusion à ses propos d’ouverture
au colloque du centenaire de la Revue d’histoire littéraire de la France, l’expérience des
poètes «n’est nullement de rêver le monde, de substituer le rêve à la vérité : car plutôt
serait-ce, et c’est tout différent, de chercher de la vérité au fond du rêve.»75 Giraudoux
le déclara lui-même dans son Heure avec Frédéric Lefèvre, en juin 1923 : «Je ne fais
pas de livre, au sens où l’on entend communément.76» Comme le soulignent Guy
Teissier et Pierre d’Almeida dans leur annotation, cette déclaration doit être considérée
comme «l’expression d’un refus conscient des formes traditionnelles de la narration
romanesque»77.

Il suffit de prendre presque n’importe quel texte de Giraudoux, des


Provinciales (1909) jusqu’à Choix des élues (1939) pour l’observer. Giraudoux, comme
le jeune narrateur du Roman de la Rose, rêve un jardin78; une fois à l’intérieur, il le
décrit sur le mode hyperbolique, car toute la nature y est rassemblée de façon artificielle
afin de mettre en scène, de produire dans l’écriture le paradis terrestre. Le mythe
arcadien, auquel se mêlent chez Giraudoux les références bibliques, joue ici à plein, car

75. Yves Bonnefoy, «L’Histoire et l’invention littéraire», R.H.L.F., suppl. Colloque du


Centenaire, ? 6, 1995, p.17.
76. Interview parue dans Les Nouvelles littéraires, nº 33, 2 juin 1923; in Cahiers Jean
Giraudoux, 14 (1985), p.47. Le verbe entendre évoque aussi une très intéressante déclaration, en
1934, de Giraudoux : «à mon sens, un roman doit pouvoir être lu tout haut, procurer une
satisfaction littéraire ou morale contrôlable pour le meilleur critérium qui soit, celui de la voix
humaine. C’est la seule lecture qui soit complète et riche de son plein sens.» (Cahiers Jean
Giraudoux, nº 19, Grasset, 1990, p. 138).
77. Ibid., p. 50.
78. Guillaume de Lorris rêve «un grand verger clos de murs crénelés et richement décorés au
dehors d’images et de peintures» représentant les vices à qui est refusée l’entrée : Haine, Félonie,
Convoitise, Avarice et tristesse, puis Vieillesse et Hypocrisie. il s’agit là non plus seulement d’un
locus amoenus, mais d’un hortus conclusus. (Le Roman de la Rose, mis en fr. mod. par André
Mary, Paris, 1949, folio 1984, p.21 . Mentionnons qu’à l’époque des études de Giraudoux,
l’interprétation courante du Roman de la Rose était celle de Gaston Paris qui opposait à un
Guillaume de Lorris représentant l’idéal aristocratique et courtois, un Jean de Meun représentant
l’état d’esprit bourgeois; à un Guillaume de Lorris poète et élégant, un Jean de Meun érudit
d’une violence brouillonne. Voir la postface de Jean Dufournet, dans l’édition folio, 1984, p.
381-404, et Daniel Poirion, Le Roman de la Rose, Hatier, 1973.
29

le point de départ, l’intention de Giraudoux et la construction font éclater toute


possibilité de référent réel. La seule logique à l’oeuvre est désormais la logique
poétique. Comment s’étonner que l’inventio fasse fi de toute vraisemblance. Ce n’est
pas son but, puisqu’il s’agit de décrire l’état d’une âme. Mais Giraudoux ruse, peut-être,
car il ne cherche pas à nous rappeler que nous avons affaire au tableau d’une expérience
intérieure — ou d’un voyage intérieur79, qui tient lieu et place de ce qu’à la même
époque on a appelé monologue intérieur.
L’un des critiques qui a cru avoir pénétré le secret de Giraudoux, mais qui
tombe dans le même piège de la norme réaliste, le catholique Louis Chaigne, écrit : «Il
tente, à défaut d’introduire ses personnages désincarnés dans la béatitude des dieux,
d’offrir à ces dieux, comme part de béatitude, le sort même des mortels.»80 Chaigne lui
eût-il fait grâce s’il avait admis comme Xavier Tillette que pour Giraudoux, «le paradis
n’a jamais été perdu. Giraudoux en a décrété ainsi. Son univers est d’emblée le paradis
retrouvé. Nul besoin d’en forcer les portes ou d’en ranimer la nostalgie. Car l’homme
n’en a pas été chassé. L’Éden luit dans sa fraîcheur inaltérable, dans sa grâce ingénue.
C’est toujours, au moins quelque part, le premier matin du monde et sa jeunesse
innocente, le climat vierge de l’origine qui respire un bonheur limpide.»81
Le manifeste se trouve tout entier dans la Prière sur la tour Eiffel :
Aujourd’hui je vais tout t’avouer, et tu verras pourquoi tu m’avais distingué
parmi tes élèves, et tu verras d’où vient ce que j’écris...
C’est justement que j’ai un poids de moins à supporter. C’est que je vis
encore, comme l’autre [Adam], dans cet intervalle qui sépara la création et
le péché originel. J’ai été excepté de la malédiction en bloc. Aucune de mes
pensées n’est chargée de culpabilité, de responsabilité, de liberté...
Les quelques modifications que l’on me doit ici-bas sont celles que j’aurais
apportées au jardin d’Ève. Une certaine manière neuve d’approcher les
enfants, les petits animaux et de parler d’eux en leur présence. Une certaine
manière d’offrir, au lieu de votre bouche à une autre bouche, votre langage
à un autre langage; mais l’on me doit surtout la publication de ce journal qui
donne les nouvelles précises, non des hommes, immuables par définition,

79. L’expression est d’Albert Thibaudet, qui l’emploie dans son article sur Suzanne et le
Pacifique, et qui en fait l’une des «inventions» du symbolisme : «Mot aussi consubstantiel à la
littérature de cette époque que les mots de “méditation” ou d’ “élévation” à la poésie romantique.
«Réfléxions sur la littérature : Le voyage intérieur», N.R.F., 1er septembre 1921, p.331.
80. Louis Chaigne, Les lettres contemporaines, 1964, p.477.
81. Xavier Tillette, «Testament de Giraudoux», dans Existence et littérature, Paris : DDB,
1961, p. 166
30

mais de tout ce qui est par rapport à eux éphémère, c’est-à-dire les saisons,
les sentiments, les dignités non-humaines de l’univers, et vous tient au
courant des maladies et des prospérités qui affectent par exemple l’honneur,
l’automne et les périssables constellations. Je suis le rédacteur du premier
journal, le vrai, de cette race immortelle si malheureusement déposée sur
une planète condamnée sans espoir. (I, p.852)
Ce qui nous amène à poser de nouveau le principe directeur de l’écrire
giralducien — principe qui sera aussi le fil d’Ariane de notre méthode : toute la
technique poétique giralducienne consiste à rechercher, à trouver, à se tenir et à se
maintenir par le langage et la poésie sur ce fil du rasoir philosophique que serait un
monde prélapsaire, et pour ce faire à construire l’idylle. Nous tenons ici la veine
poétique giralducienne. Une telle conception de l’art ne peut s’appuyer que sur une
philosophie, une métaphysique, une épistémologie, et, puisqu’elle se fait hors du genre
codifié de la pastorale, elle ne peut qu’apparaître comme un geste chargé de sens, une
protestation contre un état de choses. En ceci Giraudoux est homme de son temps, et
son esthétique s’inscrit dans ce qu’on a appelé le tournant politique de l’esthétique.
C’est ce à quoi se consacre le chapitre sur la naïveté épique dans ce travail.
Mais d’abord une question se pose : où Giraudoux avait-il emprunté
(reconnu?) sa philosophie du langage et de la littérature? Comment l’a-t-il constituée ?
Si nous examinons la formation de Giraudoux, et ce qu’en ont dit les chercheurs
jusqu’ici, deux réponses viennent à l’esprit : d’une part sa fréquentation des poètes
grecs : Homère et Pindare surtout; d’autre part la théorie romantique allemande de la
littérature, la métaphysique du Märchen de Novalis, à lui communiquée par Charles
Andler à Normale en 1903-190482. Nos propres recherches en ajoutent deux autres : la
théorie du Roman de Friedrich Schlegel et, avant tout, Théocrite, qui font l’objet de
prochains chapitres. Mais commençons par un retour en arrière sur les premiers pas de
cette recherche, étape où la question générique des textes giralduciens a ouvert notre
perspective générale sur l’édénisme giralducien.

82. Voir Jacques Body, Giraudoux et l’Allemagne, Paris, 1975, deuxième partie, livre I :
L’aube d’une oeuvre.
31

Chapitre I : De l’utopie à la pastorale

all history’s a winter sport or three:

but were it five, i’d still insist that all

history is too small for even me;

for me and you, exceedingly too small.

e.e. cummings, 1x1

Un bref retour sur les débuts de ce travail devrait permettre d'en préciser le
sens. Notre intention initiale était d'entreprendre une étude générale de la pensée de
Jean Giraudoux, projet peut-être plus difficile qu'immense, mais dont cependant la
moindre difficulté n'était pas de définir le véritable objet. Si nous supputions une
«pensée» à l'auteur Giraudoux, c'est que ses oeuvres frappent le lecteur par leur
originalité et lui laissent à des degrés variables une empreinte d'étrangeté ou de
nouveauté. Si le monde dans lequel sont plongés les personnages de Giraudoux est
reconnaissable à de nombreux meubles communs avec le nôtre, ces meubles y jouissent
d'un statut complètement revalorisé, c'est un monde qui ne fonctionne pas comme notre
monde de référence, c'est un monde qui obéit à des règles particulières, un monde neuf
et personnel à l'auteur, que la lecture des contemporains ne nous restitue pas. Du constat
que ce monde resplendit par l'harmonie et la paix, l’absence de conflit qui s'y expose,
la non-violence qui en émane, la tendresse et la bonté qui président aux rapports entre
les humains et les animaux, entre les humains et une nature souvent personnifiée, d'où
tout drame (luttes, querelles, misère, méfaits, brutalité) et toute psychologie (passions,
haine, cupidité) sont exclus, où la guerre elle-même est vue sous ses aspects fraternels,
nous avons cru pouvoir nous consacrer à un projet plus précis et nous en tenir à ce qui
nous apparaissait comme l'une des caractéristiques majeures de la pensée
giralducienne : l’utopie. Au départ donc, partant d’une compréhension de l’oeuvre
littéraire comme «moment d’un processus dont les principes agissants sont en dehors
d’elle et sont plus fonctionnels que réels», et du fait que «l’oeuvre exprime moins la vie
ou la personnalité de l’auteur qu’elle ne vise à satisfaire ses besoins et aspirations»83,
nous envisagions de répondre à cette question : l'espace et le temps giralduciens ne
32

dessinent-ils pas une utopie hors de l’histoire84 ? Et sous-tendant ce monde utopique n’y
avait-il pas une pensée, voire une philosophie giralduciennes ?

Poser des questions «philosophiques» aux textes giralduciens, nous ne


sommes pas le premier à en éprouver la tentation. Les “esprits philosophiques”, Alain
Duneau l'a noté naguère au cours d'un colloque consacré aux rapports de Giraudoux
avec la pensée allemande, se sentent “interpellés, interrogés, séduits, voire fascinés par
l'écriture littéraire de Giraudoux”85. Par deux fois (au moins) Jacques Body fait allusion
à la «pensée» de Giraudoux et semble l'indiquer comme un sujet à creuser. La plus
récente mention se trouve dans son introduction à l'édition qu'il a dirigé des Oeuvres
romanesques complètes de Giraudoux dans la collection de la Pléiade : «Cette image
d'un esprit fantaisiste, qui n'est pas fausse, et que Giraudoux lui-même a créée et plus
ou moins entretenue par une sorte de modestie, a été lentement et timidement complétée
par une autre vue : l'oeuvre de Giraudoux a un contenu, Giraudoux a une pensée sinon
une philosophie, cette pensée a un sens86». Jacques Body précise que par «oeuvre» il
entend tout l'oeuvre et non pas seulement l'oeuvre narrative, à laquelle nous nous
limitons dans ce travail. Dans la conclusion d'un article paru en 1982 portant sur la
réception du Moyen Âge dans l'oeuvre de Giraudoux, Jacques Body formule la même
constatation de manière différente : il rappelle le nom des critiques qui «ont pris aussi
Giraudoux pour un penseur» et il ajoute : «il faudrait aller plus loin, jusqu'à un
traitement esthétique de la pensée, des philosophies. Charles Andler professait qu'il n'y

83. Jean Rohou, «Pour une histoire fonctionnelle de la pratique littéraire », dans Henri Béar et
Roger Fayolle, L’Histoire littéraire aujourd’hui, Armand Colin, 1990. Jean Rohou a repris et
développé son approche “fonctionnelle” de la littérature dans Les études littéraires. Méthodes et
perspectives, Nathan, 1993. Rohou propose de classer les oeuvres selon le rapport, dans l’oeuvre
même, entre désir et réalité : trois fonctions émergent ainsi : lyrique (domination du désir),
dramatique (affrontement entre désir et réalité), critique (domination du réel), dont elles relèvent
à des degrés variables.
84. Une "ravissante utopie", lit-on même dans le dictionnaire Robert des noms propres.
85. Alain Duneau, “Les tentations philosophiques de Jean Giraudoux”, dans Cahiers Jean
Giraudoux, 8, 1979, p.93.
86. Jacques Body, «Introduction générale», in : Jean Giraudoux, Oeuvres romanesques
complètes (I, p.xxvii). Mais notons que lors du Colloque de Poitiers de 1977, comparant la
pensée de Giraudoux à de la musique, il s'écriait : «si nous parlions de la pensée de Giraudoux,
nous serions à peu près aussi ridicules que ceux qui disent qu'ils comprennent Debussy ou qu'ils
ne comprennent pas Satie.» (Jacques Body, “Giraudoux contre Fichte et Nietzsche”, dans
Cahiers Jean Giraudoux 8, 1979, pp. 114-128.)
33

avai t pa s de gr a nd e e s t hé tiq ue sa ns a r r i è re - pl a n p hi l os oph iq ue , s a n s


Weltanschauung87». En effet, des articles de Benjamin Crémieux dans les années 20 à
la grande thèse de René Marill Albérès en 1957, en passant par les articles d'Albert
Thibaudet, d'André Rousseaux, de Jean Prévost, et les études de critiques aux opinions
aussi opposées que le maurassien Robert Brasillach et le marxiste Chris Marker,
nombreux sont ceux qui ont fait de Giraudoux non pas sans doute un philosophe mais
un penseur. Dans son livre récent, Roland Quilliot n’hésite pas à ranger Giraudoux
«parmi les métaphysiciens88» Notre question n'est donc ni naïve ni vraiment nouvelle,
du moins dans sa généralité. Éclairer la spécificité, voire l’étrangeté du projet d’écriture
giralducien par l’étude de la “pensée” de l’écrivain, tel était le chemin que nous
entendions suivre.

Mais quelles questions poser à l'oeuvre de Giraudoux, alors qu’elle brille par
l’absence de doute, d’ambiguïté, d’ambivalence? Comment interroger les textes soi-
disant «ravissants», «musicaux»89 de cet auteur à la réputation d'illusionniste et de
poète? Comment résisteraient-ils à une attaque au moyen de concepts, lui qui les fait
danser? Le chantre du printemps, de l'aube et de la jeunesse, celui que l'abbé Brémond
appelait, paraît-il 90 , «notre libellule», aurait-il par exemple une philosophie de
l'existence? Rien ne serait moins étonnant à une époque où le roman est en «crise», où
toute la littérature française à la recherche fébrile de valeurs et s'interroge précisément
sur «l'existence». Aurait-il des vues sur la liberté, la Connaissance, ou Dieu? Ne tient-

87. Jacques Body, “Réception du Moyen Âge et pastiche moyenâgeux dans l'oeuvre de
Giraudoux”, in : La Licorne, publication de la Faculté des lettres et des langues de l'Université de
Poitiers, 1982/6, tome 2, pp. 265-283. Ce passage : p. 277. Rappelons que le philosophe et
germaniste Charles Andler fut le professeur de Giraudoux à Normale. Jacques Body a eu le
privilège de pouvoir de recueillir les souvenirs de Geneviève Bianquis, germaniste elle-même
qui fut elle aussi élève de Charles Andler à Normale pendant les mêmes années que Giraudoux,
et de consulter ses notes de cours. Voir Jacques Body, Giraudoux et l’Allemagne, Publications de
la Sorbonne, Littératures 7, «Études de littérature étrangère et comparée», nº 70, Didier, 1975,
livre I, chapitre III, p. 41-46.
88. Roland Quilliot, «Prose et poésie dans le théâtre de Giraudoux», Les métaphores de
l’inquiétude. Giraudoux, Hesse, Buzzati, P.U.F., «Littératures européennes», 1997, p. 13.
89. Nous pensons ici de nouveau à l'article déjà cité de Jacques Body : «Giraudoux contre
Fichte et Nietzsche», dans Cahiers Jean Giraudoux, No. 8, 1979,p. 127.
90. Mot conté par Maurice Donnay devant Jean Giraudoux et Maurice Martin du Gard, et
rapporté par ce dernier dans Les Mémorables 2 (1924-1930), Flammarion, 1960, p. 344.
34

il pas, d'un bout à l'autre de son oeuvre, tout un discours sur Dieu, qui est si présent
qu'on a parfois l'impression qu'il n'y a jamais que deux personnages en scène :
Giraudoux et Dieu91 ? Giraudoux s'est un peu moqué des philosophes et déclaré inapte
à la philosophie92, mais il demeure tentant de chercher dans son oeuvre les éléments
d'une “doctrine”, comme on aurait dit à son époque, voire d'une «sagesse»93, d'une
anthropologie, comme on dirait aujourd'hui plus modestement, au sens philosophique
d'une vue et d'une interprétation de la condition de l'homme dans le monde? Roland
Quilliot pense que le Théâtre de Giraudoux est «un effort pour penser
systématiquement la condition humaine94.»

Remarquons que la biographie de Giraudoux autorise ce genre d'approche. Du


khâgneux, lauréat de version grecque au Concours Général en 1902, c’est-à-dire de
l’érudit, et du normalien seiziémiste puis germaniste, on peut dire qu'entre l’année
scolaire 1896-1897, date de son premier accès au prix d'excellence en classe de 3ème
classique au lycée de Châteauroux, et 1907, date de l'échec à l'agrégation d'allemand,
Giraudoux a acquis un bagage culturel exceptionnel. Il a lu tout ce qu'on lisait alors de
la littérature française — avec délices, semble-t-il95—, «jusqu'à Chateaubriand non
compris96», toutes les oeuvres importantes de l'antiquité gréco-latine97, et tous les
grands textes de la littérature allemande, en particulier du classicisme, des trois grandes

91. Claude-Edmonde Magny le rappelle dans son Précieux Giraudoux, Paris, 1945, p.105.
92. Particulièrement dans “Bernard, le faible Bernard” de L'École des Indifférents, le
“Prologue” d'Amica America, et Juliette au pays des hommes. Et ce en dépit d'excellents travaux
d'étudiant au lycée de Châteauroux, comme nous avons pu le constater dans les archives de sa
famille. Voir annexes.
93. Il semble que ce soit ainsi que les jeunes des années 30 et 40 aient perçu l'homme et
l'oeuvre de Giraudoux, si l'on en croit le cinéaste Chris Marker, qui avait "20 ans en 40". Voir le
début de son essai sur Giraudoux dans Giraudoux par lui-même, Paris, 1952.
94. Roland Quilliot, op. cit., p. 14.
95. Voir à ce sujet les ‘confidences’ du narrateur dans les premiers chapitres de Simon le
Pathétique.
96. Entrevue avec L. Bourguès, dans Entr’acte, No.3, saison 1928-1929 (cité dans Cahiers
Jean Giraudoux 14, 1985, p.113). Déclaration très “normalienne”, mais tout à fait fantaisiste.
Nous savons que Giraudoux a lu au moins Balzac, Stendhal, Vigny, Nerval, et connaît très bien le
XIXe siècle, qu’il n’aime guère.
97. Et sans doute un peu plus, si l’on en croit par exemple l’abbé Mugnier, qui note dans son
journal, en date du 20 avril 1916 : «Giraudoux me disait l’autre jour la saveur qu’avaient pour lui
et ses camarades de lycée, des poètes comme Stace, Ausone... Ce sont ceux qu’on n’impose pas,
ne prône pas.» (Journal de l’Abbé Mugnier, Mercure de France, 1985, p.299).
35

phases du romantisme et du Biedermeierzeit. Nous devrons toujours garder en


mémoire, au cours de ce travail, cette érudition giralducienne, profuse, «généreuse»,
comme l'a qualifiée Jacques Body, et surtout «gratuite».

L’élève séduit, envoûté par le germaniste Charles Andler à Normale en 1903


et 1904 avait sans doute aucun une Weltanschauung, un regard particulier sur le monde.
Mais il n’a pas dédaigné d’affirmer lui-même avoir une doctrine. Nous en possédons
une preuve, plutôt anecdotique, il est vrai. André Beucler rapporte, dans Les Instants de
Giraudoux98, les propos de René Lalou, qui s'était vu confier, en 1930, par Giraudoux,
le soin d'extraire de ses ouvrages un volume de morceaux choisis99. Giraudoux avait
refusé d'intervenir dans le choix des textes, mais un jour “en lui communiquant mon
plan, dit Lalou, j'ajoutai que, dans la dernière partie, j'avais parlé de sa “doctrine”. Ce
mot ne lui semblait-il pas excessif ou pédant? La réplique fut immédiate : «Bien sûr que
j'ai une doctrine, s'écria-t-il» et Giraudoux aurait ajouté : «au reste, je vois que vous
n'avez pas oublié le passage où Suzanne, dans l'île, dit ses vérités à Robinson.» Beucler
ne précise ni où ni quand eut lieu l'entretien entre Giraudoux et Lalou, ni comment il
apprit ce qui précède de Lalou, mais il est exact que Lalou parle de doctrine dans son
introduction aux Textes choisis et qu'il a intitulé en effet la troisième partie «Doctrine et
rêveries humaines».

Giraudoux s'est par ailleurs réclamé lui-même, en termes très clairs, d'une
philosophie particulière, du stoïcisme. Dans la première «heure avec» le journaliste
Frédéric Lefèvre, publiée dans Les nouvelles littéraires le 2 juin 1923, il attribue (ou
assigne) à la littérature française contemporaine «surtout une valeur morale et poétique,
beaucoup plus que de divertissement». Nous reviendrons sur cette assertion importante.
Quelques paragraphes plus loin, en réponse à une question du journaliste sur ses
intentions, il ajoute, de son propre chef : «il y a une philosophie que j'ai toujours
appréciée : c'est la philosophie stoïcienne.» Et il précise immédiatement le contexte
d'emploi de ce mot : «Au cours de ces dernières années, j'ai eu souvent l'impression que

98. André Beucler, Les Instants de Giraudoux, Genève : Milieu du Monde, 1948, p.187;
nouvelle édition, Le Castor astral, 1995, p.160.
99. Textes choisis de Jean Giraudoux, réunis et présentés par René Lalou, Paris : Grasset,
1932.
36

beaucoup d'écrivains français, à la fois par le respect qu'ils avaient de l'univers et par la
distance qu'ils entendaient garder avec lui, avaient donné un exemple analogue à celui
de cette secte100». Que Giraudoux ici fasse référence surtout à lui-même ne fait pas
l'ombre d'un doute. Nous espérons montrer que cette référence aux Stoïciens ne se
résume pas, comme on l’a cru, à la seule distance que Giraudoux entendait garder avec
l'univers101. Au contraire, on y discerne à la fois le rêve de maîtrise du monde par la
pensée qui caractérise la philosophie stoïcienne, tentative de construire une Citadelle
intérieure 102, refuge de sérénité d'où il peut d'autant mieux agir dans le monde; on y
reconnaît l'aristocratisme giralducien, l’auteur demeurant toujours conscient, en bon
normalien, d'appartenir à une élite — la chose étant d'autant plus sensible, dans le
contexte français d'alors, à un provincial de milieu très modeste «monté» à Paris; mais
on y reconnaît aussi — car Giraudoux parle d'abord de «respect» envers l'univers — sa
fameuse «politesse envers la création». Dans cette simple réponse à un journaliste se
résument les deux thèmes fondamentaux du stoïcisme : l'autonomie de l'individu
(autarkéia) et son rattachement à l'univers.
Ces propos datent de juin 1923. Quelques autres indices du stoïcisme
giralducien sont bien cachés dans le mémoire que présenta Giraudoux pour le Diplôme
d'Études Supérieures en juin 1906 et qui portait sur les Festgesänge du poète du
romantisme allemand tardif Platen-Hallermünde. Parmi les quelques passages
caractéristiques de ce travail, en voici trois : il sont d'un Giraudoux d'à peine 24 ans,
revenant d'un séjour en Allemagne qui a été sa première année de liberté et
d'indépendance financière, où il a sillonné l'Europe; il tente d'expliquer un passage du
poète quand tout à coup il s'envole :
Platen n'a aucune prétention [intention biffé] à être moraliste, et à mettre ses
lecteurs en garde contre l'υβριò (ubris). Il regarde simplement le monde. Il
constate son instabilité, mais pourquoi ne pas voir dans cette instabilité
même un sûr garant du bonheur; pourquoi ne pas attribuer les coups du sort

100. Voir Cahiers Jean Giraudoux 14, 1985, p. 46.


101. Cahiers Jean Giraudoux 14, 1985, p. 49-50, n. 18.
102. C'est le titre d'un ouvrage lumineux de Pierre Hadot consacré aux Pensées de Marc-Aurèle
(Fayard, 1992). Il résume au mieux la conception centrale des Stoïciens — «Qu'est-ce donc qui
peut te faire escorte pour te protéger en cette vie? Une seule et unique chose, la philosophie. Elle
consiste à garder le dieu intérieur exempt de souillure et de dommage.» (Marc-Aurèle, II,17,3,
trad. P. Hadot).
37

à un sort intelligent, ou du moins bienveillant. Que savons-nous de la vie,


de quel droit notre esprit borné se distingue-t-il un bonheur et un malheur;
il faut accepter, sans murmurer et sans douter.
un peu plus loin :

N'y a-t-il pas d'ailleurs un certain plaisir à se donner pieds et poings liés au
monde; à s'abandonner, sûr de rester en lui, comme un radeau à la mer; n'y
a-t-il pas une divine harmonie dans la succession régulière du jour et de la
nuit, et du bonheur au malheur.
enfin :

La mort d'ailleurs n'est pas à craindre; on n'a à craindre d'elle que son retard;
car elle est un remède contre le destin; le seul véritable malheur qui puisse
affliger l'homme c'est la vieillesse, le passage interminable [biffé: peut-être
"inferna"?] de la jeunesse à la mort.103
Tout lecteur un peu attentif de Giraudoux se persuade aisément que la poésie
et la légèreté apparentes de cet auteur sont une prise de position et masquent la
profondeur d'où elle sourdent, que la poésie et la légèreté sont les formes privilégiées,
choisies, qui révèlent cette profondeur, parce qu'elles traduisent au mieux une vision du
monde personnelle. Ancrées dans la personnalité de l'auteur, elles en sont la stratégie
«par défaut». Dès lors, ne peut-on déduire de l'oeuvre de Giraudoux une anthropologie
d'allure assez stoïcienne, ou plutôt «épicuro-stoïcienne»104, qui serait le fondement
épistémologique — ou gnoséologique105 — de la position giralducienne devant
l'univers (et l'une des explications possibles de son aristocratisme), tandis que le mode
de manifestation dans l’écriture en serait la conscience, la présence du “politique”, du
politique comme dimension constitutive de l'être au monde de tout humain vivant au
sein du groupe — dimension civique et non pas seulement civile —, et en l'occurrence
une nuance particulière du politique, son aspect idéal et idéologique : la dimension
utopique?

103. Cité d'après la photocopie du manuscrit déposé à la maison natale de Jean Giraudoux, à
Bellac. Sur le stoïcisme de Giraudoux, voir les chapitres VIII et IX de la thèse de René-Marill
Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, Paris, Nizet, 1957.
104. Si l'on se souvient de l'hésitation, qui est plutôt alternance ou besoin de complémentarité,
exprimé dans la Prière sur la tour Eiffel : «Et te rappelles-tu ce jour où tu me donnas l’ordre de
choisir entre le stoïcien et l’épicurien, et où je ne pus t’obéir, aimant les deux.» (I, p. 851) Cet
éclectisme se rencontre dès l’Antiquité : Sénèque cite constamment Épicure — en soulignant la
chose — dans les Lettres à Lucilius. P. Hadot, dans Qu’est-ce que la philosophie antique?(Folio-
Essais, 1995), étend cet éclectisme à toutes les écoles.
38

Si en effet tout romancier bâtit un univers romanesque plus ou moins original,


Giraudoux ne semble-t-il pas rechercher un espace hors du commun et une durée hors
du temps ? Ne construit-il pas presque à chaque page un univers idéal? Les oeuvres de
Giraudoux ne révèlent-elles pas un univers moral où est mise en scène toujours la même
tentative, celle, tous azimuts (mais toujours comme un enjeu à l'intérieur du langage),
d'examiner quelles sont les conditions de possibilité pour un humain de vivre sur terre
une vie divine? Entendons : une vie conforme à l'idée que Giraudoux se fait du divin (et
non pas du sacré), c'est-à-dire en particulier une vie débarrassée du fardeau du
péché106? Mais la question est : si nous tenons bien là l'enjeu principal de la pensée
giralducienne, si ce que les critiques unanimes ont appelé l'édénisme de Giraudoux est
bien le coeur actif, l’axe de désir d'où procède son oeuvre, est-il légitime de parler alors
d'une pensée «utopique»? Y a-t-il une pensée de l'utopie chez Giraudoux, un discours
ou un rêve utopiques, ou bien est-ce notre lecture qui affuble sa pensée du qualificatif
d'utopique à cause de l'horizon d'attente qui est le nôtre?
Nous avions quelques raisons de supposer la présence d'une pensée
«utopique» chez Giraudoux. Des Provinciales (1909) à La folle de Chaillot (1945),

105. L’épistémologie dont il est question ici est une épistémologie littéraire. (Et le terme
d’épistémologie est peut-être abusif.) Elle se distingue de l'épistémologie de la littérature, et de
l'épistémocritique (Pierssens). La première s'efforce de découvrir des lois générales au mode de
connaître de la littérature (que sait, comment sait la littérature?), la seconde s'efforce de montrer
les ponts, passages et aiguillages empruntés réciproquement par la science, les savoirs et la
littérature d'une époque donnée, en particulier lors d'un changement de paradigme scientifique.
Par épistémologie littéraire, nous entendons la tentative de dégager des choix formels,
génériques, stylistiques et thématiques d’un auteur, en s’appuyant sur les éléments biographiques
et sociographiques nécessaires, les éléments d'un regard particulier sur le monde, vision
structurante, organisatrice du réel, qui en fait un réel plus ou moins défini, plus ou moins
hiérarchisé par des valeurs, des symboles, une réflexion (sur l'histoire par exemple), des mythes,
des savoirs de toutes origines plus ou moins articulés entre eux, des désirs, des préférences, de
l'inconscient, du Sur-moi social, des opinions qui font partie de la gnoséologie (Angenot) d'une
époque, adoptées par raison de préférence, de contiguïté, de hasard, par intérêt. Notre
épistémologie littéraire est donc à la croisée entre socio-histoire de la littérature, anthropologie
littéraire et herméneutique littéraire.
106. Idée d’allure assez barrèsienne et bergsonienne, au demeurant. Le programme d’Un
homme libre n’est-il pas de «redevenir un dieu» (Voir l’introduction d’Ida-Marie Frandon à son
édition de ce roman, Imprimerie nationale, 1988, p.18). Et Bergson ne termine-t-il pas Les deux
sources de la Morale et de la Religion, paru en 1932, mais fruit de 25 ans de travail, par ces
mots : «[la fonction essentielle de] l’univers, qui est une machine à faire des dieux»? Nous
aurons à y revenir. Rappelons que Bergson est longuement — et poétiquement — évoqué dans
Amica America, p.16-26.
39

l'oeuvre est traversée de part en part par la description d'une vision du monde qu'on
dirait proposée comme un programme. La rhétorique de Giraudoux varie assez peu,
mais, par le jeu des antithèses et des hyperboles, parfois cette vision est exposée
clairement, comme dans la lettre à Simon de Suzanne et le Pacifique mentionnée plus
haut; parfois elle est sous-jacente ou tacite ou incarnée par un héros, dont Simon le
pathétique est l'un des premiers et sans doute le prototype, à moins que ce ne soient les
jeunes filles Suzanne et Juliette. Les héros de Giraudoux en général semblent déjà
habiter un monde meilleur — à tout le moins un monde personnel hors du commun —
, être en contact avec une parcelle d'eux-mêmes qui les relie directement au Cosmos, et
ce privilège les «condamne» soit au bonheur (Maléna), soit à être exemplaires (Simon,
Suzanne, Isabelle, mais aussi Judith, Électre, Hector, Ondine, Edmée), en tout cas plus
libres, plus responsables, et en même temps plus ardents, plus vivants, et doués d'une
innocence merveilleuse qui les protège contre tous les corrupteurs du monde. «Tous les
personnages de Giraudoux exigent désespérément un monde meilleur», écrivait Chris
Marker en 1952, citant, à son dire, un auteur cubain de la Révolution, José Triana,
traducteur de Giraudoux107. Tous les personnages de Giraudoux exemplifient un type
d'humanité si idéale et si rare qu'on est tenté de la qualifier d'utopique. Il y a par ailleurs
dans l'oeuvre une affirmation esthétique et une affirmation pédagogique — Giraudoux
dit “poétique et morale” — et il suffit de lire Giraudoux un peu assidûment, de le suivre
jusqu'à ses dernières oeuvres pour constater qu'il y a un hygiénisme chez lui108, de
même qu'il y a un élitisme, une sorte d’illuminisme et peut-être un messianisme, qui
s’exacerbent avec le temps et ne sont aucunement des thèmes, mais les manifestations
d'une rhétorique profonde, i.e. d’une épistémologie (ou d’une gnoséologie) — ce qui
est beaucoup plus significatif — dont la présence n'a rien d'étonnant chez un auteur
éduqué et formé selon les idéaux de la jeune IIIe République entre 1890 et 1910,

107. Christian Marker, Giraudoux par lui-même, Paris, 1952, p.10. p.10.(Teatro / [por] Jean
Giraudoux, Selección y prólogo de José Triana, La Habana : Editora del Consejo nacional de
cultura, 1965, 518 p.)
108. Ce point a été traité en partie par Cécile Chombard-Gaudin : De l'Hygiénisme à la défense
du patrimoine (1920-1960), la ligue urbaine et rurale pour l'aménagement du cadre de la vie
française, Thèse de doctorat, Université de Paris I / UER de Géographie, 1988. Nous disons "en
partie" parce qu'il nous paraît clair que l'hygiénisme de Giraudoux ne se limite pas au maintien
de la netteté extérieure, mais s'étend à la pureté mentale, jusqu’à un hygiène des pensées.
40

marqué par de solides études classiques et l’idéalisme allemand. Comment ne pas


percevoir ce courant d'un bout à l'autre d'une oeuvre qui commence par décrire des
mondes souriants ou enchantés (Provinciales, L’École des indifférents, Amica America)
et qui se termine sur des écrits et des discours politiques, «hanté[s] par le rêve d'une cité
radieuse 109 » : Pleins pouvoirs, Sans pouvoirs, Nécessité d'une dictature de
l'urbanisme110, à quoi il faut ajouter les Messages du Continental111, La folle de
Chaillot...?

De la déclaration juvénile qu’on trouve dans les textes manuscrits datant du


temps de ses études :
“ Pourquoi je voudrais être agrégé?
Je voudrais, monsieur, rénover le monde.” 112 (I, p. 1209)
à la réplique d’Aurélie dans La Folle de Chaillot (1945):
Il s’agit du monde...

[...] Nous avons à prendre toutes quatre une décision qui peut le transformer et
en faire le paradis. (Théâtre113, p.994)

comment ne pas voir la continuité? Comment ne pas percevoir que cette


oeuvre contient certains des éléments non pas certes d’un «projet de société» mais au
moins d’une vision idéale de la société?

C'était commettre une multiple erreur. C'était d'abord par un regard


rétrospectif réinterpréter toute l'oeuvre de Giraudoux à la lumière de ses dernières
pages, où le monde édénique de sa première manière s’inverse, où son monde
s'assombrit, comme tous les critiques l'ont constaté, alors que l'Europe s'apprête à

109. Laurent Lesage et Lucie Heyman, “Les dernières années de Jean Giraudoux”, dans
Cahiers jean Giraudoux 8, 1979, p. 47. Mais comment ne l'aurait-on pas été en ce sombre hiver
1943!
110. La NRF, mai 1945, p.995-960 (texte présenté par René Gillouin).
111. Alain Duneau a publié les allocutions radiodiffusées prononcées par Giraudoux en tant
que Commissaire général à l’Information sous le titre de «Messages du Continental», Cahiers
Jean Giraudoux, No 16, 1987.
112. Bien qu’il soit impossible de dater avec précision ce bout de phrase, il nous paraît clair
qu’il date des années de Khâgne au lycée Lakanal (1900-1902). Giraudoux avait conservés et
reliés ces textes sous le titre choisi par lui de Premiers écrits.
113. Le Théâtre de Giraudoux est cité dans l’édition du Théâtre complet, Gallimard, «Bibl. de
la Pléiade», 1 vol., 1982. Toutes les références paginées entre parenthèses renvoient à cette
édition.
41

sombrer de nouveau dans la guerre, puis y sombre effectivement; c’était contempler


l’oeuvre de Giraudoux depuis son oeuvre théâtrale, à laquelle il doit certes sa célébrité,
qui est plus politique que l’oeuvre romanesque, mais moins exclusivement poétique;
c'était projeter sur l'ensemble de l'oeuvre certains détails non littéraires de la biographie
de l’écrivain, sa défense du sport114, le fait qu’il se fit, dans les années 30, le champion
des femmes115, sa foi en l'urbanisme, qui, il est vrai, s'exprime dès 1918116 et fut le sujet
de nombreux articles117; mais c'était confondre "société" et "Cité"118, faire enfin un
emploi abusif, vague et non littéraire du mot utopie. Nous allons y revenir. C’était
ensuite appeler utopique une vision de l’aventure humaine simplement empreinte
d’idéal, mais que nous ne comprenons plus, une certaine idée de l’éducation et de la
culture proche de la Paideia grecque ou de la Bildung allemande, courante sous la très
kantienne IIIe République119 mais qui nous est devenue étrangère et qui est sans doute
désormais irréalisable120. Si le Giraudoux étudiant a bien écrit, pour lui-même, «je
voudrais rénover le monde», il avait d’abord écrit, puis biffé : «Le rénover dans sa

114. D’ailleurs ambigüe. Voir Anne Struve-Debeaux, «Jean Giraudoux et les jeux du paradis
terrestre», Europe, nº 806-807, «Sport et littérature», juin-juillet 1996, p. 151-156.
115. Ses conférences de 1934-1935 («La femme 1934», «La relève de la femme», «La femme
devant l’univers») ont été rassemblées dans : La Française et la France, Gallimard, 1951. Le
«féminisme» de Giraudoux est d’ailleurs fort paternaliste, comme l’a montré Victoria
Korzeniowska dans sa thèse, The role of Women in the novels and Plays of Jean Giraudoux : the
notion of La relève de la femme, thèse de doctorat, The University of Hull, 1993. Il n’y a, à vrai
dire, pas de féminisme de Giraudoux, mais plutôt un antimasculinisme, qui culmine dans La
Folle de Chaillot, où les plus méprisés d’entre eux sont nommés «les mecs».
116. Voir Raoul Dautry, Métier d’homme, Plon, 1937, et Rémi Baudouï, Raoul Dautry, 1880-
1951, le technocrate de la république, Balland, 1992, p. 50-51.
117. Aujourd’hui rassemblés dans les Cahiers Jean Giraudoux, nº 22, «Jean Giraudoux et le
débat sur la ville, 1928-1944», Grasset, 1993. Les rapports de Giraudoux avec l’urbanisme ont
été étudiés par Cécile Chombard-Gaudin : De l'Hygiénisme à la défense du patrimoine (1920-
1960), la ligue urbaine et rurale pour l'aménagement du cadre de la vie française, Thèse citée,
1988.
118. La Cité, c'est-à-dire l'humanité entière. Sur ce point, voir le chapitre intitulé "La
communauté humaine universelle", dans le livre de Roger Mucchielli, Le mythe de la Cité idéale,
Paris, 1960, 195-208
119. Ou plutôt néo-kantienne. Voir par exemple les ouvrages de Jules Barni, élève de Victor
Cousin, traducteur de Kant, collaborateur direct des fondateurs de la IIIe république (Léon
Gambetta, en particulier), auteur d’un Manuel républicain [1872], et d’une Morale dans la
démocratie [1868] réédités en 1992 (Éditions Kimé, Paris). Sur le combat et le programme
républicain concernant l’éducation au temps de la jeunesse de Giraudoux, voir Jacques Ozouf et
Mona Ozouf, La République des instituteurs, Paris : Gallimard/Le Seuil, «Hautes études», 1992.
42

forme, et le régénérer dans son essence» (I, p.1992). Ceci n’a guère à voir avec le projet
d’un gouvernement idéal, ou la réforme de l’organisation sociale.

C’était constater encore une fois l’étrangeté du roman giralducien quand on le


compare au roman réaliste, et — autre effet de cette lecture — confondre la relative
absence de chair, de passion dans les rares dialogues giralduciens avec la sécheresse
d’un programme, ou du moins d’une sorte de maïeutique menant à une démonstration.

C’était enfin commettre une erreur sur l’écriture giralducienne qui associe la
rigueur de l’entraînement rhétorique reçu au lycée par la pratique de l’ars dictaminis121,
des pointes et concetti puisés dans la topique de la littérature classique, avec la fantaisie,
le goût du merveilleux, de l’enjouement, formes du sublime qui furent la zone de liberté
de ce même classicisme français122. Giraudoux y a puisé à pleines brassées — il a
d’ailleurs confessé sa préférence pour «le beau langage vivant des XVIe et XVIIe
siècles»123. Son écriture ne se tient jamais enfermée dans une diégèse stricte : elle
s’échappe constamment et s’en tient rarement au fil d’une narration, a fortiori à celui
de l’exposition d’un programme. L’écriture giralducienne est avant tout une écriture
poétique, où, chose remarquable, la métaphore n’est pas enjolivure mais précision et
découverte du monde. L’écriture giralducienne crée un monde dont le mode de
développement n’est pas la dialectique ou le conflit, mais le commencement et le

120. Louis Dumont, à propos de l'Allemagne : (interview par François Ewald dans Magazine
littéraire, No 292, octobre 1991) : « La Bildung allemande, c'est la paideia grecque. Comme elle,
elle suppose que l'homme, tel qu'il est donné dans la nature, n'est pas complet, qu'il faut donc le
perfectionner, l'achever. Pour cela, l'homme doit faire un effort sur soi, et c'est ce qui définit la
tâche de la philosophie : non pas élaborer des systèmes comme les modernes, mais se rendre soi-
même capable du vrai. Le vrai est là, il existe, il est donné, mais il convient de se transformer
pour en devenir capable. Wilhelm von Humboldt définit la Bildung dans les mêmes termes :
travail sur soi plutôt que contemplation d'un système.» Voir aussi le livre de Louis Dumont,
L’idéologie allemande. France-Allemagne et retour (Homo Aequalis, II), Gallimard, 1991, chap.
5 à 7: «Aux sources de la Bildung».
121. C’était l’exercice principal proposé à ses élèves de Rhétorique par le Professeur Gain au
lycée de Chateauroux. Voir quelques exemples en annexe. Cette pratique de l’art épistolaire était
une pratique de la prose artistique depuis le XIe siècle. Voir E.R. Curtius, La littérature
européenne et le Moyen-Âge latin, chap. 4 § 8.
122. Voir E.B.O. Borgerhoff, The Freedom of French Classicism, Princeton U. P., 1950.
123. Entrevue de Giraudoux par Simonne Ratel (Ciné-comoedia, 18 juillet 1928), dans Cahiers
Jean Giraudoux, 14 «Enquêtes et interviews I (1919-1931)», 1985, p. 95.
43

parallèle. C’était enfin faire un contresens sur le rôle de la poésie. Nous nous y attardons
dans les chapitres suivants.

De la constatation que Giraudoux préféra la construction d'univers idéaux à


l'étude du réel (c’est-à-dire qu’il ne confondit pas le réel avec la science naturelle) et la
description de personnages exemplaires, ou plus exactement archétypiques, à celle des
passions humaines ordinaires et des problèmes sociaux, à l'affirmation que son oeuvre
serait celle d'un utopiste124 au sens littéraire du mot, même partiellement, il y a un très
grand pas à franchir. Ce concept d'utopie est en fait extrêmement problématique.
Depuis les années 50, qui ont vu le grand départ de l'utopologie, aujourd'hui un champ
de recherches bien établi et foisonnant, le mot est employé dans une variété de sens,
selon le champ de recherches où on l'emploie. Le créateur du mot, Thomas More, lui
conféra lui-même son ambivalence constitutive en le décrivant à la fois comme u-topie,
non-lieu, lieu inexistant, et eu-topie, bon lieu, lieu du bonheur125, ce qui dès le départ
le proposait à diverses avenues de la critique. Le mot utopie est le plus souvent employé
comme attribut d'une idée, d'une entreprise, d'un désir dont le caractère est d'être idéal,
c'est-à-dire plus parfait que tous les modèles offerts par la nature, perfection conçue par
l'esprit, hautement souhaitable ou désirable en soi, mais généralement inaccessible, par
sa nature même, irréalisable, impossible, chimérique126. Le chercheur littéraire, quant

124. Sur les rapports de Giraudoux avec l'utopie, nous n'avons découvert jusqu'à présent qu'un
seul article portant spécifiquement sur ce point : Marie-Claude Rousseau, "More et Giraudoux",
Moreana, No 71-72, nov. 1981, p.146. L’article, extrêmement court, se contente de souligner un
vague utopisme chez Giraudoux.
125. Parmi les textes qui accompagnaient l'édition de Bâle de 1518, la plus complète
puisqu'elle contient toute la correspondance entre Thomas More et ses amis à propos de son
«libellus aureus» paru à Louvain en 1516, se trouve un sixain signé par un certain Anémolius,
qui est probablement More Lui-même: Utopie, pour mon isolement par les anciens nommée, /
Émule à présent de la platonicienne Cité / Sur elle, peut-être l'emportant — car, ce qu'avec des
lettres / Elle dessina, moi seule je l'ai montré / Avec des hommes, des ressources et d'excellentes
lois — / Eutopie, à bon droit, c'est le nom qu'on me doit . Voir l'édition d'André Prévost :
L'«Utopie» de Thomas More; présentation, texte original, apparat critique, exégèse, traduction
et notes , Paris, 1978, p.330. Cette édition remarquable contient, entre autres richesses, la lettre
que Guillaume Budé écrit à "son ami anglais" Thomas Lupset, le 31 juillet 1517, pour le
remercier de l'envoi de l'Utopie de Thomas More. Cette lettre mérite mention parce qu'elle
concentre en quelques paragraphes les principaux caractères de la tradition utopique et allaient
assurer son succès dans les siècles à venir (dans l'édition de Paris [1517], p.314-329).
126. Henri Bénac, Dictionnaire des synonymes, Paris, 1956 : "La justice sociale est un idéal; la
suppression radicale de la douleur est une utopie", p.463.
44

à lui, ne saurait se mettre en position de juger l'eu-topie, comme se le proposent le


politicologue, l'économiste et le sociologue; ce n'est pas sa tâche, du moins pas la
première. Sa tâche est plus proche de celle de l'historien; il s'intéresse avant tout à
décrire comment, par quel travail de la langue l'écrivain parvient à créer l'u-topie, à
construire ce lieu imaginaire comme un lieu de bonheur. Il s'intéresse aux modèles qui
ont pu lui servir, aux contextes historique, social et personnel dans lesquels l'écriture
s'est accomplie, qui ont pu infléchir la pensée de l'auteur et où ils se réfléchissent, se
déforment127, prennent forme — contextes qui permettent d'éclairer les intentions de
l'auteur. Il s'attache à la réception des oeuvres, et d'une manière générale à comprendre
une oeuvre dans son temps, mais le psychologisme des jugements esthétiques ou
moraux sur "l'homme et l'oeuvre" a fait son temps. L'histoire n'est plus seulement
science du passé, mais anthropologie du temps, et l'histoire littéraire est anthropologie
des espaces-temps littéraires128.
Le philosophe René Schérer, dans un article récent, affinait cette définition de
dictionnaire de l'utopie et distinguait trois grands types de formulation de l'utopie129:
— L'utopie-fiction, qui est un récit décrivant une société aux institutions
parfaites, localisée dans un lointain ailleurs, la plupart du temps une île, ou une
presqu'île comme dans le cas de l'Utopia de Thomas More, qui en est le prototype;
— l'utopie-projection, qui est un traité, où se préfigure et se travaille un ordre
social, domestique ou économique à mettre en place;
— l'utopie-aspiration, de caractère esthétique ou mystique, telle que l'a définie
Ernst Bloch dans L’Esprit de l’utopie et Le Principe Espérance, et comprise dans ce
sens aussi par Theodor Adorno et Walter Benjamin.
Cette catégorisation est certes un peu artificielle, car ces trois types d'utopie se
recoupent souvent, et se succèdent d’ailleurs dans le temps130; mais elle a pour elle de

127. Ce n'est pas ici une variante de la vieille théorie du "reflet". Les oeuvres ne reflètent pas la
société, mais celle-ci s'y réfléchit, s'y transpose et s'y transforme.
128. Voir les pages finales du livre de Louis van Delft, Littérature et anthropologie, P.U.F.,
«perspectives littéraires», 1993.
129. René Schérer, "La formulation actuelle de l'utopie", dans : Chimères, 2, 1990, p. 113-136.
130. L’utopie-fiction : les voyages imaginaires de Thomas More à la fin du XVIIIe siècle;
l’utopie-projection : les idéologies du Temps des prophètes (P. Bénichou, 1977), La conscience
révolutionnaire. Les idéologues (G. Gusdorf, 1978); l’utopie-aspiration : le romantisme.
45

montrer clairement les différents types d'investigation dont peut être susceptible ce
concept très riche qu'est l'utopie, de montrer que l'utopie peut faire l'objet d'une
recherche historique, sociologique, philosophique aussi bien que littéraire. Tout dépend
de sa forme, c'est-à-dire du type de discours. L'utopie-projection relève de la sociologie
et de la politique, tandis que l'utopie-aspiration relève avant tout de la philosophie, voire
de la théologie. La seule formulation qui appelle de plein droit une étude littéraire est
celle qui prend la forme de l'utopie-fiction, car dans ce cas, au contraire des deux autres,
il s'agit de la mise en oeuvre littéraire d'une spatialité et d'une temporalité imaginaires,
ce qui est le propre de la fiction romanesque. L'utopie-aspiration propose un plan, des
idées; l'utopie-aspiration exprime un appel, une espérance, qui sans nul doute se
retrouvent au coeur des autres formulations et en particulier de l'utopie-fiction;
cependant seule l'utopie-fiction recrée un monde plus ou moins complet, plus ou moins
cohérent, mais incarné dans un texte dont le fonctionnement peut être décrit. Seule
l'utopie-fiction est avant tout un texte. Ces distinctions peuvent paraître insuffisantes;
que serait une utopie-fiction qui ne contiendrait pas aussi la description des lois justes
régissant un État parfait, ou le plan d'un système économique susceptible d'assurer le
bonheur général, ou la description des moeurs harmonieuses de ses habitants? On ne
peut séparer arbitrairement formes, thèmes, motifs et structures. Mais précisément
l'utopie-fiction ou utopie narrative ne peut être approchée par le littéraire que comme
un genre dont il peut dégager les constantes formelles et thématiques, s'il veut se donner
une chance d'en faire émerger, dans chaque texte pris en particulier, les effets de sens
induits par la disposition différenciée des motifs131.

Au vu de ces considérations, la question se posait donc : de quel type de


formulation de l'utopie l'oeuvre, ou certaines oeuvres de Giraudoux relèveraient-elles?
On peut reconnaître peut-être l'utopie-aspiration dans ce rôle de sourcier de l'Éden, que
Giraudoux s'est plu à s'attribuer lui-même et qui caractérise le narrateur dans presque
toute l'oeuvre narrative. On peut reconnaître peut-être l'utopie-projection dans les

131. C’est la méthode adoptée par Jean-Michel Racault, dans sa thèse, L’utopie narrative en
France et en Angleterre 1675-1761, Studies on Voltaire and the eighteenth century No.280, The
Voltaire Foundation, University of Oxford, 1991. Ce travail est désormais la meilleure étude sur
l'utopie classique, et l'une des rares approches littéraires du sujet.
46

articles et manifestes plus ou moins «politiques» que Giraudoux a publiés à partir de


1928, et surtout à la fin de sa vie, sur l'urbanisme, les conférences de 1939 sur «le vrai
problème français», sur la trop fameuse «France peuplée132», et dans les Discours du
Continental133. Mais il est impossible de trouver des exemples d'utopie-fiction, des
séquences d'utopie narrative non seulement dans l'oeuvre théâtrale mais surtout, là où
on l'attendrait, dans l'oeuvre narrative. De fait si l'on s'en tient à la définition proposée
par Raymond Trousson134 du genre littéraire utopique, très précise donc très limitative,
nous pouvons cesser toute investigation. Non seulement Giraudoux n'a écrit aucune
utopie au sens strict, mais s'il n'a pas décrit non plus de pays des merveilles ou de
Cocagne (d’abondance), il a décrit plutôt des jardins ou des parcs, une certaine forme
d'Arcadie provinciale ou urbaine, une certaine forme de paradis individuel et terrestre,
et surtout mental. On peut sans doute assimiler Suzanne et le Pacifique à une
robinsonnade135, ce qui déjà est bien différent d’une utopie — R. Trousson l’exclut de
sa définition — mais ce roman est loin d'être un simple voyage aux «Iles

132. Réunies dans Pleins Pouvoirs, Gallimard, 1939, et dans De Pleins Pouvoirs à Sans
Pouvoirs, Gallimard, 1950, et Julliard, 1994.
133. «Messages du Continental», Cahiers Jean Giraudoux, No 16, 1987.
134. Définition de Trousson : « nous proposons de parler d'utopie lorsque, dans le cadre d'un
récit (ce qui exclut les traités politiques), se trouve décrite une communauté (ce qui exclut la
robinsonnade), organisée selon certains principes politiques, économiques, moraux, restituant la
complexité de l'existence sociale (ce qui exclut l'âge d'or et l'arcadie), qu'elle soit présentée
comme idéal à réaliser (utopie constructive) ou comme la prévision d'un enfer (l'anti-utopie
moderne), qu'elle soit située dans un espace réel, imaginaire, ou encore dans le temps, qu'elle soit
enfin décrite au terme d'un voyage imaginaire vraisemblable ou non.» Raymond Trousson,
Voyages au pays de nulle part, Histoire littéraire de la pensée utopique, Editions de l'Université
de Bruxelles, 1979, p.28. Trousson emprunte les distinctions majeures de son analyse à
Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, Paris, 1950. Pour la commodité d'un corpus bien défini
il sacrifie le fondement épistémologique commun à toute inspiration utopique, ce qu'a bien vu
Schérer.
135. I, p. 1559. Lise Gauvin n'a pas hésité par ailleurs à qualifier ce roman de “véritable roman
utopique”. Voir sa notice dans l’édition de la Pléiade, p.1562; voir aussi ses “Variations sur une
variante : les trois incipit de Suzanne et le Pacifique de Giraudoux”, dans Jean Giraudoux :
quarante-sept hommages offerts à Jacques Body, réunis par Pierre Citti, Muriel Détrie, Guy
Teissier, Publications de l’Université de Tours, 1990, p. 231-236; et surtout “Suzanne et le
Pacifique : un roman utopique moderne”, article à paraître communiqué par l’auteur. Elle en fait
cependant un «roman d’apprentissage» dans «Portrait de Suzanne en écrivain», dans Des
provinciales au Pacifique, les premières oeuvres de Giraudoux, études rassemblées par Sylviane
Coyault et Michel Lioure, Université Blaise Pascal, Association des publications de la Faculté
des Lettres et Sciences humaines, Clermont-Ferrand, 1994, p. 163-171.
47

bienheureuses». Comme l'a montré Lise Gauvin elle-même, il s'agit aussi d'un voyage
encyclopédique et d'un voyage intérieur136. À nul moment, la culture française n'est
oubliée. Suzanne peuple son île de voix d’écrivains. D'autre part on ne trouve nuls
Lunatiques chez Giraudoux, nuls Icariens, nuls Ilsouclochiens; pas de Sévarambes ni
de Philadelphes ni d'androgynes, ou leur équivalent; pas de phalanstère, pas de
communisme ni de coopératives, pas de Thélème; pas la moindre ébauche d’utopie
monacale à la Campanella, scientifique à la Francis Bacon. Sur le plan thématique,
Giraudoux ne décrit pas de mode de gouvernement parfait et vertueux, ni de système
économique juste pour tous, ni même de ville idéale; en fait s'il s'intéresse à l'Homme,
il ne s'intéresse jamais au social, ce qui est le propre de l'utopie narrative qui est à la
recherche d’institutions parfaites, il propose non de transformer, mais de transfigurer,
au présent, le milieu de vie en un jardin ou en zones de silence ou de repos.
L'hygiénisme de Giraudoux est avant tout une hygiène mentale et personnelle137 et
dérive de son stoïcisme. Giraudoux cherche avant tout le bonheur, non dans un
programme à venir, mais ici et maintenant; son ambition est avant tout de «réaliser au
quotidien l’alchimie du sublime138», comme on l’a dit de La Fontaine.

Comment dès lors aborder l'oeuvre de Giraudoux? Si ce n'est pas une vue de
l'utopie comme genre littéraire qui peut nous y aider, serait-ce plutôt une conception du
littéraire comme figure de l'utopie? Que faire du réel quand il est décevant ? On pourrait
écrire l’histoire de la littérature en se plaçant du point de vue de cette question. Un

136. Dans sa notice de l'édition de la Pléiade (I, p.1549-1569, surtout p.1560).


137. C'est un aspect de son pélagianisme. Et de son eutychianisme, comme disait cette
mondaine que Giraudoux envoya paître, mais qui n'avait peut-être pas si tort. «On sait que
Pélage, en niant les effets de la Chute, enlevait à la prévarication d’Adam tout pouvoir d’affecter
la postérité. Notre premier ancêtre vécut un drame strictement personnel, encourut une disgrâce
qui le regardait seul, sans connaître en aucune façon le plaisir de nous léguer ses tares et ses
malheurs. Nés bons et libres, il n’est en nous nulle trace d’une corruption originelle» (E. M.
Cioran, Histoire et Utopie, Paris, 1960, 134-135). Quant à l’eutychianisme, le mot désigne la
doctrine d’Eutychès, abbé des environs de Constantinople, qui enseignait que la nature humaine
et la nature divine s'étaient confondues dans le Christ, et qu’après l’incarnation elles ne formaient
plus qu'une seule nature, la nature divine ayant absorbé la nature humaine comme la goutte d'eau
qui, tombée dans la mer, se confond avec l’eau de la mer (Émile Littré).
138. Patrick Dandrey, «La Fontaine, poète arcadien», dans Et in Arcadia Ego, Actes du
XXVIIe congrès annuel de la NASSCFL, Université de Montréal / Université McGill, édités par
Antoine Soare, Biblio 17 - 100, PFSCL, 1997, p. 94.
48

chercheur allemand, Gert Üding, écrivait il y a presque trente ans, «Litteratur ist
Utopie139». Il ne s'agissait plus alors d'interpréter l'utopie esthétique dans le sens d'une
utopie réelle, anticipation d'un monde libéré de la domination — horizon marxiste où
l'ont utilisé et promu Adorno et Benjamin — mais de comprendre que la littérature —
celle qui a quelque chose à dire à l'humanité sur les grandes questions qui se posent à
elle — peut être utopique dans le sens précis que son rapport à la réalité est celui de
l'accomplissement d'un souhait, du comblement d'un manque, avec ses stratégies, ses
plans, sa richesse d'imagination, et son rejet critique de toute entrave et de toute réalité
inhibitrice. Cette conception a son origine dans les travaux de Gert Üding sur Ernst
Bloch et s'appuie sur le concept philosophique de conscience anticipante, tel que l'a
explicité le philosophe allemand («Vorschein» : pré-apparition, illumination
anticipante)140. «Épure d'un monde meilleur» qui nous rejette du côté de l'utopie-
aspiration de René Schérer.
Une telle lecture, aussi séduisante soit-elle, nous donne une sorte de carte
blanche pour discuter la pensée de Giraudoux, mais elle ne nous donne pas prise sur le
texte giralducien, qui doit être notre seule référence, ce qui ne signifie pas qu’on n’y
puisse trouver d’illumination anticipante (si l’on n’y trouve pas d’anticipation
illuminante!). C'est du texte giralducien que nous devons dégager la pensée de
Giraudoux et non pas l'inverse (interpréter le texte à partir de présupposés sur la
pensée). La question générique (genre et mode) demeure donc pour nous primordiale,
car elle est l’une des plus prometteuses portes d'entrée dans l'univers de cet écrivain
hyper-cultivé. La question devient donc : est-il possible de rattacher telle ou telle
oeuvre de Giraudoux à un genre littéraire?
Il y a sans doute, chez Giraudoux, ce que nous pouvons nommer, après
Claude-Gilbert Dubois, un désir cosmogonique141. Mais ce désir est commun à
l'utopiste et au romancier, qui instaure lui aussi, et avec plus de liberté, son propre
espace-temps. Si malgré quelques similarités structurelles, il est clair qu'on ne peut

139. Suhrkamp, 1970.


140. Sur ce point, voir Ernst Bloch, The Utopian Function of Art and Literature, selected
essays, Cambridge, 1988; et Gert Ueding [Hrsg], Literatur ist Utopie, Suhrkamp, 1978.
141. Claude-Gilbert Dubois, “Une architecture fixionnelle”, in : Revue des Sciences humaines,
No 155, tome 39, Juillet-Septembre, 1974-3, pp. 449-471.
49

réduire la prose giralducienne au lit de Procuste de l'utopie; si le monde rédimé et


pacifié que décrit Giraudoux est bien, comme nous le croyons, diamétralement à
l'opposé de l'enrégimentement des cités idéales tracées au cordeau et peuplées
d'automates que nous présentent la plupart du temps les utopistes ou anti-utopistes142;
si le monde fraternel et fantaisiste dans lequel vivent les personnages de Giraudoux est
vraiment différent du monde rationnel, réglé et austère des utopies — ne sommes-nous
pas amenés à nous poser la question : y a-t-il dans l'histoire des formes littéraires une
autre tradition parallèle qui elle aussi aménage le monde à sa façon, qui fasse de cet
aménagement à la fois son thème principal et sa structure narrative ?

Tout ce qui forme le fond de l'utopie : besoin d'évasion des réalités présentes
et aménagement de réalités autres, mise en question de la légitimité et de la rationalité
de l'ordre existant, diagnostic et critique des tares morales et sociales, recherche de
remèdes, rêves d'un ordre nouveau, tout cela on le retrouve aussi dans les systèmes
philosophiques, dans les mythologies populaires, dans les doctrines religieuses et,
soulignons-le car c’est le point important pour nous, dans la poésie143 . Chez la
Fontaine, par exemple. Donc l'utopie narrative est un choix parmi les formes de
discours. C'est d'ailleurs pourquoi, nous l'avons vu, l'utopie narrative relève de l'analyse
littéraire. Mais n'existe-t-il pas une forme littéraire qui incorporerait les mêmes
éléments thématiques ou leurs équivalents en les traitant à sa manière, en y apportant
ses réponses, ses constructions propres? La réponse est oui : il y a la pastorale, qui est
une forme du lyrisme, dont la tradition est aussi ancienne sinon plus que celle de
l'utopie, la pastorale et ses diverses formes, l'idylle, qui est la plus ancienne, et toutes
les formes qui en sont dérivées, l'églogue, le poème bucolique, le chant pastoral, la
pastorale dramatique, le roman pastoral ou plus récemment champêtre ou provincial144

142. Nous simplifions évidemment, mais sans caricature. Un exemple contraire serait par
exemple la Basiliade de Morelly (1753), avec son culte du pur amour et sa frénésie de négation,
qui, loin d'être rebutante, est une lecture passionnante; mais cette oeuvre est complexe et contient
d'ailleurs des séquences pastorales. Voir Nicolas Wagner, Morelly, le méconnu des lumières,
Paris, 1978, 172-212. Dans l'ensemble, comme l'a noté avec amertume Alexandre Cioranescu,
L'avenir du passé. Utopie et littérature, Paris, 1972, surtout dans le dernier chapitre : “Procès de
l'utopisme”, l'affabulation est invariante, le scénario rigidement stéréotypé, les personnages
réduits à des rôles fonctionnels.
143. Voir Henri Desroches, Encyclopédia Universalis, article «Utopie».
50

— toutes formes dans lesquelles se trouve tissé le fil d’or du mythe de l’Arcadie, le rêve
de l’âge d’or, du Paradis terrestre, de l’Élysée.

Dans son article sur l'utopie de l'Encyclopédia Universalis, le sociologue des


religions Henri Desroches écrivait qu'il n'y a d'utopie que si l'imaginaire prend une
position par rapport au social, et à partir de là il distinguait deux grands types d'utopies :
d'une part les utopies d'évasion, où «n'existe nulle obligation morale d'un engagement
personnel» : il rangeait dans ce groupe l'idylle, la bucolique, la robinsonnade; d'autre
part les utopies héroïques, débouchant sur l'action, sur un programme, que ce
programme soit l'action politique ou le retrait complet du monde. Cette classification,
où se devine peut-être un préjugé, peut nous satisfaire au moins partiellement, ces deux
types s'incarnant dans des formes littéraires distinctes, mais elle fait un usage abusif du
terme utopie, puisque ce n'est que dans le cas de la robinsonnade que l'évasion vers un
lieu autre inventé a lieu; dans le cas de l'idylle, Desroches confond dédain ou ignorance
délibérée des responsabilités et fuite vers un lieu autre. De plus, nous nous intéressons
à des textes littéraires, tandis que le sociologue ne précise pas les formes d’expression.
Il nous paraît préférable, pour ce qui concerne l’utopie, de nous en tenir au sens d'une
forme littéraire précise et relativement fixée, dont le modèle très imité est l'Utopia de
Thomas More145. Quoi qu'il en soit, la distinction est utile au sens d'une histoire et d'une
anthropologie des formes littéraires. En effet elle souligne deux attitudes par rapport au
réel, celle de l'utopie proprement dite, de l'engagement, qui évoque effectivement des
images d'action, de travail, d'organisation, d'édification, de table rase, voire
d'holocauste146, au sein d'une spatialité ou d'une temporalité entièrement réinventées,

144. Pour s’en tenir aux formes proprement littéraires, car l’opéra est lui aussi l’héritier, depuis
l’époque classique, de la pastorale dramatique. Nietzsche le rappelle pour le XIXe siècle et
l’explicite dans La naissance de la tragédie, § 19 (Édition Colli-Montinari).
145. Ce n'est pas le sens que lui donne Jacques Body lorsqu'il parle de l'utopie limousine,
expression qu'il utilise comme titre du deuxième chapitre de son livre, Jean Giraudoux, La
légende et le secret, PUF, 1986, et qui n’est pas sans rappeler la "ravissante utopie" du Robert II.
146. On pense à cette histoire (tale) de Nathaniel Hawthorne intitulée Earth’s holocaust
(1846), l’holocauste de la Terre, qui a inspiré à Jorge Luis Borges un extraordinaire essai :
«Nathaniel Hawthorne», où selon son habitude il récrit presque complètement la scène de
l’holocauste, en particulier l’extraordinaire liste des objets livrés aux flammes (Les Lettres
Nouvelles, septembre-octobre 1970, p.69-90); Oeuvres complètes, éd. J.-P. Bernès, Bibl. de la
Pléiade, 1993, t. I, p. 709-727.
51

images «épiques» qu'on trouve dans les utopies narratives; tandis que celle de la
pastorale, avant tout poétique et lyrique, conserve le réel et ses objets, mais en exclut ce
qui est conflictuel, déplaisant ou menaçant, pratique un choix dans le réel pour n'en
conserver que le léger, le ludique et l'agréable147, qui ne restent idylliques d'ailleurs que
dans la mesure où ils sont menacés par le réel. Giraudoux n’a pas imaginé de pays
lointain dont les habitants vécussent heureux grâce à un gouvernement juste et des
institutions parfaites. Mais, pour reprendre l’exemple de Suzanne et le Pacifique, il a
placé une jeune fille nue seule dans une île paradisiaque, qui s’adonne à la nomination
jubilatoire de ce qui l’entoure, dont un passe-temps est de se raconter l’histoire littéraire
de la France, et qui un jour revient, toute émue, vers «ce Français qui rend inutile
l’arbre-étreinte!... qui a deux grandes moustaches avec un dévouement sans bornes... et
qui remplace pour l’humanité l’arbre-lampe.» (I, p. 616) La lettre à Simon, d’ailleurs,
où Giraudoux effectue une descente en règle de l’attitude de Robinson Crusoe148, cet
homo faber sans imagination qui se méfie de la nature et reconstitue dans son île le
mode de vie petit-bourgeois peureux et anti-poétique de ses origines, est on ne peut plus
claire à ce sujet: cette lettre n’est pas une critique de l’Angleterre, mais du manque de
confiance en la nature. Non, Giraudoux ne cherche décidément pas un ailleurs. Il n’a
pas imaginé un lieu autre où les institutions fussent parfaites et les lois justes. C’est ici
et maintenant que le Paradis doit être réintégré. Ce qui, sans doute, peut paraître
utopique chez Giraudoux, c’est «l’idée qu’on peut changer la vie avec des mots149» ,
mais c’est un pari d’écrivain, un projet «strictement littéraire». Or quelle forme
littéraire revêtent cet édénisme, cet adamisme, cette quête de sourcier? C’est l’idylle.

C'est donc en suivant le chemin qui mène de l'utopie à la pastorale que notre
recherche a trouvé sa méthode définitive. La formule «pensée utopique» chez
Giraudoux tentait de reconnaître une intentionnalité ou une tension dans cette oeuvre
tout en prenant en compte le fait qu'il n'y avait pas d'utopie narrative, mais elle était

147. Notons que le mot églogue dérive du verbe grec eklegein qui veut dire choisir. Au départ,
l'églogue était une sélection, un passage dans une oeuvre.
148. Il s’agit du chapitre ix de Suzanne et le Pacifique, Oeuvres romanesques complètes I , p.
578 ss. La critique de Robinson se trouve p. 582-583.
149. “...ou qu’il est possible de faire passer dans la vie, après rupture, les révélations du
poème”, Daniel Oster, L’individu littéraire, 1997, p. 17.
52

fautive car cette «pensée» n'est pas utopique, ou utopienne, mais arcadienne, c’est-à-
dire avant tout poétique. L'impression d'utopisme vient du fait que le monde arcadien
ou idyllique de Giraudoux se laisse lire comme valant mieux que le nôtre, comme
exemplaire150 , plutôt que comme “possible latéral” (définition de l'utopie de R.
Ruyer151). L'oeuvre narrative de Giraudoux présente beaucoup plus d'affinité avec le
genre et le mode pastoraux qu'avec le genre de l'utopie et le mode utopique, comme
c'est le cas aussi d'ailleurs pour quelques autres écrivains parmi ses contemporains.
Nous sommes si peu enclins à admettre qu'il y ait un pastoralisme dans la littérature
française du premier XXe siècle, dominée, croit-on, par «l’engagement», que nous ne
voyons pas l'évidence152. La difficulté se résout d’elle-même si l’on adopte un point de
vue anthropologique153 sur les formes littéraires, et en «réduisant» le genre littéraire de
l'utopie narrative à un cas particulier, correspondant à l'une des deux attitudes possibles
de la conscience douloureuse pour ne pas désespérer en présence de l'univers mauvais
dans lequel elle est plongée : ces deux attitudes sont l'attitude utopique et l'attitude
arcadienne, l'utopisme et l'arcadisme. A chacune correspond une tradition littéraire :
l'utopie, qui est l'invention d'un espace autre, mais pour y installer une société aux
rouages parfaits, aux institutions exemplaires, et la pastorale qui demeure dans le réel,
mais y installe, s’y réserve un espace poétique — locus amoenus — en le réenchantant
artificiellement et en en excluant tous les aspects déplaisants. C'est au fond la
distinction d'Henri Desroches entre utopie-héroïsme et utopie-évasion, à cette
différence près que nous pouvons nous passer maintenant du mot utopie dans le second
cas, puisque nous connaissons la famille de formes littéraires qui y correspond.

150. Au sens de l’exemplum de la tradition médiévale. Nous avons déjà relevé la lecture
“maïeutique” qu’on peut faire de Giraudoux.
151. Voir Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, PUF, 1950. À ce titre il a fait l'objet des
valorisations les plus opposées. Signalons en passant que cet ouvrage fondateur a marqué
durablement l’utopologie et que Raymond Trousson s’appuye sur ses analyses dans ses Voyages
au pays de nulle part, Bruxelles, 1975, rééd. 1979.
152. La préférence marquée de la critique universitaire des 30 à 40 dernières années pour les
avant-gardes est liée à des options politiques qu’il n’y a pas lieu de discuter ici.
153. Au sens philosophique d’un discours sur l’homme. Voir par exemple : Louis van Delft,
Littérature et anthropologie, Paris : PUF, 1993. Cet ouvrage porte surtout sur l’Âge classique. Le
modèle de toute anthropologie littéraire pourrait être l’Anthropologie philosophique de Bernard
Groethuysen : ce grand livre aujourd’hui un peu oublié s’intéressait non à la philosophie, mais à
l’exercice de la philosophie.
53

Le remarquable est que ces deux attitudes commandent une construction


esthétique correspondante. Dans le cas de l'attitude utopique, s'expriment non
seulement la protestation de l'idéalisme, mais aussi l'espoir implicite qu'un jour la cité
harmonieuse pourra être réalisée : l'utopie est essentiellement prospective154, ce sont
les lendemains qui chantent; tandis que dans le cas de l'attitude pastorale, s'expriment
avant tout le refus de l'univers mauvais et surtout la nostalgie de l'innocence et du
bonheur, et cette innocence et ce bonheur ne sauraient être préservés-retrouvés que par
la fuite (robinsonnade) ou la retraite (pastorale, arcadie) loin des pressions, des
frustrations, de la corruption et des laideurs de la quotidienneté, vers un paysage
“idyllique”, intérieur ou extérieur, réel filtré d’où ont disparu haine, querelles, méfaits,
cupidité, brutalité et misère, où les lourdeurs, les tensions et les contradictions sont
résolues : une telle construction n'a de réalité que littéraire. Tout son enjeu se trouve
dans la réussite d’une entreprise d’écriture. C’est ce qui en fait le prix (et la raison d’être
de cette thèse).

Le moteur psychologique de l'utopie est la révolte, celui de l'arcadie est la


nostalgie. Ou peut-être la nostalgie est-elle le premier ressort des deux, mais il amène
révolte, lutte et projets législatifs dans l'utopie, retraite, évasion et lyrisme dans
l'Arcadie155. «Auch schwach und sanft läßt sich wünschen» : un souhait peut aussi
rester faible et doux, disait Ernst Bloch156. Les deux attitudes n’ont en commun que le
désaccord avec l'état de réalité (c'est la définition de l'utopie selon Karl Mannheim qui
l’opposait à l’idéologie, dominante par définition157 ), c'est-à-dire leur refus de

154. Ce depuis sa projection dans l’avenir au XVIIIe siècle, siècle qui voit le début de la foi en
le progrès ! Voir Catherine Larrère, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle, P.U.F.,
«Léviathan», 1992.
155. C'est la même intuition qui fit consacrer à Gaston Bachelard deux livres aux images de la
Terre : La terre et les rêveries de la volonté; La terre et les rêveries du repos.
156. «Auch schwach und sanft läßt sich wünschen. Wünschen und Wollen aber sind
voneinander gerade im Einsatz verschieden» (l’espérance peut aussi s’exprimer sous une forme
faible et tendre. Mais souhaiter et vouloir diffèrent entièrement dans leur mise en oeuvre ) : Ernst
Bloch, «Arkadien und Utopien», dans Gesellschaft, Recht und Politik, hrgg von Heinz Maus in
Zusammenarbeit mit H. Düker, K. Lenk u. H.-G. Schumann, Neuwied und Berlin : Luchterhand,
1968 (Soziologische Texte Bd. 35), pp. 39-44. Cet article a été publié plusieurs fois en allemand,
on en trouve une traduction française dans Ernst Bloch, L’athéisme dans le christianisme, p.245-
252.
157. Voir K. Mannheim, Idéologie et utopie, trad. fr. (partielle) par J. Vaché, Aubier, 1956.
54

l'Histoire. L'utopiste vise la justice, l'arcadien la béatitude (mais souvenons-vous


d'Électre qui veut la justice à tout prix et qui fait «péter» et «craquer» le monde!). C'est
la source de bien des confusions, même parmi les spécialistes, car les uns perçoivent la
béatitude comme une chimère, alors que les autres considèrent la justice comme une
utopie : dans les deux cas des idéaux irréalisables et irréconciliables158. Tandis que
l'utopie veut (en principe) débarrasser le monde de l'opprobre et vise l'émancipation
collective, l'arcadie se retire ou se détourne de «ce bas monde», comme dit si souvent
Giraudoux, imagine un réel débarrassé de ce qui fait problème et où il ne doit rester que
nature amicale, printemps éternel, aubes glorieuses, jeunes gens beaux, jeunes filles
pures, animaux caressants, loisir (otium s’opposant au negotium), liberté, humour,
agréments et charmes urbains ou provinciaux, et surtout simplicité, ou son synonyme
giralducien : légèreté 159 , terme qui est, nous le verrons, le fer de lance de la
condamnation de la surcharge et de l’insistance propres à la culture bourgeoise.

La pastorale, lyrique ou dramatique, a toujours été, tout au long de son histoire,


un divertissement sinon de courtisan, du moins pour gens cultivés d'une urbanité
raffinée. Au XXe siècle elle ne peut guère échapper à la politisation et elle devient chez
Giraudoux une sorte de manifeste poétique. Ce n'est en tous cas ni la vie de caserne
minutieusement réglée des utopies des XVIIe et XVIIIe siècles ou des anti-utopies des
XIXe et XXe siècles, ni le collectivisme de la IIe Internationale du début de ce siècle,
mais c'est le monde d'Homère, des Idylles de Théocrite, qui doivent tant à l’aède, et qui

158. Sur les différences radicales qui opposent l’arcadien et l’utopien, nul n’a fourni d’exposé
plus clair et plus brillant que le poète britannique Wystan H. Auden. Voir par exemple son poème
Vespers (1954) où le poète met en scène une rencontre entre lui-même et son type opposé : “I am
an Arcadian, he is a Utopian”. Les réactions de l’arcadien au monde sont esthétiques, celles de
l’utopien sont politiques. L’un des versets se lit comme suit :
« In my Eden each observes his compulsive rituals and superstitious tabus but we have no
morals : In his New Jerusalem the temples will be empty but all will practise the rational virtues
». (W.H. Auden, Collected Poems [1971] 1991, p. 637-639)
Voir aussi son Arcadia and Utopia (1848), publié dans un Text book consacré justement au mode
pastoral : Bryan Loughrey ed., The Pastoral Mode, MacMillan, [1984] 1993. p. 90-92. Voir
également dans cet ouvrage les commentaires de Laurence Lerner sur Vespers, p. 148.
159. La théorie giralducienne de la légèreté se trouve dans Choix des élues : «ils étaient légers.
Il ne s’agissait pas seulement d’une légèreté de langage, de conduite. Il s’agissait de leur poids,
de leur densité. Ils ne pesaient pas sur la vie. [...] certains avaient une occupation, un métier, une
foi, mais ils n’en étaient pas moins légers, à cause de cette moindre densité qui les douait
d’aisance, de gaieté, d’humour», Oeuvres romanesques complètes, op. cit., I, p. 496.
55

ont été un modèle littéraire et moral pour Giraudoux, nous allons le voir; c’est, du moins
par son élégance littéraire, le monde des Bucoliques de Virgile, qui sont l’un des textes
canoniques du genre; c’est le monde du Dit de la pastoure de Christine de Pisan, de
Robin et de Marion, et de l’hortus conclusus du Roman de la Rose; c’est le monde de
l’Arcadia de Sannazaro qui renoue avec l’Antiquité par-dessus le Moyen-Âge, de
l’Aminta du Tasse, de la Bergerie de Rémi Belleau et de ses jeux, et surtout de L’Astrée
d’Honoré d’Urfé — et des innombrables voies que cette oeuvre capitale de la littérature
française a ouvert dans l’imagination des écrivains jusqu’au XIXe siècle —, c’est le
monde des idylles XVIIIe siècle (Gessner, Florian, Marmontel), que Giraudoux a lues
et dont il se souvient, et c'est le monde poétique, ou du moins l’un des éléments
constitutifs de l’oeuvre narrative de Giraudoux. Particulièrement des premières oeuvres
et des premiers romans de Giraudoux, Provinciales, L'École des Indifférents, Amica
America et les autres écrits dits de guerre, chevaleresques, “courtois”, tendres et
ironiques, où l’auteur s’attarde à l’aspect le plus “pastoral” de la guerre, et assurément
le plus beau : au compagnonnage et à l’humanité des hommes en campagne, à l’amitié.
Mais le fil d’or de l’Arcadie court dans toute l’oeuvre.

C’est ainsi que nous flirtons, elle qui a trente ans, moi qui en ai dix-neuf, à
travers mon dernier sommeil, chaque matin, comme deux bergers que
sépare une rivière. (I, p. 156)
Ce topos pastoral, qui orne la première page de Don Manuel le paresseux dans
L’École des indifférents, provient d’Estelle, idylle de Florian (1788). Remarquons que
les descriptions antiques de l’âge d’or sont légion, que Giraudoux avait pu rencontrer
dans ses études classiques : Pindare (2ème Olympique, IV, 78-83; Thrène I, antistrophe
4,1), Homère (Odyssée, IV, 563-9, «Les champs Élysées»), Platon (Phèdre, 249a),
Hésiode (Travaux, 169), Horace (Epode II, «Beatus Ille...»), sans oublier bien sûr
Virgile. Mais la caractéristique du roman giralducien n’est pas de reculer à des
commencements mythiques comme l’Âge d’or. Les commencements giralduciens sont
dans le présent de la narration. Le paradis est ici, maintenant, dans sa rhétorique de la
surprise.

L'utopie au sens d’idéal inaccessible est sans intérêt heuristique pour


comprendre Giraudoux. D'ailleurs, sur le Giraudoux chimérique n'a-t-on pas déjà trop
écrit 160 ! La «charmante utopie» giralducienne n’a-t-elle pas un peu trop servi,
56

notamment dans les années 1965-68/1978, dites «années utopiques»161(et depuis) à


reléguer l’un des écrivains les plus doués et les plus originaux du premier XXe siècle
aux confins d’une position mineure dans la critique universitaire, pour raison de non-
conformité à l’idéologie de l’heure? Ce qui nous intéresse, ce sont les textes de
Giraudoux, leur forme, leur poétique, ce en quoi leur appartenance et leur distance par
rapport à une tradition littéraire permet d’expliquer le projet d’écriture giralducien.
Giraudoux cherche à transfigurer le monde, ce qui, de tous temps a été le propre des
poètes, non à le transformer. L’opposition entre l’Arcadien et l’Utopien est vieille
comme le monde : on la retrouve dans le mythe d’Amphion et de Zéthos162! N'est-il pas
évident que c'est plutôt dans le Château du Décaméron que Giraudoux a sa place, plutôt
que dans l'abbaye de Thélème, ou dans l'Amaurote de Thomas More ? Rabelais, More
et tous les utopistes tiennent que les mauvaises institutions sont responsables de la
corruption et du malheur humains, quand Boccace nous laisse entendre qu’au contraire
ce sont les faiblesses humaines qui corrompent les institutions et détruisent le
bonheur163. Positions là encore diamétralement opposées164!

Il s'est agi pour Giraudoux de tirer de soi une représentation du monde assez
puissante pour nier l'odieuse réalité. Mais il avait des modèles et cette représentation ne
prend pas la forme de l'utopie, même si elle en a parfois certainement rêvé, comme dans
la tabula rasa voulue par Électre. Giraudoux confère indéniablement à son arcadie

160. Voir le dossier du Magazine Littéraire, nº 33, octobre 1969, consacré à Giraudoux : «Que
reste-t-il de Giraudoux?», p. 9-23.
161. Voir Gil Delannoi, les années utopiques (1968-1978), dans la série L’aventure
intellectuelle de la France au XXe siècle, Paris, 1990. Giraudoux, quant à lui, a ses racines dans
la période 1880-1910, qui a fait l’objet, dans la même série, d’un ouvrage de Christophe
Prochasson, Les années électriques, 1991.
162. Pour construire les remparts de Thèbes, où il régnait avec son frère Zéthos, Amphion
attirait à lui les pierres grâce à sa lyre, tandis que Zéthos les transportait sur son dos... Étant
enfants, Amphion et Zéthos étaient aussi différents qu’Abel et Caïn : Zéthos s’adonnait aux arts
violents et manuels : lutte, agriculture, élevage, tandis que son frère, qui avait reçu d’Hermès une
lyre en cadeau, s’adonnait à la musique. Les deux frères se querellaient souvent sur les mérites
respectifs de leurs arts. Amphion, qui était doux de nature, cédait et même renonçait souvent à
son art (Voir Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, p.33).
163. «The lament for a Golden Age is only a lament for Golden Men», s’exclame Henry David
Thoreau! Sur Boccace et Rabelais, voir Paul Renucci, «Deux étapes de l’utopisme humaniste : le
château du Décaméron et l’abbaye de Thélème», dans Bulletin of the John Ryland Library, XXX
(1947), p. 330-346.
57

mentale un enjeu, une valeur politiques, pas au sens de la politique des politiciens, mais
au sens d'une interprétation politique de la vie de tous les jours, c'est-à-dire d'une
responsabilité individuelle. On ne peut pas dire, sauf à trivialiser la notion d'utopie, que
les articles “politiques” que Giraudoux écrit, à partir de 1928 et surtout dans les années
30, sur le sport, sur l'urbanisme, le rôle de la femme et la vie française soient emprunts
d'utopisme : mais on peut dire que ce sont les gestes politiques de civisme d'un écrivain
responsable, d'un «homme de lettres», comme il se dit lui-même, amoureux de son pays
et qui croira jusqu’au bout en le pouvoir de la littérature. Dans un sens la France aura
sans doute été la vraie, la seule “utopie” de Giraudoux, et Pleins pouvoirs sa Franciade!

Mais, nous dira-t-on, la pastorale n'est-elle pas pour l'oeuvre de Giraudoux


tout autant un lit de Procuste que l'utopie ? Le Comte de Saint-Simon lui aussi a rêvé
de restaurer sur l'ensemble du globe le jardin d'Éden, mais par la science et l'industrie.
Pour lui, comme pour beaucoup d'utopistes165, c'est d'un manque que notre monde
souffre, et il s'agit de le combler. Il procède par ajout. Pour Giraudoux au contraire, c'est
la pléthore, la surcharge, la pacotille qui accablent notre monde, et il faut l'en

164. L’opposition n’est pas si nette dans la lettre de Guillaume Budé à Thomas Lupset
concernant l’Utopia, mentionnée précédemment; on y observe l’ambivalence moeurs-
institutions à la base de l’imaginaire utopique. Après avoir affirmé que le livre de Thomas More
l’avait à ce point passionné qu’il en négligeait presque ses affaires au moment où il le lisait,
Budé, qui a commencé sur le mode humoristique en surnommant l’Utopie “Udépotie”, c'est-à-
dire non plus l'île-de-nulle-part, mais, jouant à son tour avec les racines grecques, l'île-de-jamais,
place d’emblée l’Utopie sur le plan moral d’une critique des moeurs et se livre à un réquisitoire
en règle contre “la science et la Pratique du Droit civil” qui n’ont qu’un seul but, écrit-il,
“exciter l’un contre l’autre, avec une habileté aiguisée par l’envie”, et “faire en sorte que sans
arrêt l’un emporte, soutire, ronge, usurpe, pressure, tonde, extraie, extorque, ravisse, pille,
escamote, escroque, subtilise, dérobe et, en partie avec la connivence des lois, en partie avec
celle des juristes, vole et s’approprie quelque chose qui appartient à l’autre”. Mais Budé fait
encore preuve de perspicacité lorsqu'il rattache l'Utopie aux mythes antiques de l'Âge d'Or et des
Îles Fortunées. “Ah! si les habitants du ciel, écrit-il, avaient fait en sorte que les trois principes
de la législation utopienne fussent fixés dans l’esprit de tous les mortels par les fers de charpente
d’une conviction solide et forte, l’on verrait immédiatement s’écrouler impuissants : l’orgueil, la
cupidité, l’envie insensée et à peu près toutes les autres flèches meurtrières de l’adversaire
infernal”; “il est certain, écrit Budé, que [...] l’Âge d’Or, l’Âge de Saturne, reviendrait”. Pour
caractériser l'île d'Utopie sur lequel il ne se fait guère d'illusions, l’érudit forge un mot,
Hagnopolis, c'est-à-dire cité de l’innocence, “se reposant sur ses coutumes et ses biens, heureuse
dans l'innocence”, non pas encore la cité sainte de l’apocalypse, Hagiopolis, mais menant
“d'une certaine façon une vie céleste”, “au-dessus des turpitudes du monde connu où les
entreprises humaines aussi fiévreuses et violentes que vaines et inutiles accumulent les désordres
qui les précipitent dans l’abîme.” (L’utopie de Thomas More, éd. J. Prévost, p. 329).
58

débarrasser, diagnostique plutôt Giraudoux, dans Suzanne et le Pacifique (1921), dans


Aventures de Jérôme Bardini (1926-1930) et dans Choix des élues (1939). Giraudoux
procède au contraire par soustraction. Il dénombre les objets du monde, les innocente
de leurs associations avec les lourdeurs de l’existence, leur invente une vie propre, et
chante ou tâche de chanter dans un paysage de lourdeurs et de bassesses qu’il n’ignore
pas166.

Sauf par métaphore, il n’y a pas plus de bergers et de bergères dans l’oeuvre
de Giraudoux qu’il n’y a de Sévarambes ou d’Androgynes. Nous ne prétendons
nullement réduire l’oeuvre de Giraudoux à sa seule dimension pastorale ou idyllique, a
fortiori «régler» l’irritant «cas Giraudoux» grâce à une simple étude sur les rapports
qu’entretient Giraudoux avec cette tradition littéraire. L’oeuvre de Giraudoux puise à
de multiples sources et emprunte à bien des genres. Jacques Body écrit : «En
privilégiant tels et tels thèmes, telles et telles oeuvres, on pourrait faire dire beaucoup
de choses à Giraudoux, et des contradictoires167.» Mais force nous est de reconnaître
que l’oeuvre de Giraudoux est liée par des liens encore mal étudiés à la littérature dont
elle hérite ou à laquelle elle s’oppose, et il nous paraît possible de défendre, avec
nuances, que ce caractère «pastoral» ou «arcadien» distingue Giraudoux de la
littérature sur le fond de laquelle elle se détache et contre laquelle il a déclaré lui-même
réagir168 . L’originalité de Giraudoux consiste précisément en l’usage qu’il fait,

165. Et tout le XVIIIe siècle ! Voir de nouveau Catherine Larrère, L’invention de l’économie au
XVIIIe siècle, PUF, 1992. Le bonheur pour tous est sans doute une utopie, mais c’est seulement
parce que les Physiocrates du XVIIIe siècle ont cru pouvoir l’atteindre par l’économique, en
procurant le bien-être matériel à tous. Or l’économique ne peut viser qu’à produire un pays de
cocagne de la consommation, et nous savons aujourd’hui que même ce pays de cocagne n’est pas
sans problèmes.
166. Ce en quoi il est bien un homme de son temps — 20 ans en 1902 — qui réagit contre le
positivisme et le scientisme de l’époque précédente et, comme Barrès, répondra à sa plus haute
figure, Renan (Maurice Barrès, Huit jours chez M. Renan, 1888). En 1904, Barrès, alors au fait
de sa gloire, en publia une troisième édition.
167. Jacques Body, «Réception du Moyen Age et pastiche moyenâgeux dans l'oeuvre de
Giraudoux», La licorne, 1982/6, tome 2, p. 277.
168. «... à l’origine de notre oeuvre, il n’y a pas influence, mais antipathie : nous avons pensé
par opposition, nous avons écrit par réaction», déclare Giraudoux à Simonne Ratel en juillet
1928 (Ciné-comoedia, 18 juillet 1928; dans Cahiers Jean Giraudoux, 14, p. 95). Déclaration qui
démontre cet héritage et cette dépendance.
59

consciemment ou non, de la tradition pastorale, de l’idylle en particulier. C’est


pourquoi nous y plaçons nos mises.

Mais notre étude du caractère pastoral (idyllique, arcadien) de l’oeuvre


giralducienne ne saurait se borner au seul rapport avec la tradition, si évident, si
fructueux soit-il pour le chercheur. Parfois, on l’a remarqué dès 1921 à propos de
Suzanne et le Pacifique169, le monde giralducien évoque le monde tendre et gracieux,
peut-être un peu apprêté, de L’Astrée, par l’image un peu figée des actants : jeunes gens
uniformément beaux (et muets, voir par ex. La grande Bourgeoise, ou Gérard, dans
Juliette au pays des hommes), jeunes filles invariablement pures. Mais si Giraudoux
hérite de toute la tradition littéraire, il est aussi un homme de son temps. Le pastoral
giralducien, s’il existe bien, doit avoir ses caractères propres. Lorsque Giraudoux
évoque la nature, il s’agit rarement de l’échappée joyeuse, naïve ou sentimentale du
poète vers les ruisseaux et la verdure. On chercherait en vain des ressemblances, sur le
plan pastoral, avec les premières oeuvres, contemporaines, de Giono, par exemple, ou
de Maurice Genevoix : Rémi des rauches (1922), Raboliot (1925), Rroû (1931), Le
jardin dans l’île (1936), avec le roman paysan, ou le roman champêtre du début du
siècle. Giraudoux n’est pas le chantre de la nature pour elle-même, comme fin en soi,
il est le chantre d’un espace premier, comme on dit nombre premier en mathématique,
c’est-à-dire unique, indivisible, qui est souvent un jardin, et qui est certainement un
paradis — point d’aboutissement de son désir. Aussi ses évocations naturelles revêtent-
elles le plus souvent, sous le couvert d’une prose resplendissante, un caractère moral et
politique relativement subreptice. On pense ici à l’utilisation de la nature chez Henry
David Thoreau. Le passage lyrique de Thoreau sur le nénuphar qui clôt son Slavery in
Massachusetts (1854), semble, sur le plan narratif, une fuite loin de la civilisation, mais
sur le plan rhétorique, c’est une bombe lancée contre l’État170. Le narrateur Giraudoux
ne nous laisse pas à penser qu’il ressent comme l’homme des villes le besoin
d’éprouver le sentiment de la nature, par une plongée en son sein, herbes folles, forêts

169. Paul Souday, «Suzanne et le Pacifique», Le Temps, 21 juillet 1921 (article cité par Lise
Gauvin dans sa notice pour ce roman dans l’édition de la Pléiade, p. 1565).
170. Lawrence Buell, “American pastoral Ideology Reappraised”, American Literary History,
I, 1 (1989), p.10.
60

denses et silencieuses, etc. Giraudoux n’est pas écologiste, la pâquerette à la bouche, il


est cosmologue, ou théologien, ou philosophe, toujours à chercher la place de l’homme
dans l’univers et, répondant à sa propre question, à l’y mettre, en lui attribuant, comme
au premier jardin de l’humanité, la liberté, l’aisance, la virginité, la douceur,
l’insouciance, la gaieté, l’imperturbable innocence d’Adam et d’Ève. Il manque sans
doute à ce paradis l’humilité pour être chrétien, mais la question n’est pas là. La
rhétorique à laquelle le style giralducien soumet la narration s’apparente à un procédé
naguère identifié par William Empson dans un livre qui a fait date dans les études sur
la tradition pastorale, Some versions of Pastoral (1935), et qui consiste, pour le
pastoraliste, à transposer une réalité complexe dans une situation simple : «putting the
complex into the simple». Dans ce livre célèbre (mais méconnu dans la recherche de
langue française), Empson identifiait les formes modernes du pastoral : il le trouvait
dans la littérature prolétarienne, dans l’Opéra de Quat’sous, dans Alice au pays des
merveilles. Plus de bergers ni de bergères, plus de houlette, plus de versification ni de
chants amoebées. Au XXe siècle, après Albert Samain et Henri de Régnier, le genre
pastoral traditionnel a disparu, ni plus ni moins que l’épopée, l’élégie, et presque toutes
les formes traditionnelles171, mais le mode pastoral perdure. Le pastoral, comme
l’épique et l’élégiaque, subsiste dans le roman. Le bucolique se retrouve, au XXe siècle,
métamorphosé, chez Pergaud, Gide, Valéry, Giono, Pagnol, Colette, Genevoix,
Pourrat... «Pastoral eclogue is dead : long live Pastoral»172 écrivait Alastair Fowler,
théoricien des modes et des genres en littérature. Le genre pastoral est mort : le mode
pastoral perdure.

La valeur d’usage des objets du monde réel chez Giraudoux est à l’opposé de
ce qu’elle est dans le monde marchand qui l’entoure. Le sentiment anti-bourgeois de
cet écrivain d’origine très modeste devenu lui-même un haut-fonctionnaire et un
bourgeois n’est pas un leurre. Il affichera toujours une royale indépendance vis à vis des
usages salonniers de son temps. Paul Valéry, lui dédicaçant Pièce sur l’art en 1934,

171. Alain Niderst le soulignait en avant-propos au recueil collectif qu’il a édité sur La
pastorale française, de Rémi Belleau à Victor Hugo, Biblio 17 - Paris - Seattle - Tübingen :
PFSCL, 1991, p.7.
172. Alastair Fowler, “The Life and Death of Literary Forms” dans New Literary History, 2
(1970/71), p.214
61

écrit : «À Jean Giraudoux, rara avis, amical souvenir»173. L’oiseau rare Giraudoux est
alors au faîte de la gloire littéraire! Paul Morand le note déjà en 1916-1917 à l’époque
où il rédige son Journal d’un attaché d’ambassade174, où la vie mondaine et littéraire
parisienne tient une grande place. Giraudoux en jouira, mais sans attachement.

Cosmologue, théologien, philosophe, Giraudoux — roseau pensant — ne l’est


qu’en se jouant. Non seulement il ne s’embarrasse pas de lourdeurs théoriques, mais
sur des questions qui sont pour d’autres de grandes questions, il imprime le sceau le
plus certain de la rigueur : le regard poétique, qui pense en images, sans concepts.
Giraudoux a l’insolence tranquille du poète qui, «inversant la relation du réel et du rêve,
dévalue en chimère onirique l’espace et le temps de l’histoire175». Qu’il le fasse depuis
«un balcon de sérénité, d’une terrasse d’euphorie176» est la signature proprement
giralducienne. L’avantage, et non le moindre, de notre méthode est qu’elle prend en
compte, met en lumière et exploite le fait que Giraudoux est avant tout poète et qu’elle
en fait un a priori de cette recherche. Il n’est pas le seul à cette époque, avant la Grande
Guerre, mais aussi après, alors que «la faillite de la paix»177 devient progressivement
évidente, à vouloir faire de la poésie en prose. Toute la jeune littérature 1900 est éprise
de nature et de vie178, et au seuil des années 30, c’est le cas de Virginia Woolf avec Les
Vagues179.

173. Maurice Barthélémy, Bibliothèque de Jean Giraudoux conservée à Bellac, relevé des
dédicaces, Université François Rabelais : équipe de recherche Jean Giraudoux, 1989, p. 87.
174. Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade (1946), nouvelle édition, Gallimard,
1996.
175. Comme Patrick Dandrey le remarque à propos de l’Arcadien, Et in Arcadia Ego, op. cit.,
p. 87.
176. Cantique des cantiques, Théâtre complet, p. 727-728.
177. Maurice Baumont, La faillite de la paix, 2 vol. Paris : PUF, 1945.
178. Voir Edmond Jaloux, Les saisons littéraires 1896-1903, LUF, 1942; Suzanne Bernard, Le
poème en prose de Baudelaire à nos jours, Nizet, 1959, notamment les pages 530-535 sur la
réaction contre le Symbolisme, les pages 537-554 sur le naturisme et Les nourritures terrestres,
les pages 577-591 sur la crise poétique du début du siècle; voir encore Michel Raimond, La crise
du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Corti, 1966, les chapitres II, III et
surtout IV (“L’âge du roman poétique” partiellement consacré à Giraudoux) de la 3e partie; et
bien entendu Jean Yves Tadié, Le Récit poétique, PUF, 1978, largement consacré à Giraudoux.
Sylviane Coyault, dans sa thèse, Le personnage dans l’oeuvre romanesque de Giraudoux (Peter
Lang, 1992) y fait aussi allusion au début de son chapitre sur l’édification du personnage
mythique, p.180ss.
62

La pastorale, sa survivance ou réincarnation au XXe siècle, n’est pas le foyer


de cette thèse. C’est avant tout l’art giralducien de la prose qui nous a fasciné,
complètement neuf, incomparable à celui de qui que ce soit à cette époque. Et
l’utilisation si particulière de la métaphore, qui n’est pas préciosité superflue, mais
vérité nécessaire. Cependant la situation du genre pastoral dans la recherche française
n’est pas sans lien avec les difficultés que les chercheurs ont éprouvées concernant
l’oeuvre de Giraudoux. Un colloque — le premier de la S.I.E.G. (Société internationale
des études giralduciennes) — y a été consacré en 1990180 : la diversité et l’absence
d’unité des approches y sont significatives. Paul Vernois, spécialiste du roman
champêtre181, y tente un rapprochement de Provinciales avec le genre taillé sur mesure
du «roman de village», et essaye une articulation autour des oeuvres de Charles-Louis
Philippe et de Jules Renard. Outre le même respect et le même attachement pour la
province, il n’y a guère de points communs entre la prose de ces deux auteurs et celle
de Giraudoux, et ce qui ressort de plus clair des explications de Paul Vernois, c’est sa
propre perplexité quant au genre de Provinciales, «curieux titre pluriel et qui renvoie à
une aire indéterminée»182. Pourtant il cite, une ligne plus bas, les Bucoliques de Jules
Renard. Le rapprochement ne s’est pas imposé à son esprit. Pas plus que le caractère
d’idylle de certaines oeuvres de Charles-Louis Philippe.

Si le lien de Giraudoux avec la tradition pastorale est resté plutôt inaperçu


jusqu’à aujourd’hui, c’est au moins partiellement en raison du fait que la pastorale est
un genre méconnu, activement délaissé par la majorité des chercheurs, voire méprisé de
la critique, du moins dans l’aire francophone. Les chercheurs ont toujours été rares,

179. Voir Virginia Woolf, Lettre à un jeune poète, (Arléa, «L’Étrangère», 1996) où l’écrivain
confie au poète John Lehmann que la nouvelle génération, à l’inverse, introduit le prosaïque dans
la poésie. Elle trouve que le procédé «casse la machine», et n’est pas convaincue non plus par
l’autre tendance «inintelligible», où l’introspection exclut le monde extérieur. Voir plus loin la
solution préconisée dans L’art du roman.
180. «Jean Giraudoux et la problématique des genres», Actes du colloque de Tours 1990,
Cahiers Jean Giraudoux, nº 20, Grasset, 1991.
181. Paul Vernois, Le Roman rustique de George Sand à Ramuz, ses tendances et son évolution
1860-1925, Nizet, 1962; et Le style rustique dans les romans champètres après George Sand,
P.U.F., 1963.
182. Paul Vernois, «Jean Giraudoux et le “roman de village”», dans «Jean Giraudoux et la
problématique des genres», Actes du colloque de Tours 1990, Cahiers Jean Giraudoux, nº 20,
Grasset, 1991, p. 223-237; citation, p. 227.
63

même pour les siècles où c’est un genre codifié, pratiqué, et ayant son public. Ceux qui
se sont penchés sur sa “survie” au XIXe siècle et au XXe siècle sont encore plus rares,
mais surtout ils sont victimes d’une vision du roman et de la littérature en général qui
semble croire que le XIXe siècle a tout inventé en littérature, préjugé renforcé par la
vision sartrienne de la littérature, dont nous sommes encore largement tributaires
aujourd’hui. Comparée à la tradition de l’utopie, la tradition pastorale est le parent
pauvre de la recherche de langue française qui accuse sur ce point une différence nette
avec les recherches anglo-américaine et allemande. Ce n’est pas qu’il ne se publie rien
sur le sujet. On possède des études spécialisées. L’Astrée en est souvent le foyer183,
ainsi que la poésie de la Renaissance et la pastorale dramatique qui florissait dans le
premier quart du XVIIe siècle, plus rarement la poésie du XVIIIe siècle184. Mais nous
n’avons pas de théorisation en français sur le pastoral en général, pas d’ouvrage
théorique ou historique récent, pas de réflexion d’ensemble, alors que de tels ouvrages
existent en langues anglaise et allemande185Dans les universités anglo-américaines la
pastorale et ses diverses formes historiques font l’objet d’un enseignement régulier,
avec ses “textbooks” et ses ouvrages théoriques. En voici trois classiques : — Bryan
Loughrey, ed., The Pastoral Mode, A Selection of critical Essays, London: MacMillan,
1984; — John Heath-Stubbs, The Pastoral, London: Oxford UP, 1969; — Peter
Marinelli, Pastoral, London: Methuen, 1971. Ce dernier ouvrage est particulièrement

183. La bibliographie de L’Astrée est imposante. À témoin la bibliographie d’une étude


récente : Eglal Henein, Protée romancier, les déguisements dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé,
Schena-Nizet, «Biblioteca della ricerca», 1996. Lue de notre point de vue, cette étude
passionnante montre qu’un roman pastoral n’est jamais seulement un divertissement pastoral
dans la tradition pastorale française. L’Astrée est aussi un roman historique.
184. Depuis Mallarmé, la poésie s’investit d’une réflexion métaphysique. En comparaison, la
poésie descriptive, narrative des siècles précédents fait figure de poésie mineure.
185. Marie-France Hilgar, «Portraits féminins dans les pastorales dramatiques de Nicolas de
Montreux», ds C.A.I.E.F., 39, mai 1987 (1ère journée : Le genre pastoral jusqu’à la Révolution),
rappelle et commente (et cite incorrectement) p. 46, les propos de Dalla Valle se plaignant de
l’indifférence des historiens et des critiques envers la pastorale dramatique : «si l’on soumettait
ce genre [la pastorale dramatique] à une analyse plus attentive, il finirait par “se révéler beaucoup
moins gratuit et évasif qu’on ne le croit communément, jusqu’à s’imposer comme un élément
remarquable, je dirais même irremplaçable, dans le cadre d’ensemble du baroque français.»
(Dalla Valle tient ce propos non pas dans un article de 1971: «L’eroe pastorale barocco (propos a
per un comparatismo strutturale)», dans Studi Francesi, 43, janvier-avril 1971, pp. 36-56, mais
dans sa thèse, Thèmes et formes de la pastorale baroque, 1970).
64

didactique. En langue allemande, on trouve: — Klaus Garber, hrsg. Europäische


Bukolik und Georgik, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Wege der
Forshung 355), 1976; — Bernd Effe, hrsg., Theokrit und die griechische Bukolik,
Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Wege der Forshung 580), 1986; —
Petra Maisak, Arkadien. Genese und typologie einer idyllischen Wunschwelt, Frankfurt
- Bern, 1981; — Renate Böschenstein-Schäfer, Idylle, Stuttgart, 1967..

Pour une part la raison en est sans doute que les textes ne sont pas disponibles
ou difficiles d’accès. Mais la rareté des éditions ou la difficulté d’accès aux textes (aux
traductions d’oeuvres italiennes en particulier) ne suffit pas à expliquer le manque
d’intérêt français pour la tradition pastorale. Si l’on fait le compte des études qui y sont
consacrées, mis à part l'article exemplaire d'Henri Bénac, paru au lendemain de la
guerre186, et la belle étude de Jacqueline Duchemin187, plus historique que littéraire, il
n’y a eu au XXe siècle que très peu d’études littéraires de synthèse sur la tradition
pastorale en France : nous avons le petit livre de Léon Levrault, paru à la librairie Paul
Delaplane en 1914 dans une collection d’ouvrages scolaires sur les principaux genres
littéraires188, et le précieux livre de Mia Irène Gerhart189, qui inclut les littératures
italiennes et espagnoles. À quoi il faut ajouter quelques études fondamentales se
limitant à un genre, ou une époque: celle d’Alice Hulubei sur l’églogue en France au
XVIe siècle190 et récemment la grande étude de Joël Blanchard sur la Pastorale au
Moyen âge191, qui répare un oubli. Pour le XVIIe siècle, le nom de Daniella Dalla Valle
s’impose, auteur d’une thèse sur la pastorale baroque192 et d’articles sur les rapports
entre les pastorales italiennes et françaises. Pour le XVIIIe siècle il faut mentionner le

186. Henri Bénac, «Humanité de la pastorale», in Lettres d'humanité, Bulletin de l'Association


Guillaume Budé, tome V, 1946, pp. 235-247.
187. Jacqueline Duchemin, La houlette et la lyre. Recherches sur les origines pastorales de la
poésie, I. Hermès et Apollon, Paris, 1960.
188. Léon Levrault, Le genre pastoral (son évolution), Paris, 1914. Levrault, très sarcastique,
fait terminer le genre avec Chénier.
189. Mia Irene Gerhart, Essai d’analyse littéraire de la pastorale, Assen, 1950, rééd. H&S
Publishers, Utrecht, Pays Bas, 1975.
190. Alice Hulubei, L’églogue en France au XVIe siècle. Époque des Valois (1515-1589),
Paris, 1938; et du même auteur, Répertoire des églogues en France au XVIe siècle, Paris, 1939.
191. Joël Blanchard, La pastorale en France aux XIVe et Xve siècles. Recherches sur les
structures de l’imaginaire médiéval, Paris, 1983. Cet ouvrage est tiré de la thèse de doctorat
d’État de l’auteur, Univ. de Paris III, 1980.
65

livre d’Édouard Guitton sur la poésie descriptive du XVIIIe siècle 193, et celui de
Sylvain Menant194. Ces études sont donc d’autant plus précieuses195. Elles décrivent le
phénomène littéraire pastoral dans un contexte précis, celui d’une oeuvre ou d’une
configuration historique, mais aucune ne s’aventure en dehors des époques où le genre
est avéré, aucune ne spécule directement sur l’inspiration pastorale en tant que telle, sa
permanence de l’Antiquité à nos jours, sa rémanence au delà de la disparition du genre,
sa fonction et sa signification dans nos sociétés.

«La pastorale a mauvaise réputation », écrivait Bénac: c'est un genre faux,


ennuyeux, fade, artificiel, qui ne met en scène que des bons sentiments et n’échappe pas
à la mièvrerie. Accusation suprême: c’est un genre qui n'aurait pas produit de «pur chef-
d'oeuvre» dans la littérature française. Sylvain Menant le rappelait en 1981 : « La
poésie pastorale proprement dite n’a jamais occupé une place très importante dans les
lettres françaises »; mais il ajoutait: « La crise qui la secoue au début du XVIIIe siècle
ne soulève donc pas de tempête. Mais elle révèle, à travers les discussions et les
tentatives de réforme, la permanence et la profondeur de l’inspiration pastorale»196.

Dès la fin du XVIIe siècle, à l’occasion de la Querelle des Anciens et des


Modernes, et le début du XVIIIe siècle les conventions de la pastorale étaient moquées
et critiquées. Mais le genre était reconnu. La lecture de la pastorale comme genre faux
est à peu près invariable depuis le désaveu de toute idéalisation qui ne chante ni l’Avenir
ni la Société qui s'installe progressivement dans les mentalités au cours du XIXe siècle,

192. Daniella Dalla Valle, Thèmes et formes de la pastorale baroque. Du ‘Pastor Fido’ à la
pastorale dramatique française, Sorbonne, 1970.
193. Édouard Guitton, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750
à 1820, Paris : Klincksieck, 1974. On doit à É. Guitton une édition revue et augmentée de
l’édition Trahard de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, Classiques Garnier, Bordas,
1989.
194. Sylvain Menant, La Chute d’Icare. La Crise de la Poésie française 1700-1750, Genève-
Paris : Droz, 1981, surtout le chapitre III.
195. Mentionnons les travaux limitrophes dûs à des chercheurs comme Jean-Michel Racault
sur l’utopie narrative (L’utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761, Oxford : The
Voltaire Foundation, 1991); Racault a aussi publié une série de recherches sur Paul et Virginie de
Bernardin de Saint-Pierre. De cette «humble pastorale», comme la nomme Bernardin, le XIXe
siècle a connu presque une édition par année! Voir l’article de Jean Fabre, «Paul et Virginie,
pastorale», dans Lumières et Romantisme, nouv. éd., Klincksieck, 1980.
196. Menant, op. cit., p.150-151.
66

alors que l’histoire et les phénomènes sociaux font leur entrée dans la littérature, et que
le réalisme et le positivisme commencent à faire école. Au fur et à mesure que le
“désenchantement” romantique envahit le sentiment d’exister197, chez Baudelaire, qui
parle de ses «églogues198», puis chez les Symbolistes (L’après-midi d’un faune est une
églogue), le mouvement s’inverse, mais l’idéologie régnante demeure en faveur du
réalisme et condamne l’évasion, alors même que l’exotisme domine.

Dans un manuel pédagogique contemporain de la deuxième série de La


Légende des siècles (1877), on lit : «On a défini ce genre l’imitation de la vie et des
moeurs champêtres dans leur plus agréable simplicité. La poésie pastorale comprend
l’églogue et l’idylle. (...) La condition réelle des bergers ne peut présenter que des
tableaux tristes, désagréables et affligeants; les poètes ont donc préféré peindre les
moeurs simples, les plaisirs purs de la vie pastorale, telle qu’elle a pu être dans les
temps primitifs de ce qu’on appelle l’âge d’or, ou telle que la leur représente le charme
de l’illusion. On voit donc que le genre pastoral est de pure convention; et c’est là ce
qui explique l’espèce de discrédit dans lequel il est tombé.»199 Martha Hale Shackford,
se proposant, en 1904, de définir l’idylle pastorale, croit utile de rappeler en
commençant que le mot pastoral, dans bien des cas, a été utilisé comme un reproche ou
pour ridiculiser, et qu’il désigne des créations insipides, représentant des sentiments
irréels dans un style affecté200.

Plus récemment le matérialisme et l’immanentisme forcenés des années 60 et


70, en réaction, selon les mêmes lignes que le Nouveau Roman, contre une vieille
tradition critique exagérément psychologisante, portés à emprunter leurs discours
critiques à des disciplines non directement littéraires comme l’histoire, la sociologie ou

197. Sur ce point, voir par exemple, pour ce qui concerne la littérature, le livre de Paul
Bénichou, L’École du désenchantement, Paris, 1992.
198. «Je veux, pour composer chastement mes églogues...», vers 1 de Paysage, dans les
«Tableaux parisiens», Oeuvres complètes, I, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», 1975, p.82.
199. Il s’agit du Cours complet de langue française (8ème édition), paru chez Delagrave en
1877, comportant un “cours de composition française suivi de notions de littérature”. Cité par
Yvan leclerc, “L’idylle — Hugo. Le Groupe des idylles dans la Légende des siècles”, in Alain
Niderst éd., La Pastorale française de Rémi Belleau à Victor Hugo, Paris - Seattle - Tübingen :
PFSCL Biblio17, 1991, p. 149.
200. Martha Hale Shackford, “A Definition of the Pastoral Idyll”, P.M.L.A., XIX (1904), pp.
583-592.
67

la psychanalyse, ont abouti à une mode critique qui a exclu de ses objets certaines
formes littéraires non conformes idéologiquement. Ceci a fait du genre pastoral —
assimilé et réduit aux bergerades enrubannées du XVIIIe siècle — une sorte de point
aveugle de la critique de langue française201. Privilégiant le politique par rapport à
l’intime, le social par rapport à l’individuel, et la praxis202, c’est naturellement à une
littérature réaliste et où domine la fonction critique, le XIXe siècle surtout, où elle se
reconnaissait, et à une littérature contemporaine consciente d’elle-même, amère et
ironique, que cette époque effervescente donna sa préférence et accorda son attention,
tendant à ignorer, de la pastourelle du Moyen-âge jusqu’aux manifestations pastorales
romanesques et poétiques du XXe siècle, toute littérature où domine la fonction lyrique,
surtout s’il s’y exprime le désir de paix et de repos, le besoin de simplicité et de naturel,
et l’éternelle quête humaine du bonheur. La vogue théorisante de cette époque n’a été
d’aucun bénéfice pour la tradition pastorale. Sans doute la vague critique dont il est
question ici n’a-t-elle pas affecté tous les chercheurs. Pourtant il semble que le dédain
de la pastorale ait été assez général. Au lendemain de la guerre, comme dans les
exubérantes années 60 et 70, et jusqu’à tout récemment, c’était l’utopie sous toutes ses
formes, sociale et littéraire, qui occupait pratiquement tout le terrain dans la recherche
sur les ailleurs imaginés et qui polarisait la réflexion203. Il s'agissait surtout alors, tout
en récapitulant le passé, de réfléchir sur les pratiques contemporaines. Au lendemain
des révoltes étudiantes de la fin des années 60, la discussion portait inévitablement sur
la «praxis», c'est-à-dire sur le type de projet social qu'on voulait édifier. L’optimisme
relatif — sur fond d’inquiétude, mais l’inquiétude est l’autre de l’optimisme — qui

201. À l’exception, remarquable, du bel article de Gérard Genette sur L’Astrée, «Le serpent
dans la bergerie», dans Figures I, Seuil, 1966, où celui-ci donne «la vraie formule de L’Astrée : la
vertu au service du plaisir» (p. 118), formule qui peut s’appliquer, d’ailleurs, à Giraudoux.
202. Dans les années 60 et 70, ce mot était un sésame. Paul Ricoeur raconte que lors de son
premier voyage aux États-Unis, un bon mot circulait sous forme de définition : “Praxis”, mot
allemand qui signifie “Révolution”. Voir Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, “Temps
et Récit” de Paul Ricoeur en débat, Paris, 1990, p.18. De même Roland Barthes, dans son cours
du Collège de France sur le neutre en 1980, obligé de nommer le champ général de ses
réflexions, désigne l’éthique, et se croit obligé d’ajouter : “Au reste, si le mot «éthique» vous
effrayait, comme ayant encore une sorte de relent idéaliste, vous pourriez le remplacer par le mot
«praxis» (Roland Barthes, “Le désir de neutre” (cours au Collège de France du 18 févr. 1978) in:
La règle du jeu, No.5, Août 1991, p.46).
68

caractérisait ces années y est sans doute pour quelque chose. Nous faisons peut-être
aujourd’hui retour vers le monde nostalgique de la pastorale à mesure que nous sommes
plus inquiets, dans ces années fin-de-siècle, après la fin de toutes les utopies concrètes,
de ce que l’avenir nous réserve, ce qui montre bien que le souci du bonheur s’éveille
sur fond d’inquiétude et que les rêves de bonheur, littéraires ou autres, croissent sur un
fond d’insécurité204.

Le genre pastoral est donc mort. Comme le suggérait Henri Bénac, la pastorale
correspond peut-être mal au goût français. «Nous autres, Français, nous n’aimons pas
beaucoup ce style-là, s’il nous évoque fâcheusement d’innombrables bergeries et la

203. En 1982, Wilhelm Voβkamp, de l'université de Bielefeld en Allemagne, tentait de faire le


point de la recherche sur l'utopie dans les domaines philosophique, historique, sociologique et
littéraire en Allemagne, en France et en Angleterre. Les résultats de cette monumentale
récapitulation furent publiés en trois volumes totalisant 55 contributions (Wilhem Vokßamp
[hrsg], Utopieforschung: interdisziplinäre Studien zur neuzeitlichen Utopie, 3 Bd., Stuttgart:
Metzler, 1982). On notera en particulier l'article de Hans-Günter Funke, «Aspekte und Probleme
der neueren Utopiediskussion in der französischen Literaturwissenshaft», Bd.1, p.192-220, ainsi
que la bibliographie due à Jürgen Fohrmann (Bielefeld): «Zusammenfassende Bibliographie»,
p.232-253.). Si un bilan aussi englobant n'a pas été refait au début des années 90, Hinrich Hudde
et Peter Kuon publiaient en 1988 les actes du colloque «De l'utopie à l'uchronie: formes,
significations, fonctions» (Actes du colloque d'Erlangen 16-18 octobre 1986, Tübingen: Gunter
Narr, 1988) qui contenait une bibliographie de 306 titres d'articles et de livres récents consacrés à
la seule étude de l'utopie littéraire entre 1982 et 1987. Après l'étude inaugurale de Trousson en
1975, il s'agissait là des premiers travaux portant sur l'utopie vue d'un point de vue littéraire.
Jean-Michel Racault s'inscrivait dans cette nouvelle tendance avec L’Utopie narrative en France
et en Angleterre 1675-1761, déjà cité, et il publiait en 1990 un recueil d'études intitulé Ailleurs
imaginés ( Jean-Michel Racault, éd., Ailleurs imaginés. Littérature, Histoire, civilisations,
Cahiers CRLH-CIRAOI No.6, Université de La Réunion, Didier-Erudition, 1990). Comme le
rappelle l'éditeur, la publication de ce volume coïncidait «avec le bi-centenaire de la
monumentale collection des Voyages imaginaires (Amsterdam et Paris, 1787-1789, 36 volumes)
où, à l'aube de la Révolution, l'éditeur Charles-Georges-Thomas Garnier consigna l'essentiel de
ce que le thème avait inspiré à la littérature occidentale» (introduction, p.6). Notons que les 36
volumes de l’édition Garnier se trouvent dans la bibliothèque de livres anciens de Giraudoux,
dans la section de la bibliothèque conservée par son fils à Versailles.
204. C’est déjà ce que Jean Deprun montrait en publiant, en 1979, son livre sur La philosophie
de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle (Paris : Vrin, 1979) et en le présentant, dans la
première note de son ouvrage p. 217, comme le «très modeste complément» de celui de Robert
Mauzi sur L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle (Paris :
A. Colin, 1960; rééd.: Genève-Paris : Slatkine, 1979; Paris : Albin-Michel, Bibl. de «l’évolution
de l’humanité», 1994). On a plusieurs fois comparé Giraudoux aux hommes de lettres du XVIIIe
siècle. Jacques Body en fait un «petit-maître», ce qui est une erreur sur la définition de ce qu’est
un petit-maître au XVIIIe siècle, mais «quand M. Morand père [Eugène Morand, le père de Paul]
écoutait parler Giraudoux, il croyait entendre Le Neveu de Rameau» (Marcel Schneider, Morand,
Gallimard, 1971, p. 209)
69

monotonie du Télémaque», écrivait-il en 1946205. C’est Sylvain Menant, de nouveau,


qui explique le mieux la situation française : «Nul mieux que les poètes n’a souligné
notre attachement simultané à deux mondes, celui de la lutte avec l’histoire, celui de
l’épanouissement au sein d’une nature intemporelle, qui est le monde pastoral.» Dans
son avant-propos au recueil collectif sur La Pastorale française de Rémi Belleau à
Victor Hugo, réuni en 1991, Alain Niderst écrit : « Le genre est mort assurément dans
la poésie moderne (après Albert Samain, Henri de Régnier et Paul Valéry) — mais pas
plus que les autres genres. Écrit-on encore des élégies ou des épopées? Et comme
l’épique et l’élégiaque subsistent dans le roman, le bucolique, métamorphosé, a nourri
des livres de Giono, de Pagnol, de Colette, et notre société, urbanisée jusque dans les
campagnes, se retourne vers la pastorale avec nostalgie peut-être, surtout avec la même
inquiétude qu’inspirent les énigmes.»206 Dans le compte rendu qu’elle donnait de ce
volume à la Revue d’Histoire littéraire de la France en 1993, Daniella della Valle en
réaffirmait les intentions, «fournir la matière d’une réflexion générale sur les
métamorphoses que l’esprit fait, dans un genre poétique, subir au réel» et ajoutait en
conclusion : «pour les amateurs de la pastarole, ce petit livre sert aussi à mettre en
lumière comment un genre “faux” et désormais disparu et mort, a réussi à transmettre
ailleurs certains de ses traits et de ses qualités, pour survivre même après sa mort dans
l’ensemble de la littérature.»207 Cette opinion nous semble la plus éclairée208. Le genre
pastoral est certes défunt et on n’imaginerait guère sa résurrection que par jeu et par

205. Bénac, art. cit., p.250.


206. Alain Niderst, op. cit., p.7.
207. Daniella Dalla Valle, c.r. de La pastorale française de Rémi Belleau à Victor Hugo, Alain
Niderst, éd., Paris-Seattle-Tübingen, Biblio 17 — PFSCL, 1991, dans Revue d’Histoire littéraire
de la France, No.5, sept.-oct. 1993, p.730.
208. Il est significatif que nous n’ayons cité jusqu’ici, en rapport avec la tradition pastorale, que
des chercheurs spécialistes des siècles antérieurs au XXe siècle? Seule une spécialiste du XVIIe
siècle pouvait proférer cette remarque, tant les spécialistes du XXe siècle depuis une quarantaine
d’années sont aveugles et indifférents aux différentes manières qu’a notre siècle d’hériter de
manière féconde du passé, obsédés qu’ils sont par la modernité, les tendances nouvelles, les
avant-gardes, conséquence sans doute de l’autre aspect important du XXe siècle littéraire: la
littérature engagée. À n’étudier que les avant-gardes et les auteurs qui innovent, on finit par
ignorer le fond contre quoi les novateurs se détachent, et ce que fut la littérature et les idées de
l’époque qui les précéda et de celle dans laquelle ils vécurent. Dans une époque donnée, les
oeuvres moins remarquables, comme aussi les critiques moins importants renseignent toujours
beaucoup mieux sur l’époque.
70

ironie. Cependant le fond auquel il s’abreuvait n’est pas disparu. Il s’en faut de
beaucoup. Et ceci pour une raison très simple que Sylvain Menant rappelle en
conclusion du chapitre intitulé “Pastorales” dans son histoire de la poésie pendant le
premier XVIIIe siècle:

« Le rêve pastoral résiste à la critique rationaliste, telle est la conclusion qui


s’impose; il sort même de l’épreuve raffermi dans sa légitimité, et reste
aujourd’hui encore présent et vivant dans la poésie, comme dans toutes les
formes de l’imaginaire. Il forme avec le monde de l’expérience l’alternative
dont nous avons besoin»209.
Un grand spécialiste du Moyen Âge, Johan Huizinga écrivait : «La pastorale
dans son sens le plus complet est quelque chose de plus qu’un genre littéraire. C’est un
besoin de réformer la vie210». Le pastoral, si nous le distinguons de la pastorale, est un
ethos, une manière de comprendre les rapports du monde humain et de la nature. Ceci
s’inscrit d’ailleurs en faux contre l’opinion d’Ernst Robert Curtius qui expliquait le
succès millénaire de la pastorale du Haut Moyen âge au XVIIe siècle par la répétition
d’un topos — le locus amoenus — utilisé de façon épidictique et emprunté à l’Antiquité
grecque211. Mais l’alliance étroite entre la culture et la nature est assurément un trait
dominant du génie grec212. Quoi qu’il en soit, que le pastoral soit un ethos a l’avantage
de permettre de comprendre que la pastorale ait pu prendre autant de formes différentes
au cours des siècles et manifester à travers toutes ces formes le même enthousiasme
pour la vie naturelle, ou plutôt la notion, parfois implicite, que le bonheur humain ne
peut exister en dehors d’un accord entre la nature et la culture. C’est à cause de l’infinie
variété des formes que la recherche de cet accord peut prendre qu’il n’existe à

209. Sylvain Menant, La Chute D’Icare. La crise de la Poésie française 1700-1750, Geneve —
Paris, 1981, p. 151.
210. Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge (1919), Payot, 1975.
211. E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen âge latin (1953), Trad. de Jean
Bréjoux, Paris : 1956. Chapitre dix : Le paysage idéal. Wolfgang Iser, dans son récent livre, The
Fictive and the Imaginary. Charting Literary Anthropology (Baltimore and London : 1993), cite
en note, p. 313, une thèse allemande à laquelle nous n’avons pu avoir accès où l’auteur réfute
l’idée des topoi de Curtius, et argumente en faveur de l’âge d’or comme “mode de pensée” (pp.
14 ss.) qui s’actualise continuellement en des formes de réception constamment renouvelées
(Karl Veit, Studien zur Geschichte des Topos der Goldenen Zeit von der Antike bis zum 18.
Jahrhundert, Cologne, 1961). C’est à peu de choses près ce que nous entendons ici.
212. Voir: André Motte, Prairies et jardins de la grèce Antique. De la Religion à la
Philosophie, Bruxelles, 1971.
71

proprement parler pas de pastorale pure répondant à une définition normative. C’est
pourquoi on le retrouve au XXe siècle.
Nous voici, à tout le moins, plus à même de comprendre le mot de Paul
Souday, cité précédemment, rendant compte de Suzanne et le Pacifique : «On pense, en
lisant son livre, aux bergers de L’Astrée; et jusqu’à je me noie, tout s’y dit tendrement.
Un peu conventionnel peut-être, et par endroits un peu alambiqué, ce n’en est pas moins
un ouvrage remarquable et délicieux, qui classe décidément M. Giraudoux».
72

Chapitre II : Le modèle théocritéen et l’innocence narrative213

« Et le romanticisme, dit romantisme, — et l’alexandrinisme, dit


hellénisme, et la catachrèse, et la litote, (...) je les perçais à jour à ma façon,
j’eus mon alexandrinisme à moi, mon romantisme à moi, et des litotes
fausses plus belles que vos vraies.»214

Dans la grande entreprise giralducienne de rédemption du monde extérieur par


l’écriture, la poésie alexandrine, par son humour, son érudition, son goût de la
description, de l’allusion, son souci de la forme, sa prédilection pour l’amour, semble
avoir joué un rôle de modèle complet avec lequel Giraudoux s’est senti très tôt en
résonance. Théocrite surtout semble avoir été une référence et un compagnon — assez
discrets — mais constants tout au long de sa vie littéraire.
Dans ce qui suit, nous nous attardons au sens que prend la référence à
Théocrite dans deux contextes interdépendants : d’une part ceux où la mention de
Théocrite est liée à l’explicitation par Giraudoux de son art poétique ou du moins de ses
opinions littéraires; d’autre part celui où l’auteur dévoile négligemment un projet qu’il
faut prendre plus au sérieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici : celui d’écrire des idylles. La
notion d’innocence étant au coeur aussi bien de l’oeuvre de Giraudoux que du genre de
l’idylle, nous tentons de montrer que les références théocritéennes prennent tout leur
sens lorsqu’on les rapporte à la définition schillérienne du poète naïf et à la distinction
esthétique établie par le poète allemand entre poésie naïve et poésie sentimentale
(1795-1796). Ce rapprochement esthétique me paraît éclairer un aspect intéressant et
négligé de l’idéalisme giralducien, autrement dit de cette âme franco-allemande que
Giraudoux se reconnaîtra jusqu’à la fin de sa vie215.
Il nous a semblé utile de souligner qu’en contrepoint au travail de transposition
ou de réécriture de textes antérieurs si largement pratiqué par Giraudoux, parallèlement
à ces jeux de textes entre eux, il fallait réintroduire par ses modèles et ses références le

213. Ce chapitre est une version modifiée et complétée de notre communication au colloque de
la S.I.E.G. : Giraudoux et l’écriture palimpseste, Montréal, 26-29 septembre 1995, actes réunis
par Lise Gauvin, Département d’études françaises, «Paragraphes», 1997, p. 107-125.
214. Suzanne et le Pacifique (ch. VII), in Oeuvres romanesques complètes, p. 556.
215. Jusqu’au programme d’Ondine (mars 1939), que Giraudoux dédie à la mémoire de
Charles Andler.
73

sujet qui joue. La notion de palimpseste appliquée à l’oeuvre de Giraudoux, à


l’entendre au sens de Gérard Genette216, donne accès à la matérialité du travail de
l’écrivain, mais elle ne permet pas à elle seule de mettre en lumière ce fond d’idées, de
souvenirs, de lectures, de convictions, d’obsessions, de théories et de discours qui
forment ce qu’on pourrait appeler l’épistémé giralducienne, et qui sont le terreau de
l’oeuvre.

Giraudoux nomme ou sous-entend Théocrite en tout sept, peut-être huit fois;


une fois dans son mémoire de licence sur les Festgesänge du comte August von Platen;
trois fois dans son oeuvre narrative : une première fois dans «Bernard, le faible
Bernard», de l’École des Indifférents217 en 1911; une seconde fois, 14 ans plus tard, par-
delà la guerre, au chapitre III de Bella218; une troisième fois en 1927 dans l’essai
intitulé “Sur Gérard de Nerval”219 qui sera repris dans Littérature en novembre 1941.
Il le mentionne encore dans «Racine220» en 1929, dans un passage où il décrit Racine
«tout occupé à passer au soleil de Théocrite les murailles et les vallées jansénistes». À
quoi il faut ajouter une mention de Théocrite particulièrement significative dans un
reliquat non réutilisé d’une version primitive de la nouvelle Je présente Bellita dans La
France sentimentale221.

Il le sous-entend dans son conte de 1908 intitulé Le Cyclope, qui montre


comme dans l’idylle XI de Théocrite un cyclope amoureux et malheureux, qui se guérit
par la musique et la poésie. Le cas d’Elpénor a été traité en 1993, au colloque de

216. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, 1982. Giraudoux est
mentionné vingt-six fois dans cet ouvrage.
217. Publié dans le Mercure de France le 1er février 1911, puis en volume chez Grasset à la fin
du même mois.
218. Paru avec le chapitre IV dans la N.R.F. le 1er novembre 1925, puis avec le reste du roman
chez Grasset en janvier 1926.
219. Publié dans la Revue européenne avec la livraison du 15 juillet 1927. Le texte repris dans
Littérature en 1941 présente des corrections et une variante significative sur laquelle on
reviendra.
220. Jean Giraudoux, «Racine», N.R.F., nº 195, 1er décembre 1929; repris dans Littérature,
Grasset, 1941; ce passage, Folio-essais, p. 32.
221. Publié par Brett Dawson dans Oeuvres romanesques complètes, op. cit., tome II, p. 1138-
1141. Ce texte, qui appartient au même fonds que La Grande Bourgeoise, a probablement été
écrit vers 1928; La France sentimentale a été publiée en octobre 1932. Nous remercions Brett
Dawson d’avoir attiré notre attention sur ce texte.
74

Clermont-Ferrand, par Pierre Brunel, qui a ainsi exposé en pleine lumière, pour la
première fois, la question du rapport qu’Elpénor (où Giraudoux reprend Le Cyclope222)
et Suzanne et le Pacifique entretiennent avec le genre de l’idylle et la tradition pastorale
en général223. Nous ne reprendrons pas ses analyses. Remarquons seulement que ce
qu’il peut y avoir du traditionnel canular normalien, du jeu érudit, dans Elpénor comme
idylle est absent dans les autres oeuvres. Nous laissons également de côté pour le
moment la mention de Théocrite dans Bella, qui pose un problème particulier
passionnant, mais dont l’interprétation nous tire vers la situation de la sexualité dans
l’idylle et la conception de la sexualité chez Giraudoux, sujets qui méritent un
traitement à part. Giraudoux sous-entend peut-être également Théocrite au début de
Don Manuel le Paresseux224 quand il compare son flirt avec Mrs Callie à celui de «deux
bergers que sépare une rivière» (I, p.156), mais il se souvient vraisemblablement plutôt
d’Estelle, une idylle de Florian (1788), où l’on trouve ce motif.

Giraudoux a rencontré l’oeuvre de Théocrite dès le lycée. On en trouve la trace


parmi ses travaux scolaires conservés dans deux collections d’archives appartenant à sa
famille225. Ces travaux d’étudiant sont inédits. Un feuillet manuscrit qui se trouve
parmi les archives conservées par le neveu de Giraudoux contient une liste de

222. Jacques Robichez a signalé dans sa notice des Contes d’un matin, l’emprunt du cyclope
amoureux consolé par la poésie que Giraudoux a fait, après tant d’autres poètes, à l’Idylle XI de
Théocrite, pour le conte signé Jean-Emmanuel Manière, intitulé “Le Cyclope”, paru dans Le
Matin le 27 septembre 1908. Jean-Yves Tadié l’a de nouveau noté dans sa notice d’Elpénor
(notice de l’édition de la Pléiade, p. 1507).
223. Pierre Brunel, “Le cyclope de Giraudoux et le genre de l’idylle”, dans Des Provinciales au
Pacifique : les premières oeuvres de Giraudoux, études rassemblées par Sylviane Coyault et
Michel Lioure, Association des Publications de la faculté des Lettres et Sciences Humaines de
Clermont-Ferrand, 1994, p.101-110. Pierre Brunel a repris cette étude, jointe à plusieurs autres
sur le thème de l’idylle, dans L’Arcadie blessée, le monde de l’idylle dans la littérature et les arts
de 1870 à nos jours, éditions InterUniversitaires, 1996. Nous nous autorisons des conclusions de
cet article. Mais nous nous inspirons ici d’une phrase tirée d’une autre communication de Pierre
Brunel et qui est l’une des plus belles méditations qui aient été écrites sur Littérature, ce recueil
qui, par poètes interposés — poètes au sens large — contient presque tout l’art poétique de
Giraudoux, fait le «portrait de Giraudoux en écrivain idéal» et à beaucoup d’égards constitue son
testament poétique. La phrase à laquelle nous pensons vient après le portrait bien connu de
Charles-Louis Philippe en innocent : «cette innocence-là, elle est chère à Giraudoux.» (P. Brunel,
«Le portrait de l’écrivain dans Littérature», in La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu?, Actes du
colloque de Bursa, Isis, Istanbul, et Littérature & Nation, Tours, 1992, p. 145-151).
224. Paru dans La Grande Revue, le 25 octobre 1910, puis en volume, chez Grasset en février
1911.
75

préparations grecques à effectuer pour le mois de novembre 1898. Cette liste porte le
nom de quatre auteurs grecs dont Théocrite226, dont il faut préparer les dix premiers
vers de deux idylles : Les Syracusaines (idylle XV) et Les Pêcheurs (idylle XXI)227.
Giraudoux est en classe de rhétorique. Le professeur est Léonce-Georges Gain. Son
élève vient d’avoir seize ans. Théocrite n’est pas le seul auteur, remarquons-le,
susceptible d’attirer l’attention des élèves de cette classe sur le côté beatus Ille de la
poésie bucolique. Le mardi 7 février 1899, ils remettent une version latine des 24
premiers vers de la première élégie du premier livre de Tibulle, intitulée «Charme du
repos et de la vie champêtre», et peu de temps après ils ont à faire une imitation en vers
de ce poème. Giraudoux obtient la note de 13 sur 20 et le commentaire suivant du
professeur : “Vers d’un tour facile et d’une facture assez élégante. Efforcez-vous d’être
plus précis et de ne rien ajouter au texte latin”. Le poème est en effet très agréable à lire,
il est écrit en rimes suivies et joue habilement de l’enjambement (voir Annexes).

Dans les archives conservées par la nièce de Giraudoux, on trouve, datant de


la même année scolaire, car on reconnaît le style de travaux que donnait le professeur

225. Nous remercions les héritiers de Jean Giraudoux de nous avoir si aimablement reçu et
d’avoir mis si généreusement leurs archives à notre disposition. Nous publions deux de ces
travaux en annexe, ainsi que quelques intitulés de composition française.
226. Les autres auteurs sont Démosthène (2e philippique), Aristophane (Strepsiade, Les Nuées,
L’Assemblée des femmes, Plutus) et Thucydide.
227. Nous n’avons pas trouvé de renseignements sur l’édition dans laquelle Giraudoux a étudié
Théocrite, les archives du lycée de Châteauroux n’en possèdent plus d’exemplaire. Il s’agit
vraisemblablement d’un recueil de morceaux choisis, semblable à ces «Extraits d’Aristophane»
dont Giraudoux s’est servi et dont on peut voir encore aujourd’hui l’exemplaire annoté de sa
main au musée du Lycée. Nous remercions M. le Proviseur Gervais Rutard pour son très
chaleureux accueil au lycée. En 1931, Émile Chambry mentionne comme éditions récentes
précédant celle de Legrand aux Belles Lettres : Lecomte de Lisle, J. Girard, Barbier, Paul
Desjardins, « la plus originale de toutes », et Pessonneaux. Les éditions critiques à l’époque
étaient celles d’Ahrens (Leipzig, 1855), de Ziegler (Tübingen, 1879), de Fritsche-Hiller (1881).
La première édition moderne était celle d’Henri Estienne (1566 et 1579). En khâgne au lycée
Lakanal (1900-1902), Giraudoux utilisa sans doute l’une de ces éditions, probablement celle de
la collection Teubner, qu’il mentionne dans ses premiers écrits. Ajoutons pour mémoire qu’en
1905, Ulrich von Wilamowitz-Möllendorf publia sa Textgeschichte der griechischen Bukoliker et
Bucolici graeci (Oxford, 1905, 2ème édition, 1910). Legrand (1898) utilisera cette édition mais
se servira aussi des apparats de Ziegler et d’Ahrens. Enfin signalons que l’écrivain acquerra une
belle édition du texte grec seul de Théocrite qui se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque
conservée à la Maison natale à Bellac : TΕΟΚΡΙΤΟΥ ΕΙΠΓΡΑΜΜΑΤΑ, Oxford, 1676. Rien
n’indique à quelle date ce volume est devenu la propriété de Giraudoux. (Je remercie le Pr.
Jacques Body d’avoir déchiffré la date d’édition de ce volume).
76

Gain, mention d’un devoir à remettre sur l’églogue (on étudiait donc à cette époque-là
la tradition pastorale pour elle-même), ainsi que d’une version grecque du chant alterné
de Boucaïos et de Milon, les deux moissonneurs de l’idylle X de Théocrite.

Dans la partie de la bibliothèque de Giraudoux conservée à la Maison natale à


Bellac, on peut consulter les volumes que Giraudoux avait reçus en tant que lauréat au
Concours général de 1902 : parmi les sept volumes qui portent le sceau de l’Académie
de Paris sur le plat de couverture, on trouve : La poésie alexandrine d’Auguste Couat
(1882) et le tome cinquième de l’Histoire de la littérature grecque, d’Alfred et Maurice
Croiset, qui porte sur la période alexandrine et la période romaine, paru en 1899. On y
trouve aussi La poésie de Pindare d’Alfred Croiset, dont Giraudoux se servira pour
228
écrire Les nouvelles morts d’Elpénor . Nous n’avons aucune raison de penser que
Giraudoux ait moins étudié ses livres sur la littérature hellénistique que celui sur
Pindare229.

Dès son entrée à l’École normale, Giraudoux se replonge dans la poésie


alexandrine. D’après la liste des emprunts à la bibliothèque de l’École230, Giraudoux
emprunte dès le 6 novembre 1903, c’est-à-dire quelques jours seulement après la
rentrée, la thèse de Philippe-Ernest Legrand sur Théocrite; et il emprunte le même jour
deux éditions des Mimes d’Hérondas, dont un papyrus trouvé en 1889 venait de
restituer quelques mimes intéressants. Hérondas avait été à Syracuse le successeur de
Sophron, que l’on considère habituellement comme l’inventeur du genre littéraire du

228. Voir la notice d’Elpénor, de Jean-Yves Tadié, dans Oeuvres romanesques complètes, op.
cit., t.I, p. 1507-1514.
229. Une autre remarque s’impose à l’examen de cette bibliothèque : Giraudoux y montre un
goût certain pour la tradition pastorale : la pastorale dramatique baroque, tout particulièrement,
est très bien représentée, d’Ollénix du Mont Sacré [Nicolas de Montreux](Les deux livres des
Bergeries de Iuliette, 1592 et 1593) à Alexandre Hardy (une édition en trois volumes du théâtre
d’Alexandre Hardy parisien, de 1625 et 1626), en passant par l’Aminta du Tasse, Le berger
fidelle de Guarini, 1598 et un certain nombre d’autres fables bocagères moins connues du
baroque français. On sait l’importance des deux oeuvres italiennes pour l’histoire de la pastorale
dramatique française. On y trouve aussi l’édition originale, de 1773, des nouvelles idylles de
Salomon Gessner qui contient des Contes moraux de Denis Diderot. Ceci montre que Giraudoux
n’a pas cessé de s’intéresser à la tradition pastorale. Ces remarques complètent celles faites par
Maurice Barthélémy dans son article, “Giraudoux bibliophile”, in RHLF, 5-6 (1983) 764-772.
230. Liste publiée par Jacques Body dans Giraudoux et l’Allemagne, Publications de la
Sorbonne, Littératures 7, «Études de littérature étrangère et comparée», nº 70, Didier, 1975, p.
470-482.
77

mime, dont Théocrite donne trois exemples dans ses Idylles. Rappelons que « le mime
est une sorte de petite comédie, mais sans intrigue; c’est une simple causerie, vive et
rapide, où chaque parole est un trait de moeurs.»231 Le type même du mime urbain est
justement l’idylle des Syracusaines si prisée par Giraudoux.
Les emprunts que Giraudoux fait à la bibliothèque entre le 4 et le 11 novembre
sont du plus total éclectisme232. Cette frénésie de lectures peut s’expliquer par le fait
que Giraudoux, après une année de service militaire à Roanne, a le désir de se replonger
dans l’étude. Jacques Body, sur le témoignage de Louis Séchan, a expliqué le travail que
s’imposaient les élèves de première année 233. Giraudoux n’a pas encore choisi sa
première orientation de seiziémiste, et il furète. Nous pouvons donc en conclure que la
sélection n’a pas été imposée par des cours à suivre et que la présence de Théocrite et
du mime antique signale un intérêt personnel particulier. En effet, de tous les auteurs
qui figurent sur la liste de la licence pour l’année 1903-1904, le seul auteur qu’il
emprunte immédiatement — et massivement : 3 ouvrages — et qui soit au programme
pour les épreuves communes, est Théocrite234.
Comment interpréter cet intérêt particulier? On ne possède aucun document
précis sur cette époque, et les archives du lycée Lakanal ont été détruites pendant la
guerre; mais il est pratiquement certain que Giraudoux, après le lycée, aura travaillé
Théocrite en khâgne. On peut voir une preuve indirecte de la nécessité d’étudier cet

231. Émile Chambry, Les Bucoliques grecs, Garnier, 1931, Notice sur Théocrite, p.10.
232. Le premier emprunt, le 4, est une pièce en allemand de Hermann Sudermann (18571928) :
Johannisfeuer; s’y ajoutent, le 6 novembre, le t. 8 d’une édition de Flaubert, les deux éditions
d’Hérondas, les thèses de Legrand (Théocrite, La divination en Grèce), une thèse sur Bossuet
directeur de conscience, une thèse sur François Ponsard, Plaute et Térence, un essai
bibliographique sur Cicéron, et L’amant rendu cordelier a l’observance d’amours, poème de
Martial d'Auvergne; le 9 novembre, l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin,
l’Histoire maccaronique de Merlin Coccaie, prototype de Rabelais, de Théophile Folengo
(14961544), le t.4 de l’Ancien théâtre français dans la Bibliothèque elzévirienne; et le 11
novembre, un volume de la série de Barbey d'Aurevilly, 18081889 Dixneuvième siècle. Les
oeuvres et les hommes, un numéro du Mercure de France (1896, I), une thèse sur Jean Nicot, une
thèse sur Aristophane et une autre sur Pellisson, les Mémoires de Restif de la Bretonne, le
premier volume de la correspondance de Voltaire, ainsi que des Mélanges de cet auteur. Nous
restituons ici les titres exacts des ouvrages empruntés; dans sa thèse (p. 470-482), Jacques Body
avait publié telles quelles, sans vérification, les fiches de la bibliothèque (voir note 14). Nous
remercions Daniel Béguin, de l’ENS, de s’être chargé de quelques unes de ces vérifications.
233. J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p.34
234. Voir Albérès, Esthétique et morale, op. cit., p. 40, note 55.
78

auteur dans le fait que trois idylles de Théocrite font partie du programme commun de
la licence pour l’année 1903-1904 : I, Thyrsis; XI, Le cyclope; et XV, Les
Syracusaines235. De tous les auteurs à préparer pour la licence, Giraudoux s’intéresse
pour commencer au seul Théocrite, poète dont il a déjà subi le charme et pour lequel il
éprouve une prédilection. Sur les trois oeuvres au programme, Giraudoux récrira le
cyclope deux fois, et, par la voix de Bernard, désignera explicitement les deux autres
comme des modèles.

Tels sont les renseignements que nous possédons sur la rencontre et la


rémanence du contact entre Théocrite et Giraudoux 236 . Des trois sources que
Giraudoux a pu consulter concernant Théocrite, en dehors du texte même, à savoir les
études de Couat, Croiset et Legrand, il aura certainement retenu le chapitre assez bref,
mais précis, bien mené et agréable à lire de Couat. La cinquantaine de pages237,
aujourd’hui un peu vieillies, que cet auteur a consacrées au poète sicilien est très
vivante, plutôt fervente, et en 1902 ou en 1905 elle pouvait mener tout droit le lecteur
au coeur du texte et à l’appréciation des spécificités de l’art théocritéen, qu’elle
caractérise surtout comme un art dramatique, ce que nous devons retenir. Les pages
qu’Alfred Croiset consacre à la poésie alexandrine forment un chapitre parmi d’autres
dans un manuel d’histoire littéraire grecque, et il ne s’attarde qu’en passant au style et
aux caractères de la poésie de Théocrite. Il souligne toutefois la sincérité d’émotion qui
distingue Théocrite des autres poètes alexandrins et montre que grâce à Théocrite «la
pure poésie entre dans le réalisme»238. Quant à la grande étude de Legrand, qui a
presque cent ans, qui n’a jamais été refaite en France et qui fait toujours autorité239,

235. Voir R.-M. Albérès, Esthétique et Morale chez Jean Giraudoux, Nizet, 1957, Appendice
C, p. 491-192.
236. Il y a un contexte culturel qui peut avoir favorisé l’attention portée par Giraudoux à un
poète comme Théocrite. Toute l’atmosphère du symbolisme finissant, tant en peinture (Puvis de
Chavannes, Maurice Denis, Franz von Stuck, que Giraudoux a connu à Munich) qu’en musique,
en danse, en photographie, en littérature et en philosophie, est primitiviste et préoccupée
d’Arcadie, de paradis terrestre, d’androgynie, de cosmos, de vie (Bergson), et se tourne vers la
Grèce. On sait les distances qu’a pris Giraudoux avec les différentes écoles de son temps. Mais la
ferveur et la tendresse rêveuse de Giraudoux n’est sûrement pas étrangère à ce virage
épistémique.
237. Auguste Couat, La poésie alexandrine, 1882, p. 391-444.
238. Alfred et Maurice Croiset, Histoire de la littérature grecque, 1899, tome 5, chapitre IV, iii,
p. 180-210.
79

c’est une montagne d’érudition philologique qui n’épargne au lecteur aucun débat
d’école. Elle s’intéresse aux textes, aux motifs, à l’expression, au vocabulaire surtout
en tant que documents archéologiques, mais Giraudoux a pu y puiser une foison de
détails et de notes sur l’ecphrasis, le goût des descriptions et le talent descriptif de
Théocrite240.
On retrouve Théocrite sous la plume de Giraudoux en 1906, en un endroit
inattendu et qui montre la grande familiarité qu’il a acquise avec le poète alexandrin :
nous voulons parler de son mémoire, déposé à la fin du mois de juin, pour l’obtention
du diplôme d’études supérieures, consacré aux Festgesänge de Platen. Les Festgesänge
sont des odes pindariques, sujet que Giraudoux connaît bien241. Au tout début de la
deuxième partie du mémoire, consacrée à la description et à l’originalité de ces odes par
rapport à leur modèle, Giraudoux tente d’expliquer ce que Platen a retenu de l’hymne
pindarique et ce qu’il a modifié, et pour montrer la difficulté qu’il y a à adapter Pindare,
il prend par contraste l’exemple de Théocrite:
«On peut copier forme et fond d’une idylle de Théocrite, écrit-il; le mètre
en est simple; les personnages sont les mêmes du temps de Virgile ou de
Chénier : nature, qui ne change pas; type de paysan, qui ne peut changer,
parce qu’il n’existe pas.»
Quelques pages plus loin, Giraudoux, tentant de décrire l’alliance de sublime
(Erhabene, en allemand) et de grâce élégiaque (Anmut, en allemand) qui fait la
spécificité des derniers hymnes de Platen, explique :
« L’Anmut n’est pas incompatible avec l’Erhabene. Il le complète, et le
corrige, comme le feuillage les fruits »;
puis il ajoute :
« cet Anmut n’est pas pindarique... il vient de Virgile, de Goethe... C’est un
ton modeste, un ton d’épître — une certaine familiarité dans les sujets
graves; une sorte de repos dans l’action; l’art de faire apparaître la nature
entre deux pensées abstraites, comme un paysage vu d’un coup d’oeil,
d’une fenêtre242; un badinage, qui rend la douleur élégie; mais c’est surtout

239. Philippe-Ernest Legrand, Étude sur Théocrite (1898), Éditions de Boccard, Bibl. des
Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 1968.
240. Ibid., p. 196 ss.
241. Son mémoire de licence s’intitulait “Étude de l’Ode Pindarique chez Ronsard”.
Giraudoux est licencié ès lettres avec la mention «bien» le 28 juillet 1904. Tant pour le mémoire
de licence que pour le mémoire présenté pour le Diplôme d’Études Supérieures (DES), j’ai
consulté les copies conservées à la Maison natale à Bellac.
242. Nous soulignons.
80

[la nature,]243 la contemplation de la nature, considérée comme une force


tranquille et accueillante.»
Remarquons-le immédiatement : Giraudoux ne se souvient-il pas ici s’être
assis lui-même à sa fenêtre pour écrire quelque chose de semblable244?

Giraudoux, élève de la Khâgne de Lakanal, connaît fort bien la tradition


pastorale. Ces réflexions montrent qu’il a réfléchi en profondeur à l’art de Théocrite et
au genre de l’idylle tel qu’il a été pratiqué par ses deux meilleurs imitateurs245. Le «ton
modeste», la «familiarité dans les sujets graves», le «repos dans l’action», rappellent les
définitions de l’églogue et de l’idylle dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert 246
ou du Traité de la poésie pastorale de l’abbé Batteux247. Elles nous prouvent sa
compréhension de la principale convention de la pastorale traditionnelle : le fait de
mettre en scène des paysans poètes et des pâtres chanteurs, et sa conscience que le
monde des églogues est un univers poétique artificiel.

Toutefois si Chénier retrouve le souffle et l’authenticité de Théocrite248, il y a


une importante différence entre les églogues de Virgile et les idylles de Théocrite. Les
églogues ont été écrites à une époque politiquement et socialement troublée et elles sont
une méditation sur la crise morale, émotive et intellectuelle qui affecte les
contemporains de Virgile. À partir de Virgile jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on peut
dire que la pastorale opposera presque sans exception un monde arcadien créé où tout
est beau et facile, où l’on se préoccupe surtout d’amour, où culture et nature sont
réconciliées, au monde réel où règnent le mal et la laideur. C’est Virgile qui a inventé
le mythe de l’Arcadie heureuse, cette terre spirituelle249, où l’âme mélancolique aspire
à se reposer, et dont il est question particulièrement dans la quatrième et la dixième

243. Correction de Giraudoux.


244. « De ma fenêtre » paraît dans l’Ermitage à quelques mois de là le 15 décembre 1906.
245. Il est intéressant de noter que quelques paragraphes avant le passage où Giraudoux-
Bernard mentionne Théocrite, il s’invente une « arrière-grand-tante Céline, qui avait connu
André Chénier» (p.198).
246. La définition de l’églogue dans l’Encyclopédie occupe rien moins que onze colonnes,
dues à Jaucourt, qui cite l’abbé Fraguier, et à Marmontel. À quoi il faut ajouter les cinq colonnes
consacrées par le premier à la poésie pastorale, un peu plus d’une colonne sur la bucolique par
l’abbé Mallet, et une colonne sur l’idylle.
247. Charles Batteux, Principes de la littérature, 1774.
248. Chénier écrivait : «Viens voir aussi comment aux bords de notre Seine /La Muse de Sicile
et chante et se promène» (André Chénier, Oeuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, p.613).
81

églogues, à moins que ce ne soit l’espace esthétique, comme le veut une interprétation
plus récente, qui permet à la poésie de se reproduire elle-même250. Quoi qu’il en soit,
chez Virgile, la fiction pastorale s’appuie sur la question politique et disparaîtrait sans
elle. Le monde des bergers de Virgile est une création poétique qui existe par le fait
qu’elle est menacée et pénétrée par les calamités de l’époque. Ce qui rend ce monde
poétique, c’est, par la distance qu’il prend par rapport aux réalités campagnardes et
leurs corvées quotidiennes, l’idéalisation qu’il fait de la nature et la nostalgie d’en avoir
perdu le contact. Les Églogues ne décrivent pas la vie des bergers, elles la représentent.
Le locus amoenus de l’églogue virgilienne est une image renversée du monde politique.
Ses habitants sont des poètes déguisés en bergers qui explorent les possibilités qu’a la
poésie d’agir sur les conditions socio-politiques251. Chez Théocrite c’est tout l’inverse.
Ce sont les paysans qui semblent se hausser à l’état de poètes. Aucune distance par
rapport aux détails de la vie rurale. Chansons et bétail se valent et s’échangent. On y
partage la réalité des gens simples et frustes de la campagne252, pauvres et même
parfois de condition servile, qui se querellent (Idylle X), parfois grossièrement (Idylle
V), ou au contraire se font des compliments (Idylles. VI, VII), le tout se terminant par
un concours de chant (amoebée) (Idylles I, IV, V, VIII, IX); on y voit la réalité d’un
berger amoureux d’une citadine qui le méprise et le rabroue vertement (Idylle XX);
celle d’un éraste transi de désir qui se suicide de dépit à la porte de l’éromène
dédaigneux qui refuse de lui accorder ses faveurs (Idylle XXIII); celle de l’amoureux,

249. Voir Erwin Panofsky, “Et in Arcadia Ego”, in L’ oeuvre d’art et ses significations, Paris,
1969, p.278-302. Voir aussi Bruno Snell, La découverte de l’esprit, la genèse de la pensée
européenne chez les Grecs (1946), ch. XVI : L’Arcadie, la découverte d’une terre spirituelle,
L’Éclat, 1994. La thèse de Snell est combattue par Ernst A. Schmidt, “Arkadien : Abendland und
Antike”, in Antike und Abendland, 21 (1975) : 36-57. Sur l’Arcadie, voir aussi les actes du
XVIIe congrès annuel de la NASSCFL, Et in Arcadia Ego (Montréal 1995), édités par Antoine
Soare, Biblio 17 — 100, PFSCL, 1997.
250. Wolfgang Iser, The Fictive and the Imaginary, Charting Literary Anthropology, ch. II :
Renaissance Pastoralism as a Paradigm of Literary Fictionnality, Baltimore : John Hopkins U.P.,
1993, p.28.
251. Ibid., p.32, 33-34.
252. Réalité trop simple et trop grossière aux yeux des mondains amateurs de pastorales du
XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, ce qui explique le peu de faveur de Théocrite par rapport à
Virgile à ces époques. C’est ce que Fontenelle théorisera dans son Discours sur la nature de
l’églogue de 1688 et qui fera Jean-Paul Richter comparer l’églogue selon Fontenelle à du sucre
superfin.
82

du cyclope (Idylle XI, VI), qui trouve une cure à sa souffrance dans la poésie et la
musique. Dans les idylles dramatiques, ou mimes, la réalité est celle d’une jeune
femme, Simaetha, qui se ronge de désir et de jalousie et qui fabrique un philtre magique
pour regagner les faveurs de son amant (Idylle II), celle d’un amoureux trompé par la
fille qu’il aime et qui pour oublier songe à entrer dans l’armée au service de Ptolémée
(Idylle XIV); ou celle de deux provinciales, immigrantes (ou exilées) à Alexandrie,
pipelettes d’une inénarrable drôlerie qui parlent chiffons, daubent leurs maris, et se
frayent un chemin dans la foule jusqu’à la cour pour voir le spectacle de la mort
d’Adonis. On aura reconnu Les Syracusaines (Idylle XV). Mais toutes ces situations
réalistes, simples ou triviales, encadrées qu’elles sont d’exquises descriptions d’une
nature que nous appelons aujourd’hui idyllique, regorgeant de fleurs et de fruits,
irradiées qu’elles sont par la forme poétique, les allusions mythologique et la langue
d’Homère, d’Hésiode et de Pindare253, sont transfigurées par l’élégance de l’art et en
acquièrent une fraîcheur joueuse et légère.

L’idylle théocritéenne est trompeuse : «aimable en son air, mais humble dans
son stile», comme la voulait encore Boileau au chant II de L’Art poétique (1674), elle
relève en fait d’un très grand art. Un équilibre délicat doit y être maintenu entre le vague
ridicule de paysans ignorants, brutaux et naïfs, et une discrète nostalgie admirative pour
leur innocence et leur virginité. L’humour, la simplicité bon enfant, la bonne humeur,
la naïveté, le comique, la verdeur de langage, le ton de la conversation, cette qualité si
exquise qu’est la grâce, c’est-à-dire, comme l’écrivait Giraudoux à propos de Platen
«une certaine gaieté plastique, une délicatesse dans le ton et l’expression, une
douceur» : tout ce que nous appellerons innocence narrative, sont le résultat chez
Théocrite d’un art de contrastes254 entre la campagne et la ville, entre le simple et
l’élaboré, qui désigne un au-delà du texte, l’idéal d’une harmonie avec soi-même et
avec la nature, mais cette harmonie, Théocrite la propose non dans une retraite hors du
monde, non dans une lointaine Arcadie, mais dans son monde rural familier et

253. Charles Segal, Poetry and Myth in Ancient pastoral, Essays on Theocritus and Virgil,
Princeton : Princeton UP, 1981, p.7.
254. Voir Ulrich Ott, Die Kunst des Gegensatzes in Theocrits Hirtengedichten, Hildesheim,
New York : Georg Olms Verlag (Spudasmata, Bd XXII), 1969.
83

prosaïque même — monde familier qu’il décrit, comme Homère, si présent dans les
Idylles, sur le même plan et en continuité avec le monde mythique des dieux. L’amour
contrarié et la mort, pour reprendre les exemples soulignés naguère par Erwin Panofsky,
sont dépeints en fort relief, et avec une intensité envoûtante dans les idylles de
Théocrite. Dans l’Arcadie idéale de Virgile, au contraire, toute souffrance, tout drame
sont projetés dans le futur ou, de préférence, le passé, et ainsi transformés en sentiments
élégiaques255. Théocrite ne distingue d’ailleurs pas ses idylles rustiques de ses autres
poèmes. C’est le même dialecte dorique que Théocrite utilise dans ses idylles rustiques,
ses idylles dramatiques (mimes) et ses hymnes. Cela veut dire qu’il n’y a pas de
valorisation particulière de la campagne ou de la vie pastorale chez Théocrite. Ce n’est
pas, autrement dit, du refus d’une réalité pénible ou d’une situation de crise qu’il tire
son chant, mais d’un regard mi-amusé mi-nostalgique qui ne porte pas condamnation
sur la réalité 256 . Il faut donc reconnaître chez Théocrite un procédé littéraire
d’innocentement du réel qui fait évidemment songer au traitement non seulement de la
province et des provinciaux mais du réel en général chez Giraudoux. Cette simplicité et
cette innocence que toute la tradition a attribuées (et parfois reprochées) à Théocrite
sont l’effet de l’effacement de la distance critique par rapport au réel. Cet effacement
est un travail de l’écriture poétique qui laisse nécessairement ses marques mais qui
produit à la lecture l’effet d’un silence. C’est de ce silence que vient une partie du
charme pérenne de Théocrite. C’est ce silence qui nous paraît avoir été un modèle pour
Giraudoux et qu’il faut saisir.

255. E. Panofsky, op. cit. p. 284-285.


256. Voir Gary B. Miles, «Characterization and the Ideal of Innocence in Theocritus’ Idylls»,
in Ramus 6 (1977), 139-164. Sur Théocrite en général, nous renvoyons aux livres de Thomas G.
Rosenmeyer, The Green Cabinet, Theocritus and the European Pastoral Lyric, 1969; Charles
Segal, Poetry and Myth in Ancient Pastoral, 1981; et au chapitre sur Théocrite dans G.O.
Hutchinson, Hellenistic Poetry, Oxford U.P., 1988, p. 143-213. Nous avons aussi puisé quelques
aperçus, renseignements ou confirmations dans Frederic T. Griffiths, Theocritus at court,
Mnemosyne, Suppl. 55, 1979; David M. Halperin, Before pastoral, Theocritus and the Ancient
Tradition of Bucolic Poetry, 1983; Simon Goldhill, The Poet’s Voice, Essays on poetics and
Greek Literature, Cambridge University Press, 1991, chapter 4 : «Framing, polyphony and
desire : Theocritus and Hellenistic poetics», p. 223-283 ; Kathryn J. Gutzwiller, Theocritus
Pastoral Analogies, The Formation of a genre, The University of Wisconsin Press, 1991; Richard
L. Hunter, Theocritus and the Archaeology of Greek Poetry, Cambridge U.P., 1996.
84

Pour comprendre, comme a pu le faire Giraudoux au moment de ses études


d’allemand, la différence entre l’idylle de Théocrite ou de Chénier et l’églogue
virgilienne; pour saisir pourquoi Théocrite a pu lui paraître un modèle littéraire, il est
indispensable de faire intervenir ici la philosophie esthétique de Schiller, lecture
obligée de tout germaniste. Nous pensons tout particulièrement à sa caractérisation du
poète naïf, ainsi qu’à la distinction qu’il a établie entre les deux grands modes de sentir
et d’écrire que sont d’une part la poésie naïve et d’autre part la poésie de sentiment ou
poésie sentimentale dans l’essai qui porte ce nom.

Pour se faire une idée de l’importance de l’essai Poésie naïve et poésie


sentimentale (1795-1796), il faut se souvenir que Schiller, à partir de sa lecture de Kant,
y congédie la traditionnelle poétique des genres (plus normative que descriptive) et
qu’il y tente la fondation de la poétique sur la philosophie de l’histoire. À ce titre l’essai
a nourri les frères Schlegel et Hölderlin, dont on sait l’admiration pour les anciens
Grecs, et les propositions qu’il contient furent portées à leur achèvement par Hegel dans
son cours d’esthétique (1820-1829) qui substitua la dialectique à l’histoire. Il s’agit
donc d’un des textes fondamentaux de l’idéalisme allemand. Les notions qu’il contient
ont dominé l’esthétique occidentale jusqu’au XXe siècle dans la Théorie du Roman de
Lukács, dans l’oeuvre de Walter Benjamin sur le drame baroque allemand, et on les
retrouve dans la Théorie critique de Max Horkheimer et de Herbert Marcuse,
l’esthétique de Theodor Adorno, et jusque dans la philosophie de l’utopie d’Ernst
Bloch 257.

Schiller a écrit cet essai pour fonder, face à Goethe, la légitimité de son propre
«mode d’écriture»258. Schiller n’a d’un bout à l’autre de l’essai qu’un exemple de poète

257. Pour une discussion complète du mot naïf et de la notion de naïveté en France et en
Allemagne à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle (époque qui représente pour
Giraudoux le romantisme proprement dit, aussi bien en France qu’en Allemagne), voir l’article
de Markus Winkler, «Quelques remarques de Mme de Staël et de Benjamin Constant sur le
‘genre naïf’ dans la littérature allemande», Cahiers staëliens, 37 (1985-1986) 23-44.
258. Pour la genèse et l’interprétation de cet essai si important dans l’histoire de l’idéalisme
allemand, voir le livre capital de Peter Szondi, Poésie et poétique de l’idéalisme allemand,
Minuit, 1975; ici, p. 91. Voir aussi la grande étude de Victor Basch, La poétique de Schiller,
essai d’esthétique littéraire, 2e éd. revue, Paris, 1911.
85

naïf en tête : Goethe, dont le nom est si généreusement et chaleureusement cité par
Giraudoux. Goethe est pour Schiller un poète naïf vivant à une époque sentimentale.

Qu’entend Schiller par poète naïf ? Le poète naïf est la nature, tandis que le
poète sentimental cherche la nature (perdue)259. Telle est la formule qui rassemble la
distinction schillérienne. Tout l’effort théorique du poète consiste à penser en termes
historiques le rapport nature-culture et à en tirer une poétique. Citons l’admirable début
in extenso :

«Il y a des moments dans la vie où la nature considérée dans les plantes,
dans le règne minéral, dans les animaux, dans les sites champêtres, et aussi
la nature humaine chez les enfants, dans les moeurs des gens de la
campagne et du monde primitif, nous inspire une sorte d’amour et de
respectueuse émotion, non parce qu’elle est bienfaisante pour nos sens,
parce qu’elle satisfait notre esprit ou notre goût (car c’est souvent le
contraire qui arrive), mais uniquement parce que c’est la nature. Tout
homme délicat, pour peu qu’il ait d’âme, éprouve ce sentiment lorsqu’il se
promène à ciel ouvert, lorsqu’il vit à la campagne, ou qu’il s’arrête à
contempler les monuments des anciens âges; bref, lorsque, échappant aux
relations et situations factices, il se trouve tout à coup en face de la simple
nature.260»
Il faut, ajoute Schiller, que les objets qui nous inspirent ce sentiment soient
naïfs, c’est-à-dire que «la nature y soit en contraste avec l’art, et que tout l’avantage
reste à la nature»261. La satisfaction que ces objets nous font éprouver n’est donc pas
une satisfaction esthétique, mais une satisfaction du sens moral. «C’est une idée qu’ils
nous présentent que nous aimons en eux. Cette idée est que nous étions, nous aussi,
nature, et c’est ce que nous devons redevenir»262. On aura reconnu ici l’argument de la
polémique contre Rousseau — le «décevant helvète»263 : nous étions nature, et la
culture, en suivant la voie de la raison et de la liberté, doit nous ramener à la nature264.
«Ces objets sont donc à la fois une image de notre enfance passée sans retour, c’est-à-

259. Schiller, Oeuvres, trad. Adolphe Regnier, Paris, 1873, tome VIII, Esthétique de Schiller,
De la Poésie naïve et poésie sentimentale, p.339-440. Il existe une édition bilingue du traité
Poésie naïve et poésie sentimentale, trad. Robert Leroux, Aubier, 1947. La traduction Leroux
paraît serrer le texte original d’un peu plus près, mais elle est sèche et pressée tandis que la
traduction d’Adolphe Regnier est souple et généreuse.
260. Ibid., p.339-340.
261. Ibid., p. 340.
262. Ibid., p.341.
263. Jean Giraudoux, Intermezzo, in Théâtre complet, Bibl. de la Pléiade, p.340. Le texte dit, et
ce n’est pas indifférent : «décevant Helvète, mais à moi tu souris».
86

dire de ce qui nous reste éternellement le plus cher, d’où vient qu’ils nous pénètrent
d’une certaine mélancolie; et l’image aussi de notre perfection suprême dans le monde
idéal, d’où vient qu’ils excitent en nous une émotion sublime»265.

«Le vrai génie, dit Schiller, est nécessairement naïf, ou il n’est pas le génie»
et, formule que n’aurait pas désavouée Giraudoux, «il marche d’un pas tranquille et sûr
à travers tous les pièges du faux goût»266. «La naïveté est une ingénuité enfantine qui
se rencontre là où on ne l’attend plus; et c’est précisément pour cela qu’à prendre le mot
dans toute sa rigueur, on ne saurait attribuer la naïveté à l’enfance proprement dite»267.
Schiller explique que la grâce résulte de cette naïveté.

Telle est la naïveté au sens schillérien. Schiller résume ainsi son esthétique :
«Le poëte, cela est au fond de l’idée même de poésie, le poëte est, partout, le gardien
de la nature. Lorsqu’il ne peut plus remplir entièrement ce rôle, et que déjà il a subi en
lui-même l’influence délétère des formes arbitraires et factices, ou qu’il a eu à lutter
contre cette influence, il se présente comme le témoin de la nature et comme son
vengeur. Le poëte sera donc l’expression de la nature même, ou bien son rôle sera de la
chercher, si les hommes l’ont perdue de vue. De là deux sortes de poésie tout à fait
distinctes, qui embrassent et épuisent le domaine entier de la poésie. Tous les poètes,
j’entends ceux qui le sont véritablement, appartiendront, selon le temps où il
fleurissent, selon les circonstances accidentelles qui ont influé sur leur éducation en
général et sur les différentes dispositions d’esprit où ils passent, appartiendront, dis-je,
soit à l’ordre de la poésie naïve, soit à la poésie sentimentale.268»

Il en résulte la poétique suivante. Le poète naïf suit la simple nature et le


sentiment, et se borne à l’imitation du monde réel. Le poète sentimental, lui, réfléchit
sur l’impression que produisent sur lui les objets. Il a toujours affaire à deux forces
opposées : à la réalité, en tant que borne, et à son idée (idéal), en tant qu’infini. Selon

264. Comme le dit de manière si amusante Peter Szondi, «on dirait que Schiller veut glisser
dans la main du lecteur sensible du non moins sensible Promeneur solitaire la Critique de la
raison pratique en lieu et place d’un mouchoir mouillé de larmes». Peter Szondi, op. cit. p. 63.
265. Schiller, op. cit., p.341
266. Ibid., p.351.
267. Ibid., p.346.
268. Ibid., p.360.
87

qu’il s’attachera de préférence à la réalité ou à l’idéal, à la réalité comme objet


d’aversion et de dégoût, ou à l’idéal comme objet d’inclination, il pourra traiter le même
sujet soit sur le mode satirique, soit sur le mode élégiaque. La satire peut être
vengeresse, et donc pathétique, ou bien plaisante (Schiller donne l’exemple de Lucien).
Le mode élégiaque peut s’exprimer à son tour selon deux modes. Lorsqu’il oppose la
nature perdue et l’idéal non atteint de telle sorte qu’ils sont un objet de tristesse, le mode
est l’élégie au sens étroit; lorsque nature et idéal sont représentés comme réunis, comme
une réalité et qu’ils sont un objet de joie, le mode est l’idylle. Schiller assigne pour but
à l’idylle «de représenter l’homme dans un état d’innocence, c’est-à-dire dans un état
d’harmonie et de paix avec lui-même et avec la nature extérieure. Cet état ne se
rencontre pas seulement à l’aurore de la civilisation; c’est aussi l’état où aspire la
civilisation, comme à sa fin dernière.269»

«Les anciens sentaient naturellement; nous sentons, nous, le naturel. La


civilisation, chez eux, ne dégénérait pas270», dit encore Schiller. Ce n’est pas à dire
cependant qu’il n’y ait eu des poètes naïfs que dans l’antiquité, et qu’il n’y a des poètes
sentimentaux que dans les temps modernes. Aux yeux de Schiller, Goethe était dans
l’époque moderne une incarnation du poète naïf, et dans la littérature grecque Euripide
avait déjà les traits du poète sentimental. Horace lui paraît le vrai fondateur et le modèle
insurpassé de la poésie sentimentale, mais on retrouve aussi cette façon de sentir chez
Properce et Virgile. Et Théocrite ? À l’époque alexandrine, Théocrite est sans nul doute
le seul poète qui a eu la simplicité, la sincérité du poète naïf. Mais étant donné que les
idylles démontrent un art consommé d’équilibres et de tensions, tissé d’allusions et
d’ironie subtile271, on se demande si Théocrite au contraire, à l’époque alexandrine qui

269. Ibid., p.401. L’idylle est «une exposition épique de la félicité dans la limitation», écrira
Jean-Paul, l’admirateur de Jean-Jacques, dans l’édition de 1812 de sa Vorschule zur Ästhetik.
Jean-Paul Richter, Cours préparatoire d’esthétique, §73 l’idylle (1812), Éd. d’Anne-Marie Lang
et Jean-Luc Nancy, L’Âge d’Homme, 1979, p.244. Définition plus limitée et qui réintroduit le
critère formel complètement absent chez Schiller. Giraudoux possédait la traduction
d’Alexandre Büchner et de Léon Dumont de la Poétique ou introduction à l’esthétique, Paris,
Durand, 1862. Elle est aujourd’hui à Bellac.
270. Ibid., p.401.
271. Voir, à propos des Thalysies, la lumineuse démonstration par Laurence Plazenet de l’art
poétique chez Théocrite : L. Plazenet, «Théocrite, idylle 7», L’Antiquité classique, LXIII, 1994,
p. 77-108.
88

est déjà tardive par rapport à la Grèce d’Homère, ne représenterait pas le type même du
poète sentimental, pour qui déjà la nature est objet de nostalgie, si Théocrite ne serait
pas le génie qui aurait reconquis le naïf par l’art. Car le naïf est l’utopie du poète
sentimental dans la vision schillérienne. Comme l’explique Peter Szondi, «la
disposition sentimentale est le résultat d’un effort en vue de rétablir le sentiment naïf
dans son contenu, même sous la loi de la réflexion. Ce rétablissement se ferait par le
moyen de l’idéal réalisé, au sein duquel l’art et la nature se rencontrent à nouveau»272.

La même question se posait déjà pour Goethe, et si l’on lit la lettre que Schiller
envoie à Goethe pour son anniversaire le 23 août 1794273 — lettre qui contient en germe
tous les éléments de l’essai sur le naïf — on voit se profiler un Goethe non pas naïf,
mais sentimental. Le poète sentimental cherche la nature perdue et la retrouve parfois.
La question se pose certainement pour Giraudoux. La très grande maîtrise de l’écriture
giralducienne, sa fameuse préciosité, son ironie, son lyrisme nous forcent à la poser.
Giraudoux n’est-il pas, lui aussi, et de manière bien plus évidente encore que Théocrite,
le poète sentimental par excellence, à la poursuite d’un bout à l’autre de sa vie littéraire
d’un naïf qu’il appelle de différents noms comme autant de projections d’un idéal :
l’innocence, la pureté, lorsqu’il les voit chez Charles-Louis Philippe, la distraction telle
qu’il la voit chez La Fontaine, la liberté, telle qu’il l’entend chez Nerval, l’indifférence,
quand il fait dire à Simon :

«Un peu moins de force, d’indifférence, un peu moins de chance, et j’aurais


eu moi aussi cette vie mortelle.» (I, p.304)
Si l’on cherche à comprendre le projet d’écriture de Giraudoux et si l’on
examine à cette fin les divers éléments d’art poétique qu’il a disséminé dans son oeuvre,
on rencontre fatalement la notion morale d’innocence ou l’un de ses synonymes.
Giraudoux désigne d’ordinaire par ces synonymes une sorte de non-intervention
critique du poète dans la réception du matériau de son oeuvre, non-intervention que
Giraudoux comprend comme une forme de respect, de respect où n’entre aucun calcul;
il désigne par ces synonymes une sorte d’ouverture de la sensibilité comme accueil,

272. Peter Szondi, op. cit., p. 81. Adorno, nous le verrons, exprime la même idée dans ses
Noten zur literatur.
273. Goethe-Schiller, Correspondance 1794-1805, tome 1 : 1794-1797, trad. de Lucien Herr,
nouv. éd. rev., augm. et prés. par Cl. Roels, Gallimard, 1994, p. 43-47.
89

accueil qui ne préjuge pas, qui ne condamne pas, qui ne refuse pas, qui assume, relève,
respecte le défi lancé par la nature, le fatum, la vie, ouverture qui a pour effet
d’immobiliser, de suspendre non l’intellection mais le jugement comparatif, pour être
presque pure “esthésie” c’est-à-dire aperception sensible. C’est, croyons-nous, ce que
Giraudoux a voulu signifier par “pathétique”, au sens premier du grec παθητικüò 274.
Pour Giraudoux il n’y a d’innocence que dans cette pure réceptivité. Sans cette
“innocence” il ne saurait y avoir de «vrai poète». Il le dit presque en ces termes275.
L’innocence est omniprésente dans le texte giralducien. On la trouve aussi bien
dans le théâtre que les romans ou les essais. C’est une idée obsédante, parce qu’elle est
l’une des clefs de la poétique giralducienne. Elle irradie de sa problématique toute
l’oeuvre de celui qui «rêve de la liberté, mais en sourcier, devinant où elle est sans
jamais pouvoir l’atteindre»276. Trois auteurs très aimés de Giraudoux en sont les porte-
étendards : La Fontaine, qui a échappé à la médiocrité bourgeoise par la distraction, à
la luxure par le sommeil, à la cour par l’inconscience; Charles-Louis Philippe, par
l’innocence proprement dite; Nerval, par la liberté et le consentement. Remarquons que
ces trois écrivains sont auteurs d’idylles : “Adonis”, qui, au dire de La Fontaine “ne
mérite que le nom d’idylle”277; “Le père Perdrix”, qualifié d’idylle par Georges Lukács

274. παθητικüò, le pathétique, mais aussi le sensible : le premier sens en grec est non pas ce
qui provoque une émotion, mais ce qui est capable de la ressentir, de l’éprouver. C’est dans ce
sens, croyons-nous, qu’il faut prendre l’usage du mot par Giraudoux lorsqu’il désigne Simon le
Pathétique.
275. Jean Giraudoux, “Sur Gérard de Nerval”, dans La Revue universelle, 15 juillet 1927, p.3.
Ce texte a été repris dans Littérature (1941), mais il a fait disparaître l’épithète dans le texte de
Littérature, jugeant sans doute que, dans le contexte de sa phrase, «vrai poète» constitue un
pléonasme, et que «poète» suffit. Giraudoux utilise la même épithète en page 10 du même essai,
cette fois pour dire qu’ « il n’y a de vrai poète que celui qu’anime un sentiment de justice et de
pardon vis-à-vis de Dieu ».
276. Les Cinq tentations de La Fontaine, in Oeuvres littéraires diverses, p. 446 (“La tentation
du scepticisme et de la religion”, conférence faite à l’Université des Annales le 19 février 1936,
publiée dans Conférencia, t.II, nº 17, 15 août 1936, p.231-248). Répétons que “le sourcier de
l’Éden” donne ici lui-même la clef de cette expression si souvent citée, treize ans après la
première édition de La Prière sur la Tour Eiffel (Paris, 1923) où elle apparaît pour la première
fois (I, p.853).
277. Rappelons que Valéry considérait ce poème comme l’un des plus beaux de la langue
française, Oeuvres, t. I, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1957, p. 474-495.
90

dans L’âme et les formes278 et dans la Théorie du roman279, et Aurélia, idylle d’outre-
terre.
«L’innocence d’un être est l’adaptation absolue à l’univers dans lequel il
vit» (...) «L’innocent n’est pas celui qui n’est pas condamné, c’est celui qui
ne porte pas condamnation» (...) «L’innocent est celui qui n’explique pas,
pour qui la vie est à la fois un mystère et une clarté totale, qui ne récrimine
pas...» (...) «L’innocence est cette insensibilité ou cet amour qui ne vous
dénonce personne. Le sentiment de l’égalité complète, de l’association
absolue avec toutes les races et espèces, morales ou physiques, c’est cela
l’innocence.»
Ces phrases sont connues. Elles sont tirées de l’essai sur Charles-Louis
Philippe, où Giraudoux oppose à la littérature française comme concours général
d’éloquence, la littérature comme expression280. On y a vu une morale giralducienne.
Il s’agit bien plutôt d’un idéal poétique. On croirait entendre de nouveau Schiller à
propos du poète naïf :
«Ce caractère enfantin, que le génie imprime à ses oeuvres, il le fait voir
aussi dans sa vie privée et dans ses moeurs. Il est pudique, parce que la
nature l’est toujours; mais il n’est point décent, parce que la corruption seule
est décente. Il est intelligent parce que la nature ne saurait être
inintelligente; mais il n’est point rusé, parce que l’art seul peut être rusé. Il
est fidèle à son caractère et à ses inclinations, mais ce n’est pas tant parce
qu’il a des principes, que grâce à la nature qui, malgré toutes ses
oscillations, revient toujours à son équilibre, et ramène toujours les mêmes
besoins. Il est modeste et même timide, parce que le génie reste toujours un
secret pour lui-même; mais il n’est point inquiet, parce qu’il ne connaît pas
les dangers du chemin où il marche.281»
Giraudoux aurait pu écrire ces lignes. Edmond Jaloux, Francis de Miomandre,
Robert de Beauplan, ses amis, les ont à peu de choses près écrites, entre 1921 et 1923,
dans leurs articles sur Giraudoux romancier.
Pour comprendre la notion giralducienne d’innocence, tournons-nous vers
l’avant-dernier texte où, à notre connaissance, Giraudoux nomme Théocrite : son
article «Sur Gérard de Nerval», paru en 1927 dans la Revue européenne et repris dans

278. Georges Lukacs, L’âme et les formes [1911], trad. fr., Gallimard, 1974.
279. Georges Lukacs, La théorie du roman [1920], trad. fr., Gonthier, 1963, «Médiations», p.
45
280. «Il y a dans notre littérature des considérations sur la misère, pas une seule expression de
la misère». Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que cette phrase est de 1910! Jean
Giraudoux, “Charles-Louis Philippe”, La grande Revue, 14ème année, t.LIX, No.1, 10 janvier
1910, p.188-191. texte repris dans Littérature en 1941.
281. Schiller, op. cit., tome VIII, p.352.
91

Littérature. Pour expliquer que sa mort ne confère pas à l’oeuvre de Nerval un caractère
tragique, et qu’il ne faut pas attribuer à la mort volontaire «cette ombre dont elle semble
doublée», Giraudoux écrit :
«Si Théocrite s’était donné la mort, son oeuvre n’en serait pas tragique.
Nerval est le Théocrite d’outre-terre. Tout ce qu’il y a dans ses nouvelles de
pastoral, de poétiquement réel s’éclaire toujours intérieurement d’une lueur,
sourde, mais qui arrive, dans notre esprit, à l’emporter sur le soleil dont leur
surface est baignée.»282
Remarquons d’abord que Giraudoux précise ici ce qu’il entend par
«pastoral» : l’apposition indique que le pastoral est pour Giraudoux une catégorie du
«poétiquement réel». Cette caractérisation est significative, car précisément aucune
définition courante de la littérature pastorale ne s’appuie sur la notion de réel. Au
contraire, bien souvent, l’élément pastoral est vu comme l’irréel par excellence, ou du
moins l’évasion du réel. Il y a donc une théorie giralducienne du «poétiquement réel»,
à rapprocher d’une note manuscrite transcrite par Jacques Body dans son introduction
au premier volume des oeuvres romanesques dans la Pléiade, qui dit : «Il y a un
réalisme dans la littérature fantaisiste et autrement difficile à saisir et à tenir que dans
la littérature des naturalistes.»283 Nous supputons qu’il s’agit ici du réalisme poétique
ou naïf 284.
Ce qui me paraît éclairant dans ce texte sur Nerval, c’est que Giraudoux y fait
dépendre l’accès au «poétiquement réel» de la liberté du poète; et cette liberté du
renoncement modeste à une volonté propre devant la toute puissance de la nature, au

282. Jean Giraudoux , «Sur Gérard de Nerval», La Revue européenne, nouv. série, nº 7, 15
juillet 1927, p.1-10; «Gérard de Nerval», Littérature in Oeuvres littéraires diverses, Grasset,
1958, p.498; Gallimard, Folio-essais, p. 81.
283. Jacques Body, Introduction générale, in Oeuvres romanesques complètes, p. xviii.
Rappelons ici l’argumentation fort habile d’Edmond Jaloux : «Si quelqu’un lui disait qu’il se
trompe et que les gens qui connaissent la réalité et qui l’ont peinte sont Zola ou Maupassant, Jean
Giraudoux répondrait avec sa parfaite politesse et son sourire réservé que cela est impossible, car
il n’a jamais vu lui-même ce qu’on trouve dans Nana ou dans Bel-Ami, alors qu’il a connu
personnellement des jeunes filles comme Anne, Suzanne et Juliette; des jeunes femmes comme
Edmée; des enfants comme Claudie; des diplomates comme Dubardeau; des jeunes gens comme
Jacques ou don Manuel et que tous les paysages qu’il a peints sont des paysages qu’il a admirés
et devant lesquels il a vécu.», Visite à Giraudoux, dans D’Eschyle à Giraudoux, Egloff, 1946, p.
312.
284. Il y aurait lieu de rapprocher ce «poétiquement réel» de la définition que Giraudoux donne
du théâtre dans L’Impromptu de Paris, sc. I (Théâtre, p. 692): «Le théâtre, c’est d’être réel dans
l’irréel».
92

point que le poète «enjambe», tait ses malheurs, tait l’amour même «pour n’en admettre
et n’en éprouver que les effets», ce qui lui permet de «parvenir» dans la jubilation et
non, comme les autres romantiques, dans la plainte. «Tout ce qui est la caractéristique
de la liberté, le souvenir, l’oubli, la douceur, la connaissance de l’allemand, l’amour des
prénoms féminins non portés par des saintes, le manque absolu de vanité, c’est la
caractéristique même de Nerval». Giraudoux voit donc comme condition d’accès au
poétiquement réel d’une part l’acceptation tacite d’un assumer, voire d’un pâtir et
d’autre part la mise à l’écart de tout parti-pris, raisonnement, plan, jugement, calcul,
réflexion. Ce serait cela l’innocence, la naïveté. La jubilation, et non la plainte, c’est-à-
dire l’idylle et non l’élégie. Nerval est le Théocrite d’outre-terre parce qu’il y marche
avec «une logique, une béatitude, un consentement parfaits». Comme le montre ce
passage, la fantaisie et l’humour contribuent également à la jubilation.
Giraudoux théoricien de l’innocence n’avait-il pas tenté lui-même, dans ses
propres écrits, d’être le premier exemple de ce mode d’écriture et de pensée? Il semble
bien que oui. Giraudoux fait dire à Bernard, le faible Bernard, l’étudiant qui se retrouve
«chaque soir, roturier, pauvre, inconnu» (p.201) et qui doute «fort» de son talent
d’écrire quoi que ce soit d’original comme de séduire une certaine Dolorès :
«Dolorès, consolez-moi. J’ai perdu toute confiance. Je ne trouve rien dans
la vie de ce que mes maîtres ou mes bonnes m’ont annoncé... Le génie, le
sublime, cela existe-t-il ?... Quand je lis un chef d’oeuvre, il me semble, en
effet, que c’est très beau, très habile, mais c’est justement à une ligne près,
à une césure près, ce que j’étais capable d’écrire...» (I, p.199)
Bernard se donne alors pour l’égal de Racine, de Victor Hugo, se déclare
«précieux et ardent et sévère», puis il ajoute :
«J’aurais pu surtout, je crois, écrire tout Théocrite. Je devinais que deux
bergers, dans un pays que j’imaginais vallonneux à la fois et marin, avaient
été voir renaître le printemps. Je devinais que deux Syracusaines, vêtues
d’étoffes mordorées, à revers cerise, dont je n’avais qu’à copier le nom dans
le dictionnaire d’antiquités, avaient, bavardes, agaçantes, voulu voir mourir
Adonis. J’allais composer des poèmes que j’aurais appelés idylles, c’est le
terme classique, quand je les ai lues par bonheur.» — «Vous plaisantez
toujours», répond Dolorès. (I, p.200).
Giraudoux plaisante certes, mais il serait plus juste de dire qu’il ironise sur son
propre sort. Le caractère d’autobiographie romancée de ce texte est avéré. On cite
souvent la phrase rapportée par Jean Mistler en 1929, «Mes livres, au fond, sont tout
simplement de faux journaux intimes...»285; mais Giraudoux fait dire la même chose à
93

Jacques l’égoïste, à propos de ses conversations avec Mme de Sainte-Sombre, «je ne


mens pas en me déguisant ainsi. Je triche à peine. Je transpose simplement, en son
honneur, d’une gamme, toute ma vie»(p.145-146). Giraudoux transpose en fait, en
l’honneur de son lecteur, d’une gamme, l’atelier, le laboratoire de son écriture. Dans ce
passage il se remémore les idylles qu’il a étudié au lycée, puis en khâgne, et encore à
Normale286, et, sous couvert d’une inquiétude sur son talent287, donne plusieurs indices
négligemment cachés au sein de l’oeuvre qu’ils peuvent servir à expliquer.
Il est plus que vraisemblable que Giraudoux ait projeté d’écrire des idylles;
elles ont en fait été écrites et les premières ont pour titre générique, comme les
bucoliques, un adjectif substantivé, les Provinciales. Qu’est-ce qu’une provinciale?
Une provinciale est moins un genre qu’une opération de transmutation; elle est le genre
où s’opère l’élévation par le style, la magnification par le sublime — mais un sublime
doux et non pas terrible, un sublime de l’émerveillement — d’un petit coin d’humanité
ou d’un instant d’émotion. «Le meilleur moyen d’innover, remarquait Alain Michel,
n’est sans doute pas de céder au temps, mais de le transcender, ou plus exactement de
découvrir en lui cette transcendance profonde.288» La provinciale est un regard sur un
coin de nature, modeste et limité dans l’espace, «un peu niais», mais relié à l’immense
cosmos. C’est cet espace modeste que soulignait Jean-Paul dans son expression : «la
félicité dans la limitation».Vu d’une fenêtre, comme nous le remarquions. La
provinciale est la version moderne de l’idylle ou du mime théocritéen : le mime était
une petite comédie, sans intrigue, une causerie, vive et rapide, où chaque parole était un
trait de moeurs. La provinciale est une sorte de poème narratif, une promenade sans
action romanesque suivie, où le décor s’anime, sous le regard intense d’un enfant289,
vibrant d’un adolescent, moqueur d’un jeune homme. Le moyen est la prose poétique;

285. Jean Mistler, Conférencia, 20 mars 1929.


286. Celles qui étaient au programme de la licence d’allemand, comme on peut le lire dans
l’édition de la Pléiade (n. 2, p. .200), la mise au point de Jacques Body (Giraudoux et
l’Allemagne, op. cit., p. 35, note 36) ne concernant que les épreuves spéciales à la licence
d’allemand.
287. «J’ai vingt-trois ans, Dolorès. Et pas un roman, pas un article à mon actif. Pas un crime!»
s‘écrie Bernard quelques pages avant notre passage («Bernard, le faible Bernard», dans L’École
des indifférents, p. 196).
288. Alain Michel, In hymnis et canticis, culture et beauté dans l’hymnique chrétienne latine,
Louvain et Paris, Vander-Oyez, 1976, p. 147.
94

les procédés principaux sont la métaphore exploratoire (et non pas enjolivante), la
variation, l’écho, la métamorphose, le locus amoenus, la personnification, et toute une
ribambelle de procédés rhétoriques idoines (asyndètes et anaphores, fréquemment). La
Pharmacienne est une idylle dans le plus pur style théocritéen par la douceur du ton, la
tendresse moqueuse du regard, la drôlerie, l’amusement, les petits travers des
personnages et leur innocentement par l’humour fin, léger, détaché, attendri, par la
poésie champêtre, la ciselure du style. L’agent voyer et son chef cantonnier Bénoche,
sont les chevriers et les bergers de cette pastorale moderne. Leur dialogue rappelle un
instant ceux de Milon et de Boucaios :
— Bénoche ! Bénoche ! grommelait l’agent voyer, vous êtes un enfant!
— Je suis un loustic, répondait Bénoche, en claquant des lèvres, voilà ce que
je suis. (I, p. 100)
Dans la même page, le même Bénoche caractérise, parmi des dizaines, l’un des
loci amoeni de La Pharmacienne: «La belle journée»... «La belle route»...
Les poteaux des postes ronflaient comme si l’on se télégraphiait de tous les
cantons à la fois, pour se féliciter d’un si bel après-midi (I, p. 100)
Autour d’eux, éternels, ne sachant plus s’ils étaient jeunes ou s’ils étaient
vieux, s’étalaient la campagne et le dimanche... (I, p. 118)
Les Indifférents relèvent de la même école, celle du regard poétique, c’est-à-
dire de la vision libre, naïve et nue, débarrassée d’a priori, dont parle Valéry au début
de l’Introduction à la méthode de Léonard et de la philosophie de l’idylle. Le nom
même d’École renvoie aux notions de modèle proposé et d’idéal. Jacques, qui n’est
certes pas égoïste, mais qui est «un étourdi», «un sauvage», qui a toute la grâce de la
jeunesse aux yeux de Mme de Sainte-Sombre, et les «yeux humbles, tendres,
innocents» (I, p. 146) dit:
qu’avais-je besoin de me hâter dans cette vie ? Ma flânerie, mon ignorance
s’expliquaient : on meurt. Apprends, toi aussi, à apprécier tout ce qui court
et joue sans raison sur la surface de la terre, les chats, les enfants, les
cyclistes ridicules qui pressent des trompes d’automobile. (I, p. 137)
et don Manuel le Paresseux :
C’est vers tout cela que je vais, c’est vers ce qu’on appelle le bonheur, et je
ne me hâte point. (I, p. 182)

289. La maladie de l’enfant regardeur dans De ma fenêtre, est justement qu’il ne cligne pas :
«Pourquoi il est malade ? expliquait-elle [Urbaine], parce qu’il ne cligne jamais des yeux. Il vous
regarde des heures entières, les yeux toujours ouverts, comme un aveugle.» (I, p. 22).
95

La mort a sa place dans l’idylle, comme le prouve largement Théocrite, mais


le carpe diem, qui apparaît dans L’École des indifférents, montre à quel point
Giraudoux est bien le poète sentimental schillérien.
Ce garçonnet malade qui écoute la vie secrète de son village, qui rêve et
regarde passer la mort, dans De ma fenêtre, dont on a vu que Giraudoux l’a écrite en
réfléchissant à la grâce et au sublime chez Platen, ne relève-t-il pas de ce sublime
provincial 290 qui est l’une des principales caractéristiques de l’idylle giralducienne?
Comme ces fonctionnaires d’opérette en poste pour une utopie proprette qui ne sera
jamais écrite, qui ne peut l’être; comme ces petits vieux goguenards, aimables envers
les demoiselles, assis sur la margelle d’une fontaine à mi-distance entre Tours et
Châteauroux — point limité de bonheur dans l’immense univers; comme ces vieilles
filles chères à Giraudoux, Câlines, Rebendart ou Mangebois; comme cet archétype
giralducien de l’innocent qu’est l’Agent voyer, le type du fonctionnaire français
provincial. Ce monde où l’on ne rechigne pas, où l’on ne juge pas; ces images et ces
scènes, dans la province des Provinciales, qu’un savant dosage de réalisme savoureux
et d’idéalisation rend douces, ou piquantes ou cruelles, toujours vives; ce monde
giralducien peuplé d’enfants et de vieillards, le monde de micro-aventures improbables
et fantasques des jeunes gens des Indifférents, du jeune voyageur d’Amica America, où
tout éclate de lumière, du jeune soldat d’Adorable Clio, la pudeur émue et la tendresse
respectueuse ou enjouée du Retour d’Alsace, de Périple, et des Cinq soirs et des cinq
réveils de la Marne ne sont-ils pas des mondes, non plus seulement poétiques, mais
idylliques ?
Quant aux écrits dits de guerre, Lectures pour une ombre, Amica America, et
Adorable Clio, qui contiennent plus de descriptions de paysages et d’émotions que de
mouvements de troupe, où même les mouvements de troupe sont des voyages, qui sont
la guerre vue avec le regard d’un poète, d’un homme sensible, d’un παθητικüò, la
guerre abordée avec la confiance, avec le courage qu’on imagine à un enfant, — elles

290. Sublime conquis (sublimé?) sur ou résultat de formidables tensions et contradictions


lorsqu’on songe à la genèse de cet écrit. Voir le dossier du Régicide réuni par Guy Teissier dans
les Cahiers Jean Giraudoux, nº 18, 1989, p. 21-83 et l’étude d’Antoinette Weber-Caflisch, «La
fabrique de l’espace dans les premiers écrits de Giraudoux», dans Des Provinciales au Pacifique,
op. cit., p.145-161.
96

relèvent de la même esthétique291. Ne sommes-nous pas là en face d’une constante de


l’écriture giralducienne? Avec ces notions d’innocence, de pureté, aussi capitales
qu’obsessives chez Giraudoux, nous approchons de la source vive où s’abreuve toute
l’oeuvre du sourcier de l’Éden, particulièrement les oeuvres narratives qui y plongent
leurs racines les plus profondes, les plus personnelles.
On pourrait multiplier les exemples. Chaque oeuvre narrative de Giraudoux
ouvre un espace poétique ludique et jubilatoire, hors histoire, où le réel est réinterprété,
recréé selon les règles d’une naïveté, d’une innocence qu’il faut préserver car elles
garantissent l’idylle au sens schillérien, c’est-à-dire le bonheur de vivre et de raconter
la vie rêvée. Ainsi on pourrait dire que le texte giralducien rêve...
Jubilation d’écrire, bonheurs d’écriture, loci amoeni, thèmes de bonheur et de
plaisir, tout concourt à construire l’idylle dans le texte giralducien, de l’amour jeune et
pur (et repoussé) dans Simon le Pathétique, au monde paradisiaque de Suzanne et le
Pacifique, où le plus gros drame est à peu près une mangue très mûre qui éclate et qui
fait dire, de façon si littéraire, à Giraudoux : «Jamais Cubaine, jamais Liménienne,
jamais Orientale nue ne reçut sur elle avec plus de rougeur une mangue éclatée... » (I,
p. 531)
Graduellement, au fil des années et avec l’âge, un élément contradictoire vient
jouer en contre-chant avec l’inspiration idyllique, et c’est dans Combat avec l’ange
qu’on trouve une définition du bonheur — définition qui eût été bien superflue jusqu’à
Juliette au pays des hommes. Un élément stoïcien depuis longtemps était au service de
l’épicurisme giralducien, car la pureté et la hauteur de point de vue sont garantes de
paix, de calme, de bonheur simple, de liberté d’esprit. L’innocence giralducienne est à
l’image de Geneviève, dans cette jubilation baroque qu’est Siegfried et le Limousin, qui
se défendait contre la société par des phrases d’enfant qui causaient de la honte à tous
ceux qui se croyaient en règle avec leur petite conscience (I, p. 646).
Dans ce roman échevelé, idylle franco-allemande, Giraudoux trouve le moyen
d’insérer trois poèmes-dissertations, les lettres à Lili David, où sont traités les

291. Sur le lyrisme giralducien voir l’article éclairant d’Alain Duneau, «Les marques du
lyrisme dans les premières oeuvres de Giraudoux», Des Provinciales au Pacifique, les premières
oeuvres de Giraudoux, op.cit., p. 33-42.
97

problèmes philosophiques de l’idylle : les rapports entre culture et civilisation, les


vertus, l’été. Quelle merveilleuse page de poésie que cette lettre qui commence par :

Mon ange, ma lumière, / Crois à l’été. Rends-moi cette justice que je n’ai
pas encore évité une seule fois, si fugitive qu’elle fût, l’occasion de parler
du printemps et de l’été. (I, p. 757).
Quant à Juliette au pays des hommes, c’est le point culminant de la grande
période idyllique narrative giralducienne. Elle contient la Prière sur la tour Eiffel, qui
rassemble en forme de manifeste, de prière aussi, on l’oublie trop, la posture
giralducienne du sourcier de l’Éden dans le monde et la vie, sa théorie morale de
l’idylle. Elle est vraiment un art poétique en ce sens. À partir de la Première disparition
de Jérôme Bardini, le monde de l’innocence giralducienne doit se prémunir, se
défendre, construire des fortifications. Mais les pages où Edmée est seule à elle-même,
dans Choix des élues, rappellent, au féminin, le ton de Simon et de Juliette.

Si, suivant Schiller, nous admettons que l’idylle a pour but de représenter le
bonheur ou l’idéal, si nous admettons que les poèmes de Théocrite ont pu représenter
pour Giraudoux le modèle 292 de cet idéal et une école de réalisme poétique; si
l’innocence giralducienne est bien cette «ingénuité enfantine qui se rencontre là où on
ne l’attend plus» 293 ou naïveté, qu’Edmond Jaloux et d’autres ont appelé la
«gaminerie» de Giraudoux, alors des pans entiers de l’oeuvre de Giraudoux
s’organisent d’eux-mêmes selon ce clair principe et viennent se ranger sous la bannière
d’un idéalisme poétique sans lequel elles demeurent impénétrables. Quant aux
ressources stylistiques au service de cet idéalisme poétique, Giraudoux les identifie
dans le Tombeau de Émile Clermont (1927) : il s’agit «d’un sublime provincial et pur»
s’exerçant selon la «géographie, non du tendre, mais du pathétique»294.

292. Sur la question du modèle en littérature, nous avons consulté Gisèle Mathieu-Castellani,
«Statut et fonction du modèle», Cahiers de l’UER Froissart, nº 2, 1977, p. 5-20; Marie-Christine
Gomez-Géraud et Henriette Levillain (dir.), «Les modèles de la création littéraire», Littérales, nº
5, 1988.
293. Schiller, op. cit., p. 346.
294. «Marche vers Clermont», Les Amitiés (Saint-Étienne), 6e année, No spécial consacré à
Émile Clermont, sept. 1927, p.101-114; repris sous le titre «Tombeau de Émile Clermont», dans
Littérature en 1941. Ce texte est contemporain de l’essai sur Gérard de Nerval, publié deux mois
auparavant.
98

La transparence et l’harmonie spirituelle, qui sont assurées chez Théocrite par


la continuité entre le monde mythologique et le monde humain295, elle le sont chez
Giraudoux par le lien toujours soutenu entre le monde humain et le cosmos. Le monde
n’est pas hostile, ni chez Théocrite, ni chez Giraudoux, il est plutôt là pour secourir,
pour entourer. Le calme serein des scènes bucoliques chez Théocrite a peu ou même n’a
rien à voir avec, chez ses successeurs, la quête d’évasion d’un monde déchu pour
retourner à un paradis d’avant la Chute. L’Éden dont Giraudoux s’est dit le sourcier
n’est ni dans le passé, ni dans l’avenir. Il est dans le présent de l’écriture.

C’est peut-être pourquoi Gilbertain, dans un rameau émondé de ce roman de


Bellita abandonné par Giraudoux, avait à lire avant d’arriver à sa propre pensée une
idylle de Théocrite.296

Si Giraudoux transpose ici de nouveau, d’une gamme, toute sa vie, nous voici
devant une révélation majeure : Théocrite est le point de départ de l’écriture, il fournit
l’espace mental adéquat à l’imagination du poète; il apporte l’atmosphère morale dans
laquelle elle peut se mouvoir et s’élancer.

L’idée première d’écrire des idylles a pu jaillir chez le jeune Giraudoux par
séduction à la lecture de l’oeuvre de Théocrite, d’abord au lycée, puis en khâgne, et de
nouveau à l’École normale. Le dossier de cette rencontre et les occurrences
théocritéennes dans le texte giralducien montrent que Théocrite sert de justificatif à
l’esthétique giralducienne et de référence chaque fois ou presque qu’il expose, par
écrivain interposé, son art poétique, qu’il le fait intervenir dès qu’il a besoin de recourir
à cette notion centrale chez lui d’innocence, qui est à la fois un état moral et la forme
de réalisme poétique qu’il est censé produire et qui est une sorte de naïveté ou
d’innocence narrative297. La classification schillérienne, en permettant de théoriser un

295. Sur cet aspect de Théocrite, voir Charles Segal, «Landscape into myth : Theocritus’
bucolic poetry», in Ramus, nº 4, 1975, p. 115-139, spécialement p.122-123 (repris dans Poetry
and Myth in Ancient Pastoral. Essays on Theocritus and Virgil, op. cit.).
296. Jean Giraudoux, Oeuvres romanesques complètes, t. II, p.1138-1139.
297. Une telle transparence entre l’homme et l’oeuvre laisse sceptique aujourd’hui, mais à
l’époque de Giraudoux, elle n’était pas mise en doute. On étudiait le caractère des poètes pour
pénétrer dans leur oeuvre.
99

aspect essentiel et une constante du lyrisme giralducien permet d’aborder le singulier


mystère d’une écriture unique en son époque.

Giraudoux a beaucoup transposé et parodié, et l’Odyssée d’Homère demeure


sans doute le grand palimpseste giralducien298, mais ici il a été confronté à un modèle,
celui de ces extraordinaires petits poèmes de Théocrite appelés idylles au IIe siècle par
le grammairien Artémidore, modèle ni générique, ni rhétorique, modèle
«philosophique», auquel il a sans doute cherché un équivalent personnel et moderne, en
n’en imitant ni le sujet, ni les thèmes, en ne leur empruntant aucune “anecdote
représentative”299, mais en tâchant de faire sien le regard du poète lui-même, c’est-à-
dire la technique narrative.

Le rapport entre l’oeuvre de Giraudoux et le corpus théocritéen est un rapport


d’émulation et de séduction. Giraudoux a imité une certaine technique théocritéenne
qu’il a jugée heureuse. Nous l’avons nommée, en suivant Schiller, naïveté ou innocence
narrative. Ce rapport ne permet pas de parler des premières oeuvres de Giraudoux
comme de mimotextes au sens que Genette a donné à ce mot300. Avec les exemples des
continuations, dans l’exemple du pastiche ou de la charge, Genette n’a pris en
considération que des oeuvres qui sont dans une étroite dépendance avec leur modèle.
Genette compare surtout des oeuvres entières. Giraudoux n’avait cure de récrire
Théocrite, ou de le continuer, tel Delille Virgile. Il n’a ni traduit, ni adapté : il a repris
un procédé, la «recette» d’un traitement du réel qui lui paraissait correspondre à son
intention poétique, à ce qu’il voulait exprimer et à son sentiment intérieur. L’oeuvre de
Giraudoux demeure dans l’orbe de la mimésis. Elle est sans doute bien celle d’un
«champion du palimpseste». Le passage que nous citions de Bernard, le faible Bernard
est immédiatement précédé d’un paragraphe significatif qui commence ainsi :

«Ainsi l’université ne lui avait appris que le pastiche (...) En ce moment


même, pour parler avec émotion à Dolorès, il n’était pas sûr de ne pas
penser à Fromentin — quand Dominique rêve, rêve...» (I, p. 199)

298. Alain Niderst l’a rappelé récemment dans son Giraudoux ou l’impossible éternité, Paris,
1994. Mais d’autre part Ernst Robert Curtius a montré naguère quelle avait été l’importance des
loci amoeni homériques dans la topique épidictique que nous a transmise le Moyen Âge..
299. Paul Alpers, “What is Pastoral?”, Critical Inquiry 8, 1982, p. 442.
300. Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, 1982, p.88.
100

Mais Giraudoux est fidèle à une règle qui date du lycée et qu’énonce Simon au
nom de sa classe :
«Chacun sous un masque, nous nous engagions pour un an à la fantaisie
qu’exigent les humanités; nous nous engagions à être originaux» (I, p.289).
101

Chapitre III : De la naïveté épique

Faust. Wohin der Weg ?


Mephistopheles. Kein Weg! Ins Unbetretene.
La légende répandue par ses amis et les journalistes, à laquelle il a lui-même
contribué, veut que Giraudoux écrivait rapidement et facilement, voire même
“automatiquement” :
... Siegfried et le Limousin m’a demandé vingt-sept jours; je prends une page
blanche et je commence à écrire; les personnages naissent au fur et à
mesure; au bout de cinq ou six pages, j’y vois clair...301
En 1924, répondant aux questions de Benjamin Péret, qui l’interroge pour Le
Journal littéraire et lui demande ce qu’il pense du surréalisme, il répond:
Je crois que l’écriture automatique est le propre de l’inspiration, pour ma
part j’ai toujours travaillé ainsi. J’écris un certain nombre de pages, qui
s’ordonnent au fur et à mesure que leur nombre augmente. Au bout d’un an
je divise cela en chapitres et cela fait un roman.302
À Georges Champeaux, qui l’interroge pour Les Annales politiques et
littéraires le 10 septembre 1935, il déclare:
«Je prends du papier blanc et je plonge. Comme je ne sais pas ce qui va
arriver (je ne fais jamais de plan), ça m’intéresse toujours. J’écris sans
grandes ratures et je finis régulièrement ce que je commence.303»
Et à Claudine Chonez, qui l’interviewe Giraudoux pour L’Assaut (février
1937), il déclare:
«Je ne relis jamais ce que j’écris. Pas même les épreuves à corriger, pas
même la phrase que je viens de tracer. Et cela se comprend bien : écrire,
pour moi, c’est déjà lire du Giraudoux.304»
Ces déclarations ne vont pas sans appeler quelques nuances305. Sans doute
Giraudoux a-t-il voulu projeter l’image d’un écrivain à l’écriture facile et heureuse, ce

301. «Une heure avec Jean Giraudoux», Les Nouvelles littéraires, 2 juin 1923. Texte repris
dans Fr. Lefèvre, Une heure avec..., 1ère série, Gallimard, 1924; cité d’après Cahiers Jean
Giraudoux, 14, 1985, p. 46
302. Benjamin Péret, «Jean Giraudoux m’a dit...», Oeuvres complètes, t. 7, Corti, 1994, p. 79.
Rappelons tout le bien qu’un autre surréaliste, Philippe Soupault, pensait du Giraudoux de
L’École des indifférents et de Suzanne et le Pacifique. Voir Les Feuilles libres, nº 30, déc. 1922 -
jan. 1923. D’autre part, «Suzanne seule à l’île de Pâques» fut publié dans Littérature, nº 16, sept.
1920, p. 6-8.
303. Sur la question du travail sur ses propres textes, voir les nombreuses allusions de
Giraudoux dans ses entrevues avec des journalistes, «Enquêtes et interviews II», Cahiers Jean
Giraudoux, 19, 1990. Ici, p. 174.
304. Ibid., p. 203-204.
102

qu’elle était incontestablement, nous le verrons, mais pour parvenir à passer «des
bonheurs du langage au langage du bonheur306» , il s’adonnait en fait à un minutieux
travail de la langue, et parfois de la composition. Dans un cas au moins, Simon le
Pathétique, elle fut particulièrement laborieuse 307. Le jeune Giraudoux récrivait
beaucoup, nous apprend Jacques Body, mais il semble qu’écrire soit devenu de plus en
plus facile pour lui au fil des années308. Ce qu’il aimait en fait par-dessus tout (sur ce
point les témoignages concordent, et ils sont l’une des sources de la légende) c’était
mettre au net son manuscrit, comme une copie propre d’écolier, et donner à son éditeur
un manuscrit sans rature. L’effacement du travail, chez Giraudoux, la dissimulation de
son effort étaient au nombre des stratégies de généralisation de l’idylle. Mais ceci ne
diminuait en rien la quantité de travail que l’auteur s’imposait.
Nous allons tâcher de montrer le «laminage» du texte, comme dit Giraudoux
dans un autre contexte, auquel il se livre en examinant deux cas éloignés dans le temps
et pratiquement identiques de travail de l’écriture : Palais de glace, publié en 1932, puis
Écho, publié en 1906; nous en dégagerons ensuite la signification du point de vue
esthétique. Partir ainsi de la technique de l’écrivain parvenu à maturité et, en remontant
à l’une de ses premières oeuvres, montrer que sa façon de procéder pour atteindre la
prose poétique n’avait pas ou peu varié, va nous permettre de montrer du même coup
que sa technique avait bien sa source dans sa formation scolaire, la rhétorique en
particulier, constatation sur laquelle cette thèse s’appuie largement.
En comparant les versions primitives et les versions publiées des textes
giralduciens, on constate que la première rédaction ou le premier jet sont souvent un
compte rendu réaliste, au sens traditionnel, d’un enchaînement d’événements, qui fait
plus ou moins de place à la psychologie, mais qui ne fait aucune économie des détails,

305. Michel Potet et Pierre d’Almeida en ont apporté dans leur commentaire à une entrevue de
Giraudoux avec François de Roux, en date du 4 juin 1934, à propos de Combat avec l’ange. Voir
Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 136, note 1.
306. Alexandre Astruc, «Jean Giraudoux, ou des bonheurs du langage au langage du bonheur»,
dans Hommage à Giraudoux, Confluences, 4e année, nº 35, septembre-octobre 1944, p. 94-104
307. Voir l’éclairante notice de Guy Teissier, dans l’édition de la Pléiade (p. 1386-1402), et
surtout la note sur le texte (p. 1402-1409)
308. Voir la notice de Jacques Body, dans l’édition de la Pléiade (p. 1625) et la note sur le texte
(p. 1636-1645). Voir aussi du même auteur, Jean Giraudoux, La légende et le secret, PUF, 1986,
p. 13-22.
103

imbrications, noms propres et toponymes et de toute une signalétique réaliste assez


foisonnante; c’est le matériau brut. La syntaxe est sans surprises. À peu de choses près,
c’est la langue parlée, presque morne. Pas le moindre effet, pas la moindre recherche,
parfois une image, ou une analyse bien vue, mais ce qu’on a appelé la préciosité de
Giraudoux est absente. Dans la version définitive, au contraire, la langue est resserrée,
vive, alerte, enjouée, riche en images et en pointes. Elle tend à effacer le compte rendu
comme compte rendu pour en conserver seulement une trame dont nous noterons la
légèreté. Elle est débarrassée de ses attaches les plus fortes à la vie matérielle, expurgée
de toute référence excessive à ce que les rencontres et interactions peuvent avoir de
physique, des détails qui traditionnellement dans la fiction réaliste assurent l’illusion
référentielle. Les personnages n’ont plus d’intention, ils ne préméditent plus rien. Ils
n’expliquent rien. Ils choisissent, ils préfèrent, ils se passionnent. Rien ne les limite,
rien ne les encombre, rien ne les assombrit : de (jeunes) dieux vaquant à leurs plaisirs!
Il s’est produit ce qu’on pourrait nommer une sublimation309 : il ne reste plus que la
pure musicalité d’une langue qui effleure légèrement les choses, caresse les lieux et les
objets et emporte les personnages, toujours prêts à aimer, toujours prêts à pâtir, dans
une transformation, une métamorphose. Ce que Giraudoux poursuit et trouve — telle
est l’hypothèse que nous posons —, c’est ce que Schiller a cherché à décrire sous le
nom de «naïveté», et Adorno sous celui de «naïveté épique», qu’il faut mettre en
parallèle avec la très fine analyse par ce dernier de la situation du narrateur dans le
roman contemporain.

Il y a toujours un bénéfice à faire se côtoyer la pensée de Giraudoux et la


pensée allemande310. Elles ont une affinité pleine de richesses, qui permet d’expliquer

309. Le monde idéal n’est-il pas l’univers de la sublimation? Il semble que chez Giraudoux la
sublimation est le chemin qui mène au sublime. Nous reviendrons sur la question du sublime. Il
est connu que la sublimation est un processus particulièrement problématique en psychanalyse.
Voir Antoine Vergote, La psychanalyse à l’épreuve de la sublimation, Cerf, 1997. Pour une
approche psychanalytique de l’oeuvre giralducienne voir la première thèse de ce type sur
l’oeuvre de Giraudoux : André Job, Création romanesque et narcissisme : le cas Giraudoux,
Université François-Rabelais, Tours, 1994 (désormais publiée: Giraudoux Narcisse, Genèse
d’une écriture romanesque, Presses universitaires du Mirail, 1998). Pierre d’Almeida, dans le
premier chapitre de sa propre thèse, avait abordé rapidement le roman familial giralducien :
Pierre d’Almeida, L’image de la littérature dans l’oeuvre de Jean Giraudoux, Université
François-Rabelais, Tours, 1987 (Cahiers Jean Giraudoux, 17, 1988).
104

des aspects du projet giralducien qui autrement resteraient obscurs. Giraudoux n’a-t-il
pas découvert ses propres recherches esthétiques en abordant, grâce aux cours de
Charles Andler, la littérature allemande sous l’angle philosophique?

Adorno fut l’homme du «grand refus», rebelle comme ses amis de l’École de
Francfort au modèle technocratique de la société post-industrielle et à sa domination de
la nature. En lisant ses Notes sur la littérature (1958-1974), mais aussi certains grands
textes comme La dialectique de la raison (1944), co-signé avec Max Horkheimer, et
surtout sa Dialectique négative (1966), on se prend à regretter qu’il n’y ait pas eu de
rencontre entre le Giraudoux du Supplément au voyage de Cook, d’Intermezzo, de l’
Apollon de Bellac, de Littérature et de Sans pouvoirs et l’Adorno qui combattit
l’ontologie heideggerienne de l’être-jeté-dans-le-monde, condamna l’hypertrophie de
la rationalité occidentale, et formula l’espoir de trouver le concept qui, dans une
«réflexion seconde», parviendrait à surmonter le concept et d’accéder à la mimesis, au
moment sensuel, non conceptuel, qui indiquerait la réémergence de la nature. Il faut
avoir été philosophe et allemand pour concevoir ainsi l’idylle philosophique : non le
moment nostalgique du pré-conceptuel, comme dans l’enfance par exemple — Schiller
lui-même n’utilise l’enfance que comme exemple et référence de la naïveté —, mais
l’élan, la confiance, le saut dans le vide de la conscience qui se risque tout entière, sans
reste, sans assurance, dans l’orage émotionnel311, à la rencontre de l’inconnu et des
matériaux du poème, c’est la même chose, avec pour seul bagage, non une bibliothèque
mais la simple puissance de penser, de reconnaître et de reproduire un ordre. De tous

310. Démontrer comment la première hérite de la seconde est une entreprise aussi délicate
qu’intéressante. Giraudoux s’inspire, mais n’imite jamais : il suit le principe d’originalité qui est
au coeur aussi bien de l’esthétique des Lumières que de l’esthétique romantique. En ce qui
concerne la vieille question des rapports de Giraudoux avec le romantisme allemand et la
question de l’influence de cette école littéraire sur son oeuvre, il n’est nul besoin de trancher
pour, comme le firent jadis LeSage et Anstett, contre, comme le fit récemment d’Almeida, ou
avec nuances comme le fit Body. Notre méthode dans ce chapitre consistera plutôt à faire se
côtoyer la philosophie esthétique allemande et l’oeuvre de Giraudoux, les laisser se contaminer
l’une l’autre, sans essayer de prouver trop. Cette fréquentation est souvent éclairante, car l’âme
franco-allemande de Giraudoux est toujours là, active, prête à écouter le bruissement langagier
des notions familières, autour de l’éthos commun. Le souvenir des cours de Charles Andler (et
de Camille Mélinand, le disciple d’Émile Boutroux, à Lakanal) et des découvertes philosophico-
poétiques n’est pas loin. Plutôt que des preuves, observons ce qu’il en tire, par «osmose»,
comme il le dira en parlant de Bergson.
105

les penseurs importants du siècle, Adorno est le seul qui se soit donné pour tâche de
comprendre le sens social et politique des expériences formelles en art au moment où
elles se font. L’un des thèmes centraux de sa Théorie esthétique (posthume, 1970312)
est que toute oeuvre proteste contre un réel où s’affirme la domination. Cette idée lui
venait peut-être de Ernst Bloch, qu’il admirait et dont il avait lu dès 1921 L’esprit de
l’utopie313 — Adorno connaissait aussi les oeuvres esthétiques de Gyorgy Lukács —.
Elle lui venait en tous cas de Schiller, auquel il fait fréquemment référence, et des
Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. La vision adornienne d’une esthétique
«négative» est difficile à articuler avec la recherche giralducienne de l’idylle, mais elles
ont un fonds et une visée communs. Le bonheur esthétique de la «dissonance», chez
Adorno, suppose la recherche d’une réconciliation314. Or cette énergie de protestation
contre un monde dominé, par la raison technique, par l’ordre bourgeois capitaliste, son
refoulement du comportement mimétique et son “réalisme”, qui n’affleure jamais
comme thème mais se manifeste comme marque en creux, c’est précisément ce que
Chris Marker, dans son remarquable petit essai de 1952315, essaye métaphoriquement
de cerner dans l’oeuvre de Giraudoux. Pour en rester au domaine de la poésie,
juxtaposons cette phrase de Marker et son raccourci imagé :

311. Notons que l’émotion dont nous parlons ici n’est pas le privilège de la “belle âme” cher à
une certaine critique essentialiste, mais l’ aisthesis qui se manifeste dans le rapport entre le
psychisme et le monde, l’énergétique de la rencontre entre la sensibilité et l’événementialité —
aisthesis qui fut le point de départ de l’esthétique chez son inventeur, A. G. Baumgarten
(Aestethica, 1750-1758, inachevé). Nous rompons, comme on voit, avec le carcan de la clôture
structuraliste du texte, entité supposée auto-suffisante. Prenant nos distances par rapport à une
esthétique qui puisait beaucoup dans l’oeuvre de Paul Valéry, nous préférons nous inspirer de
René Char. À ce titre nous nous sentons proche de recherches comme celles de Michel Collot, La
matière-émotion, PUF, 1997, paru trop tard hélas dans notre recherche pour que nous en tirions
un véritable profit.
312. Theodor Adorno, Théorie esthétique, trad, fr. de Marc Jimenez, nouv. éd. rev. et corr.,
Klincksieck, 1995. On note un regain d’intérêt des deux côtés de l’Atlantique pour l’esthétique
adornienne. En Amérique du Nord, il est encore relancé par la parution d’une nouvelle traduction
de cet ouvrage qui a fait l’unanimité de la critique : Aesthetic Theory, Gretel Adorno & Rolf
Tiedemann, Editors, newly translated, edited, and with a translator’s introduction by Robert
Hullot-Kentor, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1997.
313. Voir les chapitres consacrés à Bloch dans Notes sur la littérature, «L’anse, le pichet et la
première rencontre», et «Traces de Bloch».
314. Voir l’introduction de Rainer Rochlitz à son Théories esthétiques après Adorno, Actes
Sud, 1990, p.12.
315. Chris Marker, Giraudoux par lui-même, Seuil, «Écrivains de toujours», 1970 [1952].
106

«J’ai connu de ces gens qui un beau jour ont décidé que Giraudoux était un
esprit faux et les détournait des problèmes réels, et qui de ce moment ont
vécu une vie de spectres à l’envers, liés à des femmes qui n’étaient pas des
ondines, persécutés par des administrations sans lyrisme, jetés dans des
guerres sans dieux et rentrant dans des pays sans frères, bref mutilés de toute
cette part d’imagination qui est la forme la plus généreuse de la réalité.316»
et cette remarque mordante tirée de la Théorie esthétique d’Adorno,
incendiaire pour une certaine vision du réalisme, mais guère étonnante chez l’inventeur
de l’expression d’«industrie culturelle» et, avec Max Horkheimer, son premier
dénonciateur :
Qu’un attardé du roman réaliste objecte à un vers d’Eichendorff que ce ne sont
pas les nuages qui peuvent être comparés aux rêves mais tout au plus les rêves aux
nuages, la phrase : “Les nuages passent comme des rêves lourds” est alors préservée,
dans son domaine, d’une telle exactitude mesquine, là où la nature se métamorphose en
une métaphore éloquente de quelque chose d’intérieur. Celui qui nie la force expressive
de cette phrase, prototype de la poésie sentimentale317 au sens fort, trébuche et tombe
dans le faux-jour de l’oeuvre au lieu de s’y mouvoir en cherchant à réaliser, après coup,
par tâtonnement, la valeur des mots du poème et celle de leur constellation. La
rationalité dans l’oeuvre d’art, c’est l’élément organisateur agissant à l’extérieur, mais
sans lui emprunter son agencement catégoriel.318
Nous retrouverons la question du réalisme giralducien et de la rationalité
comme élément organisateur dans l’oeuvre d’art. Pour le moment, nous pouvons voir
se profiler, tendue entre les points de vue à la fois différents et complémentaires de
Marker et d’Adorno, la question de la portée morale et politique de la poésie
giralducienne, qui la rend particulièrement justiciable des théorisations esthétiques de
Schiller et d’Adorno, et de ce que Marc Jimenez a appelé «le tournant politique de
l’esthétique»319. L’art comme «promesse de bonheur» est le fonds constant de la
Théorie esthétique, remarque Marc Jimenez, qui explique combien cet ouvrage porte la
marque des années 30, «époque angoissée où défendre l’art moderne signifiait résister
aux tentatives totalitaires visant à le liquider»320. Giraudoux ne critique pas, son

316. Chris Marker, op. cit., p. 12.


317. Adorno fait ici référence à la poésie sentimentale telle que Schiller l’oppose à la poésie
naïve (une note à cet effet existe aussi dans la traduction).
318. Theodor Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 87.
107

esthétique s’y oppose. Le critique renforce ce qu’il critique, et Giraudoux préfère offrir
à son lecteur quelque chose de radicalement autre. Si la question ultime est bien celle
du bonheur, la visée giralducienne est alors de faire face à l’univers mauvais, à l’univers
décevant non en le condamnant, ce qui ne procure qu’amertume, mais en y montrant
une attitude radicalement différente, celle de l’innocent. On se rappelle sa définition de
l’innocent : c’est «celui qui ne porte pas condamnation», «celui qui n’explique pas...
qui ne récrimine pas... 321 ». Les formes esthétiques giralduciennes seront donc
porteuses d’une alternative, d’une autre esthétique, d’une liberté esthétique où il n’est
pas question de rendre compte du réel de référence, mais d’y introduire un ordre qui est
une jouissance. Et quand on sait à quel point l’enchantement giralducien fut un objet de
consommation pour la bourgeoisie des années 30 et depuis, on s’étonne qu’un Hans-
Robert Jauss, théoricien de la réception qui critiqua Adorno pour avoir oublié le plaisir
esthétique, écrive qu’il faille s’être «détaché de l’esthétique de la négativité pour
apprécier la langue de Giraudoux322» car la négativité en question est avant tout
opposition.
Adorno ne semble pas avoir connu l’oeuvre de Giraudoux, mais il a commenté
celle de Proust, et celle de Joyce, deux romanciers qui, comme Giraudoux, refusent et
fuient le roman comme compte rendu:
«Joyce [...] a lié la révolte du roman contre le réalisme à une révolte contre
le langage discursif »;
«Personne n’a été plus loin que Marcel Proust dans cette allergie à la forme
du compte rendu »323.

319. Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique?, Gallimard, «Folio-essais», 1997, p. 333-395.
Jimenez montre que ce tournant politique de l’esthétique est pris au lendemain du traumatisme
de la première guerre mondiale et se développe dans les oeuvres de penseurs tels que Lukács,
Heidegger, Bloch, Benjamin, Marcuse et Adorno. Mais notons tout ce qu’un Marcuse a puisé
dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller, au chapitre IX de Eros et
civilisation (tr. fr. J.-G. Nény et B. Fraenkel, Minuit, 1963). Notons aussi que les auteurs en
question n’étaient pas nécessairement en harmonie. Jargon de l’authenticité (tr. fr. Éliane
Escoubas, Payot, 1989), d’Adorno, a été écrit contre Heidegger.
320. Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique, op. cit., p. 383, 386.
321. Jean Giraudoux. «Charles-Louis Philippe», dans Littérature, Grasset, 1941; Oeuvres
littéraires diverses, p. 510; folio-essais, p. 102.
322. Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, tr. fr. Maurice Jacob, Gallimard,
1988, p. 266.
323. Theodor Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Flammarion, 1984, p. 38 et
40 respectivement : «La situation du narrateur dans le roman contemporain».
108

Munis de ces observations, penchons-nous maintenant sur la technique


d’écriture qui, en s’affranchissant du compte rendu, cherche une voie d’accès à la
«naïveté épique». Un fragment du recueil La France sentimentale (1932) intitulé Palais
de glace, dont nous avons les avant-textes, va nous en fournir un exemple.
La France sentimentale est une collection de “suppléments”, de “chapitres en
marge”324, datant de l’époque de Bella surtout, mais aussi de Siegfried et le Limousin,
et même de Simon le Pathétique. C’est le vestige d’un grand projet qui aurait porté le
nom de L’Europe sentimentale, qui n’aurait pas été un roman sentimental, mais une
histoire d’amour et un roman politique mettant en scène «ce beau carrousel de l’Europe
sentimentale telle qu’elle était avant 14325». De ce grand projet, qui aurait fait sans
doute partie de la catégorie que Giraudoux appellera rétrospectivement «roman
mondain», il ne reste que Bella.
Ce terme de roman mondain peut étonner chez Giraudoux, mais c’est lui qui
l’emploie dans Dieu et la littérature, et il s’agit bien d’une qualification réfléchie de son
projet, car ce texte est une récriture de la préface écrite pour une édition de grand luxe
de Suzanne et le Pacifique publiée en 1928 [Dawson 344], où ce passage manque.
L’écrivain, qui s’amuse à répondre, comme s’il était la Suzanne du roman, à la question
de savoir pourquoi il n’y est pas fait mention une fois de Dieu, écrit:
Ce qui plaît à Dieu, c’est donc non pas que l’écrivain se consacre à la publicité
divine et vante les arbres, les fleuves, les délices d’âme par rapport à Dieu, pour qui Il
ne les a pas faits, mais par rapport aux hommes, auxquels Il les a destinés, c’est-à-dire
use de la comédie, de l’idylle, et de la tragédie et du roman mondain comme de miroirs
ou de fards pour sa vie propre.326»
Giraudoux n’indique-t-il pas ici les genres qui s’offraient à lui — les genres
classiques (comédie, idylle, tragédie) et un genre moderne (le roman mondain)—, au

324. Ou peut-être de morceaux de choix, sinon de “morceaux choisis” : «Je n’ose médire des
Morceaux choisis. Je me rappelle mon éblouissement au lycée, quand je pus un jour en ravir le
recueil à l’élève d’une classe aînée.», écrit Giraudoux en mars 1941. Littérature, Grasset, 1941,
p.12.
325. P. 1134. Sur l’histoire de ce projet, voir la notice de Brett Dawson, Oeuvres romanesques
complètes II, p. 1075 ss. et du même auteur, «L’Europe sentimentale», Roman 20/50, nº 14,
1992, p. 17-28.
326. «Dieu et la littérature», dans Littérature, Grasset, 1941, p.135.
109

nombre desquels se trouve, il fallait s’y attendre, l’idylle, et qu’il a pratiqués ou


souhaité pratiquer, à l’imitation, comme l’a suggéré Brett Dawson, de son ami Morand,
qui venait de remporter un grand succès avec Lewis et Irène et annonçait L’Europe
327
galante . Les romans les plus “mondains” de Giraudoux, ceux où il aurait mis en
scène la vie politique et sentimentale de l’Europe, sont Bella, et Églantine, à quoi
s’ajouterait à la rigueur La grande Bourgeoise, dans la mesure où le projet de L’Europe
sentimentale est un projet de grand roman d’actualité mondaine et politique, projet qui
échouera, Giraudoux le poète lyrique n’étant guère capable, de son propre aveu, du
souffle épique nécessaire à une composition de grande ampleur, où il faudrait donner
voix à ce qu’il a toujours exclu et qui n’est pas lui. Il dira d’ailleurs à Benjamin Péret,
dès le 27 septembre 1924:

Je n’ai jamais de projets, me dit-il. J’écris un roman que j’appellerai L’Europe


sentimentale, à moins que je ne donne ce titre à une série de nouvelles; mais il ne me
plaît qu’à demi, il s’oppose trop à L’Europe galante de Paul Morand.328

Cette Europe sentimentale est l’Europe “idyllique” des petites nations et des
monarchies d’avant 14 — illo tempore dans lequel la France tenait un rôle culturel de
premier plan, et jouissait auprès des élites d’un prestige qui s’étendait de l’Adriatique
à la Baltique, comme le montrent si bien, dans le même recueil, Hélène et Touglas ou
Les Joies de Paris329, ou Je présente Bellita330, et où les diversités culturelles étaient
une source de pittoresque inépuisable, vues en tous cas de France. Derrière cette Europe
sentimentale, il y a bien évidemment une philosophie du rayonnement de la France et
un style de diplomatie que Giraudoux importait du Service des oeuvres françaises à
l’étranger du Ministère des Affaires étrangères, qu’il avait dirigé de janvier 1920 à mai
1924, où il s’était entouré de tous ses amis. L’un d’eux, Francis de Miomandre, se
souvient avec nostalgie, en pleine deuxième guerre mondiale, de cette conception de la

327. Voir la notice de Bella, p. 1786-1790.


328. Benjamin Péret, «Giraudoux m’a dit...», Le Journal littéraire, 27 septembre 1924, dans
Oeuvres complètes, t. 7, Corti, 1995, p. 79.
329. Oeuvres romanesques complètes II, p. 187-206, et ses avant-textes, p. 1126-1138.
330. Oeuvres romanesques complètes II, p. 137-165, et ses avant-textes, p. 1138-1145. C’est
dans ces pages que Giraudoux-Gilbertain avoue «qu’il avait à lire avant d’arriver à sa propre
pensée une idylle de Théocrite », p. 1138-1139.
110

propagande qui, comme dira plus tard Giraudoux “était conçue comme une opération
de séduction, où il s’agissait d’être aimé”331. Remerciant Edmond Jaloux, autre ami de
Giraudoux, le 12 décembre 1941, pour un article sur son oeuvre, l’auteur du Fil
d’Ariane se souvient “de la folle équipe de la Propagande et des Gothas” et précise entre
parenthèses “quelle guerre de bergerades et d’idylles!”332. Cette parenthèse donne le
ton. Ce n’est pas seulement dans son oeuvre que Giraudoux tente par tous les moyens
de créer l’idylle... Ceci montre à quel point cette obsession envahissante procédait d’un
besoin existentiel et donc d’un questionnement philosophique sous-jacent.

Dans le recueil La France sentimentale, publiée en 1932, Le Déjeuner de


Solignac333, version primitive de Palais de Glace334, nous offre un exemple du travail
du texte chez Giraudoux. Nous extrayons, de la version publiée, un fragment de scène
centrée autour d’un enfant dans l’épisode de la patinoire. Le narrateur, après avoir été
heurté sur la piste par un patineur, un jeune homme qui s’enfuit en souriant, poursuit
son “ennemi” sur la glace, le rattrape, le fait “prisonnier” en le “touchant”; ils font
connaissance, et le nouvel “ami” invite le narrateur à la table qu’il partage avec un autre
jeune homme et deux jeunes filles. Remarquons au passage que Giraudoux a choisi de
montrer le rapport entre les deux patineurs sous le jour souriant du jeu et de la
séduction, et non sous celui violent de la confrontation. Choix significatif, l’exclusion
de la colère et de toute image ou séquence violente est général dans toute l’oeuvre de
Giraudoux :

Les jeunes filles étaient réservées. Notre conversation n’avait guère d’autre
sujet que celui d’entre nous qui était en piste et nous l’entretenions par relayage,
jusqu’au moment où elles surprirent un enfant qui essayait, trop mauvais patineur pour
écrire, à tracer des lettres en traînant les pieds. Il vit que nous l’observions et, comme
une femme surprise cache la page qu’elle écrit, changea de direction, laissant son

331. Messages du Continental. Allocutions radiodiffusées du Commissaire général à


l’Information (1939-1940) Cahiers Jean Giraudoux, nº 16, 1987, p. 149.
332. Edmond Jaloux, Les saisons littéraires 1904-1914, Plon, 1945, p. 298.
333. Le Déjeuner de Solignac, dans Oeuvres romanesques complètes I, p. 1647-1662. Jacques
Body propose l’hiver 1919-1920 pour la date de rédaction, p. 1629.
334. Palais de Glace, dans Oeuvres romanesques complètes II, p.236-245. Voir la note sur le
texte, p. 1628-1629.
111

initiale inachevée. Mais il était trop tard. Une jeune fille l’avait déjà atteint, ramené,
sommé de nous dire son nom, et je fus délégué pour l’écrire sur la glace. Je fis des
paraphes, des jambages. L’enfant, qui du moins savait lire, me contemplait
bienheureux, comme on contemple ces avions qui tracent des mots en fumée335. C’était
la première publicité faite pour son amour du patinage, son amour de la vie. C’était la
première fois que l’on gravait son prénom sur le monde. Il me remercia : le monde était
à ses initiales. Les jeunes filles le forcèrent à m’embrasser. Il avait je ne sais quel
instinct du bonheur qui le poussa à les embrasser d’abord. Nous nous passions ce visage
frais comme les autres se passaient leur houpette, et de cette première rencontre il resta
entre nous cinq un jeune fardeau, une jeune vie invisible à caresser. Nous avions, sinon
une enfance commune, du moins un enfant commun. (II, p. 239).
Voici maintenant la version du même épisode de la patinoire dans la version
primitive intitulée Le Déjeuner de Solignac:
Un petit enfant débutant s’amusait sans que personne pût le voir à tracer ses
initiales en traînant les pieds, puisqu’il ne savait courir. Il avait l’impression de ne pas
savoir assez bien courir. Il vit que nous le voyions, et, comme une femme surprise cache
la page qu’elle écrit, changea de direction, laissant sa belle lettre ébauchée. Un enfant
qui copiait les hommes, — maintenant assis près de nous, il avait demandé de l’orgeat
et le buvait en se faisant croire que c’était de l’absinthe —; qui, homme, copierait les
grands hommes, embrasserait en croyant que c’est aimer, aimerait en croyant que c’est
haïr... Nous l’attirâmes, nous le forçâmes à nous dire ce prénom dont il avait voulu
inscrire la première lettre, il prononça à peine cette première lettre, par je ne sais quelle
pudeur, et à peine la première lettre de son nom : de Jacques Davon, il en fit quelque
chose comme acques avon... Tiens, c’est mon prénom, dit mon ami. Une des deux
jeunes s’échappa pour aller graver le J et le D. On prévint des amis plus habiles encore.
Tout le sol de glace fut bientôt gravé. L’enfant était triste, comme tous ceux auxquels
une célébrité injuste arrive, et qui ne voudraient la devoir qu’à eux-mêmes. Il disparut,
oubliant sa fausse absinthe. On essaya de le remplacer par une petite fille. Il y avait entre
nous cinq je ne sais quel esprit sauvage dans la cage duquel il fallait, comme au lion un

335. Variante : comme Citroën contemple (...) son nom en fumée. Le texte comportant cette
variante fut publié en 1926 dans Le Navire d’argent.
112

chien, une âme tendre. On se passait ces enfants, comme un miroir sous notre souffle,
pour s’assurer de notre tendresse... (I, p.1649)
Le style est saccadé, comprimé, la narration saturée, et l’auteur-narrateur, au
lieu de confier le récit de la profusion des détails et des particularités dont il est accablé
à d’autres voix que la sienne, au lieu de faire parler ses personnages, ce qui allégerait
sa propre narration surchargée, tente de faire tout dire, tout expliquer à sa seule voix.
Giraudoux se refusera toujours à écrire un dialogue. Il n’y en a pratiquement aucun dans
son oeuvre romanesque. Comme l’a noté Pierre d’Almeida, ceci «montre assez à quel
point le roman giralducien se refuse à la représentation 336 » . Mais avec la
représentation, c’est la temporalité que Giraudoux refuse. L’idylle qu’il cherche à écrire
sous le nom même de roman ne peut être dite que par le je du poète, dans une durée
flottante sans rapport avec la temporalité du roman.
En quoi le travail de l’écrivain a-t-il consisté? Le premier jet, qui a tout du
compte rendu d’une scène vécue, fait une narration exhaustive, quasi clinique, des
événements observés dans leurs détails. S’y associe probablement déjà quelque travail
métaphorique, un certain travail de l’imagination, comme cette association (hélas!) non
retenue, pourtant heureuse, où l’enfant «embrasserait en croyant que c’est aimer,
aimerait en croyant que c’est haïr». Les nom et prénom de l’enfant sont mentionnés,
ainsi que leurs circonstances d’énonciation, ses réactions, sa pudeur, l’attitude un peu
crispée des jeunes gens, et la tristesse de l’enfant au caprice duquel on a cédé trop
massivement, ce qui l’a rassasié trop vite et le prive du jeu. Quelque chose de brusque,
de saccadé dans la narration, laisse à penser que c’est effectivement un premier jet.
Mais justement tout est là. Dans la version publiée, l’enfant n’oppose aucune résistance
à l’une des jeunes filles, décline poliment son nom, comme un enfant modèle. Il est
devenu “bienheureux” au spectacle des “jambages” et des “paraphes” dessinés par le
narrateur; il ne s’est pas enfui, il remercie, il a le «visage frais», est déjà doué de
l’«instinct du bonheur» et non seulement il se laisse embrasser, mais il embrasse

336. Pierre d’Almeida, L’image de la littérature dans l’oeuvre de Jean Giraudoux , Cahiers
Jean Giraudoux, nº 17, 1988, p. 89. Ce critique confie comment il lui fut impossible d’appliquer
au roman giralducien la méthode proposée par Gérard Genette dans Discours du récit, «l’une de
nos tentatives les plus décevantes (mais aussi les plus instructives)», écrit-il. Tentative utopique!
Là même où Giraudoux se propose de donner à lire un roman, il ne sait écrire qu’un poème.
113

volontiers lui-même; toute la complexité mal équarrie de la scène originale a disparu,


la narration s’est épurée des détails moins heureux, en particulier des enfants de
remplacement qui servent à meubler le silence entre les cinq jeunes gens. Un gérondif
a disparu, la pléthore explicative a été réduite. La narration a perdu les marques les plus
lourdes du discours direct — le «dit mon ami» a disparu — mais même le discours
indirect a disparu : il ne reste plus que la fluidité du discours indirect libre — pure
diégèsis aristotélicienne. Ce qui revient, chez Giraudoux, à gommer la distance entre
l’epos et sa relation dans la langue pour en faire une sorte de chant pur. Il y a un travail
d’effacement de l’anecdotique à l’intérieur même de l’anecdote, pour n’en garder que
le trait heureux, non pas le trait le plus performant ou le plus dramatique, mais
seulement le trait le plus heureux, la pointe idyllique. S’y ajoute la tentative d’effacer
l’effort narratif en le faisant disparaître sous l’activité métaphorique, le ciselure
précieuse. Tentative lyrique par excellence. Le récit chez Giraudoux tend presque
toujours à l’ode, surtout dans les phrases longues. Il en a certaines des marques
textuelles, les apostrophes, les prosopopées notamment; mais comme le chant n’est pas
en vers rythmés, il se résout en idylle.

Confronté au problème du récit, Giraudoux voudrait évidemment faire


disparaître tout ce qui, dans le compte rendu, est interchangeable, remplaçable, tout ce
qui est égal à tout le reste et ne mérite pas d’être rapporté en son nom propre dans
l’épos, pour faire s’élever ce chant pur de l’idylle, mais c’est le drame du narrateur que
d’avoir toujours à raconter ce qui justement appartient inévitablement à la vie, à
l’ordinaire, et qui se reproduit toujours. Il ne reste donc, pour s’élever au-dessus de ces
contraintes, que «la couche ultime du palimpseste : le style337».

Deux choses donc, d’une part le privilège accordé aux images heureuses
(jolies, ravissantes, drôles, cocasses), au bonheur lui-même, nommé s’il le faut, et
d’autre part la tentative de produire le pathétique338 pur (ravissement sublime, rire,
sourire, tendresse), c’est-à-dire l’émotion, par l’élimination de ce qui pouvait ralentir,

337. Cette formule est de Dominique Noguez, «La dernière couche du palimpseste : le style de
Giraudoux», Jean Giraudoux et l’écriture palimpseste, Actes du colloque de la SIEG, réunis par
Lise Gauvin, Montréal, Paragraphes, 1997, p. 53-70.
338. Ou le pathos au sens d’Aristote, par exemple Rhétorique II 12-14.
114

épaissir et alourdir le récit. On remarque immédiatement l’effet de la récriture sur la


vitesse du style — cette vitesse mentionnée par ses meilleurs commentateurs339. Cette
vitesse est l’une des conditions pour la conquête de la “naïveté épique”. L’une des
clauses de cette élimination est que le narrateur s’adjuge presque toute la narration340,
ce qui confirme, pour s’en tenir aux modes d’énonciation platonicien et aristotélicien,
le privilège accordé au mode lyrique, où seul le poète chante, par rapport au mode
épique, qui alternerait entre énonciation du poète et énonciation des personnages. C’est,
surtout dans les premières oeuvres, une constante chez Giraudoux qui donne peu la
parole à ses personnages, d’où leur peu de réalité; mais ce peu de réalité, ce peu
d’épaisseur psychologique qu’une critique attachée aux principes du roman réaliste leur
a si souvent reproché, est le garant, la condition sine qua non de la légèreté, de la fluidité
du récit, d’une part, et du type d’émotion sans reste qu’il est supposé produire chez le
lecteur341. Car chaque soi-disant personnage n’est en fin de compte qu’une voix
giralducienne.

Ce que Giraudoux veut comme écrivain, c’est ce qu’il désire lui-même comme
lecteur : être emporté, être ravi, par des images ou sublimes, ou tendres, ou souriantes,
ou cocasses, ou ironiques, mais par rien qui ressortisse à un domaine lourd ou noir ou
qui surprenne le lecteur sans défense et lui fasse sentir le poids et la misère de
l’existence, donc par des images uniquement idylliques. Dans le monde giralducien, on
est ou bien un dieu, et alors on s’élance dans «la stratosphère du verbe342», ou bien on
n’est qu’un homme et alors il faut en sourire, comme le font à l’occasion Jacques,
Bernard et Simon, position qui n’est pas sans rappeler moins l’ironie romantique, qui
en fin de compte caractérise la modernité esthétique en général, que la pratique du Witz

339. Au premier rang desquels il faut placer, à côté de Rilke, Joe Bousquet, «Jean Giraudoux»,
dans Problèmes du roman, Confluences, nº 21-24, Lyon, 1943, p. 141-146, ici p. 144. Cet article,
dû à un grand poète, est l’un des plus pénétrants jamais écrits sur Giraudoux, ce qui tend à
confirmer, tant il s’avère clairement que seul un lecteur au tempérament poétique est en mesure
de comprendre Giraudoux, que cet auteur est le type même du writers’ writer, ou du poète pour
poètes.
340. Le narrateur giralducien est le type même du narrateur “omniscient”. Mais cela ne
renseigne guère sur la genèse du texte giralducien.
341. Dans l’Hyperion d’Hölderlin, le personnage d’Alabanda ne pèse guère lui non plus. Ni le
personnage de Chloé, dans L’arrache-coeur de Boris Vian. Deux romans poétiques.
342. L’expression est de René Char, Sur la poésie, GLM, 1967, p. 3
115

chez les romantiques allemands, chez Jean-Paul en particulier, qui y voyait un «sublime
inversé»343. Dans le monde giralducien il n’y a de place que pour l’idylle, et son
envahissement du texte produit l’idylle au sens générique, comme classe d’écrits censés
représenter l’état heureux de l’homme (Schiller), et surtout l’idylle comme mode ou
plutôt ethos344 ou épistémè, situation cognitive et morale qui permet de comparer
l’espace-temps giralducien à ce que Bakhtine appelait «le chronotope du roman-
idylle»345. Ce rapprochement permet de mettre en lumière le fait que, loin d’être une
évasion des “vrais problèmes”, l’idylle giralducienne est la marque même de ces vrais
problèmes, car elle est protestation et refus : refus de la narration réaliste, qui, chez cet

343. Sur la question de l’ironie, voir le livre de Ernst Behler, Ironie et Modernité, trad. Olivier
Mannoni, PUF, 1997, en particulier p. 203-238; et Jean-Paul, Cours préparatoire d’esthétique,
trad. Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, L’Âge d’homme, 1979, p. 129.
344. Nous préfèrons utiliser la notion d’ethos, terme qui vient de la rhétorique aristotélicienne
(le caractère d’un homme — son daimon —, source de son comportement), et de la sociologie
weberienne où il désigne un ordre normatif intériorisé (ensemble de maximes éthiques qui
règlent la conduite de la vie), à celle de mode, terme qui hésite entre la poétique, la narratologie
et la grammaire. Chez Gérard Genette, dans Discours du récit de Figures III (Seuil, «Poétique»,
1972, p. 183-224), la notion de mode traite des «modalités de régulation de l’information
narrative» et mène aux questions de distance (degré d’affirmation) et de perspective (points de
vue : différence entre “qui voit?”et “qui parle?”) tandis que dans Introduction à l’architexte, la
notion de mode concerne plutôt les types d’énonciation platonicien et aristotélicien : dramatique
(imitation), narration pure, narration mixte (in Théorie des genres, p.147). Genette a discuté de
ces différences dans Nouveau discours du récit (Seuil, «Poétique», 1983, p. 28-29), il n’y a pas
contradiction, mais plutôt englobement. Nous entendons bien que le récit, par exemple, est un
mode, tandis que le roman, autre exemple, est un genre. Mais nous avons besoin d’un terme pour
décrire une certaine modalité du récit (en temps que mode, en temps que choix parmi les types
d’énonciation) qui résulte de son exercice dans un contexte social, politique, historique et
culturel donné et qu’il y prend place et position. [La question n’est pas sans lien avec ce que nous
entendons par épistémologie littéraire, et avec l’appel que Genette a lancé naguère d’un certain
apport d’une «autre psychologie, collective cette fois» (Figures I, p. 163)]. Le flottement
théorique autour du mot mode rend malaisé son maniement. Sur la question des genres et des
modes en littérature, la littérature est immense. Voir Alastair Fowler, Kinds of literature: an
introduction to the theory of genres and modes, Cambridge, Mass.: Harvard UP, 1982. Voir aussi
Paul Alpers, What is Pastoral, Chicago: The U. of Chicago Press, 1996, p. 42-78, plus proches
de notre méthode. Voir aussi Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, Seuil,
«Poétique», 1989. Il faut bien voir que dans des pratiques discursives comme l’utopie ou l’idylle,
caractérisées par un fort élément gnoséologique, axiologique et éthique, par des sélections, des
choix et des rejets, par une intentionnalité marquée de l’auteur, il est préférable de se placer du
point de vue d’une anthropologie philosophique. C’était, à peu près, le point de Genette. D’où le
choix du terme ethos.
345. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et création verbale, trad. Daria Olivier, Gallimard, 1978, p.
367-377.
116

auteur aux humbles origines est une critique — cryptique, il est vrai — de la
bourgeoisie; protestation par ce qu’elle donne à voir, qui n’est pas le réel, si l’on signifie
par réel la réalité socio-politique de référence, mais une représentation valorisée, du
réel qui donne naissance à un monde poétique original, où s’exprime la fonction
méliorative de l’ethos idyllique, tel celui, exemplaire en ce sens, de Jérôme Bardini, à
New York avec Stéphy, ou aux Chutes du Niagara avec le Kid. Dans cette protestation
on peut voir aussi, en filigrane, le centre spirituel de la quatrième églogue de Virgile,
cette foi sereine, cette attente si fortement, si paisiblement annoncée dans les premiers
vers en un avenir de paix, en un renouveau définitif du vieux monde. Cette ouverture,
cette attente, c’est la quête du sourcier de l’Éden. Mais contrairement à la tradition
pastorale, elle ne donne pas lieu à la représentation d’un lieu clos, circulaire, protégé,
mais à celle d’un monde ouvert sur le Cosmos, libéré des mythes, des dieux, du Dieu
juif — qu’on songe aux paroles d’Holopherne dans Judith:

Je suis le pire ennemi de Dieu. Que fais-tu au milieu des Juifs et de leur
exaltation, enfant charmante? Songe à la douceur qu’aurait ta journée, dégagée des
terreurs et des prières. Songe au petit déjeuner du matin servi sans promesse d’enfer, au
thé de cinq heures sans péché mortel, avec le beau citron et la pince à sucre étincelante.
Songe aux jeunes gens et aux jeunes filles s’étreignant simplement dans les draps frais,
et se jetant les oreillers à la tête, quelques talons roses en l’air, sans anges et sans
démons voyeurs...! Songe à l’homme innocent...(II, v, Théâtre complet, p. 245).

On ne trouve pas, dans les récits giralduciens, de déclaration aussi “militante”,


mais celle-ci en provient. Elle en est la résultante. Si le récit giralducien au sens large
emprunte ses stratégies aux esthétiques antique, classique ou romantique allemande,
cela ne l’empêche nullement d’être une pratique d’écriture moderne, donnée à lire à une
époque moderne. Giraudoux connaît la même horreur de l’époque qu’on retrouve chez
Valéry, chez Bernanos, il «témoigne des mêmes inquiétudes que Céline ou Sartre346»,
mais choisit d’y répondre selon son mode personnel347. Refus d’un style narratif — le

346. Marie-Claire Bancquart, Littérature du XXe siècle, PUF, «Collection premier cycle»,
1992, p. 268-269.
347. L’engagement de Giraudoux, par ses articles et ses pièces, à partir des années 30, dans la
vie politique de la France, en témoignera d’une autre façon.
117

roman réaliste — qui est la forme centrale de la culture bourgeoise, qui célèbre le réel
tel qu’il est (ou croit qu’il est!), l’idylle giralducienne peut ainsi être vue comme un
commentaire sur l’époque. Comme la pastorale l’est chez Fénelon qui, dans son
Télémaque, insinue la figure du roi-pasteur au moyen de la peinture poétique et morale
de l’antiquité. Éloquence de Fénelon ou poésie de Giraudoux, il s’agit dans les deux cas
de «produire par la peinture l’évidence d’une vérité oubliée. Le détour poétique ne
consacre pas une évasion chimérique; il rappelle à son devoir la réalité perverse.348»

On pourrait aller jusqu’à dire que l’idylle est la marque en creux de l’Histoire
dans l’oeuvre. Giraudoux déclare en 1928 :
«J’ai conçu mon oeuvre comme une chronique de notre temps349».
Six ans plus tard, il écrit :
... l’écrivain doit devenir, dans le travail du pays, un élément toujours
présent, mobilisable, un journalier, c’est-à-dire un journaliste350.
Mais cette vie contemporaine, l’oeuvre de Giraudoux l’idéalise, la sublime.
Elle trahit l’histoire en y substituant une histoire-fiction, d’où sont soigneusement
retirés drames, travail, vices, horreurs de tous genres, histoire-fiction qui se poursuit
une fois le récit terminé, puisque l’attente qui le clôt n’est jamais comblée : Suzanne
retrouve en pleurant la province française. Mais Juliette part à son tour. Après avoir
rencontré les grands esprits parisiens, elle revient à Aigueperse et au beau et sain
Gérard; mais Jérôme Bardini fuit à son tour la vie bourgeoise, pour revenir finalement
au bercail escorté par cette image paternelle qu’est Fontranges. Alors Maléna cherche
l’aventure du malheur, pour revenir finalement à l’ordinaire du bonheur; et Edmée
quitte le foyer conjugal, mais revient aux «grands hommes», léguant le flambeau à sa
fille Claudie... Cette fiction qui trahit l’histoire entretient donc des rapports avec
l’idéologie ambiante. L’idylle n’est pas une utopie — un non-lieu. Elle agit comme un
symptôme. Symptôme d’une crise qui secoue une société qui sort de la guerre, qui fait
face à un monde en ruines, connaît une crise sans précédent des valeurs traditionnelles,

348. Jean-Philippe Grosperrin, «Héros avec petit troupeau. La fiction pastorale dans le
Télémaque de Fénelon, Littératures, 31, automne 1994, p. 45-58.
349. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 96 . «Aujourd’hui nous sommes tous des
journalistes» ajoute-t-il.
350. Jean Giraudoux, «L’écrivain journaliste», Marianne, 14 février 1934; Or dans la nuit,
Gasset, 1969, p.190.
118

de l’idée même de civilisation et jusqu’à un nouveau “mal du siècle”351. Les solutions


imaginaires que le romanesque giralducien propose à cette crise subvertissent la nature
des problèmes qui les ont suscitées. En ce sens l’idylle giralducienne porte une critique
sur l’idéologie ambiante et la marque de l’histoire dans l’oeuvre 352.
Écho
Examinons maintenant notre second exemple du travail de la langue chez
Giraudoux, qui nous ramène, celui-ci, aux toutes premières oeuvres de Giraudoux. Il
s’agit d’une petite pièce dont nous avons les avant-textes, intitulée Écho, qui est un
chef-d’oeuvre d’humour tendre et qu’il faut considérer comme un epyllion353 (petit
epos) ou mime au sens antique, car ce n’est pas une nouvelle au sens giralducien354, ni
d’ailleurs dans aucun autre sens. Écho fut publiée avec deux autres pièces dans une
petite revue du nom d’Athéna, Revue des lettres et des arts, en 1906 355, par un
Giraudoux d’à peine 24 ans. Il est de la même famille littéraire et du même ton que
Provinciales avec lesquelles il fut d’ailleurs publié en volume en 1927356. Autre trait

351. Le début de cette période (1919-1924) a été admirablement décrite par Éliane Tonnet-
Lacroix dans Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Publications de la Sorbonne,
1991 [c.r. très élogieux par André Guyon in RHLF, nº 5, sept.-oct. 1994, p. 889-890].
352. Pour ce qui précède, nous nous inspirons de l’introduction de Joël Blanchard à sa thèse,
La pastorale en France au XIVe et XVe siècle, Champion, 1983. Le modèle théorique que
présente Joël Blanchard du fonctionnement de la pastorale au Moyen Âge montre que ce
fonctionnement est le même à toutes les époques.
353. L’épyllion, dans la tradition antique, est un poème narratif court, qui raconte un incident
peu connu ou inventé dans la vie d’un héros ou d’une héroïne humains et non divins. Les
Alexandrins préféraient les histoires d’amour et choisissaient souvent des héroïnes plutôt que des
héros. L’épyllion se caractérise par le souci de la forme, la familiarité du ton et l’usage gracieux
du réalisme. Le style est très orné, allusif, érudit — il fait souvent appel à la poésie des noms de
lieux —, il est narratif avec des passages dramatiques, et il contient au moins un discours d’une
bonne longueur. Une de ses caractéristiques importantes est la digression, souvent très longue,
qui se présente comme une seconde histoire souvent sans lien avec l’histoire principale. Elle est
racontée par un personnage et décrit souvent une oeuvre d’art. Les maîtres du genre sont
Théocrite (Id. xiii Hylas; xxiv Héraclès enfant; xxv Héraclès tueur de lion), Moschus, Bion,
Callimaque (Hécalé), chez les Romains Catulle et surtout Ovide. Voir Marjorie Crump, The
epyllion from Théocritus to Ovid, Oxford : Basil Blackwell, 1931, p. 22-24. Sur la prédominance
de héros féminins dans l’épyllion, voir Carol Una Merriam, The Feminine World of the Epyllion,
thèse de doctorat, The Ohio State University, 1993.
354. Jean Giraudoux, «Sur la nouvelle», dans Or dans la nuit, Grasset, 1969, p. 191-198.
355. Jean-Emmanuel Manière, «Trois fragments», Athéna, Revue des lettres et des arts, 10e
année, nº 71, janvier 1906. Ce numéro contient aussi «De mon banc», qui deviendra «Le
Printemps» dans Provinciales, et Les rides. Voir la note sur le texte de l’édition de la Pléiade,
p.1230-1231.
119

commun avec Provinciales : la limitation de l’espace aux dimensions villageoises. Ce


qui nous rapproche de la définition de l’idylle par Jean-Paul : l’idylle est «une
exposition épique de la félicité dans la limitation357», selon la traduction Lang-Nancy,
ou «une présentation épique du plus grand bonheur possible dans un état borné358»,
selon la traduction d’Alexandre Büchner et Léon Dumont, que possédait Giraudoux .
Nous reviendrons sur cette «félicité».
Quelle en est le sujet? Colette Weil, dans sa notice de l’édition de la Pléiade en
donne le parfait résumé : «Loin des cruelles Scènes de la vie de province, de Balzac,
loin de la réaliste et pittoresque noce normande de Flaubert, Jean Giraudoux croque
avec une tendre ironie les amusements un peu bêtes d’une noce paysanne traditionnelle,
dans un petit bourg...» (p.1229). Écho n’occupe que quatre pages dans l’édition de la
Pléiade (p. 13-16), et la version primitive deux (p. 1232-1233). C’est donc un poème
très court. Voici le premier paragraphe de la version publiée en 1927 :
C’était moins un cortège qu’une procession; par deux, d’un pas empesé,
presque au pas, la noce défilait devant les ormes comme elle avait défilé dans le bourg.
En arrière-garde, le piston et la clarinette, au silence, avec leurs blouses ridées comme
des binious dégonflées. En extrême-garde, deux gamins muets qui se donnaient et se
balançaient la main.(p. 13)
et celui de la version primitive manuscrite:
La noce descendait le chemin creux, cueillant des aubépines, des églantines,
et des violettes d’été. Le soleil tombait au flanc du ravin, et les têtes seules étaient
ensoleillées. La noce était comme toutes les noces de paysans : des redingotes, des
complets, puis au fond du cortège, les blouses à plis. Deux gamins muets se donnaient
la main, et regardaient les champignons à vingt pas derrière le piston, en blouse ardoise
et la clarinette en chemise isabelle. Tous marchaient deux à deux et presque au pas.

356. C’est la version originale publiée par Emile-Paul, en 1927, qui contient aussi «premier
rêve signé». Cette publication montre que pour Giraudoux il existe une unité entre tous ses
premiers écrits.
357. Dans l’édition de 1812 de sa Vorschule zur Ästhetik. Jean-Paul Richter, Cours
préparatoire d’esthétique, §73 l’idylle (1812), trad. d’Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy,
L’Âge d’Homme, 1979, p.244.
358. Jean-Paul Fr. Richter, Poétique ou Introduction à l’esthétique, trad. Alexandre Büchner et
Léon Dumont, Auguste Durand, 1862, t. 2, p. 135.
120

C’était moins un cortège qu’une procession. Ils défilaient dans la campagne comme ils
avaient défilé dans la ville. (p. 1232)

Remarquons la différence dans l’attaque : à la description d’un mouvement à


l’imparfait historique, accompagné de ses précisions réalistico-pittoresques, — un
Maupassant en aurait tiré une forte impression de réel, et quelques sarcasmes —,
Giraudoux substitue l’activité, la pénétration, la subjectivité d’un regard du poète :
«C’était...». Comme dans d’innombrables endroits dans la prose giralducienne, le
présentatif introduit un temps sur le mode légendaire, ce qui a pour effet de substituer
ce qui est perçu ou décrit à la durée, et les événements à l’espace. Ainsi raréfié,
l’espace-temps du poème est au plus près de l’émotion qui l’aura suscité. Ceci est au
coeur de l’art giralducien. C’est l’une des sources du sublime giralducien, nous l’avons
signalé.

Pour le reste il y a une assez grande distance entre la version manuscrite et


celle de 1927 disponible dans l’édition de la Pléiade. Les variantes de cette édition,
puisées dans la version publiée en 1906359, montrent des hésitations et des remords,
mais les deux versions publiées sont très proches. On y remarque le même travail de la
langue et de la narration que celui qui sera effectué pour Palais de Glace bien des
années plus tard. La version primitive est un compte rendu : il montre avec une certaine
précision une noce campagnarde marchant sur une route. Tous les détails
vestimentaires, topographiques, météorologiques sont comme additionnés les uns aux
autres sur la feuille, sans hiérarchie, presque sans ordre. Le tableau est haché par le
regard qui passe d’un détail à un autre sans continuité ou rapport direct avec le
précédent. La version publiée au contraire abandonne les détails physiques superflus
qui alourdissaient le récit, se limite à ce qui fait le point focal de cet epyllion (petit épos)
et qui vient juste après notre extrait, l’arrêt de la noce sur le pont de la rivière pour
s’adresser à l’écho.

Il est remarquable que la situation topographique de l’écho — un pont


enjambant une rivière face à une montagne — évoque le pont sur le Vincou dans le

359. La version publiée dans Athéna en 1906 a été publiée de nouveau par Laurent Lesage sous
le titre «Fragments, by Jean Giraudoux», Modern Language Notes, vol. lxx, April 1955, p. 289-
292.
121

vieux Bellac, ville natale de Giraudoux , alors que presque tous les détails de moeurs
appartiennent, eux, au Berry. Sans doute Giraudoux les a-t-il presque tous fait
disparaître de la version publiée. Toutefois nous pouvons remarquer, encore une fois,
que ce n’est pas une visée réaliste qui motive Giraudoux, mais la recherche de quelque
chose d’essentiel, d’une image qui vise, en déformant le moins possible, à aller
chercher le touchant de la province et de son charme : son «innocence», ses jeux «un
peu bêtes».

S’agit-il de dégager l’Idée, au sens platonicien, de province, qu’aurait


inévitablement détruit une description clinique anthropologique ou ethnographique ?
Invoquer ici un platonisme giralducien serait trop dire. Nous n’ignorons pas, bien sûr,
qu’Edmée, dans Choix des Élues, dans l’épisode des cornichons, mange des cornichons
parfaits, des archétypes de cornichons, mais ce cornichon parfaitement cornichon est
plus proche de l’Urpflanz goethéenne360 que du ciel des Idées platonicien361. La
science, et en particulier l’histoire naturelle, était pour Goethe, proche du
transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire et de Lamarck, un domaine de la poésie362.

Une fois la noce arrivée devant l’écho, la mariée commence, puis c’est au tour
du marié, et dès cet instant le sourire s’installe sur les lèvres du lecteur pour ne plus les
quitter. L’écho renvoie aux membres de la noce ce qu’ils lui ont crié, mais pas
forcément. Ainsi à la clarinette qui «connaît ses moindres finesses et avait crié : “Faut-
il tirer le canon?”», l’écho, personnifié, répond : «Ah non !» C’est alors — nouveau

360. Goethe, Die Metamorphose der Pflanzen (1790), trad. fr. La métamorphose des plantes,
Triades, 1975. Voir René Michéa, Les travaux scientifiques de Goethe, Aubier, 1943. Cette
théorie de la métamorphose en botanique avait de quoi séduire un Giraudoux. Goethe était aussi
l’auteur d’une théorie des couleurs (Zur Farbenlehre, 1810-1823, tr. fr. Henriette Bideau : Le
traité des couleurs, Triades, 1973), autre expression de ce génie multiforme qu’est Goethe et
qu’admirait tant Giraudoux.
361. Dans Elpénor, en revanche, les Idées platoniciennes jouent en revanche un rôle capital,
puisqu’elles servent à berner le cyclope.
362. Toute la passionnante science romantique allemande alliait recherche scientifique et
recherche poétique. Qu’on en juge par un exemple. Le 23 mars 1829, Goethe confie à
Eckermann qu’il vient de découvrir dans ses papiers une note dans laquelle «je définis
l’architecture comme une musique figée » (Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. fr.
Jean Chuzeville, Gallimard, 1949, p. 232). Les fragments ou Encyclopédie de Novalis sont
bourrés d’aperçus de ce genre. Sur ces questions la référence est la somme de Roger Ayrault, La
genèse du romantisme allemand, Aubier, 4 v., 1961-1976.
122

degré dans l’humour tendre et sommet du poème — qu’apparaît le père Ricard, «vieux
grand-père retardé par ses rhumatismes». «À votre tour, père Ricard!» lui dit-on. Et le
petit vieux, après s’être campé devant l’écho, crie alors de toutes ses forces,

«Haine de l’étranger, haine aux tyrans fatale,

Couve toujours dans notre sein!

Quand donc battra la générale?

Quand donc sonnera le tocsin?» (I, p.14)

Mais il a crié dans la mauvaise direction et l’écho reste muet. De toutes façons
c’est trop long, lui dit-on dans la version primitive. Vexé, le père Ricard attend que tous
soient partis et d’avoir la paix pour recommencer. Mais c’est en vain : «l’air était si
lourd qu’à vingt pas du pont les paroles fatiguées ne pouvaient avancer ni revenir». Une
dernière fois, le père Ricard, cramponné au parapet, devant ces collines qui
appartiennent à la famille de sa femme, où sa propre femme est née, s’apprête à crier
encore, quand le piston se met à jouer, suivi bientôt par la clarinette. D’abord
doucement, puis de plus en plus fort. La musique enfle, enfle, répercutée partout par
l’écho. «Nom de Dieu! Allez-vous vous taire!» crie alors le père Ricard, mais les
musiciens «soufflaient et soufflaient, sourds comme l’écho». Et Giraudoux conclut par
cette petit phrase pastorale:

Le père Ricard suivit donc la noce, sur un gazon à pâquerettes où les sabots
ne sonnaient pas.(p. 16)
qui forment presque trois octosyllabes.

La version primitive diffère sensiblement. Giraudoux a conservé la facétie de


l’écho qui répond «Ah non!» — Quand résiste-t-il à l’occasion de faire une facétie ou
un calembour? —, mais on apprend que la mariée avait crié avec un couac, que l’écho
renvoyait tout mêlés les rires, que le père Ricard s’était rasé et s’était tailladé, et
«maugréait depuis le matin contre son taffetas», etc. Autrement dit on a le catalogue
d’une scène vraisemblable, d’une scène vécue peuplée de braves et gauches
provinciaux. Et surtout la phrase que le père Ricard crie à l’écho est chargée de
connotations très différentes :

«Les vieux, c’est plus laid, plus bon à rien, plus petit que les jeunes, mais
c’est quelquefois bien plus malin» (p. 1233)
123

Sans être privée de drôlerie, cette phrase, qui a les accents d’une phrase
réellement entendue, ne hisse pas le poème hors de l’ordinaire humain comme la phrase
martiale de la version publiée, qui fait du père Ricard un héros probable de 1870,
revanchard comme il se doit363. Quand il s’apprête à «recrier» à l’écho, la version
primitive nous apprend qu’«il se sentait dédaigné et faible», qu’il «regarda sans les
comprendre quelques noms gravés, de la mousse, des cloportes, puis ouvrit la bouche
pour crier». On croirait une nosographie, ou une plaisanterie de potache! Le récit quitte
alors le père Ricard pour expliquer comment interviennent le piston, puis la clarinette :

Mais le piston le devança dans le grand silence; il était doux, comme une
flûte, aux tons mineurs, et aigu, aux angles de la valse, comme une
clarinette. Le solo allait un peu trop lentement, confiant, lentement, pour ne
pas troubler trop tôt la voisine clarinette; ses sons ouatés ne choquaient pas
les murs [particuliers?] [un blanc] à une reprise gloussa, toussa et bondit.
L’on vit alors ce que c’était qu’une clarinette : le duo s’engagea comme un
duel. En résonnèrent le chemin creux [mentionné dès la première ligne dans
la version primitive], puis le bois, puis le petit pont à l’écho, puis l’écho.(I,
p. 1233)
description qui interrompt longuement le récit des efforts du père Ricard. La
version publiée en 1927 la suspend elle aussi mais la prédominance de l’imparfait laisse
supposer qu’on va y revenir, et on y revient en effet. Tout ce qui dans le manuscrit était
trop précis, trop compliqué pour un faible bénéfice narratif a disparu. Quand le père
Ricard revient au centre de la narration, le “nettoyage” continue : «le père Ricard releva,
autant qu’il le pouvait, la tête». Ce détail qui montre ce que peut avoir de pénible la
vieillesse, disparaît dans la version finale. De même, plus bas, le vieux s’écrie, dans le
manuscrit «Allez-vous vous taire, gars?» Et Giraudoux se croit tenu d’ajouter : « —
“gars” peut être une injure à la campagne, comme “fille” à la ville.» Tout ceci disparaît
de la version finale. Tout ce qui est trop attaché au terroir, trop campagnard, trop
“couleur locale”, est gommé, et ce procédé n’est pas sans évoquer les poèmes pastoraux
et églogues de cour364 où les bergers sont bien propres et où tout le rustique un peu sale
ou odorant est évité365.

363. On sait que Giraudoux considérait la défaite de 1870 comme un grand malheur. Voir les
pages de Simon le Pathétique, où l’élève Simon déplore en pleine classe, lors d’une interrogation
orale, la perte de l’Alsace (I, p. 287-288).
364. Voir Françoise Duvignaud, Terre mythique, terre fantasmée, l’Arcadie, L’Harmattan,
1994, troisième partie, p. 113-168.
124

L’histoire se termine de la même façon, mais comme dans la version primitive


de Palais de glace, le récit est platement un compte rendu “réaliste” qui ne s’envole pas.
Giraudoux semble donc avoir besoin de coucher sur le papier un premier “état”
complet, une sorte d’inventaire de la scène qui l’a charmé, dont il sent qu’il peut tirer
quelque chose de poétique et qu’il veut rendre, en discours indirect. Il y revient ensuite
pour élaguer les rameaux non nécessaires qui auront proliféré, et affiner l’expressivité,
et cette fois, puisqu’il y a plusieurs acteurs de la comédie, en discours direct, mais avec
le moins de «lui dit», de «lui répondit» possible (9 en tout). Ce que Giraudoux cherche,
en se limitant ainsi, c’est le naturel, un naturel simple et touchant, dont il sait qu’il ne
peut être conquis que par l’art, un art qui doit viser la naïveté afin qu’en plus de la
province, il en restitue le charme. Ce qui compte, ce n’est pas d’observer
scientifiquement les moeurs paysannes, mais de donner une image idéalisée de la
simplicité de la province, simplicité érigée en vertu par le regard du citadin366. Le jeune
érudit s’amuse : rien n’est plus proche de l’épyllion antique, et de certaines idylles de
Théocrite que cette pièce. Dans la rédaction finale d’Écho, l’écriture s’est délestée du
superflu et concentrée sur l’action, de manière à la rendre vive et enjouée, moqueuse
avec légèreté; le résultat est un joli tableau peint par touches fines et brillantes, qui ne
craint pas une touche de grotesque, baigne dans la bonne humeur et l’harmonie; les
traits drôles ou grotesques sont vus avec la fantaisie et le demi-sourire d’un citadin qui
échappe au réalisme par le lyrisme.
Cette description correspond précisément à ce que des poètes alexandrins
comme Théocrite et Callimaque (plus qu’Hérondas) se proposaient de faire dans leurs
poèmes367 : traiter de manière positive, délicate ( et précieuse, savante et parodique) un
sujet humble — un “travail ciselé”, commente une scolie de l’Hécalé de Callimaque.

365. On songe à Fontenelle et à son Discours sur la nature de l’églogue (Janvier 1688), que
Giraudoux aura lu en Khâgne, sous la férule de Francisque Vial. Il n’y a guère, aux siècles
classiques, que Baptiste Mantouan pour mettre en scène dans ses églogues des porchers, la vie
rustique et tous les besoins et servitudes du corps humain. Guillaume Colletet y consacre tout un
article dans son Art poétique. Guillaume Colletet, L’art poëtique où il est traité de l’épigramme,
du sonnet, du poème bucolique, de l’églogue, de la pastorale, et de l’idylle, de la poésie morale
et sententieuse (1658), Genève : Slatkine, 1970, section 6, p.15-18.
366. La connotation morale ou politique attachée à la province viendra dans les oeuvres
ultérieures, mais toujours très discrètement. Giraudoux n’a non seulement jamais renié ses
origines, mais en a fait un titre de gloire.
125

Ce poème fut le manifeste de l’école alexandrine : il présentait la légende épique de


Thésée, mais au lieu d’une grande épopée panhellénique, il en tirait un récit au sujet rare
et peu connu : l’hospitalité offerte au héros par la vieille et pauvre Hécalé. Les scolies
racontent qu’on y voit Thésée, jeune et charmant, le chasseur de fauves, le vainqueur
du taureau, au milieu des bonnes gens du pays qui l’entourent de leur choeur
reconnaissant, et la douce vieille Hécalé, avec son hospitalité rustique et sa tendresse
presque maternelle368. Mais l’histoire, si elle est touchante et souriante, n’est pas
dénuée de pathétique : Thésée part d’Athènes pour Marathon sur la côte attique, pour
se battre avec le taureau. En chemin, une tempête éclate et il prend refuge chez la vieille
Hécalé. C’est une scène touchante entre le jeune héros et la vieille femme. Quand il
revient victorieux, il la trouve morte. Pour payer sa dette, il fonde alors le Dème
d’Hécalé et institue un culte à Zeus Hécaléen. Le modèle de la scène se trouve dans
Homère, comme souvent chez les Alexandrins, ici les chapitres 14 et 15 de l’Odyssée :
l’histoire d’Eumée, le “divin porcher” 369. Comment ne pas penser au choix par
Giraudoux de mettre, en 1919, Elpénor, le personnage le plus falot de l’Odyssée, au
centre de la geste du “sage et inventif” Ulysse.

On sait que pour les Alexandrins, un «grand livre était un grand mal»370.
Callimaque fut accusé d’être incapable d’écrire un poème long. Dans la réponse qu’il
fit aux «Telchines», ses accusateurs, il déclare:

Je chante pour ceux à qui plaît le chant aigu de la cigale, non le fracas des
ânes. Qu’un autre aille braire, tout comme l’animal bien pourvu d’oreilles;
moi, que je sois l’être gracile, l’être ailé.371
Revoici paraître la libellule de l’abbé Brémond! Mais Giraudoux ou du moins
le texte giralducien va plus loin. Ce travail d’élagage de tout rameau narratif risquant

367. À l’imitation, semble-t-il, de Sophron, l’inventeur du genre, dont Diogène Laerce (III, 18)
dit que Platon aimait à lire les mimes, les fit connaître à Athènes et les prit comme modèles de
ses dialogues (Hérondas, Mimes, trad. Louis laloy, Les Belles lettres, 1991[1928], Introduction,
p. 13 et note 2).
368. Callimaque, Épigrammes, hymnes, trad. Émile Cahen, 5e ed., Les Belles Lettres, 1961,
introduction, p. 185-186.
369. Sur Callimaque et les principaux poètes alexandrins (Apollonius, Théocrite, Hérondas,
Aratos, Lycophron, Asclépiade), voir G.O. Hutchinson, Hellenistic Poetry, Oxford UP, 1988. Sur
l’Hécalé, p. 56-63.
370. «Un long poème est un long fléau», dit à peu près Boileau.
371. Callimaque, Épigrammes, hymnes, op. cit., p.86.
126

de “distraire” le lecteur au profit de particularités sans poésie, qui revient à une sorte de
purification de la narration, a pour effet de placer la scène à distance du narrateur, qui
voit cette noce comme si elle avait lieu au loin, dans une antiquité qui permet
l’attendrissement sans sentimentalité372. Giraudoux reproduit en quelque sorte l’effet
esthétique que produisent sur lui en tant que lecteur les poèmes de ses chers poètes
alexandrins. Les quelques gestes retenus étant généraux et non particuliers, ils semblent
antiques. Vue ainsi la province semble se parer d’une sorte d’éternité. À la même
époque, dans une conférence sur la province française prononcée en novembre 1907
devant les étudiantes de Radcliffe College, à Harvard, où il est lecteur de français,
Giraudoux conclut par ces mots:

Telle est, Mesdemoiselles, notre province. C’est une nouvelle arche de Noé!
Elle a conservé à notre littérature non seulement la colombe et le corbeau,
mais les races éternelles des animaux et des légumes. Elle a fait plus : elle
a chargé sur son arche tout son paysage, qu’elle déballe maintenant, après
la poussée de réalisme de nos romanciers. Ce calme des nouveaux romans,
cette paix et cette brise, nous les devons à la province. Et elle-même ne
demande que le calme, et le silence. Elle se fâcherait de savoir que j’ai parlé
d’elle en Amérique. Non, car elle me pardonnerait vite, en apprenant que
j’en ai parlé un peu maladroitement, un peu monotonement, sans phrases et
sans gestes, c’est-à-dire en provincial373.
Ce que Giraudoux semble chanter ainsi sous le nom de province, c’est en fait
la nature elle-même, non la phusis d’Aristote, non même la Nature mythique de
Rousseau ou de Schiller, dont pourtant il est si proche, mais la Terre, l’humble et noble
terre, la béatitude de la Terre, baignée de «bleu adorable», dit Hölderlin dans une ode
tardive374, autrement dit l’habitat de l’homme, cette terre qui vit à un autre rythme, loin
du trépidement et de l’agitation factice de la ville, son calme pastoral, sa paix, son
silence qui entourent les activités minuscules, les ris et les jeux des hommes, si
attendrissants vus de la hauteur du poème, et qui effectivement sont toujours les mêmes,
et reviennent “éternellement”. Cette terre, l’homme l’habite poétiquement. Hölderlin
dit:

372. Je remercie Robert Melançon pour son commentaire d’Écho que nous résumons ici.
373. «Présentation de la province française à l’Amérique», Cahiers Jean Giraudoux, 15, 1986,
p.113-118. Nous soulignons.
374. Hölderlin, «En bleu adorable...», tr. fr. d’André du Bouchet, Oeuvres, Gallimard, Bibl. de
la Pléiade, 1967, p. 939-941.
127

Plein de mérites, mais en poète

l’homme habite sur cette terre... 375

Ce «calme central», cette «placidité centrale», dira Giraudoux lors d’une


distribution des prix qu’il préside au lycée de Châteauroux en 1928376 — est une terre
bien concrète, chaleureuse, modeste, propice au plaisir, avec son «cher printemps» (I,
p. 332), ses animaux. C’est la poésie secrète de cette province que vers minuit Jacques
l’Égoïste essaye de surprendre :

Je m’étendis à plat ventre dans la paille du grenier, derrière l’oeil de boeuf.


Des prairies silencieuses me mettaient de plain-pied avec l’horizon. Une
crème d’argent montait du fond des mares. Des taureaux, adossés aux
meules, dormaient debout avec honneur. La lune attirait et dissolvait les
moindres nuages, comme un brûle-fumée dans un boudoir. Au long des
gouttières, aux arêtes des pignons, glissaient par à-coups des reflets
somnambules. Un cri eût éveillé et précipité vers la terre toute cette lumière
endormie. Mais, des auges, des puits, des flaques, montait seulement le
bruit de flux et de reflux qu’exhalent les coquillages renversés. Que
signifiait ce calme infini qui me versait un chagrin si perfide? Tout cela me
disait : dors. Tout cela me disait : veille. (I, p. 142)
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce que nous avons appris sur
l’écriture poétique de Giraudoux. Cet affinage de l’expression et cet allégement de la
fable que nous avons souligné n’a pas qu’une raison d’être. Derrière l’effort pour
atteindre une sorte de transparence, de «naïveté», il n’y a pas que l’intention de
souligner sous le nom de province l’humble habitat humain, aux paysages immuables
et aux rythmes si lents qu’ils paraissent éternels. Certes Giraudoux n’est pas un poète
pastoral au sens que l’histoire littéraire donne à cette expression. Il n’y a chez lui aucune
idéalisation de la vie rustique pour elle-même377 comme on en trouve par exemple chez
ses contemporains Henri Pourrat378 ou Maurice Genevoix, qui ont un véritable amour
de la terre. C’est plutôt un certain ethos provincial qui le retient. Mais ce que Giraudoux
cherche par-dessus tout, et c’est en ceci précisément que consiste l’idylle comprise
comme force ou configuration structurante du récit giralducien, c’est à reproduire, à

375. Sur ces deux vers tirés d’un poème tardif de Hölderlin, «Dichterisch wohnt der
Mensch...», Martin Heidegger a écrit un important commentaire : «...l’homme habite en
poète...», dans Essais et conférences, trad. fr. par André Préau, Gallimard, 1958. On sait que
Heidegger a vu dans l’écriture poétique une issue au drame — la Geworfenheit — de l’existence
humaine.
376. «Discours sur le Berry», Or dans la nuit. Grasset, 1969, p.114.
128

provoquer, pour lui-même d’abord, et donc pour son lecteur, l’émotion esthétique, car
lorsque l’émotion envahit la conscience, celle-ci en reçoit un tel ébranlement qu’elle
imagine avoir quitté toute abstraction et jouir tout à coup de la présence même du
réel379. Cette présence même du réel est un bonheur sans reste, car elle est pure passion,
ivresse du moment, béatitude. L’un des secrets du “merveilleux” giralducien est là. Pour
le produire, il faut que la narration aille aussi vite que le sentiment. Elle ne peut donc
s’attarder au pittoresque que s’il reconduit l’émotion, non s’il ajoute un simple
renseignement. Trop de tels “renseignements” ralentiraient le récit et amoindriraient la
passion. Le choix est donc essentiel et c’est là la raison de la vitesse du style chez
Giraudoux. Nous le voyons à l’oeuvre dans les instants les plus intensément poétiques
de ses récits : il s’agit pour notre auteur — et quand il y réussit cela relève véritablement
de la magie du langage portée à son maximum — de ne pas laisser se créer un divorce
entre la puissance de penser et celle d’éprouver. Joseph Delteil écrit : «Jean Giraudoux
marie en lui les deux principes intellectuel et sensitif. Et ils ont beaucoup d’enfants.380»
Gardons en mémoire que Giraudoux a longtemps intitulé les quatre derniers chapitres
de Simon le Pathétique : “Triomphe du pathétique”! Faut-il voir dans ce titre un
commentaire sur l’issue de l’entreprise annoncée par celui de la première partie
intitulée : “L’École du sublime”? Bien évidemment. Nous tenons là l’une des clefs de
la poétique giralducienne. Le sublime giralducien doit mener au pathétique. Longin ne

377. Il l’a expliqué dans une entrevue accordée à Yves Gandon pour L’intransigeant, le 12 août
1935, sur «l’influence du terroir», Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 171-172 : «Quand
j’arrive dans le Berry, dit-il, ce pays plat où s’étendent à perte de vue les mêmes champs de blé,
de pommes de terre et de topinambours, je me sens chez moi. Je sais où gîtent la caille et le
lièvre, le nom de chaque plante, l’endroit où passent les bestiaux pour se rendre à la mare.
Pourtant je ne songerais jamais à utiliser dans un livre tous ces éléments que je possède à fond.
Car si les qualités que donne le terroir sont immenses, l’écrivain qui cherche à les exprimer joue
un jeu très dangereux. Je préciserai ma pensée en vous disant qu’en fait les études de moeurs,
régionales ou autres, ne m’amusent pas.»
378. Giraudoux appréciait Henri Pourrat, comme en fait foi une déclaration de 1926. Voir
Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 52.
379. Louis Lavelle, «Philosophie et poésie», Le Temps, 26 juillet 1936, in Chroniques
philosophiques : science, esthétique, métaphysique, Albin Michel, 1967, p. 167.
380. Joseph Delteil, c.r. de Juliette aux pays des hommes, dans Les Feuilles libres, novembre-
décembre 1924, p. 69.
129

dit pas autre chose381. Toutefois il ne s’agit pas de n’importe quel sublime, mais du
«sublime provincial», sur lequel nous reviendrons.

Qu’en est-il de ce réel qui occupe toute la place au sein de la conscience dans
l’écriture poétique? Constatons d’abord ceci : ce vers quoi tend Giraudoux n’est rien
d’autre que la «naïveté épique»382, la tentative d’«émanciper la représentation de la
raison réflexive» et, tout en «poussant à l’extrême son intention déterminante, à guérir
le langage», dit Adorno, «du négatif de son intentionnalité, de la manipulation
conceptuelle des objets et à faire apparaître le réel dans toute sa pureté, préservé de la
domination de l’ordre383.» Entreprise quasi désespérée, sans doute, c’est le rêve que
poursuit la poésie, et le rêve autour duquel tourne l’oeuvre de Giraudoux, et c’est
pourquoi il a besoin pour l’exprimer de la langue la plus fine, la plus précise, mais en
même temps la plus détachée. Si nous pouvons, semble dire Giraudoux, abolir la
réflexivité, vivre dans la poésie pure «du langage sans paroles, du pur retentissement
émotionnel384», si nous pouvons, comme il le dit à propos de Nerval, «enjamber»,
«taire» notre douleur, notre amour même «pour n’en admettre et n’en éprouver que les
effets»385, alors il sera possible de dire que nous «vivons encore, comme l’autre, dans
cet intervalle qui sépara la création et le péché originel386». C’est alors que nous aurons
pu considérer que nous avons «été excepté(s) de la malédiction en bloc387.» L’Éden ne
serait-il donc qu’une affaire d’hygiène de la pensée? Du langage, par conséquent? C’est
du moins la tâche de son sourcier de nous le faire expérimenter. Mais le problème,

381. Giraudoux aura étudié le style sublime au lycée. Voir Simon le Pathétique, p. 291-292.
Mais le sublime est autre chose, comme on sait, et il l’aura approfondi en Khâgne à Lakanal, par
le Traité du sublime de Longin, dans la traduction de Boileau, dont Francisque Vial, le professeur
de français, donne des extraits des Réflexions sur Longin, dans ses Idées et doctrines du XVIIe
siècle, Delagrave, 1906, p. 284-285.
382. J’emprunte cette expression à Theodor Adorno, dans un essai qui porte ce nom, auquel ce
qui suit renvoie. Theodor W. Adorno, «La naïveté épique», Notes sur la Littérature, trad. Sibylle
Muller, Flammarion, 1984, p. 31-36.
383. Ibid., p. 34
384. André Job, «Les enjeux de la lisibilité dans les romans de Jean Giraudoux», Rivista di
letterature moderne e comparate, vol. xlii, fasc. 4, ottobre-dicembre 1989, p. 400.
385. Jean Giraudoux, «Gérard de Nerval», Littérature, Gallimard, «Folio», 1994 [1941], p. 81
386. Jean Giraudoux, «Prière sur la tour Eiffel», Juliette au pays des hommes, Oeuvres
romanesques complètes I, Pléiade, p. 852.
387. Ibidem.
130

évidemment, est que pour le dire il faut des mots, une langue, une certaine compétence
linguistique, une culture, un contexte de compréhension, une littérature aussi sans
doute, et des lecteurs avec leur propre compétence culturelle, etc. Pas d’extérieur au
langage. Pas de hors du langage. Pour parvenir dès lors à reproduire la non-discursivité
dans la discursivité, pour compenser la non-vérité de tout discours, être exact dans la
description ou plutôt fidèle et ne pas détruire le réel, ne pas peser sur la vérité,
l’absolument neuf de chaque instant qu’on veut re-présenter, pour atteindre donc la
naïveté épique, où l’epos radicalement opposé à toute spéculation, à toute imagination,
mène le récit —, le seul recours, pour réaliser ce rêve388 qui a mené Hölderlin à la folie,
est le dire poétique et ses «absurdités», ses «bizarreries», ses procédés qui font fi du
«régime réaliste-lisible 389 », irritent le langage narratif logique et intentionnel,
dérangent l’enchaînement rationnel purement informatif, ce que nous avons nommé
plus haut le compte rendu390. C’est ce qui pousse Homère, écrit Adorno, à «décrire un
bouclier comme un paysage, à développer une métaphore en une action jusqu’à ce
qu’elle devienne autonome et déchire le tissu de la narration391.» Giraudoux ne fait pas
autre chose. Mais c’est aussi, ajoute Adorno, ce qui poussa de grands narrateurs comme
Goethe, Adalbert Stifter et Gottfried Keller à dessiner et à peindre au lieu d’écrire. Dans
Adorable Clio Giraudoux déclare lui aussi : «Je suis certes le poète qui ressemble le
plus à un peintre392.» Et Bernard, le faible Bernard «imaginait la philosophie comme le
fait un peintre393» (I, p. 215).

Peut-être cette exigence est-elle aussi à l’origine de l’amour que Giraudoux


portait au théâtre et lui fera déclarer en 1934 à André Rousseaux : «Seulement le théâtre

388. Et qui est certainement l’ “utopie” giralducienne, s’il en est une, mais c’est l’utopie de tout
poète.
389. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970, cité par André Job,
art. cit., p. 393.
390. Dont la fidélité à l’observé est véritablement l’utopie au sens propre, car elle n’est pas
seulement idéale, elle est proprement impossible.
391. Theodor Adorno, op. cit., p. 34
392. Jean Giraudoux, «Nuit à Châteauroux», NRF, 6e année, t. xii, nº 70, 1er Juillet 1919, p.
226-277; repris dans Adorable Clio, Grasset, 1939 [Dawson 337], p. 64.
393. Cette vue de la philosophie comme paysage montre que Giraudoux s’est intéressé à la
philosophie, non certes en tant que travail du concept, mais en tant que vue du monde, ce qui la
rapproche de la poésie.
131

est une flambée, qui brûle tout l’accessoire394», et à Pierre Lagarde en 1937 : «Le
théâtre ne comporte aucune des règles de pesanteur ou de logique. En faire une
description minutieuse de nos moeurs ou de notre coeur est une entreprise stérile395.»
Giraudoux a écrit toute une pièce sur cette question, L’impromptu de Paris396, qui
contient sa théorie du théâtre397.

Une flambée, qui brûle tout l’accessoire! Formule saisissante qui résume
admirablement dans les termes mêmes de Giraudoux ce que nous avons voulu
caractériser comme propre à l’écriture giralducienne : elle décrit le théâtre, certes, où le
pathétique triomphe plus directement parce que le texte passe de la scène à la salle sans
l’intellection particulière de la lecture, où l’émotion est d’abord d’origine visuelle et
auditive, mais ce retentissement émotionnel, c’est ce que tout poète cherche, c’est ce
que Giraudoux a cherché dans l’écriture même, dans le “roman” singulièrement, parce
qu’il s’y sentait plus libre que dans le vers, ce roman romantique qu’il a voulu, entre les
deux guerres, transplanter d’Allemagne et imposer, presque seul, dans la littérature
française.

Les particularités, les détails sont accessoires car ils nous tiennent enchaînés
à tout ce qui fait de ce monde un poids à traîner et ruinent la joie de l’idylle; or ce qui
compte, ce qui vaut véritablement la peine d’être écrit pour un Giraudoux, c’est l’Éden.
Et l’Éden, c’est d’abord et avant tout le jeu même d’écrire l’Éden. C’est ce monde-ci
mais délivré «des règles de pesanteur ou de logique», délesté du souci, de la gestion, du
compte rendu, de la thésaurisation, de l’économique; c’est ce monde même, mais lavé,
innocenté. De ce monde léger, nimbé de grâce, où ne compte que la minute vivante —
mais qui n’est pas sans souvenirs —, il est clair qu’une description minutieuse de nos
moeurs est une entreprise stérile! Simon ne fait qu’aimer, et il aime encore lorsqu’il se
délecte de ses souvenirs de lycéen, s’amuse de ses souvenirs de voyage; sa nostalgie,

394. «Un quart d’heure avec Jean Giraudoux», Candide, 24 mai 1934; Cahiers Jean
Giraudoux, 19, 1990, p.132.
395. «Jean Giraudoux et le théâtre», Les Nouvelles littéraires, 1er mai 1937; Cahiers Jean
Giraudoux, 19, 1990, p. 214.
396. Representé pour la première fois le 4 décembre 1937, Théâtre complet, p. 689-724.
397. Voir la notice de Brett Dawson, Théâtre complet, p. 1588-1594, ainsi que la thèse du
même auteur, magnifique travail hélas inédit : Jean Giraudoux, théoricien du théâtre, Université
de Paris-IV, 1977.
132

quand il la mentionne, est un émoi, un transport, celle du poète ému devant le mystère,
devant la beauté, devant l’humble vie; Suzanne, seule dans son île, n’impose rien, ne
prétend rien, elle aménage simplement les beautés naturelles autour d’elle en beautés
utiles, et, comme Adam dans Genèse II, s’adonne à la joie de la nomination : le rocher
Claudel, etc.... À cet univers vierge, où le romancier l’installe, où «tout ce que les poètes
seuls voient en France», peut être vu «ici à l’oeil nu» (I, p. 579), elle n’impose aucune
loi nouvelle; elle y fait régner, reine “éclairée”, les lois naturelles mêmes, dont elle
s’amuse seulement, au chapitre v, à «taquiner» «l’innocence» (I, p.522). Ce n’est pas
une “action” que les “romans” de Giraudoux proposent, ce ne sont pas des aventures à
la Rocambole, mais «la construction d’un univers dont l’existence est le seul enjeu du
livre398». On ne mange ni ne boit dans l’univers giralducien, on ne travaille pas, on n’est
ni riche ni pauvre, ni en bonne santé ni malade, on ne lutte pas, on ne récrimine pas, on
ne ment pas, on ne connaît pas la peur, on existe simplement, on explore la création et
on existe dans l’Éden : on voyage, on se promène, on regarde, on joue et surtout on
aime. N’est-ce pas la définition générique de l’idylle? C’est littéralement l’idylle de
part en part : idylle d’écrire, idylles décrites, écrites idylliquement. Sous les trois
aspects : ravissement. L’idylle chez Giraudoux n’est pas un thème, c’est la présence
obsédante d’un désir, qui, étant inassouvissable, ne cesse d’être reconduit d’oeuvre en
oeuvre, et marque le texte à essayer de désigner, de montrer, de signifier son objet, et
qui s’épuise à vouloir le définir. Ce désir est le désir d’Éden, bien sûr, mais il ne nous
appartient pas d’aller plus loin, et de tenter de définir en profondeur cet Éden. Il faut
nous contenter d’en montrer la marque dans l’oeuvre. Cette marque est triple : c’est
d’abord un régime de la parole399 : le bonheur d’écrire, le jeu divin de la nomination,
de la mise en forme esthétique, de faire jouer les mots, les possibles, pour obtenir une
sorte de musique où s’abolit le signe linguistique et s’oublie la grammaire, jeu où
s’édifie, s’épanouit la liberté; c’est ensuite, au niveau thématique, la narration
jubilatoire d’une idylle, qui prend souvent la forme d’une inclusion générique dans un
ensemble plus vaste. Les exemples sont légion : c’est la promenade en auto au chapitre
viii de Simon le Pathétique, «Quel soleil!» — l’expression ponctue le texte en anaphore

398. Chris Marker, Giraudoux par lui-même, Seuil, 1970, p. 18


133

sept fois dans les premières pages du chapitre; c’est Philippe chez les vieilles
demoiselles Rebendart, au chapitre III de Bella, jusqu’à l’apparition de Bella, qui fait
fuir tout le vocabulaire préparé pour la soirée de Théocrite et aboutit à ce qu’avec Bella
à son bras, le narrateur dit «je redescendais dans un domaine lourd», qui est le domaine
de la sexualité ! (I, p.914); c’est l’extraordinaire idylle de Fontranges et d’Églantine au
chapitre vii et final d’Églantine; c’est la première partie de «Stéphy» jusqu’à cette
phrase fatidique : «Mais les liaisons infernales elles-mêmes ont leur phase d’innocence
ou d’idylle» (II, p. 55), qui consacre l’équivalence des deux termes d’innocence et
d’idylle; c’est encore le chapitre viii et final de Juliette au pays des hommes, où Juliette
retrouve Gérard, «Gérard sans passé, Gérard sans mystère» (I, p. 867), qui commence
— c’est si fréquent chez Giraudoux — par un locus amoenus :

L’été était venu, les vacances. Les abeilles avaient délaissé le seringa pour
les jasmins, qui s’ouvraient, bienheureux (I, p. 866)
La personnalisation est l’un des moyens les plus fréquemment utilisés par
Giraudoux pour idylliser400 . Ce bienheureux est l’exemple type de la troisième
manifestation de l’idylle dans l’oeuvre : les images, les figures, les procédés
rhétoriques qui transforment une description en une célébration, et la narration en ode,
c’est-à-dire le lyrisme giralducien. Ce n’est pas par hasard que ce passage est suivi par
l’une des définitions giralduciennes de la préciosité.

Mais posons-nous une dernière fois la question de savoir quel est ce réel qui
occupe toute la place au sein de la conscience lorsque, dans l’écriture poétique,

399. La parole au sens où on la désigne ici est celle-là même que Heidegger cherche à
approcher dans un dialogue philosophe intitulé «D’un entretien de la parole, entre un Japonais et
un qui demande». Le Japonais explique que la parole se dit Koto ba, qui signifie : ce qui croit et
s’épanouit en pétales de fleurs; le demandeur salue ce dépassement de la métaphysique et
explique que ce qui en approche le plus dans sa langue est die Sage (la légende ou la fable), au
sens du pouvoir du dire («plus original que tout dire et que tout ce qui est dit, et qui ne cesse de
se dire à travers tout ce que nous disons»). Koto ba, ajoute-t-il, laisse entrevoir le Dicible, das
Sagenhafte, le fabuleux, le légendaire (Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 132-
133, et note 15). De tous les critiques, un seul, Edmond Jaloux, qui était l’ami de Giraudoux et
l’un de ceux qui l’ont le mieux compris, a vu en lui un «poète japonais». Voir «Esquisse d’après
Jean Giraudoux», L’esprit des livres, Plon-Nourrit, 1923, p. 199. Il s’agit de l’article souvent cité
où Jaloux compare Giraudoux à un «poète japonais», un «romantique allemand», un «humoriste
anglo-saxon», un «fabuliste français»; et c’est l’un de ceux qui le consacrent poète.
400. On voudra bien nous pardonner ce néologisme qui traduit au mieux l’activité obsessive si
générale chez Giraudoux de porter, d’élever tout ce qu’il touche au niveau de l’idylle.
134

l’émotion l’envahit ? Ce réel, — Roland Barthes disait naguère qu’«on ne le connaît


jamais que sous forme d’effets (monde physique), de fonctions (monde social), ou de
fantasmes (monde culturel)401» — la conscience ne fait que le subir, on ne peut dire ni
qu’elle le possède, ni qu’elle en dispose. Pour en rapporter un poème, il faut bien que
la pensée du poète entre en action, se mette à vouloir, s’ingénie avec toutes ses
techniques, avec ses plus beaux mots, à introduire un ordre — et c’est précisément à la
distance entre ce qu’il a voulu et ce qu’il a fait qu’on donne le nom d’inspiration. Sans
l’opération de l’esprit, de cette raison qui est l’humain même, il n’y aurait aucune
possibilité de produire ou de reproduire par l’art une gamme d’émotions. Nous serions
seulement en proie à des émotions, et à la dérive sous l’emprise de nos impulsions. La
pensée s’avance donc et risque sans cesse de nouvelles tentatives pour produire des
effets, qui souvent la déçoivent et parfois réussissent à la combler402. Elle recherche une
complicité avec le réel, espère une entente avec lui, et n’éprouve une réelle satisfaction
que si le réel lui répond et qu’elle entend sa réponse. Le plaisir qu’elle sent alors est
bien le plaisir qu’elle s’est donné par son activité, mais c’est un plaisir qu’elle doit faire
un effort pour obtenir. Le poème surgit donc au point de coïncidence entre la sensibilité
et l’intellect, c’est-à-dire entre passivité et activité, et il surgit sous forme sensible, ce
qui le rend communicable.

Dès lors qu’en est-il de la «naïveté épique»? La naïveté ne saurait résulter de


la dissociation du sentir et du comprendre, ou de l’abolition du comprendre au profit du
sentir. L’unité de la conscience ne peut être rompue, nous rappelle Louis Lavelle après
Paul Valéry403. Il n’y a pas d’émotion qui ne s’accompagne de la reconnaissance
mentale d’un ordre qui déjà s’apprête à la maîtriser. Sans cette indissociabilité, il n’y
aurait pas d’art possible. Le poème est une ivresse maîtrisée. La naïveté épique a
renoncé à tous les artifices de l’amour-propre et du calcul. Elle nous révèle une intimité

401. Roland Barthes, «La littérature aujourd’hui», Essais critiques, Seuil, 1964, p. 163-164.
402. Paul Valéry, dans Agathe, a tenté l’aventure poétique de la pensée s’observant elle-même,
dans une tentative pour synchroniser mouvement et pensée, mais il n’a jamais réussi à terminer
son poème. Les premiers mots expliquent peut-être pourquoi : «Plus je pense, plus je pense...».
On trouvera Agathe, poème «écrit en 1898, souvent repris au cours des années suivantes, et
demeuré inachevé», publié pour la première fois en 1956, au tome 2 de l’Édition de la Pléiade
des Oeuvres de Valéry, parmi les notes de La soirée avec M. Teste, p. 1388-1392.
403. art. cit.. p. 168.
135

ancienne entre le réel et nous, une enfance du monde. Elle est un repos, elle est l’âme
libérée restée seule avec son moment. Elle est la virginité, l’inexpérimenté, voire
l’inexpérience, l’innocence qui fait front et sa bravoure qui se risque404, pour la
«première fois»; elle est l’entièreté, la non-division de la conscience contre elle-même,
le non-doute, le non-soupçon, l’assurance, la confiance (dans le langage, dans les
pouvoirs de la littérature405); tous termes fréquemment utilisés par Giraudoux, états du
psychisme, de la sensibilité et de la volonté qui sont de toute évidence le propre de la
jeunesse, elle-même toujours privilégiée par Giraudoux, et qui sont la nostalgie du
sentimental. Elle retient de la temporalité juste ce qu’il lui faut pour nous révéler
l’intimité des choses, non pas pour que nous les contemplions, mais comme un rythme
qui les anime. Elle est pure dépense somptueuse... Mais nous voilà déjà aux abords de
ce qu’est le sublime giralducien...

Telle est, nous semble-t-il, la visée du texte giralducien, et la lecture poétique


qu’il faut en faire. Elle exige à la fois beaucoup et peu de son lecteur. Dans le cas des
textes de 1906 jusqu’à 1919, qui ne dépassent guère la longueur d’une nouvelle,
soutenir la rigueur du poème ne requiert qu’un consentement tacite, mais lorsque
Giraudoux étend l’écriture poétique à la dimension du roman, comment s’étonner que
le lecteur muni de compétences culturelles moyennes, qui a lu sur la couverture
“roman” et s’attend aux conventions de lisibilité du roman réaliste dans le style du
XIXe siècle, soit décontenancé sinon agacé. L’un des tout premiers lecteurs de

404. Rilke, qui avait beaucoup d’admiration pour Giraudoux, a donné la mesure de ce risque
dans un poème sans titre écrit en juin 1924 : « Comme la nature abandonne les êtres / au risque
de leur obscur désir et n’en protège / aucun particulièrement dans les sillons et dans les
branches, / de même nous aussi, au tréfonds de notre être // ne sommes pas plus chers; il nous
risque. Sauf que nous, / plus encore que la plante ou l’animal, / allons avec ce risque, le voulons,
et parfois même / risquons plus (et point par intérêt) / que la vie elle-même, d’un souffle // plus...
Ainsi avons-nous, hors abri, / une sûreté, là-bas où porte la gravité / des forces pures; ce qui
enfin nous sauve, / c’est d’être sans abri, et de l’avoir, cet être, / retourné dans l’ouvert, le voyant
menacer, // pour, quelque part dans le plus vaste cercle, / là où le statut nous touche, lui dire
oui.» Ce poème a fait l’objet d’un commentaire par Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes [en
temps de détresse]», Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 323-385, poème cité
p. 333. Le commentaire de Heidegger pourrait se résumer par les trois formules suivantes : la
seule chose, l’interchangeable (Ersatz); le seul sol, le sans-fond; le seul appui, l'insaisissable.
405. Si une évolution dans l’histoire des idées permet de dater Giraudoux, c’est à quel point il
est antérieur et étranger à l’ère du soupçon.
136

Giraudoux, Gide, qui avait visé plusieurs années auparavant, avec Le Traité du
Narcisse, une entreprise esthétique qui n’est pas sans points communs avec celle de
Giraudoux, avait cette compétence de lecture et fut charmé d’emblée par Provinciales.
La prose poétique giralducienne séduisit un petit groupe de jeunes littérateurs, qui lui
restèrent fidèles par la suite, mais la critique elle-même fut un peu plus rétive devant un
romanesque qui sortait si radicalement des normes génériques et des conventions de
lecture. Pas de dialogues, à peine de personnages, une action remplacée par une sorte
de maïeutique poétique! Demander à la prose d’être psychologique, de faire de la
«spéléologie et de la tératologie mondaines406» , d’évoquer le bizarre, le choquant, cela
allait presque de soi dans une France littéraire encore pas tout à fait revenue de la
poussée scientiste naturaliste et jusque dans les premières années de l’après-guerre
toujours dominée par les figures des Bourget, des Barrès et des France. Lui demander
d’être poésie elle-même, d’être musique, cela était radicalement nouveau et
incompréhensible. Le père de Paul Morand n’en revenait pas : «prismatique», s’écria-
t-il devant Provinciales. Marcel Proust lui-même trouva «le nouvel écrivain»407
«fatigant à lire et difficile à comprendre». Dans un article qui devint la préface à Tendres
stocks de Paul Morand (1921), mais qui avait d’abord paru en 1920, sous le titre «Pour
un ami (remarques sur le style)408», Proust écrit — et il n’est pas indifférent qu’il y
réponde à un article d’Anatole France sur le style de Beyle où celui-ci avait déclaré
«toute singularité dans le style doit être rejetée409» :

La vérité (et M. France la connaît mieux que personne, car mieux que personne
il connaît tout), c’est que de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original
(appelons-le, si vous voulez, Jean Giraudoux ou Paul Morand, puisqu’on rapproche
toujours, je ne sais pourquoi, Morand de Giraudoux, comme dans la merveilleuse Nuit
à Châteauroux410, Natoire de Falconet, et sans qu’ils aient aucune ressemblance). Ce

406. Jacques Robichez (dir.), Précis de littérature française du xxe siècle, PUF, 1985, p. 54.
407. Voir Jean-Yves Tadié, «Proust et le “nouvel écrivain”», RHLF, jan.-mars 1967, p. 79-81.
408. Revue de Paris, 15 novembre 1920.
409. Marcel Proust, «Essais et articles», dans Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1971, p. 607. Anatole France avait écrit exactement, «que le langage étant fait pour la
communauté des oreilles, toute singularité doit en être bannie», La Revue de Paris, 1er
septembre 1920.
410. NRF, 1er juillet 1919.
137

nouvel écrivain est généralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce
qu’il unit les choses par des rapports nouveaux. On suit bien jusqu’à la première moitié
de la phrase, mais là on retombe. Et on sent que c’est seulement parce que le nouvel
écrivain est plus agile que nous. Or il advient des écrivains originaux comme des
peintres originaux...411
Proust fait ensuite allusion à Renoir et au temps qu’il faut pour qu’un grand
artiste soit reconnu, et il ajoute :
Pour y réussir, le peintre original, l’écrivain original, procèdent à la façon
des oculistes. Le traitement — par leur peinture, leur littérature — n’est pas
toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez.
Et voici que le monde, qui n’a pas été créé une fois, mais l’est aussi souvent
que survient un nouvel artiste, nous apparaît — si différent de l’ancien —
parfaitement clair.412
Proust reprendra le sujet de manière romancée, mais plus précise dans Le Côté
de Guermantes. Le narrateur explique qu’il n’admire plus autant Bergotte (dont le
modèle, précisément, est Anatole France), parce qu’un «nouvel écrivain original» est
apparu, qui lui semble «en progrès sur celui qui l’avait précédé»:
Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des oeuvres où des rapports
entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne
comprenais presque rien de ce qu’il écrivait. Il disait par exemple : « Les tuyaux
d’arrosage admiraient le bel entretien des routes » (et cela c’était facile, je glissais le
long de ces routes) «qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel».
Alors je ne comprenais plus parce que j’avais attendu un nom de ville et qu’il m’était
donné un nom de personne. Seulement je sentais que ce n’était pas la phrase qui était
mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu’au bout. Je reprenais mon
élan, m’aidais des pieds et des mains pour arriver à l’endroit d’où je verrais les rapports
nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je
retombais, comme plus tard au régiment dans l’exercice appelé portique. Je n’en avais
pas moins pour le nouvel écrivain l’admiration d’un enfant gauche et à qui on donne
zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j’admirais moins
Bergotte dont la limpidité me parut de l’insuffisance. Il y eut un temps où on

411. Marcel Proust, Ibid., p. 615.


412. Ibid.
138

reconnaissait bien les choses quand c’était Fromentin qui les peignait et où on ne les
reconnaissait plus quand c’était Renoir.413
On se prend à déplorer que la critique ne fut pas toujours aussi perceptive et
sensible que Proust. Sa dernière phrase soulève le problème de la réception des avant-
gardes, à une époque dont nous avons aujourd’hui presque la nostalgie et où ce mot
avait un sens, où l’art pouvait encore être révolutionnaire414. Mais surtout le problème
vient évidemment de notre horizon d’attente générique. La puissance de la littérature
réaliste du XIXe siècle, l’ancrage de celle-ci dans la société et les moeurs ont créé une
attente. Dire de La Pharmacienne, comme le fait Robert de Beauplan en 1944, que cette
oeuvre “une peinture délicieusement ironique des moeurs bourgeoises, dans une sous-
préfecture”415, c’est passer à côté de ce qui permettrait d’intégrer cette petite oeuvre et
ce qu’elle a de délicieux dans l’édifice giralducien. Giraudoux n’a pas eu l’intention de
se faire le chroniqueur des moeurs de la petite bourgeoisie provinciale. Pas plus que
Proust ne s’est donné pour tâche d’être le généalogiste des Guermantes ou l’échotier du
salon Verdurin. C’est une erreur de perspective, issue d’une conception du roman qui
nous vient tout droit du XIXe siècle. Ce choix de désigner chez Giraudoux ses petites
études provinciales par l’expression “études de moeurs”, se retrouve jusque dans les
travaux récents de spécialistes très avertis.
On est surpris de lire que Jacques Body, dans l'introduction générale à l'édition
de la Pléiade, voit en ces Provinciales des «études de moeurs» (p. xxx), et que Colette
Weil, éditrice des Provinciales dans la même édition y voit «l'annonce, après Balzac,
des "scènes de la vie provinciale"» (p. 1248) — nous sommes si loin du monde
balzacien! — alors que ces deux érudits savent parfaitement tous les deux que la visée
des Provinciales n'est pas l'étude des moeurs, mais la création d'une province de rêve,

413. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, II, i , À la recherche du temps perdu, t. II,
Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1988, p. 622-623.
414. Aujourd’hui on parle plutôt de post-avant-garde, et de post-modernité en général. Voir
Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique?, op. cit., p. 413 ss.
415. Robert de Beauplan, “Les débuts littéraires de Giraudoux”, Aspects, 3 mars 1944, p. 21-
23. Robert de Beauplan fut le condisciple de Giraudoux à Normale; dans cet article il raconte
comment il fut responsable, en l’absence de Giraudoux qui était en Amérique, de la première
publication de La Pharmacienne, signé Jean-Emmanuel Manière, dans La Revue du temps
présent, en deux livraisons, t.I, nº 1, 25 octobre 1907, p.49-57; et nº 2, 25 novembre 1907, p. 81-
99.
139

idyllique — d'une «province de nulle part», écrit Colette Weil elle-même (I, p.1253),
qui d’ailleurs décrit le projet giralducien comme «une suite de sujets mineurs traités sur
le mode mineur de la prose bucolique» (I, p. 1248). Ce disant Colette Weil sous-entend
une classification des genres et une différentiation entre genres mineurs et genres
majeurs qui relève du préjugé et fait fi de l’histoire littéraire de la période; pourtant dans
son hésitation générique, elle s’approche aussi près que possible de la caractérisation
des Provinciales comme idylles au sens des poètes alexandrins ou du XVIIIe siècle sans
pourtant apercevoir cette proximité. Qualifiant de mineurs autant les thèmes que le
mode, elle montre qu’elle est, comme presque toute la critique, prisonnière d’une vision
des genres littéraires héritée du XIXe siècle.

De même les Premiers écrits, dans la même édition, sont divisés en scènes “de
la vie provinciale”, “de la vie citadine”, “de la vie estudiantine”, “de la vie militaire”,
alors que ce qui caractérise ces écrits, ce ne sont certes pas la province, la ville, le
monde estudiantin ou militaire, et leur vie, ni même le fait que ce sont des “scènes”,
mais plutôt des thèmes et leurs variations, au sens musical du terme, sur lesquels
s’exerce le regard aigu et fervent d’un jeune écrivain, encore adolescent, dont
l’imagination recrée ce qu’il voit. Giraudoux n’est pas Balzac416. Giraudoux ne rend
pas compte, n’explique pas, n’inventorie pas, ne dénonce pas; il invente, il se promène,
il flâne et suit les méandres417 de sa pensée au gré de sa fantaisie, au gré d’un otium qui
caractérise toutes ses oeuvres. Notre préjugé réaliste dix-neuvièmiste, renforcé par
l’emprise morale de la littérature dite engagée, au lendemain de la dernière guerre et
sous la IVe République, est si fort que nous ne voyons pas que l’essentiel chez
Giraudoux n’est pas d’abord une tentative mimétique ou diégétique, mais avant tout une
recherche “strictement” littéraire qui consiste à “nourrir de vocables choisis une pensée
qui se découvre dans l’équilibre de ses mots, accédant parfois même, par leur
incantation, à une manière de musique”418.

416. Comme dit Jean-Yves Tadié, “Il y a, certes, une lecture poétique de Balzac; elle est moins
évidente que celle de Proust ou de Giraudoux. Inversement, lire prosaïquement Swann ou
Bardini est possible, mais insuffisant. Dans les deux cas, le texte fonctionne mal, car Balzac n’est
pas seulement poète, et Giraudoux, pas seulement romancier.”(Le récit poétique, p.115)
417. Anne Struve-Debeaux l’a fort bien montré dans son article, “Droites et méandres dans
l’univers de Giraudoux”, NRF, no 504, janvier 1995, p. 107-117.
140

La prose giralducienne relève d’un autre contrat de lecture que celui du roman
classique. Jean-Yves Tadié l’a bien vu, et c’est ce qui l’a déterminé à faire de Giraudoux
l’initiateur ou du moins l’un des premiers représentants au XXe siècle d’un genre qu’il
a appelé Le récit poétique. Le roman giralducien, qui porte souvent l’étiquette de roman
pour des raisons commerciales d’éditeur, a reçu la désignation générique de récit
poétique, par Michel Raimond419 d’abord, et d’une manière plus systématique par
Jean-Yves Tadié 420 . Cette désignation fait du “roman” giralducien, comme de
beaucoup de soi-disant romans de cette époque, un héritage du Symbolisme —
Giraudoux l’a d’ailleurs reconnu421 — ce qui redouble, par cette autre voie aussi, son
héritage du premier romantisme allemand.

Cependant mettre dans cette même catégorie de roman poétique Le Paysan de


Paris d’Aragon, Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, Le Jardin sur l’Oronte de
Barrès, Nadja de Breton, La Beauté sur la terre de Ramuz, telles pièces de Cocteau,
d’Arnoux, de Delteil, Giono ou Supervielle, ou de tous ces minores aujourd’hui oubliés
que signalait Edmond Jaloux dans Les Saisons littéraires, avait pour but, aussi bien
chez Raimond que Tadié, de souligner comment une nouvelle génération, au début du
siècle, tente de s’affirmer en se distinguant du symbolisme sans retourner au réalisme
ou au naturalisme, et essaye de trouver des voies neuves, par le merveilleux, par le
fantastique, par le rêve, l’imagination, le souvenir, mais tous à la recherche d’une
émotion poétique. Mais savoir que Giraudoux a écrit des récits poétiques ne nous
renseigne guère sur ce qu’a pu être son monde poétique et surtout n’explique en rien
son romanesque particulier. Le “récit poétique” ne nous prépare aucune ouverture
herméneutique dans l’oeuvre422. L’idylle au contraire, permet de préciser la spécificité

418. C’est ainsi que Philippe Delaveau, poète lui-même, décrit le “singulier mystère” de la
littérature (Le Débat, 86, septembre-octobre 1995, p.75).
419. Michel Raimond, La crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années vingt,
Corti, 1966. En particulier le chapitre iv de la 3e partie : L’âge du roman poétique 1920-1930, p.
224-242; sur Giraudoux, p. 234-237 : “La poésie conduisait Giraudoux, plutôt qu’à narrer, à
évoquer un paradis immobile, celui même que Gide décrivait au temps du Symbolisme dans Le
traité du Narcisse.”
420. Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, PUF, 1978
421. Voir Cahiers Jean Giraudoux, 14, p.45
141

de l’éthos giralducien, d’où jaillit l’une des deux sources de l’oeuvre giralducienne, la
désir d’Éden, l’autre étant l’émotion poétique, sources de ce romanesque.
Mais peut-être tout cela — cette naïveté qui fait de vous l’égal des dieux —
tient-il au simple fait d’être passé par l’École normale supérieure! En page une du
Figaro, le 19 décembre 1934, sous la rubrique “Les forces morales du pays”, Giraudoux
publie ce texte célèbre, qui fait partie de toutes les anthologies, L’esprit normalien423 :
«La spécialité du Normalien n’est pas la communauté. Elle est plutôt cette
adaptation sans heurts et assez étonnante d’une vie inventée à la plus
saugrenue des vies réelles, par des transactions naturelles, qui, au lieu de le
déconsidérer, le rehaussent.»
«Sa vocation, c’est sa naïveté424. Il est seulement de race spirituelle. Sa
caractéristique est justement qu’il ne voit pas la réalité, non point qu’il ne la
comprenne pas, mais parce qu’il ne la soupçonne pas : donc qu’il y est
perpétuellement à l’aise. Il ne connaît pas les crises de conscience, car il est
de nature en règle avec elle. Ses récréations politiques, qu’il les prenne à sa
gauche ou à sa droite, comportent le même degré d’euphorie, de théorie et
de facilité.»
Quant à l’École, «c’est un assemblage d’êtres qui éprouvent le besoin de se
réunir pour vivre une vie particulièrement et passionnément individuelle.
C’est la règle monacale comme support d’existences anarchistes.»
En republiant ce texte, en cette année sombre de 1941, dans Littérature,
volume que Giraudoux a arrangé comme son testament littéraire, l’écrivain indique que
la naïveté avait été depuis toujours sa méthode et son sauf-conduit dans cette vie; qu’il
en fasse l’équipage et le bagage du normalien montre qu’il était tout à fait conscient de
la nature et des méthodes de son art.

422. Voir des remarques dans le même sens dans Dominique Combe, Poésie et récit. Une
rhétorique des genres, José Corti, 1989, notamment dans le chapitre 6 «Poésie, roman et
synthèse des genres», p.109 ss.
423. Repris dans Littérature, Grasset, 1941, p. 139-142. Repris également dans les éditions
successives de Rue d’Ulm, y compris l’édition du bicentenaire : Alain Peyrefitte, Rue d’Ulm,
Fayard, 1994, p. 479-480. Cette édition contient en outre un extrait de lettre de Giraudoux à
Ernest Lavisse, directeur de l’École et deux extraits de Juliette au pays des hommes.
424. Nous soulignons.
142

Chapitre IV : L’écriture du bonheur

«La réalité sans l’énergie dislocante de la poésie, qu’est-ce?». — René Char.


Dans le combat pour l’idyllisation de la vie à tout prix, par l’amitié, par
l’amour, par l’humour, par la noblesse, par la tendresse, par l’innocence, par la naïveté
reconquises, combat qui est l’engagement425 littéraire giralducien, la poétisation de la
prose est le fer de lance. La morne prose du monde n’est supportable, n’est vivable
qu’injectée de positivités, de vues heureuses, de douces exhortations, qu’irradiée
d’imagination, de points de vue transfigurants, que ponctuée, au sens grammatical,
rythmée par la musique d’un style et d’une langue, par le travail d’une transfiguration,
d’une sublimation, élevée à la puissance, à la grandeur, à la hauteur, à la profondeur par
la poétisation, c’est-à-dire une activité interprétante de l’esprit qui, avec le seul outil
dont elle dispose, les mots, la façonne, l’organise selon un point de vue qui non
seulement recherche l’agrément du beau, mais renverse le signe de sa petitesse, de sa
faiblesse, de sa médiocrité et de son insignifiance, en ne la mutilant pas, en lui restituant

425. Bien entendu notre utilisation de ce mot ici comporte sa mesure d’humour quand on songe
au sens qu’il prendra sous la plume de Sartre; mais comment caractériser autrement une
entreprise qui véritablement d’un bout à l’autre de la carrière littéraire de Giraudoux est réitérée
d’oeuvre en oeuvre? Il est hors de doute que pour Giraudoux l’écrivain a une mission, voire un
sacerdoce. Le 1er décembre 1929, il déclare à André Lang, pour Les Annales politiques et
littéraires, «L’art pour l’art est impossible. On peint son époque pour s’exprimer le plus
parfaitement, le plus complètement possible» (Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 140); le
11 février 1933, à Je suis partout, il déclare que «tout homme qui écrit combat pour une idée,
même s’il se borne à des originalités de style. Et lorsqu’on n’apporte aucune nouveauté dans la
pensée ou dans la forme, on ferait mieux de se taire.» (Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p.
88); en 1938, il déclare une fois de plus ce qu’il disait déjà dans les années 20, que «le devoir du
littérateur est essentiellement de donner une langue à son pays et de lui fournir des idées, de faire
son métier littéraire» («Le rôle de l’écrivain», entretien avec Maurice Romain, Marianne, 16
novembre 1938; Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 249). Albérès qui fait lui aussi cette
constatation, emploie d’ailleurs le mot engagement (René-Marill Albérès, op. cit., chapitre
XVII).Sartre n’a fait que redonner une direction personnelle à l’engagement. On ne lit pas
aujourd’hui les pages de Qu’est-ce que la littérature? (Situations II, Gallimard, 1948), appelées
au succès que l’on sait, en particulier le chapitre IV «Situation de l’écrivain en 1947», sans
effarement devant les exécutions sommaires, notamment du Surréalisme, et sans amusement
devant la conception de la «littérature des grandes circonstances» qui n’est autre qu’une
réinvention de la littérature à thèse. C’est bien ce que Jacques Laurent, dans un article aussi
brillant que dévastateur, où il le compare à Paul Bourget, répondra à Sartre : «Paul et Jean-Paul»,
La Table ronde, février 1951, p. 22-53. Curieusement Giraudoux n’est pas cité dans Qu’est-ce
que la littérature? sauf pour dire qu il a eu cent challengers, «tous médiocres» (p. 241). On les
cherche! Le jeune Maurice Blanchot? Le jeune Jean Anouilh?
143

comme d’infiniment de prix ce que les propos uniquement utilitaires lui ôtent, et
respecte et rehausse et mette en lumière la sublimité de son mystère entier. La prose du
monde est-elle si morne? C’est en effet dans le réel, dans le mystère respecté du réel,
dont Giraudoux admet sans réserves l’impérieuse prérogative, dans la drôlerie de
l’humble réalité pragmatique, avec ses habitudes simples, ses rythmes familiers que se
cachent — et se révèlent — les secrets du monde, nous suggère toujours Giraudoux;
c’est en eux seuls que peut s’incarner toute beauté, d’eux seuls que peut émaner toute
poésie, à condition de ne pas perdre de vue un instant que la Terre et ses turbulents
habitants ne sont qu’un point dans un Cosmos immense et admirable. C’est là ce qu’on
pourrait appeler l’anti-humanisme de Giraudoux : le centre n’est point l’homme, mais
dans le Cosmos l’homme a un rôle éminent à jouer, c’est sa dignité et sa grandeur que
de le jouer. Il y a là une sorte de détournement d’un thème pascalien, nous y
reviendrons. Contemplés du point de vue de l’harmonie cosmique, la prose du monde,
les modestes agissements de ses habitants deviennent ainsi objets de poésie et
d’attendrissement. Il faut donc refuser tout dépassement illusoire et assumer
complètement la condition humaine. «La tentation du romantisme existentiel doit donc
être rejetée, au nom du romantisme même, comme celle de la religiosité doit l’être
aussi, au nom du divin : c’est en assumant complètement sa finitude que l’être humain
atteint l’infini pour lequel il est fait.426» Or ce travail de sublimation, seul la langue,
dans le champ humain, peut l’accomplir, puisque les mots sont indispensables pour le
penser et l’exprimer, mais surtout parce que de notre habileté, de notre adresse à utiliser
les mots dépend notre indépendance symbolique, notre capacité à signifier, notre
puissance expressive, et en fin de compte notre aptitude à élaborer, à construire notre
bonheur.

On sait avec quelle intensité la critique française s’est intéressée à Mallarmé,


au plus fort des lendemains du virage linguistique des années 60. Cette passion
reconnaissait l’une de ses sources dans un livre de Blanchot, Faux pas, paru en 1943 et
en particulier dans un article intitulé «Mallarmé et l’art du roman427» où sous ce titre

426. Roland Quilliot, Les métaphores de l’inquiétude. Giraudoux, Hesse, Buzzati, P.U.F.,
«Littératures européennes», 1997, p. 17.
427. Maurice Blanchot, Faux pas, Gallimard, 1943, p. 189-196.
144

énigmatique l’auteur tentait d’expliquer et de sonder les conséquences pour la pratique


littéraire d’une phrase fameuse de Mallarmé dans sa lettre à Verlaine du 16 novembre
1885, où, évoquant son «despotique bouquin», son «Grand Oeuvre», ou «Livre», il en
définissait la raison d’être : «l’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du
poète, et le jeu littéraire par excellence.428» Blanchot écrit : «le langage est ce qui fonde
la réalité humaine et l’univers», «Mallarmé, plus profondément qu’aucun autre, a conçu
le langage non pas comme un système d’expression..., mais comme une puissance de
transformation et de création, faite pour créer des énigmes plutôt que pour les éclaircir»,
«l’erreur est de croire que le langage soit un instrument dont l’homme dispose pour agir
ou pour se manifester dans le monde; le langage, en réalité, dispose de l’homme en ce
qu’il lui garantit l’existence et son existence dans le monde429». Blanchot dit aussi : «Il
est curieux qu’aucun romancier n’ait découvert dans les remarques de Mallarmé une
définition de l’art du roman...», «l’écrivain qui par une mission inquiétante se voit
obligé de construire les rigueurs de la fiction avec les facilités de la prose, n’est pas
moins directement interpellé que le poète.430» Et il commente l’attitude du romancier
non interpellé en ces termes : «Il semble que, pour ce créateur, la prose doive seulement
transmettre quelque notion déterminée; après quoi elle s’évanouit, ayant expiré dans
l’esprit du lecteur où l’idée qu’elle apporte la remplace tout entière.431»
Si une oeuvre romanesque témoigne de cette «mission inquiétante» au XXe
siècle, c’est bien celle de Giraudoux. C’est en poète qu’il s’est senti tenu d’aborder la
prose, comme la seule solution possible à un problème. Et tant qu’on ne l’aborde pas
comme d’abord et avant tout poétique, elle demeure impénétrable, absconse, et passe
pour bizarre ou frivole. En son temps les plus impatientés des critiques trouvèrent ce
monde enchanté «puéril»432, tarabiscoté433, et utilisèrent des mots comme affectation,

428. Stéphane Mallarmé, lettre à Paul Verlaine du 16 novembre 1885, Correspondance, Lettres
sur la poésie, Gallimard, «Folio classique», 1975, p. 585-586.
429. Maurice Blanchot, op. cit., p. 191. Roland Barthes dira, après Jakobson, à peu près la
même chose. Voir en particulier sa leçon inaugurale au Collège de France, Leçon, Seuil, 1978, p.
13, 23.
430. Ibid., p. 190.
431. Ibid., p. 194.
432. L. Maury, Revue bleue, 5 mars 1910; J. de Pierrefeu, L'opinion, avril 1911.
433. Paul Léautaud, en une quinzaine d'endroits de son Journal littéraire, décrète Giraudoux
illisible, du «tarabiscotage»!
145

gongorisme, amphigouri, galimatias, excentricité, sans compter la trop fameuse


«préciosité» 434. Cependant Giraudoux a sans doute été moins pénétré de cette gloire
solennelle que Mallarmé et Blanchot attribuent au poète, et l’explication orphique de la
Terre semble avoir été plutôt secondaire pour lui; sa mission, nous allons le voir, a été
différente et relativement constante : en empruntant, et donc en montrant le chemin de
l’idylle partout dans son oeuvre, c’est-à-dire en prenant, dans un monde qu’il sait cruel,
dont il a à chaque minute à négocier les menaces, en prenant le parti du coeur, de
l’innocence, de la tendresse, de la gaieté, de l’amour fraternel, de l’humour, de l’amitié,
du jeu, sans jamais mépriser la raison, Giraudoux a suggéré le courage de vivre
poétiquement; en revanche, le «jeu littéraire» et son risque, la compromission, comme
dit Blanchot, du langage historique du roman en langage d’exploration poétique a bien
été son affaire. Comme on l’a dit, il se sert des mots comme de balançoires, pour
s’élever le plus haut possible, et de la dernière métaphore sauter dans l’arbre voisin, où
une image soudain l’accapare, et redémarre justement le fil des métaphores...

La poétisation de la prose est un travail de poète. Un romancier n’est


habituellement qu’occasionnellement poète. Le poète, pour qui les mots sont des
choses, est différent et plus qu’un romancier, Blanchot l’avait bien vu. Presque toute la
critique a qualifié Giraudoux de poète. Mais jusqu’à présent ce qualificatif a été plutôt
utilisé pour servir d’excuse générale aux “bizarreries” romanesques giralduciennes, à
ses “extravagances” stylistiques, et d’explication bouche-trou à l’étrangeté apparente
de son projet. L’oeuvre de Giraudoux n’a jamais été traitée ni dans son ensemble, ni
dans sa partie romanesque, en France du moins435, comme une oeuvre essentiellement

434. Lucien Bourguès, à l’époque du succès de la pièce Siegfried, écrit dans Entr’acte, nº 3,
saison 1928-1929 : «Le nom de cet écrivain était encore le symbole d’un extrême raffinement,
entouré d’obscurité, et son mode d’expression, son langage, passaient pour être une espèce de
charabia. Des amis connaisseurs me disaient : «Giraudoux est peut-être un grand écrivain; mais il
manque de précision, de clarté, surtout à notre époque de rapidité où le temps manque pour
déchiffrer les énigmes...», Cahiers Jean Giraudoux, nº14, 1985, p.111.
435. Dans les pays hispanophones, où l’oeuvre de Giraudoux eut beaucoup d’influence auprès
des avant-gardes littéraires des années 20 et 30, on parlait du roman-poème giralducien, et non
pas seulement du ‘roman poétique’. Voir Susan Nagel, The influence of the novels of Jean
Giraudoux on the Hispanic vanguard novels of the 1920s1930s, Lewisburg [Pa.] : Bucknell
University Press, London : Associated University Presses, 1991. Voir aussi Vincenta Hernandez
Alvarez, El estilo en la novela de Jean Giraudoux : entre la prosa y la poesia, Salamanca :
Universidad de Salamanca, 1989.
146

poétique436. Le lecteur français aime que la prose soit prosaïque. Une prose trop
poétique le fatigue. La critique, elle, en plus de partager ce goût, est prise dans le carcan
du modèle romanesque imposé par le XIXe siècle, cela se remarque tout au long de la
réception critique de l’oeuvre giralducienne dans les années 20 et 30; et la réception de
Giraudoux des années 40 à nos jours montre que les chercheurs comme le lectorat
subissent pour l’écrasante majorité un autre joug plus contraignant encore : la
conception sartrienne de la littérature, dont l’influence a été incroyablement puissante
jusqu’à nos jours. Cette vision de la littérature, qui est asservie à une vision du monde
particulièrement sombre, a eu pour effet de discréditer et d’éliminer du champ
d’expérimentation des formes offertes au littérateur toutes celles où le jeu verbal ne se
chargeait pas expressément d’une responsabilité sociale ou d’une critique sociale. Cette
élimination correspondait à l’esprit de l’époque. La réaction des Hussards en 1950 ne
réussit pas à en effacer la marque. Ce n’est pas le lieu ici d’en discuter, mais on peut
parler d’un impérialisme de l’engagement sartrien. Quoi qu’il en soit, aussi étrange
qu’il y paraisse, nous ne possédons pas, en français, une véritable étude stylistique de
l’oeuvre de Giraudoux, pourtant reconnu l’un des artistes les plus accomplis de la
langue française. Il y a peut-être, comme nous allons le voir, une explication à cela. La
langue et le style de Giraudoux ne relèvent pas purement de la stylistique.
Il sera question dans ce chapitre de l’idylle giralducienne, en tant que forme
du romanesque giralducien, de ses tenants et aboutissants. Il s’agira de montrer
comment Giraudoux, à partir d’un credo esthético-philosophique que nous allons
préciser, en arrive à privilégier la prose poétique, et plus précisément le roman-poème,
et, afin d’y parvenir et d’être en mesure d’exprimer sa vision, ce sublime particulier
qu’il a appelé lui-même «sublime provincial» dont c’est la vertu que de générer l’idylle.

436. Le théâtre a fait l’objet de quelques études stylistiques et/ou rhétoriques précises et
précieuses dont les résultats ne sont pas à négliger pour l’étude des romans : Alain Duneau,
«Étude stylistique d’un texte de Giraudoux : La Tirade d’Électre (acte II, sc. 8)», L’Information
littéraire, nov.-déc. 1975, p. 234-241; Michel Lioure, «Écriture et dramaturgie dans le Théâtre de
Jean Giraudoux», Travaux de linguistique et de littérature, t. XIX, 1981, p. 171-190; à quoi il
faut ajouter bien sûr le Précieux Giraudoux de Claude-Edmonde Magny, Seuil, 1945. Il faut
signaler toutefois la très importante étude d’Alain Duneau sur «Les marques du lyrisme dans les
premiers récits de Giraudoux», dans Des Provinciales au Pacifique, les premières oeuvres de
Giraudoux, Sylviane Coyault et Michel Lioure éd., Association des Publications de la Faculté
des Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand, «Littératures», 1994, p. 33-42.
147

Nous y trouverons, sous leurs variantes proprement giralduciennes, bien des


caractéristiques classiques du genre de l’idylle, de Théocrite à Chénier, temporelles et
spatiales, thématiques et poétiques. Mais il faut noter dès l’abord que l’entreprise ne
saurait être une étude uniquement stylistique. Ceci pour une raison qui est au fondement
même du projet giralducien. Chez Giraudoux, en effet, l’écriture est ajustée à un «but
moral» : le bonheur, que, sous diverses formes, elle chante, prépare, amène, justifie,
donne en exemple, et il s’agit de circonvenir la laideur, conjurer le mal, afin de
transfigurer le monde. Si le bonheur d’écrire — la naïveté épique — n’était pas aussi
partie prenante de la production de l’idylle, nous pourrions presque nous demander si
le genre auquel ressortissent les romans de Giraudoux n’est pas le roman à thèse! Sans
aller aussi loin, constatons que dans les années 10 et 20, tous les personnages, tous des
jeunes gens sauf la figure paternelle de Fontranges — mais Fontranges est aussi vierge
qu’eux —, sont des Kid qui auraient pris quelques années en conservant toute leur
fraîcheur, et le Kid des Aventures de Jérôme Bardini, qui leur est postérieur
chronologiquement, en est d’ailleurs la radicalisation totale; mais dans les années 30, il
n’y a pas jusqu’à des adultes (Maléna, Edmée), jusqu’à la géographie et la Terre elle-
même qui ne soient soumis à ce traitement général d’innocentement, de virginisation.
«Dès son enfance [Gilbertain] avait traité sa planète en planète enfant...[...] avec un
Massif Central adolescent et les rives d’une Loire pucelle» écrit Giraudoux en 1932437
(II, p. 146). Et dans la fameuse définition du bonheur que Giraudoux donne en tête du
chapitre II de Combat avec l’ange, les objets eux-mêmes, «encriers à bascule», «porte-
parapluies» (II, p.302-303), et jusqu’aux «cendriers» dans une version primitive (II, p.
1226) reçoivent «cette minute d’euphorie», «cette minute de printemps» qu’est le
bonheur (II, p. 303).
Par conséquent l’écriture giralducienne relève plutôt d’une rhétorique, car elle
nous force constamment à en considérer l’enjeu, à nous intéresser aux moyens en
relation avec leur fin438. Indiquons immédiatement que la rhétorique dont il est question
ici est autant la rhétorique scolaire qui a été la base de l’éducation de l’antiquité jusqu’à
la fin du XIXe siècle, dont Giraudoux a tiré de multiples leçons au fil de ses études, que

437. Ces lignes sont en fait probablement antérieures à 1932, et contemporaines d’Églantine
(1927).
148

la mise en application littéraire de l’épistémè ou gnoséologie giralducienne, c’est-à-dire


de l’application de sa vision et de sa compréhension du monde à l’écriture, avec ses
stratégies, ses choix, ses tics. Il ne s’agit pas de suggérer que Giraudoux, malgré une
éducation et des maîtres réellement formés à la rhétorique, a suivi des règles pour
composer son oeuvre. Il connaissait en revanche parfaitement certaines figures. Il les a
pratiquées brillamment, et les a si bien assimilées et mémorisées que son oeuvre en est
constellée : dénombrements, parallèles, etc., mais il n’y a pratiquement pas un de ses
travaux de lycéen qui ne contienne des remarques de ses professeurs sur les libertés
qu’il prend avec les règles et le trop de jeu qu’il laisse à son imagination!439 Dans cet
extraordinaire article sur Claudel440 médecin de la poésie, qui contient aussi des
déclarations importantes sur la littérature, et qu’il publia en 1919 sous le titre Lettre au
capitaine Drabath Magore, Rajah de Cadnah, dont le titre déjà, en lui-même, est pure
fantaisie, il est on en peut plus clair sur le genre de rhétorique qu’il préconise et n’a pas
de mots assez durs pour celle de ses professeurs441:
Au lieu d’obliger les élèves à loger dans chacune de leurs phrases un concetto,
comme dans Racine, dans chaque paragraphe une hyperbole, comme dans Madame de

438. Cette distinction entre stylistique et rhétorique n’est pas superficielle, car si d’un côté la
stylistique semble être la rhétorique moderne, d’un autre côté elle est sa rivale du point de vue
scientifique, mais seulement dans les pays de langue française. Dans les pays de langue
allemande, la rhétorique n’a jamais été discréditée, comme en témoigne l’oeuvre classique
d’Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik : eine Grundlegung der
Literaturwissenschaft (München, 1960) Voir sur ce point Dominique Combe, La pensée et le
style, Éditions Universitaires, 1991, p. 9 ss. Il est à noter que le Gradus, dictionnaire des
procédés littéraires, de Bernard Dupriez (10/18, 1980), associe lui aussi stylistique et rhétorique.
439. Voir les deux travaux de philosophie publiés en appendice.
440. C’est l’article où Giraudoux dit que Flaubert appliqua «le style froid et transparent» des
encyclopédistes «sur sa grosse aorte normande»! Injustice, certes, mais injustice qui permet à
Giraudoux de définir, par opposition, son propre style! Giraudoux savait-il combien Madame
Bovary fut composée comme une oeuvre musicale? À Georges Sand, sa «chère maître», Flaubert
écrit, fin décembre 1875, «Je regarde comme très secondaire le détail technique, le
renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par-dessus tout, la
beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis
ravagé d’admiration ou d’horreur. Des phrases me font pâmer qui leur paraissent fort ordinaires.
Goncourt, par exemple, est très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu’il peut coller dans
un livre. — Et moi très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions.»
(Correspondance, éd. Jean Bruneau, t. IV, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», 1998, p. 1000). C’est
un trait d’époque. Valéry lui aussi a des mots méprisants pour Flaubert. Tous deux le lisent
comme un réaliste qui fait dépendre une forme de la réalité qu’elle représente. Voir Michel
Jarrety, Valéry devant la littérature. Mesure de la limite, P.U.F., «Écrivains», p. 314-324.
149

Sévigné, et de terminer chaque devoir par ces paraphes du coeur dont s’orne le moindre
écrivain du XVIIe siècle, les professeurs punirent chaque élève qui concevait sa vie et
sa dissertation comme un poème.442

Suzanne finit d’ailleurs sa lettre à Simon «par un concetto, comme on nous


l’ordonnait à la pension» (I, p. 584). Il ne faut donc pas chercher chez Giraudoux une
rhétorique scolaire, celle des Jésuites par exemple, qui forme pourtant le fonds, sauf
dans le cas de Racine, de la pratique littéraire des écrivains français classiques qui l’ont
nourri, Corneille en tête, qu’il admirait443. Il a dit lui-même, en 1931:

Le fait que je n’essaie pas de créer des oeuvres particulières comporte


finalement, je crois, moins d’artificiel que si je m’astreignais à ce qu’on
nomme la composition : notre pauvre prose a été abîmée par ce soin de la
composition; un Marivaux, un Rousseau, un Diderot n’y pensaient point. Le
passage par osmose de l’écrivain dans le personnage est ainsi bien plus
direct. Doit-on créer un squelette d’homme au lieu de faire un enfant?444

441. La rhétorique allait disparaître graduellement de l’enseignement secondaire en France,


entre 1882, dates des premières réformes introduites par Jules Ferry, et 1902, date à laquelle elle
est officiellement remplacée par l’histoire littéraire. Voir Clément Falcucci, L’humanisme dans
l’enseignement secondaire en France au XIXe siècle, Toulouse, Privat, 1939.
442. Jean Giraudoux, «Lettre au capitaine Drabath Magore, Rajah de Cadnah», Or dans la nuit,
p. 32.
443. Si l’on en croit une note du professeur en marge de l’un de ses travaux d’étudiant en classe
de rhétorique au lycée de Châteauroux (1898-1899) : «13/20. Bon devoir. Vous n’êtes pas
toujours dans le ton juste au début, mais le style ne manque pas de vivacité et votre admiration
pour Corneille s’exprime assez souvent en bons termes.» La composition française, remise le
vendredi 18 novembre 1898, avait pour sujet : «Quelque temps avant la première représentation
d’Héraclius, Corneille fut reçu à l’Académie française en remplacement du poète Maynard. Il
avait échoué deux fois : on lui avait préféré d’abord un certain Monsieur de Salomon, puis le
poète tragique du Ryer. Cette fois, il était menacé d’être sacrifié à un concurrent obscur nommé
Ballesdeus. Vous supposerez qu’un académicien plaide la cause de Corneille dans une lettre
adressée à un de ses confrères disposé à voter pour Ballesdeus.» On le voit, nous sommes en
pleine rhétorique. Il s’agit pour les élèves de pratiquer ici l’ars dictaminis, dont Ernst Robert
Curtius a souligné la permanence dans son La littérature européenne et le Moyen-Âge latin. Mais
en même temps, n’en déplaise à Lanson, on admire les connaissances d’histoire littéraire
nécessaires chez ces jeunes élèves pour écrire une telle lettre! Giraudoux commence «Monsieur,
Nous discutions hier, Rotrou et moi...». Voir les autres travaux de ce genre en annexe. D’autre
part il faudrait examiner les rapports entre Corneille et Giraudoux sur le plan de la pastorale.
Alain Couprie en indique une voie possible dans deux articles : « Sur le bonheur dans les
tragédies de Corneille », in Mélanges Truchet : Thèmes et genres littéraires aux XVIIe et XVIIIe
siècles, P.U.F., 1992, p. 327-331; et « Corneille et le mythe pastoral », in XVIIe siècle, vol. 151,
nº 2, avril-juin 1986, p. 159-166.
444. Georges Charensol, «Comment écrivez-vous? Jean Giraudoux », Les Nouvelles littéraires,
nº 479, 1er décembre 1931; Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 155.
150

Ce dédain de la composition, privilège évident du maître de la langue et du


surdoué du style, est celui d’un écrivain qui avait passé sa jeunesse à faire ses gammes
et connaissait son harmonie par coeur, qui avait acquis le droit de les trahir, de les
dépasser et même de les mépriser. On voit en tous cas à quelle distance Giraudoux se
trouve de romanciers contemporains qui s’attelèrent à de lourdes besognes comme
Roger Martin du Gard, le laborieux Romain Rolland, ou Jules Romains, qui édifiaient
leurs romans-fleuves selon un plan architectural. Mallarmé, certes, dans sa lettre à
Verlaine, parlait lui aussi d’architecture à propos de son Livre : «un livre qui soit un
livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-
elles merveilleuses...445» Giraudoux, tout au contraire, se confie entièrement au hasard
de la phrase et du mot et en fait même un article de foi. En artisan sûr de ses moyens, il
peut se servir des mots «comme de balançoires, il s’élance avec eux le plus haut
possible et ne paraît occupé de savoir ni où il va ni d’où il vient446». Une telle attitude
pourrait effectivement ressortir à la rhétorique de l’idylle. Mais est-ce bien le cas? La
rhétorique giralducienne est plus responsable et consciente de ses moyens qu’on le
croit. Il ne faut pas confondre adresse ou maîtrise et facilité.

La rhétorique antique dont hérite Giraudoux se résume au fond à trois


questions : les raisons qu’on a de parler, les façons de le faire et les outils langagiers
qu’on a à sa disposition. Du point de vue de la tradition rhétorique, l’attitude du
sourcier, du chercheur, s’apparente au genre délibératif, qu’il faut distinguer du
judiciaire et de l’épidictique. Tandis que le judiciaire a à décider entre le juste et
l’injuste, que l’épidictique doit faire apparaître le bien, c’est-à-dire le beau pour les
Anciens, ou à l’inverse le mal, c’est-à-dire le laid, donc à chanter des louanges ou à
blâmer, le délibératif s’occupe de décider entre l’opportun et de l’inopportun. Le
bonheur est le but de la délibération, et l’opportun est ce qu’il convient de faire,
comment il convient de se comporter pour l’obtenir, pour le conserver. Ce qui est
opportun ou ne l’est pas, c’est tout ce qui en rapproche ou en éloigne. Voici dessiné
l’éthos (en tant qu’art), c’est-à-dire la posture morale, la disposition morale

445. op. cit., p. 585.


446. Gabriel du Genet, Jean Giraudoux ou un essai sur les rapports entre l’écrivain et son
langage, Jean Vigneau, 1945, p. 11.
151

remarquable. Cet ethos est important car c’est lui qui agit sur l’esprit du lecteur. Le
présentateur des arguments doit lui-même être un exemple. À tout cela correspondent
des choix stylistiques447. Le lyrisme giralducien relève plus d’une épidictique qui en est
comme l’épiderme, mais la rhétorique profonde de l’oeuvre est délibérative.

Gabriel du Genet, l’auteur de la phrase que nous venons de citer 448 pense —
il écrit cela en 1945 — qu’il y a un cas Giraudoux et il se demande comment il est
possible que cet auteur, «l’un des êtres les plus intelligents, les plus lucides, les plus
clairvoyants du siècle» ait pu construire «le monde le plus conventionnel, le plus faux,
et ceci par goût du bonheur, c’est-à-dire par négligence et par oubli des véritables
problèmes de notre temps.» Et il ajoute : «Il a suivi la pente du langage, et lui, qui aurait
pu devenir l’un de nos grands penseurs, l’un des écrivains les plus douloureux, les plus
blessés par le mal incurable d’être un homme, il s’est abandonné à la grâce, c’est-à-dire
à la facilité.449» Étrange opinion, qui consiste à voir le conventionnel là où règne
l’originalité, et assimiler un monde poétique à un monde faux! Croyait-il donc que
Giraudoux dépeignait une réalité sociale observable? Fascinante puissance du roman
réaliste hérité du XIXe siècle, qui fait dépendre d’une forme la réalité qu’elle
représente! C’était de plus voir une fuite là où il y avait une protestation; toute la
thématique giralducienne et le choix formel de l’idylle montrent au contraire qu’il fut
bien l’écrivain le plus blessé450 par le mal incurable d’être un homme, et ce sans
rémission d’un bout à l’autre de sa vie. Il n’est pas rare après la guerre et jusque dans

447. On pense ici moins à la théorie des trois styles de Cicéron (in L’Orateur), à la théorie des
tropes de Quintilien (parmi les Stoïciens) ou à la théorie des figures de Tibérios (parmi les
Péripatéticiens) qu’à la classification des catégories du style d’Hermogène, qui s’applique à toute
la littérature et ne se réfère pas à une norme. Ce rhéteur du IIe siècle distinguait trois sortes de
catégories de style : les catégories existant par elles-mêmes : beauté, vivacité et habileté; les
catégories génériques : clarté (pureté, netteté), grandeur (noblesse, rudesse, véhémence, éclat,
vigueur et complication); les catégories mixtes : l’éthos (naïveté, saveur, piquant, modération,
sincérité), la sincérité (honnêteté). Voir Michel Patillon, op. cit., p. 97-119, surtout p. 110-112.
448. Voir note 22.
449. Ibid., p. 12.
450. Gérard Bauer, qui avait été l’ami de Giraudoux, l’a exprimé à la fin d’un bel article de
souvenirs, «Giraudoux, Ariel blessé», Les Nouvelles littéraires, 4 mars 1948 : «Nul plus que le
souriant Giraudoux ne portait en lui le sentiment de la fatalité, la conviction qu’on ne peut rien
contre le pire. Cet écrivain charmant, qui paraissait ne vouloir donner que peu de poids aux
choses, a toujours porté le poids de cette certitude. Mais il a tout fait pour ne pas en donner
l’apparence et pour se soustraire lui-même à cette fatalité... [...] Cet Ariel fut un Ariel blessé.»
152

les années 60 que le monde de Giraudoux paraisse insolent ou insipide451, mais c’était
véritablement ignorer le fondement de la rhétorique giralducienne. Comme il le
confiera à Frédéric Lefèvre en 1926 : «l’idée dominante d’un auteur au moment où il
écrit un livre, doit être une idée morale qui donnera le timbre général à l’intérieur de
cette sonorité.452»

Dans une conférence faite au printemps 1930 à l’Université des Annales,


souvent citée, où Giraudoux avait sévèrement fustigé le peu d’indépendance et
l’embourgeoisement des romantiques français autour de 1830, il disait:

Ce que les lecteurs demandent en 1930 aux écrivains, c’est peut-être


justement le contraire de ce qu’ils leur demandaient en 1830... Ils leur
demandent deux choses : une sensibilité et un vocabulaire. Ils n’exigent
plus de l’écrivain qu’il réussisse, suivant ses recettes, des romans ou des
pièces. Ils exigent de lui une nourriture qui leur est indispensable, mais qui
est aussi peu précise que le pain ou la viande. Vous n’exigez pas votre
kilogramme de veau en forme de petit veau, votre jambon en forme de petit
porc. C’est pourtant ce que faisaient jusqu’ici la plupart de nos romanciers
qui croyaient indispensable, pour nous présenter l’homme, de nous servir,
dans une intrigue composée, de petits personnages en forme d’hommes
mais minuscules. Il ne s’agit plus d’exciter par l’intrigue et l’imagination
une société repue; mais de recréer, dans toutes ces alvéoles taries que sont
nos coeurs, la sève d’où s’élaborera l’imagination de demain.453
Giraudoux, qui égratignera souvent la bourgeoisie, ou du moins ses goûts
littéraires454, veut donc mettre le génie poétique au service de la cause publique, pour
ne pas dire politique455. C’était déjà le sens d’une «mission» qu’il ne reconnaîtra
comme telle qu’à la fin de sa vie. Ce «but moral», Giraudoux l’a souvent explicité dans
les entretiens qu’il a accordés, et, après avoir disséminé divers aspects de son art
poétique dans L’École des indifférents, il s’est attribué à lui-même le rôle et les

451. Ce phénomène s’est produit plusieurs fois dans l’histoire. Le peintre Honoré Fragonard a
lui aussi été suspect de légèreté, de frivolité.
452. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p.55.
453. «D’un romantisme à l’autre. Un centenaire», Conférencia, 24e année, t. II, nº 24, 5
décembre 1930, p. 597-605; repris sous le titre «De siècle à siècle», dans Littérature, Grasset,
1941.
454. Deux ans auparavant, en 1928, il précise, écorchant encore un peu plus au passage la
bourgeoisie : [Au XIXe siècle] «Tous les auteurs étaient des bourgeois parfois de grand talent.
Mais leur style était justement un style à tout faire qui était aussi loin du vieux français que les
dissertations latines étaient loin du vrai latin. Ce qui manquait le plus à tout ces auteurs c’était le
sens du romanesque dans les mots et les pensées.» (Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p.
100.)
153

capacités de le servir dans cette sorte de manifeste littéraire qu’est La Prière sur la tour
Eiffel en sa qualité de sourcier de l’Éden. Cette mission et ce but moral correspondent
exactement au programme schillérien de l’idylle sentimentale. Schiller écrit:

Qu’il [le poète moderne] ne nous ramène point en arrière, à notre enfance,
pour nous faire acheter, au prix des acquisitions les plus précieuses de
l’entendement, un repos qui ne peut durer plus longtemps que le sommeil
de nos facultés spirituelles; mais qu’il nous conduise en avant à notre
émancipation, afin de nous donner le sentiment de cette harmonie
supérieure qui paye le combattant de toutes ses peines et qui assure la
félicité du vainqueur! Qu’il se propose pour tâche une idylle qui réalise
l’innocence pastorale jusque chez les enfants de la civilisation, et dans
toutes les conditions de la vie la plus militante, la plus échauffée, de la
pensée la plus élargie par la culture, de l’art le plus raffiné, des conventions
sociales les plus délicates : une idylle, en un mot, qui soit faite, non plus
pour ramener l’homme en Arcadie, mais pour le conduire à l’Élysée!456
Déclaration qui ne manque pas de cette emphase si typique de Schiller et de
cette variante germanique du sublime, dont ont souri son ami Goethe et Giraudoux lui-
même, mais observons que le programme dessiné est pratiquement celui du roman
idyllique giralducien avant la lettre457 : l’idylle n’est plus le petit genre fixe mettant en
scène, de Théocrite à Florian, de jeunes bergers amoureux et musiciens, mais un genre
moral marqué par l’Histoire458 où, comme dans Les Syracusaines, la vie moderne est
acceptée, mais soumise au travail poétique de la langue. Dans la conférence que nous

455. Il y a ici matière à réflexion. Quand on songe que dix ans à peine plus tard (le 29 juillet
1939) Daladier allait nommer Giraudoux commissaire général à l’information. Tout en sachant
que Giraudoux ne pouvait refuser, on se prend à penser que peut-être notre poète imagina son
heure venue, qu’il allait enfin pouvoir mettre à exécution directement, politiquement, son projet
de donner «une sensibilité et un vocabulaire» aux Français! Cicéron ne dit-il pas, dans L’orateur,
que la rhétorique est une matière qui vise «à l’assentiment de la foule et au plaisir de l’oreille»
(LXXI-237)? Mais on pense aussi hélas à l’ironie de Socrate envers Ion... Il y avait un besoin
pédagogique chez Giraudoux, dont Paul Morand a parlé («Il eut aimé former et guider toute une
génération», Monplaisir en littérature, Gallimard, 1967, p. 151). C’est sans ironie mais plutôt
avec compassion qu’Aragon a évoqué ce virage de Giraudoux vers des responsabilités pour
lesquelles il n’était peut-être pas fait : «En 1937, il était au comble de ses illusions. Je le voyais
devant moi, dévier de son destin. Cesser d’être comme Racine un homme de lettres et rien
d’autre. Se lancer dans l’utopie, ce théâtre de la société. Donner le pas au fonctionnaire sur
l’écrivain.» (Aragon, «Giraudoux et l’Achéron», Confluences, nº 35, sept.-oct. 1944, p. 127).
456. Schiller, op. cit., p. 406.
457. Goethe — poète naïf — fera remarquer à Eckermann le 14 novembre 1823 : «combien il
se donnait de mal pour dégager de la “poésie naïve”, la “poésie sentimentale”... Comme si,
ajouta-t-il en souriant, la poésie sentimentale pouvait subsister en dehors d’un fonds de naïveté
dont elle est en quelque sorte une émanation» (Conversations de Goethe avec Eckermann, tr.
Jean Chuzeville, Gallimard, 1949.
154

venons de citer, Giraudoux dit aussi que l’écrivain français, en 1930, est reçu partout en
Europe «comme un guérisseur», et qu’on «épie son visage aux point sacrés comme
celui d’un sourcier» — cette image du sourcier, qui se doute où se trouve le paradis et
cherche à l’atteindre, est très chère à Giraudoux, nous le savons. Giraudoux est de plus
en plus conscient et pénétré de l’importance de ce but moral au fur et à mesure qu’il
avance, au fur et à mesure qu’il incarne de façon plus marquée le poète sentimental de
Schiller (ou le poète romantique de Jean-Paul459), que sa nostalgie s’accuse de traits
plus marqués, au fur et à mesure aussi que la situation européenne devient plus
menaçante et que le romanesque doit compenser par un effort rhétorique plus précis ou
plus ciblé le déficit dans la réalité ambiante. Comme il arrive presque toujours,
Giraudoux est plus explicite dans les versions primitives et les fragments rejetés de son
oeuvre, car l’oeuvre finale a fait l’objet d’un laminage, d’un polissage maximal, nous
l’avons vu. Ainsi ce passage inédit de ce qui aurait été le roman de Bellita dans le projet
abandonné de L’Europe sentimentale, que Brett Dawson a intitulé «Le rôle du poète»
dans son édition de cette collection de «chapitres en marge» qui forment La France
sentimentale :

Au lieu d’écrire tes petits poèmes transparents, aide-nous. Aide tous ceux
qui veulent redonner à la France son langage, ses beaux mots composés»,
écrit le narrateur à un poète, «Redonne à ce langage privé de métaphores,
c’est-à-dire dont tous les fils avec la nature étaient coupés, tous ses
ruissellements, tous ses éblouissements. (II, p. 1138).
La rhétorique giralducienne s’appuie à la fois sur la confiance en les moyens
propres au langage de donner une cohérence au monde, et sur la certitude que la
maîtrise de cet instrument symbolique, dans sa capacité de produire, par la poésie, un
langage renouvelé, est du même coup capable de guider les âmes non ou du moins pas

458. L’exemple type est l’idylle de Goethe, Hermann und Dorothea (1797). Mais la Louise de
Voss montrait déjà elle aussi l’idéal du bonheur bourgeois. L’idylle morale avait gagné ses lettres
de noblesse (et un énorme succès) au milieu du XVIIIe siècle avec les oeuvres du poète suisse
Salomon Gessner. Parmi ses livres anciens, Giraudoux possédait l’édition originale des Contes
moraux et nouvelles idylles de D. [Diderot] et Sal. Gessner, Londres, 1773. Ce livre est
aujourd’hui à Bellac.
459. Jean-Paul chercha dans sa Vorschule zur Ästhetik à remplacer la typologie schillérienne de
“naïf” et de “sentimental”, par celle de “Grec” et de “Romantique”. Voir Wulf Koepke, «Jean
Paul Richter’s School for Aesthetics : Humour and the Sublime», dans Eighteenth-Century
German Authors and their Aesthetics Theories, Richard Critchfield and Wulf Koepke éd.,
Columbia, South Carolina, Camdem House, 1988, p. 185-202.
155

exactement vers des régions qu’elles n’atteindraient pas sans elle, ce qui est le propre
de la poésie précieuse et baroque du XVIIe siècle, du roman romantique allemand, du
Symbolisme français, avec lesquelles Giraudoux a des liens, mais plus précisément vers
une zone vierge, une zone de silence, un espace de repos et de jeu, «dans cet intervalle
qui sépara la création et le péché originel», où aucune pensée «n’est chargée de
culpabilité, de responsabilité, de liberté» (I, p. 852). Le langage, quand il peut être à la
fois précis et riche en métaphores, est une conquête sur l’opacité du monde et des
choses, dont il tire, par ses combinaisons, une moisson plus riche qu’il n’a investi. C’est
pourquoi il est assez banal et peu perspicace d’écrire comme le fait Maurice Blanchot
de Littérature en 1943 : «Il y a chez Giraudoux une ferme croyance en la vertu
métaphysique des règles et les capacités du langage. On poursuivrait à cet égard un
parallèle fructueux entre Paul Valéry et lui. Tous deux s’entendent pour mettre la dignité
de la littérature dans la conscience de ses moyens; tous deux voient dans les artifices et
les conventions les seules voies par lesquelles un écrivain puisse aborder à quelque
chose de vrai et de naturel; tous deux, en somme, considèrent qu’il n’y a pas d’art sans
rhétorique et que même la véritable noblesse de l’art est d’être composée de signes, de
rythmes, de nombres, d’images, d’effets et de rien d’autre. Mais il faut reconnaître
qu’on trouve chez Giraudoux une foi dans l’aptitude du langage à répondre aux choses
dont Paul Valéry est singulièrement privé.» Et Blanchot d’ajouter : «Giraudoux
exprime volontiers un acte de foi dans la correspondance profonde entre les mots et
l’univers. Qu’est-ce que la poésie? Une confiance dans le langage humain, une
collaboration avec le mot, une amitié pour la phrase, grâce auxquelles découvrir les
régions vierges et ignorées qui attendent son entremise. Optimisme significatif. Il est la
marque incontestable de la rhétorique. Il est aussi le signe d’une conscience littéraire
singulièrement étrangère aux angoisses, aux délires et aux voeux d’anéantissement de
l’âge moderne. 460» Étrange conclusion de Blanchot qui, après avoir énoncé le
fonctionnement d’une rhétorique, ne semble pas voir que l’objet qu’elle vise est
justement de remédier à ce qu’il lui reproche d’ignorer. C’est aussi conférer à l’oeuvre
de Giraudoux une cohérence téléologique, un volontarisme qu’elle n’a sans doute pas.

460. Maurice Blanchot, Faux pas, Gallimard, 1943, p. 112-113.


156

Et il y a un contresens subtil. La poésie pour Giraudoux doit surtout être tentative de


communion des êtres et du monde461. Le langage est instrumental. Giraudoux ne le
fétichise pas. Il ne paraît s’y confier qu’à quelqu’un qui précisément s’en défie.
Giraudoux chérit les mots, ses outils d’artiste, mais ne les divinise pas. Une fois le feu
d’artifice terminé, il les pose. C’est exactement ce qu’on peut reprocher aux
symbolistes, ces collectionneurs d’antiquaille, de ne pas faire.

Fautil classer Giraudoux parmi les écrivains de la Terreur, ou bien parmi ceux
qui on su rendre le langage transparent en acceptant les lieux communs et la rhétorique?
Paulhan a montré que rhétorique et terreur ne cessent de se retourner, de se changer
l'une en l'autre462. Il n'y a donc pas de réponse simple à cette question, précisément
parce que Giraudoux est un écrivain. On peut dire que Giraudoux est un terroriste en
cela qu'il réussit à atteindre un langage transparent, édénique; mais ce langage, il
l'atteint en mobilisant toutes les ressources de la langue (allusions, figures, y compris
les clichés, jamais naïfs chez lui463), ce qui fait de lui un rhétoriqueur, comme écrit
Paulhan; mais cette rhétorique est si maîtrisée chez lui que le langage retrouve sa
transparence et que nous retombons dans la Terreur, bien que la grâce se fasse si
manifeste qu'elle se fait figure et que nous retrouvons la rhétorique; laquelle, étalant ses
artifices, devient pure langue de l'âme, donc Terreur, etc. Pour le dire autrement,
Giraudoux est entré au jardin de Tarbes en portant un gros bouquet sans que le gardien
l'arrête, et il a disposé ses fleurs dans les platesbandes; il a même cueilli un autre
bouquet sans que le gardien s'en formalise, et il n'a jamais quitté le jardin464.

Parti, donc, du modèle théocritéen, qui lui est utile au moins jusqu’à la fin des
années 20, après quoi le nom du poète alexandrin disparaît de son oeuvre, Giraudoux a
conçu une oeuvre originale dont l’auteur est le sourcier de l’Éden, dont l’enjeu est le
bonheur et dont le héros général est l’Innocent, le Poète, le Naïf. Le Naïf est, répétons-

461. Joseph Delteil, à propos de Juliette aux pays des hommes, écrit : «Il ne cherche pas à
persuader ou à vaincre, mais plutôt à enjôler», Les feuilles libres, nov.-déc. 1924, p.68.
462. Jean Paulhan, Les fleurs de Tarbes ou La terreur dans les Lettres, éd. aug., ét. et prés. par
J.-Cl. Zylberstein, Gallimard, «folio-essais», 1990.
463. Laurent le Sage exprime cette idée dans «The Cliché basis for some of the Metaphors of
Jean Giraudoux», Modern Language Notes, June 1941, p. 435-439.
464. Ces lignes sont entièrement dues à la perspicacité de Robert Melançon. Hommage lui est
ici dûment rendu.
157

le, celui qui a un regard neuf, qui voit les choses comme si elles étaient nouvelles,
comme si c’était la première fois : pureté, candeur, inexpérience. La naïveté est l’éthos
dans lequel le monde est vu avec des yeux neufs, et les choses comme si elles arrivaient
pour la première fois. L’oeuvre de Giraudoux regorge de premières fois465, d’aubes et
de commencements. Ils sont l’un des motifs privilégiés de sa rhétorique. L’enfance,
l’adolescence, la pureté, la virginité y tiennent une place qu’elles n’occupent chez
aucun romancier de sa génération466. La vertu d'enfance y est chantée dans toute
l’oeuvre; elle l’est pour elle-même dans The Kid et dans de nombreuses pages. Il choisit
d’adapter le roman La nymphe au coeur fidèle de Margaret Kennedy pour la scène
(Tessa, 1934), pour «montrer sur une scène des enfants, des petites filles, des jeunes
filles... A ces couples blasés que nous fait voir trop souvent le théâtre contemporain, j’ai
tenté de substituer la jeunesse... et une fraîcheur, une pureté enviables467». «Des tas de
jeunes filles à faire parler, c’était mon affaire», dit-il à Benjamin Crémieux468. Et à
l’occasion de la centième de la pièce, en 1935, il déclare à un journaliste : «Je vais
mettre en scène tous les âges, et d’abord l’enfance, cet âge est sans pitié pour les
méchants et les sots»469. Une anecdote peu citée, mais significative, publiée par Jean-
Pierre Giraudoux dans Souvenir de deux existences, donne la mesure de ce qui l’a
toujours fasciné jusqu’à la fin de sa vie. Il s’agit d’une scène observée et transcrite
pendant la dernière guerre, datée du 15 janvier 1942, mettant en scène une enfant,
Muriel:

Midi. En descendant pour déjeuner, je lis le menu de l’hôtel. Il est ce que j’ai
vu de plus triste encore. Potage nature, quenelles semoule, macédoine de légumes,
amandes. Heureusement que Muriel est là. Elle rayonne.

465. La base de l’ARTFL (American Research Treasury of the French Language — Frantext),
à Chicago, donne 815 occurrences pour le radical “premi” [premier(s), première(s)], dans les
seize oeuvres de Giraudoux numérisées, dont une bonne moitié dans les quatre romans qu’elle
contient : Suzanne et le Pacifique, Simon le Pathétique, Siegfried et le Limousin et Bella. C’est un
chiffre énorme. À quoi il faut ajouter : 68 aubes et 37 aurores.
466. L’enfance a sa place chez Maurice Genevoix, mais plus tard (Le Jardin dans l’île, 1936;
Jardins sans murs, 1968), et chez Gilbert Cesbron (Les innocents de Paris, 1944; Notre prison
est un royaume, 1948).
467. Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 153.
468. Je suis partout, 24 novembre 1934; Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 157.
469. Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 161.
158

Muriel doit avoir neuf ans et est la joie de l’hôtel. On sait pourquoi maintenant
la directrice avait un chien, c’est pour Muriel. Pourquoi dames téléphonistes, dames de
réception, dames de direction sont enfermées dans un box avec tous les paquets et les
fleurs des voyageurs. C’est pour que Muriel habite l’entrepôt, y écoute les téléphones,
grimpe sur le guichet, éparpille les billets que donne le client au départ. Et pourquoi il
y a une porte tournante. Pour que à chaque minute, Muriel, sans sortir du tambour, aille
voir combien de degrés de froid, et si la neige tombe. Sa mère descend l’escalier.
— Maman, crie Muriel de loin, j’ai faim, j’ai faim.
La mère lui fait signe de se taire. Elle lit une lettre.
— Le déjeuner est merveilleux. Il y a de la soupe à la nature...
— Tais-toi, Muriel.
— Il y a des saucisses de pâtes. On y mettait du poisson autrefois. Je vais les
manger.
— Tais-toi, Muriel.
— Il y a un plat fait avec tous les légumes du monde. Les navetotinos, les
pommes de territas. Je vais les mâcher.
— Tais-toi, Muriel.
— Les rutabagotitatagas. Je vais les avaler. Je n’en laisserai pas un.
— Tu m’empêches de lire, Muriel.
— Lis vite, lis vite. Et pour finir ce qu’il y avait chez nous avec les pêches, les
abricots; on fait des tartes avec, des tartes merveilleuses. Devine.
— Des amandes. Madame D. dit qu’elles sont si dures qu’il faut appeler M.
Giraud pour les casser. On en a six chacun. J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim. Viens vite.
La lettre est lue. Muriel entre dans la salle à manger glacée, Muriel
rayonnante.470
Le travail de réécriture qu’on sent dans ces quelques lignes montre bien,
prouve l’intention — et l’obsession — giralduciennes : l’attitude de Muriel est
l’attitude positive et naïve que Giraudoux voudrait voir partout, dans toutes les affaires
de la vie. Tel est l’innocentement dont il rêve dans les relations humaines. Finies les

470. Jean Giraudoux, Souvenir de deux existences, Grasset, 1975, p. 117-118.


159

passions basses, le mensonge, les jalousies, les possessions et les accaparements, les
rancoeurs et les impatiences, la violence, le mépris et la colère, la convoitise et
l’égoïsme, les attachements morbides et les désirs asservissants — affaires d’adultes en
guerre, en compétition les uns avec les autres —, tout pourrait devenir jeu et bonne
humeur si l’humanité pouvait se hausser à ce niveau de détachement et de vertu, ou se
ramener à la simplicité désintéressée de l’enfance, si l’humanité pouvait se tenir à ce
niveau génial. Giraudoux le dit lui-même dans le même recueil :
Tout vous devient simple, si vous pensez que le génie est le niveau de
l’humanité.471
Il le dit au présent, comme réalisé, pratiqué par lui. «L’innocent est au 65»,
écrit-il plaisamment à Isabelle Montérou, en 1943, pour lui donner le numéro de sa
chambre à l’hôtel de Castille. Et Jean-Paul Sartre, dans les quelques lignes qu’il donne
à Comoedia en 1944, pour le numéro spécial d’hommages, raconte:
On disait de quelqu’un, devant Giraudoux : “C’est un faux-frère”, et il
répondit : “Il faut que nous ayons la force, alors il deviendra un vrai frère.”472
Cette attitude semble avoir été caractéristique de l’homme Giraudoux. Dans
l’ancienne rhétorique, χαρακτηροζ c’est le style. Démétrius parle du style élégant, fait
473
de charme et de légèreté gracieuse, comme du γλαφυρον χαρακτηροζ. . C’est le
caractère au sens de Théophraste, c’est l’éthos, la vertu qui consacre la crédibilité de
l’orateur dans la rhétorique aristotélicienne.
Dans The Kid, troisième partie des Aventures de Jérôme Bardini, qui est une
idylle avec un enfant, on a peut-être ce qui approche le plus d’une vision pastorale
giralducienne, de cet Élysée schillérien qui est le but de l’idylle; cela se trouve dans ces
pages du chapitre II où, dans une abondance de références religieuses, Giraudoux décrit
ce que pourrait être une humanité «où les rapports entre les êtres n’auraient jamais été
que des flexions, des consentements, des transparences, et où le silence aurait été un
bien et un plaisir commun. Où l’accouplement aurait été inconscient, ou inconnu, ou
inutile474» (II, p. 107). Cette condamnation implicite de la sexualité, à elle seule, en est

471. Ibid., p. 134.


472. Jean-Paul Sartre, «Hommage à Giraudoux», Comoedia, 5 février 1944; cité d’après
L’Esprit créateur, vol. IX, nº 2, summer 1969, p. 71.
473. ΠΕΡ ΕΙΡΜΗΝΕΙΑΣ,127.
160

l’indice probant. Dans le roman pastoral, l’amour est roi mais la sexualité est bannie.
Qu’on songe à l’Astrée. Émouvantes sont ces pages où le narrateur expose le sentiment
de Bardini vis-à-vis du Kid : «l’admiration», et décrit le «cercle magique» fait de
silences, de naturel et de confiance où il vit avec lui. Le Kid annonce d’ailleurs Edmée.
La légèreté, si chère à Edmée, la divinité de la vie peut être reconquise en ne
s’appesantissant sur rien:
L’enfant ne jouait pas. Il s’occupait seulement à ces opérations simples et
bénies qui ne signifient rien en soi, mais que devaient chérir saint François
ou sainte Thérèse avant leur sainteté, balayant, allumant le feu avec la
dignité de ceux qui sont chargés par les peuples de l’entretenir, redonnant à
la fois au feu sa divinité et sa fragilité, lisant des livres d’enfant ou de classe
sans jamais les commenter et gardant leur secret comme un secret confié à
l’enfance...(II, p. 107-108)
De même, au chapitre III de Bella — chapitre de la rencontre de Philippe et
Bella —, lorsque Philippe Dubardeau arrive déguisé «en mannequin de Doucet» pour
«expliquer Platon et Théocrite» aux vieilles demoiselles Rebendart, Giraudoux écrit :
«Toutes ces fables, ces héros et héroïnes, ces écrivains qui se prêtaient complaisamment
à moi quand j’étais seul avec elles pour un jeu anodin, se dérobèrent devant Bella. À sa
vue, je sentais toutes les fictions que d’habitude je lâchais sans danger dans cette salle,
reprendre leur venin, leur vertu», «les bergers de Théocrite amorcés par mes vieilles
amies fuyaient de toutes leurs sandales vers l’antiquité à la vue de ce beau visage
moderne comme à la vue de la Méduse.» (I, p. 913-914) La présence de Bella, la beauté
de Bella rappellent Philippe à son rôle de mâle, à son rôle sexuel, et le forcent à quitter
le monde joueur et innocent des bergers de Théocrite, le monde irresponsable de la
pastorale :
Tout ce vocabulaire préparé sur mes lèvres pour la soirée de Théocrite , le
cytise, le romarin, les peupliers légers, s’évanouissait à la vue de ces
géraniums, de ces bégonias et je redescendais dans un domaine lourd. (I, p.
914)
Ne pas commenter, ne pas juger, ne pas ajouter, enfler et ainsi freiner le flux
de la vie; ne pas doubler le réel d’un autre réel fait de conscience et de commentaire du
réel, et forcément en retard sur lui475. Flirter, flâner parmi les choses, les paysages et les

474. Sur ce point, voir plus loin et les commentaires d’Arnaud Tripet, «Réflexions sur la
pastorale», Rivista di Letterature moderne e comparate, Vol. XLIX, aprile-giugno 1996, p. 161-
173.
161

êtres, et ne pas laisser le temps serrer son étau autour de la fragile expérience de vivre,
«cette innocence de la vie profonde, cette mobilité du moi qui se perd dans une intimité
obscure, toute cette réalité pure dont aucune image ne peut représenter l’élan, et qui est
l’essence de la durée pour Bergson476». Il semble fréquemment chez Giraudoux que le
réel ne pèse pas, n’existe qu’à peine, qu’il est seulement flux, durée, promenade.

Edmée, cette femme lettrée, qui lit Nietzsche dans le texte, qui a écrit un
diplôme sur la répétition chez Gide — sujet en lui-même symptomatique : Giraudoux
n’a-t-il pas encodé dans ce choix de diplôme ce qu’il cherche justement à stigmatiser?
—, Edmée qui est «la musique même» (II, p.497) met son mari polytechnicien et lettré
en fureur, car elle déteste tout débat littéraire, va jouer au ping-pong lors des réceptions
littéraires477, refuse de discuter la musique qu’elle joue divinement et aime les hommes
«inexacts, oisifs, changeants», légers, sur lesquels ne pèsent ni obligation, ni culture.
C’est sans doute dans Choix des élues que Giraudoux a le mieux réussi à faire le portrait
de l’innocent(e) giralducien(ne), en raison de la présence en contraste du mari, Jacques,
que Giraudoux campe parfaitement comme le sujet culturel parfait, cultivé, impeccable,
parfait dans son rôle social, dans son travail, mais dénué de tout sens poétique ou
cosmique. Ces pages du chapitre II de Choix des élues sont si denses que le lecteur se
surprend à se demander si Giraudoux n’est pas en train — autre trait pastoral — de
rejeter toute la culture occidentale comme un encombrant fardeau. Dans Intermezzo
déjà, il avait glissé dans la bouche du contrôleur une allusion à Rousseau, qui lui

475. Clément Rosset a écrit des pages saisissantes et tout à fait dans cette perspective dans Le
réel et son double (Gallimard, 1976). Il y montre notre incapacité à accepter que le réel soit
simplement et seulement le réel, à aimer «ce que jamais on ne verra deux fois» (Vigny, La
Maison du berger).
476. Maurice Blanchot, Faux pas, Gallimard, 1943, p. 132
477. Le médecin de Giraudoux, le Dr Albeaux-Fernet, raconte une anecdote vécue au
printemps 1935 qui n’est pas sans rapport avec l’attitude anti-mondaine d’Edmée. Invité à la
campagne avec son épouse Suzanne, et arrivé en retard à cause de problèmes mécaniques,
Giraudoux, se voyant expliquer par Albeaux-Fernet qu’il ne connaît pas encore personnellement
la cause du problème et sa solution, préfère aller démonter le carburateur de son automobile et
souffler dans le gicleur, plutôt que de rester au salon pour l’apéritif : «au grand désespoir de la
maîtresse de maison, Giraudoux me prit par le bras en disant : “C’est passionnant : on va bien
s’amuser”.» Michel Albeaux-Fernet, «Mon ami Jean Giraudoux», Revue des deux Mondes, août
1979, p. 268-273. Il paraît bien improbable que Giraudoux ait aimé démonter un carburateur. En
revanche il paraît certain qu’il n’aimait guère les mondanités. Valéry, nous l’avons vu, le traite
amicalement, en 1934, de « rara avis».
162

souriait478! Dans le combat de la culture et de la nature, Giraudoux est toujours du côté


de la nature479. Choix des élues est le dernier roman de Giraudoux publié de son vivant,
en 1939. Comme on sait, Suzanne, au milieu de son Pacifique, collectionne — à
distance, il est vrai — les références culturelles, pour en faire d’ailleurs, entre autres,
des emblèmes, des noms de lieux. Mais sous ce prétexte, il y a peut-être déjà une
tentative de se libérer métaphoriquement d’un poids. La critique s’est interrogée sur le
cas Edmée. Le cas n’est pas si étrange : il s’agit une fois de plus chez Giraudoux d’un
être, une femme qui, chargée par la plume de Giraudoux de mettre en traits humains et
en choix humains les obsessions et désirs de l’écrivain, cherche le silence et le repos de
l’esprit et ne veut pas de ce double du réel qu’est la culture. “Edmée, c’est moi”, aurait
pu dire Giraudoux! L’âme d’Edmée, avide de paix, ne souffre que le léger. Elle se
détourne de tout ce qui s’appesantit, cultive pour cultiver, de tout l’artificiel qui alourdit
la présence au monde, lui ôte l’innocence, la pureté du donné simple, lui gâte la joie du
tel quel naturel qui vient puis passe, avec lequel, sans l’intermédiaire de la culture, il
n’y a qu’à jouer. Ne dit-il pas dans une préface, justement, à Suzanne et le Pacifique que
«l’expérience en tout est un horrible papier de verre» et que celui qui lit trop, lotit son
âme480. Ce n’est pas pour rien que Giraudoux toujours partout privilégie les premières
fois, les aubes et les aurores : elles indiquent le désir et le lieu d’une expérience qui
serait pure béatitude au creux même du monde, où son intervention serait la première
intervention humaine, dans l’espoir peut-être de surprendre quelque chose du mystère
de la création, non pas cependant une origine mythique mais l’originaire
perpétuellement surgissant, purement, dans la pointe du commencement, pure durée où
le temps est aboli. «Le commencement est un dieu», dit Platon dans Les Lois481.
Giraudoux donne un autre aperçu, le dernier, de sa prédilection pour cette divinité du

478. «Tu as mis tes enfants à l’Assistance publique, décevant Helvète, mais à moi tu souris »,
Jean Giraudoux, Intermezzo, op. cit., p.340.
479. Voir aussi Ondine.
480. Jean Giraudoux, «Dieu et la littérature», dans Littérature, Grasset, 1941; Folio-Essais,
1994, p. 134.
481. Le mot est cité par Paule Levert, L’idée de commencement, P.U.F., 1961; la traduction de
Léon Robin est plus précise : «Dans les affaires humaines en effet, c’est le commencement qui,
lorsqu’on l’y installe à la façon d’une Divinité, est le salut de tout le reste» (VI, 775e); Oeuvres
complètes, «Pléiade», 1950, p. 846-847.
163

commencement, du vierge, dans Privas, Juillet, écrit en pleine guerre, et recueilli dans
Or dans la nuit. Rien ne ressemble plus à une crise religieuse sous-jacente, mais la
critique aime ses habitudes et préfère voir une fois pour toutes en Giraudoux un
«eudémoniste païen», ou, suite au mot de Claudel à propos de Judith, un Voltaire du
XXe siècle. Ce n’est pas aussi simple. La dimension religieuse a bien plus d’importance
chez Giraudoux qu’on ne le croit habituellement482. On est étonné de la fréquence du
mot dieu dans l’oeuvre483. Sa réflexion sur le bonheur a commencé très tôt. L’un de ses
travaux, en classe de Philosophie au lycée de Châteauroux (1899-1900), avait pour
tâche de «montrer les rapports de la morale stoïcienne et de la morale épicurienne484».
Après avoir expliqué brillamment les deux écoles et leurs positions respectives, au
moment d’aborder sa conclusion, Giraudoux renvoie les deux écoles dos à dos en
invoquant nul autre que Pascal. Le professeur, aussi saisi d’étonnement que nous,
demande dans la marge : «Adoptez-vous cette conclusion pour votre propre compte?»
Peut-être tout écrivain français est-il hanté par Pascal. Giraudoux est bien plus du côté
d’Épictète que de Montaigne, mais il n’est pas moins proche du Descartes de Pascal; sa
façon de voir la dignité de l’homme dans sa finitude au sein de l’immense univers n’est
pas sans lien avec la fameuse image du roseau pensant. Elle paraît bien être sa réponse
à la question pascalienne : grandeur et misère de l’homme. Cherche-t-il un équivalent
laïc à la solution christologique pascalienne? Sa morale semble étrangère à la

482. Annie Besnard a montré l’importance de la question dans sa remarquable notice des
Aventures de Jérôme Bardini dans l’édition de la Pléiade (II, p. 1009-1028); mais elle est bien
seule. D’autre part il faudrait pouvoir examiner plus attentivement qu’on ne l‘a fait jusqu’ici la
correspondance de Giraudoux avec Isabelle Montérou, 1939-1943, qui se trouve à la
Bibliothèque Pattee de Penn State University. Laurent Lesage et Lucie Heymann, dans «Les
dernières années de Jean Giraudoux, à la lueur d’une correspondance inédite», en ont donné en
1979 quelques extraits et une interprétation qui montre Giraudoux se rendant régulièrement à N.-
D. des Victoires, église proche de son hôtel et tend à faire d’une Isabelle dévote l’influence qui
lui permit d’écrire les dialogues du film Les anges du péché. Il faudrait en avoir le coeur net.
(Cahiers Jean Giraudoux, nº 8, 1979, p. 5-57, en particulier p. 38 et la note 23, p. 46 et 50).
483. La base de l’ARTFL (American Research Treasury of the French Language — Frantext),
à Chicago, donne 599 occurrences pour le mot dieu dans les seize oeuvres de Giraudoux qu’elle
contient, dont une bonne moitié dans Amphitryon 38 et Judith, ce qui n’est pas étonnant, mais
aussi cinquante occurrences dans Suzanne et le Pacifique. Les occurrences des mots dérivés,
divin(s), divinité(s), divination, au nombre de 80, sont moins significatives.
484. Nous publions ce texte en annexe, avec l’aimable permission de Jean-Pierre Giraudoux et
du propriétaire des archives, le Dr Jean Giraudoux, neveu de l’auteur.
164

configuration des trois ordres pascaliens. Mais Dieu fait surface fréquemment dans
l’oeuvre, en particulier dans la remarquable préface de 1932 à Suzanne et le Pacifique,
que Giraudoux republia dans Littérature, sous le titre Dieu et la littérature. Mais
Giraudoux et Dieu pourrait faire l’objet d’une autre thèse.
Choix des élues nous a valu, en mars 1940, un article brillant, mais
antipathique d’un Jean-Paul Sartre qui cherche alors à asseoir son pouvoir spirituel en
renversant l’idole de sa jeunesse485; cet article paru dans la NRF, avec lequel tous les
giralduciens ont dû se colleter tour à tour, intitulé «M. Giraudoux et la philosophie
d’Aristote. À propos de Choix des élues», a fixé l’image de Giraudoux pour les
dictionnaires et est devenu, hélas!, la «vulgate critique», comme dit Jules Brody, des
générations du demi-siècle qui a suivi486. Il est intéressant de l’évoquer ici à cause de
l’enjeu dont il y est question : la pensée sur le fond de laquelle se construit la prose
giralducienne et la rhétorique qui préside à sa mise en oeuvre littéraire. Sartre offre
plusieurs aperçus pénétrants, par exemple sur la «gaminerie» de Giraudoux, «Il en use
avec art, dit-il, la revue générale avec exception poétique ou gentille ou comique...»,
c’est si vrai; il a bien vu que l’épisode du jardin public avec Claudie est «hors du
temps». Il a parfaitement vu que «le monde de Giraudoux est celui des virginités
reconquises. [que] Ses créatures ont en partage une chasteté métaphysique : elles font
l’amour, certes. Mais l’amour ni la maternité ne les marquent.» Si ce n’est pour
l’insistance ironique sur les archétypes, qui vise le ridicule, on n’a guère décrit mieux
que lui comment les femmes de Giraudoux «ne sont que nues, ... sans ces envies, ces
boursouflures, ces affaissements qui ne font pas partie de l’archétype du nu» (il aurait
simplement pu dire : de son idéal du nu féminin); comment les «analogies,
correspondances, symbolismes, [sont] le merveilleux de M. Giraudoux». Tout cela est

485. Sartre normalien admirait son archicube Giraudoux au point de conserver une photo de lui
dans sa thurne, rue d’Ulm. Voir J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens
dans l’Entre-deux-guerres, P.U.F., «Quadrige», 1994 [Fayard, 1988], p. 332. Voir un aspect de
cette admiration dans les Écrits de jeunesse de Sartre, où ce dernier établit un parallèle avec
Bergson («L’univers devient une conscience»), Gallimard, 1990, p. 453.
486. Nous renvoyons pour la réception de cet article de Sartre et son influence à l’article
vengeur de Jules Brody, «Jean Giraudoux et la modernité du roman», dans Cahiers Jean
Giraudoux, nº 12, 1983, «Modernité de Giraudoux», p. 73-85, qui cite de nombreux auteurs,
dont Jacques Body, «Giraudoux vu par Sartre», Oeuvres et critiques, printemps 1977, II, 1, p. 51-
58.
165

exact. Il a bien vu qu’il y avait «une morale de M. Giraudoux : l’homme doit réaliser
librement son essence finie et, par là-même, s’accorder librement au reste du monde.
Tout homme est responsable de l’harmonie universelle, il doit se soumettre de son plein
gré à la nécessité des archétypes.» (Ici Idées au sens platonicien aurait mieux fait
l’affaire, mais Sartre n’avait sans doute pas lu Elpénor). Il est moins inspiré
lorsqu’emporté par la généralisation, il écrit que le monde de Giraudoux est un monde
«en ordre» et qu’il en a banni «tout ce qui peut surprendre ou dérouter, l’évolution, le
devenir, le désordre, la nouveauté.» Sartre n’a pas vu que l’un des éléments sur lesquels
le sublime giralducien est bâti est la surprise, et que le «soudain» est même l’une des
sources du sublime giralducien. Ce que Sartre entend par devenir, c’est l’entropie —
fascination du XIXe siècle —; par nouveauté, il entend une nouveauté dérangeante,
avilissante; par évolution, la machine effroyable du darwinisme. Le devenir est infernal
pour Sartre, point de vue qui a cycliquement un immense succès, par exemple dans les
caves de St-Germain-des-Prés après la guerre. S’il avait lu plus attentivement, il aurait
vu que le monde de Giraudoux s’édifie comme en contrepoint et prend une partie de sa
force idyllique de son rapport à des images de cruauté, de torture, de meurtre, de
suicide, de massacre, et de catastrophes diverses, qui parsèment l’oeuvre487 mais qui
sont prises, c’est toute la différence, dans ce que Paul Valéry a décrit comme «le réseau
de soie488» de la prose giralducienne. Le monde de Giraudoux, n’est pas seulement un
monde «propret» d’opérette, c’est un monde romanesque, remporté sportivement par
un travail d’idyllisation de la prose par le sourcier de l’Éden, écluse du langage, d’une

487. Un article ancien mais unique en son genre les a appelées exagérément des «idées
obsédantes», s’appuyant sur le fait qu’elles apparaissent dans les Contes d’un matin, que
Giraudoux publia en 1908-1909, et qu’on les retrouve régulièrement ensuite. Mais c’est surtout
les isoler comme il le fait qui les fait paraître obsédantes. Elles n’en sont pas moins là. Franz
Walter Müller, «Die Idées obsédantes von Jean Giraudoux», Die neueren Sprachen, 1955, fasc.
3, p. 106-117, fasc. 4, p. 165-173. Cet article vient d’être (remarquablement) traduit par Jacques
Body dans les Cahiers Jean Giraudoux nº 26, 1998, p. 143-178. Un contresens remarquable de
F. W. Müller est toutefois à souligner. Il s’agit de l’interprétation qu’il laisse planer sur la
conclusion de la Prière sur la tour Eiffel où Giraudoux mentionne comment le gardien du
troisième étage l’a surveillé du coin de l’oeil, d’abord, puis rassuré, lui a raconté les deux
derniers suicides. Comment n’a-t-il pas vu l’ironie de cette conclusion, avec sa mention
incongrue de l’attitude sportive des suicidés et de leurs cols durs!
488. Paul Valéry, lettre à Jean Giraudoux du 1er janvier 1919, Cahiers Jean Giraudoux, nº 2-3,
1974, p. 7-8.
166

citadelle intérieure qui a un esprit, un modèle à proposer, et qui n’est pas simplement le
Château du Décaméron. En fin de compte ce que Sartre reproche à Giraudoux, c’est
d’être Giraudoux et non un autre écrivain, Faulkner, par exemple, ou Dos Passos, un
écrivain qui croie à la réalité, à la dureté du réel, qui aime le réel, si noir soit-il, un
écrivain de ce XIXe siècle qu’il aime tant et auquel il consacrera beaucoup d’efforts. Il
lui reproche de ne pas être fasciné par le mal et la laideur, de ne pas souligner, de ne pas
célébrer la noirceur, l’horreur, l’Histoire. Autant reprocher à un glaïeul de ne pas être
un narcisse489, à une pomme de ne pas être une orange! En comparant le monde
poétique mouvant de Giraudoux à l’édifice logique monumental d’Aristote, Sartre
fausse radicalement l’esprit de la fiction giralducienne. Il plaque sur elle une
intentionnalité fausse, une rigidité conceptuelle qu’elle n’a pas, un systématisme
qu’elle ne peut avoir, moins que jamais dans Choix des élues, odyssée d’une femme qui
refuse le poids et la fatigue du conceptuel, sous l’influence d’un certain au-delà,
l’Abalstitiel. Il reproche à Giraudoux d’avoir «troqué le déterminisme du psychologue
contre la nécessité logique des essences», mais quand il fait quelques paragraphes plus
loin le constat d’échec de l’aventure humaniste, quand il écrit qu’ «aujourd’hui la
philosophie coule à pic, la science fait eau de toute part, la morale se noie», pourquoi
s’attend-il à ce que le passager averti de ce naufrage ne saute pas dans le canot de
sauvetage et refuse de se noyer avec l’embarcation? N’avoue-t-il pas l’échec de ce qu’il
reproche à Giraudoux de dédaigner? Lorsqu’il dit que «personne ne croit plus à je ne
sais quel accord préétabli entre les hommes et les choses, personne n’ose plus espérer
que la nature nous soit accessible en son fond» et n’en revient pas que cet univers
romanesque séduise «par son charme indéfinissable», pourquoi s’étonne-t-il que ce

489. Dans le même ordre d’idées, on pense à Roger Stéphane qui écrit, dans un texte intitulé
«Ce que nous lisions en ce temps-là», à propos de l'année 1940 : « Les années 1939-1940 ne
constituent pas dans la littérature un cru comparable à celui des années 1913-1914. Mais pour
qui sait lire, les même signes : la fin d'une littérature, le début d'une autre. [...] Fin d'une
littérature : Giraudoux fit jouer Ondine en 1939. J'ai quelque scrupule à introduire ici cet auteur
qui connut de tels succès et qui me paraît illisible. Il me paraît être à la poésie ce que l'eau Perrier
est au champagne : pétillant et fade. Son théâtre, conjugué au savoir-faire de Jouvet et à la grâce
de Christian Bérard, fit longtemps illusion. Morand en parlait avec nostalgie, et Jacques Laurent.
Mais franchement, qui peut encore le lire? » (Le Nouvel Observateur, 16 juin 1980). Il y a des
écrivains pour qui la vie est une longue angoisse qu'il faut traverser les yeux ouverts. Pas
étonnant que ces amoureux de la misère aient été chassés du paradis!
167

«monde enterré depuis quatre cents ans» fascine encore? N’est-il pas victime lui-même
d’une illusion qui sévit depuis plus de deux cents ans : l’illusion du progrès ? Ne refuse-
t-il pas d’assumer sa propre nostalgie? La lecture de Choix des élues par Sartre en dit
finalement aussi long sur l’auteur des Mots que sur Giraudoux. Tous deux pensent que
la littérature doit servir plus que divertir, mais Sartre pense que la bonne méthode est le
réalisme critique, Giraudoux croit à l’irréalisme critique, qui est une forme du
romantisme490, cette forme de romantisme dont Giraudoux reprochait justement aux
romantiques français de 1830 de manquer — cet enthousiasme sur lequel Madame de
Staël terminait son De l’Allemagne pour souligner son influence sur le bonheur491

À la philosophie d’Aristote, dont le roman giralducien serait, d’après Sartre,


une allégorie, plusieurs critiques ont voulu opposer celle de Platon qui paraît bien être
le socle épistémologique giralducien fondamental492. Mais s’il y a quelque chose à

490. «Il faudrait introduire un concept nouveau, l’irréalisme critique, pour désigner
l’opposition d’un univers imaginaire, idéal, utopique et merveilleux, à la réalité grise, prosaïque
et inhumaine du monde moderne» . Voir Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie.
Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, 1992, p. 22 ss.
491. «Les écrivains sans enthousiasme ne connaissent, de la carrière littéraire, que les critiques,
les rivalités, les jalousies, tout ce qui doit menacer la tranquillité quand on se mêle aux passions
des hommes; [...] Quand un livre paraît, que de moments heureux n’a-t-il pas déjà valu à celui
qui l’écrivit selon son coeur [...]! Que de larmes pleines de douceur n’a-t-il pas répandues dans sa
solitude sur les merveilles de la vie [...]? Enfin dans ses rêveries n’a-t-il pas joui de l’air comme
l’oiseau, des ondes comme un chasseur altéré, des fleurs comme un amant... ? (Madame se Staël,
De l’Allemagne, Garnier-Flammarion, 1968, tome II, p. 312).
492. Claude-Edmonde Magny, Précieux Giraudoux, Seuil, 1945, p. 30-31; Albérès, Esthétique
et morale chez Jean Giraudoux, Nizet, 1957, p. 220 entre autres; Jules Brody cite ces deux
sources dans son article précité. On peut y ajouter la thèse de Françoise-Isabelle Guinle, Le
bouclier d’Achille ou Jean Giraudoux et la Grèce, The University of Iowa, 1968, où l’auteur cite
très abondamment les souvenirs de son père, Alexandre Guinle, qui fut le condisciple de
Giraudoux à Lakanal et à Normale. Dans un témoignage inédit cité en annexe à la thèse, ce
dernier déclare : «Au fond de la pensée et de la morale de Giraudoux, il n’y a qu’une source
profonde, l’hellénisme, et sa suprême fleur, la pensée platonicienne. Plus ou moins évidente ou
cachée, alimentée par d’autres ruisselets ou se jouant dans des méandres gracieux, comme le
ruisseau du Phèdre, c’est la parole de Socrate et de Platon qui circule à flots purs dans toute son
oeuvre. Et cette morale tient en quelques mots : le mal n’existe que pour les aveugles, pour ceux
qui ne voient pas où est le Bien. Si les hommes étaient assez éclairés, s’ils possédaient tous la
lumière de l’intelligence et de la connaissance, la science du Bien, ils deviendraient incapables
de faire le mal. La seule tâche des sages et des philosophes est donc d’éclairer les consciences
obscures, de leur “faire voir” où est le Bien» (p. 547). Comme le remarque Guinle dans les lignes
qui suivent, le plus piquant est que ce disciple du platonisme ait été en même temps un poète,
c’est-à-dire l’un de ces esprits brillants mais peu dignes de confiance que Platon expulse,
couronnés de fleurs, de sa République!
168

gagner à apparenter l’univers romanesque giralducien à l’une ou l’autre des grandes


philosophies de l’Antiquité, c’est plutôt en comparant leur conception du bonheur. Or
personne n’a songé à suivre la piste de la seule dénomination pour laquelle Giraudoux
se soit effectivement reconnu une affinité : le stoïcisme493 antique, dont la conception
du bonheur est répandue dans toute l’oeuvre. Cette doctrine, Giraudoux avait pu la
rencontrer bien des fois, au cours de ses études classiques, grecques et latines (Sénèque,
qui justement n’est pas un Stoïcien strict, est d’ailleurs l’un des écrivains qu’il
admire494), dans ses études de la littérature de la fin de la Renaissance, pour lesquels il
avait une prédilection, et de nouveau dans ses études de littérature allemande, qui a tant
reçu de Shaftesbury, émule anglais d’Épictète, le «poète» admiré de Montesquieu, l’un
des pères (avec Fénelon) des «âmes sensibles»495, et l’un des auteurs de prédilection de
Kant496. Le bonheur réside dans la vertu, la vertu est le bonheur, disent les stoïciens.
Vertu étant entendu au sens antique : noblesse de l’âme (pureté d’intention), excellence,
courage, valeur absolue, domination des passions. Longtemps Diderot, traducteur de
Shaftesbury, ne pensera pas autre chose. Après Simon qui était «à [s]on aise dans la
vertu» (I, p. 305), tous les personnages giralduciens jusqu’à Edmée sont des parangons
de vertu : chastes, purs, innocents, naïfs, vierges, etc., transparents, comme le Kid, ce

493. «...il y a une philosophie que j’ai toujours appréciée : c’est la philosophie stoïcienne. Au
cours de ces dernières années, j’ai souvent eu l’impression que beaucoup d’écrivains, à la fois
par le respect qu’ils avaient de l’univers et par la distance qu’ils entendaient garder avec lui,
avaient donné un exemple analogue à celui de cette secte.» Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985,
p. 46-47. On s’interroge sur quels écrivains, à part lui, Giraudoux fait référence. (Italiques
nôtres).
494. «La langue à laquelle je dois le plus est le latin. Vous m’entendez bien : je ne veux point
parler du latin de Cicéron ou de Quintilien — langue de démonstration et de développement —,
mais de ces merveilleux écrivains, Pline, Tacite et surtout Sénèque, à la langue si savoureuse,
pleine de comparaisons, de singularités, et dans laquelle la part de l’improvisation du style est
considérable.» Frédéric Lefèvre, «Une heure avec Jean Giraudoux», Les nouvelles littéraires, 20
février 1926, dans Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 55-56. On voit que Giraudoux, ici
aussi, écarte la rhétorique d’école.
495. Sur ce point, voir Georges Gusdorf, Naissance de la conscience romantique au siècle des
Lumières, Payot, 1976, p. 219-243. Fénelon est une autre référence importante, voir ibid. p. 244-
265. Sur le stoïcisme de Shaftesbury, voir la traduction, par Laurent Jaffro, toute résonnante des
grandes voix d’Épictète et de Marc-Aurèle, de ses Exercices [’ΑΣΚΗΜΑΤΑ], Aubier, Bibl.
philosophique, 1993.
496. Sur cette question, voir la passionnante thèse de Jean-Paul Larthomas, De Shaftesbury à
Kant, 2 vol., Didier-Érudition, 1985.
169

qui en est peut-être l’équivalent moderne. Ce qui différenciait les Stoïciens d’Aristote,
c’est que ce dernier, sans nier que la vertu est la composante prédominante du bonheur,
pensait qu’elle n’était pas suffisante. Il fallait aussi des biens extérieurs, la beauté, la
santé, la richesse, qui, étant aléatoires, ne pouvaient à eux seuls garantir le bonheur,
certes, mais qui ajoutés à la vertu, formaient le bien final complet. Les Stoïciens
rejetaient cette conception, parce que les biens extérieurs ne sauraient faire de
différence à l’égard du bonheur, identique à la poursuite du Total. Mais ils considéraient
que ces biens extérieurs n’étaient pas pour autant complètement indifférents497. Si un
auteur a bien montré une souplesse (une sagesse?) de ce genre dans son oeuvre, c’est
l’auteur de la Prière sur la tour Eiffel qui refuse de choisir entre stoïcisme et
épicurisme, chérissant autant le bonheur que la douleur, «aimant les deux» (I, p.851).
Mais c’est le même auteur qui, quelque douze années plus tôt écrit:
Qu’as-tu, Bernard?
— J’ai que je suis heureux. (I, p.187)
Bernard «était heureux de se sentir juste assez éveillé, juste assez rêveur pour
cet après-midi d’automne.» «Bernard était heureux d’être un homme». «Je veux... je
vais parler. Je parle... Je l’aime.» Et Giraudoux ajoute:
Bonheur et malheur aujourd’hui n’avaient rien à voir ensemble. L’un n’était
point le contraire de l’autre. On peut avoir parfois la vertu et le défaut du
même ordre. Bernard se sentait justement bavard et silencieux, avare et
prodigue, attristé et heureux. (I, p. 188)
Le triple oxymore ici rappelle celui d’Adieu à la guerre dans Adorable Clio :
«Mais déjà j’étais impitoyable et tendre, austère et gai, obstiné et facile» (p. 214-215).
L’oxymore est sans doute la figure la plus profondément giralducienne 498 ,

497. Sur cette question, voir le captivant article de Terence H. Irwin, «La conception stoïcienne
et la conception aristotélicienne du bonheur», Revue de métaphysique et de morale, 94e année, nº
4, Octobre-Décembre 1989, p. 535-576. Sur les conceptions du bonheur (eudaimonia) dans
l’Antiquité, voir la somme de Julia Annas, The Morality of Happiness, Oxford University Press,
1993. Julia Annas part précisément d’Aristote. Son étude exclut Platon.
498. Cela a été démontré pour le théâtre. Voir Brett Dawson, «Préciosité ou “rhétorique
profonde”? L’oxymoron dans Amphitryon 38», Littératures, nº 28, printemps 1993, p. 107-124.
Simone Fraisse avait déjà remarqué «La rhétorique du paradoxe dans Amphitryon 38»,
L’Information littéraire, jan.-févr. 1976, p. 19-23. Et Lise Gauvin, «Le dialogue des contraires
dans le théâtre de Giraudoux», Saggi di ricerche di letteratura francese, XIV, 1975, p. 387-409.
Les érudits giralduciens ont noté cette insistance giralducienne sur le principe de contradiction.
Jacques Body y a consacré un chapitre de son Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p. 147-157.
170

omniprésente car elle actualise la volonté de conciliation et de réconciliation nécessaire


du bien et du moins bien, du beau et du moins beau, du poétique et du prosaïque, du
poétique et de l’ordinaire, de l’infini et du fini, du gai et du triste, qui est à la base de la
rhétorique de l’innocence, de la virginité prélapsaires retrouvées. «Devenir c’est
réconcilier», dit René Char. Ondine, bien plus tard, déclarera : «Que je sois
malheureuse ne prouve pas que je ne sois pas heureuse. Tu n’y comprends rien : choisir
dans cette terre couverte de beautés le seul point où l’on doive rencontrer la trahison,
l’équivoque, le mensonge, et de s’y ruer de toutes ses forces, c’est justement là le
bonheur pour les hommes. On est remarqué si on ne le fait pas. Plus on souffre, plus on
est heureux. Je suis heureuse. Je suis la plus heureuse.» (Acte III, sc. v, Théâtre complet,
p. 845). Ondine est peut-être avec Intermezzo, mais en tant que contraire d’Intermezzo,
la pièce la plus poétique de Giraudoux. Pourtant on constate que la rhétorique s’est
durcie.

Dans l’époque qui nous occupe, Giraudoux est celui qui ne saurait écrire, pour
prendre un exemple contemporain : «Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette
heure...499» Les seuls pleurs giralduciens qu’on “entende” sont des larmes de joie ou
d’émotion, et ce sont celles de Suzanne, ou des larmes d’enfant, d’adolescent. Fernand
Vandérem, dans sa critique de Suzanne et le Pacifique, qui paraît en 1922, parlait de
l’«ataraxie sentimentale» de l’héroïne500. Utilisait-il à dessein l’un des mots clefs du
vocabulaire philosophique stoïcien? Il y a loin de l’αταραξια (calme, impassiblité,
tranquillité de l’âme) à l’apathie. Giraudoux se détourne de la conscience malheureuse
— invention diabolique à ses yeux — et méprise la déploration métaphysique, qui pour
lui est une veulerie fondée sur une erreur. On exagérerait à peine en disant qu’il la juge
obscène. Mais son impassibilité n’est pas sécheresse ni froideur. Très jeune il adopte
une position stoïcienne teinté d’épicurisme — il en donne la formule au printemps

499. Premier vers de La jeune Parque, de Paul Valéry (1917).


500. «Ce qui me confond et m’intrigue, c’est l’étrange ataraxie sentimentale, l’étrange apathie
sensuelle de son héroïne, à croire que le Pacifique, par ses vertus lénitives, mériterait plutôt le
nom du Pacifiant. Quoi! En pleine ardeur des Tropiques, parmi l’absolue solitude si propice aux
mauvaises pensées, pas une nostalgie de l’amour chez cette jeune fille, pas un souvenir aux flirts
passés, pas un regret des petits amis de jadis, pas une aspiration vers les tendresses manquantes
— pas même un frisson de désir!» Fernand Vandérem, La revue de France, 15 août 1922, p.847.
Vandérem plaque évidemment une vision qui lui est propre sur celle de Giraudoux qu’il ignore.
171

1906, nous l’avons vu, alors qu’il est encore étudiant en train de rédiger son mémoire
sur le poète allemand von Platen, c’est un mélange d’amor fati associant instabilité du
monde et bonheur, et de carpe diem, — et il n’y dérogera jamais, cette position
demeurera sa vie durant l’ancre de tous ses écrits dans le réel et le foyer d’où irradient
leurs significations, son daimon, en un sens501.

«Il regarde simplement le monde. Il constate son instabilité, mais pourquoi


ne pas voir dans cette instabilité même un sûr garant du bonheur; pourquoi
ne pas attribuer les coups du sort à un sort intelligent, ou du moins
bienveillant»
Pierre Hadot, dans son livre capital sur Marc-Aurèle, explique, au chapitre de
la joie : «L’être vivant éprouve de la joie en effet, lorsqu’il remplit la fonction pour
laquelle il est fait, lorsqu’il agit selon sa nature... La joie est le signe de la perfection de
l’action502» L’innocent pour Giraudoux est bien, nous le savons, celui dont l’adaptation
à l’univers est absolue503.

Mais Sartre était à mille lieues du stoïcisme. Par la perspicacité dont il fait
preuve dans son article, par la séduction qu’exerce sur lui le livre dont il rend compte,
qu’il comprend si bien et où se devine la lecture d’autres livres de Giraudoux, Sartre
cherche surtout à opposer sa propre philosophie de l’existence à celle de son génial
archicube. Il ne peut admettre un romanesque qui résiste ou se moque de l’Histoire, qui
par définition broie et détermine, ni une conception de la liberté «qui réside moins dans
la contingence de son devenir que dans la réalisation exacte de son essence504»,

501. Chris Marker écrit dans son Giraudoux par lui-même, «Je ne crois à sa prétendue sérénité,
ou du moins je la crois conquise, et durement, et d’autant plus admirable. Cette solidarité avec sa
planète, nous ne saurons jamais le prix qu’il l’a payée». (Seuil, p. 46) En fait nous le savons un
peu. Florence Delay, après avoir cité la phrase de Chris Marker, conclut ses propres pages sur
Giraudoux intitulées Sur le front du bonheur par ces mots : «...Et qu’il continue à payer. Pour
avoir lancé sa prose, toute, sur un front abandonné — notre planète n’étant occupée, ou ne
s’occupant, que de son malheur.» (La séduction brève, Gallimard, 1997, p, 162).
502. Pierre Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle, Fayard,
1992, p. 256-257.
503. Jean Giraudoux, «Charles-Louis Philippe», dans Littérature, Grasset, 1942; Folio-Essais,
1994, p. 101
504. Jean-Paul Sartre, «M. Giraudoux et la philosophie d’Aristote. À propos de Choix des
élues», NRF, mars 1940, rééd. dans Situations I, Gallimard, 1947, Coll. Idées, p. 116-117. Mais
Sartre doit sa prédilection pour une littérature alliant Histoire et métaphysique à Giraudoux. Les
Mouches répondent à Électre. Voir sur ce point la note de Roland Quillot, Les métaphores de
l’inquiétude : Giraudoux, Hesse, Buzzati, P.U.F., «Littératures européennes», 1997, p. 15, n. 1.
172

conception désuète selon lui. Pour Giraudoux, la subjectivité est une illusion et une
prison et sa prétendue liberté, l’esclavage même; à l’avance il refuse l’existentialisme,
car pour lui le vécu subjectif, en se plaçant au centre du monde, se condamne à une
vision désespérée de l’existence. La solitude existentielle, Giraudoux l’éprouve comme
tout un chacun, mais en conclure que nous sommes des subjectivités perdues dans un
monde à jamais silencieux est une erreur, car pour lui, l’univers est en profondeur ordre,
harmonie, et même musique. Il y a un plan divin, une «âme du monde», comme dit toute
la tradition antique, stoïcienne y compris505. Cela sera mis en scène de biais dans une
pièce comme Intermezzo (1934) avec des allégories comme Arthur ou l’Architecte, qui
apparaît dès L’École des indifférents. «On voit ce qu’est l’humanisme fameux de cet
auteur : un eudémonisme païen», s’écrie Sartre! Il s’agit d’une autre conception de
l’humanisme. Sartre, qui rêvait de devenir «à la fois Spinoza et Stendhal506», ne sera ni
le philosophe de la joie que fut le premier507, ni l’écrivain du bonheur que fut le
second508, mais plutôt l’exact inverse, par sa philosophie de la liberté, de la solitude de
l’homme et de l’absurde de sa situation métaphysique, qu’il présente comme un progrès
de la conscience : «Par la littérature, je l’ai montré, écrit Sartre en conclusion de Qu’est-
ce que la littérature?, la collectivité passe à la réflexion et à la médiation, elle acquiert
une conscience malheureuse, une image sans équilibre d’elle-même qu’elle cherche
sans cesse à modifier et à améliorer. 509 » Sartre condamnait l’idéalisme naïf
évidemment, qui se console de fantasmagories, mais sa position n’était pas moins

505. Voir Joseph Moreau, L’âme du monde de Platon aux Stoïciens, Hildesheim, Georg Olms,
1965 [1939]
506. «Quand je vous ai connu, vous m’avez dit que vous vouliez être à la fois Spinoza et
Stendhal», entretien entre Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, août-septembre 1974, publié
dans Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivi d’Entretiens avec Jean-Paul Sartre,
Gallimard, 1981, p. 166; cité par Sirinelli, Ibid.
507. Nous renvoyons une nouvelle fois aux travaux de Robert Misrahi sur Spinoza, en
particulier l’introduction à son édition de l’Éthique, P.U.F., 1990, et à la collection de ses articles
publiés sous le titre de L’être et la joie. perspectives synthétiques sur le spinozisme, éditions
Encre marine, 1997.
508. Voir, de Michel Crouzet, La poétique de Stendhal. Forme et société. Le sublime. Essai sur
la genèse du romantisme I, Flammarion, «Nouvelle Bibliothèque scientifique», 1983; et Le
naturel, la grâce et le réel dans la poétique de Stendhal. Essai sur la genèse du romantisme II,
Flammarion, «Nouvelle Bibliothèque scientifique», 1986.
509. Jean-Paul Sartre, «Qu’est-ce que la littérature?», Situations II, Gallimard, 1948, p. 316.
173

romantique que celle de Giraudoux; elle est elle aussi, mais différemment, habitée par
l’indéracinable aspiration au “salut”, qu’elle reconnaît; elle est seulement sombre et
grinçante510. L’idéal spinoziste et stendhalien, c’est bien plutôt Giraudoux qui l’aura
réalisé. Albérès l’a affirmé dès 1957, pour Spinoza au moins511. Quant à Stendhal, alors
que Giraudoux était blessé et hospitalisé à Fougères en octobre 1914, il avait réclamé
ses romans à Jean Guéhenno qui lui apporta Le Rouge et le noir et La Chartreuse de
Parme 512. Cet idéal est étranger à Sartre, lui qui se voit, par la lecture de Giraudoux,
«condamné à un éternel matin»! Sartre n’est pas poète, et le bonheur l’ennuie. Son
erreur fut, en cherchant à faire passer son point de vue comme le seul valable, d’avoir
déclaré que l’univers giralducien était caduc, fruit d’une maladie mentale (la
schizophrénie), au lieu de le voir simplement comme une option possible, certes
étrangère à lui513, mais pas à toute l’époque, puisque Giraudoux est admiré par de
jeunes communistes comme Chris Marker ou Claude Roy514, qui ont 20 ans en 1940;
il a toujours humilié et agacé ceux qui ne peuvent croire au bonheur, car sa lecture leur
est un reproche constant de manquer de courage et d’être veules devant la vie515. Au
reste, Giraudoux est plus cruel qu’agaçant. Joseph Delteil le rappelait en 1924 : «Le
tendre bourreau invente un supplice nouveau à chaque phrase, une mort nouvelle à
chaque paragraphe, de sorte qu’il faut que nous soyons sans cesse pendus, sans cesse

510. Voir les remarques de Roland Quilliot, op. cit., p. 15 note 1.


511. René-Marill Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, op. cit., chapitre VIII, p.
145-153.
512. «La guerre elle-même n’avait pu le réduire à la mesure commune, le distraire de cette
volonté d’élégance qui l’avait fait poète dans l’année 1905. Il n’y avait pas, j’en suis sûr, dans
toute l’armée française, un autre sergent de sa sorte. Je restai à F[ougères] une quinzaine de
jours. Il voulut relire Stendhal; je lui portai Le rouge et le noir et La Chartreuse de Parme dans de
tristes éditions populaires qui étaient tout ce que je possédais.» Jean Guéhenno, Journal des
années noires (1940-1944), Gallimard, 1947; folio, 1973, p. 385.
513. Voir la si ironique, si significative et amusante juxtaposition de Giraudoux et de Sartre
dans le volume de pastiches publié par Jacques Laurent et Claude Martine, Dix perles de culture,
La Table ronde, 1972 [1952] où Le coup de tête, drame en trois actes (et 19 pages) par J.-P. Sartre
fait suite à La Rose Béjardel, lever de rideau par J. Giraudoux (en 34 pages). La première
pastiche Huis clos, la seconde L’Apollon de Bellac et Cantique des cantiques.
514. Voir Claude Roy, «L’inspecteur de la vie», Moi Je, Gallimard, 1969, «Coll. Folio», p. 381-
395; et «Jean Giraudoux, qu’est-ce que le naturel?», Confluences, nº 35, septembre-octobre
1944, «Hommage à Giraudoux», p. 11-25.
174

décollés, sans cesse rompus.516» Ces cruels plaisirs, exigeant souplesse et esprit sportifs
en littérature, n’étaient pas goûtés de tous.

La rhétorique s’appuie sur la paideia grecque, sur l’idée de formation, pour


laquelle l’homme est inachevé mais perfectible. La génération de Giraudoux a été
formée par ses maîtres à cette rhétorique517 et il la retrouva dans le concept de la
Bildung allemande518. En revanche quand on part du vécu, de l’existence, de l’homme
situé, comme le fait Sartre le phénoménologue, cette notion n’a plus guère de sens.
S’améliorer en vue de quoi? L’individu est ce qu’il est, et les conflits se règlent cas par
cas. Loin de tout absolu, de tout idéalisme, Sartre se place du point de vue du présent,
de l’atmosphère morale des lendemains de la guerre et non sur le plan de l’histoire
littéraire. S’il avait consenti à se souvenir quels avaient été les préoccupations et les buts
des écrivains autour de la première Guerre mondiale, il n’aurait peut-être pas été moins
féroce, mais du moins il aurait été plus juste. Sartre écrit du monde giralducien, l’air
étonné : “ce monde ignore le déterminisme”. Mais c’est précisément ce que toute la
génération de Giraudoux — 20 ans en 1900 — détestait le plus, le déterminisme de
Taine, le scientisme de Renan — La Prière sur la tour Eiffel peut être lue comme une
anti-Prière sur l’Acropole, nous l’avons vu —; Bergson avait, avec l’influence qu’on
sait, renversé ces doctrines en 1889, dans l’Essai sur les données immédiates de la
conscience (1889), puis Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit
(1896), que Proust consulta sans doute en 1909 ou 1910519, et L’Évolution créatrice

515. Sartre écrit dans le numéro d’«Hommages à Giraudoux» de Comoedia, 5 février 1944 :
«L’événement sembla avoir donné tort à Giraudoux et il s’est effacé, emportant avec lui la clé de
ce monde inutile, où les hommes ne voulaient plus entrer», mais — numéro d’hommages oblige
— il ajoute : «Les vieilles valeurs de mesure, d’ordre, de raison, d’humanisme, qu’il a
découvertes, demeurent, après sa mort, “proposées.” Toutes nos violences n’empêcheront pas
qu’elles existent et qu’elles se nomment Bella, Fontranges, Eglantine et qu’elles resteront, quel
que soit le chemin que nous choisissions demain, comme une chance encore possible ou comme
un beau regret, ou peut-être comme un remords.» (cité d’après L’Esprit créateur, vol. IX, nº 2,
summer 1969, p. 71)
516. Joseph Delteil, loc. cit., p. 69
517. Alain Michel le rappelle dans La Parole et la Beauté, Rhétorique et Esthétique dans la
tradition occidentale, Paris : Les Belles Lettres, 1982, rééd. Albin-Michel, 1994, p.422 : « On
pourrait montrer [... que Paulhan ou] Giraudoux sont les représentants d'une génération dont les
maîtres avaient encore connu les vers latins et la “classe de rhétorique”».
518. Voir Louis Dumont, L’idéologie allemande. France-Allemagne et retour, Gallimard, 1991.
519. Joyce N. Megay, Bergson et Proust, Vrin, 1976, p. 15.
175

(1907). Sartre a écrit La Nausée en pensant à Proust, mais en opposition complète avec
lui520; il a écrit Les Mouches en pensant à Giraudoux, mais en opposition complète avec
lui. Lui aussi donc écrit «par opposition, par réaction». Éternelle querelle des Anciens
et des Modernes! Un jeune homme de 20 ou 25 ans avant la Première Guerre mondiale
pouvait choisir, pour ses maîtres, entre Maurras (monarchisme), Georges Sorel
(syndicalisme), Barrès (nationalisme), Bergson (Intuitionnisme), admirer Anatole
France, comme Proust, ou bien, en cette époque de renouveau spiritualiste marqué,
adhérer au Sillon de Marc Sangnier ou au Modernisme catholique d’Alfred Loisy521,
selon les goûts! Il est certain en tout cas que l’intellectualisme de Taine et le scientisme
de Renan étaient bien dépassés.

Leur pourfendeur est Bergson. Léon Blum, en 1913, rattache les tendances
nouvelles de la littérature aux idées de L’Évolution créatrice (1907)522. Les rapports de
l’intelligence et de l’intuition, la Vie comme dynamisme par opposition à la lourde et
inerte Matière, la Mémoire, l’effusion spontanée de l’âme, son mouvement, son rythme
pur et gratuit, l’intériorité, la subjectivité, le lyrisme intime, telles sont les voies et les
modes privilégiés de la sensibilité à la veille de la guerre. Bergson, en sympathie et
parallèlement à la deuxième génération du Symbolisme, a apporté une méthode :
l’intuition, et une métaphysique basée sur l’idée de vie. Mais Francis de Miomandre,
ami et collègue de Giraudoux au service des Oeuvres à l’étranger du Ministère des
Affaires étrangères, écrivain primé au Goncourt en 1908, affirme dans l’enquête de La

520. Henri Bonnet, Roman et poésie, Nizet, 1980, p. 248.


521. Voir Émile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Albin Michel,
«Bibl. de l’Évolution de l’Humanité», 1996 [Casterman, 1962].
522. Léon Blum, «La prochaine génération littéraire», La Revue de Paris, février 1913. Il s’agit
du dernier article littéraire de cet auteur qui allait devenir l’homme politique qu’on sait. On sait
quelle extraordinaire influence l’oeuvre de Bergson a exercé sur l’esprit de l’époque, y compris
chez les littéraires, jusqu’au delà de la guerre. Henri Massis et Gabriel de Tarde (Agathon)
mentionnent Bergson comme l’un des «maîtres de la jeunesse» dans leur fameuse enquête, Les
jeunes gens d’aujourd’hui (Plon, 1913; rééd. Imprimerie nationale, 1995, p. 109ss, 270-272).
Deux journalistes, Gaston Picard et Gustave-Louis Tautain, lancèrent une «Enquête sur M. Henri
Bergson» qui fut publiée en cinq livraisons dans La Nouvelle Revue (10 et 25 février, 10 et 25
mars, 10 avril 1914), où diverses personnalités de l’époque donnaient leur opinion sur l’influence
philosophique, religieuse, littéraire, sociale et politique du bergsonisme. Roméo Arbour a
consacré à l’influence littéraire la seule étude disponible à ce jour (Henri Bergson et les lettres
françaises, Corti, 1955). C’est une question qu’il faudrait reprendre entièrement aujourd’hui.
176

Nouvelle Revue à propos de l’influence de Bergson sur la sensibilité contemporaine :


«Je ne suis pas capable de voir quelle est aujourd’hui l’influence de Bergson au triple
point de vue demandé [philosophique et religieux, littéraire, social et politique]. Ni les
jeunes gens consultés par Agathon, ni ceux dont parle M. Léon Blum, ne se réfèrent
réellement à M. Bergson. Cela vient de beaucoup plus loin, et de la source même où un
Bergson a puisé : mettons le dégoût, la saturation du déterminisme.523» Et Jacques
Rivière, qui eut les mêmes professeurs que Giraudoux en Khâgne à Lakanal, affirme
quant à lui que Bergson n’a fait qu’exprimer habilement les intuitions des Symbolistes,
leur conférer la dignité d’une théorie; il ajoute : «Quant à la littérature, je crois voir
poindre les oeuvres qui la renouvelleront : elles n’ont rien de bergsonien», «l’art qui va
naître sera profondément intellectualiste.524» Giraudoux, toujours méfiant à l’égard de
la spontanéité exagérée, sera effectivement soucieux de ne jamais dissocier lyrisme et
intellectualité, de ne pas abandonner la raison pour la pure effusion. C’est l’un des
aspects de la structure oxymorique profonde de ses récits, que de vouloir toujours
réconcilier pensée et émotion et les faire servir l’une à l’autre — aspect parfaitement
illustré par l’alliance prose-poésie qui y prévaut partout, et qui rend cette oeuvre unique
en son temps. On admire la perspicacité de Joseph Delteil, qui écrit : «Il m’arrive plus
souvent qu’à mon tour de déblatérer contre l’intelligence. Je sais pourquoi! C’est
qu’elle est d’une voracité sans pareille. Elle n’est qu’empiétements et usurpations. Elle
étouffe, elle bouffe tout autour d’elle, la sensibilité, l’imagination, le rêve... Comme je
sais gré à Giraudoux d’avoir mis son intelligence au pas, de n’avoir pas permis qu’elle
fît en lui le désert! Intelligence d’élite, mais sans cesse jaillissement de l’instinct (je
crois que Giraudoux écrit très vite, sous la dictée directe de l’inspiration), calcul mais
spontanéité, jeu cérébral mais émotion. Jean Giraudoux marie en lui les deux principes
intellectuel et sensitif. Et ils ont beaucoup d’enfants.525»

La prose du monde, pour revenir à elle, peut être enchantée par le lyrisme. Le
monde n’est pas un lit de roses. Le mal, le vice règnent «en ce bas monde», comme il
écrit si fréquemment. Giraudoux ne le nie en rien, contrairement à ce que

523. «Enquête sur M. Henri Bergson», La Nouvelle Revue, 10 février 1914, p. 560.
524. «Enquête sur M. Henri Bergson», La Nouvelle Revue, 25 février 1914, p. 753.
525. Joseph Delteil, déjà cité, Les Feuilles libres, nov.-déc. 1924, p. 69.
177

l’invraisemblable catalogue de contresens que forme la réception de Giraudoux ferait


croire. «Curieux Giraudoux, écrivait cependant Henri Clouard, qui cachait derrière ses
arcs-en-ciel un ciel chargé dont aucun nuage ne lui échappait 526». Représenter un
monde où le mal n’a pas de prise ne revient pas à dire que la réalité est ce monde
heureux écrit, mais seulement à en montrer l’accès, à en proposer le modèle rhétorique :
il y a malentendu sur la définition du roman giralducien, qui n’assimile pas la réalité
qu’il représente à la réalité tout court, et sur la fonction de la littérature. Il demande
seulement à la poésie de réenchanter ce monde, «cette poésie toute puissante à qui il a
voulu donner la première place», écrit Philippe Soupault en 1922527. Il y a d’ailleurs à
cet égard une différence significative entre le jeune Giraudoux et le Giraudoux de la
drôle de guerre. Simon, Jacques, Don Manuel, Bernard, Suzanne acceptent la réalité et
en extraient toute la poésie dont elle est capable, qui la rend supportable; leur réussite
fait tout le charme des oeuvres de jeunesse. Mais le dramaturge et homme d’état
vieillissant, l’ex-ministre de l’information dont Aragon a si bien vu la détresse en
1939528, est de plus en plus amer. À Isabelle Montérou qui vient de rompre, suite à un
malentendu à propos du couple de Sodome et Gomorrhe, en 1943, c’est un Giraudoux
désespéré qui écrit:
Pour rester fidèle à un don qui est devenu une mission, je vis dans une vie qui
n’est pas la mienne, je reste dans un pays qui est hors de moi, je respecte les règles d’un
jeu qui est souffrance529.
Cette mission du sourcier de l’Éden, à la même époque, au plus noir de la
guerre, il en a pris une conscience très claire. Une page de Souvenir de deux existences,
commence ainsi :
Ma mission. Elle commençait à mon réveil, sur moi-même, sur mes objets,
sur ma chambre. Mais, après la première lueur du jour, tout était d’aplomb,
tout était conscient. Les plus obtus des meubles, des vêtements

526. Henri Clouard, Histoire de la littérature française du Symbolisme à nos jours, Albin
Michel, 1949, t. II : de 1915 à 1940, p. 203-204.
527. Philippe Soupault, «Jean Giraudoux», Les Feuilles libres, déc. 1922 - jan. 1923, p. 392.
Soupault ajoute : «Voici la poésie bien-aimée, nous murmure Giraudoux, en qui j’ai mis toutes
mes complaisances. Aimez-la.»
528. Aragon (Paul Wattelet), «Giraudoux et l’Achéron», Confluences, nº 35, sept.-oct. 1944,
«Hommage à Giraudoux», p. 116-131, surtout p. 127-128.
529. Cahiers Jean Giraudoux, nº 8, 1979, p. 51.
178

comprenaient grâce à ma présence dès la première minute. Elle continuait


quand la femme de ménage de l’appartement ou le chasseur de l’hôtel
arrivait : il trouvait un maître calme, sûr, il déposait ses souliers ou son
journal, il repartait calme, sûr. On me portait un café; on m’apportait un café
frelaté, d’orge et de cendre; mais on m’avait vu; on repartait avec un coeur,
une espérance...[...] Je m’habillais, je sortais; personne n’échappait à ce
rouleau de fermeté, d’assurance... [...] Ainsi j’allais, ainsi nous allions, tous
ceux qui étaient comme moi, lancés dans la ville; nous parlions sans haine,
sans aveuglement...530
Être amené à invoquer les doctrines philosophiques autour d’une oeuvre
littéraire montre bien à quel point cette oeuvre relève d’une rhétorique. Car la
rhétorique se pose toujours la question des moyens par rapport aux fins et aux enjeux
et, comme Alain Michel l’a montré, met en jeu «d’abord la sagesse»531. C’est ce que
nous avons tenté d’approcher. Il est remarquable que Giraudoux, formé à la toute fin du
XIXe siècle, ait gardé de son éducation une empreinte aussi profonde. Ses premiers
lecteurs le remarquèrent. On n’éclaire guère Giraudoux en le comparant à ses
contemporains, dont il est si différent, mais par rapport au passé dont il est l’héritier et
le fruit parfait et sans doute ultime. On ne comprend son projet qu’en le rapportant à ses
nombreux modèles et en conservant toujours à l’esprit qu’il ne les imite jamais, qu’il
leur a toujours déjà emprunté la substance même de leur art, ce pourquoi ils figuraient
dans ses livres de classe, qui les rendait exemplaires et mémorables, qui faisaient d’eux
des classiques. À la différence de la majorité des élèves de sa génération, il les a lus,
vraiment lus et bien lus. Ce qu’ils avaient à lui apprendre, il l’a fait sien. «J’étais venu
souder à moi le passé des grands hommes, des petits hommes, de l’univers. C’était fait,
solidement fait» (I, p. 292) dit Simon le Pathétique à la toute fin du premier chapitre,
consacré au lycée. Ces mêmes modèles, la plupart de ses contemporains se sont
empressés de les oublier dès la fin de leurs études. Tandis que Giraudoux, qui fut interne
au lycée de Châteauroux de son entrée dans cette institution en octobre 1893 jusqu’à
son départ en juillet 1900 et qui n’avait guère d’autre consolation que le monde de ses
livres et de leurs grands hommes et héros, fut Prix d’excellence «simplement parce que

530. op. cit., p. 137-138.


531. Alain Michel, «Rhétorique et poétique : la théorie du sublime de Platon aux modernes»,
Revue des études latines, t. LIV, 1976, p. 278-307.
179

je savais mieux écrire qu’eux tous, plus nettement penser...» (I, p. 303), mais
sportivement, sans devenir ni fort en thème, ni rat de bibliothèque :
«Douce chose que le sublime, pour un enfant qui lit, ses devoirs terminés,
dans l’étude mal éclairée, grondant l’orage» (I, p. 291);
«Mais le sublime a je ne sais quoi de bestial, d’impitoyable; je lui préférais
le génie. Je devenais caressant et paresseux dès que je pensais au génie» (I,
p. 292).
180

Chapitre V : Romantisme, Symbolisme, Giralducisme

Qu’écrire? Comment écrire? Suis-je poète? Après l’accueil critique admiratif


mais étonné et un peu distant de Provinciales en 1909, Giraudoux se pose ces questions
lancinantes de manière continue, de L’École des indifférents, où Jacques va jusqu’à
douter de son talent (I, p. 196), aux romans de l’immédiat après-guerre, où il mettra
d’ailleurs à exécution des plans littéraires ourdis du temps de sa “prime jeunesse”. Une
remarque faite dans une lettre à Paul Morand semble l’indiquer : «Content qu’Elpénor
te plaise. J’ai encore à faire quelques oeuvres de ma prime jeunesse.532» À l’époque de
cette lettre, Giraudoux semble désormais certain de son talent, et cette période
véritablement “enchantée” nous vaudra ces oeuvres “idylliques” que sont les Écrits de
guerre, en particulier Adorable Clio, dont la Nuit à Châteauroux fut si prisée par Proust
que Giraudoux, le «nouvel écrivain», en vient à remplacer Bergotte dans son
admiration, mais aussi Simon le Pathétique (1918), histoire de ce premier de classe à
l’école du sublime qui passe de l’amour du lycée à l’amour des femmes, puis d’une
femme, Anne, qui flirte avec lui pour lui opposer in fine une fin de non recevoir digne
de l’Astrée; le premier Elpénor (1919) qui semble un vieux projet, peut-être du temps
de Normale; Suzanne et le Pacifique (1921), flirt sublime d’une jeune fille avec la
Nature — une nature amie; Siegfried et le Limousin (1922), flirt échevelé de la France
avec l’Allemagne; La Prière sur la tour Eiffel (1923), à la fois manifeste littéraire, art
poétique et profession de foi qui se retrouvera inclus dans Juliette aux pays des hommes
(1924), flirt d’une jeune fille futée avec la science de son temps, et qui clôt cette
heureuse série, sans tarir toutefois la veine idyllique giralducienne. Le flirt (ou

532. C’est en ce sens, croyons-nous, qu’il faut interpréter cette phrase écrite à Paul Morand,
dans une lettre du 13 octobre 1919; ce qui permet de penser que les textes les plus originaux, qui
ne sont pas des commandes — l’idée d’une jeune fille nue dans une île de Suzanne et le
Pacifique vient à l’esprit — sont probablement aussi des idées datant de ses années d’études,
c’est-à-dire la période d’imagination féconde qui va des deux dernières années de lycée (1898-
1899), jusqu’à l’échec à l’agrégation (1908). «Jean Giraudoux. Correspondances littéraires»,
Cahiers Jean Giraudoux, 23, 1995, p. 198. Mais il y a une autre conclusion à tirer de cette phrase
que Giraudoux écrit au lendemain de la guerre. Il semble bien que pour lui la guerre n’a été ni
une coupure radicale, ni une crise générale des valeurs, comme elle l’a été pour tant de ses
contemporains, y compris Valéry (La crise de l’esprit). C’est peut-être pourquoi Giraudoux est
perçu comme un auteur tourné vers le passé. Sur cette crise, voir Dominique Janicaud, «L’esprit
de la crise», dans Le temps de la réflexion, X, «Le Monde», 1989, p. 337-347.
181

promenade en méandres, ou flânerie caressante, ou souvenir enjoué et affectueux) est


l’un des aspects de la rhétorique giralducienne et de l‘esthétique de l’idylle : il en est le
mode narratif.
Qu’écrire? À quoi faire servir ses dons, quand on a, comme Simon «une
jeunesse à [soi], une vraie jeunesse, puisée à la campagne et aux vieux livres» (I, p.
330), quand on a pour but de fournir à son pays, la France, un langage qui l’explique à
lui-même, qui en soit l’essence; qu’il s’agit d’un pays qu’on aime et dont on a une très
haute idée, mais dont en même temps on aperçoit les tares; quand on se sait écrivain par
toutes les fibres de l’être, et écrivain vivant dans un temps particulier, et poète —
«Poète? Je dois l’être...» (I, p. 154) —, qu’on a une imagination débordante et un
humour reconnu et célébré par tous; quand on a constaté l’instabilité de toutes choses,
la laideur et le mal partout, l’insupportable suffisance et la bêtise de ses contemporains,
mais qu’en même temps l’état d’ignorance où ils sont permet de transformer tout cela
métaphysiquement en une sorte d’apitoyant enfantillage — «Le monde est borné, est
stupide... Il est plein d’enfants»533; quand on se sent solidaire de la condition humaine
et que le seul moyen qu’on a de rédimer tout cela est la littérature, surtout quand on a à
sa disposition une connaissance aussi solide de l’histoire et des formes littéraires, due
à ses études classiques très complètes, et à la découverte émerveillée de la littérature
allemande; qu’on est — ce n’est pas négligeable — normalien, et qu’on aime, qu’on
exige la liberté, l’amitié, la tendresse, la confiance, par-dessus tout le silence, mais
qu’on déteste entendre geindre ou récriminer et que le bonheur paraît bien une
conquête, mais agréable comme un sport, un exercice quotidien, mais aisé, car on a
développé les muscles qu’il faut, et non pas un dû ni un sujet de révolte; alors, quand
on sait tout cela et qu’on a eu une enfance campagnarde, qu’on a aimé, qu’on aime
toujours le silence éternel de la province, et la source, et le vent, que faire de sa vie si
Paris a un peu déçu l’attente du provincial pur et du bon élève qu’on a été, tandis qu’on
se remémore l’éblouissement de la littérature antique, des classiques, la découverte que
fut la lecture des idylles de Théocrite? Que faire? À quoi occuper sa vie? Qu’écrire?
Transfigurer tout cela? Transposer sa vie en musique?

533. Jean Giraudoux, «L’Orgueil», Les sept péchés capitaux, Simon Kra, 1927, p. 1-18
[Gallimard, 1929, p. 9-26].
182

Poète? Dieu me préserve de faire des vers, d’écrire ce que je pense en lignes,
de passer à leur laminoir ma vie (I, p. 154)
Et surtout ne pas ressembler aux lettrés de salon:

ce qu’ils appellent l’intelligence, cette vivacité à parler ou à agir comme le


ferait un pédagogue parfait, avec ses ironies superficielles, ses silences
appuyés, son enthousiasme revêche, est une monnaie qui ne peut avoir cours
que chez les médiocres. Quand ils s’ingénient à trouver le mot d’esprit ou
le mot pittoresque que chaque circonstance réclame, il me paraissent aussi
futiles que les joueurs de bilboquet. (I, p. 154)
Écrire de la poésie parce qu’elle seule peut tenter un réalisme qui ne soit pas
partial ou partisan; de la poésie qui jaillisse de la province, du noble sol natal, comme
dans les romans de chevalerie, qui ennoblisse son humilité par rapport à l’arrogante
capitale. C’est une question de politique et de morale, et non pas de mythe de la
province. S’il y a un écrivain qui déteste les mythes et le bruit qu’ils introduisent dans
la conscience, les dieux qui pullulent, c’est bien Giraudoux, l’amateur de silence, qui
réclamait le droit pour les hommes d’être «un peu seuls sur cette terre»... Écrire de la
prose parce qu’elle seule peut épouser le rythme sinueux de la vie, en restituer
l’imprévisible cours, de la prose qui obéisse aux lois de la poésie, où s’entende une
mélodie, se sente une cadence, un tempo, et qui allie beauté, humour, tendresse,
raffinement, érudition, avec de l’âme, avec une «sensation d’univers»534, qui soit
musicale, en un mot! Ne rien écrire de sombre et de grinçant, le ressentiment étant la
pire des atteintes à la paix de l’âme, dans un genre qui ne fuie pas la réalité et en montre
la subtile beauté. Écrire des idylles provinciales, à la façon de Théocrite, cet enchanteur,
sans s’astreindre à les versifier, ce qui de toutes façons, en français, ne rime à rien,
puisque la prosodie française ne permet que très peu des effets de la prosodie grecque.
À partir d’un sujet humble, créer un objet poétique qui allie à la simplicité du sujet, la
grâce et ses deux aspects selon Démétrius, le rire et l’élégance, comme dans la
Quenouille ou le début des Syracusaines, le tout avec une certaine vigueur, un

534. Paul Valéry, «Propos sur la poésie», Oeuvres, t.I, «Bibl. de la Pléiade», 1957, p. 1363. À
propos de tempo, Valéry écrit dans ses cahiers : «La littérature de l’avenir. / Voilà un titre! / Il ne
s’agit pas de lancer un système d’écriture. mais de poser un problème. / Je le généralise d’avance
— dans l’oeuf. Que penser aujourd’hui de l’existence de l’art en général dans un “univers” assez
probable, avec ses modes de vie, ses hommes, son tempo — car le tempo est chose capitale. Dont
(naturellement) l’histoire, occupation naïve, ne se doute même pas que ce soit un fait à
rechercher... » Cahiers, 29, p. 203 (Édition du CNRS) .
183

enjouement du style? Des idylles modernes donc... Ainsi peut-on s’imaginer le


parcours mental de Giraudoux, jeune écrivain.

Ce jeune écrivain ne ressemble guère à ceux de sa génération. S’il partage avec


eux d’avoir vécu sa jeunesse dans l’atmosphère littéraire au charme si spécifique de
l’époque 1900, il n’en est pas un représentant typique. Y est-il même à l’aise? Rien
n’est moins sûr. Il avouera en 1928 : «À l’origine de notre oeuvre, il n’y a pas influence,
mais antipathie : nous avons pensé par opposition, nous avons écrit par réaction»535.
Giraudoux se confiait peu, fuyait les journalistes536, n’a pas écrit de journal, et on ne
possède de lui aucune note de travail. Il s’est tout de même expliqué sur son art et a
exprimé ses opinions littéraires dans quelques entretiens accordés principalement dans
les années 20, d’autant plus précieux qu’ils sont rares. Un article publié en 1923 nous
servira de fil conducteur. Il s’agit de cet entretien si important du 2 juin, accordée à
Frédéric Lefèvre pour la série des Une heure avec... des Nouvelles littéraires, dans
laquelle Giraudoux pour la première fois a donné des indications précises sur son
travail. Lefèvre avait abordé la question suivante : Auteurs faciles et auteurs difficiles,
ou la question sur son vrai terrain. Il est intéressant de suivre les méandres des réponses
de Giraudoux, car, si le début de l’entretien est consacré à l’affaire Béraud537, les
réponses qu’il fait au journaliste l’amènent à définir en fin de compte les conditions de
lisibilité de ses propres oeuvres538. Ces réponses, complétées par les explications qu’il
donne au même Frédéric Lefèvre dans la seconde Heure avec Jean Giraudoux que le
journaliste publie en 1926, et par quelques autres entretiens accordés à d’autres

535. Simone Ratel, «Entretien avec Jean Giraudoux. Est-ce le commencement d'un romantisme
français?», Comoedia, 18 juillet 1928; Cahiers Jean Giraudoux, nº14, 1985, p. 95.
536. Voir Pierre d’Almeida, «Giraudoux et les interviewers ou : “Comment s’en
débarrasser?”», Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 21-24. On trouvera les «enquêtes et
interviews» auxquels Giraudoux a participé dans les Cahiers 14, 1885 et 19, 1990. À partir de
1930, on lui demanda des articles, des conférences, dont il publia lui-même un choix en 1941
dans Littérature.
537. Voir Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, les informations fournies par Pierre
d’Almeida, p.31-37, et le début de l’interview, p. 39-44; voir aussi d’Henri Béraud, La Croisade
des longues figures, Éd. du siècle, 1924. Michel Winock résume l’affaire Béraud dans Le Siècle
des intellectuels, Seuil, 1997, p. 162.
538. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 44-47. Dans ce qui suit nous citons de multiples
phrases de cette entrevue sans nouvel appel de notes. Les notes appelleront les citations d’autres
entrevues dont nous l’entrecoupons.
184

journalistes à la même époque, permettent de reconstituer quelques aspects importants


du projet d’écriture giralducien. Cet entretien est d’autant plus important que
Giraudoux y exprime pour la première fois des opinions qu’il répétera constamment par
la suite, montrant une remarquable constance de point de vue dans sa conception de
l’art littéraire.

Giraudoux commence par aborder la question de l’évolution de la langue


française. Pour lui la langue française du Moyen Âge et de la Renaissance jusqu’à La
Fontaine était «une langue excessivement riche, nombreuse, poétique, mystérieuse».
Mais cette langue, les auteurs du XVIIIe siècle furent amenés à en faire une «langue de
combat, c’est-à-dire particulièrement claire, limpide, précise.» En 1928, il répétera à
plusieurs journalistes cette même conception : «la prose était figée dans le moule
stéréotypé du langage que nous avaient légué les XVIIIe et XIXe siècles, coupables
d’avoir desséché et compliqué le beau langage vivant des XVIIe et XVIe siècles».
C’était là également l’opinion des romantiques allemands sur la poésie française, qui
faisaient remonter l’“erreur” à Corneille539. Pour Giraudoux, la clarté n’était qu’une
des qualités de la langue française, et elle s’est exercée «au préjudice de toutes ses
autres vertus540». Le français est devenu «une arme plus tranchante, mais moins
pittoresque.541» Or il lui semble que «depuis une vingtaine d’années» — entendons :
depuis qu’il écrit542 — les jeunes cherchent moins «la perfection apparente et nue du
style» qu’à se relier, par leur oeuvre, «au premier fonds de la tradition française543». De
ce ressourcement544, «le travail ingrat et méritoire a été fait par les symbolistes». Il le
répétera en 1935 : «Les symbolistes ont ouvert la marche. C’est avec eux, et grâce à
eux, qu’on a vu se réintroduire progressivement dans le français cet esprit d’agrément

539. Notons qu’avant eux, Fénelon, lui aussi, dans la Lettre à l’Académie (1716), regrettait
qu’on ait «gêné et appauvri» la langue «depuis environ cent ans, en voulant la purifier», Oeuvres,
t. II, «Bibl. de la Pléiade», 1997, p. 1139. Giraudoux aura très bien pu y puiser cette idée, mais sa
prédilection avouée pour l’époque baroque et maniériste laisse à penser que son opinion est
fondée sur ses lectures et ses constatations personnelles.
540. Giraudoux mentionne ici que quelques rares écrivains, comme Saint-Simon, Diderot et
Stendhal, échappèrent à cette limitation. En 1932, il ajoutera Laclos à cette liste.
541. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 100.
542. «Vers 1910-1912, il y avait des jeunes gens qui, comme moi, lisaient les Classiques, qui
peut-être préparaient, comme moi, l’École normale...»! Voir Cahiers Jean Giraudoux, nº 14,
1985, p. 95.
185

et de fantaisie qui en avait complètement disparu, après en avoir été, jusqu’au XVIIIe,
— période d’amaigrissement du langage, mais encore, malgré tout, période de
merveilleux langage, — la marque caractéristique. Nous sommes en plein
rajeunissement.545» Valéry a dit ce qu’avait été le «principe» du Symbolisme:

Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans


l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies
entre elles) de «reprendre à la Musique leur bien». Le secret de ce
mouvement n’est pas autre.
[...]
ils purgeaient leur poésie de presque tous ces éléments intellectuels que la
musique ne peut exprimer.546
On sait qu’en 1919 Albert Thibaudet considérait le roman giralducien comme
un exemple de ce que le symbolisme aurait pu donner en matière de roman547. En 1920,
dans Reconnaissance à Dada, Jacques Rivière, voyant dans ce mouvement un héritier
du romantisme à travers le Symbolisme et le cubisme, insistait sur les objectifs qui
selon lui avaient guidé le Symbolisme : «se délivrer de tout modèle et [...] ne plus faire
de l’art qu’une sorte de substitut de la personnalité. 548 » Giraudoux partage

543. Giraudoux dira plusieurs fois que pour lui la grande époque du roman est celle des
chansons de geste : «Je verrais mon ascendance dans la chanson de geste, les fabliaux. Les
personnages de chansons de geste... [...] les animaux, [...] Et toujours, en arrière-fond, le pays»
(Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 72). Ses références au Moyen Âge comme l’âge d’or
du roman l’indiquent clairement : «Mon idée a toujours été que la grande époque de la littérature
française était l’époque des chansons de geste. [...] La grande poésie est toujours épique (Cahiers
Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 55). Le sujet est suffisamment important pour avoir suggéré un
sujet de thèse : Jean-Claude Sertelon : Giraudoux et le Moyen Age, La pensée universelle, 1974,
et un article important de Jacques Body (“Réception du Moyen Âge et pastiche moyenâgeux
dans l'oeuvre de Giraudoux”, loc. cit.) Quant à l’allusion au pays, elle doit être prise très au
sérieux, car elle explique l’omniprésence et le statut de la province dans l’oeuvre de Giraudoux,
qui mentionne «en ce temps-là, l’influence très grande de la géographie sur la formation du
caractère français.» Remarquons au passage que Julien Gracq, autre auteur de récits poétiques —
et normalien géographe —, a tiré toute une poétique de la géographie.
544. Guy Teissier et Pierre d’Almeida ont souligné dans leur annotation de cette entrevue à
quel point Giraudoux voit dans ce mouvement un ressourcement. Voir Cahiers Jean Giraudoux,
nº 14, 1985, p. 45 et note 10.
545. Georges Champeaux, «Comment travaillez-vous?», Les Annales politiques et littéraires,
10 septembre 1935; Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 176.
546. Paul Valéry, Avant-propos à la connaissance de la déesse, Variété I, Oeuvres, t. I,
Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», t. I, 1957, p. 1272. Il s’agit du texte où Valéry avait employé
pour la première l’expression de poésie «à l’état pur» vouée à controverse (p. 1270).
547. Albert Thibaudet, Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938, p. 84 (article du 1er
décembre 1919) : «Le symbolisme n’a rien produit en matière de roman! [...] Il nous revient
aujourd’hui : c’est le roman de M. Giraudoux.»
186

certainement avec les Symbolistes cette attitude, lui qui déclare, nous l’avons vu, qu’à
l’origine de son oeuvre, il n’y a pas influence, mais antipathie : qu’il a pensé par
opposition, écrit par réaction549. Le premier exemple qui vienne à l’esprit de cette
indépendance, vis-à-vis du Symbolisme même, est la déclaration de Jacques l’égoïste
qui préfère déceler des analogies entre les apparences des choses que de prétendre
pénétrer leur essence :

Je trouve assez d’épaisseur à la surface du monde. Pour moi, chaque être,


chaque chose s’appuie plus fortement sur sa couleur que sur son squelette (I, p. 154).

Une fois le coup de chapeau donné aux Symbolistes, Giraudoux salue la


génération de Gide, de Claudel et de Proust «auxquels les jeunes écrivains se rattachent
plutôt par la sympathie et l’admiration que par l’imitation.» Notons que la révérence est
plus chaleureuse qu’il n’y paraît. Ces trois auteurs seront souvent nommés dans
l’oeuvre, surtout Claudel, et Giraudoux, qui n’écrivait guère sur l’oeuvre d’autres
écrivains, consacra en 1919 à Proust et à Claudel ses deux premières chroniques
littéraires des Feuillets d’Art550.

Et nous en venons à la conception giralducienne : «Aujourd’hui, déclare


Giraudoux, la littérature française a surtout une valeur morale et poétique, beaucoup
plus que de divertissement.» Et il ajoute : «C’est une raison pour laquelle elle ne divertit
pas tout le monde.» Elle attire plus ceux qui ont besoin «d’élévation et de consolation,
que de plaisanterie». Qui sont ceux qui ont besoin de plaisanterie? Giraudoux le dit
quelques paragraphes plus haut : «la bourgeoisie aisée et à vie facile»; et de nouveau en
1928 : «les cercles de dressage littéraire et mondain551», pour qui «le roman, le théâtre
étaient uniquement des divertissements bourgeois552».

548. Jacques Rivière, «Reconnaissance à Dada», Nouvelles études, Gallimard, 1947, p. 303.
Cité par Éliane Tonnet-Lacroix, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Publications
de la Sorbonne, 1991, p. 273.
549. Comoedia, 18 juillet 1928; loc. cit.
550. «Du côté de Marcel Proust», Les Feuillets d’Art, nº 1, 31 mai 1919, et «Lettre au Capitaine
Drabath Magore», Les Feuillets d’Art, nº 2, 31 août 1919. Le texte en a été republié dans l’article
de Jacques Body, «Deux chroniques oubliées : Giraudoux et Proust, Giraudoux et Claudel»,
Studi Francesi, Vol. 33, sept.-déc. 1967, p. 457-467. On le trouvera aussi dans Or dans la nuit,
Grasset, 1969, p. 16-27 et 28-34.
551. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 95.
552. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 100.
187

Giraudoux accepte ensuite l’“influence” de Bergson et du pragmatisme de


William James sur les jeunes écrivains : «Certes; tous ces mouvements parallèles ont
eu lieu par osmose.» Puis il semble s’impatienter :
«...Auteurs ennuyeux, auteurs ennuyeux! Qu’est-ce que cela peut bien
vouloir dire? Il est vrai qu’il y a des gens qui nous trouvent, mes amis et
moi, compliqués et illisibles! La vérité est très simple et vous la connaissez :
le grand public n’a pas eu depuis longtemps de rapports avec la vraie
lecture.»
Nous voici de nouveau face au problème de la lisibilité : l’utilisation
giralducienne de la prose et les conventions en usage. Giraudoux donne ensuite ces
explications bien connues et cruciales pour la définition du romanesque giralducien : il
écrit à la première personne, parce qu’il «ne veut pas faire l’artifice de créer un autre
personnage»; il ne considère tout ce qu’il écrit «que comme une espèce de divagation
poétique», il n’a «jamais eu la prétention de faire un roman ou une composition
littéraire quelconque»; il écrit facilement (27 jours pour Siegfried!); il a des «intentions
morales»553; il le redira en 1929 : «L’écrivain a, dans la société actuelle, un rôle moral
immense à jouer554»; il se sent proche de «la philosophie stoïcienne»; on trouvera
quelque chose qui ressemble à un art poétique dans La Prière sur la tour Eiffel, qu’il
est en train d’écrire; il croit à «la nécessité de reprendre contact avec l’Allemagne
littéraire» (raison d’être de Siegfried et le Limousin; il le redira à la veille de la première
de Siegfried au théâtre), puis il répète : «Je ne fais pas de livre au sens où on l’entend
communément.» Et il ajoute cette petite phrase qui est une profession de foi poétique:
En ouvrant un bouquin, le lecteur se dit : “Je vais écouter une belle histoire.”
Je voudrais qu’en ouvrant un de mes ouvrages, il dise : “Je vais prendre contact avec
une âme vivante.”
On pense à la poétique mallarméenne ou aux remarques de Proust sur la
musique et la «communication des âmes555», dans ces pages si musicales elles-mêmes
de La prisonnière où le narrateur écoute le septuor de Vinteuil dans le salon Verdurin.

553. Giraudoux modifiera cette opinion quelques années plus tard.


554. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 139.
555. «...je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être —
s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées — la
communication des âmes.», Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III, Gallimard,
Bibl. de la Pléiade, 1988, p. 762-763.
188

Enfin il écarte une comparaison avec Jules Renard556, qui lui sert de prétexte
à cette déclaration fracassante et définitive, sur laquelle Lefèvre clôt l’entrevue :
Je n’apprécie à aucun degré la littérature réaliste...557
Les déclarations de cet entretien contiennent une foule d’indications
précieuses : une affirmation poétique pour commencer : la divagation comme méthode
et le je lyrique servis par une langue riche, nombreuse, mystérieuse et non plus
seulement claire; ensuite le but moral qu’elle s’assigne et même l’«élévation», la
«consolation» stoïciennes. La divagation est une variante de ce que nous avons appelé
flirt. Nous allons revenir au je lyrique, omniprésent dans toute l’oeuvrem romanesque.
Quant à la consolation, si nous cherchions un aveu clair d’une atmosphère littéraire
vraiment stoïcienne, nous le tenons : qu’on pense aux Consolations de Sénèque558, et
en général au genre antique de la Consolation. La Consolation à Helvia contient un
portrait «idyllique» du philosophe serein, entouré d’une famille aimante, estimable,
sympathique... L’entretien avoue aussi une double allégeance, le Symbolisme et
l’Allemagne littéraire, tout en gardant son indépendance, et le dédain du réalisme, du
moins du réalisme naturaliste. Giraudoux répétera tout au long des années 20 et 30
qu’on assiste à un nouveau romantisme. C’est donc le cadre dans lequel il faut lire ses
oeuvres. Mais quel est ce nouveau romantisme? Si on note à la veille de la guerre un
courant intellectualiste, il y a un retour au romantisme après la guerre. Éliane Tonnet-
Lacroix l’a montré dans son livre sur les sensibilités littéraires de l’après-guerre 559.

556. Giraudoux par deux fois expliquera que le Jules Renard des Histoires naturelles, «ce n’est
pas parent» avec lui. «M’apparenter à Jules Renard est une fantaisie pleine d’humour», répète-t-
il en 1926 à Frédéric Lefèvre (Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 55). La province du
Journal est une rude et amère province, où la glèbe est dure et les moeurs plus proches de La
terre de Zola que de Provinciales, si ce n’est pour l’humour mordant, très amusant de Renard. À
vrai dire, ce qui est significatif, c’est plutôt que Jules Renard ait remarqué Provinciales à leur
parution, et les ait aimées assez pour s’en faire le défenseur (malheureux) au jury Goncourt pour
l’année 1909. Il était assez naturel que l’auteur de Bucoliques appréciât et défendît la province de
rêve et les provinciaux idéaux de Giraudoux. Voir Jules Renard, Journal, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1965, p. 1258.
557. Toutes les citations qui précèdent, Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 45-47.
558. Les trois Consolations de Sénèque, à Marcia, à sa mère Helvia et à Polybius, sont
accessibles dans l’édition due à Paul Veyne, Entretiens, Lettres à Lucilius, collection
«Bouquins», Robert Laffont, 1993. Peu nous importe quelle ait pu être la rouerie de Sénèque
dans ces lettres, nous savons que Giraudoux admirait sa langue. Paul Veyne souligne dans son
introduction la rhétorique de l’éxilé, qui espère la grâce de l’empereur Claude, p. 45.
559. Éliane Tonnet-Lacroix, op.cit., p.237-256.
189

L’abbé Brémond publie en 1923 un recueil d’articles sous le titre de Pour le


Romantisme. Edmond Jaloux et Jean Cassou, fervents du romantisme allemand,
fondent le «Brambilla Club» en 1925, dont Giraudoux fera partie, mais ils avaient
redécouvert le romantisme allemand bien avant la guerre, Edmond Jaloux le raconte
dans Les Saisons littéraires. Dans le premier Manifeste du Surréalisme (1924), André
Breton fait lui aussi figurer nombre de romantiques au panthéon surréaliste. Mais la
mission de l’écrivain à laquelle Giraudoux fera constamment allusion entre les deux
guerres, se rattache à l’avènement d’un romantisme qui n’est ni un romantisme de
collectionneurs de fines curiosités littéraires, ni une généalogie justificatrice, mais un
mouvement engagé comme le furent les romantiques de la fin du XVIIIe siècle et du
premier XIXe siècle, pétris d’énergie et de nostalgie, sans rapport avec les futiles
problèmes d’école du romantisme français, trente ou quarante ans plus tard560. En
1928 : «Nous assistons à l’avènement du romantisme français»,... «Le romantisme
français commence à Verlaine, dans la poésie. Dans le roman, nous en voyons l’aube.
Le XXe siècle sera le siècle romantique par excellence.»561 En 1929 : «Nous sommes
les vrais écrivains romantiques. Les autres étaient de faux romantiques», «car il y a
peut-être eu deux vrais romantiques : Gérard de Nerval et Alfred de Vigny. Tous les
autres sont des anti-romantiques!» et il ajoute, une nouvelle fois : «L’écrivain a, dans la
société actuelle, un rôle moral immense à jouer.562» Il se réfère à ce romantisme
nouveau jusqu’en 1937, dans une entrevue563. Mais Paul Morand, dans sa préface à

560. « Il suffirait évidemment de s’entendre sur le mot romantique...» entonne Giraudoux dans
un passage souvent cité de De siècle à siècle, où il montre que le Romantisme auquel il se
rattache est le premier romantisme, celui du XVIIIe siècle et du tournant du XIXe siècle
(Littérature, Grasset, 1941; Folio-Essais, 1994, p. 178-181). On y lit des phrases comme « Le
moment romantique d’un pays est celui, en effet, où tout a cédé devant l’exigence du coeur »(p.
179), « la seule époque où le rôle de l’homme de lettres l’élève jusqu’à être la conscience du
siècle » (p.179), et « La liberté du coeur, la liberté de l’inspiration espéraient ce message des
droits de l’univers qui allait abolir les droits de l’homme» (p. 181). Giraudoux y donne la liste
des écrivains romantiques français auxquels il se rattache : «Restif, Chateaubriand, Chénier,
Mme de Staël, Bernardin de Saint-Pierre, Senancour, Benjamin Constant, Joubert» (p. 180).
561. Simone Ratel, «Entretien avec Jean Giraudoux. Est-ce le commencement d'un romantisme
français?», Comoedia, 18 juillet 1928; Cahiers Jean Giraudoux, nº14, 1985, p. 96.
562. André Lang, «L’enchanteur Jean Giraudoux», Les Annales politiques et littéraires, nº
2347, 1er décembre 1929; Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 139.
563. Pierre Lagarde, «Jean Giraudoux et le théâtre», Les Nouvelles littéraires, 1er mai 1937;
Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 213.
190

l’édition espagnole de L’École des indifférents, en 1921, indiquait bien que le modèle
de ce romantisme nouveau était le romantisme allemand564. Ce nouveau romantisme,
appelé de manière si insistante par Giraudoux, bien loin de constituer l’un des
«monstres giralduciens565» à reléguer au musée, est peut-être la suprême originalité de
son génie, en ce qu’il a consisté en une utilisation française des théories littéraire et
philosophique du premier romantisme allemand, la Frühromantik, dont seul jusqu’alors
le Symbolisme avait commencé à prendre la mesure566, d’où le respect de Giraudoux
pour cette école; il consiste non en des emprunts thématiques mais en l’application à la
prose et à la situation littéraire française de principes littéraires nouveaux, qu’aucun
écrivain français, à l’exception de Nerval, n’avait tenté d’appliquer auparavant, malgré
le succès du De l’Allemagne de Mme de Staël567; principes qui viennent tous des idées
littéraires et philosophiques révolutionnaires du groupe d’Iéna, au tournant du XIXe
siècle, des écrivains et penseurs autour de la revue l’Athenaeum et qu’on peut résumer
comme suit : certitude que le langage est l’authentique expression de l’être,
prééminence de la poésie, compréhension du roman comme oeuvre romantique par
excellence et donc poème, rôle central attribué à la littérature. Ce nouveau romantisme
d’inspiration germanique, qui fut pour lui une telle révélation à Normale en 1904-1905,
grâce aux cours de Charles Andler, il est peut-être seul à le souhaiter avec cette ferveur,
à le comprendre en profondeur, à en voir l’inestimable valeur et surtout à le pratiquer
littérairement568. Jacques Rivière, dans l’enquête de 1914 sur l’influence de Bergson,
considère que les tendances nouvelles de la littérature seront intellectualistes et «aussi
éloignées que possible de ce romantisme — si haï de tous les jeunes... », mais Léon
Blum en annonçait au contraire la renaissance grâce à Bergson! Rivière évoquait sans
doute le vieux romantisme français moribond.

564. Voir Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 98, note 46.
565. Pierre d’Almeida, L’image de la littérature dans l’oeuvre de Jean Giraudoux, Cahiers
Jean Giraudoux, nº 17, 1988, p. 65.
566. Voir sur ce point la démonstration de Lilian Furst, Counterparts. The dynamics of Franco-
German literary relationships 1770-1895, Detroit, Wayne State Univ. Press, 1977, chapitre IV :
German Romanticism and French Symbolism.
567. Edmond Eggli, dans son Schiller et le romantisme français (Paris, J. Gamber, 1927;
Genève, Slatkine Reprints, 1970, 2v.) montre de même que c’est la production dramatique de
Schiller et non ses idées esthétiques qui intéressa la génération romantique.
191

Comment, à 20 ou 25 ans, ne pas être séduit par le Romantisme allemand :


«oui, le monde peut être dit, oui, il y a un accès à l’être; il suffit pour cela d’être poète»,
disent les Romantiques d’Iéna, Friedrich Schlegel et Novalis en tête569. L’opacité du
langage et son incapacité à pénétrer le mystère du monde n’est qu’une question de
niveau : c’est le langage utilitaire et rationnel de l’usage quotidien qui est incapable de
le percer; la poésie, elle, ouvre sur l’absolu; au lieu de nous condamner à l’impuissance,
le langage poétique nous permet de retrouver l’unité originelle, la joie de l’état d’avant
la Chute. «Le mot est la véritable baguette magique», dit Friedrich Schlegel, cité par
Ricarda Huch, que Giraudoux avait lu à Normale570. La formule pourrait être de

568. Cette “révélation” date peut-être des années de khâgne à Lakanal. Giraudoux y avait pour
professeur de philosophie Camille Mélinand, disciple de Émile Boutroux, longuement évoqué
dans Le Cloître de la rue d’Ulm, de Romain Rolland (Albin Michel, 1952, p. 93-97, 181, 203).
Rolland le décrit comme un jeune homme au «moi envahissant», «qu’il érige en système
philosophique». Il eut une énorme influence sur Alain-Fournier et Jacques Rivière (voir leur
Correspondance, Gallimard, 1991, surtout pour l’année 1905). Rivière, dans sa préface à
Miracles d’Alain-Fournier, rappelle sa démonstration irréfutable de l’idéalisme du monde
extérieur. Les deux étudiants le décrivent comme un esprit généreux et exigeant. Alain-Fournier,
dans une lettre à sa soeur Isabelle du 7 août 1905, le déclare «l’un des rares, peut-être le seul
homme intelligent» qu’ils aient rencontré sur leur route (voir Correspondance, II, p.622). On
peut se demander si la personnalité de Mélinand eut quelque chose à voir avec la présentation
dédaigneuse que Giraudoux fit du romantisme allemand devant ses congénères de la khâgne à
Lakanal, où il semble avoir déclaré n’y apercevoir «que les élucubrations de quelques bourgeois
d’aussi bonne volonté que de mauvais goût.» (propos rapportés dans le journal étudiant Le Topo
(nº1, 15 mai 1902, f.13; voir Cahiers Jean Giraudoux, 15, 1986, p. 72, n.2). Si l’on examine les
autres contributions que Giraudoux fit au Topo (ibid., p. 81-111), en particulier cette chronique
mordante intitulée Pointes de feu et coups de ciseaux, sous le pseudonyme de Gustave Brûleau, il
semblerait plutôt que le potache Giraudoux s’exerçait à la verve ironique, et que se moquer du
romantisme allemand fut sa façon de reconnaître l’étrangeté d’une façon de penser et de
concevoir le rôle de la littérature dont la présentation par Andler n’allait pas tarder à le conquérir.
Giraudoux rend d’ailleurs hommage à Mélinand dans une entrevue aux Nouvelles littéraires, 35
ans plus tard (9 octobre 1937), où il déclare : «J’ai eu des professeurs qui étaient des hommes
extraordinaires. M. Jacques, M. Mélinand, M. Bernès, M. Vial...Tous des hommes qui m’ont pris
et m’ont orienté.» (Cahiers Jean Giraudoux, 19, 1990, p. 237).
569. Formule saisissante dans sa justesse de Tzvetan Todorov dans son introduction au livre de
Jean-Marie Schaeffer, La naissance de la littérature, la théorie esthétique du Romantisme
allemand, Presses de l’École Normale Supérieure, 1983. Nous empruntons le développement qui
suit à ce court texte d’un des connaisseurs français du romantisme allemand. Voir son chapitre
«La crise romantique», dans Théories du symbole, Seuil, 1977, p. 179-260.
570. Friedrich Schlegel, mot cité par Ricarda Huch, Les romantiques allemands (1899), trad.
français. André Babelon, Pandora, 1978, t. I, p. 39. Giraudoux avait lu, à Normale, en novembre
1906, de la poétesse Ricarda Huch, d’abord Ausbreitung und Verfall der Romantik (Leipzig, H.
Haessel, 1902), puis, en décembre de la même année Blütezeit der Romantik (Leipzig, H.
Haessel, 1899)
192

Giraudoux, qui dans sa gourmandise vis-à-vis des mots571 en a joué plus qu’aucun
écrivain de son époque, même s’il se méfie des beaux adjectifs «colorés et luisants» qui
parfois le tentent (I, p. 849). Or ce qui caractérise distinctement les premiers
romantiques, c’est leur conception du roman en tant que forme dans laquelle ce langage
poétique atteint son efficace572. Que dit Friedrich Schlegel dans la Lettre sur le roman?
«Est romantique précisément ce qui nous expose un fond sentimental sous
une forme fantastique» [...] «dans la poésie romantique l’esprit de l’amour
doit planer partout, invisiblement visible» [...] «Seule la fantaisie est
capable de saisir l’énigme de cet amour et de le présenter en tant
qu’énigme» [...] «on n’y tient aucun compte de la distinction entre
apparence et vérité, jeu et sérieux. Là réside la grande différence.» [...] «La
poésie ancienne se rattache de part en part à la mythologie... Au contraire la
poésie romantique repose toute entière sur un fond historique» [...] «exècre
le roman dès lors qu’il se veut un genre particulier.» [...] «La cohésion
dramatique de l’histoire ne fait [...] nullement du roman un tout, une oeuvre,
s’il ne le devient pas grâce à la relation de toute la composition à une unité
plus haute que celle de la lettre, — dont il fait et peut souvent faire fi —
grâce à la liaison des idées, grâce à un point central spirituel.573»
Ces analyses, que Giraudoux aurait pu reprendre à son compte une à une,
forment le contexte de la fameuse déclaration «Un roman est un livre romantique».
Solger, dix ans après l’époque de l’Athenaeum écrira, «Tout l’art d’aujourd’hui repose
sur le roman, même le drame574». Ernst Behler cite, dans son livre récent sur le premier
romantisme allemand 575, les commentaires de Friedrich Schlegel sur le Wilhelm
Meister de Goethe : «Cette prose magnifique est prose, et pourtant elle est aussi
poésie.» Connaissant l’admiration maintes fois professée de Giraudoux pour Goethe,
suivons le raisonnement de Friedrich Schlegel. Pour lui le problème souligné ici est lié,
non pas à la théorie des genres, mais à la théorie du langage. Pour les frères Schlegel,
la séparation classique qui exclut le roman des genres poétiques était irrecevable. La
possibilité pour le roman d’être poétique repose donc entièrement sur l’utilisation de la

571. La base de l’ARTFL (American Research Treasury of the French Language — Frantext),
à Chicago, donne 615 occurrences pour le mot “mot” dans les seize oeuvres qu’elle contient,
dont une bonne moitié, ici aussi, dans les quatre romans qu’elle contient : Suzanne et le
Pacifique, Simon le Pathétique, Siegfried et le Limousin et Bella.
572. Voir la Lettre sur le roman, de Friedrich Schlegel, dans L’absolu littéraire, de Ph. Lacoue-
Labarthe et J,-L. Nancy, Seuil, «Poétique», 1978, p. 321-330. Ce recueil contient la seule
traduction française disponible des textes principaux du romantisme d’Iéna.
573. Ibid., p. 325, 326, 327.
574. cité par Ricarda Huch, op. cit., p. 189.
575. Ernst Behler, Le premier romantisme allemand, PUF, 1996, p. 89.
193

langue. La question est de savoir comment on peut, en utilisant un langage «issu de la


langue cultivée de la vie sociale», créer une oeuvre d’art qui satisfasse aux exigences
de perfection formelle, de construction et d’agencement poétique illustrées par
Sophocle, Cervantès ou Shakespeare576. Pour Friedrich Schlegel il était absolument
impossible de juger ce livre «absolument neuf et unique» en le considérant «comme un
roman dont les personnages et les événements constituent la fin ultime». Ernst Behler
explique que c’est en traduisant Denys d’Halicarnasse que Friedrich Schlegel
s’intéressa aux manières de rendre poétique un roman. À Dresde en 1797, il avait traduit
le Jugement de Denys sur Isocrate577. August Wilhelm Schlegel lui aussi s’intéressait
à Denys. «C’est à l’instigation de ce rhétoricien de l’Antiquité tardive, écrit Behler, que
les frères Schlegel allaient s’attaquer à un principe fondamental de l’esthétique
classique.578» Denys, dans son traité Sur l’arrangement des mots, avait souligné «la
relation étroite entre le rythme de la prose et le mètre de la poésie et noté que certaines
figures de la prose grecque s’apparentaient aux rimes de la poésie 579 ». Cette
perspective fut d’une importance primordiale pour les premiers romantiques, explique
Behler, et Giraudoux, qui lui aussi démontre la même «volonté de dépasser l’opposition
entre la poésie et la prose et la séparation entre la littérature et la philosophie580» a été
leur élève, grâce aux cours de Charles Andler, autour de 1904-1905, mais il avait pu
faire la même découverte grâce à sa connaissance de l’antiquité grecque. Ses lectures
d’étudiant, une nouvelle fois, lui auront montré la voie, un volume sur Denys
d’Halicarnasse en particulier, reçu comme prix au Concours général de 1902, ce même
Denys d’Halicarnasse dans lequel le jeune Friedrich Schlegel s’était plongé avec
passion à Dresde en 1796-1797. Il s’agit du livre de Maximilien Egger, Denys
d’Halicarnasse. Essai sur la critique littéraire et la rhétorique chez les Grecs du siècle
d’Auguste, Paris, 1902. Il s’agit d’une édition spéciale : le livre porte sur le plat de

576. L’admiration des Romantiques pour Shakespeare est trop connue pour qu’on s’y attarde
ici. On sait que August Wilhelm Schlegel a écrit une étude célèbre sur Roméo et Juliette. L’un
des manifestes français du romantisme est le Racine et Shakespeare de Stendhal.
577. Isocrate, orateur antique, apparaît dans le Phèdre de Platon
578. Ernst Behler, op. cit., p. 212.
579. Ibid.
580. Ibid.
194

couverture le sceau du “Prix de l’Association pour l’encouragement des Études


grecques en France”. Le livre avait été publié l’année même chez A. Picard et fils. Il se
trouve dans la bibliothèque de Giraudoux conservée à la Maison natale à Bellac.
Comme dans le cas du livre d’Alfred Croiset sur la poésie de Pindare, qui servit à
Giraudoux dans la composition d’Elpénor, ou du tome cinquième : période
alexandrine, de l’Histoire de la littérature grecque, d’Alfred et Maurice Croiset, que
Giraudoux consulta certainement dans ses recherches sur Théocrite, nous avons toutes
les raisons de penser que ce livre fut lui aussi parcouru par Giraudoux et qu’il y puisa
quelques concepts, sans doute tirés en particulier de la «Lettre à Pompée Géminos» ou
du «traité de l’arrangement des mots» (Traité de la synthésis ou De Compositione
Verborum).
Or avec un tel absolu du langage, avec une telle «ferme croyance en la vertu
métaphysique des règles et les capacités du langage581», comme dit Blanchot (à propos
de Littérature), l’oeuvre littéraire devient bientôt son propre absolu. Le roman, à cause
de sa liberté, devient poème universel, transgénérique, total. On sait que cette
conception du roman fut essayée avec plus ou moins de succès, et de manières très
diverses par Tieck, Schlegel et d’autres. Leurs romans ne se comparent guère entre eux,
sauf sur ce point. Cependant ils incarnent une même vision que Ricarda Huch a
résumée : «Le vieux poète épique, qui a avant tout un sens et une conscience du monde
extérieur, ne représente l’homme qu’en tant qu’il décrit le monde. Le poète moderne du
roman avec sa conscience élargie du moi exprime l’homme et en lui le monde — le Tout
devient une personne.582»
On est frappé quand on lit la Lucinde (1799) de Friedrich Schlegel par un air
de famille avec la technique romanesque giralducienne. Le montage inhabituel, la
profusion des oxymores, les apostrophes, et la merveilleuse idylle sur la paresse, qui
commence par un vocatif, font irrésistiblement penser à Giraudoux. Comme le dit Ernst
Behler, Lucinde fait sortir le lecteur du monde présent, règne de la cupidité, des objets,
de l’utilité, de la propriété et du désir de posséder, pour le conduire vers le bonheur de
l’état de nature et vers un nouvel équilibre583. Giraudoux a fait divers emprunts à ses

581. Maurice Blanchot, Faux pas, Gallimard, 1943, p. 112.


582. Ricarda Huch, op. cit., p. 189.
195

chers auteurs allemands, mais le principal n’est pas thématique, comme la critique
giralducienne des années 50 à 70 essayait de le prouver, il est théorique : introduire la
réflexion et l’autoréflexion dans le roman, donner un champ presque illimité à la poésie.
Il leur a sans doute aussi emprunté, ou du moins aura senti son affinité avec l’ironie
romantique. L’ironie est présente partout dans Giraudoux, mais en filigrane. Elle est
une sorte de conscience de soi littéraire, la conscience du sourcier qui cherche à
atteindre l’Éden. C’est l’aspect du texte giralducien qui en marque de la manière la plus
frappante l’irrécusable modernité. Elle est, dans les mots de Tieck cités par Ernst
Behler, «le plus profond sérieux, associé à la plaisanterie et à la vraie gaîté.584» Cette
ironie s’atténue parfois en fantaisie, surtout dans les premières oeuvres, souvent
marquée par des syllepses ou des hendiadys. Le narrateur de la Prière sur la tour Eiffel
dit par exemple :

Toutes ces catastrophes qu’a provoquées la faute, meurtre d’Abel, guerre de


Troie, Réforme, construction des grands magasins de La Samaritaine, je
peux m’en laver les mains, moi seul au monde je n’y suis pour rien.(I, p.
852)
Il s’agit là du Witz, l’humour comme le conçut Jean-Paul, plus orienté vers la
drôlerie des contrastes et divergences du particulier, véritable fond de l’esprit poétique
pour lui, mais le fond de l’ironie giralducienne n’est pas différent — d’où sa douceur,
sa tendresse — de ce que décrit cette déclaration de Friedrich Schlegel : «La véritable
ironie [...] est l’ironie de l’amour. Elle naît du sentiment de notre finitude et de notre
limitation, et de l’apparente contradiction de ce sentiment et de l’idée de l’éternité
contenu dans tout amour véritable.585» L’ironie romantique est toute là. On peut la lire,
comme aussi l’humour, dans Théocrite.

La formule du roman romantique semble donc avoir séduit Giraudoux : le rêve


d’un Tout cosmique ordonné dont l’expérience humaine pourrait être rendue dans le

583. Ernst Behler, op. cit., p. 199. Même ton de noblesse et de grandeur d’âme, même tension
vers l’idylle, même liberté dans la composition, même ironie juvénile; sans compter
d’indéniables points communs entre Julius et Simon.
584. Voir Ernst Behler, Ironie et modernité, P.U.F., «Littératures européennes», 1996, p. 56.
585. Ernst Behler, op. cit., p. 219. Voir aussi, du même auteur, Ironie et modernité, op. cit., en
particulier les chapitres 2 : «techniques de l’ironie romantique avant le romantisme», 4 : «la
théorie de l’ironie chez Friedrich Schlegel», 5 : «La polémique de Hegel contre l’ironie
romantique», et 7 : «Witz, humour et mélancolie.»
196

Roman, roman théorétique plus que narratif, roman du Soi, de l’aventure du Soi dans
le monde. Giraudoux a plusieurs fois expliqué sa préférence pour le roman. En 1926, il
déclare :
...ce qui m’intéresse personnellement, c’est le roman... N’entendez pas du
tout par là le roman du XIXe siècle, Adolphe, Dominique, ni même, en
remontant davantage La Princesse de Clèves, qui sont, à proprement parler,
des essais psychologiques. Entendez par roman l’élément romanesque. À
côté du sujet, il y a la poésie — le style —, la concentration d’une nature
fabuleuse dans les personnages, c’est-à-dire la recherche de la vérité
romanesque des êtres, non de la vérité réaliste.586»
L’une des forces qui structurent l’écriture comme idylle chez Giraudoux, c’est
sa joie d’écrire, ce jeu avec ses forces créatrices, ce jeu de l’imagination dans lequel
l’auteur de l’ode À la joie587 a vu un instinct libérateur essentiellement humain588:
Il y a une part de jeu, de chance, dans chaque phrase de prose aussi
considérable que dans un vers... C'est cette part importante d'improvisation
qui donne la vie à une oeuvre, et qui lui donne surtout de la poésie.589
Comme tout poète, Giraudoux a «construit sa route dans le ciel» (René
Char590); et il a privilégié la forme romanesque à cause de la générosité poétique de ce
genre, et à cause de sa liberté totale :
rien ne limite le genre, on peut tout y mettre591.
Cette liberté que seul un inventeur de rhétorique (au contraire d’un rhéteur)
peut s’arroger592, cette fantaisie, ce jeu sont peut-être à rapprocher de ceux d’une autre
génération littéraire à laquelle on a souvent comparé Giraudoux, génération qu’il a dit
avoir aimé entre toutes593, les poètes baroques et précieux du XVIIe siècle. Maurice

586. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 71-72.


587. Fr. Schiller, «An die Freude», Poèmes philosophiques, Aubier, 1954, p. 70-79.
588. Dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), trad. français. par Robert
Leroux, revue par Michèle Halimi, Aubier, 1992 [1943].
589. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 54.
590. René Char, Sur la poésie, GLM, 1967. Cette petite plaquette aura accompagné la
rédaction de ce travail, peut-être un peu comme Théocrite aura accompagné Giraudoux, ceci dit
sans nulle prétention.
591. Cahiers Jean Giraudoux, nº14, 1985, p.120. «Le roman n’a pas de règles. Tout lui est
permis. Aucun art poétique ne le mentionne ni ne lui dicte de lois. Il croît comme une herbe folle
dans un terrain vague» écrira Roger Caillois, quelque 20 ans plus tard, dans Puissances du roman
(1942); dans l’entre-deux guerres, le roman est «le genre littéraire qui possède sur les autres une
suprématie manifeste», «comme certains romans semblent des poèmes, d’autres paraissent des
manuels». Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1974, p. 162, 154, 156.
592. Jean Paulhan l’aurait peut-être appelé rhétoriqueur, et Roland Barthes logothète,
inventeur de langue.
197

Blanchot, commentant dans Faux pas la préface de Thierry Maulnier au livre de


Dominique Aury sur Les poètes précieux et baroques du XVIIe siècle594, parlait, à
propos de ces poètes, de «l’art secret, gracieux et hautain que la perfection classique
a[vait] ravi trop longtemps à l’admiration» et soulignait que le rapprochement
s’imposait entre ces poètes et les grands poètes du XXe siècle et ceux du XIXe siècle
(Nerval, Rimbaud, Mallarmé) qui leur avaient ouvert la voie, parce que «tout ce qui
dans la poésie moderne est expression secrète, exigence nouvelle du langage, appel au
pouvoir inattendu de la métaphore se trouve en harmonieux accord avec la poésie
préclassique». Il s’empressait d’ajouter que la comparaison ne se faisait pas au niveau
des thèmes, des recettes d’école ou des images, mais au niveau des attitudes : leur
impatience à tout atteindre, leur exubérance sans discipline, leur promptitude à ne se
refuser à rien.
Ils sont «remarquables par la jeunesse de leur inspiration, la variété de leurs
moyens, la liberté de leur langage, par quelque chose de moins surveillé, de plus
aventureux, par un foisonnement où le mauvais goût lutte avec la pureté, la forme la
plus stricte avec l’amplification oratoire, la recherche de l’imprévu avec le souci du
naturel. Ils ont eu recours à tous les genres et ils ont écrit aussi bien des chansons sans
énigme que des poèmes chargés de secrets. Invocation amoureuse, métaphysique de la
sensualité, poésie de cour, poème cosmique, ils ont tout tenté et du reste tout réussi,
n’ayant de timidité que devant l’art tragique et ne se montrant inégaux qu’aux oeuvres
de trop d’étendue595.» Cet attrait de Giraudoux pour les poètes du XVIIe siècle, outre
qu’il s’est matérialisé par une bibliothèque de livres anciens où ils dominent, se
remarque aux risques littéraires qu’il a pris, à la totale désinvolture par rapport aux
conventions qu’il a affichée, à son goût pour la métaphysique, la morale, la discordia

593. Paul Morand parles des «préférences littéraires» de Giraudoux pour les «poètes Louis
XIII» dans Giraudoux : Souvenir de notre jeunesse, dans Monplaisir ...en littérature, Gallimard,
1967, p.151. C’est dans ce même texte, quelques lignes plus bas qu’il ajoute : «Il avait une
horreur innée du réalisme qui dans sa vulgarité et même sa force, le laissait froid; jamais je ne
l’ai entendu mentionner Flaubert ou Zola. Quant à Maupassant, j’ai dit dans mon essai
biographique ce qu’il en pensait.» (Sur la « moue » de Giraudoux à la mention du nom de
Maupassant, voir Vie de Guy de Maupassant, Flammarion, 1942, p. 98-99).
594. Les poètes précieux et baroques du XVIIe siècle, Choix de poèmes et notes de Dominique
Aury, introd. de Thierry Maulnier, Angers, J. Petit, 1941.
595. Maurice Blanchot, Faux pas, Gallimard, 1943, p. 146.
198

concors596. Nature métaphysique de l’oxymore : réunir ce qui est séparé, concilier,


réconcilier. Le poète métaphysique contemple le Ciel. Il essaye de transcender la terre
et de saisir le Paradis grâce à la Discordia concors, tentative de réunir les opposés. Il ne
serait pas raisonnable de chercher des analogies très significatives, mais elles existent,
plus clairement dans l’oeuvre narrative que dans le théâtre. Au théâtre, la rhétorique,
soumise aux nécessités de la scène, au jeu des acteurs et au savoir faire de Louis Jouvet,
s’est infléchie politiquement, — le théâtre pour Giraudoux est un forum de discussion
publique:

Si le roman a pour but d’apporter dans chaque coeur, à domicile, par une
douce pression, un balancement à l’imagination ou à la délectation
sentimentale, il est des sujets d’une telle gravité qu’il convient de les
méditer en commun dans ces assemblées générales que sont les théâtres597.
Dans l’oeuvre narrative, tout le champ est laissé au «jeu littéraire». Il est
indéniable, par exemple, qu’il y a chez Giraudoux un désir de pureté qui est également
propre à la poésie précieuse et qu’elle aussi «fait porter non pas sur la forme, mais sur
la matière poétique», comme Blanchot le remarque dans son commentaire au livre de
Dominique Aury598. A propos d’Ondine, le germaniste J.-J. Anstett écrivait que «la
préciosité procède toujours de la nostalgie de quelque paradis perdu ou rêvé et qu’elle
est toujours un essai tenté avec les moyens du langage et de l’esprit humains d’en
cerner, évoquer, sinon appréhender la mystérieuse et secrète pureté; au fond de toute
préciosité sincère, par delà masques, raffinements psychologiques et artifices verbaux,
il y a regret ou désir d’une existence mythique et divine à laquelle la foi accède sans
détours ni tâtonnements.599» Anstett ajoutait qu’au lieu d’opposer l’âme allemande et
l’esprit français, il serait plus juste de souligner le contraste entre naïveté et
préciosité600. Ainsi se trouve redessinée la distinction schillérienne : la nostalgie du

596. Voir Melissa C. Wanamaker, Discordia Concors, The Wit of Metaphysical Poetry, Port
Washington, N.Y., Kennikat Press, «National University Publications», 1975; et l’ouvrage
classique d’Odette de Mourgues, Metaphysical, Baroque and Précieux Poetry, Oxford U.P.,
1953.
597. Armand Rio, «Chez M. Jean Giraudoux», Les meilleurs livres de France, nº 39, juillet-
août 1934; Cahiers Jean Giraudoux, nº 19, 1990, p. 140.
598. Maurice Blanchot, op. cit., p. 147.
599. J.-J. Anstett, «Ondine, de Fouqué à Giraudoux», Les langues modernes, vol. 44, nº 2A,
mars-avril 1950, p. 81-94, ici p. 94.
600. Ibid.
199

poète sentimental envers le naïf serait la même que celle du poète précieux envers son
Éden, son Élysée. Ainsi en est-il au moins dans une «âme franco-allemande».
Cependant lorsque la critique collait, colle encore l’épithète précieuse à
l’oeuvre de Giraudoux, ce n’est rien d’aussi noble qu’elle vise; ce n’est pas la richesse
et la profondeur métaphysiques où même Sartre, après d’autres, voyait une «alchimie»;
c’est le désespoir où la plongent les oeuvres de Giraudoux — désespoir ou ravissement,
selon les cas — de lui imposer la fatigue d’une expression travaillée, précise jusqu’à la
ciselure et en même temps à l’allure désinvolte, la déroute d’une prose émaillée de
hasards, de chances, de personnifications, de fausses précisions, d’exceptions comiques
qui confirment la règle, de détails saugrenus ou pittoresques, de généralisations
exagérées exprès (les «chaque», les «tous», les innombrables superlatifs),
d’enfantillages et surtout d’aperçus poétiques magnifiques, mais requérant toujours un
effort de lecture et d’attention, ce dont le commun est bien incapable. La plus connue
des critiques de ce genre fut adressée à Giraudoux par Lucien Dubech en 1924 : «Quand
on nous demande quel est le meilleur écrivain de notre génération, nous hésitons. Mais
quand on nous demande de désigner le plus mauvais, nous n’hésitons jamais. D’un
coeur léger, nous tendons à M. Giraudoux la palme du martyre.601» Lucien Dubech
revint par la suite sur son jugement, au moment de l’adaptation de Siegfried et le
Limousin pour le théâtre. Peut-être faut-il une âme d’enfant pour aimer Giraudoux, pour
accepter de le suivre, pour admettre que le décor soit le héros principal et que l’espace
lui-même pense, comme dans telle page de Simon le Pathétique, l’idylle avec Anne, la
promenade en auto du chapitre VIII, rythmée par l’anaphore «Quel soleil!»
Les trains sifflaient aux chalands : «Vous allez moins vite, mais plus
sûrement!» «Vous êtes le chemin qui marche, disait la route aimable à la
rivière.» La rivière répondait : «Nous marchons si peu, si peu. Nous
sommes surtout profonde, nous pensons. Voyez sur notre berge cet homme
grave avec ce grand chapeau de paille, ce bambou : gloire aux penseurs!»
(I, p.357).
Ou qu’on songe au bric à brac que devient la réalité dans l’incipit de Suzanne :
C’était pourtant un de ces jours où rien n’arrive, où, comme les poules
quand la pluie va durer, sentant que jusqu’au soir la vie sera monotone, les

601. Lucien Dubech, Les chefs de file de la jeune génération, Plon, 1925, p. 164. Marcel Azaïs
avait de son côté, dès 1922, dénoncé la «pédanterie livresque» de Giraudoux, Le chemin des
Gardies, Nouvelle librairie nationale, 1926, p. 230-242.
200

astres occupés d’habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent. Il y


avait de tout dans le ciel. Il y avait le soleil. Il y avait, sous une housse, la
lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmes nappes radieuses. Le vent
du sud tombait sur le vent d’est, perpendiculaire, et des souffles nord-ouest-
sud-est vous caressaient dans l’angle droit...(I, p. 465)
Exemple entre des dizaines dont le premier est dans De ma fenêtre de
Provinciales. Robert Musil commence lui aussi son chef-d’oeuvre L’homme sans
qualités par des observations météorologiques, mais le vent ne s’y amuse pas, est bien
loin de vous y caresser «dans l’angle droit». C’est le caractère unique de tout ce que
Giraudoux écrit que de toujours donner une place à l’amour sous une forme ou une
autre : caresse, sourire, tendresse quelconque, image drôle ou plaisante, gentille, suave
ou papillonne, etc. C’est la base même de la rhétorique de l’idylle.

Accompagnons ces feuilles d’automne par lesquelles Giraudoux a fait son


entrée en littérature en 1909.
Ne croyez pas que les feuilles mortes tombent d’un coup, comme les fruits
mûrs, ou sans bruit, comme les fleurs fanées. Celles des aulnes, au bord des
ruisseaux, se détachent vers midi, et, attardées par des feuilles encore
vivantes, par des nids abandonnés qui ne les réchauffèrent pas, arrivent à la
terre tout juste avant le soleil...»602
Apostrophé par cet impératif inaugural, le lecteur est invité, par cette
description qui a le charme enfantin d'une leçon de choses, à pénétrer dans le monde
enchanté de Giraudoux. Il s’agit d’une scène automnale. Mais quelle n’est pas sa
surprise : tout vit, tout s’anime. S’il suit ces feuilles d'aulne emportées par un ruisseau
que gonflent des eaux venues du moulin, ou celles de lierre, toutes ces feuilles mortes
sont décrites comme si elles étaient mystérieusement douées de vie, ou bien comme si
elles étaient dirigées dans leur course par quelque démiurge à la fois précis et
nonchalant, promeneur esthète et scénographe poète. L'eau du ruisseau, «qui a déjà
oublié si elle vient du moulin ou de la pluie», d'où lui vient, dans sa hâte, cette
défaillance de mémoire? Quant à ces autres feuilles, celles qui, ne tombant que la nuit,
n'y voient pas, trébuchent, froissent une branche, s'arrêtent «inquiètes», repartent, et,
tels ces couche-tards qui s'avancent dans le noir leurs chaussures à la main pour ne

602. Jean Giraudoux, «De ma fenêtre», publiée le 15 décembre 1906 dans la revue symboliste
décadente L’Ermitage sous la signature de Jean-Emmanuel Manière. Reprise en volume in
Provinciales, Grasset, juin 1909. Oeuvres Romanesques complètes, tome I, Gallimard,
Coll.«Bibliothèque de la Pléiade», 1990.
201

réveiller personne, heurtent un objet et font «plus de bruit encore», — ces feuilles, elles
aussi, sont vivantes, personnifiées. Restent les feuilles de tremble, qui «s'abattent d'une
masse, désargentées». Cette fois c'est l'image de la faillite financière qui est invoquée
dans une surprenante syllepse de sens. Alors l'enfant narrateur amène la focalisation sur
lui-même : «De mon lit, je les écoutais, je les entendais (...) Je m'étonnais que les
oiseaux pussent arriver jusqu'à la terre.»

Ces feuilles mortes vivent d'une vie qui ressemble étrangement à la plus
quotidienne, à la plus humble, la plus “provinciale” vie humaine 603 : elles ont des
activités, des destinations, elles se trompent, elles hésitent, elles oublient, elles sont
maladroites, elles se hâtent, elles s'inquiètent, elles tombent. L'image de la vie humaine
qui se constitue dans la description est humble, non négative, tendre. La séquence des
actions, si elle était attribuée à des être animés, paraîtrait réaliste. Cependant elle est
d'un réalisme particulier, un réalisme en quelque sorte «choisi» : les images de la vie
humaine qui sont privilégiées jouissent d'une qualité particulière : elles incitent à la
bienveillance sinon à la tendresse, au sourire sinon à l'humour, et la séquence toute
entière laisse le lecteur dans une sorte de ravissement poétique, comme après la visite
d'un monde enchanté, enfantin, «puéril», ont dit certains critiques de l'époque604.

Comment est effectué cet «ensorcellement»? Giraudoux procède par


exclusion : aucune image de l'hostilité, de la dureté, de la grossièreté, de l'aversion, de
l'anomalie; pas d'agitation fiévreuse ni de bouleversement chaotique sans ironie, ni
brusquerie ni hauteur, ni violence ni peur, pas de mesquinerie qui ne soit moquée et
surtout aucune insistance. Uniquement de la maladresse, de la gaucherie
«provinciales». On chercherait en vain dans toute l'oeuvre de Giraudoux l'une
quelconque de ces images qui ne soit stigmatisée en tant que telle. Mais du respect, de
la grâce, de la discrétion dans l'effusion et dans la ferveur, de la sympathie, de la
fraternité, du charme. Giraudoux cherche toujours à peindre un tableau heureux.

603. Giraudoux a-t-il pensé aux feuilles jaunes de Livry, qui faisaient les délices de Mme de
Sévigné? Il semble bien que oui, puisqu'il les mentionne dans une conférence sur la province
française prononcée en novembre 1907 devant les étudiantes de Radcliffe College (à Harvard, où
il est «lecteur»). Cahiers Jean Giraudoux, 15, 1986, p.113.
604. Voir note 8.
202

La provinciale est une forme moderne de la bucolique. Sur le plan de l’histoire


littéraire notons que dans la provinciale giralducienne, la nature ainsi personnifiée
évoque le traitement de la nature dans la pastorale des XVIIe et XVIIIe siècles. Mia
Irène Gerhardt, dans son ouvrage classique sur la pastorale605, note que dans la
pastorale la nature n’est pas seulement présentée comme clémente : les bergers voient
en elle un reflet fidèle de leurs propres états d’âme, et leurs chants ne manquent pas de
célébrer cette conformité. De même dans le récit giralducien, le narrateur fait de la
nature le miroir de sa fantaisie et des caprices du jeu littéraire, et la prose chante cette
connivence. La personnification généralisée manifeste cette “sympathie de la nature”,
qui est au plus profond de la tradition de l’idylle et de la pastorale et que les critiques
anglo-saxons désignent d’une expression guère heureuse, the pathetic fallacy, mais qui
désigne bien ce “pathétique” soit-disant “fallacieux”, où pierres, arbres, ruisseaux,
oiseaux, animaux, herbes et fleurs participent aux sentiments humains. Dans la
pastorale du XVIIe siècle, animaux, oiseaux, ruisseaux, herbes et fleurs partageaient les
joies des bergers et gémissaient à leurs douleurs. Le sentiment qui y prévalait
manifestait l’unité de la vie pastorale et d’une nature bonne et consolante.
Sautons à la fin de la première partie de «De ma fenêtre». Les
personnifications ne disparaissent pas dans la partie centrale, elles se raréfient
seulement un peu : page 22, par exemple, tandis que le père de l'enfant narrateur essaye
de prendre son pouls, le mouvement de la montre du père et celui du sang de l'enfant
«luttent de front une minute, mais mon sang prenait vite le galop et la montre, dépassée
et lasse, continuait les heures au pas.» Le dernier paragraphe, en opérant la même
transfiguration sur les objets du monde que nous avons observée dans le premier,
referme par une touche intensément poétique — presque un tableau — l'espace ouvert
au premier paragraphe sur des images primesautières de feuilles mortes et d'eaux
riantes par une série d'images baroques où dominent les références lumineuses. Il s'agit
d'abord de mouches «qui vous rendent visite à la fenêtre», puis c'est le soleil qui est
l'objet d'une suite de métaphores : il «n'a pas quitté» les travaux des champs et
n'apparaîtra à l'enfant qu'à la fin, au moment de s'endormir, dans une féerie de couleurs.

605. Mia Irène Gerhardt, Essai d’analyse littéraire de la pastorale, Utrecht, H&S, 1975 [1950].
p. 285 ss.
203

En attendant, ses rayons se réfractent sur la surface des choses. Ils sont d'abord jugés
«maladroits», car ils dardent en direction de surfaces «qu'il croient molles», et celles-ci
«vous les renvoient durement» — on imaginerait presque qu'elle le font avec humeur!
Ensuite c'est des toits que les rayons parviennent jusqu'au lit du petit convalescent, et
c'est l'occasion d'une métaphore flamboyante : «Ils vous viennent des toits, sur lesquels
un vernis inépuisable coule.» Du toit nous passons à l'oeil-de-boeuf d'où viennent les
rayons maladroits du soleil, mais cette fois, l'oeil-de-boeuf «n'ose» les laisser pénétrer
dans les greniers. Animée elle aussi, la lucarne ovale qui orne le fronton de l'attique606!
Ensuite «les murs, les murs» (le mot est répété deux fois) «s'étendent, et emmagasinent
de la chaleur pour l'hiver.» Puis «peu avant la nuit, le soleil lui-même arrive, escorté de
nuées, de bruits et de couleurs. Avant de s'enfoncer dans l'horizon, il y jette sa robe,
apparaît nu et jaune, et allume de grands incendies d'où montent les fumées qui bourrent
les nuages...607». Enfin, préparée par cette description à la fois grandiose et espiègle, le
narrateur clôt la scène : «Alors notre père Voie passe. Le soleil se couche quand il est
passé. On me couche avec le soleil.» On se croirait devant les merveilles et les surprises
d’une pièce de théâtre à machines de l’époque baroque.
Est-ce là un exemple de préciosité? Oui, si l’on accepte la définition qu’en
donne Giraudoux lui-même quelque 15 ans plus tard au chapitre VIII de Juliette aux
pays des hommes. Et de façon typique chez Giraudoux cela commence par un locus
amoenus, et un trait d’humour:
L’été était venu, les vacances. Les abeilles avaient délaissé le seringa pour
les jasmins, qui s’ouvraient, bienheureux, — et les enfants leurs professeurs
pour leurs parents, qui souhaitaient voir l’été partir, les vacances finir. L’air
était limpide...[...] Qu’il était doux pour Juliette d’avancer les branches de
ce saule, de retarder ce peuplier, de mettre les vergnes à l’heure! Tous les
désastres de la préciosité, mal qui consiste à traiter les objets comme des

606. Ornement fréquent — parfois le seul — des maisons à un seul étage du Bas Berry où
Giraudoux vécut sa petite enfance.
607. La tentation est grande de voir dans ce soleil mariniste escorté de nuées, de bruits et de
couleurs une réminiscence de sa lecture des «poètes Louis XIII» pour lesquels Paul Morand
raconte que Giraudoux avait une grande affection (Paul Morand, «Giraudoux : Souvenirs de
notre jeunesse», in Monplaisir en littérature, Gallimard, 1967, p.198-199). A la fin de sa vie,
Giraudoux a rappelé sa prédilection pour la période entre la fin des Valois et la mort de Louis
XIII : cette sublime époque de notre littérature : elle exprime tragiquement les moindres accès de
sa vie quotidienne («Bellac et la tragédie», in Littérature, Gallimard, p.227). Remarquons
toutefois que l’image baroque est ici subvertie par l’esprit joueur de Giraudoux.
204

humains, les humains comme s’il étaient dieux et vierges, les dieux comme
des chats ou des belettes, mal que provoque, non pas la vie dans les
bibliothèques, mais les relations personnelles avec les saisons, les petits
animaux, un excessif panthéisme et de la politesse envers la création,
Juliette les entassait sous ses pas. Elle saluait les sources... (I, p. 866)608
La préciosité giralducienne est, on le voit, moins le jeu de salon qu’il évoque
d’ailleurs en termes très précis dans Suzanne et le Pacifique (I, p.556), qu’une poétique
vitaliste qui s’appuie sur une philosophie : tout vit, l’univers est une chose immense,
solidaire et vivante; les hommes sont des enfants, donc des dieux, et ils sont innocents,
car ils ne savent pas; et les dieux sont malins et carnassiers comme des félins. Cette
poétique giralducienne n’a rien à voir avec la préciosité (et tout à voir avec le
romantisme allemand) : elle est la défense héroïque (stoïque) d’un poète contre la
dureté du monde. Giraudoux ne dédaigne pas la vraie préciosité. Suzanne dans son île
la définit dans un passage du chapitre VII:
Scolastique, Marivaudage, Préciosité..., à l’aide de vieux syllogismes, de
vagues restes de leçons, j’essayais de le comprendre, et une source
d’agréments nouveaux s’ouvrait en mon coeur comme un bar : Être
précieuse, c’est désespérer alors qu’on espère toujours, c’est brûler de plus
de feux que l’on n’en alluma609, c’est tresser autour des mots révérés une
toile avec mille fils et dès qu’un souffle, une pensée l’effleure, c’est le coeur
qui s’élance du plus noir de sa cachette, la tue, suce son doux sang. C’est
Mlle de Montpensier suçant le doux sang du mot «amour», du mot «amant».
C’est Mlle de Rambouillet couvrant de sa blanche main tous les mots cruels,
et nous les rendant ensuite, le mot «courroux», le mot «barbare», inoffensifs
comme le détective qui changent le revolver du bandit en un revolver porte-
cigares. (I, p. 556)
La préciosité à laquelle pensaient certains critiques était plutôt le tarasbicotage
d’un style recherché qu’ils prenaient pour affecté, ampoulé, excentrique, où le mot vaut
pour lui-même, comme jeu gratuit et raffiné, au même titre que des articles de
bijouterie. C’était bien mal comprendre Giraudoux. Si certaines métaphores filées — il
y en a tellement dans l’oeuvre — sont un peu extravagantes, le style de Giraudoux n’est
jamais affecté. Il n’y a jamais ajout gratuit de fioritures stylistiques, sauf par jeu et
explicitement. Il ne fait que creuser la métaphore pour atteindre la vérité poétique. Il est

608. Au chapitre VII de Suzanne et le Pacifique (I, p. 556), la définition de la préciosité est plus
scolaire.
609. Allusion à deux vers célèbres : dans Le Misanthrope (1666), les deux vers qui concluent le
poème d’Oronte : «Belle Phyllis, on désespère, /Alors qu’on espère toujours» (acte I, sc. II), et
dans Andromaque (1668), la grande scène entre Andromaque et Pyrrhus de l’acte I, sc. IV :
«brûlé de plus de feux que je n’en allumai».
205

même extrêmement précis, comme l’exige toute vraie description poétique. La


prétendue préciosité giralducienne est en fait une exactitude plus fine, mieux articulée,
qui procède d’un réalisme plus haut. Au début du siècle, les détails du réalisme
conventionnel hérité du XIXe siècle étaient devenus les marques attendues de l’écriture
narrative. Leur absence chez Giraudoux procède de cet allégement de l’écriture que
nous avons observé et qui est un refus de s’appesantir. Dépouillée des ornements
réalistes dans la tradition du XIXe siècle, qui ne sont qu’une convention, cette légèreté
déconcerte. Giraudoux est réaliste, mais son réalisme est choisi et sa vérité est
d’essence poétique. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre cette note de sa main où
il dit qu’ «il y a un réalisme dans la littérature fantaisiste et autrement difficile à saisir
et à tenir que dans la littérature des naturalistes 610.» C'est sans doute ce que Thierry
Maulnier a voulu souligner lorsqu'il se demande si cette prétendue préciosité de
Giraudoux n'est pas «le contraire de la préciosité» : «J'entends que M. Giraudoux, au
lieu de déformer les sentiments par l'image vide et la prétention des métaphores, tente
d'animer les objets en cherchant à leurs moindres détails un accès et un écho dans
l'esprit.»611 Claudel, écrivait à Mallarmé de Shangaï le 24 décembre 1895, «Je ne puis
comprendre cette accusation d’obscurité que vous lancent des gens qui ne savent ce
qu’ils disent et ne comprennent pas le besoin et le délicieux plaisir de s’exprimer avec
exactitude et précision.»612 C’est aussi ce que Rilke, en 1926, tente d'expliquer à Marie
de Tour et Taxis (qui a détesté Bella!) : « Nous sommes habitués de voir les écrivains
employer des moyens fictifs pour arriver à une réalité imaginaire; le procédé de
Giraudoux est juste le contraire. Il nous conduit par une réalité capricieusement choisie
à la fiction.»613 Comme l’a souligné René-Marill Albérès, Giraudoux ne cherche pas
«à donner une tournure recherchée à une réalité banale, mais à exprimer le plus
simplement possible une réalité infiniment complexe614». «La préciosité, poursuit
Albérès, est une recherche de style qui vise à étonner, amuser et plaire à l’intérieur de
conventions linguistiques et morales d’un cercle humain limité, en ne les offensant que

610. I, p. xxxviii.
611. La Revue universelle, 1er décembre 1932, p.746.
612. Stéphane Mallarmé, Correspondance, t. VIII, 1896, Gallimard, p.60
613. Charles Dédéyan, Rilke et la France, tome III, SEDES, 1963, p.315.
614. René-Marill Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, op. cit., p. 133.
206

d’une manière qui implique qu’on les accepte. L’humour de Giraudoux, comme celui
des romantiques allemands, ne cherche au contraire à rompre avec ces conventions que
pour ouvrir l’imagination et l’esprit sur un monde plus vaste.615» L’humour giralducien
joue sur l’écart entre vision humaine et vision cosmique, source de poésie humoristique
chez tous les romantiques : la mesure du Cosmos par l’homme et de l’homme par le
Cosmos engendre le rire. C’est ce que Jean-Paul appelait un «sublime inversé616».

Aussi Giraudoux n’a-t-il jamais donné le roman que les critiques attendaient
de lui : un vrai roman réaliste. Gabriel du Genet écrit : «Rien de plus contraire à
l’analyse que la préciosité. Elle fausse tout et s’attachant à des rapports de surface ou
de parade, ne permet nullement de fouiller l’âme humaine617». Ce qui est proprement
reprocher à Giraudoux de ne pas être Balzac ou Bourget. Il a beau nuancer dans la suite,
on sent qu’il regrette que Giraudoux n’ait jamais voulu «fouiller l’âme humaine» et
c’est avec difficulté qu’il accepte que Giraudoux «se moquait éperdument de la vérité
de ses personnages618». Il faut admettre qu’en jouant le jeu du roman, Giraudoux
s’exposait à être lu et jugé selon les lois du genre tel qu’on les comprenait à l’époque,
et ce doublement, puisqu’il avait choisi le réalisme, selon la définition du Roman
romantique, réalisme poétique il est vrai, et c’est justement toute la différence. Du
Genet a donc beau jeu d’ajouter que Giraudoux «se paye de mots», jugement péjoratif
qui ne pourrait être vrai que dans une conception dévalorisée des mots, ce qui jamais
n’est le cas chez Giraudoux, «simplement parce que [il] sai[t] mieux écrire qu’eux tous,
plus nettement penser» (I, p.303)619. Comme le dit d’ailleurs du Genet lui-même, le
langage chez Giraudoux est «une clé». «Il n’est pas seulement un moyen d’exprimer,
mais un moyen de comprendre. Il ne se réduit pas à un matériel de mots, mais il est

615. Ibid., p. 132.


616. Jean-Paul, Cours préparatoire d’esthétique, L’Âge d’homme, 1979, VIIe programme :
Sur la poésie humoristique, p. 129.
617. Gabriel du Genet, Jean Giraudoux ou un essai sur les rapports entre l’écrivain et son
langage, Jean Vigneau, 1945, p. 42
618. Ibid., p. 43.
619. «...mes camarades... Que pouvaient-ils penser de moi ? Comprenaient-ils que les discours
à la République je les faisais comme je faisais autrefois, dans nos classes, les discours au préfet et
à l’évêque, non par ambition, par désir de paraître, mais simplement parce que je savais mieux
écrire qu’eux tous, plus nettement penser...» Simon le Pathétique, I, p. 302-303. Nous avons déjà
cité cette phrase à la fin du chapitre précédent.
207

convention, c’est-à-dire ordre adopté par l’esprit, interprétation. Voilà pourquoi la


préciosité est un élément même du langage. Elle n’est plus “mal”, mais remède qui
parvient à vaincre l’incompréhensible réserve des plantes et des animaux à notre
égard.620»
Pour Giraudoux la forme romanesque est surtout la plus libre. Du Genet
attribue peut-être ici à Giraudoux plus d’intentionnalité qu’il n’en a eu. Giraudoux
connaît l’histoire des formes littéraires. Il privilégie le roman parce que selon lui
«la grande poésie est toujours épique... [et que] le roman, en France est
justement le reste de cette poésie épique et il doit, comme elle, comporter
des personnages grands ou fantastiques, toutes les chances de la poésie, et
nécessiter de la vérité épique tous les épisodes divergents621».
Giraudoux cherche à étayer le roman de tous les pouvoirs de la poésie, mais il
n’y a pas chez Giraudoux un souffle épique au sens habituel. Le jeu de l’imagination
l’entraîne cependant à écrire des épisodes qui ne peuvent prendre place dans
l’atmosphère d’un roman : «La plupart des chapitres de mes romans ont des chapitres
parallèles souvent différents dans le développement, non dans l’explication» dit-il622.
De ces «chapitres parallèles» ou «épisodes divergents», La France sentimentale est
entièrement constituée. Ils ont effectivement chacun une tonalité, une tonalité morale,
pourrait-on dire. L’un des plus “divergents” de tous est peut-être Sérénade 1913, qui
clôt le volume, épisode écarté de Simon le Pathétique, où Anne rend visite à Simon chez
lui et «ne fut plus qu’un être abandonné entre [ses] bras» (II, p. 283). Tout à fait douce
et inattendue est cette scène d’idylle où Giraudoux imagine les deux amants prêts à se
donner l’un à l’autre, et finalement se réserver623. Il faut comprendre ces «chapitres
parallèles» comme des variations au sens musical. Et Giraudoux ajoute d’ailleurs:
On peut jouer dans n’importe quelle clé : c’est la sonorité dominante qui
importe... [...] Il faut pouvoir jouer à quatre mains avec chacun de ses
personnages... [...]... l’idée dominante d’un auteur au moment où il écrit un

620. Gabriel du Genet, Jean Giraudoux ou un essai sur les rapports entre l’écrivain et son
langage, Jean Vigneau, 1945, p. 43.
621. Cahiers Jean Giraudoux, nº14, 1985, p.55.
622. Giraudoux en a-t-il vu le modèle chez Tieck? Dans son roman épistolaire Geschichte des
Herrn William Lovell (1795-1796), vingt-trois voix différentes éclairent la progression de
l’histoire suivant des perspectives complémentaires ou divergentes.
623. Il est dit qu’on ne verra jamais une scène sexuelle chez Giraudoux. Mais il y a des
allusions assez lestes dans Amphitryon 38; et dans Combat avec l’ange, la mention, brutale
d’ailleurs, de l’hôtel de passe où se rencontrent les amants.
208

livre, doit être une idée morale qui donnera le timbre général à l’intérieur de
cette sonorité... [...] C’est au jeu et aux rencontres du style qu’il revient de
faire les principaux membres de l’oeuvre.624
Cet élément musical dans la composition giralducienne est peut-être le lien le
plus fort que l’oeuvre giralducienne aura entretenu avec le symbolisme. Albert
Thibaudet le rappelle dans la N.R.F., le 1er septembre 1921 dans son article sur Suzanne
et le Pacifique qu’il rapproche avec beaucoup de perspicacité du Nénuphar blanc de
Mallarmé625, et Maurice Martin du Gard écrit : «Suzanne et le Pacifique, est-ce un
roman, est-ce une succession de poèmes en prose, est-ce encore quelque sonate?...626»
Mais la musique chez Giraudoux est bien plus qu’une réminiscence littéraire ou
esthétique — même s’il connaît bien Mallarmé et cite souvent le nom de Rimbaud —,
c’est la loi profonde, la rhétorique donc, qui module l’écriture giralducienne. En 1928,
il déclare :
Oui, j’aime beaucoup la musique et, même, je conçois la composition
littéraire comme une sorte de développement musical. La forme mouvante
de la symphonie ou de la sonate me paraît bien plus féconde et naturelle que
la formule architecturale adoptée par la plupart des romanciers.627
Et de nouveau en 1931,
Un écrivain doit écrire comme un musicien fait sa musique et rien ne devrait
plus ressembler à ce qu’écrit un spirite que ce qu’écrit un écrivain.628
La modulation musicale de la prose apparaît donc comme le moyen de poétiser
la prose, tout en se passant des moyens — musicaux eux aussi, mais différents — du
vers. Mais rien ne nous empêche de penser que ces moyens musicaux du poème sont en
fait d’un certain type, toujours le même (rime et assonance, mètre et césure, diction,
déclamation, et tous les jeux : répétitions, échos, cadences, etc.), tandis que les moyens
musicaux de la prose seraient d’un autre genre, ne s’apparenteraient pas de la voix et

624. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 55.


625. À bien des égards, Le Nénuphar blanc, poème en prose, est une idylle : raffinement
extrême de la langue, situation amoureuse ou quasi-amoureuse, locus amoenus de la promenade
en yole le long des rives de la Seine, jardin, loisirs d’une maison de campagne, sourire du poète,
anecdote, brièveté et réalisme du poème. Mallarmé, Oeuvres complètes, «Pléiade», 1945, p. 283-
286.
626. M. Martin du Gard, Les Nouvelles littéraires, 7 février 1925; Feux tournants, Camille
Bloch, 1925, p. 209.
627. Lucien Bourguès, «Conversation avec Jean Giraudoux», Entracte, nº 3, saison 1928-1929;
Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 114.
628. Georges Charensol, «Comment écrivez-vous? Jean Giraudoux», Les Nouvelles littéraires,
1er décembre 1931; Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 155.
209

du chant, mais des instruments de musique, ou de l’orchestre, et des formes de


composition musicale comme la sonate ou la symphonie, ondoyantes, “narratives”.
Paul Valéry en indique le chemin dans l’Avant-propos à la connaissance de la déesse:
«Par Berlioz et par Wagner, la musique romantique avait recherché les effets
de la littérature. [...] une époque vint pour la poésie, où elle se sentit pâlir et
défaillir devant les énergies et les ressources de l’orchestre. Le plus riche, le
plus retentissant poème de Hugo est très loin de communiquer à son
auditeur ces illusions extrêmes, ces frissons, ces transports; et, dans l’ordre
quasi intellectuel, ces feintes lucidités, ces types de pensée, ces images
d’une étrange mathématique réalisée, que libère, dessine ou fulmine la
symphonie; et qu’elle exténue jusqu’au silence, ou qu’elle anéantit d’un
seul coup, laissant après elle dans l’âme l’extraordinaire impression de la
toute-puissance et du mensonge...629»
Ce qui rend possible pour Giraudoux de faire de la poésie avec le roman, de la
poésie quelquefois très pure dans certaines longues phrases qui tiennent de l’ode,
comme la fameuse phrase de 616 mots de Suzanne et le Pacifique630, ou de l’élégie,
comme de nombreuses phrases de Simon le Pathétique, c’est qu’au contraire des
Symbolistes, mais en suivant leur modèle, ce n’est pas une pensée dont il cherche à faire
la quadrature dans une forme poétique, mais une histoire, une fable, un conte; la liane
d’un récit, avec ses méandres631, ses retours, ses arrêts et reprises, sa flânerie, sa
musardise, sa coquetterie, dont la souplesse, la variété s’accordent mieux que le carcan
d’une pensée même infiniment riche aux articulations grammaticales et syntaxiques de
la langue, aux possibilités multiformes — et sensuelles — des figures et des jeux du
langage, surtout soumis aux caprices d’un talent exceptionnel. C’est ce flirt comme
méthode que nous évoquions plus haut. Peut-on concevoir caractère littéraire plus
idyllique que ce flirt, cette flânerie caressante qui s’arrête à tout et à rien ?
Il n’est pas le seul à cette époque à souhaiter un roman poétique où les mots
dansent avec la réalité. Virginia Woolf, qu’il ne semble pas connaître, l’exprime dans
ses articles des années 20. Où trouver une meilleure explication du roman giralducien
que dans ces lignes qui ne lui doivent rien, où Virginia Woolf, dans sa Lettre à un jeune

629. Paul Valéry, Avant-propos à la connaissance de la déesse, Variété I, Oeuvres, t. I,


Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», t.I, 1957, p. 1271.
630. Cette phrase, mentionnée par Lise Gauvin, se trouve au chapitre II et commence p. 482.
Voir la note 1, p.1601.
631. Méandres si bien notés par Anne Struve-Debeaux, dans son article, déjà cité, «Doites et
méandres dans l’univers de Giraudoux», loc. cit.
210

poète, rappelle à son correspondant que la mission des poètes avait été d’écrire sur les
autres, il y a deux ou trois cent ans :
«...Non seulement nous vous [les poètes] demandions du drame, les
subtilités de la nature humaine, mais encore, si incroyable que cela puisse
sembler aujourd’hui, nous vous demandions de nous faire rire...[...] ce n’est
qu’une nécessité temporaire qui vous a enfermé dans votre chambre, seul
avec vous-mêmes... [...] Voici votre problème maintenant : [...] trouver, à
présent que vous vous connaissez vous-même, les vrais liens entre ce moi
que vous connaissez et le monde extérieur. C’est un problème difficile. [...]
Tout ce qu’il vous faut maintenant, c’est vous mettre à la fenêtre et laisser
votre sens du rythme battre, battre, hardiment et librement jusqu’à ce
qu’une chose se fonde dans une autre, jusqu’à ce que les taxis dansent avec
les jonquilles, jusqu’à ce qu’un tout soit fait de ces fragments épars.. [...]
C’est là peut-être votre tâche : trouver la relation entre des choses qui
semblent incompatibles et qui ont pourtant une affinité mystérieuse,
absorber toute expérience qui s’offre à vous, sans crainte, et dans sa
plénitude, de telle sorte que votre poème soit un tout, pas un fragment;
repenser la vie humaine en termes de poésie et ainsi nous redonner tragédie
et comédie au moyen de personnages non pas longuement étirés à la
manière du romancier mais condensés et synthétisés à la manière du
poète.632»
Ce qui éblouissait — et accablait — les poètes à partir de Baudelaire,
lorsqu’ils écoutaient de la musique, c’était la liberté de la musique. «La poésie, sans
doute, n’est pas si libre que la musique dans ses moyens. Elle ne peut qu’à grand peine
ordonner à son gré, les mots, les formes, les objets de la prose. Si elle y parvenait, ce
serait poésie pure.», dit Valéry633.
Mallarmé, dans les pages célèbres de Divagations, en 1886, avait jugé
indispensable de réserver un domaine de la parole à l’essentiel, qui serait la poésie
proprement dite, par opposition à l’autre usage de la parole, qualifié d’«universel
reportage». Mallarmé désirait qu’après avoir dit «une fleur!» ... «musicalement se lève,
idée même et suave, l’absente de tous bouquets 634», et on sait qu’il a ouvert ainsi une

632. Virginia Woolf, L’art du roman, tr. français. Rose Celli, Seuil, 1962, p. 173-175.
633. «Mais c’est là un nom qu’on a fort critiqué, ajoute Valéry. Ceux qui m’en ont fait le
reproche ont oublié que j’avais écrit que la poésie pure n’était qu’une limite située à l’infini, un
idéal de la puissance de beauté du langage... Mais c’est la direction qui importe, la tendance vers
l’oeuvre pure. Il est important de savoir que toute poésie s’oriente vers quelque poésie
absolue...C’est celle dont Mallarmé a médité l’existence et de laquelle il a essayé, à tout prix, de
se rapprocher par les développements de son art.» Paul Valéry, Stéphane Mallarmé, conférence à
l’Université des Annales la 17 janvier 1933, publiée dans Conférencia le 15 avril 1933; Oeuvres,
t. I, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», 1957, p. 676-677.
634. Mallarmé, Oeuvres complètes, p. 368 (et 857).
211

ère qui aura duré plus d’un siècle et n’est pas terminée, où le mode du récit, qui avait
toujours eu sa place dans les genres poétiques et que la poésie baudelairienne assumait
encore635, s’en trouve séparé, exclu. Le geste est répété, renforcé chez tous les héritiers
du Symbolisme, par Valéry surtout, dont le refus catégorique du récit est bien connu636,
ainsi que le fameux débat avec l’abbé Brémond autour de la notion de poésie pure637,
mais aussi par Breton, qui s’appuie sur Valéry, et jusqu’à Sartre, qui reconnaît
tacitement l’antinomie entre poésie et prose dans Qu’est-ce que la littérature?, et plus
récemment Yves Bonnefoy.

A quoi bon la merveille, écrit Mallarmé, de transposer un fait de nature en


sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant; si ce
n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la
notion pure638.
À quoi bon transformer la matière en musique si c’est pour lui demander de
redonner la matière? À quoi bon écrire de la poésie si ce n’est pas pour qu’en émane
l’unité de l’objet sensible et de l’objet métaphysique, c’est-à-dire le symbole? À partir
de Baudelaire, mais surtout à partir du symbolisme la poésie a la vocation de penser :
Mallarmé l’a écrit lui-même dans sa célèbre lettre à Paul Verlaine du 16 novembre
1885 : «l’explication orphique de la terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu

635. Voir sur ce point Dominique Combe, Poésie et récit. Une rhétorique des genres, Corti,
1989, chapitre 6 «Poésie, roman et synthèse des genres».
636. La phrase attribuée à Valéry “La marquise sortit à cinq heures”, est rapportée par André
Breton dans le premier Manifeste du Surréalisme qui la cite comme ayant été prononcée dans
une conversation : «Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m’assurait qu’en ce qui le
concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures. » (André Breton,
Oeuvres complètes, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», t. I, p. 314). Valéry semble avoir usé à
plusieurs reprises de cet exemple dans le contexte d’une réflexion sur le roman. Il peut fort bien
avoir prononcé naguère cette phrase devant André Breton puisqu’on en trouve une formulation
approchante dans ses Cahiers, dans le cahier daté de l’année 1913. Le texte est au tome II de la
Pléiade, p. 1162, ou p. 101 du tome V de l’Édition fac-similé du CNRS. En voici le début :
«Romans. L’arbitraire — / La comtesse prit le train de 8 heures / La marquise prit le train de 9
heures...» Marguerite Bonnet dans son édition des Oeuvres complètes de Breton mentionne ces
notations (Pléiade, tome I, p. 314, note 1), mais il en existe une autre, toujours au tome II de
l’édition de la Pléiade des Cahiers de P.V., p. 1190 (ou dans le cahier daté de 1922, tome IX de
l’éd. Du CNRS, p.98), dont voici le début : «Romans / Si je dis : le marquis ferma la porte ou
bien : Élise avait trente ans».
637. Henri Brémond, La Poésie pure, avec «Un débat sur la Poésie» par Robert de Souza,
Grasset, 1926. Le débat fut lancé par l’abbé Brémond en 1925, il dura jusqu’en 1930. Voir la
note, ci-dessus, où Valéry précise, en 1933, comment il a employé le terme.
638. Mallarmé, Oeuvres complètes, p. 368 (et 857).
212

littéraire par excellence...», une vocation qui s’accentuera jusqu’à devenir clairement
philosophique ou métaphysique, et dont on fera grand abus.

C’est aussi sur ce point qu’on peut comprendre comment Giraudoux se


détache et cherche à dépasser ou du moins à se distinguer de l’héritage symboliste.
Giraudoux ne craint pas «la gêne d’un proche ou concret rappel», où perce une
séparation chrétienne et même augustinienne entre l’essentiel et l’illusoire. Lui qui
«trouve assez d’épaisseur à la surface du monde» (I, p. 154), il veut même que ce proche
et concret rappel soit la présence et la forme même, autrement dit allégorie de cet
essentiel, qui ne saurait en avoir d’autres, et non plus son symbole. Peut-être d’ailleurs
le symbolisme s’est-il essoufflé à cause de sa méthode même : comme l’oeuvre d’art
pour les romantiques d’Iéna, le symbole ne débouche hélas sur aucune révélation
métaphysique, mais seulement sur l’oeuvre même, comme ce fut le cas pour cette
étrange et extraordinaire spectacle total que devait être Le Livre de Mallarmé. L’art de
Giraudoux consiste à chanter le charme modeste de cette incarnation dans les choses où
il voit la présence même. Giraudoux entérine la prééminence symboliste de la poésie
— il la tenait déjà des romantiques allemands —, mais il ne lui assigne pas comme
Mallarmé le but théosophique de révélateur métaphysique, d’explication, ce que seul le
symbole philosophique peut accomplir, en tous cas dans la vision mallarméenne, et
surtout il n’exclut pas qu’elle puisse être narrative. Ce n’est pas un fardeau qu’elle aura
à porter que de conter.

Le roman, au lendemain de sa «crise réaliste» — crise où son prestige a atteint


une sorte d’apogée mais a aussi souffert de l’association avec le naturalisme et la
complaisance de ce dernier pour la description de la déchéance — le roman doit
retrouver de nouvelles lettres de noblesse, dans l’élan des nouvelles forces de vie qui
fusent dans diverses directions avec le post-symbolisme. Comme il est une forme très
libre, peu codifiée, la situation permet l’apparition du roman poétique. Michel
Décaudin a rappelé comment, dans le sillage du symbolisme, on avait vu paraître, au
tournant du siècle, des romans en vers. Il cite : Clara d’Éllebeuse ou Almaïde
d’Etremont de Francis Jammes, Jacques de Léo Larguier, Lise de Luc Durtain, les
contes en vers de François Coppée. De même Raymond Queneau qualifiera son Chêne
213

et chien (1937) de roman en vers639. Le roman giralducien est tout autre chose. Il n’est
ni prose en vers, ni prose rythmée. Giraudoux n’utilise aucun des signes extérieurs
classiques du poème, retours à la ligne, réitérations, etc. Au contraire de Mallarmé, pour
qui la rime est bien le fait poétique essentiel, parce qu’elle postule une équivalence
symbolique entre deux mots ou deux vers640, Giraudoux ne peut imaginer «faire des
vers» (I, p. 154). Giraudoux écrit un poème qui se donne les moyens de la prose641.

Giraudoux se montre ici un parfait émule du Fénelon de la Lettre à l’Académie


(1716) défendant la position anti-classique contre ses nombreux détracteurs qui
craignaient la force poétique de la prose d’art : «Notre écriture est pleine de poésie dans
les endroits même où l’on ne trouve aucune trace de versification»642. Avec Fénelon et
la Lettre à l’Académie, lecture obligée de tout lycéen, nous tenons la définition du
«sublime provincial», bien proche des leçons de ce rhéteur de l’époque alexandrine
dont nous parlions plus haut, Démétrius.

«Je veux un sublime si familier, si doux, et si simple, que chacun soit


d’abord tenté de croire qu’il l’aurait trouvé sans peine, quoique peu
d’hommes soient capables de le trouver. Je préfère l’aimable au surprenant

639. Cité par Dominique Combe, Poésie et récit, Corti, 1989, p. 143.
640. Voir Mallarmé, Correspondance, éd. citée, p. 617-618, la lettre à Charles Bonnier de mars
1893, où le poète écrit : «Le fait poétique lui-même consiste à grouper, rapidement, en un certain
nombre de traits égaux, pour les ajuster, telles pensées lointaines autrement et éparses; mais qui,
cela éclate, riment ensemble pour ainsi parler. Il faut donc, avant tout, disposer la commune
mesure, qu’il s’agit d’appliquer; ou le vers.» Et à propos du vers libre, il ajoute : «Maintenant,
pour la notation émotionnelle proportionnée, je la goûte absolument, mais en tant qu’une prose,
délicate, nue, ajourée. L’opération poétique de la commune mesure y fait défaut, ou n’est pas en
jeu.»
641. Jean-Yves Tadié a consacré un livre aux écrivains qui ont, au XXe siècle, relevé le défi du
récit poétique. Giraudoux y occupe la place d’honneur avec la presque totalité de son oeuvre
narrative. Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, P.U.F., «Écriture», 1978.
642. Dans la Lettre à l’Académie, Fénelon écrit : «Notre versification perd plus, si je ne me
trompe, qu’elle ne gagne par les rimes. Elle perd beaucoup de variété, de facilité, et d’harmonie.
Souvent la rime, qu’un poète va chercher bien loin, le réduit à allonger, et à faire languir son
discours. Il lui faut deux ou trois vers postiches pour en amener un dont il a besoin. On est
scrupuleux pour n’employer que des rimes riches, et on ne l’est ni sur le fonds des pensées et des
sentiments, ni sur la clarté des termes, ni sur les tours naturels, ni sur la noblesse des expressions.
La rime ne nous donne que l’uniformité des finales, qui est ennuyeuse, et qu’on évite dans la
prose, tant elle est loin de flatter l’oreille...», Fénelon, Lettre à l’Académie, chap. V, Projet de
poétique, in Oeuvres, éd. de Jacques Le Brun, Bibl. de la Pléiade, 1997, p. 1156. Voir aussi La
poésie en prose des Lumières au romantisme (1760-1820), ouvr. coll., Presses de l’Université
Paris-Sorbonne, 1993, p. 69.
214

et au merveilleux. Je veux un homme qui me fasse oublier qu’il est auteur,


et qui se mette comme de plain-pied en conversation avec moi.643»
Ce passage, qui est suivi d’une citation de la seconde églogue de Virgile, ne
définit pas seulement l’idéal pastoral fénelonien, il désigne l’esthétique pastorale en
général644. Le sublime provincial giralducien s’apparente étroitement à cette esthétique
pastorale. L’idylle antique proposait le modèle gracieux d’une réalité “provinciale”645
chantée en cherchant le trait de moeurs amusant, dans une langue très raffinée, pleine
de références et de réminiscences classiques et remplie d’images gracieuses et
d’humour — ceci définit l’alexandrinisme, et nous savons que Giraudoux a pris la peine
d’indiquer dans Suzanne et le Pacifique, «j’eus mon alexandrinisme à moi» (I, p. 556).
Le sublime de l’idylle chez Giraudoux, outre les caractéristiques empruntées à son
modèle antique, résulte de la combinaison d’éléments thématiques giralduciens
récurrents et du traitement de l’espace et du temps. Une thématique générale, d’abord :
la jeunesse, comme l’a apprécié le poète G.-E. Clancier646, caractéristique principale
de tous les personnages des oeuvres narratives de Giraudoux et force motrice sous-
jacente à la narration, elle en explique l’enthousiasme et la candeur, la nostalgie et la
joie, et s’associe d’autres caractéristiques telles que la virginité, l’innocence, la pureté,
la netteté et le «langage doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle 647 » — toutes
considérations qui faisaient «irrésistiblement» penser Joe Bousquet «à un homme

643. Fénelon, Lettre à l’Académie, chap. V, Projet de poétique, in Oeuvres, éd. Jacques Le
Brun, «Bibl. de la Pléiade», 1997, p. 1161.
644. Fénelon ajoute : «Je veux qu’il me mette devant les yeux un laboureur, qui craint pour ses
moissons, un berger qui ne connaît que son village et son troupeau, une nourrice attendrie pour
son petit enfant. Je veux qu’il me fasse penser, non à lui, et à son bel esprit, mais aux bergers
qu’il fait parler.» Fénelon vise probablement l’esthétique de Fontenelle et son Discours sur la
nature de l’églogue. Voir la note de Jacques Le Brun, op. cit., p. 1743.
645. Cos ou la Sicile sont la province par rapport à Alexandrie.
646. «Ainsi, dans ma jeunesse, je veux dire dans les années 30 à 40, étais-je particulièrement
sensible aux jeunes personnages qui peuplent l’oeuvre de mon compatriote [Clancier est
originaire du Limousin, comme Giraudoux]. Et je pense qu’avec moi un grand nombre de
garçons et de filles de ma génération partageaient ce sentiment. Nous voyions dans ces héros et
ces héroïnes épris de lumière morale, des exemples : dans leur vie l’humour et l’amour
s’alliaient, l’intelligence et l’imagination s’épousaient. Cependant que la menace de la barbarie
grandissait autour de nous, l’oeuvre de Giraudoux affirmait la beauté et la fierté de vivre, sans
pour cela faire appel à quelque dogme que ce fût : religieux ou politique. Il y avait là une sorte de
courage masqué de fantaisie, un courage de la grâce au service de la liberté» Georges-Emmanuel
Clancier, «Giraudoux et la jeunesse», Dans l’aventure du langage, P.U.F., 1987, p. 36.
647. Les cinq tentations de La Fontaine, Oeuvres littéraires diverses, p. 430
215

prisonnier d’un enfant.648» Ensuite le loisir : aucun personnage giralducien ne travaille


ou ne donne l’impression de travailler, y compris Jacques dans Combat avec l’ange —
les personnages de Giraudoux pourraient être nommés, non pastores otiosi, mais
juvenes otiosi — les bergers chez Giraudoux se nomment chef cantonnier (Benoche, au
chapitre II de La Pharmacienne), contrôleur des poids et mesures (Suzanne et le
Pacifique). Autres caractéristiques thématiques : la luxuriance de la nature,
«endimanchée», quand elle entre dans le tissu narratif, ou bien le luxe, «du coeur» ou
des objets (dans Bella et Églantine surtout); la douceur anacréontique (pas de sueur, pas
de violence, pas de conflits, pas de drame), douceur rehaussée par la présence dans le
tissu narratif de mentions de suicide, de noyade, de maladies graves et mortelles, de
tortures, de supplices — autre point commun avec le roman romantique; dans Les cinq
tentations de La Fontaine, Giraudoux dit expressément : «Peut-être que la douceur ne
peut être une grande douceur que tendue sur la cruauté même649», autrement dit, pas de
mièvrerie, pas d’eau de rose, mais une valeur morale aristocratique, philosophique. Le
sublime est également le résultat du traitement de l’espace : le locus amoenus est un
topos généralisé, jamais de pluie, ni d’orage, rien que du beau temps et du pittoresque.
La fin de Bernard, le faible Bernard, est à cet égard exemplaire, car elle rassemble tout
ce que nous venons de souligner:

Le soleil étincelait. C’était l’heure où dans chaque famille de province, dans


chaque chambre d’étudiant, un jeune homme aux joues brillantes s’éveille
en sursaut et court à la fenêtre. Dans ce matin ignorant où tout sentiment,
pour le coeur encore engourdi, devient un remords, il songe avec angoisse,
pêle-mêle et sans mesure, à son meilleur ami, dont il aime à torturer les
mains sincères, aux yeux inégaux de sa maîtresse, chaque jour plus fidèles,
chaque jour moins familiers, à la fiancée qu’on lui prépare, dans le luxe et
dans la douceur, pour une volupté et une amitié infinie. Il contemple la
campagne de France : il frissonne. Le ciel est tout bleu; la terre toute verte.
Les oiseaux chantent dans les nids. Les abeilles bourdonnent autour des
oeillets et des roses. Vers l’étang, bordant les prairies encore brumeuses,
coule la rivière avec ses ruisseaux.» (I, p. 222-223)
Comme disait Philippe Soupault, «Les indifférents, ombres de Jean
Giraudoux, sont de dangereux, de délicieux poètes.650» Le sublime de l’idylle est aussi

648. Joe Bousquet, «Jean Giraudoux», Confluences, nº 21-24, Lyon, 1943, p. 144.
649. Jean Giraudoux, Les cinq tentations de La Fontaine, «La tentation littéraire», Oeuvres
littéraires diverses, p. 413.
650. Philippe Soupault, «Jean Giraudoux», Les Feuilles libres, déc. 1922 - jan. 1923, p. 392.
216

produit par le traitement du temps. Il est remarquable que Giraudoux puisse, comme il
le fait, retenir la chronogenèse romanesque réaliste sans les moyens du poème, sans
employer, par exemple, l’infinitif; qu’il puisse empêcher qu’une histoire se développe
chronologiquement, ou si cela arrive, que ce soit une dérive, une promenade, et non pas
une action; retenir la chronothèse en s’attardant aux détails, en flânant, en ralentissant
le temps comme au début de Suzanne et le Pacifique, « C’était pourtant un de ces jours
où rien n’arrive » (I, p. 465), ou de Juliette au pays des hommes, « Le ruisseau soudain
ne coulait plus... » (I, p. 785). Il n’a pas employé le mot, mais c’est bien le sublime que
désigne Dominique Noguez dans son article intitulé «La dernière couche du
palimpseste, le style de Giraudoux. 651» Le sublime est travail du style, dans son
abondance de figures de conciliation (oxymores, hendiadis) ou de contraste (paradoxes,
antithèses), d’humour tendre (syllepse, on pourrait parler d’un Witz giralducien), par le
rythme et la musique des anaphores, des épiphores, des asyndètes. Le sublime
provincial produit par tout ceci est bien un sublime à la Théocrite et à la Fénelon, mais
l’idylle giralducienne a recours à la rhétorique de l’émerveillement et de la surprise
pour entretenir son plaisir, elle fait souvent place aux images de la surprise : la
soudaineté, la nouveauté, la primauté, et aux images lumineuses connexes : étincelant,
éclairant, brillant, apparition, beauté sont des mots qui reviennent fréquemment chez
Giraudoux.

Paul Valéry, communiquant à Giraudoux, dans une lettre du 1er janvier 1919,
ses «impressions voluptueuses de Simon le Pathétique» écrivait : «C’est presque le
défaut de votre art que la certitude où il doit vous conduire, de prendre votre lecteur
dans un réseau de soie. On n’use pas d’un système si savant et si souple de trouvailles,
sans en connaître l’infaillibilité. [...] «Ah! si j’en parlais à d’autres que vous! — je
vanterais cette prose insaisissable, mais qui saisit; cette continuité d’agréments tous
véritables, mais tous essentiels, dont le tissu est sans prix; — cette légèreté, non sèche,
mais élastique et vivante; cette modulation perpétuelle du ton intellectuel au ton le plus

651. Dominique Noguez, «La dernière couche du palimpseste, le style de Giraudoux», Jean
Giraudoux et l’écriture palimpseste. Actes du colloque de la S.I.E.G., réunis par Lise Gauvin,
Paragraphes, Université de Montréal, 1997, p. 53-70.
217

sensuel, ou sensible, ou sentimental; avec des rachats, des réserves, des substitutions
imprévues si bien calculées...652»
Le lyrisme, autre indice du sublime et de l’idylle, est marqué par la minceur
psychologique des personnages et la prééminence du “je”. «J’écris toujours à la
première personne? parce que je ne veux pas faire l’artifice de créer un autre
personnage653». Les personnages giralduciens n’ont pas de psychologie, pas de
personnalité propre. Ils s’expriment par boutades, par sentences, par remarques subites
comme s’ils sortaient de leurs pensées, ou par des répliques en duo qui rappellent les
chants amoebées. Ils expriment moins des sentiments que des points de vue. Ils
semblent de simples accessoires du romancier, ou plutôt du poète pour donner voix à
l’une de ses potentialités, une attitude de faire-valoir. Seuls les personnages des années
trente, Maléna, Edmée, ne sont pas pure intellectualité. Les romans de Giraudoux sont
très rarement, exceptionnellement polyphoniques, c’est presque toujours la monodie du
“je” que nous entendons, même lorsqu’une hésitation entre le personnage et le narrateur
fait alterner le “je” et, par exemple, dans Bernard, le faible Bernard, on lit «Je cherchais
en vain, mon amie, à saisir sur vos traits...» et au paragraphe suivant : «Bernard
cependant, dans sa province, renonçait à épouser Renée.» (I, p. 211). mais Bernard nous
prévient lui-même dès la première page:
C’est avec lui-même que Bernard discutait ainsi (I, p. 187)
Ce “je” presque toujours lyrique est le principal ressort poétique du roman
giralducien. Il l’est de diverses manières, “je” adolescent dans les Indifférents, tenant à
jouir de chaque privilège de l’enfance:
Et je tiens, pendant l’heure qu’il me reste à être enfant, à m’amuser une
dernière fois des enfantillages du monde, des grosses dames qui
s’enfournent dans les trams, des policemen qui glissent sur une pelure
d’orange... (I, p. 182),
“je” amoureux dans Simon le Pathétique, «J’étais heureux... Comment donc
souffrir» (I, p. 335), ou
Je prétendais que le bonheur est un fait... Il y avait toujours un vieux
monsieur aux yeux tristes, au col rapé, pour m’encourager et me soutenir.
(I, p. 321)

652. Paul Valéry, lettre à Jean Giraudoux du 1er janvier 1919, Cahiers Jean Giraudoux, nº 2-3,
1974, p. 7-8.
653. Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 46.
218

“je” joueur dans Siegfried et le Limousin, “je” nostalgique, “je” tendre, et


toutes les variantes du “je” joyeux, qu’on trouve à chaque page de son oeuvre. Et même
quand le “je” disparaît momentanément, c’est encore lui qui se profile en arrière d’un
autre personnage; celui, par exemple, de «Mademoiselle» au chapitre II de Suzanne et
le Pacifique, à qui il prête des paroles qui sont clairement les siennes, lors du voyage
vers Paris.
À propos du Roman comme livre romantique, Ricarda Huch remarquait : «Il
ne s’agit donc pas de ce que le poète représente, mais à travers ses livres, c’est lui-même
que nous cherchons et le monde créé par ses propres organes. Aussi les poètes
romantiques ont-ils préconisé la peinture d’eux-mêmes et les confessions...654»
Ce “je” n’est pas tout à fait le seul ressort si l’on veut bien séparer les thèmes
de celui qui les expose. Le roman giralducien est aussi un roman philosophique, parce
qu’il joue continuellement avec des paires d’opposés — le “je” et le cosmos, surtout —
qu’il cherche à concilier, et parce qu’il ne met pratiquement en scène que des situations
à tonalité morale. Qu’on songe par exemple aux mots gravés sur le promontoire de
Suzanne, au chapitre X, par un des marins qui la recueillent:
CETTE ÎLE EST L’ÎLE SUZANNE
OÙ LES DÉMONS DE POLYNÉSIE
LES TERREURS
L’ÉGOÏSME
FURENT VAINCUS PAR UNE JEUNE FILLE
DE BELLAC 655
D’où cette froideur d’allégorie qu’on a parfois reproché au récit giralducien.
Le roman philosophique se discerne aussi à l’abondance axiologique, aux multiples
premières fois, aux aurores, aubes, et commencements; mais aussi et surtout à la
presqu’unique situation : un adolescent face à l’amour, une jeune fille face à elle-même,
des êtres humains jeunes face à la question du bonheur. Sur le plan rhétorique, le roman
philosophique ressortit au genre délibératif, nous l’avons déjà noté. Dans cette

654. Ricarda Huch, Les Romantiques allemands, op. cit., p. 189


655. I, p.604.
219

tradition, la délibération, qui porte sur l’opportun ou l’inopportun, a toujours pour objet,
précisément, le bonheur. Le lyrisme giralducien chante cette quête à longueur de pages.
Le roman giralducien est poétique par sa méthode. Elle reconnaît l’importance
de chaque mot, de chaque métaphore:
... une métaphore seule, un noble mot seul peut trancher le noeud que fait
soudain leur âme (I, p. 389)
et la méthode de composition , bien cachée au creux de Bernard, le faible
Bernard, dit bien l’importance donnée à la liberté la plus complète de l’imagination :
C’est ainsi qu’il éveillait sa pensée avec des ruses parentes de celles qu’il
employait pour exciter sa mémoire. Il lui fallait d’abord des moules où la
déverser. Pour faire ses dissertations, il commençait par dessiner, au crayon
de couleur, des cases sur du papier blanc. Il se représentait d’abord ses
conférences à vide, en six ou sept paragraphes qu’il n’avait plus qu’à
remplir au fur et à mesure. Le procédé avait réussi à Balzac, disait son
scoliaste, et aussi à Dieu pour créer le monde. Mais, une fois ébranlée, son
imagination ne connaissait plus de limites. Elle suivait son cours avec la
logique d’un rêve. Elle supprimait les obstacles du temps, de l’espace. (I, p.
190)656
La logique du rêve n’a guère d’affinité avec le régime réaliste du roman dans
la tradition française. Et les obstacles du temps, de l’espace y sont précisément les
ressorts principaux de l’action. C’est l’inverse chez les Romantiques allemands, dans
les romans et les nouvelles de Ludwig Tieck ou la Lucinde de Friedrich Schlegel.
La clef de l’énigme de la prose giralducienne tient en ceci : elle est de la poésie
qui se donne les moyens de la prose, et non pas, comme il semble à première vue et
comme tous les critiques l’ont toujours approchée, de la prose se donnant des moyens
poétiques. Ce renversement n’est pas trivial. En effet si nous prenons pour base que les
récits giralduciens sont d’abord poésie, nous nous donnons les moyens de comprendre
adéquatement les libertés qu’ils prennent avec les conventions du récit, les
rapprochements audacieux et souvent neufs, les mots et expressions au plus haut point
déconcertants, les raccourcis saisissants qui les ont rendus célèbres, tout le matériau qui
a fait conclure à la trop fameuse préciosité, ainsi que leur intense lyrisme : les états
d’âme, la joie, le bonheur, la mélancolie, la nostalgie sont le tissu de la narration
pendant des pages et des pages dans les écrits de Giraudoux jusqu’à Bella au moins, et
c’est une raison de plus pour nous de croire adéquat de les appeler idylles car ils sont

656. Je remercie Guy Teissier d’avoir attiré mon attention sur ce passage.
220

avant tout musique de l’âme. La poésie et la musique sont toutes deux des
représentations immédiates d’états d’âme657. Giraudoux aura pu sur ce point être
convaincu par la théorie de l’art de August-Wilhelm Schlegel.
Tout est affaire de style, donc d’école, pour reprendre un terme scolaire cher à
Giraudoux. Trois écoles apparaissent dans l’oeuvre de Giraudoux : l’école des
Indifférents, l’école du sublime et l’école du bonheur. La première est le titre d’un
ouvrage, les deux autres d’anciens titres écartés de la rédaction finale. L’École du
sublime fut le titre de la première des quatre parties de Simon le Pathétique jusqu’en
1923. Elle comprenait les chapitres I, II et III. La division en parties ne disparut que
dans l’édition de 1926, chez Grasset, c’était la troisième version publiée après celles de
1918 et de 1923. Les trois autres parties étaient : II. Le printemps (chapitres 4 et 5), III.
L’été (chapitres 6, 7 et 8), et IV. Triomphe du pathétique (chapitres 9, 10 et 11). Les
bouleversements dans l’ordre des chapitres, dans la troisième partie notamment,
témoignent de la recherche intense d’un équilibre délicat658. École de bonheur est le
nom d’une partie de section d’un plan en neuf chapitres de Siegfried et le Limousin, qui
comportait aussi Séries d’interviews avec les grands allemands, et Ludendorf.
La nostalgie giralducienne et la quête obsessive du bonheur sont aussi un autre
signe de l’appartenance du roman et du récit giralduciens au genre pastoral. Mia Irène
Gerhardt remarquait dans son Essai d’analyse littéraire de la pastorale, que si
l’expression de l’amour est l’élément dominant de tout le genre pastoral, «on trouve que
le caractéristique le plus frappant de cette expression est la prédominance de la note
triste.659» La mélancolie s’introduit dans la pastorale dès la Renaissance, en même
temps que l’italianisme. Mais l’Astrée, malgré ses amours contrariées et ses désespoirs,
est un roman d’une incontestable bonne humeur.
Symétries, alliances, coïncidences, surprises : tels sont les circonstances
naturelles où se meut la pastorale traditionnelle comme le réalisme giralducien. Il le
dira lui-même en 1928, dans cette formule mille fois citée :

657. Nombre d’idylles ont été portées en musique. Comme quelques autres genres poétiques
comme l’ode ou l’élégie, une bibliographie générale sur l’idylle contient un grand nombre de
références à des oeuvres musicales.
658. Voir la notice de Guy Teissier, p. 1407.
659. Mia Irène Gerhardt, op. cit., p. 296.
221

«les éléments nouveaux que nous avons introduits dans le roman [sont] : la
fantaisie, le rêve, l'arbitraire.»660
Il ne faut pas attendre du “roman” giralducien qu’il respecte le contrat de
lecture du roman réaliste dans le style du XIXe siècle. C’est pourtant ainsi qu’il est
presque toujours lu, même par les spécialistes, par une sorte d’attraction modale. Le
besoin d’une forte illusion référentielle est tel — qu’on pense à la puissance de celle-ci
chez un Maupassant, par exemple —, qu’ils la cherchent à tout prix. Maurice Blanchot,
qui cherche les règles du roman poétique dans plusieurs pages de Faux Pas661, écrit
dans «L’énigme du roman» : «Le roman est menacé quand il risque de devenir un
documentaire, mais il ne l’est pas moins — et peut-être plus profondément — lorsqu’il
devient l’objet d’un art qui se donne à lui-même ses propres règles, lorsque le langage
prétend tirer du seul système de ses ornements les formes d’un univers viable, en un mot
lorsque le roman prétend trouver sa loi dans une nécessité que ne fonde pas une
apparence de “vérité” et de “vie”. C’est au réalisme que le roman, malgré toutes ses
métamorphoses, revient comme à la seule convention qui lui appartienne.» [...] «si
grands que soient les excès d’imagination dans un roman, il ne peut qu’il ne les présente
comme expression d’une réalité, comme fragments d’un monde qui a droit à la
subsistance662.» Friedrich Schlegel aurait ri de telles assertions.
Le roman giralducien, en déstabilisant sa base réaliste, a lancé un défi poétique
à la fiction et tenté de le relever. C’est ce qui en fait un genre à part qui n’a guère à voir
avec le roman réaliste et consacre l’originalité de Giraudoux en son époque. Mais
Giraudoux est bien de la même famille que son La Fontaine,
Sa drogue, c’est l’opium du réel [...] le domaine réel du coeur et de la nature,
son annexe.663
Quelle erreur, par conséquent, que d’accuser Giraudoux d’un trop de
confiance en le langage, ou de cratylisme! C’est au contraire à une mise en demeure

660. Simone Ratel, «Entretien avec Jean Giraudoux. Est-ce le commencement d'un romantisme
français?», Comoedia, 18 juillet 1928.
661. Maurice Blanchot, Faux Pas, Gallimard, 1943. Il semble d’ailleurs que les rapports entre
poésie et roman soient une préoccupation majeure de ce volume qui, outre l’article intitulé
«Mallarmé et l’Art du roman», contient aussi «L’énigme du roman» (p. 213-223), «roman et
poésie», sur Le Temps qu’il fait, d’Armand Robin (p. 232-236), et «Poésie et roman», sur les
romans d’Audiberti, surtout Carnage (p. 237-241).
662. Ibid., p. 215-216.
663. Les cinq tentations de La Fontaine, op. cit., p. 341.
222

poétique, à une mise à l’épreuve du langage qu’il a consacré tous ses efforts, et ce défi
correspond donc bien, à sa manière, à ce que Mallarmé a nommé le «jeu littéraire par
excellence». Il s’agit pour lui aussi de faire coïncider un pur délice de l’oreille avec un
délice de l’esprit. Mais comment y parvenir quand on a renoncé à la musique du vers?
Joe Bousquet avait dit de Giraudoux qu’il était «le maître des écrivains ovidiens» et
qu’il avait «transformé la pensée en émotion en l’exprimant sous la forme vivante d’une
métamorphose664». Et Giraudoux, dans les Les cinq tentations de La Fontaine, écrit:
Les deux glandes du poète : le goût de la métamorphose, qui nous ouvre le
monde, et le goût de la métaphore, cette métempsycose des pensées
profondes ou banales.665
La poésie dit ce qu’elle veut dire, jamais le poète, ou ce n’est plus un
poète.666
La prose giralducienne doit donc être comprise comme idylle. Et ce à trois
niveaux inséparables : L’idylle est d’abord dans la forme choisie — le poème narratif,
idylle d’écriture; elle l’est ensuite dans le choix des thèmes et des représentations, mises
en scène dans cette forme; elle l’est enfin dans la façon dont ces choses sont dites — le
style. Elle est, nous l’avons vu, écriture heureuse, non contrainte, non mercenaire; elle
est repos; elle est jouissance de l’aventure du poème; jeu libre et libérateur où la raison
n’intervient que pour ordonnancer l’aisthésis et en décupler la jouissance; c’est ce que
Schiller et Adorno ont dessiné comme l’idéal de la «naïveté épique», idéal du poète
sentimental; c’est l’idylle comme configuration structurante du récit. Au contraire de
des Esseintes, et de Gide (Urien, Paludes) elle ne met pas des bagues à tous les doigts,
elle ne parle pas de la poésie, elle fait de la poésie. Elle est de plain pied avec le monde,
pas au-dessus, ni retirée; elle ne fuit rien, elle crée, elle choisit, elle préfère, souriante.
Elle offre au lecteur la jouissance d’un chronotope idyllique, espace-temps produit par
l’écriture heureuse, où la pesanteur est levée, où la fable est non pas exactement
délestée de tout drame, de toute horreur, mais où ces circonstances sont le fond sur
lequel se détache la décision idyllique, le parti pris stoïcien du bonheur. Dans le
“roman” giralducien le lecteur est convié à une promenade, à un flirt avec la réalité, il
est introduit dans un locus amoenus, ou une série de loci amoeni, et plongé dans une

664. Joe Bousquet, «Jean Giraudoux», Confluences, nº 21-24, Lyon, 1943, p. 143, 145.
665. Les cinq tentations de La Fontaine, op. cit., p. 418.
666. Les cinq tentations de La Fontaine, op. cit., p. 394.
223

durée bergsonienne667, c’est-à-dire non pas exactement hors du temps, mais plutôt dans
la jouissance du temps, non pas exactement hors de l’Histoire, mais plutôt hors de la
pensée de l’Histoire.

L’idylle giralducienne, loin d’être frivole, a pour fondement un sentiment


profond et très réel de la détresse humaine et elle tente d’y faire pièce. Le jeune
Giraudoux a dû en recevoir le choc probablement dès son arrivée à Paris dans les
premières années du siècle668, mais sa pudeur, son idéal poétique classique lui ont dicté
de la masquer, de la rédimer par l’art et d’effacer les traces de cette rédemption le plus
complètement possible. Le Giraudoux adulte a souvent au contraire dénoncé, à partir
de Bella surtout, mais dès Simon le Pathétique, ce que le monde a de vil, de laid, de
«veule», «ce monde d'égoïsme, de lutte, d'infamie», dit-il dans Bella (I, p. 991), «ce bas
monde», répète-t-il dans toute son oeuvre, ce «couvent terrible des humains» (I, p.
1125) où vivent les «hommes, moisissure suprême de l’univers» (I, p. 1124).

L’idylle est donc chez Giraudoux une décision et un programme esthétiques.


En tant que décision esthétique elle est nécessairement morale et même, par extension,
politique puisqu’elle est acte et résultat d’une préférence qui propose au lecteur, à la
cité, un exemplum, une explication de l’état heureux, et elle est encore par là-même
pharmakon. De l’idylle-remède on a un exemple frappant au chapitre ix de Bella,
chapitre final si poétique où Fontranges, seule figure paternelle de l’univers giralducien,
se surprend tout à coup, après la mort de Bella, à faire des métaphores :

C’était la première métaphore qui eût jamais traversé le front d’un


Fontranges. C’était le mouvement le plus facile de l’imagination, mais
Fontranges en frémit comme d’un changement de nature. Que se passait-il?
Allait-il devenir poète maintenant? Il éprouvait un peu de vanité, il se sentait
plus léger. [...] Un dieu inconnu illustrait la vie de Fontranges. [...] Que
ne peut-on comparer dans la vie? De chacun de ses meubles, de chacun de
ses gestes, de chacun des jeux de lumière du jour ou des lampes, il sentait
maintenant qu’il lui eût suffi d’un peu d’intelligence et d’un peu d’invention
pour dégager et délivrer un génie scintillant. Qu’il allait être consolant de

667. Rappelons-le : en juin 1923, Frédéric Lefèvre lui demande : « L’influence de Bergson et
du mouvement pragmatiste a été grande sur les jeunes écrivains ? — Certes; tous ces
mouvements parallèles ont eu lieu par osmose...», Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p.45.
668. Le Paris qu’il a vu n’est certainement pas différent de celui qu’a décrit Céline dans Mort à
crédit. Nous n’avons aucun renseignement autobiographique permettant de le documenter. Mais
nous savons aussi qu’il a apprécié la vision proustienne du grand monde.
224

vivre, si le monde réel se cousait ainsi à un monde imaginaire! (I, p. 992-


993)
«Consolant», dit bien Giraudoux ! Qu’il allait être plaisant de ne pas avoir à
quitter un monde pour entrer dans l’autre! Qu’il allait être consolant de ne pas avoir à
distinguer un monde divin d’un monde déchu, un monde libéré par l’imagination et
l’intelligence d’un monde asservi! Un monde heureux d’une sordide prison! Et tout cela
grâce à la poésie. Joe Bousquet le remarquait : «La beauté est l’enchantement d’un
monde qui endort ses servitudes. [...] Il [Giraudoux] annihile tout ce que l’habitude
engourdit.669»

669. Joe Bousquet, «Jean Giraudoux», Confluences, nº 21-24, Lyon, 1943, p. 144.
225

Conclusion

La prose poétique de Giraudoux demande au lecteur de romans une bonne


volonté hors du commun, un consentement peu ordinaire. Mais dès que celui-ci est
disposé à les accorder, dès qu'il accepte de délaisser la fable et qu’il s'attarde aux
méandres des phrases pour euxmêmes, qu'il ajuste son regard pour voir ce que voit
Giraudoux, pour s'émouvoir de ce qui émeut l’écrivain, dès qu'il se résout à ne plus lire
un roman au sens traditionnel, c’est-à-dire selon le code «réaliste-lisible» du roman du
XIXe siècle, mais une sorte de poème plus ou moins narratif, plus ou moins descriptif,
tout s'ouvre et se déploie, tout s’enchaîne et s’envole, et sa lecture est récompensée de
jubilation.

L’oeuvre de Giraudoux est secrète, et tout à la fois volubile et joyeuse. Elle


demande une nonchalance attentive, un repos, un délaissement de soi actif. Elle est
rétive au point de vue économique (d’où la détestation du roman réaliste bourgeois),
elle est réservée devant le point de vue comparatif, fermée devant le soupçon. Elle est
généreuse au contraire, ouverte au point de vue non-discursif, au point de vue sensible
du poète, à celui qui accepte de se laisser guider, comme Gide, en 1909, devant
Provinciales : «J’aime à m’abandonner à lui sans trop savoir où il me mène; et
qu’importe!...». Elle se donne au lecteur qui ne tient pas à prendre parti, qui n’a pas soif
de drame, de sang, qui n’exige pas que le roman reproduise la réalité telle qu’il la
connaît, qui, comme le poète, est «réfractaire aux projets calculés» (René Char).

À celui qui a la souplesse d’accepter que l’auteur puisse passer — qui accepte
de passer lui-même d’un point de vue à son contraire; qui aura pris lui-même, par
exemple,

la ferme décision de ne jamais céder dans la vie,... , la ferme décision de


céder toujours dans la vie (II , p. 259),
elle offre rires et émerveillements, plaisir et loisir. «Je suis bien convaincu que
l’activité littéraire est un repos de la vie670 », dit Giraudoux. Jean-Paul Sartre le

670. À André Rousseaux, «Un quart d’heure avec Jean Giraudoux», Candide, nº294, octobre
1929, Cahiers Jean Giraudoux, 14, 1985, p. 129. Rousseaux reprend textuellement le paragraphe
qui contient cette phrase dans une seconde entrevue avec Giraudoux en 1934, «Un quart d’heure
avec Jean Giraudoux», Candide, nº 25, mai 1934, Cahiers Jean Giraudoux, 19, 1990, p. 131.
226

remarquera en 1941, en parlant de Choix des élues : «le livre est fait avec des repos671».
Ce repos est le tempo de l’idylle. Ce repos est aussi l’otium que l’écrivain, tel Cicéron
à Tusculum, s’octroie et propose à son lecteur désintéressé, ce qui exige de lui qu’il ne
mène pas une vie mercenaire, que la productivité soit le moindre de ses soucis.

À Benjamin Péret, qui lui demande, en septembre 1924 : «À quoi occupez-


vous vos loisirs?», Giraudoux répond : «Je n’ai pas de loisirs, me dit-il d’abord; puis il
sourit et ajoute : cependant, j’ai plus de plaisir à faire l’amour et à dormir qu’à faire
toute autre chose. Autrefois j’aimais beaucoup les voyages...672» Giraudoux craignait
sans doute de ne pas être compris du jeune poète, laborieux journaliste, de 17 ans son
cadet. Ce que nous savons de la vie professionnelle de Giraudoux montre qu’il avait
organisé son travail de telle sorte que ce soit une sorte de grande vacance continuelle.
Il s’est ingénié toute sa vie à ne pas faire carrière et à occuper des emplois qui soient
des sinécures, ainsi pendant sept ans, de 1926 à 1933, à sa demande, sa mise à la
disposition de la commission d’évaluation des dommages alliés en Turquie, affectation
qui pour tout autre que lui aurait été vécue comme un enterrement de première classe,
un cul-de-sac du point de vue de la carrière! Et Lucien Bonzon a raconté avec quelle
insistance le jeune Giraudoux, dès l’époque de son séjour à Harvard, n’ambitionnait
que d’être nommé commis de chancellerie, poste obscur et subalterne qui lui aurait
permis de voyager et d’éviter de trop absorbantes responsabilités673. Mallarmé, lui
aussi, avait appris l’anglais «pour parler la langue et l’enseigner dans un coin, tranquille
et sans autre gagne-pain obligé674». Comme Fontenelle, jamais Giraudoux ne fut
propriétaire de biens immeubles. Jamais, à vrai dire, il n’exerça d’autres pouvoirs que
ceux de l’imagination. Jacques Body écrit : «Si Jean Giraudoux a partagé le train de vie
de la haute bourgeoisie, il n’en a jamais eu les pouvoirs : l’argent placé et qui rapporte,
la propriété, le droit de commander, le pouvoir sur autrui675»

671. Jean-Paul Sartre, «M. Jean Giraudoux et la philosophie d’Aristote, à propos de Choix des
élues», N.R.F., 1er mars 1940, p.339-354. Article repris dans Situations I, Gallimard, 1947;
collection «Idées», p. 101.
672. Benjamin Péret, Oeuvres complètes, t. 7, Corti, 1995, p. 79.
673. Lucien Bonzon, «Jean Giraudoux diplomate», in Jean Giraudoux, Les Publications
techniques & Galerie Charpentier, collection Comoedia-Charpentier, 1944, p. 41-42.
674. Mallarmé, Correspondance, Lettres sur la poésie, Gallimard, folio-classique, 1995, p.
585.
227

Cette incursion dans la biographie nous donne la contexte psychologique de


l’activité d’écrire giralducienne, de ces fameux «repos». Giraudoux va encore au-delà
de ce détachement. Dans une entrevue de 1926 il déclare : «L’écriture est un accident
dans la vie du poète676.» Cette déclaration d’un Giraudoux de 44 ans, faisant référence,
dit-il, aux conceptions de sa jeunesse, montre que la poésie est bien plus qu’un art
supérieur du langage, elle est avant tout pour lui un mode de vie, un art de vivre,
l’exercice d’une attitude et d’un point de vue sur le monde — un point de vue orphique,
pourrait-on dire, et assurément romantique allemand —, et qu’elle impose et suppose
par conséquent des choix, c’est-à-dire une éthique.

La prose de Giraudoux exige de son lecteur un goût qui pèse peu


économiquement, mais qu’il ait — c’est très important — l’amour du mot juste, le goût
du jeu esthétique, allié à l’exigence de la liberté, et par-dessus tout peut-être le sens du
risque métaphysique, et un grand besoin de sublimation du réel jugé déficient, c’est-à-
dire de sublime, en un mot qu’il ait cet enthousiasme dont Shaftesbury se fit le très
influent théoricien à l’époque moderne677. Elle suppose aussi un ennui souriant et
affable à l’égard du confort de lecture “bourgeois”, de la littérature de divertissement,
de la morne redondance du récit linéaire réaliste, tout en en jouant d’ailleurs parfois le
jeu — par jeu, par commodité. Elle suppose le plaisir actif d’une littérature potentielle
montée non sur l’aléatoire et l’inconscient — piètre armement, pour un Giraudoux,
devant l’inconnu! —, mais sur la pratique d’un équilibre mi-sérieux, mi-moqueur, dont

675. Voir à ce sujet les pages très précises de Jacques Body, La légende et le secret, P.U.F., p.
156-160, ici p. 158 .
676. Cahiers Jean Giraudoux, nº14, 1985, p. 59.
677. On sait le succès et le retentissement européen de A Letter concerning Enthusiasm,
Londres, 1708. Par Montesquieu, Voltaire, et surtout Diderot en France, en Allemagne par Kant,
Schiller, Herder, Goethe et les Romantiques allemands, dont il fut le point de départ, Shaftesbury
peut être considéré comme l’initiateur de l’esthétique moderne. Voir Georges Gusdorf,
Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, op. cit., pp. 219-243; et L’homme
romantique, Payot, 1984, p. 26; et surtout Jean-Paul Larthomas, De Shaftesbury à Kant, op.cit.,
particulièrement le chapitre IV, «L’enthousiasme et la théorie du génie», p. 227-264. La question
avait été traitée dans le même sens par André Leroy, Mylord Shaftesbury, A letter concerning
Enthusiasm (texte anglais et trad. français. avec une introd. et des notes, P.U.F., 1930). Les idées
de cet aristocrate, esthète aux loisirs studieux, disciple d’Épictète, ami de Pierre Bayle, et leur
écho chez Giraudoux mériteraient une étude, notamment en ce qui concerne sa théorie de la
bonne humeur, mais aussi sur le plan du stoïcisme. Le rapport giralducien au réel, au monde, en
serait certainement éclairé.
228

la réussite et la maîtrise — jamais assurées — s’acquièrent par l’art, le jeu, la ruse, entre
raison joueuse et raison abolie, entre sentiment tout-puissant et sentiment impuissant,
entre toute chose et son contraire, avec une faim pour ce pâtir, cette “souffrance” du dire
poétique qui au moment de se clore, se résout en félicité.
Si l’on se place du point de vue de Giraudoux, qui est le point de vue de la
Bildung allemande, l’homme est en formation. En 1924 André Breton définissait le
Surréalisme comme «automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer
[...] le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout
contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale».
Une telle vue ne peut recueillir l’adhésion de Giraudoux . Cependant la technique
surréaliste, en tant qu’elle «repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines
formes d'associations négligées jusqu'à elle, à la toutepuissance du rêve, au jeu
désintéressé de la pensée»678, est proche de la technique d’invention giralducienne. Il
le dit à Benjamin Péret. Mais elle livre chez Giraudoux le matériau sur lequel il va
travailler pour effacer la trace de tout travail679.
La prose giralducienne suppose que sur cette corde tendue vers la vie future,
ou plutôt la vie devant soi, où le moi joue avec le monde, avec sa joie et tout l’inconnu,
respectueux de toutes les formes du vivant, il ne s’attarde pas à ses propres effets,
n’insiste pas, n’accumule pas, ne regarde pas en arrière, reste «vierge». Ceci n’a été
exprimé nulle part mieux que dans Privas, juillet 680 , un des derniers textes de
Giraudoux. Comment mieux définir le plaisir et la torture d’écrire! «Poète, je dois
l’être», écrit Giraudoux dans L’École des indifférents (I, p. 154), mais il méprise les
poètes de métier. Dans deux de ses essais recueillis dans Littérature, il fustigera les
«faux» romantiques et leur désir d’être des «fonctionnaires des lettres» :

678. «Manifeste du Surréalisme» (1924), in André Breton, Oeuvres complètes, t.I, Gallimard,
Bibl. de la Pléiade, 1988, p. 328. Ces distinctions faites, c’est surtout le «non-conformisme» des
surréalistes (p. 346) et leurs provocations juvéniles, voire puériles, qui ne peuvent recueillir
l’adhésion d’un Giraudoux, tenu de surcroît à la mesure et à la discrétion par ses fonctions au
Quai d’Orsay. Mais il partage avec eux le «procès du réalisme» (p. 313), l’éloge de la «chère
imagination» et d’une manière générale l’élan politique propre à toute l’esthétique de cette
époque. On sait que Philippe Soupault admirait Giraudoux (Philippe Soupault, Vingt mille et un
jours, Belfond, 1980, p. 95), il le redira de nouveau, avec quelques nuances, dans un numéro
d’hommage de la revue Sur, paru à Buenos Aires en 1944 : «Fantasma de Jean Giraudoux», Sur,
Año XIV, Mayo de 1944, p. 35-40.
229

C’est leur renoncement devant la grandeur de la nature qui leur a fait réclamer
avec intransigeance la liberté des lettres : non-sens absolu pour les poètes, comme eux,
fatalistes et déterministes. Au lieu de juger que tout coup du sort porté à un poète est la
seule chose qui puisse lui rendre sa liberté vis-à-vis de la providence et des hommes, ils
se sont acharnés à revendiquer pour leur confrérie ce que les autres corporations
appellent la liberté, c’est-à-dire une charte, c’est-à-dire un respect mutuel des lois et des
habitudes, c’est-à-dire l’esclavage681.

Peu lui chaut d’être poète, il est le «sourcier de l’Éden» , Éden dont il est
«très possible» qu’il soit «chassé» lui aussi (I, p.853).
Ce que nomme inlassablement Giraudoux, ce n’est pas l’impérissable, car
toute parole est vouée au risque, toute nomination mangée de tous côtés — Giraudoux
n’aime pas le style sublime, auquel il trouve «je ne sais quoi de bestial, d’impitoyable»,
et qui serait nécessaire pour l’exprimer; il n’aime pas non plus les chefs-d’oeuvre682 —
, ce n’est pas l’impérissable mais l’imputrescible, pour reprendre une autre image à
René Char : c’est-à-dire au delà de la Beauté, de la Liberté, l’appel irréductible d’une

679. Question de génération ? Les surréalistes veulent détruire la culture. La génération


précédente, celle de Giraudoux, rêve encore de la parfaire. «Achever un ouvrage consiste à faire
disparaître tout ce qui montre ou suggère sa fabrication. L’artiste ne doit, selon cette condition
surannée, s’accuser que par son style, et doit soutenir son effort jusqu’à ce que le travail ait effacé
les traces du travail.» (Paul Valéry, «37, rue Victor-Massé», dans Degas, danse, dessin, Oeuvres,
Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», p. 1175.). Et Roger Martin du Gard, qui fait justement allusion
à une portion de cet ouvrage de Valéry, écrit à Jean Paulhan : «Et le Valéry qui m’a enchanté
“Achever un ouvrage”! Oui, il n’a que trop raison, personne ne sait plus travailler, effacer par le
travail l’empreinte du travail. Et le fantôme de Fargue; et la lettre de Rilke; excellents tous deux.
Et le Giraudoux; et le Fernandez...» (Roger Martin du Gard, lettre à Jean Paulhan du 14 janvier
1934, Correspondance (1933-1936), Gallimard, 1990, p.193. Martin du Gard fait ici référence
aux articles que contient le nº 244, janvier 1934, de la N.R.F. : Paul Valéry, «Chez Degas» (p. 46-
53); Léon-Paul Fargue, «Souvenir d’un fantôme» (p. 5-11); Rilke, «Une lettre à Lou Salomé» (p.
90-97); Ramon Fernandez, «La révolution est-elle nécessaire?» (p. 110-114); Jean Giraudoux,
«Combat avec l’ange», chapitre premier (p. 60-89).
680. Jean Giraudoux, «Privas, juillet», Or dans la nuit, Grasset, 1969, p. 209-223.
681. Jean Giraudoux, «Gérard de Nerval», Littérature, op. cit., p. 79-80. Il répétera
approximativement la même chose dans «De siècle à siècle», p. 185, discours mordant prononcé
à l’occasion du centenaire d’Hernani où il accuse les romantiques de 1830 de s’être faits les
complices d’un «événement mondain» et d’une révolution de carton-pâte qui rassurait la
bourgeoisie.
682. À Frédéric Lefèvre, en 1926 : «Mais vous savez bien que je n’aime pas les chefs-
d’oeuvre», Cahiers Jean Giraudoux, nº 14, 1985, p. 54. Et surtout, dans De siècle à siècle, «Les
chefs-d’oeuvre sont les statues de la littérature et en encombrent les voies», in Littérature, op. cit.
p. 192.
230

réalité sans concurrente, idyllique, peuplée d’êtres ardents, vivants, innocents, qui sont
moins des personnages que des points de vue sur des problèmes, que des projections
d’un moi en formation, ivresse qui souffre, bonheur qui ne désigne pas un âge d’or
révolu, un éden perdu à jamais, mais l’enjeu même du “Poème”, le risque du Poème,
Éden projeté devant soi, lancé dans ce que Rilke a appelé l’Ouvert, sol instable,
navigation sur crête de vagues, pont sur gouffre. Ainsi s’éclaire cette conception de la
souffrance comme bonheur, qui rassemble stoïcisme et littérature et qu’on retrouve
dans toute l’oeuvre de Giraudoux683. La nostalgie giralducienne est une forme de la
joie. C’est pour ne pas la mépriser, la trivialiser, que la virginité, des êtres ou des
innombrables “premières fois” et l’amour chaste sont essentiels chez Giraudoux, car le
poème est «l’amour réalisé du désir demeuré désir» (R. Char), c’est-à-dire prise de
conscience que le poème n’advient que si l’appel d’une réalité sans concurrente n’est
pas éteint par son dessin, que si sa formulation, son expression le reconduisent sans
l’épuiser; tandis que le moi, s’il doit recevoir le don du poème, doit demeurer «pur»,
naïf, «indifférent», inoffensif, «innocent».

683. Principalement, à vingt ans de distance, de Simon le Pathétique (1918), à Bella (1924), et
à Ondine (1939).
231

Bibliographie

I.Bibliographie giralducienne. Oeuvres de Jean Giraudoux.


II.Bibliographie générale : ouvrages sur Jean Giraudoux, ouvrages de critique
littéraire et d'histoire sociale de la littérature et de l’époque contemporaine. Oeuvres
contemporaines de Giraudoux présentant un rapport avec son oeuvre. Ouvrages sur
l'utopie, l'esthétique, la pastorale. Ouvrages théoriques. Textes classiques. Thèses.
232

I.Oeuvres de Jean Giraudoux. Bibliographie giralducienne

NOTE: La mention [DAWSON No--] à la suite du titre d'une oeuvre de Jean


Giraudoux fait référence au numéro que porte l'édition que nous utilisons dans la
Bibliographie de l'oeuvre de Jean Giraudoux, 1899-1982, procurée par Brett Dawson

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Ecrits d'enfance et de jeunesse [1894-1910] avec seize inédits dans le No 15; Messages
du Continental dans le No 16; Enquêtes et interviews II, 1932-1939. Paris : Grasset,
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261

Annexes684

Non disponible

684. Nous remercions M. Jean-Pierre Giraudoux, fils de l’auteur, M. le docteur Jean


Giraudoux, son neveu, ainsi que Mme Marie-Anne Giraudoux-Armand, sa nièce, pour leur
aimable autorisation de publier ces travaux aujourd’hui centenaires du lycéen Jean Giraudoux.

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