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Danube selon les écrivains, les historiens, les artistes, les scientifiques, d’où ils/elles
sont originaires, les lieux où ils se tiennent et les multiples raisons, parfois
singulières, de leur rencontre avec le fleuve. Réalités, imaginaires, mythes,
représentations s’entremêlent inlassablement donnant au fleuve une dimension
métaphysique. Les regards se succèdent à travers l’histoire, les évènements, les
circonstances, se posant et se reposant sur celui qui ne cesse de s’en aller vers
« l’Orient étranger », vers le monde « portant volontiers les bateaux sur l’onde
vigoureuse. »
Le pont de Trajan…
« Trajan construisit un pont de pierre sur l’Ister, pont à propos duquel je ne sais
comment exprimer mon admiration pour ce prince. On a bien de lui d’autres
ouvrages magnifiques, mais celui-là les surpasse tous. Il se compose de vingt
piles, faites de pierres carrées, hautes de cent cinquante pieds, non compris les
fondements, et larges de soixante. Ces piles, qui sont éloignées de cent
soixante-dix pieds l’une de l’autre, sont jointes ensemble par des arches. […]
Si j’ai dit la largeur du fleuve, ce n’est pas que son courant n’occupe que cet
espace […], c’est que l’endroit est le plus étroit et le plus commode de ces pays
pour bâtir un pont à cette largeur. Mais, plus est étroit le lit où il est renfermé en
cet endroit, descendant d’un grand lac pour aller ensuite dans un lac plus
grand, plus le fleuve devient rapide et profond, ce qui contribue encore à rendre
difficile la construction d’un pont. Ces travaux sont donc une nouvelle preuve de
la grandeur d’âme de Trajan […] »
« Bissula est née, elle a sa famille et son pays au-delà des bords glacés du
Rhin,
Bissula connaît la source du Danube,
La main la prit, mais la main l’affranchit, et elle règne sur le bonheur
de celui dont elle fut la proie par les armes.
Séparée de sa mère, privée de sa nourrice, elle n’a point connu l’autorité d’une
maîtresse,
Elle n’a point senti l’opprobre de sa destinée et de sa patrie :
elle a eu sa liberté sur l’heure,
avant de subir l’esclavage. »
(Traduction : E.-F. Corpet)
« Il y a une partie de la mer Adriatique qui se répand dans la terre ferme, & qui
forme le Golfe Ionique, & à l’Epire à un de ses côtés, & la Calabre à l’autre. Le
Danube coule à l’opposite, & donne à cette partie d’Europe la figure d’une île.
Justinien y a élevé des ouvrages, par lesquels il a bouché le partage aux
Barbares qui habitent au-delà du Danube. »
« Il a fondé une autre ville voisine, qu’il a nommée Justinopole, du nom de
l’Empereur son oncle. Il a réparé de telle forte les murailles de Sardique, de
Naïsopole, de Germane, & de Pantalie, qu’elles sont maintenant imprenables. Il
a fondé tout auprès trois autres villes, Cratiscare, Quimédabe, & Rumisiéne ;
parce qu’il avait dessein que le Danube servît comme de rempart à l’Europe, &
à toutes les places que je viens de nommer, il a élevé plusieurs forts sur les
bords de ce fleuve, & il y a établi de bonnes garnisons, afin d’en empêcher le
partage aux Barbares. Après avoir achevé un si grand nombre d’ouvrages, il ne
laissa pas de se défier de l’inconstance des choses humaines, & d’appréhender
que les ennemis traversassent le Danube, inondassent les terres, &
emmenassent ses sujets en captivité. C’est pourquoi il ne se contenta pas
d’avoir pourvu à leur sureté par les fortifications des places, il fît encore fortifier
les terres des particuliers dans l’ancienne & la nouvelle Epire, où il fit bâtir la
ville de Justinianopole, qui s’appelait auparavant Andrinople. »
Procope de Césarée (vers 500-562 ?), Des édifices de Justinien, Livre IV, chapitre I
Haut fonctionnaire de la cour de Constantinople, préfet de la ville en 562,
Procope de Césarée est le plus remarquable des historiens de son époque.
« Danube, fleuve divin, qui t’en vas courant avec les claires ondes vers des
féroces nations. »
« Mon roi, dans ton pays, le fleuve de Danube fut pris par ses cheveux comme
une femme et maintenant il coule dans la ville de Mekedonya. »
Le paysan du Danube
En radeau
« La matinée suivante fut sans pluie, mais froide. Les passagers passèrent sur
la terre ferme à Landau, et à une heure nous étions sur le Danube, qui ne me
parut d’abord pas aussi large que je me l’était imaginé. Il s’élargit toutefois à
mesure que nous descendions ; nous arrêtâmes à deux heures dans un village
sordide, où il y avait pourtant un beau couvent. le vent se fit si violent que je
craignais à chaque instant qu’il n’emportât ma cabine et moi avec ; à trois
heures il fut décidé qu’on passerait la nuit au village, car il n’était pas prudent
de naviguer avec un tel vent. Je n’avais rien à faire en un tel lieu, mais comme
cette contrée s’appelle à juste titre le païs des vents, je dus bien prendre mon
mal en patience. Mes provisions commençaient à diminuer et à rancir, et il n’y
avait pas moyen de m’en procurer de nouvelles… »
« Les passagers furent appelés à trois heures du matin, et le train de radeaux
se mit en mouvement peu après ; c’était devenu une énorme et lourde machine,
longue d’un quart de mile, que l’on avait chargé de planches de sapin, de
barrique de vin et de toutes sortes d’impedimenta. Le soleil se leva dans un ciel
d’une parfaite pureté, mais à six heures il se mit à souffler un fort vent d’est et
les rives du fleuve disparurent presque complètement sous un épais brouillard.
J’avais négligé, avant de m’embarquer pour une semaine sur mon radeau, de
prévoir qu’il pourrait faire chaud, mais maintenant il faisait si froid que j’avais
peine à tenir ma plume, alors qu’on n’était que le 27 août… »
« À huit heures on s’arrêta à Vilshofen, petite ville joliment située ; un pont en
bois de seize arches y enjambe le Danube. Le brouillard s’était levé, et les
hauteurs qui surmontent la ville, couvertes de magnifiques forêts,
resplendissaient sous le soleil. Comme c’était la dernière ville de Bavière, les
officiers de la douane firent une inspection courtoise de mes affaires et
enlevèrent les scellés apposés sur ma malle. Ils m’avertirent du sévère examen
que j’aurais à subir en entrant en Autriche ; certes, j’avais peu à perdre, sinon
du temps, mais le temps me devenait trop précieux pour que je puisse le
partager patiemment avec ces voleurs inquisitoriaux.
À neuf heures et demi nous partîmes pour Passau par un beau soleil qui me
revivifia les esprits et me rendit la faculté de tenir la plume. Le Danube est plein
de rochers, certains cachés, d’autres à fleur d’eau, autour desquels le courant
fait un grand fracas. »
L’Ister
Le poète en 1842
« Danube, Danube, je voudrais chanter ce qui m’a ravi dans ton aspect, ce que
je sais de tes voyages, oh ! noble femme à sept bouches1, à sept langues,
comme celles qui sont adorés par les disciples de Brahms. »
Le Danube est de genre féminin en allemand et dans les langues slaves
1
« Ils te disent barbare, sauvage. Ce sont eux qui t’ont fait tel. Rien d’inhumain
dans ton génie. Un caractère de mansuétude résignée, virile, frappe dans les
images des captifs danubiens qu’on voit au musée du Louvre. Et les bustes
gigantesques des hommes de Dacie que conserve le Vatican,
majestueusement chevelus comme les monts des Carpathes, ont la douceur du
noble cerf qui erre aux grandes forêts. Ton génie est bien plus encore dans les
graves mélodies qui se mêlent au bruit de tes flots et suivent ton cours. L’âpre
douceur des chants du pasteur serbe, le rythme monotone du batelier, le refrain
du Roumain et du raïa bulgare, tout se fond dans une vaste plainte, qui est
comme ton soupir, ô fleuve de la captivité ! »
« Né dans la forêt Noire, le Danube va mourir dans la mer Noire. Où gît sa
principale source ? Dans la cour d’un baron allemand, lequel emploie la naïade
à laver son linge. Un géographe s’étant avisé de nier le fait, le gentilhomme
propriétaire lui a intenté un procès. Il a été décidé par arrêt que la source du
Danube était dans la cour dudit baron et ne saurait être ailleurs. Que de siècles
il a fallu pour arriver des erreurs de Ptolémée à cette importante vérité ! »
« Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux
inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes,
guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs
humaines. »
François-René de Chateaubriand
Les tourbillons de Grein
» On ne voit ici aucun homme, nul oiseau ne chante ; seule la forêt sur les
pentes, et le redoutable tourbillon, qui entraîne toute vie dans son abîme
insondable, font entendre ici leur chuchotement, immuable depuis des
siècles. »
La fille,
Elle est bien enclose,
Dix cadenas de fer
Sont posés sur sa porte.
Bazar danubien
« Le Danube avait débordé, inondant la prairie. L’eau clapotait sous les sabots
des chevaux. Le drapeau autrichien flottait sur le navire Argo qui nous faisait
signe d’approcher comme si nous étions là chez nous. A l’intérieur, il y avait
une salle avec des miroirs, des livres, des cartes de géographie et des divans à
ressorts, la table était mise, on y avait posé des plats fumants ainsi que des
fruits et du vin. À bord, tout était pour le mieux ! »
Hans Christian Andersen (1805-1875), Le bazar d’un poète
Une des plus beaux récits d’un grand voyage sur et le long du fleuve, sur ses
rives et dans ses environs, le génie envoutant d’un immense conteur.
« Le midi, nous nous arrêtâmes à Mohatsch pour charger du charbon extrait
non loin de là dans l’intérieur des terres. Comme le transport pouvait prendre du
temps, nous rejoignîmes la rive afin de nous promener en ville. Des paysans,
des femmes et des hommes à la présentation soignée se pressaient sur le bord
du fleuve. Ils s’étaient attroupés pour admirer notre bateau à vapeur. Des
noisettes, de superbes raisins et des pommes débordaient des corbeilles des
femmes. Il y avait aussi un grand panier en rotin rempli des plus beaux melons
et prunes que j’ai jamais vu. Ils étaient d’un rouge profond et d’une maturité
alléchante. Un artiste aurait saisi dans ce tableau, représentant des Tyroliens
en train de proposer leur marchandise avec leurs paniers en rotin, l’image la
plus pittoresque de diversité de caractères et de costumes. Nous repartîmes de
Mohatsch vers trois heures de l’après-midi. Soudain, un choc me sortit
brutalement de mes songes sur les nouveautés que je venais de découvrir.
Nous fûmes entièrement stupéfaits et nous nous rendîmes compte avec un
sentiment de colère que l’eau n’était profonde que de quelques pieds juste
devant nous et que, sans grand effort, nous aurions pu arriver à n’importe quel
autre endroit. Les Tyroliens, sans regret pour l’incident mais soucieux de nous
consoler de notre malheur avec une aubade, entonnèrent leur hymne national.
Deux ou trois remarquables voix de soprano et une basse magnifique
chantaient la mélodie principale. Toutes les femmes, tous les hommes étaient à
l’unisson dans le chœur. Ce fut une expérience musicale unique sur les ondes
de leur lointain Danube. Comme si retentissait l’écho des chants de chasseurs
et la rude mélodie des bergers des Alpes, devenue plus austère après un long
vol au-dessus de cette eau paisible. Nous percevions dans ces chants le
souvenir de leur pays natal, si loin déjà de leurs montagnes et qu’ils ne
reverraient bientôt plus. La soirée était magnifique. Une lumière dorée et
chaleureuse colorait l’horizon tandis que des milliers d’étoiles apparaissaient
dans le bleu transparent du ciel. Des météores s’enflammaient ici et là pour
détendre le firmament tels des messages des anges.
Je fus réveillé la nuit par un violent orage. Je voulus le regarder depuis le pont
du bateau. Le ciel était une mer de flammes et le tonnerre gronda
continuellement jusqu’à ce que ne tombe plus qu’une pluie chaude qui se
transforma en déluge. J’appréciai de pouvoir retourner dans ma couchette où je
dormis jusque tard dans la matinée. Je retrouvais les Tyroliens déjà fort
occupés à débarquer leurs affaires à Ujpalanka. La pluie de la nuit avait
transformé la rive en marais. Ces hommes réussirent enfin à la rejoindre en
marchant sur des planches et des madriers qu’ils avaient posés à cet effet.
Près de Belgrade, le Danube est si large que toute la flotte anglaise pourrait
facilement y mouiller. Après Semendria1 , toutes les flottes du monde pourraient
même y jeter l’ancre. Plus j’apprenais à connaître ce splendide courant, plus
grandissait mon étonnement de voir une Europe aussi inconnue et ce fleuve
aussi rarement utilisés comme voie commerciale. »
1
Zemun
Au Prater
« Le Prater, que je n’ai vu que lorsqu’il était dépouillé de sa verdure, n’avait pas
perdu pour autant toute ses beautés ; les jours de neige surtout, il présente un
coup d’oeil charmant, et la foule venait de nouveau envahir ses nombreux
cafés, ses casinos et ses pavillons élégants, trahis tout d’abord par la nudité de
leurs bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on
les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent les îles, les bois et les prairies.
À gauche commence le chemin de Vienne à Brünn. À un quart d’heure de lieue
plus loin coule le Danube (car Vienne n’est pas plus sur le Danube que
Strasbourg sur le Rhin). Tels sont les Champs-Élysées de cette capitale. »
« Nul pays, dans notre Europe si souvent bouleversée, n’a subi plus de
vicissitudes que le territoire aujourd’hui connu sous le nom de principautés du
Danube. Guerres intestines, invasions, gouvernements avides et corrupteurs,
tous ces fléaux s’y sont succédés, sans interruption, jusqu’à ces dernières
années. De ce chaos de faits engendrés par la force brutale ne ressort aucune
idée grande et féconde, aucun enseignement nouveau. Je ne sais quel arrêt
fatal semble avoir condamné l’une des plus belles contrées de la terre à offrir
une arène sans cesse ouverte à toutes les mauvaises passions des hommes. »
Le Danube
Du Danube au Caucase…
« La vraie source du Danube n’a cependant pas encore été découverte.
Comme celle du Nil, elle repose au sein de ses montagnes de la Lune, elle
échappe à la curiosité sous un voile mystérieux ; mais on est convenu de
l’accepter telle qu’elle se présente dans le limpide filet d’eau qui jaillit entre
l’église et le palais de Donaueschingen. Le maître de ce domaine, le prince de
Furstenberg, glorieux de posséder cet Hercule des fleuves à son berceau, a
décoré son trésor d’une oeuvre d’art, d’un groupe en pierre, qui représente le
Danube sous les traits d’une belle femme1 assise entre deux enfants, symbole
de ses deux principaux affluents. C’est donc de Donaueschingen que l’on
commence à suivre le cours du Danube. C’est là qu’il prend son nom. C’est de
là que, de toutes parts lui arrivent ses tributaires. Trente-six mille petits cours
d’eau et cent rivières ou ruisseaux se joignent à lui comme des soldats à leur
général ou des vassaux à leur suzerain. C’est, par cette quantité prodigieuse
d’affluents, le plus riche des fleuves de l’Europe. C’est, par son cours de sept
cents lieues, le plus long de tous ceux qui existent dans les deux hémisphères,
après le Volga, l’Euphrate, et après les immenses amas d’eau de l’Amérique2. A
Ulm, à soixante lieues de son étroit bassin de Donaueschingen, il est déjà
navigable. A Vienne, il a trois mille cinquante pieds de largeur; à Galacz, quinze
mille ; et, quand il arrive au terme de sa route, il envahit, il scinde un énorme
terrain, il se jette dans la mer Noire par sept embouchures. »
1
Le nom de Danube, en allemand Donau, est féminin. Il vient probablement
de dan, down (bas), et au, qui, dans les langues Scandinaves, signifie rivière,
comme on peut le remarquer dans les désignations suédoises d’Umea, Pitea.,
qu’on prononce Umeo, etc.
JOURNAL ARTICLE
« Le soir, vers cinq heures, on s’arrêtait à Toultcha, l’une des plus importantes
villes de la Moldavie.En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se
confondent Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains,
Grecs, Arméniens, Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être
embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C’est ce qui fut fait.
Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter
Toultcha, dont l’amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord
d’une petite chaîne, au fond d’un golfe formé par un élargissement du fleuve,
presque en face de la double ville d’Ismaïl. Le lendemain, 24 août, la chaise
traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du
fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les
bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha ; la sec onde, plus aunord,
passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être
ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube. Au
delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une
quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral
de la mer Noire.
Il va sans dire que l’origine du nom du Danube, qui a donné lieu à nombre de
contestations scientifiques, amena une discussion purement géographique
entre le seigneur Kéraban et Van Mitten. Que les Grecs, au temps d’Hésiode,
l’aient connu sous le nom d’Istor ou Histor ; que le nom de Danuvius ait été
importé par les armées romaines, et que César, le premier, l’ait fait connaître
sous ce nom ; que dans la langue des Thraces, il signifie « nuageux » ; qu’il
vienne du celtique, du sanscrit, du zend ou du grec ; que le professeur Bupp ait
raison, ou que le professeur Windishmann n’ait pas tort, lorsqu’ils disputent sur
cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme toujours, réduisit
finalement son adversaire au silence, en faisant venir le mot Danube, du mot
zend « asdanu », qui signifie : la rivière rapide.
Mais, si rapide qu’elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la masse de ses
eaux, en les contenant dans les divers lits qu’elle s’est creusés, et il faut
compter avec les inondations du grand fleuve. Or, par entêtement, le seigneur
Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il
lança sa chaise à travers le vaste delta. Il n’était pas seul, dans cette solitude,
en ce sens que nombre de canards, d’oies sauvages, d’ibis, de hérons, de
cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la
nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes,
c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop
souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse.
Or, les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on en
conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par les dernières
inondations. Au delà de cette branche du Danube, qui va se jeter dans la mer
Noire à Sulina, ce n’était plus qu’un vaste marécage au travers duquel se
dessinait une route à peu près impraticable. Malgré les conseils des postillons,
auxquels se joignit Van Mitten, le seigneur Kéraban donna l’ordre de pousser
plus avant, et il fallut bien lui obéir. Il arriva donc ceci : c’est que, vers le soir, la
chaise fut bien et dûment embourbée, sans qu’il fût possible aux chevaux de la
tirer
de là.
« Les routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée ! crut
devoir faire observer Van Mitten. – Elles sont ce qu’elles sont ! répondit
Kéraban. Elles sont ce qu’elles peuvent être sous un pareil gouvernement !
– Nous ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un autre
chemin ?
– Nous ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et de ne
rien changer à notre itinéraire !
– Mais le moyen ?…
– Le moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer chercher des
chevaux du renfort au village le plus voisin. Que nous couchions dans notre
voiture ou dans une auberge, peu importe ! »
Il n’y avait rien à répliquer… »
« Le courant fluvial vient butter alternativement sur la rive gauche ou sur la rive
droite. À l’endroit où se produit le choc, l’érosion est plus forte ; elle fait reculer
la rive et déplacer latéralement le thalweg. On voit, surtout dans les environs de
Mohač et d’Apatin, de grandes boucles anciennes et d’autres plus récentes que
le fleuve a recoupées. Le même phénomène s’observe sur la rive gauche de la
Drava. Ainsi se sont formées de vastes plaines, parsemées de marais et de
lacs riches en poissons, ainsi que de vastes îles entourées de bras morts, qui
sont d’une grande fertilité. »
Jovan Cvijic (1865-1927), Frontière septentrionale des Yougoslaves, Paris, s.n.,
1919
« Notre Danube ! Chaque fois que son nom se fait entendre, des doigts
invisibles pincent les cordes de nos coeurs. »
« Il fallait voir cette femme pêcher, pour savoir ce que c’est qu’une Olténienne
qui aime son mari ! Surtout quand elle lançait en rond le prostovol, les bras nus
jusqu’aux épaules, la jupe ramassée tout en haut, la chevelure bien serrée dans
la basmal, les yeux, la bouche, les narines, tendus vers l’infini marécageux, on
eût dit qu’elle allait retirer tout le poisson de la Borcéa. »
Panaït Istrati (1884-1935), Les chardons du Baragan
« Je t’écris ces lignes pendant que ton gramophone chante « Le Danube est
gelé ». Il est bien gelé, mon Danube, gelé pour toujours. Et je me demande si
ma vie, riche de rien que des miracles, pourra faire un dernier miracle, dégelant
mon Danube au soleil d’un dernier printemps. »
« C’est une région extraordinaire, qui ne ressemble à aucun autre delta, pas
même à celui du Nil, célébré par Lawrence Durrell. Elle est immense et sans
âge ; une province française y tiendrait facilement ; les pêcheurs, qu’on aperçoit
parfois dans des barques couleur de caïques, ont l’air d’amphibies sorties de la
préhistoire. Y-habitent-ils seulement ? On peut en douter, car où est le sol, où
est même l’eau ? Ni les échasses ni le flotteur d’un hydravion y trouverait appui.
Sur des milliers d’hectares, à perte de vue, ce ne sont que des roseaux infestés
de sangsues, à plumets violets ou bruns, que le vent fait plier avec un bruit de
taffetas. Tout sent la carpe, tout sent la fiente d’oiseau ; empire paludéen
grouillant de nageoires, frémissant d’ailes : avides cormorans, aigrettes
d’Égypte, canards de Scandinavie, cygnes de Sibérie, venus là pour vivre à
l’abri de l’homme. »
« À Rome, place Navone, la fontaine du Bernin est ornée de quatre figures de
fleuve, chacun d’eux symbole d’une partie du monde. C’est le Danube qui
représente l’Europe. À l’époque où le Bernin élevait ce monument, le
XVIIème siècle, des eaux du Danube, sur un vaste parcours, s’écoulaient dans les
territoires occupés par l’Islam, mais plus en amont, dans ce qu’on appelait le
Hongrie royale et dans les duchés autrichiens, la vallée du Danube était la route
ouverte où le sort pouvait se jouer encore une fois entre l’Islam et la
Chrétienté. »
« On peut dire que jamais les relations entre les deux rives du Danube,
tellement naturelles que ces rives ont eu souvent la même population, les
mêmes intérêts, les mêmes formes religieuses, culturelles et politiques, ne
cessèrent à une époque qui, pour être obscure, ne signifie nullement le complet
abandon, le désert, le néant. »
« L’hymne à l’Ister dit l’être du fleuve qui, dans son cours supérieur, rend fertile
le pays d’origine du poète. »
« Comme coulées dans du plâtre, les traces des multiples habitants des prairies
alluviales danubiennes ont été préservées dans les larges bandes boueuses
jusqu’à la prochaine inondation. Qui a osé prétendre qu’il n’y avait plus aucun
cerf dans ces lieux ? D’après les empreintes, de nombreux cerfs imposants
semblent au contraire encore fréquenter ces forêts, même si on ne les entend
plus à la période du rut. Les dangers de la dernière guerre, qui a fait dans ses
derniers instants tant de ravages par ici, les ont rendus secrets et furtifs.
Chevreuils et renards, rats musqués et rongeurs plus petits, innombrables
chevaliers guignettes, pluviers, petit-gravelots et chevaliers sylvains ont
déformé la boue avec les séries croisées de leurs déplacements. Même si ces
traces racontent à mes yeux les histoires les plus belles, combien plus
nombreuses sont celles que détecte le seul museau de ma petite chienne ! Elle
se régale dans des orgies d’odeurs que nous autres êtres humains, avec nos
pauvres nez, ne pouvons même pas nous imaginer… »
Konrad Lorenz (1903-1989), cité par Ernst Trost dans son livre Die Donau,
Lebenslauf eines Stromes
Au bord du Danube
Vienne après-guerre
« Je n’ai pas connu le Vienne d’entre les deux guerres et je suis trop jeune pour
me me souvenir du Vienne d’autrefois, ce Vienne de la musique de Strauss au
charme facile et factice ; pour moi ce n’est qu’une ville faite de ruines sans
dignité qui furent transformées, ce mois de février, en grands glaciers couverts
de neige. Le Danube était un fleuve gris, plat et boueux qui traversait très loin
de là le second Bezirk1, la zone russe où gisait le Prater écrasé, désolé, envahi
d’herbes folles au-dessus duquel la Grande Roue tournait lentement parmi les
fondations des manèges de chevaux de bois, semblables à des meules
abandonnées, de la ferraille rouillée de tanks détruits que personne n’avait
déblayés et d’herbes brûlées par le gel aux endroits où la couche de neige était
mince. »
Graham Greene (1904-1991), Le Troisième Homme, traduit par Marcelle Sibon,
Robert Laffont, Paris, 1950
1
Bezirk, arrondissement de Vienne
« Routschouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville
merveilleuse pour un enfant, et si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s’en
ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d’origine diverses
vivaient là et l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues différentes dans
la journée. Hormis les Bulgares, le plus souvent venus de la campagne, il y
avait beaucoup de Turcs qui vivaient dans un quartier bien à eux, et, juste à
côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs,
des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre
côté du Danube, ma nourrice était roumaine mais je ne m’en souviens pas. Il y
avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai.
Enfant, je n’avais pas une vision d’ensemble de cette multiplicité mais j’en
ressentais constamment les effets. Certains personnages sont restés gravés
dans ma mémoire uniquement parce qu’ils appartenaient à des ethnies
particulières, se distinguant des autres par leur tenue vestimentaire. Parmi les
domestiques qui travaillèrent à la maison pendant ces six années, il y eut une
fois un Tcherkesse et, plus tard, un Arménien. La meilleure amie de ma mère
était une Russe nommée Olga. Une fois par semaine, des Tziganes
s’installaient dans notre cour ; toute une tribu, me semblait-il, tellement ils
étaient nombreux, mais il sera encore question, ultérieurement, des terreurs
qu’ils m’inspirèrent. »
« Le bateau était plein, les gens ne se comptaient plus sur le pont, assis ou
couchés, c’était un vrai plaisir de se faufiler d’un groupe à l’autre et de les
écouter. Il y avait des étudiants bulgares qui retournaient chez eux pour les
vacances, mais aussi des gens ayant déjà une activité professionnelle, un
groupe de médecins qui avaient rafraîchi leurs connaissances en « Europe ».
Elias Canetti, « Le message », Histoire d’une vie, Le flambeau dans l’oreille, Albin
Michel, Paris, 1982
Offrandes danubiennes
« Nous jetâmes un coup d’oeil par la fenêtre. Les flots déferlaient sous les
étoiles. C’était le plus large fleuve d’Europe , poursuivait-il, et de loin le plus
riche pour la faune. Plus de soixante-dix espèces de poissons y étaient
établies. Il possédait sa propre espèce de saumon et deux genres différents de
brochets — quelques spécimens empaillés couraient le long des murs dans des
boites de verre. Le fleuve reliait les poissons d’Europe occidentale et ceux qui
peuplaient le Dniestr, le Dniepr, le Don et la Volga. — Le Danube a toujours
servi de voie d’accès aux envahisseurs : même au dessus de Vienne, vous
pouvez trouver des poissons qui d’ordinaire ne s’aventurent jamais à l’ouest de
la mer Noire. Ou en tout cas très rarement. Quand au véritable esturgeon, il
reste dans dans Delta — hélas mais on trouve ici nombre de ses cousins. L’un
d’eux, l’Acipenser ruthenia, très répandu à Vienne, était délicieux. Il arrivait
qu’ils s’aventurent jusqu’à Regensbourg et Ulm. Le plus gros de tous, un autre
esturgeon appelé Hausen ou Acipenser Huso était un géant qui atteignait
parfois une longueur de vingt-cinq pieds ou, plus rarement, trente ; il pouvait
peser deux mille livres. — Mais c’est un animal inoffensif : il ne mange que du
menu fretin. Tous les esturgeons sont myopes de famille, comme moi. Ils se
déplacent à tâtons sur le lit du fleuve, avec leurs antennes, en broutant les
herbes aquatiques. Fermant les yeux, il mima une expression comique
d’effarement et tendit des mains exploratoires et frémissante—s entre les
verres à vin. — Son véritable domaine, c’est la mer Noire, la Caspienne et la
mer d’Azov. Quant à la vraie terreur du Danube, c’est le Wels ! Maria et les
bateliers hochèrent latête en signe de triste assentiment, comme si l’on venait
de mentionner le Kraken ou le Grendel. Le Silurus glanis ou poisson-chat géant
! Bien qu’il fût plus petit que le Hausen, c’était le plus gros poisson européen
indigène, il pouvait mesurer treize pieds. — On dit qu’ils mangent les bébés
tombés à l’eau, fit Maria en laissant retomber une chaussette à moitié
raccommodée sur ses genoux. — Les oies aussi, ajouta l’un des mariniers. —
Et les canards. — Les agneaux. — Les chiens. — Dick ferait bien de faire
attention ! reprit Maria. Les tapotements réconfortants de mon voisin érudit sur
le crâne hirsute assoupi à son côté provoquèrent un regard langoureux et
quelques coups de queue ; cependant il m’apprenait qu’on avait extrait un
caniche entier d’un poisson-chat attrapé un ou deux ans plus tôt. » « J’étais
tombé sur une mine d’or ! » Ici, on renseigne sur tout » : la flore, la faune,
l’histoire, la littérature, la musique, l’archéologie — il en savait d’avantage
qu’une bibliothèque de château…. Il connaissait toutes sortes d’histoires sur les
habitants des châteaux du Danube — dont il faisait d’ailleurs partie, comme je
l’avais plus ou moins compris d’après la façon dont les autres s’adressaient à
lui : sa tanière était un Schloss décrépit près d’Eferding et son intérêt pour la
faune du fleuve datait de sa découverte , enfant, d’une héronnière, celle-là
même que j’avais aperçue toute désertée. Il avait un je-ne-sais-quoi de
délicieux, bohème, érudit et vagabond. »
« Le Danube inspire une passion contagieuse à ses riverains. Mes
compagnons savaient tout de leur fleuve. »
« Il n’est pas facile d’écrire sur le Danube, parce que le fleuve s’écoule sans
cesse et sans repères, sourd aux propos et au langage qui articule et découpe
l’unité du vécu. »
« — Les Portes de Fer sont un des plus grands districts de la frontière ouest de
la Roumanie, n’est-ce pas ?— C’est même le plus grand pays, répond le
colonel. Mais ce n’est pas à proprement parler un district. Les Portes de Fer
sont comme une brèche dans un mur de prison. Il est à l’intersection de trois
frontières, roumaine, hongroise et yougoslave.
— Pourquoi dites-vous que c’est une brèche dans un mur de prison ?— Les
Portes de Fer sont, au sens propre du terme, un trou dans un mur de prison,
répond le colonel. Géographiquement parlant, notre district est le lieu d’une
évasion.
— Évasion pour qui ?
Pour le Danube, répond le colonel. Ce fleuve, a double visage, a commis, ici,
aux Portes de Fer, la plus grande évasion géographique qui ait jamais été
réalisée. »
Chenal du fleuve
1
« Je viens de la commune de Lub’kova, sur les bords du Danube. Nous vivons
tous ensemble avec des Roumains et des Serbes et les Tchèques sont des
pêcheurs. Et puis on a notre église. On a aussi 22 maisons, et nos enfants vont
dans une école serbe, mais je me suis arrangé pour qu’ils aient des cours de
tchèque au moins deux heures par semaine pour qu’ils l’apprennent bien. Et
puis on se retrouve souvent entre Tchèques de la région. En septembre, il y
aura une kermesse à Lub’kova, tout le monde viendra ici, et puis nous irons
chez eux. »
« Le Danube, qui sous le Pont de pierre s’écoule, grand et sombre dans le soir,
et strié par les crêtes de ses flots, semble évoquer l’expérience de tout ce qui
manque, écoulement d’une eau qui s’en est allée ou va s’en aller mais qui n’est
jamais là. »
Claudio Magris (1939), Danube, première édition en langue italienne en 1986
C. Magris est un écrivain, journaliste, ancien sénateur, germaniste et professeur
universitaire italien, né à Trieste, ville de l’ancien empire austro-hongrois,
aujourd’hui italienne. Son livre Danube emmène le lecteur dans une sorte de
pèlerinage passionnant tout au long du fleuve et au-delà, à la redécouverte des
cultures de la Mitteleuropa, des sources du Danube en Forêt-Noire jusqu’au
delta et la mer Noire.
Hans Peter Treichler (1941), Le Danube, Éditions Mondo SA, Lausanne, 1983
Sztálinváros…
« Je lui donne ce nom parce qu’il figurait encore sur tous les panneaux
indicateurs et sur toutes les cartes routières l’été dernier. On hésitait à
reprendre celui de Dunapentele, que portait autrefois la bourgade établie au
même endroit. À présent, on s’est décidé à rebaptiser la ville de Staline, qui
s’appelle désormais Dunajváros — la ville neuve du Danube.
Christiane Singer (1943-2007 ), La mort viennoise, « La peste », Éditions Albin
Michel, 1978
« Vienne n’est pas une ville danubienne. Vienne ne tient pas le Danube en
grande estime, c’est tout juste s’il s’aperçoit de sa présence, il se contente
d’inviter le canal par pure formalité et il patauge dans le bras mort. C’est
probablement grâce à cette indifférence que Voyageur — qui, n’oublions pas,
est un voyageur danubien ! — peut méditer sur sa vie. »
« Vienne n’est pas une ville danubienne. Vienne ne tient pas le Danube en
grande estime, c’est tout juste s’il s’aperçoit de sa présence, il se contente
d’inviter le canal par pure formalité et il patauge dans le bras mort. C’est
probablement grâce à cette indifférence que Voyageur — qui, n’oublions pas,
est un voyageur danubien ! — peut méditer sur sa vie. »
Peter Esterhazy
« Le Danube lui-même est une expérience qui concerne le monde entier – ce
qui échoue ici peut échouer partout, ce qui est réussi permet d’espérer
ailleurs. »
À l’encontre du temps…
« Le Danube s’écoule à l’encontre du temps. Il charrie ses eaux du présent vers
le passé, l’actualité vers l’intemporalité. Il est aussi long qu’il est ancien. Son
delta abrite des silures millénaires et des volées de pélicans qui ressemblent à
des reptiles volants. On trouve dans le delta le limon des régions les plus
arriérées d’Europe. Les énormes boeufs et porcs du village de Murighiol
paissent tranquillement. Le crépuscule venu, ils se retirent dans les roseaux. »
« Je voulais voir le continent s’enfoncer dans la mer, je voulais voir la terre
s’abaisser et se glisser sous la surface des eaux, laisser derrière elle les
hommes, les animaux et les végétaux, fuir ses occupations, rejeter hors d’elle
tout ce désordre d’histoire, de peuples, de langues, cet immémorial foutoir
d’évènements, chaos de destinées, je voulais la voir chercher du repos dans la
pénombre éternelle des profondeurs en la compagnie indifférente et monotone
des poissons et des algues. »
Le delta du Danube
vaste territoire
survolé par l’aigle
qui niche
dans les crevasses de la falaise blanche
plus récemment
le grondement du canon
là-bas vers Sébastopol
des Cosaques errants
bourrés de raki
chantant entre nostalgie et néant
d’anciennes mélopées d’Ukraine
un lieu
peut-être enfin
rendu à ses origines.»
Mythologie danubienne
« Dites dans la conversation que vous travaillez sur le Danube. Observez votre
interlocuteur : un déclic se fait, son visage s’éclaire d’un sourire entendu et
heureux… Ah ! Le Danube ! Grâce à Johann Strauss fils, le fleuve est associé
en une seconde à une panoplie mêlant rêve fugace, violons, pas de danse,
vision romantique, musique légère, bal à Vienne, femmes tournoyantes et
beaux officiers. La couleur bleue apporte une touche de paix, de légèreté, de
gaité (nuées, nostalgie, bateaux blancs à vapeurs, robes vaporeuses et peut-
être évocation de l’accès à la mer…).
« Les fleuves créent-ils des mythes ? Plus exactement, les hommes se servent
des fleuves pour nourrir des mythes… »
« Plus à l’est, le passage entre Giurgiu et Roussé offre une autre illustration
consternante de l’activité humaine. Le fleuve lèche les villes jumelles et nous
dépose sur la rive bulgare. Depuis Roussé, je distingue en face la Roumanie de
Stasiuk : « fraternité entre Mercedes, or, puanteur de porc et tragique de
l’industrie». De longues trainées de fumées noires flottent au-dessus d’un
amoncellement d’édifices à l’abandon, anéantis par les brûlures des gaza
abrasifs et au milieu desquels s’élèvent de hautes cheminées cafardeuses.
Quand le vent porte au sud, les exhalaisons chimiques traversent le fleuve et la
Bulgarie tousse le mauvais air roumain. Les passants des petites rues
proprettes du centre-ville jettent des regards lourds de reproches à leur voisin
d’en face, oubliant que leurs usines font de même lorsque le vent souffle au
nord. Dans le centre de Roussé, je reconnais « l’ambiance familière d’une
Mitteleuropa solide et industrieuse, entre la prospérité marchande ancienne et
bigarrée du port fluvial et l’énormité impénétrable de l’ « industrie lourde » dont
parle Claudio Magris dans Danube. La ville natale d’Elias Canetti, teintée
autrefois de cosmopolitisme et d’esprit libertaire, ressemble aujourd’hui à une
parade de progrès. Des rues piétonnes flanquées de belles façades,
d’enseignes internationales et de banques pompeuses aux vitres rutilantes
témoignent du grand rêve de consommation. Lorsque la chaleur se retire, les
allées se gonflent de promeneurs qui se traînent nonchalamment sous le ballet
des hirondelles jusqu’à de grandes places ombragées où de jeunes gens gâtés
du despotisme de l’apparence dégustent des glaces crémeuses tout en jouant
une passegiatta prosaïque. La jeunesse contestataire et passionnée de Roussé
qu’Ivan Vazov dépeint dans Sous le joug n’est plus de cette époque. De nos
jours les modèles sont les joueurs de foot et les vedettes des sitcoms. La
désobéissance du bel âge s’accommode moins d’un combat idéaliste que d’un
tatouage ou d’un string. Mon regard se pose sur un panneau d’affichage
monumental. On y voit une jeune femme aux lèvres charnues laisser couler un
flot de thé glacé dans sa bouche grande ouverte. En ville la sexualité est
omniprésente. L’attitude, la parole, l’apparence, le décorum tout entier suintent
le porno. En quelques années, l’opinion est passée du tabou à la suggestion et
de la suggestion à l’ostentation… »
« Les touristes admirent, et avec raison, les bords de la Meuse aux environs de
Liège, les bords de l’Elbe, les bords du Rhin de Mayence à Coblentz ; mais s’il
faut parler de grandeur, rien de tout cela ne saurait être comparé, même de
bien loin, à ce passage des Portes de Fer. Je ne vois, en un autre genre, que le
cirque de Gavarni, avec le chaos qui le précède, qui puisse entrer en parallèle.
Qu’on imagine, pendant une quarantaine de kilomètres, un amoncellement de
collines et de montagnes jetées en tout sens, pêle-mêle, comme un immense
troupeau ; qu’on se figure maintenant une masse d’eau énorme, rencontrant sur
son chemin cette formidable barrière, ici tournant les obstacles, serpentant
dans les intervalles ; là se frayant de vive force une route à travers quelque
roche moins dure : — tel est le spectacle unique au monde, à la fois superbe et
terrible, qui nous est offert. L’homme s’y voit en présence de forces auprès
desquelles la sienne est bien peu de chose et il y a je ne sais quoi de religieux
dans l’admiration mêlée d’épouvante dont il est impossible de se défendre ici. »
« Danube, petite voie de chemin de fer, grande fabrique de cuir, pavé de granit
inégal, bien suffisant pour l’allure d’escargot des camions aux larges roues !
L’automobile, elle, sautait, galopait, bondissait, n’était pas à sa place sur cette
route pavée pour camions. À gauche, c’était le port d’hiver, à droite un plateau
surélevé, formé de sable du Danube et de cailloux du Danube, planté de jeunes
bouleaux. On avait là une vue circulaire sur des collines d’un gris de plomb, des
cheminées d’usines noires, et sur le brasier du soleil couchant. On voyait la
grisaille du magasin à poudre, le Laaerberg, le cimetière central, le
Kahlenberg… Comme dans le plomb gris, liquide, du ciel et de la terre, montait
la vague embrasée, rouge sombre, des rais du couchant. La fabrique de cuir
était comme un monstre noir, et trois gigantesques cheminées envoyaient une
fumée dans le brasier, tels de minces jets de vapeur qui auraient voulu éteindre
de formidables incendies ! Les frêles et délicats bouleaux sur le remblai du
Danube frémissaient dans le vent du soir, et les deux amis choisirent de beaux
cailloux polis, brun clair, en guise de souvenir de cette paisible soirée. »
« Le 6 janvier de chaque année, mes parents ont jeté deux roses rouges dans
le Danube, et ma grand-mère Bíró a refusé jusqu’à sa mort de traverser le
fleuve. Quand elle était obligée d’emprunter l’un des ponts, pour se rendre de
Pest à Buda, notamment à l’hôpital de mon père, elle fermait les yeux pour ne
pas voir cette eau. Ce fleuve-là. »
Adam Bíró (1941) , Les ancêtres d’Ulysse, Éditions PUF, Paris, 2002, cité dans Le
goût de Budapest, Textes choisis et présentés par Carole Vantroys, Mercure de
France, Paris, 2005
Le Danube en colère
« Le Danube est sans aucun doute la plus importante des richesses naturelles
de notre pays ; même si l’on ne prend en considération que l’aspect d’artère
mondiale de navigation et de commerce. Maîtres de ses bouches, qui sont la
porte de l’Europe vers l’Orient et la porte de l’Orient vers l’Europe; maîtres de
36 % de la superficie de son bassin total ; maîtres d’environ de la moitié de sa
longueur navigable, y compris toutes les rivières qui coulent du Nord s’y jettent ;
en tant que maîtres de tout cela nous sommes soumis en même temps, en tant
que peuple, à la plus dure épreuve, parce que nous nous devons montrer que
nous sommes capables, compétents, de remplir le rôle mondial dicté par cette
situation géographique, tellement favorable mais qui implique tant de
responsabilités. »
« Le Danube, dont nous avons décrit le cours à l’article Allemagne, est le plus
grand fleuve de l’Europe après le Volga ; il entre dans le royaume de Hongrie
au dessus de Woltsthal1, et descend aussitôt au-dessus de Presbourg2 dans la
plaine inférieure, qu’il traverse orientalement, en tournant un peu au Sud. Il
forme l’île de Shutt3, baigne les comtés de Wieselbourg4, de Raab5, Komorn et
Gran6, et sépare Pesth de Bude. Il redescend près de Weitzen7 dans la grande
plaine, court au S. jusqu’à l’embouchure de la Drave, d’où il se dirige à l’E. Il
quitte la grande plaine au-dessous de Neusatz8 et, grossi des eaux de la
Czerna, il sort de la Hongrie au-dessous d’Orsova. Son cours est fort tranquille
dans tout le royaume, excepté entre les montagnes du Bannat et de la Servie9,
où son lit est resserré et sa pente très rapide. Il déborde assez souvent tous les
ans à la fin de février ou au mois de mars, à cause du grand nombre de rivières
dont il est grossi, Il couvre alors ses îles, et inonde le plat pays près de
Kolotscha10, Baja, les frontières du Bfennat11, jusqu’au-delà du Pantschova12. La
navigation et le commerce de ce fleuve sont fort considérables , et la pêche très
importante. Son cours a 450 lieues13. »
Notes :
1
Wolfsthal, commune frontalière autrichienne sur la rive droite du Danube
2
Bratislava, capitale de la Slovaquie
3
Žitný ostrov ou Île du seigle. Elle se situe actuellement en Slovaquie, entre Bratislava et Komárno, à la
confluence du Váh et du Danube.
4
Moson-Magyaróvár, ville hongroise du Nord-Ouest
5
Györ, principale ville du Nord-Ouest de la Hongrie contemporaine
6
Esztergom (Hongrie)
7
Vác (Hongrie)
8
Novi Sad (Нови Сад), capitale de la Vojvodine serbe
9
Serbie
10
Kalocsa, petite ville de la Hongrie du Sud, aujourd’hui très célèbre pour son paprika
11
Bannat ou Banat, aujourd’hui partagé entre la Roumanie, la Serbie et la Hongrie, véritable mosaïque
ethnique
12
Pančevo, ville de Serbie sur le Danube
13
Un lieu mesure 4, 82803 km
La sultane favorite
« Il entendait sa mère et son oncle régler son sort avec une cruauté
inconsciente, tandis que, le front appuyé à la vitre, il regardait au bas de la
falaise la Morava tenter avec peine, de faire pénétrer ses eaux vertes dans les
flots boueux du Danube, ce Danube qui serait désormais la toile de fond de sa
vie. Terrible Danube ! Oui il l’aimait. Que ne viens-tu de France, pensait-il. Si,
du moins, l’on eût, de temps à autre, pu espérer voir passer, venant de cet
occident prestigieux, des chalands ou des remorqueurs portant l’écusson
tricolore ! Mais non, rien jamais que les couleurs autrichiennes et allemandes.
Et les roumaines, avec cette bande jaune, comme une dérision, entre le bleu et
le rouge. »
Hongrie
au loin
au bout des sillons
des hommes ramassent du bois
devant les maisons
des petits jardins se protègent de la plaine
une île
par où s’évader
deux mille huit cent soixante kilomètres
pour se jeter dans une mer fermée
mais le fleuve s’en moque
entre Buda et Pest
il respire et je m’envole
terre source
fleuve mer
détroit océan
planète univers
et mirador ?
« J’y étais poussé par mon goût du dépaysement : j’aimais à fréquenter les
barbares. Ce grand pays situé entre les bouches du Danube et celles du
Borysthènes, triangle dont j’ai parcouru au moins deux côtés, compte parmi les
régions les plus surprenantes du monde, du moins pour nous, hommes nés sur
les rivages de la Mer Intérieure, habitués aux paysages purs et secs du sud,
aux collines et aux péninsules. Il m’est arrivé là-bas d’adorer la déesse Terre,
comme ici nous adorons la déesse Rome, et je ne parle pas tant de Cérès que
d’une divinité plus antique, antérieure même à l’invention des moissons. Notre
sol grec ou latin, soutenu partout par l’ossature des rochers, a l’élégance nette
d’un corps mâle : la terre scythe avait l’abondance un peu lourde d’un corps de
femme étendue. La plaine ne se terminait qu’au ciel. Mon émerveillement ne
cessait pas en présence du miracle des fleuves : cette vaste terre vide n’était
pour eux qu’une pente et qu’un lit. Nos rivières sont brèves ; on ne s’y sent
jamais loin des sources. Mais l’énorme coulée qui s’achevait ici en confus
estuaires charriait les boues d’un continent inconnu, les glaces de régions
inhabitables. Le froid d’un haut-plateau d’Espagne ne le cède à aucun autre,
mais c’était la première fois que je me trouvais face à face avec le véritable
hiver, qui ne fait dans nos pays que des apparitions plus ou moins brèves, mais
qui là-bas s’installe pour de longues périodes de mois, et que, plus au nord, on
devine immuable, sans commencement et sans fin.
Le soir de mon arrivée au camp, le Danube était une immense route de glace
rouge, puis de glace bleue, sillonnée par le travail intérieur des courants de
traces aussi profondes que celles des chars. Nous nous protégions du froid par
des fourrures. La présence de cet ennemi impersonnel, presque abstrait,
produisait une exaltation indescriptible, un sentiment d’énergie accrue.
« Le train suit le cours du Danube. Pluie et grêle ont repris de plus belle. Le
fleuve gît sur le ventre. Sa frange marécageuse noie les arbres au passage.
C’est le fleuve de l’oubli. Le fleuve de la Papusza, la «Poupée», poétesse et
chanteuse polonaise du XXe siècle :
Épopée des Noces de Marko, chant épique de la tradition orale bulgare, traduction
de Jean Cuisenier, Jean Cuisenier, Les Noces de Marko, Le rite et le mythe en pays
bulgare
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ARTICLE PRÉCÉDENT
Le Danube et la Valachie en 1839 par Édouard Thouvenel
(extraits)
Article classé dans : Histoire, mythologie, étymologie, symbolique
Une bibliographie danubienne (non exhaustive) en langue
allemande
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