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VIVIANE OU L'INVENTION DE LA DIFFICULTÉ D'AIMER

Réinterprétation de la figure de Viviane dans la littérature du XXe siècle


Isabelle Cani

Klincksieck | « Revue de littérature comparée »

o
2001/4 n 300 | pages 497 à 510
ISSN 0035-1466
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2001-4-page-497.htm
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VIVIANE OU L’INVENTION
DE LA DIFFICULTÉ D’AIMER

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RÉINTERPRÉTATION DE LA FIGURE DE VIVIANE
DANS LA LITTÉRATURE DU XXe SIÈCLE
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À Simone Bernard-Griffiths

La Dame du Lac des légendes médiévales, la fameuse fée Viviane,


n’est pas oubliée par notre fin de siècle qui met à l’honneur les figures
féminines. Pourtant, s’agit-il toujours de la même Viviane ? Il importe
d’autant plus de se le demander qu’à travers le récit qui fixe son iden-
tité, la signification de ce personnage inquiétant comme l’eau qui dort
touche à celle de l’amour et du couple, à celle des différences et de
la complémentarité entre hommes et femmes, des mensonges et des
malentendus qui les séparent, ou de leur possibilité de communication.
De plus, l’héritage du Moyen Âge peut nous éclairer sur les destins
divergents de Viviane dans les deux aires culturelles où, à l’époque
contemporaine, elle tient le plus de place : la littérature française et la
littérature anglo-saxonne. La démarche qui suit consiste donc à cher-
cher à comprendre la Viviane médiévale, d’emblée plurielle et contra-
dictoire, afin de mieux voir, en conséquence mais aussi par contraste,
qui est Viviane aujourd’hui.
Celle que nous avons pris l’habitude en France de nommer Viviane
n’est peut-être d’abord ni une femme ni une fée, mais une fonction
narrative, la cause d’un effet qu’on commence toujours par constater :
elle est une explication tardive de la disparition de Merlin 1, briève-

1. Dans toutes les versions de son histoire, Merlin disparait : chez Geoffroy de Monmouth, il
devient fou après une bataille et mène une vie sauvage dans les bois ; chez Robert de Boron,
pour des raisons mystérieuses, il choisit de se retirer dans un « esplumoir ».

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ment mentionnée pour la première fois dans le Lancelot en prose


(v. 1220) 2.
Deux œuvres vont développer ce scénario en deux récits différents :
le Huth Merlin qui s’inspire de Robert de Boron, et la Suite Vulgate,
comprise dans cet ensemble de romans anonymes en prose qu’on
nomme communément la Vulgate arthurienne 3. Dans l’une, il s’agit de
Nivienne, demoiselle chasseresse surgissant à la cour du roi Arthur le
soir de ses noces, dans l’autre, de Viviane, fille d’un vavasseur et
filleule de Diane, que Merlin rencontre dans la forêt de Brocéliande.
Ce sont au départ deux variantes de la même histoire, deux façons de
la raconter sans changer le fond : la psychologie des personnages, leurs
intentions, leurs sentiments peuvent changer, la structure du récit
demeure. Ainsi, dans chacune des deux versions, la voix de Merlin

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invisible informe finalement les hommes qu’ils ne le reverront plus.
Les deux prénoms Nivienne et Viviane sont effectivement des
variantes, jouant sur les voyelles, déplaçant les consonnes, et l’identité
des deux jeunes filles est indiquée par la référence à Diane. En tant
que divinité des bois issue du paganisme, Diane annonce le caractère
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magique d’un personnage appelé à devenir fée et met l’accent sur sa


virginité. La référence est cependant modulée de façon sensiblement
différente : dans la Suite Vulgate, la marraine Diane est à la fois plus
visible et moins précise ; elle renvoie moins à une figure singulière
qu’à un ensemble confus de divinités païennes hantant naguère la
nature, désormais confondues avec les fées ; la jeune fille rencontrée
dans la forêt près d’une fontaine appartient d’emblée à leur royaume.
À l’inverse, le Huth Merlin fait de la demoiselle chasseresse une trans-
position humaine et profane de la Diane mythologique, gommant son
caractère surnaturel, mais conservant fidèlement sa psychologie, sa
pudeur farouche et vindicative ; la référence invite à relire l’histoire de
Merlin à travers celle d’Actéon, le chasseur chassé, cruellement puni
d’un instant de désir. Personnages relativement distincts, Viviane et
Nivienne se rejoignent ensuite dans une appellation commune, la
Dame du Lac : dans les deux œuvres, Merlin a bâti pour celle qu’il
aime un manoir dans le lac qui la caractérise désormais. Il faut se
souvenir ici qu’un même récit – celui du Lancelot en prose, dans
lequel la Dame du Lac apparaît comme mère adoptive de Lancelot –

2. Lancelot (roman du XIIIe siècle), éd. par Alexandre Micha, 2 vol., Paris, « Bibliothèque
médiévale », 10/18, U.G.E., 1984, 435 et 442 p., p. 39.
3. Suite du roman de Merlin, éd. par Gilles Roussineau, « Textes littéraires français », Genève,
Droz, 1996, 2 vol., 804 p. (pag. cont.) et Lestoire de Merlin, t. II de The Vulgate Version of
Arthurian Romances, éd. par Oscar H. Sommers, Washington, Carnegie Institution, 1908, 466 p.
Les deux œuvres devraient en fait avoir le même titre : toutes deux sont précisément des Suites
du Merlin. C’est afin de les distinguer et par commodité qu’on adopte ici les désignations respec-
tives de Huth Merlin et Suite Vulgate.
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a bifurqué vers l’arrière, cherchant peut-être aussi à expliquer pourquoi


cette Dame du Lac est à la fois si puissante et si disponible. Le fond
inchangé affirme que Merlin disparaît lorsque, malgré la supériorité de
sa magie et de sa connaissance de l’avenir, il succombe au piège de la
femme. Se laisser absorber par l’amour de celle-ci au point d’aimer sa
prison (dans la Suite Vulgate) ou tomber amoureux fou sans être payé
de retour (dans le Huth Merlin) sont deux ressorts pour le même piège,
ou plutôt deux mises en scène de celui-ci.
Dans la Suite Vulgate, le piège n’est pas dans la souffrance, mais
dans l’absence d’issue : on songe à des abeilles retenues dans un bocal
de verre où les a attirées l’odeur affolante du miel. L’histoire a pour
cadre la forêt de Brocéliande. Là, dès leur première rencontre, Viviane
prend l’initiative de séduire Merlin 4, repousse doucement ses avances

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et apprend de lui la magie. Elle est fière de l’amour qu’elle lui
inspire : sa marraine Diane lui avait accordé le don d’être aimée et
enseignée par l’homme le plus savant et le plus sage du monde. Elle
veut cependant garder sa virginité. Son nom qui signifie « en chal-
déen » « rien n’en ferai » 5 ne nous dit rien sur ses sentiments, il décrit
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seulement le choix d’un comportement. Viviane, d’emblée, fixe ses


conditions : elle sera son amie fidèle sans cependant se donner à lui
et il lui apprendra en échange l’art des enchantements 6. Merlin, nous
dit le conteur, est tenu pour « fol » car le « convent », c’est-à-dire le
contrat, est dénoncé par le sens commun comme déséquilibré : il est
fol de lui donner autant alors qu’elle se refuse à lui, quelles que soient
les raisons de ce refus. La conclusion de l’histoire n’est pourtant pas
entièrement négative ; victime de l’enserrement, Merlin ne regrette pas
la perte de sa liberté, il craint seulement de rester seul, mais Viviane
ici ne trompe pas, elle tient ses promesses. Longtemps différé, l’ac-
complissement de l’amour a lieu dans un espace fondé sur l’inversion
des rapports traditionnels entre homme et femme : Viviane tient
Merlin enfermé tandis qu’elle-même entre et sort comme elle veut.
Gauvain ensuite entend la voix de Merlin qui parle depuis la prison
d’air et, dans les dernières lignes du roman, ne se plaint pas mais l’in-
forme calmement d’une situation définitive : « quand vous partirez
d’ici, je ne vous parlerai plus jamais, ni à nul autre qu’à ma mie. » 7
La fille du vavasseur désireuse d’apprendre la magie a décidément

4. Dès leur première rencontre, c’est elle qui lui adresse la parole. Voir Lestoire de Merlin, op.
cit., p. 210.
5. Suite Vulgate, op. cit., p. 209.
6. « iou voldroie savoir de vos gieus par tel convent que ie fuisse a tous jours mais vostre
acointe & vostre amie sans mal & sans vilounie tant comme ie vivroie ». Ibid., p. 210.
7. « et quant vous departires de chi. iamais ne parlerai a vous ne a autre que a mamie. » Ibid.,
p. 461.
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quelque chose de la fée qui répond à l’amour de l’homme, mais dans


un Autre Monde qu’il doit désormais ne plus quitter 8.
Dans le Huth Merlin, l’image donnée du piège est tout autre : on
songerait plutôt à une fosse dans la jungle, couverte de branchages. À
la cour du roi Arthur, Merlin poursuit de ses assiduités Nivienne, qui le
déteste et a peur de lui, craignant – à tort, nous dit le texte – qu’il n’uti-
lise ses pouvoirs magiques pour abuser d’elle. C’est pourquoi elle
emploie la ruse : elle veut acquérir des pouvoirs elle aussi, non par goût
de la magie mais pour se défendre ; elle feint d’aimer Merlin et de se
refuser à lui provisoirement et par vertu, mais cette comédie lui coûte.
Finalement, Merlin quitte la cour avec elle, décidant de l’accompagner
dans son voyage de retour chez son père : la jeune fille désespérant de
le décourager se résout alors à provoquer sa perte. Retournant contre lui

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ses enchantements, elle le fait enterrer vivant dans un tombeau dont elle
referme sur lui la dalle, mais un cri terrible, le « brai » de Merlin,
informe les hommes de sa disparition définitive. L’action de Nivienne
est donc à la fois défensive et cruelle, doublement opposée à celle de
Viviane qui prend les initiatives et fait plaisir. D’ailleurs, elle déteste
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Merlin parce qu’il est fils du diable, c’est-à-dire personnage surnaturel 9,


autrement dit, pour la raison même qui pousse Viviane à le distinguer.
Cette Nivienne n’est pourtant pas présentée comme un personnage
odieux et malfaisant : elle remplace Merlin comme protectrice du roi
Arthur, empêchant Morgane, la sœur de ce dernier, de lui voler l’épée
Excalibur. Jeune fille élevée selon l’idéologie de l’époque dans la peur
de l’amour et la haine des hommes, elle révèle à la fois un tragique
malentendu entre hommes et femmes, et un pan de leurs rapports de
force : le « pucelage » comme enjeu d’une lutte à mort 10.
Ce qui était au Moyen Âge deux variantes du même récit est ressenti
dans les œuvres narratives de la seconde moitié du XXe siècle comme
deux histoires bien différentes : être l’heureux captif d’une prison
d’amour ou bien, emmuré vif, bramer sa peine solitaire du fond du
tombeau ne nous paraît plus équivalent. Pourtant, aucun des deux récits
n’est complètement oublié ; choisir de se référer exclusivement à l’un,
c’est prendre, au moins implicitement, position contre l’autre, et toute
affirmation se double alors d’une négation qui est d’abord remémora-

8. C’est ce que Laurence Harf-Lancner dans Les Fées au Moyen Âge (Morgane et Mélusine,
La naissance des fées, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 1984) décrit
comme le schéma du conte morganien (p. 263-269).
9. « Car je ne porrois parvenir avoir cuer de lui amer, se il me faisoit dame de toutes les
riqueches qui sont dessous le throsne, pour chou que je connois qu’il fu fiex d’anemi et que il
n’est pas comme autre homme ». Suite du roman de Merlin, op. cit., p. 329-330.
10. « Ne il n’estoit riens el monde qu’elle haïst si mortelment que elle faisoit Merlin pour chou
que elle savoit bien que il baoit a son pucelage ». Ibid., p. 288.
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tion. Ainsi, dans L’Enchanteur pourrissant (1909), Apollinaire part


délibérément du Huth Merlin : Merlin est enfermé dans une tombe, la
dame du lac se montre cruelle envers celui qui continue de l’aimer au-
delà de la mort. Mais l’incertitude sur le nom « Viviane ou Eviène »,
l’affirmation de Merlin selon laquelle la dame du lac l’a aimé, la réac-
tion de cette dernière qui fuit sans répondre, prouvent que cette tombe
n’évacue jamais vraiment la chambre d’amour 11. Plus souvent, l’ambi-
guïté de la Viviane de la Suite Vulgate dont les sentiments indécidables
peuvent être interprétés comme un amour exclusif ou comme un désir
de pouvoir, se complique de la référence à la Nivienne du Huth
Merlin si bien que le personnage nommé Viviane au XXe siècle est
syncrétique. Viviane est à la fois celle qui aime Merlin, celle qui fait
semblant de l’aimer par calcul et celle qui est engagée avec lui dans
un combat mortel ; parler d’amour à son propos, c’est avoir affaire aux

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mensonges dans tous les cas, à la promesse de destruction, et à la
possibilité du non-amour.
Deux sources donc, dont l’une est ambivalente… mais sont-elles toutes
deux à égalité dans l’esprit des auteurs contemporains ? N’y a-t-il pas des
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traditions, des influences qui privilégient l’une ou l’autre ? Français et


Anglo-Saxons sont aussitôt divisés par cette question. Pour les Français,
la version première demeure la Suite Vulgate. Avant même la compila-
tion de Boulenger, en 1922, qui la rend accessible au grand public et en
fait plus que jamais une « vulgate », elle avait inspiré Quinet 12 et La
Villemarqué 13 au XIXe siècle, au moment de la redécouverte de la figure
de Merlin ; tous deux réécrivaient sa disparition comme l’apogée d’une
belle histoire de couple et l’enserrement comme la définition d’un espace
à l’intérieur duquel pouvait être vécu l’absolu de l’amour. Des préoccu-
pations chauvines, voire touristiques, contribuent aussi à la mettre en
valeur : on accole de plus en plus volontiers à la forêt de Paimpont en
Bretagne le nom de Brocéliande ; là, on se rend à la fontaine de Barenton
où l’on situe la rencontre de Merlin et de Viviane, à moins que Merlin
ne cherche à s’y guérir de sa folie d’amour 14.

11. Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, illustré par André Derain, éd. par Michel
Décaudin, Paris, Poésie/Gallimard, 1972, 252 p., p. 20 et 84.
12. Edgar Quinet, Merlin l’enchanteur, 1860, rééd. 2 vol., tomes XVI et XVII dans Œuvres
complètes, Paris, Librairie Germer-Baillière, s. d., 510 et 492 p.
13. Hersart de La Villemarqué, Myrdhin ou l’enchanteur Merlin (son histoire, son œuvre, son
influence), rééd. « Bibliothèque arthurienne », Rennes, Terre de Brume, 1989, 292 p.
14. Les eaux bouillonnantes de la fontaine de Barenton auraient le pouvoir de guérir de la folie ;
Merlin deviendrait alors le « fol pansé » qui aurait donné son nom au village voisin de Folle
Pensée. Ces affirmations répandues se retrouvent dans plusieurs romans français contemporains :
voir L’Enchanteur de René Barjavel (Paris, Denoël, 1984, rééd. n° 1841, Folio Gallimard,
476 p., p. 67) et Au N.O.M. du Graal. de Laurent H. R. Ryder (ou La colline au croissant de
lune, Rivel (11), éditions du Penndragon, 1998, 205 p., p. 34-38).
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Cette préférence accordée à la Suite Vulgate est si nette que dans sa


bande dessinée Les Aveugles (1992), Fmurr parvient à un véritable effet
démythificateur en représentant la version du Huth Merlin qui lui paraît
visiblement du plus haut comique. On reconnaît dans ses dessins non
seulement le vert de la robe de la demoiselle chasseresse, mais aussi le
nez et le menton pointus, les lèvres pincées de la jeune fille entêtée
dans son refus de l’amour. L’histoire vécue d’abord à la cour et publi-
quement fait intervenir plusieurs représentantes de la société. La reine
Guenièvre, la suivante Boldoflorine poussent « Nievenne » à céder à
Merlin, chacune en son langage. À cette pression sociale, la jeune fille
réagit longtemps par la maussaderie et le repli sur soi avant de se
montrer sournoise, puis vindicative. La conclusion apportée par
Nievenne – auditrice du récit de sa propre histoire sans que les
aveugles l’aient reconnue –, « Il est stupide de couper toute retraite à

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quelqu’un et de faire appel à sa générosité. Cette damoiselle avait
peur ! » 15, correspond bien aux sentiments de l’héroïne du roman
médiéval, dont Fmurr fait apparaître l’actualité : acte de légitime
défense d’une victime de harcèlement sexuel, dans une relation de
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pouvoir. Mais tout cela ne prend sens et cocasserie que par rapport à
l’imagerie issue de la Suite Vulgate, que le lecteur est supposé avoir en
tête. Que Fmurr érige le Huth Merlin en une sorte de contre-culture est
particulièrement net en ce qui concerne la rencontre amoureuse : elle a
lieu dans la forêt, comme si l’on ne pouvait plus imaginer d’autre
cadre. Mais au lieu de rencontrer directement la jeune fille au bord de
l’eau, Merlin aperçoit de loin la demoiselle chasseresse et se met à la
suivre ; il l’aborde ensuite lorsque, hostile, boudeuse, elle est allée s’as-
seoir au bord d’une eau stagnante et pense « Allons bon ! » lorsqu’il
s’approche et ouvre la bouche 16. Fmurr se réfère à la fameuse scène
initiale de la Suite Vulgate pour montrer qu’elle ne prend pas, que la
vérité est ailleurs, et moins romantique. Dans le domaine français,
revenir au Huth Merlin exprime en soi une volonté de dérision égale
au fait de montrer le roi Arthur débitant en planches la Table Ronde
pour se chauffer pendant l’hiver, ou, dans le tombeau de Merlin enfin
découvert (but de la quête des aveugles accompagnés d’un chevalier
qui ressemble à Don Quichotte), le crâne de l’enchanteur, prouvant
qu’il n’y aura pas de réveil 17.
Les Anglo-Saxons au contraire connaissent d’abord la disparition de
Merlin à travers Le Morte d’Arthur de Sir Thomas Malory (1485) qui,
sur ce point, s’inspire du Huth Merlin pour produire une version encore

15. Fmurr, Les Aveugles, Paris, Casterman, 1992, p. 45.


16. Ibid., p. 37-38.
17. Ibid., p. 34 et 90.
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moins favorable à l’émergence d’un couple. Pour Malory, le roi Arthur


est le commencement et la fin de toutes choses. Deux scènes, tirées
toutes deux du Huth Merlin, sont donc particulièrement mises en valeur
car racontées avec un luxe de détails qu’on ne trouve pas dans les
suivantes : le don de l’épée Excalibur par la Dame du Lac – mais une
Dame du Lac antérieure et distincte de celle qui sera ensuite aimée de
Merlin 18 –, l’arrivée spectaculaire de la demoiselle chasseresse pendant
le festin des noces royales (elle donne lieu, comme dans le roman fran-
çais, à une série d’aventures développées en plusieurs chapitres, à l’oc-
casion desquelles les règles chevaleresques élémentaires de la Table
Ronde sont définitivement fixées). À l’inverse, les amours de Merlin et
sa disparition sont expédiées en deux pages. Un membre de phrase
suffit à Malory pour évoquer les relations de maître à élève de Merlin
et de « Nimue » apprenant de lui la magie 19. De même, de l’entom-

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bement si longuement préparé dans le Huth Merlin par les dialogues et
promesses de Nivienne en discours direct et par l’exploration d’un
décor particulier (dans la Forêt Périlleuse, la maison taillée dans le roc,
puis le tombeau des deux amants où reposent leurs corps embaumés)
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ne demeure ici qu’un paragraphe aussi hâtif qu’évasif : Merlin veut


montrer à Nimue un rocher qui a quelque chose de spécial – nous ne
saurons jamais quoi –, celle-ci parvient à le convaincre de se glisser en
dessous pour des raisons obscures, puis elle le fait retomber sur lui 20.
Nimue, également appelée Demoiselle puis Dame du Lac, pâlit donc et
s’efface devant la première Dame du Lac, celle qui n’a pas de prénom,
d’histoire d’amour ou de fils adoptif 21, dont la fonction est de donner
l’épée au roi, puis dans un autre épisode, de mourir spectaculairement
en présence du roi et de sa cour 22. Mais il ne faudrait pas en conclure
que la Viviane anglo-saxonne sera toujours cette Nimue fondue en
Dame du Lac, si clairement coupée de l’amour. En 1859, le victorien

18. Avec tout de même une différence significative : Malory nomme ce personnage Dame du
Lac (logiquement, puisque le bras qui tient l’épée sort d’un lac) tandis que le Huth Merlin ne
lui donne pas de nom.
19. till she had learned of him all manner thing that she desired, formule non seulement brève,
mais très vague. (Sir Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, éd. par Janet Cowen, 2 vol., Londres,
Penguin Books, 1969, 493 et 553 p., t. I, p. 117.)
20. Ibid., p. 118.
21. Malory conserve l’épisode où Merlin et Nimue voyageant ensemble sont confrontés à
Lancelot enfant, mais rien n’est dit ensuite des enfances de Lancelot, qui n’est donc pas le fils
adoptif de l’une ou l’autre des « Dames du Lac ».
22. Si le mythe est le retour à l’origine, deux scènes distinctes auraient valeur mythique équi-
valente : pour les Français, la rencontre de Merlin et de Viviane dans la forêt de Brocéliande ;
pour les Anglo-Saxons, le don de l’épée par la Dame du Lac. Ainsi, dans le texte d’Immortels
(Merlin et Viviane) (dessins de Paul Dauce, La Gacilly, Artus, 1991, 48 p., p. 26.), Philippe Le
Guillou s’inspire des images du film Excalibur de John Boorman (1981), mais en transposant
dans la rencontre de Merlin et de Viviane tout ce que Boorman mettait dans le don de l’épée :
évocation d’un temps originel « où le monde était jeune », brume d’avant l’aube, paysage de
racines enchevêtrées, surgissement soudain qui est à la fois l’origine et déjà la fin, la mort.
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Tennyson la nomme Vivien et en fait une entreprenante séductrice


inspirée par la Suite Vulgate lue à l’anglaise : il y voit les ruses d’une
rouée voulant voler des pouvoirs magiques 23. Cette lecture même est
informée par Malory : la relation amoureuse est perçue dans la pers-
pective d’un rocher qui traîtreusement écrase, et bouche l’horizon. On
choisit moins entre des versions qu’on ne les mêle à parts inégales,
souvent malgré soi.
On peut mesurer ce qui reste de Malory à travers un roman britan-
nique, The Last Enchantment de Mary Stewart (1970), et deux romans
américains, The Mists of Avalon de Marion Zimmer-Bradley (1982) et
King of the Scepter’d Isle de Michael Coney (1989) 24. On est frappé
par les obstacles qui séparent les amants potentiels, à commencer par
le plus simple, la différence d’âge. Pour Mary Stewart, le couple que

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forme au soir de sa vie le vieux Merlin avec la jeune Nimue n’a
jamais été appelé à durer. Chez Coney, l’obstacle devient incontour-
nable, toute relation amoureuse est d’emblée exclue ; reste seulement
l’habitude d’accoler deux figures inséparables. Alors, Merlin est un
vieillard lubrique attiré par la jeune « Nyneve » (nouvelle variation
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toute personnelle sur Nivienne) : il n’est même pas un amoureux


éconduit mais un vieux compagnon qu’il faut de temps en temps
remettre à sa place 25. Dans ce contexte, l’inévitable entombement
perd toute dimension tragique. Une nuit, Merlin et Nyneve, conteurs
ambulants, doivent dormir dans la nature. Malgré le froid, Nyneve
refuse de se blottir contre Merlin dans une grotte étroite de peur qu’il
ne cherche à profiter de la situation ; lorsqu’un tremblement de terre
referme le rocher, Merlin est seul.

23. Lord Alfred Tennyson, « Merlin and Vivien » p. 142-167, dans Idylls of the King, éd. par
J. M. Gray, New Haven and London, Yale University Press, Penguin English Poets, 1983, 371 p.
24. Mary Stewart, The Last Enchantment, « Coronet Books », Hodder and Stoughton, Londres,
1970, 504 p. ; Marion Zimmer Bradley, The Mists of Avalon, New York, Scott Meredith Literary
Agency, 1982, rééd. Londres, Penguin Books, 1993, 1012 p. ; Michael Coney, King of the
Scepter’d Isle, New-York, Nal Books, New American Library, 1989, 399 p. Ces trois romans
ainsi que celui de Louis Lambert, mentionné ci-dessous, ont été étudiés dans une tout autre pers-
pective, dans une thèse de littérature comparée portant sur les modernisations du motif du Graal,
sans que la figure de Viviane y soit mise en valeur pour elle-même. (Isabelle Cani, À qui l’on
en sert ? Modernisations du motif du Graal dans la littérature et le cinéma francophones et
anglophones (1923-1994), thèse soutenue en juin 1998 sous la direction de J.-L. Backès à
l’Université François Rabelais de Tours, 2 vol., 764 p.)
25. On peut trouver ce type de relations dans le domaine français, mais dans le registre de la
parodie. Ainsi la bande dessinée d’Arleston et Hübsch, Le Chant d’Excalibur (t. I Le Réveil de
Merlin, t. II Le Siddhe aux mille charmes, Toulon, Soleil, 1998 et 1999, 48 et 46 p.) repose sur
le couple du vieux Merlin, ivrogne paillard, et de la jeune Gwynned, pucelle intrépide et avatar
féminisé du roi Arthur. Ce couple a l’avantage de condenser en deux personnages l’épopée
arthurienne tout en maintenant la confrontation de Merlin avec une jeune fille dont la devise à
son égard pourrait être « rien n’en ferai ». En même temps, comme chez Coney, le jeu est
faussé, Merlin revient à la charge sans espoir, sur le mode du comique de répétition, mais ici la
parodie est outrée, tant au niveau de l’intrigue que des dialogues ou des images.
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VIVIANE OU L’INVENTION DE LA DIFFICULTÉ D’AIMER 505

La différence d’âge recouvre d’ailleurs souvent une différence de


statut ; le couple est d’abord celui d’un maître et de son élève. S’il
existe une relation amoureuse, elle naît de là, comme des rapports plus
intimes qui peuvent s’instaurer, toujours sur le mode de la transgres-
sion, entre un professeur marqué du prestige de l’expérience et une
étudiante particulièrement douée. Au point que chez Mary Stewart,
l’amante n’est longtemps qu’un élève, et son prénom apparaît pour la
première fois au masculin : Ninian, issu de la Viviane française, ce qui
pose aussitôt l’identité sexuelle sous le signe de l’ambiguïté.
Effectivement, il y a deux Ninian. Le premier est un authentique jeune
garçon, un esclave aux dons exceptionnels dont Merlin songeait à faire
son disciple, mais qui meurt noyé trop tôt. Rencontré dix ans plus
tard, le second, qu’il prend comme élève, lui semble d’abord un
double du premier dont il n’avait cessé de ressentir le manque, mais

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il découvre finalement en lui une jeune fille déguisée, nommée
Nimue ; alors, Merlin aime son élève et achève de lui livrer tous ses
secrets. Certes, on trouve dans cette Nimue qui se travestit en homme
pour acquérir des connaissances interdites aux femmes quelque chose
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de la nature de Viviane qui, dans le monde inversé du lac, n’accepte


aucune des limitations imposées à son sexe. Mais à travers cette rela-
tion d’abord asexuée, quelque chose est dit surtout des difficultés
inhérentes à un amour bâti sur une relation intellectuelle à sens
unique. Chez Nimue, l’amour sincère et le désir d’apprendre sont
inextricables ; Merlin croyait voir de l’admiration dans ses yeux, et
c’était de l’amour, mais en même temps il n’avait pas tort, c’était
aussi de l’admiration. Tandis que pour Merlin, cette période d’intimité
avec Ninian ou Nimue est dominée par la sensation que le don de
prophétie se retire de lui. Pour le supporter, il s’identifie à l’autre,
revivant à travers lui ou elle ce qu’il avait vécu lui-même dans son
adolescence : la découverte du don et de ce qu’il implique de sépara-
tion avec les autres, d’exaltation, d’angoisse… L’entombement n’est
alors que l’expression extrême et spontanée d’une passation de
pouvoirs selon laquelle il faut que Nimue croisse et que Merlin
diminue. Merlin, coutumier de sortes de transes ou phases de sommeil
cataleptique, sombre dans un coma profond ; Nimue, qui le croit mort,
le fait enterrer, le pleure, le remplace à la cour d’Arthur comme
prophète et conseillère du roi, et, bientôt, vit heureuse avec Pelléas,
qui est de sa génération 26. Merlin, même réveillé, est destiné à être
enfoui dans l’oubli et il est assez lucide pour le comprendre.
Le Merlin issu de Malory n’accède pas au couple ; les auteurs
anglo-saxons le sentent si bien qu’ils cherchent parfois à le chasser de

26. La Nimue de Malory, qui n’avait jamais aimé Merlin, devenait ensuite l’amie fidèle de Pelléas.
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sa propre histoire. Chez Marion Zimmer Bradley, l’appellation Dame


du Lac est un titre traditionnel désignant la première grande prêtresse
de l’île d’Avalon ; quant aux variations des prénoms, elles sont utili-
sées pour donner naissance à deux vagues successives de personnages.
Les premiers, Merlin et Viviane, n’ont pas d’histoire d’amour :
Viviane est celle qui remet à Arthur l’épée Excalibur, Merlin est un
vieillard chenu qui pourrait être son père, et meurt très vieux, de mort
naturelle. Leurs fonctions sont occupées ensuite par d’autres êtres : à
Merlin succède le barde Kevin, tandis que la future Dame du Lac doit
être la jeune prêtresse Nimue. À eux la trahison, le piège de l’amour,
le couple impossible, mais au moins un instant entraperçu. Tandis que
pour Coney qui est peut-être le plus fidèle à Malory, un autre parte-
naire s’impose pour Nyneve : Arthur lui-même. Nyneve est à la fois
la Dame du Lac qui donne à Arthur l’épée Excalibur et la demoiselle

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chasseresse qui vient faire un esclandre le jour de son mariage : il est
clair qu’Arthur est la personne qui compte le plus dans sa vie.
Il y a donc bien, dans chaque roman, une histoire d’amour, mais
elle n’est jamais une véritable histoire de couple. Celle de Nimue et
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de Kevin est une trahison calculée, avec l’amour en plus. Le but fixé
par Morgane, la Dame du Lac, était l’exécution du traître Kevin en
Avalon. Le suicide de Nimue, qui s’est prise à aimer celui qu’elle a
séduit délibérément, vient seulement s’ajouter à cette mort
programmée, rendant vaine la victoire de Morgane : à quoi bon faire
appliquer dans toute leur rigueur les lois d’Avalon, puisqu’il n’y aura
plus de grande prêtresse mais que le monde du lac est voué à dispa-
raître 27 ? La subdivision des personnages permet d’incarner toute
l’ambivalence de Viviane. Morgane, la Dame du Lac qui manigance,
représente l’aspect ruse, calcul, prise de pouvoir qu’on ne peut pas
évacuer, mais qui n’est pas l’essentiel. Nimue au contraire est celle qui
aime mais qui n’a pas la force de faire en sorte que l’amour ne soit
pas un piège ; elle peut seulement s’y noyer à son tour dans l’eau du
lac. La romancière féministe manifeste à sa manière ce qu’Apollinaire
appelait « la conscience des éternités différentes de l’homme et de la
femme » 28 : l’amour existe entre eux, mais il ne supprime pas la lutte
à mort. Alors, la difficulté d’aimer est telle qu’elle peut aboutir à l’im-
possibilité de vivre.
Si le constat de Mary Stewart est moins désespéré, l’amour n’est
cependant pas chez elle un chemin d’accès à l’autre. En témoigne la

27. Aux yeux de Morgane, Kevin est coupable de sacrilège, car il a porté les objets sacrés
d’Avalon à la cour d’Arthur, et laissé utiliser le Graal par l’évêque lors d’une cérémonie chré-
tienne. Mais si Avalon est destiné à se perdre définitivement dans la brume, l’acte de Kevin
voulant réintroduire le sacré authentique dans le monde des hommes est parfaitement justifié.
28. Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, éd. cit., p. 87.
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première rencontre de Merlin et de Nimue, qui manifeste déjà ce que


sera, jusqu’à la fin, leur relation : aveuglement, non-dit, malentendus
et mensonges qui brouillent les perceptions et maintiennent dans le
monde de l’incertitude. Merlin qui chevauche au bord du lac aperçoit
dans la brume un jeune garçon qui pêche sur une barque : il croit
savoir qui il est, l’appelle par son nom, Ninian – il ne réfléchira
qu’ensuite que dix ans se sont écoulés depuis que ce Ninian s’est
noyé –, l’autre répond à ce nom, reste évasif quand on l’interroge,
mais lorsqu’on lui fait miroiter la possibilité d’apprendre la magie,
promet de venir vite. Nimue ne ment d’ailleurs qu’à moitié, elle
procède toujours par vérités tronquées : Merlin constate qu’il la
prenait pour un autre, elle lui dit simplement qu’elle s’appelle
« aussi » Ninian, jouant sur l’ambiguïté de l’adverbe, se gardant de
préciser que c’est son deuxième prénom ; s’apercevant qu’il la prend

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pour un garçon, elle omet de lui dire qu’elle est une fille de peur
qu’alors, il ne la renvoie. La vision reste embrumée : Merlin est-il trop
loin pour distinguer les traits de celui qu’il croit reconnaître, ou bien,
au contraire, trop près de Nimue pour voir ce qui lui crève les yeux,
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et qu’Arthur verra du premier coup d’œil, le fait qu’il a affaire à une


jeune fille ? Cette Nimue-là n’est pas la Dame du Lac, et pourtant, le
lac la définit, en même temps que l’amour qu’elle inspire : elle est un
noyé qui refait surface, ou plutôt un reflet inversé, vu à travers la
brume sur l’eau.
Chez Coney enfin, l’amour n’est ni inutile ni destructeur, mais il
suppose le retrait volontaire de la conteuse, Nyneve, qui a créé le roi
et le mythe, et sait qu’il n’y a pas de place pour elle dans la vie
d’Arthur. Si son amour s’introduit dans celle-ci, ce ne peut être que
par effraction, pour la bouleverser : l’arrivée de la demoiselle chasse-
resse est comprise comme une mise en scène spectaculaire s’adressant
à Arthur pour protester contre son mariage. Voyant Nyneve sauter à
cheval sur la Table Ronde, Arthur prend alors conscience qu’elle
représente pour lui bien autre chose que Guenièvre : une femme
imprévisible, mystérieuse, désirable, inaccessible non parce qu’elle se
refuserait mais parce que les circonstances de la vie font qu’elle sera
toujours interdite. Elle se constitue alors elle-même en image inou-
bliable, plus forte que tout ce qui sera vécu dans un mariage très ordi-
naire. Il y a adéquation entre cet amour non réalisé et le mythe
arthurien, créé lui-même délibérément non en fonction d’un résultat
effectif – l’épopée chevaleresque se solde, au contraire, par une
défaite – mais pour le souvenir qu’il doit laisser des siècles plus tard
dans la mémoire des hommes. Nyneve n’intervient donc dans la vie
d’Arthur que pour la marquer, une seule fois, de son chiffre ; c’est
peut-être grâce à cela qu’elle peut le retrouver à la fin hors de sa vie,
jouant alors auprès de lui le rôle qui est traditionnellement celui de
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Morgane transportant Arthur mourant à l’île d’Avalon. Sans doute y


a-t-il ensuite des siècles de chambre d’amour dont rien n’est dit : on
voit seulement Arthur sortir le moment venu pour « bâtir un nouveau
Camelot » 29, à la fin du roman. La promesse de destruction n’est pas
tenue ici, mais c’est le sacrifice du couple vécu qui permet à l’amour
de conserver intacte sa valeur de pur fantasme.
Dans ces romans anglo-saxons chargés du poids de Malory, l’amour
est souvent impuissant, le couple toujours condamné. Peut-être parce
que dans les trois cas, on n’échappe pas au regard de la cour, à la
pression sociale, au jeu des intrigues politiques et des enjeux de
pouvoir 30. Qu’en est-il lorsqu’avec les romanciers français, on
cherche les deux amants à l’abri du monde, dans la forêt de
Brocéliande ?

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Dans L’Enchanteur de Marcel Brion (1948) et Prélude à
l’Apocalypse de Louis Lambert (1982) 31, la Suite Vulgate demeure la
principale source d’inspiration. Chez Brion, Viviane au XXe siècle se
cache dans une baraque de foire, mais elle a pris le nom de guerre de
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« Brocéliande ». Tandis que chez Lambert, c’est le lieu lui-même, la


forêt de Paimpont-Brocéliande en Bretagne, qui vaut à la jeune fille
qui y a élu domicile d’être surnommée Viviane. Dans les deux cas, on
est loin de toute espèce de cour, il n’y a pas d’épée à confier ou
reprendre, de scandale public ou d’enjeu politique. Les amants sont
seuls, et Brion les reçoit de la tradition comme un couple déjà
constitué ; deux immortels font un vieux couple 32. Chez Lambert au
contraire, le surnom ajouté fournit un modèle mythique à une
rencontre amoureuse – celle d’un jeune homme nommé Raymond et
de « Viviane » – qui aboutit finalement à la vie conjugale.
Mais l’existence d’un couple ne supprime pas pour autant la diffi-
culté d’aimer. Le Merlin de Brion le dit à Viviane : « Les hommes
n’aiment jamais simplement » 33. L’enserrement est figure de cette
difficulté. Celui de la « Viviane » de Lambert est un piège d’autant

29. « build a new Camelot », King of the Scepter’d Isle, op. cit., p. 386.
30. C’était vrai dès Tennyson : sa Vivien est une alliée du roi Marc qui se rend à Camelot pour
chercher à miner de l’intérieur le règne d’Arthur. Ne pouvant séduire le roi lui-même, elle se
rabat sur Merlin.
31. Marcel Brion, L’Enchanteur, Paris, Egloff, 1948, 253 p. ; Louis Lambert, Prélude à
l’Apocalypse (ou Les derniers chevaliers du Graal), Limoges, Critérion, 1982, 440 p.
32. Une image de Merlin et Viviane que l’on retrouve dans Graal-Romance de Jean-Pierre Le
Dantec (Paris, Albin Michel, 1985, 236 p.) : un vieux couple parental, accueillant au seuil de
leur manoir dans le lac leur fils adoptif, Lancelot, offrant des tisanes aux invités le soir après
dîner et bavardant avec eux, évoquant des souvenirs du passé arthurien, autrement dit de leur
jeunesse.
33. Marcel Brion, L’Enchanteur, op. cit., p. 218.
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plus subtil qu’il est indépendant de la volonté de la jeune fille. Cette


dernière, en effet, est aveugle de naissance ; comme l’héroïne de la
Symphonie pastorale de Gide, elle vit dans un monde plus beau que
le nôtre, non souillé par le péché originel. Celui qui l’aime se trouve
enserré dans son monde à elle et d’autant plus prisonnier qu’il ne
désire plus en sortir. Les titres de chapitres, qui mettent en valeur le
caractère mythique du récit contemporain en demi-teintes, insistent sur
le risque : après « La fontaine de Barenton » qui décrit la rencontre
vient, contre toute attente, le « Val sans retour ». Il appartient pour-
tant à un autre récit arthurien, concernant la fée Morgane. Le Val sans
Retour, également appelé le val des faux amants, est le lieu où se
retrouvent enfermés tous les amants qui n’aiment qu’à moitié ; seul le
parfait amant peut le traverser, délivrant du coup tous les autres. On
retrouve ici le rapport déjà rencontré entre Viviane et Morgane, figures

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voisines, antithèses ou prolongement l’une de l’autre. Ici, il y a
toujours en Viviane une possibilité de devenir Morgane ; la fontaine
de Barenton est près du Val sans Retour. Raymond commence par
succomber à ce piège : l’étudiant reste à Brocéliande au lieu de
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retourner à Paris passer un examen, incapable de s’éloigner de Viviane


comme de troubler sa quiétude enchantée. Mais s’il rompt le charme,
ose dire ses sentiments, parle mariage et désir d’enfant, il les délivre
tous les deux, perce le val 34 et accède à la chambre d’amour.
L’enserrement, chez Brion, est tout autre. Certes, il y a les grilles
de fer forgé du jardin de Viviane, représentant un entrelacs de fleurs
et d’animaux ; on peut rêver un instant de se réfugier à jamais dans
ce jardin, de ne plus en sortir. Mais le véritable enserrement est à l’op-
posé : il consiste à se rapetisser aux proportions d’une vie humaine
ordinaire en dépouillant enchantements, magie, immortalité même. La
proposition vient de Merlin, mais l’inversion du motif mythique n’a
guère d’importance puisque la décision est prise à deux. Alors, une
chambre d’hôtel banale dans une petite ville de province peut devenir
la chambre d’amour. Le Huth Merlin reste présent derrière la Suite
Vulgate, l’enserrement est aussi entombement : devenir humain, c’est
aller jusqu’à mourir, et Viviane doit assister à l’agonie de Merlin, être
confrontée à son cadavre, et donc à son absence. L’immortalité est
reconquise au bout, comme elle l’est pour nous tous, au-delà du
passage par la mort. Le couple lutte contre la mort et connaît la
victoire, puisque même la séparation qu’elle implique est vécue d’un
commun accord, c’est-à-dire ensemble.

34. À ce moment de sa vie, dans un rêve à demi éveillé, Raymond joue le rôle de Perceval, le
héros du Graal.
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Le Moyen Âge contait la folie d’amour capable d’avoir raison du


plus savant et du plus sage des hommes. Penchée sur les mêmes
récits, notre époque y voit autre chose : la difficulté d’aimer que
chacun invente et trouve à sa manière, soit qu’il s’y entombe, soit
qu’il entre avec elle dans la chambre d’amour.

Isabelle CANI
CRLMC (Université Clermont-Ferrand II)

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