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2001/4 n 300 | pages 497 à 510
ISSN 0035-1466
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https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2001-4-page-497.htm
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VIVIANE OU L’INVENTION
DE LA DIFFICULTÉ D’AIMER
À Simone Bernard-Griffiths
1. Dans toutes les versions de son histoire, Merlin disparait : chez Geoffroy de Monmouth, il
devient fou après une bataille et mène une vie sauvage dans les bois ; chez Robert de Boron,
pour des raisons mystérieuses, il choisit de se retirer dans un « esplumoir ».
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2. Lancelot (roman du XIIIe siècle), éd. par Alexandre Micha, 2 vol., Paris, « Bibliothèque
médiévale », 10/18, U.G.E., 1984, 435 et 442 p., p. 39.
3. Suite du roman de Merlin, éd. par Gilles Roussineau, « Textes littéraires français », Genève,
Droz, 1996, 2 vol., 804 p. (pag. cont.) et Lestoire de Merlin, t. II de The Vulgate Version of
Arthurian Romances, éd. par Oscar H. Sommers, Washington, Carnegie Institution, 1908, 466 p.
Les deux œuvres devraient en fait avoir le même titre : toutes deux sont précisément des Suites
du Merlin. C’est afin de les distinguer et par commodité qu’on adopte ici les désignations respec-
tives de Huth Merlin et Suite Vulgate.
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4. Dès leur première rencontre, c’est elle qui lui adresse la parole. Voir Lestoire de Merlin, op.
cit., p. 210.
5. Suite Vulgate, op. cit., p. 209.
6. « iou voldroie savoir de vos gieus par tel convent que ie fuisse a tous jours mais vostre
acointe & vostre amie sans mal & sans vilounie tant comme ie vivroie ». Ibid., p. 210.
7. « et quant vous departires de chi. iamais ne parlerai a vous ne a autre que a mamie. » Ibid.,
p. 461.
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8. C’est ce que Laurence Harf-Lancner dans Les Fées au Moyen Âge (Morgane et Mélusine,
La naissance des fées, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 1984) décrit
comme le schéma du conte morganien (p. 263-269).
9. « Car je ne porrois parvenir avoir cuer de lui amer, se il me faisoit dame de toutes les
riqueches qui sont dessous le throsne, pour chou que je connois qu’il fu fiex d’anemi et que il
n’est pas comme autre homme ». Suite du roman de Merlin, op. cit., p. 329-330.
10. « Ne il n’estoit riens el monde qu’elle haïst si mortelment que elle faisoit Merlin pour chou
que elle savoit bien que il baoit a son pucelage ». Ibid., p. 288.
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11. Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, illustré par André Derain, éd. par Michel
Décaudin, Paris, Poésie/Gallimard, 1972, 252 p., p. 20 et 84.
12. Edgar Quinet, Merlin l’enchanteur, 1860, rééd. 2 vol., tomes XVI et XVII dans Œuvres
complètes, Paris, Librairie Germer-Baillière, s. d., 510 et 492 p.
13. Hersart de La Villemarqué, Myrdhin ou l’enchanteur Merlin (son histoire, son œuvre, son
influence), rééd. « Bibliothèque arthurienne », Rennes, Terre de Brume, 1989, 292 p.
14. Les eaux bouillonnantes de la fontaine de Barenton auraient le pouvoir de guérir de la folie ;
Merlin deviendrait alors le « fol pansé » qui aurait donné son nom au village voisin de Folle
Pensée. Ces affirmations répandues se retrouvent dans plusieurs romans français contemporains :
voir L’Enchanteur de René Barjavel (Paris, Denoël, 1984, rééd. n° 1841, Folio Gallimard,
476 p., p. 67) et Au N.O.M. du Graal. de Laurent H. R. Ryder (ou La colline au croissant de
lune, Rivel (11), éditions du Penndragon, 1998, 205 p., p. 34-38).
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pouvoir. Mais tout cela ne prend sens et cocasserie que par rapport à
l’imagerie issue de la Suite Vulgate, que le lecteur est supposé avoir en
tête. Que Fmurr érige le Huth Merlin en une sorte de contre-culture est
particulièrement net en ce qui concerne la rencontre amoureuse : elle a
lieu dans la forêt, comme si l’on ne pouvait plus imaginer d’autre
cadre. Mais au lieu de rencontrer directement la jeune fille au bord de
l’eau, Merlin aperçoit de loin la demoiselle chasseresse et se met à la
suivre ; il l’aborde ensuite lorsque, hostile, boudeuse, elle est allée s’as-
seoir au bord d’une eau stagnante et pense « Allons bon ! » lorsqu’il
s’approche et ouvre la bouche 16. Fmurr se réfère à la fameuse scène
initiale de la Suite Vulgate pour montrer qu’elle ne prend pas, que la
vérité est ailleurs, et moins romantique. Dans le domaine français,
revenir au Huth Merlin exprime en soi une volonté de dérision égale
au fait de montrer le roi Arthur débitant en planches la Table Ronde
pour se chauffer pendant l’hiver, ou, dans le tombeau de Merlin enfin
découvert (but de la quête des aveugles accompagnés d’un chevalier
qui ressemble à Don Quichotte), le crâne de l’enchanteur, prouvant
qu’il n’y aura pas de réveil 17.
Les Anglo-Saxons au contraire connaissent d’abord la disparition de
Merlin à travers Le Morte d’Arthur de Sir Thomas Malory (1485) qui,
sur ce point, s’inspire du Huth Merlin pour produire une version encore
18. Avec tout de même une différence significative : Malory nomme ce personnage Dame du
Lac (logiquement, puisque le bras qui tient l’épée sort d’un lac) tandis que le Huth Merlin ne
lui donne pas de nom.
19. till she had learned of him all manner thing that she desired, formule non seulement brève,
mais très vague. (Sir Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, éd. par Janet Cowen, 2 vol., Londres,
Penguin Books, 1969, 493 et 553 p., t. I, p. 117.)
20. Ibid., p. 118.
21. Malory conserve l’épisode où Merlin et Nimue voyageant ensemble sont confrontés à
Lancelot enfant, mais rien n’est dit ensuite des enfances de Lancelot, qui n’est donc pas le fils
adoptif de l’une ou l’autre des « Dames du Lac ».
22. Si le mythe est le retour à l’origine, deux scènes distinctes auraient valeur mythique équi-
valente : pour les Français, la rencontre de Merlin et de Viviane dans la forêt de Brocéliande ;
pour les Anglo-Saxons, le don de l’épée par la Dame du Lac. Ainsi, dans le texte d’Immortels
(Merlin et Viviane) (dessins de Paul Dauce, La Gacilly, Artus, 1991, 48 p., p. 26.), Philippe Le
Guillou s’inspire des images du film Excalibur de John Boorman (1981), mais en transposant
dans la rencontre de Merlin et de Viviane tout ce que Boorman mettait dans le don de l’épée :
évocation d’un temps originel « où le monde était jeune », brume d’avant l’aube, paysage de
racines enchevêtrées, surgissement soudain qui est à la fois l’origine et déjà la fin, la mort.
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23. Lord Alfred Tennyson, « Merlin and Vivien » p. 142-167, dans Idylls of the King, éd. par
J. M. Gray, New Haven and London, Yale University Press, Penguin English Poets, 1983, 371 p.
24. Mary Stewart, The Last Enchantment, « Coronet Books », Hodder and Stoughton, Londres,
1970, 504 p. ; Marion Zimmer Bradley, The Mists of Avalon, New York, Scott Meredith Literary
Agency, 1982, rééd. Londres, Penguin Books, 1993, 1012 p. ; Michael Coney, King of the
Scepter’d Isle, New-York, Nal Books, New American Library, 1989, 399 p. Ces trois romans
ainsi que celui de Louis Lambert, mentionné ci-dessous, ont été étudiés dans une tout autre pers-
pective, dans une thèse de littérature comparée portant sur les modernisations du motif du Graal,
sans que la figure de Viviane y soit mise en valeur pour elle-même. (Isabelle Cani, À qui l’on
en sert ? Modernisations du motif du Graal dans la littérature et le cinéma francophones et
anglophones (1923-1994), thèse soutenue en juin 1998 sous la direction de J.-L. Backès à
l’Université François Rabelais de Tours, 2 vol., 764 p.)
25. On peut trouver ce type de relations dans le domaine français, mais dans le registre de la
parodie. Ainsi la bande dessinée d’Arleston et Hübsch, Le Chant d’Excalibur (t. I Le Réveil de
Merlin, t. II Le Siddhe aux mille charmes, Toulon, Soleil, 1998 et 1999, 48 et 46 p.) repose sur
le couple du vieux Merlin, ivrogne paillard, et de la jeune Gwynned, pucelle intrépide et avatar
féminisé du roi Arthur. Ce couple a l’avantage de condenser en deux personnages l’épopée
arthurienne tout en maintenant la confrontation de Merlin avec une jeune fille dont la devise à
son égard pourrait être « rien n’en ferai ». En même temps, comme chez Coney, le jeu est
faussé, Merlin revient à la charge sans espoir, sur le mode du comique de répétition, mais ici la
parodie est outrée, tant au niveau de l’intrigue que des dialogues ou des images.
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26. La Nimue de Malory, qui n’avait jamais aimé Merlin, devenait ensuite l’amie fidèle de Pelléas.
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de Kevin est une trahison calculée, avec l’amour en plus. Le but fixé
par Morgane, la Dame du Lac, était l’exécution du traître Kevin en
Avalon. Le suicide de Nimue, qui s’est prise à aimer celui qu’elle a
séduit délibérément, vient seulement s’ajouter à cette mort
programmée, rendant vaine la victoire de Morgane : à quoi bon faire
appliquer dans toute leur rigueur les lois d’Avalon, puisqu’il n’y aura
plus de grande prêtresse mais que le monde du lac est voué à dispa-
raître 27 ? La subdivision des personnages permet d’incarner toute
l’ambivalence de Viviane. Morgane, la Dame du Lac qui manigance,
représente l’aspect ruse, calcul, prise de pouvoir qu’on ne peut pas
évacuer, mais qui n’est pas l’essentiel. Nimue au contraire est celle qui
aime mais qui n’a pas la force de faire en sorte que l’amour ne soit
pas un piège ; elle peut seulement s’y noyer à son tour dans l’eau du
lac. La romancière féministe manifeste à sa manière ce qu’Apollinaire
appelait « la conscience des éternités différentes de l’homme et de la
femme » 28 : l’amour existe entre eux, mais il ne supprime pas la lutte
à mort. Alors, la difficulté d’aimer est telle qu’elle peut aboutir à l’im-
possibilité de vivre.
Si le constat de Mary Stewart est moins désespéré, l’amour n’est
cependant pas chez elle un chemin d’accès à l’autre. En témoigne la
27. Aux yeux de Morgane, Kevin est coupable de sacrilège, car il a porté les objets sacrés
d’Avalon à la cour d’Arthur, et laissé utiliser le Graal par l’évêque lors d’une cérémonie chré-
tienne. Mais si Avalon est destiné à se perdre définitivement dans la brume, l’acte de Kevin
voulant réintroduire le sacré authentique dans le monde des hommes est parfaitement justifié.
28. Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, éd. cit., p. 87.
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29. « build a new Camelot », King of the Scepter’d Isle, op. cit., p. 386.
30. C’était vrai dès Tennyson : sa Vivien est une alliée du roi Marc qui se rend à Camelot pour
chercher à miner de l’intérieur le règne d’Arthur. Ne pouvant séduire le roi lui-même, elle se
rabat sur Merlin.
31. Marcel Brion, L’Enchanteur, Paris, Egloff, 1948, 253 p. ; Louis Lambert, Prélude à
l’Apocalypse (ou Les derniers chevaliers du Graal), Limoges, Critérion, 1982, 440 p.
32. Une image de Merlin et Viviane que l’on retrouve dans Graal-Romance de Jean-Pierre Le
Dantec (Paris, Albin Michel, 1985, 236 p.) : un vieux couple parental, accueillant au seuil de
leur manoir dans le lac leur fils adoptif, Lancelot, offrant des tisanes aux invités le soir après
dîner et bavardant avec eux, évoquant des souvenirs du passé arthurien, autrement dit de leur
jeunesse.
33. Marcel Brion, L’Enchanteur, op. cit., p. 218.
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34. À ce moment de sa vie, dans un rêve à demi éveillé, Raymond joue le rôle de Perceval, le
héros du Graal.
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Isabelle CANI
CRLMC (Université Clermont-Ferrand II)