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Nuit blanche, le magazine du livre

Le voyage de l’éléphant de José Saramago


Louis Jolicoeur

Numéro 119, été 2010

URI : https://id.erudit.org/iderudit/61108ac

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Éditeur(s)
Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN
0823-2490 (imprimé)
1923-3191 (numérique)

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Citer cet article


Jolicoeur, L. (2010). Le voyage de l’éléphant de José Saramago. Nuit blanche, le
magazine du livre, (119), 22–23.

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Le voyage de l’éléphant de
Les lecteurs de José Saramago connaissent bien ses phrases sinueuses,
ses dialogues déjantés où le changement d’interlocuteur se limite
Par à des majuscules soudain insérées dans le texte, le foisonnement d’idées
Louis Jolicœur
et de clins d’œil, la truculence un peu baroque du style, l’intelligence
aussi, la finesse, l’ironie. À ce titre, le dernier roman1 du Nobel portugais
ne devrait pas les décevoir.

A
joutons à ces attributs cette habi- méandres de son imagination débor-
tude de Saramago d’intervenir dante et de ses nombreux jeux ; lesquels,
sans cesse dans son histoire, s’ils peuvent en effet alimenter l’analyste
à titre d’auteur plus que de en moult impressions savantes, et nous
narrateur souvent, brisant le fil du récit faire réfléchir sur le rôle actif du lecteur
comme pour mieux appeler le lecteur dans l’œuvre littéraire et sur bien d’autres
à ses côtés, l’invitant à regarder et considérations fort sérieuses, il faut le
à construire avec lui l’histoire qui se rappeler, sont d’abord et avant tout...
déroule un peu au hasard, lentement, au des jeux !
rythme des hommes et des femmes qui
l’habitent et la construisent eux aussi, en ... le jeu très borgésien entre
même temps que nous. Ce jeu narratif, réel et fiction est omniprésent.
Ce sera au fond comme si, Saramago le peaufine depuis longtemps.
dans un film, chose inconnue en Dès ses premières œuvres, il s’est mis à Il est aussi intéressant de se pencher
ce seizième siècle, nous collions jouer avec le temps, l’espace, le vrai- sur la façon qu’a Saramago de nous
des sous-titres dans notre langue semblable, la narration. Dans Le Dieu présenter non seulement son histoire,
pour suppléer à l’ignorance ou à manchot, dès 1987 donc, on le voit se mais l’Histoire. Car ce dernier roman,
une connaissance insuffisante de
promener dans son récit presque comme bien d’autres dans le passé, aussi
la langue parlée par les acteurs.
comme un touriste en cavale. Puis, dans invraisemblable que cela puisse paraître
p. 34-35
Histoire du siège de Lisbonne, en 1992, à l’occasion, nous présente des événe-
Et maintenant, si nous ne et plus encore peut-être dans L’Évangile ments historiques. Certes, la plupart
craignions pas de commettre selon Jésus-Christ, en 1993, pour ne nom- sont complètement tombés dans l’oubli,
un anachronisme très grave, mer que ces titres, on le verra s’appro- mais la trame historique est bel et bien
nous aurions envie d’imaginer cher des choses et aussitôt s’en éloigner, là, le lecteur vigilant peut vérifier à sa
l’archiduc parcourant la distance pour ensuite les ressaisir au vol, les guise. Il ne faudrait pas cependant que
jusqu’à son carrosse sous un exprimer autrement, les trafiquer avec cela l’empêche de plonger dans le pur
baldaquin de cinquante épées cet humour sournois et complice à la plaisir des mots et du récit. Car il faut
sorties de leur fourreau, fois qui le caractérise tant. Sa position aller au-delà de la Nouvelle Histoire à
cependant il est plus probable variable, tant face au lecteur qu’à ses laquelle on associe souvent Saramago,
que ce genre d’hommage personnages, ses différents lieux d’inter- où l’accent est mis justement sur les
ait été l’idée d’un des siècles vention, ses anachronismes délibérés, sa menus détails toujours oubliés par les
frivoles qui suivront. façon de déconstruire son récit pour chroniqueurs traditionnels, et où le jeu
p. 154
mieux le reconstruire par la suite, certes très borgésien entre réel et fiction est
Il est vrai que le cornac ne sauva tout cela pourra donner l’impression omniprésent. Cela est aussi divertissant,
pas l’archiduchesse, mais il aurait que l’aventure ludique de la lecture est certes ; mais, il faudra davantage se lais-
pu le faire puisqu’il l’avait en train de céder le pas à l’analyse uni- ser bercer par le simple mouvement des
imaginé, et c’est cela qui compte. versitaire. Or quelques pages suffisent à phrases et des personnages, s’amuser à
p. 189 rassurer le lecteur : Saramago s’amuse, voir les rouages du récit, les détours de
il ne discourt pas. Et il n’en tient l’histoire, se sentir parfois extérieur, par-
qu’à nous lecteurs de le suivre dans les fois témoin, ballotté par les rôles chan-

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José Saramago
Photo : Hannah/Opale

José Saramago

geants qu’on nous fait tenir et que se métaphore ultime, celle de la vie source juste là où on l’attend, comme la douce
voient attribuer les personnages, voire de fiction. ombre de l’auteur que se doit d’être tout
le narrateur lui-même. traducteur.
Surtout il faudra ici se laisser conduire Jeune fou de 88 ans, Entre Kundera et Calvino, en passant
par la lenteur désopilante et pourtant que nous réserve-t-il encore ? par Pessoa parfois, nous continuons à
si sage de notre personnage principal : suivre Saramago dans ses méandres, ses
un éléphant ! Car, oui, c’est bien d’un C’est le dernier roman en français de réflexions, ses abandons. Et c’est tout un
éléphant qu’il est ici question, un majes- Saramago. On se demande où il pourra plaisir, que nous ne voulons surtout pas
tueux pachyderme d’Asie, dénommé aller ensuite. Jeune fou de 88 ans, que voir cesser. NB
Salomon, ou Soliman, c’est selon, que le nous réserve-t-il encore ? Pour les pres-
roi du Portugal, João III, et son épouse, sés ou les polyglottes, un roman vient de
Catherine d’Autriche, offrent en cadeau paraître en portugais (Caim, 2009). Il
1. José Saramago, Le voyage de l’éléphant, traduit
de mariage à l’archiduc Maximilien met en scène Caïn, son frère Abel, les du portugais par Geneviève Leibrich, Seuil, Paris,
d’Autriche, gendre de Charles Quint. éternels tourments des hommes devant 2009, 215 p. ; 29,95 $.
C’est le voyage de cet éléphant et de son le destin et devant (?) Dieu... On y
escorte, entre Lisbonne et Vienne, que retrouve le style, le rythme, le ballet José Saramago a publié, entre autres :
Le Dieu manchot, Albin Michel, 1987 et Points,
nous raconte Saramago dans cette fable stylistique de toujours. On pourra le lire 1996 et 2008 ; L’année de la mort de Ricardo Reis,
inénarrable. Les rencontres, heurts et bientôt en espagnol : sa traductrice – et Seuil, 1988 et Points, 1992 et 1998 ; Le radeau de
politesses, joies et craintes de tout acabit, au demeurant épouse – espagnole (fière pierre, Seuil, 1990 et Points, 2010 ; Histoire du siège
nous sont présentés en vrac au fur et à grenadine), Pilar Del Río, a sans doute de Lisbonne, Seuil, 1992 et Points, 1999 ; L’Évangile
selon Jésus-Christ, Seuil, 1993 et Points, 2000 ;
mesure de la lente progression de la déjà terminé sa traduction, avec son L’aveuglement, Seuil, 1997 et Points, 2000 ; Les
troupe le long des routes du Portugal, habituelle touche magique. Suivra peu poèmes possibles, Jacques Brémond, 1998 ; Tous les
de la Castille, de la Provence, de l’Italie après la traduction française. Et en noms, Seuil, 1999 et Points, 2001 ; Quasi objets,
et enfin de la froide Autriche. Caprices, français, nous ne sommes guère en reste, Points, 2000 ; Manuel de peinture et de calligraphie,
Seuil, 2000 et Points, 2002 ; Le conte de l’île
stratégies, langueurs, brèves tendresses, Geneviève Leibrich sera encore là certai- inconnue, Seuil, 2001 et Alexandre Stanké, livre CD,
miracles, querelles et réconciliations, nement, comme depuis des lustres : et 2007 ; La caverne, Seuil, 2002 et Points, 2003 ;
tout y passe dans ce fort original Voyage quel bonheur pour nous lecteurs de Pérégrinations portugaises, Seuil, 2003 ; L’autre
de l’éléphant. Surtout la nature humaine, pouvoir compter sur une fidèle, une comme moi, Seuil, 2005 et Points, 2006 ; La lucidité,
Seuil, 2006 et Points, 2007 ; Les intermittences de la
ses hauts et ses bas ; et, par-dessus tout, grande traductrice, qui reste là d’un mort, Seuil, 2008 et Points, 2009 ; Le voyage de
l’absurde mais émouvant désir de durer, livre à l’autre, pour maintenir le cap, l’éléphant, Seuil, 2009 ; Le cahier, Le cherche midi,
avec le majestueux éléphant comme sans faux bond, ni trop près ni trop loin, 2010.

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