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2- L’espace :

Nous allons analyser l’espace dans L’Escargot entêté sous trois aspects : 1) l’espace de la
ville ; 2) les formes géométriques ou spatiales qui y sont fréquentes (zigzag ; spirale,
labyrinthe…) et 3) l’espace d’écriture (ou l’écriture comme espace).

Espace de la ville :

Parlant de la ville, Jean-Christophe Bailly écrit : « Or ce tissu friable d’émotions a ses lois, ses
découpages, ses factures. Infini, il est lui aussi « structuré comme un langage » et, comme tout
langage, il n’existe véritablement qu’en acte, comme parole phrase ou récit, ligne incursive
inventée ou reprise par celui qui marche. » La Phrase urbaine, Éditions du Seuil, Coll. Fiction
&Cie, 2013, p. 87. Au langage écrit par la ville, il faut quelqu’un pour le parler. C’est ce que font
les écrivains, les artistes, les visiteurs et les flâneurs. C’est ce que fait Rachid BOUJEDRA où la
ville est d’une certaine manière un personnage dans ce récit. Le narrateur s’y montre attentif et
sensible à son organisation, à son évolution, aux comportements de ces citoyens :
« Le port est un dessin bleu gribouillé d’armatures et grues. Je ne l’ai jamais vu. Je n’y ai jamais
mis les pieds. Il me suffit de le deviner. Il coince la ville, que ferment de l’autre côté, les collines
ocre, mais c’est une tache noire sur le graphisme du désastre. Une zone sinistrée. Et pourtant
s’iln’y avait pas le port, j’aurais quitté la ville depuis longtemps […] » EE, p. 22.
Ou encore :
« Moi je vis seul. Une originalité dans cette ville désemparée par la démographie et la
mauvaise foi. » EE, p. 151.
« On bau faire, la périphérie s’éloigne du centre. » EE, p. 49.

Rappelons que le narrateur a une mission qu’il poursuit avec conscience, méthode et
obsession, à savoir dératiser la ville. À ce titre, il se définit comme un citoyen, au sens de la
philosophie grecque, d’ARISTOTE notamment dans le Politique pour qui la cité (ville) est
une communauté « d'animaux politiques » réunis non pas seulement pour vivre ensemble
mais surtout pour « bien vivre ».
Cette responsabilité du narrateur envers sa ville fait doit nous rappeler la morale engagée
d’Albert CAMUS, notamment dans La Peste.

Zigzag, spirale, labyrinthe :

Ces trois formes géométriques ou spatiales sont les plus fréquentes dans le roman. Ce sont des
figures de la modernité à travers lesquelles BOUJEDRA laisse déduire les références qui
inspirent son écriture : Jorge Lui BORGES (le labyrinthe), Gilles DELEUZE (le zigzag), la
spirale (VICO).
Une modernité qui a changé notre conception de l’espace (il est à la fois fini et infini ; il n’a pas
de centre) ; du temps (c’est la discontinuité, non la continuité, qui est la règle), du « Je » (il est
éclaté ; il n’est pas une entité homogène comme nous l’apprend entre autres la psychanalyse), le
texte (il est dispersé).
Citons Rachid BOUJEDRA :
« Mais j’aime la buée et les gouttes de pluie par-dessus. Elles dessinent des labyrinthes en
zigzag, semblables au mouvement des rats décrits par Abou Othman Amr Ibn Bahr (166-252
de l’hégire) dans son Traité des animaux. Car le rat ne court pas, il zigzague. Il ignore la ligne
droite. Il louvoie. » EE, p. 17.
« Le labyrinthe est encerclement successif. » EE, p. 19.
« Des idées brouillées dans ma tête comme dans une pelote de laine grège. » EE, p. 69.
« Rêve des lignes zigzaguant à travers les méandres de mon cerveau éprouvé […] » EE, p.
90.

Le zigzag est l’opposé de la ligne droite et de la continuité. Le zigzag c’est, dit Gilles
DELEUZE dans son Abécédaire, « la bifurcation », c’est « Z », c’est l’ « imprévisible », c’est le
mouvement de la mouche. Le zigzag c’est la vie, c’est la vie comme elle est dans la réalité. Le
zigzag c’est le mouvement de la phrase dans L’Escargot entêté. Elle aussi, cette phrase (ce
mouvement d’écriture), change imprévisiblement de directions. Elle aussi ne poursuit pas une
ligne droite. Car la ligne droite à vrai dire n’existe pas.

Le labyrinthe est l’opposé du cercle, du centre. Il est à la fois fini et infini, fermé et ouvert.
C’est le piège de l’existence, en quelque sorte dont on ne sort que par la porte de la mort. Mais
n’est-ce pas que le narrateur est pris dans un labyrinthe ? Il tourne dans un circuit fermé. Il ne
cesse de faire la même chose. Il est obsédé par les mêmes images, idées, impressions,
personnages… Il ne cesse lui-même de zigzaguer, de louvoyer vis-à-vis de l’escargot entêté qui
le persécute, vis-à-vis des habitants de son quartier, de ses concitoyens, de ses collègues… Il est
pris dans un piège, comme les personnages de Franz KAFKA dans Le Procès, dans Le Château,
La Métamorphose…

Si le narrateur cite directement ou indirectement des esprits brillants et universels, tels que
Gilles DELEUZE, Franz KAFKA, Jorge Luis BORGES… c’est surtout les rats qu’il reconnaît
comme ses maîtres, son modèle, sa référence. Devenu objet de curiosité scientifique du
narrateur, dont il observe le mouvement, autour desquels il fait des recherches dans des livres
anciens qui appartiennent aussi bien à la culture arabe classique qu’à la culture occidentale, ils
l’ont conduit à s’intéresser à ces formes spatiales. Les rats ont d’ailleurs, une parmi d’autres
qualités, une bonne intuition spatiale, une bonne mémoire de l’espace, ils savent « utiliser des
chemins annexes » EE, p. 18. Ils savent éliminer « tous les chemins-impasses » EE, p. 18.
Idée saugrenue, humoristique, subversive. Non seulement le narrateur aurait préféré l’amitié
des rats à celle des hommes, mais il va jusqu’à laisser soupçonner, entre cette espèce et lui, une
certaine de parenté, un lien génétique : « Quelque chose dans ma tête. Comme un rat qui grignote
méticuleusement. » EE, p. 86. Or lui-même n’agit-il pas, n’écrit-il pas comme un rat ? Ne dit-il
pas
« Le fils du rat est un rongeur. » p. 83 ?

L’autre animal qui a inspiré au narrateur l’adoption de ces figures spatiales c’est l’escargot :
« Enfin, il [l’escargot ] participe d’un symbole général, celui de la spirale […] » EE, p. 156. La
spirale est l’image du devenir, de l’éternel retour, de la répétition qui n’exclut pas la différence.

Espace d’écriture (l’écriture comme espace) :

On peut parler dans L’Escargot entêté de transcription au lieu d’écriture. Le roman de Rachid
BOUJEDRA imite ces formes-là, leur donne une forme à travers, dans l’écriture. La bifurcation
propre au zigzag se trouve partout dans le texte, elle est la forme essentielle de sa syntaxe :
« Aujourd’hui, je suis arrivé en retard à mon bureau. Je n’aime pas les jours de pluie. Les enfants
sont excités et les embouteillages inextricables. » EE, 10.
On peut continuer plus loin, c’est toujours le même principe, à travers tout le texte : chaque
phrase correspond à un changement de direction, à une bifurcation de sens.

Si nous prenons la structure de l’ensemble du roman, elle s’organise comme une spirale. Les
jours se suivent et se ressemblent. La vie du narrateur aurait duré une éternité, on a l’impression
qu’elle serait la même. Il tourne en rond, il est pris le labyrinthe-piège de ses habitudes, manies,
réflexions, organisations… Le texte commence et recommence. Il avance sans avancer. La
phrase : « Aujourd’hui, je suis arrivé en retard à mon bureau. » EE, p. 9 revient dans différents
lieux du texte. Mais sans être toujours la même, car le contexte change : répétition et différence.
Le bureau est le lieu à partir s’organise ce mouvement circulaire.

L’auteur agit comme un rat : il ne cesse d’organiser l’espace de son écriture. La spirale qui
strie la coquille de l’escargot c’est le texte lui-même. Écriture sans intrigue, sans une vraie
histoire à raconter, comme dans le roman classique, sans un centre. Elle est un
« […] encerclement successif. » EE, p. 19 comme le labyrinthe, comme la spirale. C’est
pourquoi nous pouvons parler de transcription : transposition des mouvements et des
formes du zigzag, du labyrinthe et de la spirale dans l’écriture.

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