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« Sans action, il ne saurait y avoir de tragédie »

affirme le philosophe grec Aristote dans La Poétique.


Au regard de cette affirmation, pensez-vous que
nous puissions considérer la pièce de Lagarce et les
crises qu’elle met en scène comme une tragédie ?
I) Une crise familiale, ressort du conflit tragique
A) La famille comme lieu où l’amour peine à se dire
Les retrouvailles avec Louis, après sa très longue absence sont marquées par la
gêne, les maladresses. C’est le malaise et la distance qui dominent.
● Scène 1 partie 1 : Présence de tous les personnages à l'arrivée de Louis
→ motif du retour du fils prodigue
→ Impatience et joie de Suzanne de revoir son frère aîné qu'elle n'a pas vu
depuis longtemps. Mais les retrouvailles sont maladroites, dominés par la gêne à
l’image des présentations entre Louis et Catherine : « on dirait des étrangers ».
● Scène 9, partie 1 : « La mère : Je suis contente, je ne l'ai pas dit, je suis
contente que nous soyons tous là, tous réunis. » Cette réplique est prononcée au
moment où tous les personnages ont quitté la table familiale et où la Mère se
retrouve seule !
→ La mère, coûte que coûte, tente de maintenir les liens devenus fragiles qui
unissent cette famille.
● Scène 3 partie 1 « Suzanne : nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le
sais, tu ne peux pas ne pas le savoir, une certaine forme d'admiration […] pour
toi à cause de ça. »
→ formulation paradoxale, puisque, ayant rompu les ponts depuis de
nombreuses années, Louis ne peut pas vraiment connaître les sentiments de sa
famille à son égard. En outre, si Suzanne souhaite montrer qu'elle admire son
frère, elle peine à trouver les mots, et sa formulation est pour le moins
maladroite : « une certaine forme d'admiration », « ça ». Elle ne peut d’ailleurs
s’empêcher de reprocher à celui qui sait manier les mots de ne pas avoir accordé
dans sa vie la place que sa famille méritait, en leur envoyant des cartes postales
insipides au lieu des lettres d’amour attendues : « tu ne nous en juges pas dignes
», « comme si par avance / tu voulais réduire la place que tu nous consacrais ».
● scène 2 intermède 1 : « Suzanne : Les autres jours, nous allons chacun de
notre côté, on ne se touche pas. / Antoine : Nous nous entendons. / Suzanne :
C'est l'amour. »
→ Si une certaine ironie pointe derrière les propos de Suzanne, il faut cependant
remarquer que ce qui est considéré par les deux personnages comme une forme
d'entente passe par une forte distance. (Finalement, c'est peut-être cette distance
qui semble confirmer l'amour que les personnages se portent, et non des
déclarations explicites.)
B) La famille, huis clos concentrant les tensions tragiques et lieu du conflit
Si l'amour peine à se dire, les rancœurs et frustrations, elles, s'expriment plus
facilement, et la famille devient davantage un lieu d'hostilité et de règlements de
compte qu'un lieu d'apaisement.
● Scène 4, partie 1 : à de nombreuses reprises, Antoine coupe la parole à sa
mère pour l'empêcher de raconter, une énième fois, les dimanches en famille.
→ La communication se fait difficilement, du fait de personnages peu à l'écoute
des autres.
● scène 9 partie 1 : le repas familial est ponctué de disputes entre Antoine et
Suzanne, d’ironie cinglante d’Antoine à l’égard de Louis, de départs précipités
de personnages qui quittent la table. À la fin de la scène, il ne reste plus que
Catherine seule à table.
● Durant toute la pièce, Louis subit des reproches de son clan familial :
- partie I, scène 3 : Suzanne lui reproche de ne pas avoir donné de nouvelles et
de mener une vie libre qu’elle rêverait d’avoir
- partie I, scène 8 : la mère lui reproche d'avoir voulu partir dès qu'il avait
franchi la porte, de ne pas jouer son rôle de fils aîné
- partie II, scène 3 : Antoine lui reproche de jouer un rôle, de recevoir l’amour
familial grâce à sa « douleur intérieure », de l’avoir laissé endosser les
responsabilités familiales en son absence

II) La crise intime, ressort du personnage tragique


A) Les monologues de Louis : un personnage qui s’auto-analyse
À 5 reprises dans la pièce, le personnage de Louis prend la parole, seul sur
scène, pour exprimer ses sentiments et des pensées.
→ Ces monologues permettent au spectateur une plongée intérieure dans la
psychologie du personnage, et une meilleure compréhension des enjeux intimes
de la crise personnelle qu’il traverse.
● Dans la scène 10, partie 1, Louis exprime son angoisse existentielle face à la
mort, entre désespoir (comme en témoigne sa « peur (…) que le reste du monde
disparaîtra avec soi ») et rage (comme le montre son cri de haine à l’égard de sa
famille et même du public : « je vous tue les uns après les autres, (…) je vomis
ma haine », comme s’il voulait s’affirmer non plus en victime du sort mais en
meurtrier bravant la mort). Son jeu de séduction avec la mort personnifiée (« la
Mort prochaine et moi, / (…) nous nous promenons (…) nous nous plaisons
beaucoup ») traduit son fantasme de toute-puissance et sa volonté de maîtriser
son destin :
● scène 5 partie 1 :
→ Le personnage analyse le processus qui l'a conduit à prendre la décision de
rendre visite à sa famille : « C'était il y a dix jours à peine » / « je décidai » / « je
n'ai plus changé d'avis »
→ Le personnage fait aussi l'analyse de sa place au sein de sa famille, de son
manque d’amour : « cette pensée étrange et claire / qu’on m’abandonna toujours
» ; « je compris que cette absence d’amour (…) / fit toujours plus souffrir les
autres que moi » ; « me laisser en paix (…) c’est m’aimer plus encore ». Il
exprime la complexité de l’amour au cœur d’une famille et « [sa] solitude au
milieu des autres ». Il comprend que se détacher des siens lui rendra supportable
l’affrontement avec la mort.
● scène 10, partie 1 : le héros imagine la photographie que ses proches
regarderont après sa mort et il avoue au public jouer un rôle, mentir à sa famille
sans leur montrer qui il a été vraiment : « c’était tellement faux / je faisais juste
mine de. »
Le public est donc seul dépositaire du secret de Louis et complice de ses états
d’âme, témoin de son désespoir existentiel et de sa vérité intime.

B) Un personnage qui fait face à son destin


● prologue : « je mourrai » / « ma mort prochaine et irrémédiable »
→ Le destin tragique de Louis est à l'œuvre dès le début de la pièce.
● prologue : désir du héros de « paraître pouvoir là encore décider (…) me
donner et donner aux autres (…) une dernière fois l'illusion d'être moi-même et
d'être, jusqu'à cette extrémité, mon propre maître »
→ volonté du personnage tragique de se révolter contre son destin et de le
maîtriser en décidant d’annoncer sa propre mort, refus de la fatalité tragique
mais c’est illusoire de croire pouvoir maîtriser son destin. Il cherche à contrôler
sa mort dans la partie I, sc 10 : « je décide de tout / la Mort, aussi, elle est ma
décision », avant d’avouer sa défaite : « Je perds. J’ai perdu »
● 2 e partie scène 1 : décision de partir « sans avoir rien dit de ce qui me tenait à
cœur / (…) sans avoir jamais osé faire tout ce mal », affirmation de son don de
soi « je me sacrifie » (partie I, scène 10)
→ Le personnage décide de ne pas avouer sa mort prochaine à sa famille et
choisit la solitude tragique pour affronter plus facilement son destin fatal et ne
pas ajouter son drame intime à la crise familiale.

III) Mais un traitement spécifique et moderne de la crise tragique dans la


pièce de Lagarce : la tragédie du langage
A) Avant tout, une crise du langage
● Il n’y a pas de véritable action dans la pièce :
L’aveu de sa mort prochaine que Louis souhaite faire à sa famille n’advient pas ;
son secret, annoncé dès le prologue au public, n’est jamais révélé au clan
familial et la crise pressentie, celle liée à la décision de Louis de révéler sa mort
à ses proches, n’a pas lieu.
● Mais c’est la difficulté de communiquer qui fait la tragédie, pas les actions.
Nombreuses reprises de langage, reformulations (épanorthoses) témoignent de la
difficulté à dire : Scène 3 partie 1, Suzanne cherche le mot juste pour évoquer
les cartes postales insipides de Louis, les désignant comme des « lettres
elliptiques » après plusieurs reformulations, elle avoue sa difficulté à trouver les
mots justes : « je ne sais comment l’expliquer / comment le dire ».
À de nombreuses reprises dans la pièce, les personnages répètent : « Ce que je
voulais dire ». Dans la scène 2, partie 2, Antoine finit une tirade en pleurs, sans
pouvoir exprimer réellement son mal être, commençant ses phrases sans les
terminer et avouant son impuissance : « je disais seulement / je voulais
seulement dire / (…) je disais seulement, / je voulais seulement dire… »
→ Les personnages peinent à s'exprimer, se reprennent, cherchent constamment
le mot juste qui ne trahisse pas leur pensée et puisse exprimer leur vérité intime,
souvent en vain. La parole tourne en rond et se vide de sa fonction de
communication. Au-delà d'une crise personnelle et familiale, il s'agit bien ici
d'une crise du langage.

B) La violence pour s'exprimer


Les personnages en sont parfois réduits à une certaine forme de violence,
révélant ainsi le drame de l’incommunicabilité.
● Scène 8, intermède 1 : « Antoine : Ta gueule, Suzanne ! »
→ Dans la pièce, lorsque le personnage ne sait plus que dire, ou comment
exprimer ce qu'il a à dire, il brise la discussion par un « ta gueule », expression
grossière, qui prouve que le personnage a atteint une forme d'aporie du langage.
● Scène 2 : partie 2 : « Antoine : Tu me touches : je te tue »
→La violence verbale se transforme en menaces physiques : Antoine,
visiblement à court d'arguments, n'a plus que ce recours pour se protéger ou se
défendre face à un frère qui l'écrase de sa présence.

C) Le silence pour clore la pièce


● Départ de Louis sans être parvenu à avouer sa mort à venir.
→ C’est une pièce qui déjoue l'horizon d'attente, puisque ce qui a été annoncé au
moment du prologue (l'aveu de la mort) n'a pas été réalisé, alors que,
traditionnellement, la pièce a pour vocation de montrer comment est rendu
effectif ce qui a été annoncé.
● Scène 3, deuxième partie : « Antoine : J'ai fini. Je ne dirai plus rien. »
→ Le dernier « dialogue » de la pièce se clôt sur ces paroles d'Antoine, comme
s'il n'y avait plus rien à dire. Le retour de Louis, au lieu de permettre à la famille
de se retrouver et de renouer les liens, aboutit au contraire à une rupture encore
plus frappante.
● épilogue : la pièce se referme sur le cri final de Louis mais c’est un cri
intérieur, qui demeure retenu, étouffé. Le personnage se tait pour ne pas rajouter
sa « douleur intérieure » aux souffrances familiales. Au-delà de la lâcheté ou de
l’aveu empêché, le spectateur découvre l’effacement altruiste de Louis.

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