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Lecture linéaire 16

INTRODUCTION :
Jean-Luc Lagarce est à la fois comédien, metteur en scène, directeur de troupe et dramaturge. En
1988, il apprend qu'il est atteint du sida et se sait condamné. Juste la fin du Monde, écrite en 1990,
narre l’histoire de Louis, qui après une longue absence décide de rendre visite à sa famille, et
d'annoncer aux siens sa mort prochaine. Mais les retrouvailles ne se font pas sans heurt : au fil de la
conversation, les reproches affleurent, d’anciennes blessures se rouvrent ; à chaque instant, le
conflit menace le fragile édifice familial.
Dans cette scène 2 de la deuxième partie, Louis n'a toujours rien révélé et Antoine, son frère, a
organisé son départ. Mais Suzanne, sa sœur, vient changer le plan initial, ce qui le contrarie et le
conduit à manifester sa mauvaise humeur. Suzanne reproche alors à Antoine d’être « désagréable »
ce qui provoque une dispute. Le conflit s’envenime.
PROBLEMATIQUE : Dans quelle mesure cette scène révèle-t-elle l’impossible réconciliation des
personnages ?
MOUVEMENT :
Du début à « avec moi » : Le conflit se déclenche à partir du mot « brutal » qui fait réagir Antoine.
De « Non, il n’a pas été brutal » à « ce que je voulais dire » : Antoine se défend en clamant son
innocence et se pose en victime. De « Toi, non plus » à la fin :
La rivalité fraternelle éclate de façon irréconciliable et atteint son paroxysme.
MOUVEMENT 1
D’emblée, Catherine se pose en médiatrice de la dispute entre Suzanne et Antoine au sujet du mot
« désagréable » pour calmer l’irruption des pulsions dans le débat familial d’où la négation « ne…
rien » à travers quoi elle prend la défense de Suzanne, d’où les modalisateurs « un peu », « un peu
», « juste » et d’où l’épanorthose de l’adverbe « parfois » censée amoindrir la violence du reproche.
Néanmoins la construction en chiasme de la réplique de Catherine révèle une parole fermée sur elle-
même, inefficace, qui ne trouve pas d’issue. En effet il y a un décalage entre l'intention de paix et la
colère que son discours provoque chez Antoine.
Ce dernier rebondit sur le mot « brutal » sous forme de question " Je suis un peu brutal ?" pour
développer sa tirade. Il poursuit avec une phrase négative « Non » suivie d’une négation totale
« ne…pas » qui, puisqu’elle ne concède rien, traduit le ferme refus de cette étiquette par Antoine.
Enfin, il se met en position de bouc-émissaire, seul face au procès qui se trame à son encontre
comme le montre le jeu d’opposition sur les pronoms personnels « Vous » et « moi ». L’adjectif
« terrible », à priori hyperbolique, révèle qu’Antoine ne saisit pas la cause de cette acharnement. Ce
faisant, il se rapproche d’un héros tragique.
MOUVEMENT 2 :
Le 2e mouvement s’ouvre sur une intervention de Louis dans laquelle il prend le rôle de l’avocat par
le redoublement adverbial de la négation « Non il n’a pas… ».
Néanmoins, par le vouvoiement de Catherine, le jeu d’opposition des pronoms personnels
« je » // « vous » réapparaît et instaure une distance entre lui et les personnages. Dès lors, son
intention revêt une ambigüité propice à la naissance d’interprétations diverses.
La phrase exclamative introduite d’une allégorie (« Oh toi ça va, « la Bonté même » ! ») montre que
le frère cadet donne une interprétation hostile à la bienveillance apparente de son frère qui selon lui,
mime la Bonté pour mieux asseoir sa domination, son calme, sa maîtrise de la situation.
La didascalie interne (« Je n’ai rien, ne me touche pas ») suppose un geste affectueux de Catherine à
l’égard d’Antoine. Mais le geste, comme la parole, ne parvient pas à réunir les individus qui restent
fatalement enfermés en eux-mêmes.
Antoine amorce alors sa défense par une plaidoirie. Par le biais d’une épanorthose « je ne voulais
rien de mal » « je ne voulais rien faire de mal », il distingue son intention de ses actes et affirme la
pureté de son intention.
Mais l’usage abusif du polyptote sur le verbe « dire » « je disais » « je voulais juste dire » « je n’ai
rien dit » rend la parole d’Antoine labyrinthique. Il s’y embourbe ne sachant pas comment traduire
son intention par des mots et la vérité finit par s’y perdre.
MOUVEMENT 3 :
Dans ce dernier mouvement, la parole d’Antoine envenime le conflit jusqu’à mener à une impasse.
La didascalie interne (« toi, non plus, ne me touche pas ») indique un geste fraternel de la part de
Louis, rejeté violemment par Antoine.
La comparaison à « une bête curieuse » réitère le statut de victime dans lequel Antoine s’enferme. Il
souligne l’injustice de la situation selon lui à travers un champs lexical de l’injustice : « bien »
« juste » « bien » « trompé » « faute » « raison » …
Puis, par un jeu de pronoms personnels, Antoine oppose le « je « et le « il » (« il fait comme il veut,
je ne veux plus rien / il dit qu’il veut partir et cela va être de ma faute » La structure syntaxique
reproduit le face-à-face des deux frères.
Il se laisse alors emprisonner par les mots comme le montre le parallélisme à la fin de sa réplique : «
je disais seulement / je voulais seulement dire (…) je disais seulement, / je voulais seulement dire
»).
La rivalité fraternelle, latente jusque-là, prend soudain une expression directe et saisissante : « Tu
me touches : je te tue ». La juxtaposition des propositions rend la menace plus pressante et
l’asyndète marquée par les deux points (« : ») induit une relation de cause à conséquence.
Jean-Luc Lagarce souligne par cette scène, l’échec cuisant du langage. La querelle qui se déclenche
au départ sur le simple mot « brutal », s’envenime jusqu’au meurtre symbolique que le présent de
l’indicatif rend plus réaliste.
Finalement Catherine exhorte Louis à partir dans une réplique construite en chiasme à laquelle
Louis abdiquera car l’apaisement ne peut se faire que dans la séparation : « Je voudrais que vous
partiez / Je vous prie de m’excuser, je ne vous veux aucun mal / mais vous devriez partir ».
CONCLUSION : Cette scène violente met en lumière l’échec du langage, constitue le point
culminant de la pièce et annonce déjà la faillite de l’entreprise de Louis. À partir d’un simple mot –
l’adjectif « brutal » – une querelle se déclenche et s’envenime jusqu’au meurtre fratricide
symbolique qui rappelle les fratries tragiques comme Abel et Caïn dans l’ancien testament. (Caïn,
fils aîné d’Adam et Ève, tue Abel son frère cadet par envie car Dieu a préféré son offrande à la
sienne).

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