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LL13 Réquisitoire

Le procès est un motif récurrent en littérature. Il s’agit souvent d’un moment d’émotion, riche en
tension narrative et décisif pour l’intrigue et le destin du personnage auquel on s’intéresse. C’est le
cas par exemple pour le procès de Jean Valjean dans les Misérables de Victor Hugo , ou de Meursault
dans l’étranger de Camus.

Stendhal est considéré comme l’une des figures majeures du roman au XIXe siècle. Il affirme qu’il
horreur du matérialisme bourgeois dans lequel il a baigné durant son enfance à Grenoble et
condense cette critique sociale, au côté de nombreuses autres, dans son roman Le rouge et le Noir.

Il y met en scène un jeune personnage, Julien Sorel, qui au cours du roman réussit progressivement à
s’élever dans la société. Le lecteur suit le parcours dramatique du jeune héros, qui bascule lorsque
Julien tire sur Mme de Rênal. Il est alors arrêté et mis en procès.

L’extrait étudié est un discours de Julien lors de son procès. Celui-ci est poussé par la frustration
d’entendre son avocat à la rhétorique banale, et par la rancœur qu’il éprouve à soutenir le regard
méprisant de Valenod, un bourgeois qui le répugne.

Le texte comprend d’abord le discours de Julien qui y assume son crime tout en dénonçant la
sanction sociale qui s’abat sur lui. La seconde partie est le retour à la narration, au récit, et
s’intéresse aux diverses réactions dans la salle.

Julien s’inscrit dans les codes traditionnels du discours en ayant recours à une adresse introductive,
avec la formule d’appel « Messieurs les jurés, » (l.1). Ainsi il s’exprime dans les règles de l’art et
rappelle la destination de ses propos qui visent à influencer les perceptions des jurés.

Ce sont les sentiments qui le poussent à agir, puisque l’« l’horreur du mépris » est personnifiée (l.2)
devient sujet actif de « fait prendre » (l.2). Ses émotions ont une emprise sur lui et le poussent vers
cette démarche. Il ne s’agit pas d’un acte réfléchi et médité mais bien d’une réaction suscitée par ses
sentiments. On comprend donc que ce plaidoyer est improvisé, ce qui met d’autant plus en valeur
son talent, sa spontanéité, son mérite.

Il montre que sa dignité est assez importante pour risquer l’issue du procès, avec la proposition
subordonnée relative « que je croyais pouvoir braver au moment de la mort. ». L’imparfait implique
un changement de situation. Cela indique que son tempérament prend le dessus, et rappelle la
personnalité de Julien, qui a le sang chaud.

La litote ironique « je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe » (l.3) traduit tout le
ressentiment qu’éprouve Julien à l’égards des jurés qui le dédaignent. Par antiphrase, il fait mieux
ressortir son opinion, le lecteur sait que Julien ne place pas l’honneur dans une appartenance sociale
mais bien dans le mérite personnel.

Julien poursuit la description ironique de lui-même. Il continue son exposé de la pensée bourgeoise
méprisante avec la périphrase « un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune » (l.4)
qui se veut la synthèse de l’image de Julien dans le fond de leur pensée. Ainsi, il veut montrer les
forts préjugés des jurés qui pourraient les influencer lors de la décision finale, et il montre donc
l’injustice à laquelle il est confronté. Il veut, sur un ton didactique « vous voyez », éclairer les jurés
sur leurs motivations profondes, qu’eux-mêmes ignorent.
Il anticipe le reproche que l’on pourrait lui faire d’exiger un traitement de faveur, et le réfute avec la
négation partielle : « je ne vous demande aucune grâce » (l.5). Plus qu’une requête ou une défense
de sa cause, il s’inscrit dans une démarche de rétablissement de la vérité.

Avec une grande clairvoyance, Julien se montre étonnamment sûr du fait qu’il va mourir, avec les
propositions lapidaires juxtaposées : « la mort m’attend : elle sera juste » (l.6). L’utilisation du futur
de l’indicatif marque la certitude du personnage quant à sa mort. L’asyndète, en supprimant tout
coordonnant qui pourrait donner du lien ou expliciter un cheminement de pensée provoque un effet
de chute brutale et inattendue.

Il se sacrifie en quelque sorte au nom de la vérité, et apparait comme un être sensible. Avec le
registre pathétique, il met en valeur la femme à qui il a fait du mal, en passant par le superlatif relatif
« la plus digne de tous les respects, de tous les hommages ». Il se montre dans « toute la vérité de sa
nature », dans une démarche qui ressemble à celle de Rousseau dans ses Confessions. Le public
prend alors pitié pour cet homme honnête, qui avoue ses torts avec humilité.

Pourtant il multiplie les circonstances aggravantes, la victime est irréprochable, et il désigne lui-
même son acte par des termes formant une isotopie du meurtrier : « crime », « atroce »,
« prémédité », (l.8). Il tient en quelque sorte son propre réquisitoire. Cette attitude tient du suicide
héroïque, et s’explique autant par son orgueil que par son sincère remords envers Mme de Rênal.

Tout son raisonnement aboutit à une conclusion, qui suit le connecteur logique de conséquence
« donc » (l.8) Il admet qu’il doit être mis à mort. Une fois que la condamnation parait acquise, il
prend de la hauteur sur les événements et son discours adopte à nouveau un tour social, qui dépasse
son cas personnel.

Pour exposer sa thèse principale, ses vues de la société – un sujet large et complexe -, il emploie une
période, grande phrase traditionnelle découpée en quatre temps forts. «  quand je ->société » (l.8-
12)avec la protase, il amorce une ouverture des possibilités. L’antapodose souligne un trait
systématique de la société. L’apodose précise et poursuit le raisonnement en annonçant finalement
la clausule qui dépeint dans une sorte de bilan, l’issue de la reflexion de Julien, le cœur du problème
selon lui. Au-delà de sa culpabilité factuelle, qui est déjà un acquis, il voudrait que justice soit faite
pour les causes profondes de son acte. Le rythme cadencé de la période lui permet de soutenir
l’argumentation et d’entrainer l’auditoire avec lui.

Julien développe une vision manichéenne du monde, presque pré-marxiste, en opposant par
antithèses des termes dépréciatifs pour les classes supérieures, à des termes mélioratifs pour les
classes inférieures. Les bourgeois : « punir », « décourager », « orgueil », « riches » s’opposent aux
jeunes ambitieux : « pitié » « opprimés », « bonheur », « bonne éducation », « audace ».

Il veut démontrer que le vrai débat concerne son statut et met en cause son insolence d’avoir
transgressé les normes sociales rigides de la Restauration. Tout cela est contenu dans la périphrase
ironique mon crime, qui est une antiphrase, il veut justement montrer que ce pour quoi on l’accuse
n’est pas de son propre fait mais bien une injustice sociale : il serait donc innocent.

Il veut montrer l’absurdité du procès avec la litote « je ne suis point jugé par mes pairs » (l.13-14), qui
en creux laisse entendre : ceux qui me jugent sont différents de moi. Les jurés ne peuvent avoir un
avis objectif car leur vision de Julien est paralysée par des stéréotypes de classe, et du mépris selon
lui.
Non seulement ils sont différents mais leur nature s’oppose fondamentalement, comme en témoigne
l’antithèse « paysan enrichi » et « bourgeois indigné ». Comment des êtres que tout oppose peuvent
juger les uns des autres ? Car on juge normalement par empathie ou antipathie à l’égard d’un pair.

Le discours se poursuit et l’ellipse narrative « pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton » (l.16)
permet de prolonger les déclarations, de laisser imaginer des emportements qui offusquent les jurés.

Julien n’a plus aucune retenue et ce discours a une valeur exutoire. La synecdoque « tout ce qu’il
avait sur le cœur » (l.16). Montre bien que toute la frustration qu’il a accumulé face au mépris qu’il a
pu rencontrer est expulsée à ce moment-là. Cette longue prise de parole est la révélation de ses
sentiments, qu’il exprime avec passion.

Stendhal va plus loin dans la peinture sociale, puisque le procureur est bien à la charge de la classe
supérieure, comme l’indique la proposition subordonnée relative de l’ »avocat général », « qui
aspirait aux faveurs de l’aristocratie ». Celui-ci joue un rôle pour plaire à une classe supérieure
toujours plus puissante.

Le sort de Julien émeut tout de même l’auditoire, en témoigne le déterminant indéfini « toutes »
dans « toutes les femmes » qui est relié à l’hyperbole « fondaient en larmes » (l.18). Tout au long du
roman, Julien a su émouvoir les femmes qu’il a rencontrées. Le plus étonnant, et ce qui prouve la
grande émotion que traverse l’assemblée, est l’état de Mme Derville, grande amie de Mme de Rênal
qu’il vient de manquer d’assassiner. Au fil de l’histoire elle lui a été assez hostile, car elle percevait le
danger qu’il représentait pour l’intégrité de son amie. Mme Derville a le mouchoir sur les yeux, ce qui
est un euphémisme pour suggérer qu’elle pleure.

Les points essentiels du discours de Julien sont ensuite synthétisés en une énumération qui fait office
de bilan : « à la préméditation », « à son repentir », « au respect », « à l’adoration filiale et sans
borne », qui dans l’ensemble semblent autant d’éléments à charge contre lui, puisqu’ils augmentent
l’horreur du crime.

L’émotion est alors à son comble, Mme Derville se pâme, « jeta un cri et s’évanouit », ce qui est une
sorte de consécration, Julien a ramené une ennemie historique à sa cause. Les verbes au passé
simple forment une succession chronologique d’actions qui s’enchainent brusquement. Le procès est
mouvementé, intranquille, et la violence des émotions qu’il suscite est visible physiquement.

Ainsi, l’orgueil de Julien le pousse à s’exprimer malgré son envie de se contenir, et livre un plaidoyer
tellement honnête que celui-ci devient un réquisitoire où il assume sa culpabilité mais met en
accusation la société. La force de sa parole et l’héroïsme dramatique de la situation fait grande
impression sur l’auditoire.

Ce discours animé est semblable au discours d’Etienne Lantier fait aux mineurs dans Germinal. Il
harangue les mineurs en les élevant contre la bassesse de leurs conditions de vie, révolté par les
actions des grands propriétaires.

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