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Laurent Mauvignier est un auteur contemporain français qui s’est consacré à

l’écriture après avoir été diplômé des beaux arts. Depuis son premier roman, publié en
1999, on comprend son engagement littéraire car il donne la parole aux laissés pour
compte. Dans « Ce que j’appelle oubli », roman contemporain d’une soixantaine de pages,
il s’inspire librement d’un fait divers survenu à Lyon en décembre 2009. Il y raconte la mort
absurde d’un homme tué atrocement par des vigiles pour avoir bu une bière sans être
passé au préalable par la caisse.
Dans l’extrait que nous allons commenter, qui correspond au début du texte, le
narrateur dont on ne connaît ni l’identité, ni son rapport avec la victime, s’adresse à
distance au frère du disparu sous forme d’un monologue intérieur.
Nous pouvons nous demander comment, par une écriture bien spéci que, Laurent
Mauvignier parvient à dénoncer un crime abjecte dans une société indifférente ?
C’est à cette question que nous tenterons d’apporter une réponse précise. Après
avoir vu dans un premier temps le style non conventionnel de cet incipit, nous nous
attarderons sur la description de la victime. En n, nous verrons en quoi l’auteur critique
notre société et son indifférence face à un crime abjecte.

L’incipit commence « in medias res ». Sans aucun préambule, le lecteur est


directement plongé au coeur d’une scène déjà commencée comme en témoigne le
premier mot du texte, le « et » de relance énonciative. Ce début de récit en rupture avec
les codes en vigueur nous donne le sentiment de prendre l’action en cours comme on
monterait sur un manège en marche. L’absence de majuscule de la conjonction de
coordination introductive renforce ce sentiment. Les premiers mots du texte sous forme de
prolepse « et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si
peu, qu’il est injuste de mourir à cause d’une canette de bière » nous placent au
tribunal au moment de l’annonce du jugement et soulignent une structure déconcertante. Il
n’y a pas de suspense puisque les premiers mots indiquent l’issue fatale. On se sent
happé, saisi, presque avec violence par une histoire qui aurait démarré ailleurs et dans un
temps antérieur. Ainsi, une certaine durée semble s’être écoulée depuis la mise à mort de
la victime pour une bière et l’énonciation du jugement .
De plus, on peut également souligner le style particulier de l’auteur qui se retrouve
dans l'utilisation d’un rythme haletant, tel un essouf ement, insuf é au moyen de la
ponctuation. En effet, on est surpris par la présence d’une seule phrase sans point, sans
paragraphes, ni même la mention de chapitres. Cette phrase, qui coule sans début ni n,
tel un euve, semble mimer la vie qui se poursuit en dépit de la mort. La syntaxe rythmée
par la surabondance de virgules et de nombreuses propositions juxtaposées, « et puis il
avance, il marche, c’est tout, il ne sait pas s’il a soif mais il va là-bas, ça il le sait, »
maintient le lecteur en haleine et donne une impression de suffocation, qui peut être mise
en parallèle avec les derniers moments de la victime. Ce rythme incite à une lecture en
apnée, d’une seule traite qui serait entrecoupée de petites respirations, marquées par les
seuls, trois tirets, de l’extrait. Cela nous ferait presque entendre les battements de notre
coeur pendant la lecture, ce qui est paradoxal puisque le coeur de la victime, lui, s’est
arrêté.
Par ailleurs, le narrateur nous est inconnu. Néanmoins, ce monologue sous forme
de discours indirect nous plonge dans son intériorité. En s’adressant au frère de la victime
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par un « tu »familier, par un subtil jeu de glissement, c’est en fait à nous en tant
qu’Humanité qu’il s’adresse. L’allitération en « t » de cet extrait, « je te le dis à toi parce
que tu es son frère et que je voudrais te réconforter comme lui aurait voulu le faire
de temps en temps, te dire que la vie n’a pas été pingre avec lui, crois-moi, rassure-
toi de ça », souligne bien la volonté d’interpeller de l’auteur. En outre, la narration n’est
pas, chronologique et le récit au présent est perturbé par des analepses. L’auteur
s’autorise de nombreuses digressions dont la première est introduite avec le premier tiret.
Cela nous donne l’impression qu’il délivre sa pensée, ses idées telles qu’elles surgissent
dans sa tête. Cela conduit le lecteur à reconstituer lui-même le l des événements.
En n, un des rôle de l’incipit réside également dans la description spatio-temporelle
et la présentation du personnage principal. A cet effet, l’extrait est très vague « un jour »,
« aujourd'hui », « Après-midi », « une heure ». On ne peut déterminer, ni le lieu, ni la
date, ni l’âge, ni même l’identité de la victime. La description se limite à situer la scène
dans un supermarché, ce qui a un effet d’identi cation universelle pour le lecteur puisque
l’action pourrait se dérouler chez lui, dans son supermarché. Cette idée est renforcée par
l’époque contemporaine dans laquelle s’inscrit le récit comme en témoigne le champ
lexical des courses avec les mots «centre commercial», « supermarché »,
« galerie » , » caisses », « rayons » , « chariots », « Caddie».
Par son style étonnant voire déconcertant l’auteur réussi à maintenir notre attention
dès les premiers mots. Avec sa description de la victime il va plus loin et parvient à nous
interpeller.

Comme dans « le dernier jour d’un condamné » de Victor Hugo, on ne connait


pas l’identité de la victime : celle-ci n’est identi ée, ni par son nom, ni par son prénom.
Néanmoins, si l’identi cation est impossible cela souligne que nous sommes bien dans
une ction et que l’on s’éloigne du fait divers. Bien qu’il n’y ait qu’une phrase on peut
considérer que la victime est présentée par de nombreuses répétitions du pronom
personnel « il » qui peuvent s’apparenter à une anaphore dans la mesure où il prend
place après une virgule pour amorcer une nouvelle portion de la phrase. L’utilisation des
pronoms personnels « il » et « lui », de même que le groupe nominal « le type » produit
un effet d’éloignement et instaure volontairement une distance par rapport à la victime.
Celle-ci n’est pas seulement dénuée d’identité, elle est également dépourvue de
description physique. Cela peut également témoigner de la volonté de l’auteur d’une
possibilité d’identi cation puisque l’âge, la couleur, la religion sont passés sous silence.
On peut également noter que la victime n’existe que par la voix du narrateur, et que le
« il » témoigne d’ une certaine distance. On ne sait pas non plus ce qu’il fait dans la vie,
d’ailleurs ce qu’il est ne semble pas avoir vraiment d’importance du point de vue de la
société.
Ensuite, la description de la victime se fait exclusivement au travers de la
description de sensations physiques, qui relèvent toutes du registre du plaisir sensoriel.
Tout d’abord, la sensation gustative, avec la répétition de « envie d’une bière ».
L’expression « rafraîchir sa gorge » évoque un besoin naturel celui de boire et qui relève
du vivant. Les sensations visuelles relèvent du champ lexical des couleurs, « vertes »,
« jaunes », « blancs », »blanches », « bleus » , « clairs », « blonde décolorée »,
« couleurs criardes » et sont décuplées avec la description de la vue de ce qui l’entoure
«un faux mur végétal et une pelouse synthétique », « le manège et ce cheval en
plastique ». Les sensations auditives sont également présentes, et l’auteur insiste sur ce
qu’il entendait en entrant «un chewing-gum éclate », puis en errant dans le
supermarché « on entend les bips », « son métallique », »des chansons à la radio ».
Cette description qui relève des sens induit sa condition en donnant le sentiment qu’elles
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suf sent à le satisfaire et qu’il ne possède pas de biens matériels. Avec l’évocation de ces
sensations et le champ lexical du quotidien des courses en supermarché «articles »,

« douchettes », « caissières », « rayons », « caddie », « chariot » qui ne relèvent pas


de l’émotion, l’auteur veut nous placer, nous, lecteur, dans un cadre familier pour nous
interpeller. Il souligne que cela pourrait nous arriver ou qu’on aurait pu être les témoins
passifs de ce qui est arrivé.
En n, au détour de certains mots, le lecteur peut appréhender la vie d'errance que
la victime semblait mener. L’idée de précarité est induite par cette idée, et il n’y a qu’un
pas pour y voir une vie de misère. La répétition des verbes de mouvement « il avance, il
marche…, il va…, il marche… en se laissant porter…, il laisse otter ses pas et ses
pensées….,il marche avec les mouvements et les écarts » souligne cette impression.
On ressent qu’il aime, déambuler, errer comme peuvent errer les miséreux.
L’allitération en « S » dans « il avance, il marche, c’est tout, il ne sait pas s’il a soif
mais il va là-bas, ça il le sait » est particulièrement ef cace pour appuyer cette idée
d’errance puisqu’on peut y entendre le « S » du sif ement de celui qui se promène avec
nonchalance. L’idée de misère sociale, est également renforcée avec l’expression
« enlever ce gout de poussière » dont la sonorité proche du mot misère nous renvoie à
la condition de la victime dans une pauvreté avérée. On y devine entre les lignes une
dimension sociale, où l'auteur voudrait rendre la parole aux gens qui souffrent en silence.
Cette description sensitive soulève un contraste entre, d’un côté, les sensations, les
émotions et de l’autre, le super u. En effet, le mouvement, les sensations re ètent la vie,
tout comme l’utilisation du présent de narration dans ce récit au passé. Ici, nous sommes
face à la description d’une personne bien vivante alors qu’on sait qu’elle est est morte.

A travers le portrait de la victime, l’auteur injecte subtilement une critique de la


société de consommation. Alors que nous sommes avant tout des êtres de sensations et
d’esprit, nous sommes « obsédés » par les biens matériels. Avec les mots «rayons »,
« promos », «chariots », « les Caddie et les gens », on ressent une sorte d’abondance
et de tumulte infernal, dans lequel l’individu est emprisonné. L’ambiance rythmée et
bruyante du supermarché évoquée par « les bips », « le son métallique des chansons
à la radio », et l’adjectif« criarde » qui fait penser à une voix, un cri aigu et désagréable,
renforce cette impression. Ainsi, l’auteur critique donc la société dans laquelle nous
évoluons qui tend à nous faire oublier la dimension spirituelle de l’individu.
Par ailleurs, c’est surtout un crime abominable qu’il dénonce. Le personnage de cet incipit
est mort. Il est celui qui est près de nous mais à qui on n’accorde pas d’importance, il est
transparent, déshumanisé. ll a été choisi au hasard par ce qu’il se trouvait là, au mauvais
moment. Cette idée de sélection aléatoire comme l’indique « choisi parmi les autres »
con rme l’absurdité et la cruauté d’un tel acte. Rien n’aurait pu laisser penser qu’en
entrant dans ce supermarché, il y rendrait son dernier souf e. Les faits sont édi ants, il est
mort « à cause d’une canette de bière » assassiné par les vigiles dont la voix est
rapportée au style indirect avec « se vanter »,et « de l’avoir repéré ». Ils sont décrits par
leur fonction. Fonction qui est sensée protéger. Par leur acte, ils se donnent un rôle de
protection en isolant, rejetant et éliminant celui qu’ils considèrent comme un parasite.
C’est en fait la négation de l’humanité du sans abri. Ils voient un homme assouvir sa soif
et ils réagissent avec barbarie à son allure de marginal, par rejet, mépris. Cela sonne
comme une volonté d’éviction de la misère. En fait, l’acte semble induit par le poids des
préjugés qui amène à nier l’existence même d’un individu. La bestialité des vigiles est
évoquée par la présence du vocabulaire de la chasse qui suggère la mise à mort avec les
mots suivants « Couteau », « Proie », « Mort », « fondu ». L’Allitération en « p », « c »,
et « q », qui sont des consonnes dures, violentes, renforce l’idée de cruauté, « et ce que
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le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu ». Le choix de
l'imparfait qui est un temps de l'indicatif donc du réel pour décrire les agissements des
vigiles « ils se sont arrêtés », « c’était très silencieux », « ils étaient plutôt lents », est
le temps de la description dans le passé et surtout ici le temps qui dure, comme a duré le
calvaire de la victime, d'où cet effet de lenteur, de temps qui s'étire, dans ce rythme
jusqu'alors effréné. Par ailleurs, la succession de négations pour énumérer ce que la
victime n’a pas fait ou l’allusion à ce qu’elle aurait pu faire « il n’a pas eu un mot pour
contester ou nier», « il n’a pas dit un mot », « courir », »résister », « en accélérant le
pas »montre qu'ils n'ont pas agi sur le vif, dans la précipitation mais bien "calmement" soit
en toute conscience de leurs actes, ce qui est d'autant plus terrible. Cela insiste
également sur le fait que nous sommes bien face à un crime gratuit car la victime n’a
opposée aucune résistance. Ce crime est d’autant plus abjecte que le vol n’était pas
prémédité. L’expression « laisser otter ses pas » relève bien de l’insouciance. La
victime ne cherchait pas à faire de mal. Il déambulait, errait dans les rayons sans aucun
autre motif que celui d’éprouver des sensations naturelles. En plus, « pas encore eu
l’idée »,« il ne sait pas s’il a soif », et « il tombe dessus presque par hasard » nous
con rme qu’il n’y a eu aucune préméditation.
Force est de constater que l’absence voulue par l’auteur d’éliminer toutes marques
d’éléments propres au registre pathétique comme l’évocation de scènes déchirantes, des
points d’exclamations,…, a pour effet paradoxal de nous faire ressentir de la compassion
de manière beaucoup plus forte. Seules les nombreuses répétitions comme « il
avance », « il va », « iI marche », « il va », sonnent comme une sorte de complainte. La
compassion qu’il cherche à nous faire éprouver pour la victime n’est pas conventionnelle
au sens « classique » en littérature. L’ évocation de ce qui s'est produit avant le drame
introduit par l’usage de digressions pour montrer que les actes de la victime n'étaient pas
du tout intentionnels en est un bon exemple. Cela lui permet d'ajouter une dimension
d'autant plus tragique en suscitant chez le lecteur de la compassion. Le registre
pathétique est ainsi subtilement injecté. En outre, face à ses bourreaux, la victime est
restée silencieuse « il n’a pas eu un mot pour contester ou nier ». La présence du non
dit est volontaire de la part de l'auteur et insiste sur le fait que, même pour se défendre, la
victime n’a pas réussi à parler, « il n’a pas dit un mot ». Le fait qu’il n’ait pas « chercher
le salut », c’est à dire essayer de s’en sortir, renforce ainsi le sentiment de lynchage. Avec
la comparaison « un après-midi où la lumière était blanche comme une lame de
couteau brillant » qui nous place bien dans la ction, l’auteur fait une allusion subtile à
« l’Etranger ». Dans le livre de Camus, Meursault justi e son crime en af rmant avoir été
ébloui par la lumière du soleil. Ici, tout comme dans l’Etranger nous nous retrouvons bien
face à un crime absurde.
En n, dans cet extrait, et comme évoqué dans le titre, l’auteur critique également
l’ « oubli ». À travers le rythme effréné de son récit, il dénonce le silence de la société qui
s’étouffe au milieu de ce brouhaha pour éviter de ré échir sur elle même comme si elle se
noyait volontairement dans la super cialité de la société de consommation pour ne pas
voir l’essentiel : sa violence perpétuelle, qui est d’ailleurs suggérée par le mouvement du
récit donné par la ponctuation. En fait, le but recherché par l’auteur est de faire sortir la
société de son indifférence par notre intermédiaire en tant que lecteur.

Avec « Ce que j’appelle oubli », récit sous forme de plaidoyer, Laurent Mauvignier
critique la société dans laquelle nous vivons. Plus encore, il dénonce l’indifférence sociale
et la résonance d’un tel crime sur une société déshumanisée en suscitant la compassion
du lecteur sans user du registre pathétique. Un homme est mort pour rien dans
l’indifférence totale.
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Comme dans un autre de ses romans, « la foule » écrit en 2006 qui évoque la
tragédie survenue en 1985 au stade du Heysel, et qui avait causé 39 morts, suite à la
violence meurtrière des hooligans anglais contre les supporters italiens, la violence est
non seulement physique mais aussi affective et invisible. Sous la forme d’une consolation
poignante il dénonce l’absurdité d’une mort tragique. Ce texte sonne comme un cri de
révolte qui permet de redonner une dignité à la victime en interpelant le lecteur pour qu’il
n’oublie pas. Il inscrit donc la victime dans la mémoire collective. S’il fait le choix d’une
écriture brute, dénuée de pathos, ne peut-on pas se demander si ce n’est pas pour encore
mieux frapper nos esprits et orienter notre ré exion sur notre société et ses travers, ses
injustices qui s’accommode trop facilement de la répétition des drames quotidiens les
laissant tomber dans la banalité et l’oubli?

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