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Extrait chapitre 2 Le Dernier Jour d’un Condamné

Tout à coup le président, qui n’attendait que l’avocat, m’invita à me lever. La troupe porta les
armes ; comme par un mouvement électrique, toute l’assemblée fut debout au même instant.
Une figure insignifiante et nulle, placée à une table au-dessous du tribunal, c’était, je pense, le
greffier, prit la parole, et lut le verdict que les jurés avaient prononcé en mon absence. Une
sueur froide sortit de tous mes membres ; je m’appuyai au mur pour ne pas tomber.

― Avocat, avez-vous quelque chose à dire sur l’application de la peine ? demanda le président.

J’aurais eu, moi, tout à dire, mais rien ne me vint. Ma langue resta collée à mon palais.

Le défenseur se leva.

Je compris qu’il cherchait à atténuer la déclaration du jury, et à mettre dessous, au lieu de la


peine qu’elle provoquait, l’autre peine, celle que j’avais été si blessé de lui voir espérer.

Il fallut que l’indignation fût bien forte, pour se faire jour à travers les mille émotions qui se
disputaient ma pensée. Je voulus répéter à haute voix ce que je lui avais déjà dit : Plutôt cent
fois la mort ! Mais l’haleine me manqua, et je ne pus que l’arrêter rudement par le bras, en
criant avec une force convulsive : Non !

Le procureur général combattit l’avocat, et je l’écoutai avec une satisfaction stupide. Puis les
juges sortirent, puis ils rentrèrent, et le président me lut mon arrêt.

― Condamné à mort ! dit la foule ; et, tandis qu’on m’emmenait, tout ce peuple se rua sur mes
pas avec le fracas d’un édifice qui se démolit. Moi je marchais, ivre et stupéfait. Une révolution
venait de se faire en moi. Jusqu’à l’arrêt de mort, je m’étais senti respirer, palpiter, vivre dans
le même milieu que les autres hommes ; maintenant je distinguais clairement comme une
clôture entre le monde et moi. Rien ne m’apparaissait plus sous le même aspect qu’auparavant.
Ces larges fenêtres lumineuses, ce beau soleil, ce ciel pur, cette jolie fleur, tout cela était blanc
et pâle, de la couleur d’un linceul. Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se pressaient sur
mon passage, je leur trouvais des airs de fantômes.

Au bas de l’escalier, une noire et sale voiture grillée m’attendait. Au moment d’y monter, je
regardai au hasard dans la place. — Un condamné à mort ! criaient les passants en courant
vers la voiture. A travers le nuage qui me semblait s’être interposé entre les choses et moi, je
distinguai deux jeunes filles qui me suivaient avec des yeux avides. — Bon, dit la plus jeune en
battant des mains, ce sera dans six semaines !

Le dernier jour d'un condamné, Victor Hugo, 1829, Chapitre II


Etude de l'extrait « Tout à coup, le président, qui n’attendait que….. dans six semaines »
Introduction

Le dernier jour d'un condamné, publié en 1829, fait partie de ces œuvres engagées de Victor Hugo. Il y fait parler
un condamné à mort, quelques semaines avant son passage à l'échafaud. Le lecteur lit ses pensées tandis que la
date de son exécution approche, sans qu'on sache qui il est réellement et ce qu'il a fait pour subir un tel sort. Il
s'agit, de fait, d'un réquisitoire contre la peine de mort.

Dans le passage qui nous intéresse ici, le condamné nous raconte le moment du verdict prononcé par le juge et la
foule.

La problématique

Comment Hugo retranscrit-il l'impuissance du condamné à mort devant la violence de la peine que le monde
extérieur lui inflige ?

Annonce des axes


1- Un narrateur passif

Avant toute chose, l'extrait nous fait voir que le condamné à mort subit son procès. Alors même qu'il en est le
principal sujet, il est passif devant les événements, à la fois parce qu'on ne le sollicite pas et parce qu'il n'est pas
en état de comprendre ce qui se déroule.

- Une observation silencieuse

Dès le début de l'extrait, on perçoit bien que l'accusé ne fait que répondre aux ordres qu'on lui donne : « Tout à
coup le président, qui n’attendait que l’avocat, m’invita à me lever. ». Il est à noter la formule restrictive :
« n'attendait que l'avocat » ; le procès, alors même qu'il est organisé pour lui, ne le prend pas en compte comme
personne et sa présence est remplacée par celle de l'avocat, qui le remplace à la fois physiquement et
verbalement.

On trouve un très large champ lexical relatif à la passivité : « absence », « rien », « collée », « blessé »,
« peine », « manqua », « convulsive », « écoutai », « me lut », « stupéfait ».

Ainsi, le condamné ne parle presque pas que par un seul instant, sauf lorsqu'il s'écrit, convulsivement « Non !
». Le président s'adresse à l'avocat sans considérer l'accusé qui, pourtant, voudrait dire des choses.

Mais cette relative indifférence de la Cour n'est pas la seule raison de son silence. Il y a, également,
une impuissance de sa part à s'exprimer. Cette impuissance se traduit de différentes manières dans le texte (en
plus du champ lexical de la passivité suscitée et qui a à voir, évidemment, avec cette même passivité) :

• par le champ lexical ou, plus précisément, les formules verbales restrictives utilisées : « rien ne me vint »,
« je voulus », « me manqua », « je ne pus que », etc.
• par les périphrases, comme si les mots lui manquaient au moment où il se trouve submergé par ses
sentiments d'effroi : « Je compris qu’il cherchait à atténuer la déclaration du jury, et à mettre dessous, au
lieu de la peine qu’elle provoquait, l’autre peine, celle que j’avais été si blessé de lui voir espérer. »
• par le rythme des phrases, qui renvoient au choc du narrateur, comme s'il était sonné par les événements
: « tout à coup », « Le défenseur se leva. », « Puis les juges sortirent, puis ils rentrèrent, et le président me
lut mon arrêt. »

Voilà donc notre narrateur en manque de mots et incapable de s'exprimer. Cette passivité s'explique également
par le fait qu'il n'est pas en mesure de saisir précisément la scène à laquelle il prend part. En tant que condamné, il
ne fait pas parti du monde de la justice et il lui manque les codes ainsi que l'habitude pour pouvoir être
parfaitement conscient de la situation.

2- Un narrateur qui ne comprend pas


Nombreuses sont les formules nébuleuses, qui témoignent d'une adaptation, un décalage et qui
traduisent l'incertitude du narrateur (« je pense », « je compris que », « je distinguai »). Il y a notamment une
phrase révélatrice de cette posture : « Une figure insignifiante et nulle, placée à une table au-dessous du tribunal,
c’était, je pense, le greffier, prit la parole, et lut le verdict que les jurés avaient prononcé en mon absence. »

Par les adjectifs « insignifiante » et « nulle », le narrateur fait part de son ignorance et, en même temps, de
sa révolte : qui est donc cet homme qui participe à son jugement et dont il ne sait rien ? Il ne peut que dire « je
pense » et n'être certain de rien.

De même, la formule « je compris que » est là pour signifier qu'il doit faire un effort pour saisir les enjeux des
prises de parole ou des actions. Alors même que son avocat parle pour le défendre, il n'est pas au courant des buts
de cette prise de parole ; il n'est pas intégré dans le processus qui, pourtant, le concerne au plus haut point.

L'avocat, en outre, défend une position que l'accusé refuse : ce dernier préférerait « cent fois la mort » au bagne.

En dernier lieu, cette position d'ignorance, Hugo la retranscrit par une maîtrise de son récit. En effet, nous
apprenons par la foule la condamnation : ― Condamné à mort ! dit la foule

Et, de même, ce n'est pas le narrateur qui sait le calendrier de sa vie, mais encore une fois, des gens insignifiants :

« — Bon, dit la plus jeune en battant des mains, ce sera dans six semaines ! »

Alors même que cela le concerne lui et lui seul (puisqu'il s'agit de sa mort !), il est dépendant du savoir des autres,
puisqu'il se trouve bien trop sonné, impuissant et rejeté pour comprendre.

Car, enfin, le condamné ne fait plus partie du même monde que les autres.

3- Une séparation entre lui et les autres

La phrase décisive de son état se situe dans la seconde partie de l'extrait :

« maintenant je distinguais clairement comme une clôture entre le monde et moi. »

Car c'est bien l'enjeu d'une condamnation à mort, selon la vision d'Hugo : il ne fait plus partie du domaine des
vivants - et cette séparation est perceptible dès le moment du procès, comme le montre sa passivité et son
incapacité à comprendre.

De fait, on trouve le champ lexical relatif au combat : « armes », « peine », « blessé », « disputaient », « mort »,
« combattit », « démolit ». C'est que s'affrontent ici le condamné à mort et le reste du monde ; ou, dit autrement,
l'intériorité de l'accusé, où règne l'effroi, et la foule, où règne l'ivresse de l'amusement.

La trace de l'intériorité

On perçoit bien la différence entre l'intérieur et l'extérieur. D'abord, dans les réactions manifestées du narrateur,
qui sont en parfait décalage avec ce qu'il ressent. Par exemple, le paragraphe suivant :

« Il fallut que l’indignation fût bien forte, pour se faire jour à travers les mille émotions qui se disputaient ma
pensée. Je voulus répéter à haute voix ce que je lui avais déjà dit : Plutôt cent fois la mort ! Mais l’haleine me
manqua, et je ne pus que l’arrêter rudement par le bras, en criant avec une force convulsive : Non ! »

Le seul mot qui sort de sa bouche, c'est « Non ! ». Un seul mot, qui s'oppose à la formule hyperbolique des « mille
émotions » de sa pensée. De même, un peu avant :

« J’aurais eu, moi, tout à dire, mais rien ne me vint. Ma langue resta collée à mon palais. »
« Tout » s'oppose à « rien » (figure de style correspondant à l'antithèse) et, surtout, la langue qui reste collée au
palais est invisible pour les autres. Il s'agit toujours de cela : l'invisible intériorité du condamné à mort face à
la perception furieuse de l'extérieure.

En contraste avec l'extérieur

La pression de l'extérieur, outre l'invitation du juge (qui est d'ailleurs un euphémisme puisqu'il s'agit plus, selon
la relation hiérarchique entre un accusé et un juge, d'une injonction, d'un ordre) à se lever, est perceptible dans la
phrase : « Une sueur froide sortit de tous mes membres ; je m’appuyai au mur pour ne pas tomber. »

L'extérieur ne fait plus cas de lui, ne le prend plus en considération et il le subit entièrement. D'abord, avec le
discours de l'avocat, dont l'accusé dit : « lui voir espérer », comme si c'était l'espérance de l'avocat qui prévalait
sur celle de l'accusé. Il y a aussi le fait que celui-ci a prévenu son « défenseur » qu'il préférait l'échafaud au bagne
mais qu'il n'en tient pas compte : « ce que je lui avais déjà dit ».

De fait, pourquoi ce monde extérieur ne tient pas compte de lui ? C'est qu'il s'agit du monde de la vie, tandis
que lui est, déjà, dans la mort. Pour preuve, ce passage :« Ces larges fenêtres lumineuses, ce beau soleil, ce ciel
pur, cette jolie fleur, tout cela était blanc et pâle, de la couleur d’un linceul. Ces hommes, ces femmes, ces enfants
qui se pressaient sur mon passage, je leur trouvais des airs de fantômes.

De fait, une fois la prise de conscience advenue, le texte fait voir un extérieur rempli de vie, de couleur et de
mouvement, et un intérieur où règnent l'effroi et la lividité de la mort :

• à l'extérieur : « lumineuses », « beau soleil », « ciel pur », « jolie fleur », « se pressaient», « courraient »,
« yeux avides », « battant des mains »
• en lui : « noire », « sale », « grillée », « ivre », « blanc », « pâle », « fantômes »

Conclusion

Victor Hugo montre que la foule et l'extérieur sont inconscients de la détresse du condamné. Tout au long de
l'extrait, il existe en effet deux mondes, qui sont imperméables l'un à l'autre : l'intérieur du condamné, qui ne
comprend pas ce qui lui arrive, comme sonné ; et l'extérieur du jugement, qui s'amuse (comme la foule) ou
invisibilise (comme les magistrats).

Victor Hugo élabore ainsi un réquisitoire contre la peine de mort. Il remplit en plein son rôle d'écrivain, qui écrit
les choses tues (qui passent sous silence) pour les témoigner à ses lecteurs et au monde.

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