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LE ROUGE ET LE NOIR, de Stendhal

Livre II, chapitre XLI (41)


DISCOURS DE JULIEN DEVANT LES JURES

« Messieurs les jurés,

L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait


prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez
en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune.

Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me


fais point illusion, la mort m’attend : elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme
la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Madame de Rênal avait été pour
moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai donc mérité la mort,
messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter
à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais
cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque sorte
opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace
de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.

Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans
le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque
paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés… »

***

EXPLICATION LINEAIRE

Introduction (à compléter) Auteur + date de publication + résumé rapide de livre

Situation du passage : Devenu le secrétaire du marquis de La Môle, Julien Sorel doit


épouser sa fille Mathilde. Il devient grâce au marquis, le chevalier Sorel de La Vernay,
lieutenant des hussards. Mais le marquis de La Môle a pris des renseignements sur son
futur gendre et il reçoit une lettre accablante de Mme de Rênal. Prévenu par Mathilde,
Julien prend connaissance de la lettre fatale à son rêve d’ascension sociale et décide
d’assassiner Mme de Rênal. Sa tentative d’assassinat échoue, il est alors arrêté et jugé.
Après la plaidoirie de son avocat, il prend la parole.

Nous verrons comment son discours fait de Julien un véritable héros qui n’hésite pas
braver la mort en s’accusant et qui n’hésite pas à affronter seul toute la société dont il
dénonce l’injustice.

Nous ferons une lecture linéaire de cet extrait dans lequel il est possible de distinguer
quatre mouvements :

Mouvement 1 « Messieurs les jurés … sa fortune », il se présente comme un paysan.

Mouvement 2 « Je ne vous demande …appelle la société », il s’accuse et reconnaît son


crime.

Mouvement 3 « Quand je serai moins coupable …appelle la société », il accuse la société

Mouvement 4 « Voilà mon crime …des bourgeois indignés… », (conclusion du discours) puis
accuse la justice qui va le condamner non pour son crime passionnel mais pour sa remise en
cause de la société.

***

Mouvement 1 « Messieurs les jurés … sa fortune » : entrée en matière (exorde) dans


laquelle il justifie sa parole et sa différence de classe.

« Messieurs les jurés » : apostrophe pour attirer l’attention sur son discours, adresse
polie, utilisation du vocabulaire juridique « jurés » renvoyant aux citoyens qui ont été
choisis pour faire partie du jury de la cour d’assises ; ce sont ceux qui devront se
prononcer sur la culpabilité ou l’innocence de la personne accusée de crime.

« L’horreur du mépris …me fait prendre la parole » : « l’horreur du mépris » : Justification


de sa prise de parole « me fait prendre la parole ». Mise en relief des valeurs morales du
personnage, emploi hyperbolique du terme « horreur » renvoyant à un sentiment violent
d’aversion morale contre ceux qui pourraient vouloir ternir son honneur. On a bien un héros,
avec cette haute idée morale de lui-même.

« braver » : posture héroïque, noblesse d’âme « au moment de la mort » : certitude sur


l’issue fatale du procès, il se sait condamné. Dimension héroïque du personnage prêt à
affronter la mort.

« je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe …contre la bassesse de sa fortune ».

Revendication d’une différence de classe sociale par un constat négatif « je n’ai pas
l’honneur », formule de politesse ironique renfoncée par l’utilisation du possessif « votre ».

« vous voyez en moi un paysan » : la dénomination « un paysan » renvoie à l’origine sociale du


personnage ; l’emploi du verbe de perception « voir » soulève une certaine ambiguïté sur
l’appartenance sociale de Julien : Julien peut chercher à montrer que l’apparence de son
origine le renvoie à une classe sociale inférieure mais que lui-même ne se voit pas comme
telle, qu’il est autre chose. L’opposition entre les pronoms personnels « vous » et « moi » a
pour effet de créer une distanciation et d’affirmer sa différence.

« un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de fortune » : Julien souligne son évolution
sociale, le terme « bassesse » renvoie à la médiocrité de son origine – la scierie à
Verrières. Et le refus passionné d’un destin médiocre « récolté ».

Conclusion : Julien se revendique comme le représentant d’une classe sociale inférieure ce


qui est paradoxal puisqu’il s’exprime comme une personne cultivée et qu’il met en avant les
valeurs du courage propres à la noblesse. Personnage « monstrueux » en tant qu’il ne rentre
dans aucune case – c’est pourquoi il inquiète.

Mouvement 2 « Je ne vous demande …appelle la société », l’aveu de culpabilité.

« Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix » :


commentaire du narrateur sur la posture son personnage, le gérondif « en affermissant » =
assurance de Julien, fermeté dans l’élocution de son discours. Emploi d’une double négation
« ne » et « aucune » : refus d’un jugement sans condamnation, « grâce », lexique du droit
(remise de peine, en particulier celle de ne pas infliger la peine capitale). Julien refuse
d’être épargné par les jurés « vous ». Il revendique le châtiment. Toujours héroïsme du
personnage qui ne craint pas la mort et semble même la chercher.

Cela est paradoxal : normalement ce discours devrait permettre à l’accusé de se défendre,


mais Julien s’accuse ! Il y a quelque chose de suicidaire dans sa démarche, quelque chose de
fou, d’héroïque. La mort – à la différence du commun des mortels - ne lui fait pas peur.

« Je ne me fait point d’illusion, la mort m’attend : elle sera juste » : la négation totale « ne
…point » = constat lucide sur son sort, sur l’issue de son procès. « juste » = lexique de la
justice, critère d’objectivité pour rendre une sentence. La personnification de la mort
renvoie à la fatalité inéluctable de son destin « m’attend » relayée par l’emploi du futur «
sera » exprimant une certitude affirmée de sa condamnation.

« J’ai pu attenter aux jours de la femme de tous les respects, de tous les hommages. » :
rappel du crime commis, éloge hyperbolique insistant sur les qualités et la respectabilité de
la victime : Mme de Rênal. Il met ainsi en avant le caractère impardonnable de son crime.
Plus le portrait de Mme de Rênal est flatteur, plus son crime est monstrueux.
« Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère » : nomination de la victime, et mise en
relief des liens affectifs entre les deux personnages. La comparaison « comme une mère »
est une évocation de sa représentation de Mme de Rênal perçue comme une figure
protectrice, aimante, bienveillante. Mais cette relation est révolue comme l’indique l’emploi
du plus que parfait « avait été », ce temps heureux a disparu.

« Mon crime est atroce, il fut prémédité » : l’adjectif hyperbolique « atroce » renvoie au
caractère monstrueux de son crime pouvant être assimilé à un matricide. L’adjectif «
prémédité » appartenant au vocabulaire judiciaire accentue la monstruosité de son geste
car Julien a agi en pleine conscience. Ce n’est pas un crime passionnel fait sous le coup d’une
impulsivité mais un crime raisonné, calculé.

Le lecteur qui sait qu’ils ont été amants peut s’étonner car il a essayé de tuer sa mère, avec
laquelle il avait aussi couché ! Il y a de l’Oedipe en Julien Sorel. De l’inceste. Bref, du
monstrueux. La mort seule peut faire disparaître le monstre (cf Phèdre).

« J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés » : fin de la première partie du discours.
Fin de sa démonstration comme l’indique la conjonction « donc » annonçant la conséquence
de son crime : la mort.

Conclusion : la culpabilité avouée, Julien plaide coupable pour son crime envers Mme de
Rênal

Mouvement 3 « Quand je serai moins coupable …appelle la société » Déplacement du


discours sur un terrain plus politique, celle de la revendication sociale. On passe de
l’accusation de soi à l’accusation de la société. D’accusé, Julien se fait accusateur.

Une seule phrase complexe dans laquelle Julien règle ses comptes avec la société et
affirme qu’il sera condamné davantage pour son crime social, celui d’avoir eu « l’audace de
se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle société ».

« quand je serais moins coupable » : le conditionnel annonce une nouvelle démonstration


partant d’une hypothèse sur un second chef d’accusation.

« je vois des hommes » : renversement de situation, son discours vise désormais les jurés.
(à opposer à « vous voyez en moi » Le COD (moi) est devenu SUJET.

« qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié » : Julien cherche à
montrer l’absence d’humanité des jurés « sans s’arrêter » tout en mettant en relief une
circonstance atténuante sa « jeunesse ».
« voudront punir en moi et décourager à jamais de jeunes gens qui, nés dans une classe
inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté » : allusion aux jeunes gens qui sont
dans la même situation que lui, ici Julien sert d’exemple, il rappelle qu’il appartient à une
catégorie représentative de son époque dont les traits spécifiques sont précisés par
l’emploi de termes marquant leur infériorité « classe inférieure », « pauvreté ». Il affirme
ici sa différence avec les jurés et met en relief ce qui, selon lui, apparaîtra à leurs yeux
comme le crime à condamner « voudront punir en moi » : la révolte sociale. Julien devient
une sorte de bouc-émissaire de cette jeunesse qu’il faut sanctionner ou briser, « punir », «
décourager », car elle cherche à transgresser le cadre des normes sociales et le
conservatisme incarné par les jurés.

Il est possible de rappeler rapidement quelques évidences sur la société de la Restauration.

« ont le bonheur de se procurer une bonne éducation et l’audace de se mêler à ce que


l’orgueil des gens riches appelle la société. » : antithèses (classe inférieure ; « opprimés
par la pauvreté » s’oppose au bonheur, à la bonne éducation) soulignant l’opposition de
classe, antithèses affirmant le désir de s’extraire de sa condition pour mener une vie
heureuse. L’audace marque le courage de l’action individuelle pour se hisser dans la société
et s’oppose non sans ironie « à l’orgueil des gens riches » qui « punissent » ceux qui n’ont
pas les codes de la « bonne éducation » pour faire partie de la « société ».

Par ailleurs Julien place les qualités morales du côté des plus pauvres « audace », terme
mélioratif qui s’oppose à l’orgueil (défaut, un péché capital) qualifiant les gens riches.

Conclusion : réquisitoire contre les classes supérieures qui freinent le désir d’élévation
sociale de la jeunesse ; jeunesse qui refuse toute forme de déterminisme social. Rappeler
que Stendhal était un « républicain forcené ». Mentionner aussi la Révolution de 1830 qui
va mettre en lumière cette révolte d’une partie de la population.

Mouvement 4« Voilà mon crime …des bourgeois indignés… », péroraison (conclusion du


discours) sur la certitude d’être condamné non pour son crime passionnel mais pour sa
remise en cause de la société.

« Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le
fait, je ne suis pas jugé par mes pairs » Le présentatif « voilà » amène à la conclusion
générale de son discours et insiste sur la réalité de ce qui lui est reproché à savoir sa
volonté de sortir de sa condition. Se hisser hors de sa condition appelle une condamnation
d’où l’emploi du lexique de la sanction « puni » ; par ailleurs Julien remet en cause le cause
le jugement non fondé sur l’objectivité mais sur la partialité, l’iniquité, la subjectivité
comme l’indique le terme « sévérité ».

« Je ne serai pas jugé par mes pairs » : le terme « pairs » impliquerait la présence dans le
jury de citoyens de cette « classe inférieure », or la négation dénonce que le procès est
déjà biaisé puisque les jurés sont du côté des « riches » et qu’ils sont dès lors juges et
parties.

« Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des
bourgeois indignés… » : antithèse paysan et bourgeois reprise de l’opposition de la
différence de classe. Julien définit ses juges « uniquement des bourgeois indignés » : ton
provocateur du personnage car leur indignation repose en réalité sur un crime pouvant
mettre en péril leur conservatisme ou leur privilège de classe, celui de dépasser sa
condition et de revendiquer un droit au bonheur plus que sur le vrai crime commis : la
tentative d’assassinat de Mme de Rênal. Les points de suspension indiquent que la totalité
du discours n’a pas été retranscrite par le narrateur.

Conclusion : réquisitoire contre la partialité de la justice.

Conclusion générale. Le personnage de Julien Sorel prend une dimension héroïque en


s’accusant d’un crime atroce qui le condamne à une mort certaine, et en devenant le
représentant d’une jeunesse en lutte contre le conservatisme des classes dominantes. Dans
ce discours, le personnage se libère grâce à une parole authentique et provocatrice, il
transgresse la morale établie et met en lumière l’hypocrisie bourgeoise.

La suite du texte indique toute la force pathétique de son discours : les femmes
s’évanouissent et crient !

La mort d’un individu à la fin d’un livre est toujours l’occasion d’une réflexion passionnante
pour le lecteur sur la vie et sur la société. On peut penser à l’ETRANGER de CAMUS ou à
UN ROI SANS DIVERTISSEMENT de GIONO.

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