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J-L Lagarce, Juste la fin du monde, lecture linéaire n°3 (1STL4)

Scène 3, deuxième partie

Composition du texte
Première partie : l. 1 à 14 : Louis, dans le rôle du faux mélancolique. Réquisitoire.
Deuxième partie : l. 14 à 34 : la conséquence de cette attitude : Antoine placé dans le rôle de celui qui ne peut jamais être
malheureux, sacrifié. Plaidoyer pour Antoine.
Troisième partie : 35 à 45. Le départ de Louis, les conséquences sur Antoine. Comment lui a vécu ce départ et quel rôle les
autres lui auraient attribué concernant ce départ.
Quatrième partie (46 à 70) : le récit des souvenirs d’enfance se centrent sur le ressenti d’Antoine en révélant les différentes
étapes d’une profonde crise personnelle.

Explication linéaire.

Première partie, l. 1 à 14 : « rien en toi n’est jamais atteint ».


Extrait qui est en réalité constitué de deux phrases seulement :
N°1 : « Rien en toi n’est jamais atteint, tu n’as pas mal et tout ton malheur n’est qu’une façon de répondre [aux] autres et de ne
pas les laisser entrer.
N°2 : « C’est ton allure, le malheur sur le visage [tu as choisi ça et cela t’a servi et tu l’as conservé. ».

L.1 à 6 : Antoine entame un réquisitoire dont la thèse est la suivante, Louis affiche une douleur qui ne serait pas réelle, de plus, il
serait même insensible.
Ligne 1 :Les adverbes catégoriques insistant sur la négation : « rien », « jamais » ; il y a ici une négation polémique et pas
seulement descriptive (ex. il ne fait pas beau), qui sous-entend que Louis aurait affirmé ou laissé comprendre qu’il était
malheureux ou en souffrance sur le plan psychologique.
Ligne 1 : « En toi » : la personne de Louis, son moral, groupe prépositionnel qui insiste bien sur le fait que Louis n’est affecté par
rien.
La répétition l. 3 appuie et renforce le chef d’accusation.
Ligne 2, l’emploi de l’imparfait, et le pluriel du déterminant dans « il fallait des années » et le nombre d’années non défini
marquent la longueur de la durée nécessaire à l’action de comprendre (que Louis en réalité ne souffrait pas moralement)
formulé dans la proposition subordonnée circonstancielle de but « pour que je sache » : ceci constitue comme une circonstance
aggravante puisque cela sous-entend que Louis a laissé croire autre chose. Cette idée sera confirmée à la ligne suivante mais
aussi plus loin dans ce même extrait.
L. 5 les tirets : ils apportent un argument supplémentaire, avec la proposition subordonnée hypothétique exprimant l’irréel du
présent : « si tu avais mal, tu ne le dirais pas ». Ceci signifie que Louis non seulement affecte une sorte de tristesse ou de mal-
être qui est donc faux, mais qu’en plus, s’il était malheureux, il ne partagerait pas cette tristesse avec les autres (la famille), il ne
se confierait pas à eux.
Le pronom personne « tu », l.5 ou « toi », l. 1 est vise de manière frontale l’interlocuteur.
En revanche le pronom personnel « je », lignes 2 et 5, est posé en victime, puisqu’il apparaît à chaque fois comme subissant une
conséquence de l’attitude de ce « tu » : « pour que je le sache », l.2, « j’ai appris cela à mon tour », l.5 : Antoine affirme avoir été
floué par Louis, les verbes « savoir » et apprendre » expriment des actions qui sont le résultat d’un long processus (le temps qu’il
a fallu à Antoine pour percer le stratagème de Louis).

L. 7 à 10 : Mais l’accusation ne se limite pas à l’affirmation d’un mal-être simulé chez Louis  ; ce faux air chagriné, ce faux mal-être
serait en réalité une stratégie pour se fermer aux autres.
La conjonction de coordination « et », l. 7 rajoute une circonstance aggravante.
L’ampleur de la phrase accentue le reproche tout comme la négation restrictive « n’est que » affectant le groupe nominal « tout
ton malheur », rejette catégoriquement toute idée de souffrance chez Louis. Cette phrase d’Antoine remplace de façon
péremptoire le terme « malheur » par « réponse », « une façon de répondre aux autres ». La réponse est donc ici comme une
sorte de barrière que Louis dresserait face « aux autres ».
L’épanorthose qui modifie « une façon de répondre aux autres », confirme cette idée : celle de se fermer aux autres pour les
exclure.

L.11 à 14 : Louis insiste sur cette idée que Louis ne ferait que jouer un rôle, en durcissant son propos.
Nouvelles reformulations, lié à l’attitude « manière », « attitude », qui pourrait rappeler le contenu d’une didascalie. Louis
semble selon Antoine jouer un rôle. Théâtre.
Les nombreuses marques de la seconde personne du singulier « ta » « ton » (déterminants possessifs), « toi », « tu » : termes de
l’accusation, une accusation qui est très directe et frontale. Sans détours.
La comparaison l. 12 : « le malheur sur le visage comme […] un air de crétinerie satisfaite ». Ici le GN « le malheur » et
l’apposition des termes « manière » et « allure » relève de l’invective puisque cette attitude est comparée à un air de profonde
bêtise « air de crétinerie satisfaite ». Comme si ce jeu de rôle lui collait maintenant à la peau, à Louis, était ce qui le définissait
désormais. Comme s’il n’était plus que cela, quelqu’un qui joue un rôle.
Les verbes choisir et servir sont reliés par la conjonction de coordination «  et » qui prend un sens de causalité ici. « Parce que ».
Louis se sert de cette attitude pour repousser les autres.

Deuxième partie, l. 15 à 34 : « On devait m’aimer trop, puisqu’on ne t’aimait pas assez  »

La recherche d’une culpabilité, une culpabilisation arbitraire l. 15 à l. 22


Le vocabulaire de l’accusation : « reproche », « nuisaient » « responsables », « faute ».
Ironie : discours indirect libre « c’était de ma faute » reprise du discours d’autrui ; absence d’arguments pour accentuer l’ironie.
Paradoxe « me reprendre ce qu’on ne me donnait pas » = ironie, absurdité.
Recentrage sur la première personnelle du singulier et effacement des autres acteurs « on » au lieu de noms de personnes
précises. Mise en avant d’Antoine de son statut de victime.

Suite du plaidoyer d’Antoine, l. 23 à 33  : une enfance piégée : un enfant contraint de jouer un rôle. L’impuissance, le sentiment
de l’injustice.
La catachrèse l.26 (métaphore lexicalisée) « Couvert de bonté » => elle semble reprendre le discours d’autrui, le discours des
adultes entendus et subits par l’enfant qu’a été Antoine. Peut-être le même phénomène de discours rapporté dans «  sans
intérêt à devoir me plaindre », comme si on entendait ici le discours des parents expliquant à l’enfant qu’a été Antoine qu’il « a
de la chance par rapport son frère qui lui est malheureux) : dans cette syntaxe étrange il semble que l’on peut entendre un
mélange de bribes de discours comme « tu n’as pas intérêt à te plaindre », « tu ne dois pas te plaindre », un discours plus
insidieux que directement autoritaire.
Des verbes renvoyant à un jeu de rôle « sourire » « jouer », « être satisfait » : Antoine est piégé dans un rôle qu’il n’a pas choisi,
qu’on lui impose puisqu’ils sont complément du verbe « devoir », l. 27.
L’insistance sur l’adjectif « comblé », qui s’oppose à l’antiphrase « tu suais le malheur ».
Ironie : hyperbole suspecte « suais le malheur »
Insistance sur la négation : « rien » « personne », ou encore la tournure concessive exprimant la cause inefficace (Louis aurait dû
être heureux selon A parce que tout le monde fait des efforts, mais cela ne fonctionnement justement parce que Louis joue un
rôle, est faussement malheureux).
Antiphrase « inexplicablement ».

Troisième partie, 35 à 45 : le départ de Louis, et ses conséquences pour Antoine, selon lui piégé dans le rôle du responsable.

L 35 à 38 : inversion des rôles : un Louis colérique et intraitable.


Epanorthose l. 35 à 36 : parti/quitté/abandonnas : graduation qui fait progressivement basculer Louis dans le rôle du « salaud ».
Attitude de victime d’Antoine « je ne sais plus quel mot » : oubli simulé pour traduire l’accablement.
La périphrase « mot définitif » : éviter d’accuser trop frontalement ici pour pouvoir garder le rôle de la victime.
Catachrèse « jeter à la tête » : registre familier pour préserver l’authenticité du discours qui peut ainsi sembler très crédible.
Permet aussi de mimer l’attitude d’agressivité qu’aurait eu Louis vis-à-vis de sa famille lors de son départ.

l.39 à 45 : plaidoyer d’Antoine posé en victime, bouc émissaire .


L’antiphrase « je dus encore être le responsable » victime, Antoine se pose en bouc émissaire.
Autoportrait d’un enfant soumis qui subit : avec « être silencieux » complément du verbe « devoir ».
Idée de fatalité : souligne l’injustice des parents, leur manque de lucidité, perspicacité.
Verbes décrivant une attitude imposée, Antoine enfant toujours piégé, contraint à jouer un rôle  : verbes « m’inquiéter », « te
plaindre » complément de « devoir » ; attitudes qu’on lui impose. Théâtre social, familial.
Négation très insistante avec « ne plus jamais », termes absolus dénonçant le rôle insupportable imposé à Antoine par la faute
de Louis.
Interdiction de pensée même « oser penser ». Tyrannie imposée par Louis.
Pathos : comparaison « comme un benêt » : interdiction de penser.
Adulte jamais mis en cause directement « on », accusation entièrement tournée vers Louis, dénoncé comme un manipulateur
cynique.

4) Quatrième partie : de l’ironie amère à l’expression de la plainte (l. 46 à 70)

L. 46 à 51 : L’ironie : l’attitude de la famille à son égard racontée sur le mode de l’antiphrase,
- l’Antiphrase l. 46 « la personne la plus heureuse de la terre », l’hyperbole accentue le registre ironique, et prolonge l’humour
grinçant de la ligne 45 « benêt ».
- Les nombreuses répétitions de la négation partielle : « il ne m’arrive jamais rien » (négation à la fois sur le complément d’objet
et sur le complément circonstanciel de temps) relèvent elles aussi de l’antiphrase. Le personnage semble reprendre le discours
d’autrui, celui des membres de la famille insinuant qu’il n’a vraiment aucune raison de se plaindre.
- La proposition subordonnée de cause l. 50 :  « puisque, « à l’ordinaire », il ne m’arrive jamais rien » paraît elle aussi reprendre
ce discours, dans lequel il est à nouveau sous-entendu qu’Antoine étant un enfant protégé, gâté, ses plaintes ne peuvent être
que des caprices, l’expression de son sentiment de mal-être est présenté comme totalement injustifiée, déplacé, même.
L. 51 à 69 : la dramatisation du discours  : le récit progresse dans le temps, et Antoine se raconte en décrivant maintenant une
souffrance morale insoutenable
- la reprise du groupe nominal « une seule fois » l. 52, qui devient « une seule petite fois » l. 53, puis « petites fois », répété à
plusieurs reprises, transforment la tirade d’Antoine en une véritable plainte.
- le conditionnel passé « j’aurais pu », « j’aurais voulu », l.56 + verbes décrivant une gestuelle qui traduit un désespoir absolu
«me coucher par terre », « ne plus jamais bouger », + le complément circonstanciel « dans le noir » => la plainte d’Antoine
atteint son paroxysme, elle semble livrer ici le souvenir d’un moment de grande détresse, d’un passage suicidaire.

L. 60 à 70 : un mal-être refoulé.


- L’antithèse « des centaines de fois », l. 60/ «[…] ce n’était rien au bout du compte » + La phrase interrogative directe l. 64
« qu’est-ce que c’était ? » = à la fois une façon de refouler, de nier la douleur, mais aussi comme une perte de soi.
- Le « je » associé à des négations rendent compte de ce profond sentiment d’impuissance ; « je ne pouvais pas », « je ne saurais
pas les dire ». Le personnage semble devenir étranger à lui-même, incapable de dire ou même d’identifier son mal.
- Le négations qui saturent le texte dans les lignes 65 à 70 « rien » « jamais » « ne » révèlent comme une sorte de renoncement
total à soi-même, ainsi qu’une autocensure et une négation de ses propres émotions.

Éléments pour la conclusion :


- Le personnage d’Antoine révèle ici une facette inattendue de Louis, alors décrit comme un personnage narcissique,
tyrannique.
- C’est ainsi Antoine qui apparaît comme la véritable victime, et la tirade de cet extrait révèle un cheminement vers une
profonde crise.
- Ce passage annonce d’une certaine manière l’épilogue, où l’on retrouvera le même refoulement de ses émotions chez le
personnage de Louis.
- On peut enfin comparer cet extrait au poème de Baudelaire « La Fontaine de sang », poème dans lequel les relations avec
autrui sont décrites comme toxiques.

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