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Lecture linéaire n°7: Partie I, scène 3 JLL

JLL est l’un des dramaturges contemporains les plus joués en France. Juste la fin du monde, écrite
en 1990, est sa pièce la plus connue. Elle a pour personnage principal Louis, 34 ans, qui retourne
auprès de sa famille pour annoncer sa mort prochaine. La scène 3 de la partie I est une confrontation
entre ce dernier et sa sœur Suzanne. Dans cette scène, la prise de parole de Suzanne est solitaire. Le
rapport de Suzanne à Louis est particulier : lorsqu’il est parti, elle était petite, elle ne le connaît donc
pas et n’a rien pu vivre avec son frère. Le passage que nous allons étudier est extrait d’une des plus
longues scènes de la pièce. Suzanne assume seule un soliloque de 5 pages. Cette parole s’adresse à
son frère qui est donc un inconnu pour elle. Elle lui reproche son départ qui est la cause de
l’inexistence d’un lien entre eux deux. Dans cet extrait, Suzanne reproche à Louis de ne pas avoir
utilisé les lettres pour communiquer avec eux.
En quoi l’évocation des lettres elliptiques de Louis permet-elle à Suzanne de dresser le portrait de
son frère mais aussi de livrer sa souffrance ?
• L 37 à 43 → les lettres
• L 44 à 63 → le métier de Louis : réflexion sur l’écriture
• L 64 à 73 → accusation de Suzanne

• les lettres

➢ « Parfois, tu nous envoyais des lettres,


Parfois, tu nous envoies des lettres »
Les deux premières lignes de l’extrait contiennent une épanorthose sur le temps du verbe appelée
polyptote qui provoque un brouillage temporel. Il marque l’hésitation de Suzanne à inscrire son
frère dans un présent d’actualité. Elle cherche ses mots et reformule ce qu’elle essaye d’exprimer.
Elle évoque des lettres reçues pendant la période de l’abandon. Cette réplique illustre bien le fait
que cette pièce est tournée vers le passé et la crise linguistique que l’on voit dans le mutisme de
Louis. La répétition du mot lettres montre l’importance que ces dernières avait pour Suzanne.
➢ « ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ? »
Les commentaires de Suzanne se font à voix haute. Elle remet en cause l’existence même de ces
lettres. Elle nous livre sa déception. Elle ne s’attendait pas à recevoir des lettre si décevantes : son
horizon d’attente est déçu. Elle ressent de la déception et de la colère.
➢ « de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases,
rien, comment est-ce qu’on dit ?
elliptiques.
« Parfois tu nous envoyais des lettres elliptiques. »
Par une énumération, un rythme ternaire, des termes péjoratifs et une gradation Suzanne critique les
écrits de Louis. Les lettres sont finalement désignées comme rien. Ce rien est mis en valeur par son
rejet à la ligne 41. La répétition du mot elliptique marque la satisfaction que ressent Suzanne
d’avoir trouvé le bon terme.

• Le métier de Louis : réflexion sur l’écriture

➢ « Je pensais, lorsque tu es parti


(ce que j’ai pensé lorsque tu es parti),
lorsque j'étais enfant et lorsque tu nous a faussé compagnie
(là que ça commence) »
Le deuxième mouvement commence par un changement de pronom. Ce passage du tu au je montre
que Suzanne développe sa pensée, nous donnant accès à ses pensées avec les parenthèses. À la ligne
46, le départ devient une fuite, Suzanne juge le départ. La gradation vise à faire culpabiliser Louis.
Les parenthèses « là que ça commence » ne lui servent pas à rectifier sa phrase, mais plutôt à
ajouter une précision à ce qu'elle est en train de dire. Le verbe commencer marque le départ de sa
souffrance, du démantèlement de sa famille. Louis est désigné comme responsable. On relève la
présence d'une anaphore rhétorique puisque « je pensais » est répété à trois reprises en début de
verset. Le fait d'insister sur ce mot montre l'espoir qu'a entretenu Suzanne pendant des années. Car
le fait de penser et donc d'imaginer ce que son frère fait dans sa vie montre une curiosité de sa part,
et par conséquent l'envie de le connaître, l'espoir qu'il ait fait de sa vie quelque chose qui lui plaît et
dans lequel il est doué. Elle espérait qu'il devienne celui qu'elle a imaginé. La répétition de
« lorsque » montre que le départ de Louis est la cause de son malheur, d’un traumatisme.
➢ « je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire dans la vie,
ce que tu souhaitais faire dans la vie,
je pensais que ton métier était d'écrire (serait d'écrire) »
La ligne 48 exprime l’ironie de Suzanne, sa déclaration sonne comme un reproche. En effet, Louis
est écrivain mais écrit des lettres elliptiques. Cette affirmation est longue à sortir, ce qui prouve que
c’est encore une plaie béante. Suzanne hésite encore sur le temps à employer avec un polyptote. Le
passage au conditionnel atténue le reproche. Suzanne a du mal à s’exprimer devant son frère.
➢ « - et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir, une
certaine forme d'admiration, c'est le terme exact, une certaine forme d'admiration pour toi
à cause de ça - »
Le passage entre tirets dévoile la pensée intime de Suzanne mais aussi celle de toute la famille avec
le pronom nous. Elle ne dit pas de qui elle parle en employant l’indéfini (les uns et les autres).
L’admiration de Louis par sa famille est le seul mot sur lequel elle n’hésite pas, sur lequel elle est
sûre d’elle.
➢ « si tu en avais la nécessité,
si tu en éprouvais la nécessité,
si tu en avais, soudain, l'obligation ou le désir, tu saurais écrire,
te servir de ça pour te sortir d'un mauvais pas ou avancer plus encore.»
On observe une anaphore en « si ». Suzanne fait donc 3 hypothèses. Elle exécute une antithèse entre
obligation et désir grâce à laquelle elle verbalise sa souffrance pour l’accepter. Le verbe savoir au
conditionnel montre que Suzanne n’en a jamais ressenti le besoin. Suzanne explique à Louis que si
il leur avait écrit, sa famille aurait pu l’aider, qu’il aurait pu se servir de l’écriture comme d’un
exutoire.

• L’accusation de Suzanne

➢ « Mais jamais, nous concernant,


jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c'est une sorte de don,
je crois, tu ris)»
L’emploi de la conjonction de coordination « mais » vient porter un coup fatal. L’adverbe de temps
jamais est mis en valeur par sa répétition. Le pronom nous est mis dans la première phrase et
représente la famille tandis que le tu représente Louis. On observe une antithèse entre Louis et sa
famille. Les accusations de Suzanne sont ici plus virulentes. L’écriture est considérée comme un
don, ce qui est une référence à l’Antiquité, où on considérait que les poètes étaient des êtres à part
dotés d’un talent divin. On pensait que les poètes étaient choisis par les Dieux pour écrire. Les
poètes sont des élus dès la naissance. L’emploi du je crois est une forme d’humilité de la part de
Suzanne.
➢ « jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité
- c'est le mot et un drôle de mot puisqu'il s'agit de toi - »
Qualité est un terme plus concret, Suzanne s’éloigne ainsi du religieux et retourne vers le monde
humain car tout le monde a des qualités mais pas tout le monde a un don. Employer le mot qualité
lui permet de lui adresser une pique ironique car elle sous-entend que parler de qualité pour définir
Louis est étrange car il n’en as pas.
➢ « jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous »
Avec la proposition subordonnée relative complétant qualité, Suzanne appui sur la qualité. Elle fait
ainsi une pique à Louis tout en ne démentant pas le fait que Louis ait un talent d’écriture. Avec nous
rassemble la famille et Louis en une unité tandis que pour nous les sépare, ce qui insiste sur la
séparation entre Louis et sa famille.
➢ « Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes.
C'est pour les autres. »
La ligne 71 contient une symétrie presque parfaite et un parallélisme de construction introduisant
une gradation. Suzanne reçoit une information factuelle (je reçoit pas de lettres) qu’elle interprète
(tu ne nous en juges pas digne). Elle projette sa pensée et interprète les actions de Louis. La dernière
phrase de cet extrait est une conclusion radicale : la réplique de Suzanne est violente et lapidaire.
Louis donne plus d’attention à des inconnus qu’à sa famille.

• Conclusion

Cette scène permet de mieux connaître Louis et de mieux se rendre compte des conséquences que
son départ a eu sur sa famille et notamment sur sa petite sœur Suzanne. Cette confrontation permet
au spectateur de mieux saisir, appréhender la douleur éprouvée par Suzanne qui exprime ici sa
déception de ne pas avoir eu de vraies nouvelles de Louis pendant toutes ces années, alors même
qu’il est écrivain et que la communication par écrit ne devrait pas lui poser de problèmes. Elle
projette ainsi sur lui des pensées ou des sentiments qu’il n’éprouve peut-être pas et qui nous montre
l’incommunicabilité entre lui et les siens. Cette confrontation peut nous faire penser à celle entre
Louis et Antoine. Dans cette pièce, on voit ainsi que les confrontations s’enchaînent entre Louis et
les membres de sa famille.

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