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Explication linéaire du texte 7

JFM est une pièce écrite par Jean-Luc Lagarce en 1990. Elle met en scène un huis clos
familial. Le prologue nous apprend que Louis, le fils aîné, revient dans sa famille après des années
d’absence pour annoncer sa mort prochaine. Cependant, la parole de Louis est noyée par celle
des autres personnages qui se déroule sans s’interrompre dans des quasi-monologues. Dans la
scène 3 de la première partie, Suzanne s’adresse à son frère dans une longue prise de parole, elle
commence par lui faire des reproches sur son départ et sur le peu de lien que Louis a tissé avec
sa famille.
LECTURE
Dans ce passage, Suzanne évoque les courriers que Louis a régulièrement envoyés à sa famille,
des « lettres elliptiques » alors que Louis est écrivain, comme si Louis ne jugeait pas sa famille
digne de recevoir ses écrits. Derrière ces reproches implicites, Suzanne dresse un portrait de son
frère, muet pendant l’intégralité de la scène 3.
Comment Suzanne essaie-t-elle de faire prendre conscience à son frère que ses « lettres
elliptiques » étaient le signe de son mépris ?
Annonce des mouvements.

♣ Premier mouvement : Les lettres elliptiques (l. 1 à 7)

Suzanne rappelle que Louis, qui a quitté sa famille depuis longtemps (Suzanne qui a 23 ans
explique au début de son quasi-monologue qu’elle ne se souvient pas de son frère), lui envoie
« parfois » des « lettres elliptiques ».
Elle semble évoquer un souvenir (elle utilise le passé « tu nous envoyais ») pour se corriger et
choisir le présent (« parfois tu nous envoies »). On reconnaît l’épanorthose caractéristique du
style de Largarce : Suzanne, comme les autres personnages, cherche à traduire le plus justement
sa pensée, d’où les effets de correction. Elle cherche les mots justes, reformule constamment ce
qu’elle cherche à exprimer.
Suzanne semble peiner à exprimer clairement ce qu’elle pense ou ce qu’elle a sur le cœur, d’où
les reprises, les auto-corrections, les commentaires sur la manière de dire : « qu’est-ce que c’est »,
« comment est-ce qu’on dit ? ». Ce commentaire métalinguistique pourrait être interprété comme
une manière pour Suzanne d’exprimer son manque d’assurance vis-à-vis des mots ; les mots,
visiblement, ce n’est pas son domaine, c’est plutôt le domaine de son frère, comme elle le
suggérera dans la suite du texte.
Le terme de « lettres » est également remis en question (« ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que
c’est ? ») avant d’être reformulé dans une gradation descendante : Suzanne désigne les courriers
de Louis par le mot « lettres », puis de façon péjorative par l’expression « petits mots », « une ou
deux phrases », « rien ». Ces lettres semblent représenter aux yeux de Suzanne l’attention que
Louis accorde à sa famille : or, aux yeux de Suzanne, Louis ne leur manifeste pas beaucoup
d’attention, pas assez. Ces « lettres » deviennent « rien » : c’est rien. On entend le reproche
déguisé de Suzanne à l’égard de son frère et la blessure de la jeune femme.
Suzanne cherche ces mots pour désigner ces courriers avant de trouver l’adjectif adéquat
« ellipitques », mis en valeur par le retour à la ligne. Elle se cite alors elle-même entre guillemets,

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comme si elle était satisfaite de sa trouvaille, ou comme pour signaler qu’elle emploie les mots
des autres, des mots qu’elle ne s’est pas encore appropriés, qu’elle n’a pas l’habitude d’utiliser.

♣ Deuxième mouvement : Louis et l’écriture / Un frère écrivain qui a quitté sa famille (l. 8 à 22)
Le reproche concernant les lettres elliptiques est renforcé par l’idée que Louis a abandonné sa
famille. C’est ce que laisse entendre la reformulation de Suzanne : « lorsque tu es parti »,
« lorsque tu nous as faussé compagnie ».
On peut s’interroger sur le rôle des parenthèses, comme si l’on signalait à l’intérieur du discours
de Suzanne l’ajout d’informations non essentielles ou périphériques qu’on laisse entre
parenthèses, comme des apartés pour elle-même. C’est peut-être une façon de signaler ce qui
trotte dans la tête de Suzanne mais qu’elle n’avait pas prévu de dire. Cela donne l’impression que
le personnage est surpris par sa propre parole, comme si Suzanne avait prévu de dire quelque
chose et qu’en fait sa parole disait autre chose. Par exemple, Suzanne semble vouloir parler du
métier de son frère mais elle revient sur le départ de son frère, l’idée qu’il a « faussé compagnie »
à la famille, ce qu’elle ne semble pas avoir prévu de dire, comme si elle se laissait surprendre par
sa propre parole. Le départ de son frère semble être à l’origine de tout « là que ça commence ».
La pensée de Suzanne semble se construire au fil du discours, d’où les hésitations et les ellipses
propres à la parole orale (« là que ça commence » pour « c’est là que ça commence » c’est une
aphérèse).
Les parenthèses traduisent également l’hésitation de Suzanne : « était d’écrire (serait d’écrire) ».
Le conditionnel remplace l’imparfait comme si Suzanne n’était pas tout à fait certaine du métier
exercé par son frère ; ou comme si Suzanne exprimait sa difficulté à bien s’exprimer face à son
frère.
Le métier d’écrivain singularise Louis, le distingue, l’isole des autres membres de la famille : le
fait que Louis soit écrivain dans cette famille ouvrière (on apprend dans la suite de la pièce que
le père était ouvrier et qu’Antoine travaille dans une petite usine d’outillage) suscite de l’«
admiration ». Mais cette admiration est nuancée par l’expression « une certaine forme
d’admiration », elle dit aussi la distance qui sépare Louis de sa famille, lui qui est parti, et qui par
le choix de son métier manifeste sa différence. Cette vocation littéraire qui distingue Louis de sa
famille est vue par Suzanne comme un avantage, un bienfait ; il pourrait s’en servir pour se «
sortir d’un mauvais pas ou avancer plus encore ». On sait que Suzanne aimerait aussi partir,
quitter la maison de sa mère mais qu’elle en est empêchée : Louis a la possibilité « d’avancer plus
encore » alors que Suzanne n’avance pas.
Parce qu’il est écrivain, Louis sait écrire : pour Suzanne, la question est moins de savoir si Louis
sait manier les mots que s’il a le désir de le faire : « tu saurais écrire », à condition de le vouloir,
comme le soulignent les propositions subordonnées de condition « si tu en avais la nécessité, / si
tu en éprouvais la nécessité, / si tu en avais, soudain l’obligation ou le désir ». Or Louis n’a presque
rien partagé avec sa famille de sa vie, Suzanne sous-entend qu’il ne l’a pas voulu.

♣ 3e mouvement : Entre admiration et reproche (l. 23 à la fin)

À la fin du texte, Suzanne rappelle la tendresse qu’elle a pour Louis en même temps qu’elle lui
adresse un autre reproche implicite.
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Elle rappelle l’admiration qu’elle a pour lui en raison de ce « don » pour l’écriture. Mais elle
hésite sur le terme choisi : on comprend par une didascalie interne que Louis rit ou sourit à la
remarque de sa sœur, comme s’il ne se jugeait pas digne de ce mot ou qu’il le trouvait incongru
dans la bouche de sa sœur. Suzanne est attentive aux réactions de son frère « tu ris », ce qui laisse
poindre peut-être sa peur d’être jugée. Suzanne préfère au mot « don », le mot de « qualité » et
cette reformulation est l’occasion d’un commentaire ironique « un drôle de mot puisqu’il s’agit
de toi ».
Suzanne constate avec regret que son frère, s’il écrit, s’il est effectivement écrivain, ne juge pas sa
famille digne de recevoir ses écrits. C’est ce qui expliquerait le caractère elliptique des lettres qu’il
envoie à sa famille. On peut noter la répétition de « jamais » qui souligne le reproche et la douleur
de Suzanne : jamais Louis n’écrit vraiment à sa famille de vraies lettres, amples, longues. Jamais
il n’utilise ce don pour les siens.
La différence entre Louis et sa famille est rappelée par le système énonciatif : le « tu » qui désigne
Louis s’oppose au « nous » du reste de la famille, marquant la différence et la distance entre lui
et eux. D’ailleurs le pronom « nous » s’oppose violemment dans la dernière phrase aux
« autres » : « c’est pour les autres ». Ce sont les « autres » qui sont désormais au centre de la vie
de Louis.

Conclusion :
Ainsi, Suzanne reproche à son frère de leur envoyer, non de vraies lettres, mais juste de
petits mots elliptiques. À travers ce reproche, Suzanne dresse un portrait de Louis : c’est un
homme différent du reste de sa famille, par ses choix (il a quitté sa famille et a choisi une autre
vie), par son métier d’écrivain (alors que sa famille est ouvrière). Elle suggère aussi la distance qui
sépare Louis de sa famille et le déplore, on devine chez Suzanne une blessure liée à ce frère si
distant, qui certes a le don d’écrire mais n’en fait pas usage pour sa famille. Il est intéressant de
noter que l’écrivain Louis n’a dans cette scène pas de mot : il se contente de rire ou de sourire.
C’est Suzanne qui domine la parole dans ce quasi-monologue, sans s’interrompre, comme si elle
était animée par une sorte d’urgence, comme si elle craignait d’être interrompue. L’urgence avec
laquelle Suzanne s’exprime s’oppose au mutisme de Louis qui finira par quitter la maison
familiale sans avoir rien dit de ce qu’il avait prévu.

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