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Crise du langage : les secrets, les non-dits, l’indicible,

le vrai sujet de la pièce ?


Dire ou ne pas dire
- On relève près de 200 occurrences du verbe « dire » + près d’une centaine de
fois les verbes de parole « parler », « raconter », « répondre » ou « reprocher ».
➔ Pourtant, « dire » est loin d’être une évidence pour les personnages. Cela
apparait comme le thème principal de la pièce.

- Il est difficile de dire : ainsi, près d’un quart des emplois du verbe « dire » sont
à la forme négative (ne pas dire, ne rien dire…)

Louis, un personnage venu pour dire, mais qui se tait


- Louis devrait savoir dire : il est écrivain (c’est son métier de manier le langage
!), et il est venu pour dire. OR : il reste silencieux, comme incapable de parler,
tout au long du drame. Il reste spectateur, il écoute chaque membre de sa famille
lui exprimer toutes leurs rancœurs et leurs souvenirs, sans rien leur répondre que
« trois mots ».
➔ Louis ne parle que dans les monologues, il ne dit que quand il n’y a personne,
à part le spectateur, et lui-même. Il ne communique pas, mais il avoue, se
confesse.
➔ Pourquoi Louis n’arrive-t-il pas à dire alors qu’il est venu pour cela ?

Les secrets de famille


- Ce silence pesant de Louis se rattache au topos du « secret de famille ». On ne
sait pas pourquoi Louis est parti, même si Antoine suppose bien qu’il y a une
raison à ce départ précipité ; Suzanne elle aussi « imagine mais ne sait rien de la
réalité » (8, I). La Mère paraît connaître le secret de Louis, elle qui lui caresse la
joue au moment de son départ, comme pour lui pardonner des « crimes » ; elle
sait que Louis a vécu une vie de « tricheur », et elle l’encourage même à aider
son frère et sa sœur à devenir « à leur tour enfin des tricheurs à part entière » (8,
I). - Cette formule conforte l’idée que toute la vie familiale s’est construite
autour d’un secret, de silences, de non-dits, et que la venue de Louis ravive les
peines de chacun.
- Quel est ce secret de famille ?
➔ le non-dit de la mort
➔ L’homosexualité de Louis (« je le sais bien, / la pire des choses, / serait que
je sois amoureux » chantonne Louis dans l’intermède).
Ce secret est lié au secret de sa mort, peut-être : car dire qu’il va mourir suppose
qu’il explique de quoi ! sida ?
+ Catherine mentionne que Louis n’aura très certainement, pas d’enfants.
Pourquoi ?
➔ Le grand absent de la pièce = le père. Lui aussi, il est mort. De quoi ?
Pourquoi Louis revient-il précisément une fois que son père est mort ? Etaient-
ils en conflit ? à cause de son homosexualité
➔ Le départ de Louis. Pourquoi est-il parti ?
➔ Pourquoi Lagarce ne révèle-t-il pas ces secrets de famille ?

Une parole qui se cherche, une parole de l’approximation


-Ni en prose ni en vers, l’écriture de Jean-Luc Lagarce est particulièrement
troublante pour le lecteur (peut-être moins pour le spectateur qui l’entend de
manière plus « fluide »)
-le discours est en effet traversé de répétitions, de reformulations, de passages à
la ligne, de phrases longues parfois laissées en suspens ou d’ellipses syntaxiques
(des mots manquent).
-chaque membre de la famille utilise à moment donné dans la pièce l’expression
« ce que je veux dire », sans jamais réussir pourtant à s’exprimer de manière
satisfaisante. Tout le monde cherche ses mots !
→ Pourquoi est-il si difficile, pour les personnages, de dire ? de
s’exprimer ?

Des personnages qui ne s’entendent pas : le cas de l’intermède


-L’intermède, dans lequel les personnages se cherchent sans se trouver,
répondent à la place de ceux qui sont appelés, dans un chassé-croisé
chorégraphique révélant l’impossibilité d’être tous ensemble, dans un « lieu
commun », et de bien s’entendre, révèle parfaitement ces difficultés.
-La crise, qui semblait personnelle et familiale, devient en fait avant tout une
crise de la communication qui traduit (ou trahit) notre incapacité à nous
comprendre les uns les autres ; la scène 4 de l’intermède entre Suzanne et
Antoine, scène située au beau milieu de la pièce, apparaît comme le symbole de
cette incompréhension. Le verbe « comprendre » à sa forme négative y est
utilisé neuf fois en quelques lignes à peine par les deux personnages

Conclusion
-la parole est donc en crise, comme si tous les personnages s’étaient tus trop
longtemps
-face à l’occasion qui leur est donnée d’enfin s’exprimer, ils ne peuvent la
retenir. Ils parlent trop, mais ne disent rien.
-Ils se lancent dans une logorrhée solitaire (cf nombreuses tirades que chaque
membre de la famille adresse à Louis).
-au lieu de discuter, ils se disputent comme si le silence ne pouvait pas si
facilement être détruit après de si nombreuses années, comme si tout devait
rester sous forme de non-dits et de « mal-entendus ».
-les personnages ne se comprennent pas et demandent aux autres de reformuler.
Ex : La Mère et Suzanne posent chacune la question : « Qu’est-ce que tu as dit ?
», tandis qu’Antoine interroge Louis : « Comment tu as dit ? » Dans cette
famille, on ne peut pas dire, et l’on ne peut pas s’entendre.
-On comprend donc que la parole devient l’enjeu central de la pièce. La
véritable action, et la seule d’ailleurs, c’est celle de cette parole en train de
chercher à se dire. Le thème de la pièce, c’est d’abord celui de la difficulté à
s’exprimer, se comprendre s’entendre, dans les deux sens du terme.
NB : Cet usage de la langue n’est pas sans rappeler celui fait par les auteurs du
théâtre de l’absurde, comme c’est le cas de Ionesco dans La Cantatrice chauve
par exemple, une pièce que Lagarce admire particulièrement et qu’il a mis
d’ailleurs en scène avec succès.

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