Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Valdman Albert. La créolisation dans les parlers franco-créoles. In: Langue française, n°37, 1978. Les parlers créoles. pp. 40-
59;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1978.4850
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1978_num_37_1_4850
Selon la théorie classique une langue créole est issue d'un pidgin et se
constitue en norme autonome lorsque celui-ci, devenu la langue principale
d'une communauté bénéficie d'un certain degré d'élaboration et est acquis
comme langue première par des enfants.
La créolisation, le passage d'un pidgin à un créole s'effectue par 1) la
stabilisation relative de sa variation, 2) l'expansion de ses fonctions,
3) l'expansion de sa forme interne et 4) la complexification de sa structure
de surface. Mis à part l'enrichissement lexical, les études traitant de la
genèse des créoles fournissent peu de détails sur l'expansion interne et elles
apportent rarement des précisions sur la façon dont s'opère la
complexification de la forme externe.
Deux questions fondamentales se posent dans la reconstitution du
processus de la créolisation. Premièrement, quel est le terminus a quo sur
lequel se forme un créole? Whinnom (1971) fait remarquer qu'un pidgin
ne se cristallise que lorsque se trouvent réunies certaines conditions
linguistiques et socio-culturelles très particulières. Il est donc fort probable
que la plupart des créoles que nous connaissons sont issus d'un continuum
pré-pidgin (Alleyne 1971), c'est-à-dire d'un ensemble fort variable
d'approximations à une langue cible particulière. Deuxièmement, quels sont les
agents par lesquels s'effectue la créolisation?
Selon la théorie classique l'élément fondamental dans le passage d'un
pidgin ou d'un continuum pré-pidgin à un créole se situe dans son
acquisition par une première génération de locuteurs et sa transmission de
génération en génération par les processus normaux de l'acquisition d'une
langue première : R.A. Hall, Jr. (1966) ne caractérise-t-il pas un créole
comme un « nativized pidgin »? Plus récemment D. Bickerton (1975) rend
plus explicite la notion de nativisation en la rattachant à des vues innéistes
40
de l'acquisition du langage. Pour lui, même un pidgin est une langue
déficiente, dont l'acquisition par un enfant est impossible parce qu'elle est :
« trop lente du point de vue du rythme, trop variable du point de vue phonologique, mais
surtout déficiente dans les distinctions qu'elle peut effectuer entre divers types d'états,
d'événements et d'actions, ou entre des assertions et des présuppositions, ou entre la
référence définie et la référence non-définie, etc. ».
Pour remédier à ces déficiences cognitives de la seule langue qui lui est
offerte en modèle par les adultes de sa communauté linguistique, l'enfant
doit faire appel aux universaux linguistiques et « invente » une nouvelle
langue. Bickerton étaie son hypothèse en s'appuyant sur de frappantes
similitudes dans le développement du système des marqueurs prédicatifs de
langues créoles dérivées de trois bases lexicales distinctes : le créole haïtien
(français); le papiamento (espagnol); et trois créoles anglais parlés dans
des zones géographiquement distantes contenant des populations
d'origines différentes : le sranan, le créole guyanais et le créole d'Hawaii. Ces
créoles partagent les traits suivants : 1) les mêmes distinctions
sémantiques : antériorités vs. irréalis. (prospectif) vs. non-ponctuel (duratif-pros-
pectif); 2) l'expression de ces catégories sémantico-syntaxiques par le même
processus grammatical : des formes libres antéposées (analytické); 3) le
même ordre linéaire des marqueurs1. Bickerton en conclut qu'il existe un
système naturel d'expression des notions de temps et d'aspect ancré dans
les propriétés neurales du cerveau humain et que les enfants y font appel
lorsque l'input linguistique qui leur est offert n'est pas suffisamment riche
ou structuré pour leur permettre de reconstituer le système d'expression
adulte.
Cette hypothèse a deux faiblesses évidentes. D'abord, elle ne pourrait
être soumise à aucune vérification empirique puisqu'il serait impossible,
pour des raisons éthiques évidentes, de recréer hic et nunc les conditions
propices à l'éclosion d'un créole. Ensuite en attribuant la stabilisation et
l'expansion de la structure interne à l'effet de principes eognitifs
invérifiables, l'hypothèse innéiste de Bickerton ne rend pas compte de différences
considérables de développement que manifestent diverses langues que l'on
doit qualifier de pidgins puisqu'elles ne sont pas encore apprises comme
première langue par des enfants. Si l'on compare, par ex. le tây bôi, variété
pidginisée de français en voie d'extinction en Indochine, et le tok pisin
(pidgin english) de la Papouasie-Nouvelle Guinée, on ne peut pas ne pas
être frappé par le degré de stabilisation et d'expansion de la forme interne
atteint par ce dernier idiome 2. Force nous est donc d'opposer la nativisa-
tion, définie comme la stabilisation, l'expansion et la complexification d'un
pidgin lorsqu'il est acquis comme langue première, à Г élaboration où ces
processus s'effectuent par son acquisition comme langue seconde de la part
d'adultes. Il reste à préciser les mécanismes par lesquels s'opère
l'élaboration, les facteurs linguistiques et socio-culturels qui la déterminent et de
rechercher les liens qui pourraient exister entre le degré d'élaboration
atteint par un continuum pré-pidgin, et le type de créolisation qui en
résulterait.
1. G. Manessy (1977 : 8) relève un système aspecto-temporel semblable dans plusieurs variétés véhicu-
laires de langues ethniques africaines, par exemple le swahili populaire de Lubumbashi et le sango.
2. Selon G. Sankoff (1977) il y aurait actuellement environ 10 000 enfants ayant acquis le Ток Pisin
comme langue première.
41
Dans cet article nous examinerons les aspects sociolinguistiques et
linguistiques de la créolisation (Section 2.) et nous tenterons d'illustrer un
des aspects linguistiques de ce processus, la complexification de la forme
externe, en nous appuyant sur trois domaines structuraux des parlers
franco-créoles : le système des particules verbales (3.1), le système des
déterminants nominaux (3.2) et les alternances morphophonologiques dans
le créole haïtien (3.3) 3. Outre les clarifications qu'elle pourrait apporter
dans le domaine théorique, notre discussion devrait aussi contribuer au
débat sur la genèse et l'évolution des parlers franco-créoles (Section 4).
Selon Dell Hymes c'est l'élargissement des domaines d'emploi d'un pidgin
(ou d'un continuum pré-pidgin), c'est-à-dire, l'expansion de ses fonctions,
qui déclenche le processus de la créolisation. La typologie des fonctions
langagières postulée dans le cadre de la pidginisation et de la créolisation,
par exemple par D.M. Smith (1972), ne comprend que trois distinctions
fonctionnelles : la fonction communicative, la fonction expressive et la
fonction intégrative. Cette typologie s'avère insuffisante pour expliquer les
différences structurales profondes qui distinguent un pidgin élaboré tel que
le tok pisin d'une langue de contact rudimentaire telle que le tây bôi ou
d'une langue de traite comme la langue franche de la Méditerranée.
Nous considérons plus approprié le modèle fonctionnel proposé par
M.A.K. Halliday (1973), qui comprend neuf fonctions :
1. instrumentale : permettant la manipulation et le contrôle de l'environnement;
2. régulatoire : permettant le contrôle d'autres individus — le langage des règles et des
ordres ;
3. interactionnelle : permettant la définition et la cohésion du groupe;
4. personnelle : permettant au locuteur de se définir et de s'épanouir;
5. heuristique : le langage comme moyen de découverte et d'apprentissage;
6. imaginative : permettant au locuteur de créer son propre environnement;
7. représentationnelle ou informative : l'emploi du langage pour la communication de
messages concernant le monde réel ;
8. ludique : l'emploi de langage dénué de sens et la recherche d'effets phoniques, y
compris l'essai des possibilités langagières dans l'acquisition du langage;
9. rituelle : le langage servant à la définition du groupe et définissant certains
comportements normatifs.
Selon cette typologie la nature rudimentaire du tây bôi s'explique par
le fait que dans l'Indochine coloniale cette variété de langue utilisée
unilatéralement par les autochtones des classes serviles n'assumait que les
fonctions instrumentales et régulatoires. Comme la plupart des autochtones
partageaient la même langue, la variété réduite du français n'avait pas à
assurer les fonctions interactionnelle ou représentationnelle. Toute autre
était la situation du tok pisin même avant que cet idiome ne devînt la
langue maternelle de certains locuteurs (Sankoff 1977). Parler employé en
3. Pour une discussion plus détaillée de ces questions, voir A. Valdman (1977a, 1977b).
42
milieu urbain ou sur les grandes plantations par des autochtones provenant
de communautés linguistiques distinctes, le tok pisin servait non seulement
à assurer la communication entre les autochtones et les colons blancs dans
les rapports de travail et d'administration mais aussi entre les divers
groupes d'autochtones. Il assumait aussi les fonctions interactionnelle et
rituelle puisqu'il renforçait la cohésion des groupes autochtones face à
l'administration et aux colons étrangers et devint par la suite la langue
définissant l'entité nationale de Papouasie-Nouvelle-Guinée. La fonction
rituelle du tok pisin ressort de sa stabilité relative comparé au tây bôi et du
fait que sa pratique courante de la part des anglophones nécessite un
apprentissage formel. Selon K. Whinnom (1977) la langue franche, la
principale véhiculaire des Etats Barbaresques, servait aussi de langue
diplomatique et, en tant que telle, était sujette aux normes contraignantes
définissant toute langue assumant la fonction rituelle. Le tableau 1 résume les
différences sociolinguistiques entre le tok pisin, la langue franche et le tây
bôi.
TABLEAU 1
Définition sociolinguistique de trois pidgins
FONCTION
instrumentale ....
régulatoire
représentationnelle
personnelle
imaginative
heuristique
ludique
interactionnelle . .
rituelle
43
langue. Dans l'apprentissage d'une langue seconde, dont la pidginisation
et la créolisation représentent des cas spéciaux, le développement peut
procéder différentiellement sur chacun des deux axes, voir la Figure 1.
L'apprentissage formel en salle de classe est marqué par une hypertrophie
de l'élaboration linguistique par rapport à la differentiation fonctionnelle
(hachures verticales sur l'axe X-Y). Par contre, la pidginisation se
caractérise par l'hypertrophie du développement fonctionnel par rapport à
l'élaboration linguistique (hachures horizontales sur l'axe X-Z).
L'intersection des hachures verticales et horizontales représenterait un pidgin
rudimentaire, tel que le tây bôi. Il reste à déterminer la relation entre la
differentiation fonctionnelle et l'élaboration structurale dans la formation
de variétés pidginisées et créolisées.
Figure 1
modèle fonctionne] de l'acquisition d'une langue seconde
langue de traite
"interlangue"
dans l'apprentissage formel
élaboration linguistique
44
syntaxique et une plus grande adaptabilitě lexicale. Pour G. Manessy, par
contre (1977), « la créolisation n'est aucunement déterminée par un souci
d'optimisation de la fonction référentielle » et il se refuse à y voir la
complexification de la forme du contenu ou un affinement des procédés par
lequel le langage traduit les catégories sémantiques. Autrement dit, il
semble limiter l'expansion de la forme interne au seul développement du
fonds lexical et il assimile la complexification de la forme externe à
l'imposition de contraintes « normative » 4 dans l'expression syntaxique d'un
matériau sémantique commun au stade pidgin et au stade créole. En effet,
la comparaison de ces deux stades (pour les langues créoles auxquelles
correspondent des stades pidgins identifiables, tels les créoles et pidgins à
base d'anglais d'Afrique occidentale) ne révèle aucune différence
sémantique :
(1) Pidgin english nigérian : hi du ron naa hao «II est en train de courir»
pidgin english nigérian
créolisé : hi de ron « II est en train de courir »
Poser le problème de la nature de la complexification grammaticale
accompagnant la créolisation revient à se demander quel est le rôle de la
grammaire dans le langage. William Labov (1971 : 72) répond que la
grammaire n'est pas un outil de l'analyse logique. C'est plutôt un moyen
d'organiser l'expérience et de mettre en relief certaines parties de l'énoncé.
D'autre part l'élaboration grammaticale permet un élargissement de la
gamme stylistique et, par conséquent, l'emploi du langage pour définir les
rapports entre le locuteur et les autres membres du groupe ou son
appartenance à divers sous-groupe de la communauté linguistique. C'est ce que
Manessy dénomme « la ritualisation » et que nous attribuons aux fonctions
interactive et rituelle du langage. Ainsi le remplacement des adverbes
temporels et aspectuels par des particules verbales dote la variété de langue de
moyens de passer d'un style lento où les particules sont réalisées sous leur
forme pleine à un style allégro où elles sont contractées. Nous montrerons
(3.3) comment un changement syntaxique graduel regroupant les
déterminants nominaux à la fin du syntagme (SN) crée en créole haïtien les
conditions nécessaires à l'instauration d'un système complexe de règles morpho-
phonologiques.
S'il est vrai que « toute information, idée ou concept peut se
transmettre virtuellement sans aucun mécanisme grammatical » (Sankoff 1977 :
120), l'élaboration de procédés syntaxiques permet l'expression plus
régulière et explicite des catégories sémantiques. G. Manessy déclare que le
passage de l'énoncé de français togolais approximatif (2) à la phrase
correcte (4) ne correspond à aucun gain dans la précision de l'information
transmise :
(2) femme là pagnes c'est cher beaucoup
(3) les pagnes pour la femme-là sont beaucoup chers
(4) les pagnes de cette revendeuse sont trop chers
4. Nous employons le terme « normatif » avec le sens que lui donne E. Coseriu (cité par P. Guiraud
[1965 : 51]). « La norme comprend tout ce qui, dans la technique du discours, n'est pas nécessairement
fonctionnel (distinctif), mais qui est tout de même traditionnellement (socialement) fixé, qui est usage commun
et courant de la communauté linguistique. »
45
On notera toutefois que dans (2) et (3) les relations entre les éléments
de l'énoncé ne se dégageraient clairement qu'en situation. Hors contexte,
l'opposition dans (4) de deux déterminants et l'emploi d'un lexeme
différencié (revendeuse) apportent un gain certain de précision.
Le rôle principal de la structuration syntaxique n'étant pas
l'expression de la structure propositionnelle des énoncés, l'élaboration linguistique
devrait se manifester davantage par ce que S. Pit Corder appelle les
procédés «textuels » (topicalisation, thématisation, etc.). Ces procédés
syntaxiques servent à la mise en relief ou à l'intensification, à la connotation
subjective plutôt qu'à la dénotation objective selon la terminologie de
P. Guiraud (1965 : 77), qui attire l'attention sur la fréquence de ces
procédés en français dit « populaire ». Ainsi la mise en relief de chapeau dans
(5) s'effectue par l'extraposition :
(5) C'est mon chapeau.
(6) Le chapeau, il est à moi.
et aucune différence sémantique n'oppose (5) à (6), ni d'ailleurs (5) à (7) :
(7) II est à moi, le chapeau.
Mais dans les actes langagiers authentiques la mise en relief des
éléments constitue un aspect central et l'on doit s'attendre à ce que la
mutation d'un continuum pré-pidgin en langue « normale » comporte le
développement de procédés textuels qui permettent au langage de transcender
le contexte situationnel. Ainsi apparaissent dans les parlers franco-créoles
des tournures emphatiques et intensives absentes de variétés pidginisées
telles que le tây bôi ou le français populaire d'Abidjan (FPA). Par exemple,
les parlers antillais connaissent un type de nominalisation comportant
l'adjonction d'un déverbal et l'enchâssement de la proposition au moyen
du présentatif se 5 :
(8) M ap manjé. « Je suis en train de manger. »
(9) Se manjé m ap manjé. « Manger, voilà ce que je suis en train de faire. »
En créole haïtien (CH) l'extraposition d'un syntagme déclenche
plusieurs transformations syntaxiques, y compris l'introduction de la copule
yé.
(10) Li nan jadin-n. « II est dans son jardin. »
(11) Se nan jadin-n li yé. « C'est dans son jardin qu'il est. »
5. Dans la représentation des formes du créole nous nous servirons de l'orthoraphe ONAAC (Fau-
blas-Pressoir) couramment utilisée en Haïti par les personnes visant à ouvrir aux masses créolisantes la voie
de l'écrit. Cette orthographe emploie, en les régularisant, de nombreuses conventions de l'orthographe
française, ainsi les voyelles sont notées, de la façon suivante : /e/ é, /s/ è, loi o, /a/ à, /u/ ou, /â/ an, /5/ on,
fil in.
46
porelles; (2) les catégories aspecto-temporelles s'expriment par des
particules verbales antéposées plutôt que par la flexion ou l'alternance de
radicaux. Le système le plus simple se retrouve dans les parlers antillais; outre
une forme zéro à valeur d'aoriste il comprend trois oppositions ponctuel/
non-ponctuel, prospectif/non-prospectif, antérieur/non-antérieur réalisées
par des particules provenant dans la plupart des cas de verbes auxiliaires ou
modaux français 6, voir le Tableau 2.
TABLEAU 2
Le système aspecto-temporel des parlers antillais
ap ka NON-ANTÉRIEUR
NON-PROSPECTIF
té te t ap té ka ANTÉRIEUR
ké/kay av ap ké ka NON-ANTÉRIEUR
PROSPECTIF
av ap té ké ka ANTÉRIEUR
HC PA HC PA
47
L'élaboration semble avoir procédé par la grammaticalisation de
distinctions incipientes dans le système antérieur. Ainsi, le marqueur accompli
fin (in ou n) du CIO correspond au verbe modal fin (dérivé défini « finir »)
duCH :
(12) létan ki H n met so may dan magazín, « Quand il eut rangé son maïs dans la
léra vini, manz so may. CSeych grange, Rat vint et mangea son maïs .»
(13) li fin soti. CH « II vient de sortir. »
La nature modale de fin en CH ressort du fait que, au contraire de ce
que l'on constate en CIO, cette forme ne peut être suivie d'un autre
marqueur verbal :
(14) i a n apé manzé. CSeych « II aura eu mangé. »
et qu'elle n'est jamais réduite; en CIO la forme contractée n est la
réalisation la plus fréquente du marqueur accompli.
Le CH connaît aussi un verbe modal fèk « venir de ». En CIO la forme
correspondante occupe un statut intermédiaire entre celui de verbe modal
et celui de marqueur aspectuel atteint par fin. En seychellois/è£ se retrouve
toujours après fin tandis qu'en mauricien sa position par rapport à ce
dernier marqueur est variable :
(15) in fèk al laboutik. CSeych « II vient d'aller au magasin. »
(16) li fèk fin al laboutik. CM
(17) zân in fèk soti. CM « Jeanne vient de sortir. »
Dans les deux parlers de l'Océan Indien fèk se place avant ou après le
marqueur non-ponctuel apé :
(18) nou ti apé fèk koz ou la. С Seych « Nous venions juste de parler de vous. »
(19) Nou apé fèk koz ou. CM
s'opposant à :
(20) mo fèk pé zwé. CM « Je viens juste de jouer. »
La variation de position qu'exhibe fèk en CIO suggère que nous nous
trouvons devant un marqueur en voie de grammaticalisation, une
évolution arrivant à son terme en CIO mais incipiente en CH.
Le statut de la distinction défini/indéfini au sein de l'aspect prospectif
n'est pas très clair. Selon P. Baker (1972) le marqueur pou indique
l'intention d'accomplir une action ou la certitude de son accomplissement tandis
qu'uf est la forme non-marquée :
(21) li pou gagn en baba. CM « Elle va avoir un enfant (c'est certain puisqu'elle
est déjà enceinte). »
(22) li a gagn en baba. CM « Elle va sortir un enfant (si elle continue à ne pas
prendre la pilule). »
C. Corne note qu'en seychellois la distinction de sens est inversée et
que les deux marqueurs expriment une différence de distance relative par
rapport à un point dans l'avenir, a se référant au futur proche et pou à un
point plus lointain. Quoi qu'il en soit, la source lexicale de ces deux
marqueurs est claire : a correspond au prospectif du CH et du créole louisia-
nais, dont la prononciation alterne entre a, va et ava, tandis que pou
proviendrait du conjonctif exhortatif ou obligatif de forme identique :
(23) se pou ou fè sa. CH « II faut que tu fasses ça. »
(24) m pou kouri vit si pou lapli pa « II faut que je courre vite de façon à ce
mouyé mouin. CH que la pluie ne me mouille pas. »
48
La complexification du système verbal reflétée dans le CIO ne constitue
pas une expansion de la structure sémantique profonde. Nous constatons
que les catégories marquées obligatoirement par des marqueurs verbaux à
position relativement fixe étaient au stade antérieur exprimées par des
éléments autonomes généralement similaires de l'énoncé. Cette
complexification ne représente toutefois qu'un stade relativement avancé de la créolisa-
tion, et il reste à expliquer la formation du système aspecto-verbal nucléaire
reflété par celui des parlers antillais.
Certains des auteurs qui se sont penchés sur le problème de l'origine
du système verbal du créole y ont vu un calque direct des langues de
l'Afrique occidentale, notamment les langues kwa (Comhaire-Sylvain 1936,
Hall 1966, Bentolila 1971). Mais l'influence d'un substrat africain
quelconque ne pourrait expliquer, d'une part, les ressemblances frappantes
entre le système du CIO et celui du CH, et de l'autre, les divergences entre
le système du CH et celui des parlers des Petites Antilles (PA). Outre les
différences phonologiques (p. ex. l'emploi de ké ou de kai au lieu de alvalava
pour le marqueur prospectif) les marqueurs verbaux de ces deux groupes de
parlers exhibent des écarts sémantiques considérables 8. L'influence directe
des langues africaines ne pourrait être démontrée conclusivement qu'en
faisant état de l'adoption par emprunt ou calque de traits linguistiques
particuliers, tels que l'emploi du pronom de la 3e personne du pluriel comme
marqueur pluriel ou certaines constructions textuelles (focalisation et thé-
matisation) (Valdman 1977a, Williams 1976).
Si le système verbal du créole semble s'éloigner du français de façon
aussi frappante c'est qu'il a toujours été comparé à celui du français
standard et non à ceux des parlers dialectaux et des sociolectes populaires
métropolitains. Tout en déclarant que le système aspecto-temporel du CH
ne peut s'expliquer à partir de celui du français S. Comhaire-Sylvain
(1936 : 106) mentionne un grand nombre de structure périphrastiques à
sens aspectuel se retrouvant dans les parlers vernaculaires français. Dans
une étude consacrée à ces constructions G. Gougenheim (1971 : 55 sq) fait
état d'un grand nombre de tournures duratives et prospectives : être après,
être après à, être en voie de, être en route de, etc. et être pour, être en devoir
de, etc., respectivement. Le parler des Blancs de la partie Au Vent de Saint-
Barthélémy (Lefebvre 1977) et de la communauté apparentée du Carénage
de Saint-Thomas dans les îles Vierges (Valdman 1973, Highfield 1976)
contient une tournure durative-progressive formée avec qui :
(27) al é ki vèy « Elle est en train de regarder. »
(28) al été ki dizé « Elle était en train de dire. »
(29) al é ki va la fèr « Elle va le faire. »
Cette tournure a aussi été relevée à la Réunion (Chaudenson 1974) :
(30) Li lété ki asiz. « Elle était assise. »
8. Par exemple dans le CPA le marqueur ka semble constituer l'élément non-marqué du système. Il
exprime non seulement le progressif, l'itératif et l'habituel mais il prend aussi une valeur prospective et
inchoative : Jan babad, yé ka manu CGr « Les gens de la Barbade sont des menteurs », Kandi di ou mon ka paie
patoua CGr « Qui vous a dit que je parle créole », Yо ka aie péché bonmatin-a CStL « Ils vont aller à la pêche
de bonne heure », Mo ka malad CGy « Je me sens mal, je deviens malade », Mo ka sav CGu « Je commence
à savoir ».
49
A. Séchehaye (1928 : 122) note l'emploi de propositions enchâssées
introduites par qui en français populaire (1928 : 122) et A. Grégoire (1947,
II : 197) les relève chez l'un de ses jeunes enfants :
(31) Madame, voť broche qui se décroche.
(32) Ti frère qui pleure.
Y a petit frère qui pleure.
Les formes et constructions verbales survivant dans les isolats du
Nouveau Monde et parmi les Blancs des Hauts de la Réunion, vestiges d'un
système verbal flexionnel en voie de nivellement et de remplacement par
un système analytique s'appuyant sur des verbes modaux et des tournures
périphrastiques, reflète sans doute l'usage des premiers colons français.
C'est ce système qui aurait servi de base à un système plus cohérent élaboré
au cours d'interactions entre les « Petits » Blancs et les alloglottes
nouvellement importés dans les colonies plantocratiques. Le premier stade — et le
plus important — de la créolisation du système verbal du créole aurait
consisté en l'élimination des survivances flexionnelles et la pleine grammati-
calisation des verbes modaux et la restructuration parallèle des tournures
périphrastiqiies en un système sémantique profond privilégiant l'aspect.
9. Dans les parlers antillais ce morphème se réalise sous plusieurs formes alternantes. La variation
morphophonologique la plus complexe se retrouve en Haïti, voir 3.33.
50
des strates diachroniques plus profondes, soit partiellement dans des par-
1ers actuels, nous pousse à croire que ce deuxième système reflète mieux
que l'autre ce qui a dû être le pré-créole dont sont issus tous les parlers
attestés aujourd'hui. Ce système conservateur, que nous illustrons par les
formes mauriciennes se caractérise surtout par l'antéposition des
déterminants démonstratifs et possessifs et du marqueur pluriel :
(35) Singulier Pluriel
Indéfini en chat chat
Défini chat la bân chat la
Démonstratif sa chat la sa bân chat la
Possessif mo chat mo bân chat
to chat to bân chat
10. La première version de cette chanson apparaît dans Moreau de Saint-Mery, Description
topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'île Saint-Domingue (1973). La
deuxième version provient d'un appendice linguistique du Manuel des habitants de Saint-Domingue de
S. J. Ducœurjoly (1802) et la troisième d'un recueil anonyme, Idylles et Chansons de Saint-Domingue ou essais
de Poésie Créole, publié à Philadelphie en 1811.
51
Cette tournure subsiste en guadeloupéen et dans les parlers du Nord
d'Haïti :
(38) rob a mouin CGu « ma robe »; pitit a y CHN « son enfant »
Pourtant il est fort probable qu'apparut à Saint-Domingue vers la fin
du xvnie siècle la simple juxtaposition de la forme oblique des pronoms
personnels, tournure en usage aujourd'hui dans les autres territoires
antillais, d'Haïti à la Trinité. La version créole de la fable de l'Enfant Prodigue
contient en effet des formes telles que n :
(39) papa moi « mon père », z'ami moi io « mes amis »
fré ou « ton frère », cochons-li io « ses cochons »
52
S. Comhaire-Sylvain (1936), qui a caractérisé le créole haïtien comme
« un lexique français coulé dans le moule de la syntaxe africaine », attribue
la post-position du déterminant défini et du marqueur pluriel au transfert
direct d'un trait éwé. Dans cette langue, en effet, ces deux morphèmes, se
placent dans l'ordre des morphèmes correspondants du CH (Westerman
1930) :
(40) Créole haïtien Ewe
kaj-la « la maison » xo á
kaj-(Ia)-jo « les maisons » xo á wo
et, qui plus est, tous les déterminants sont postposés :
(41) Botní « porte »
Botrú má « cette porte »
Botrú má wď « ces portes »
là vô « une bête sauvabe »
\âyé wo « des bêtes sauvages »
xq njè « mon ami »
xô njè wrf « mes amis »
La structure du système d'actualisation du syntagme nominal en FPA
renforce la thèse de l'influence africaine sur l'évolution du système des
déterminants du nom en créole. Dans cette variété pidginisée de français
les réflexes des déterminants antéposés de la langue source ne semblent
avoir aucune fonction sémantique ou grammaticale et ne se différencient
guère des consonnes de liaison agglutinées au nom. Il s'est formé un
système symétrique de déterminants de très grande simplicité dans lequel le
déictique locatif là sert d'actualisateur et où le nombre est indiqué par le
choix entre lui et leur postposé 13 :
(42) Ti lé louvri laporte-là. « Tu as ouvert la porte. »
lé frubit-là « le fruit »
lé frubit-leur « les fruits »
nhomme-là-lui « cet homme »
nhomme-là-leur « ces hommes »
Le système que nous avons qualifié de conservateur témoigne
néanmoins d'un haut niveau d'élaboration par rapport à celui que l'on retrouve
dans les variétés pidginisées de français rudimentaires. Par exemple, les
locuteurs de tây bôi qui ont fourni le corpus relevé par Phillips (1975)
exhibent une grande variabilité dans le domaine des déterminants. Dans un
premier temps ces sujets, bien qu'ils dissocient le déterminant préposé du
nom, ne semblent pas lui attribuer de valeur sémantique ou grammaticale.
Par ailleurs le pluriel n'est pas encore marqué par la sélection de formes
spéciales des déterminants :
(43) môpti zàfâ « mon enfant »
se mjoe pur âbrase ma le zâfà « C'est pour mieux t'embrasser mon enfant. »
se pa ganje pâtalô, pizama « Nous n'avions pas de pantalons, pas de
pyjamas. »
la garsô, la garsô « le garçon »
13. Nous devons signaler que les exemples de FPA que nous citons sont sans doute régularisés ou
même stéréotypés car il n'existe aucun corpus rigoureusement défini de cette variété pidginisé de français.
Les examples sur lesquels nous nous appuyons et ceux qui sont à la base de Duponchel (1978) proviennent
pour la plupart d'une rubriEue à visée satirique et comique de l'hebdomadaire Ivoire-Dimanche intitulée
« La Chronique de Moussa » et de deux disques enregistrés par l'Abbé Kodjo contenant une adaptation de
textes de la Genèse : « La création » et « Le saint homme Job ».
53
Dans un deuxième temps, les locuteurs, tout en négligeant de faire les
accords de genre et de nombre, commencent à actualiser le nom en faisant
appel aux particules déictiques ça, ici et — là ou même aux déterminants
possessifs :
(44) la madam isi aie sa « Cette dame est allée faire ça. »
sa mamâ a âvwaje in galet epi sa « La (sa) mère lui a donné une galette et
patit orvwar la petite est partie. »
Comme en vietnamien les déictiques sont postposés on serait tenté de
conclure que dans les processus de pidginisation et de créolisation
l'influence de la langue première ne joue qu'à un stade plus élaboré.
Alternativement, ces faits suggéreraient que le premier stade de la pidginisation est
marquée par une grande fluctuation et une absence de structuration bien
nette. Le début d'élaboration proviendrait de l'effet conjoint de processus
universaux de restructuration et des structures des langues en contact. Ces
faits tendent aussi à démentir l'affirmation de D. Bickerton (voir supra 1.)
selon laquelle ces processus ne sont accessibles qu'aux enfants, les adultes
ne pouvant tirer, en situation de contact, des données brutes ambiantes
qu'un magma linguistique informe.
14. Comme il est d'usage chez certains scripteurs employant l'orthographe ONAAC, nous nous
servons du tiret pour indiquer la dépendance des déterminants nominaux.
54
L'élision frappe les pronoms personnels, qui se terminent tous par une
voyelle. En position initiale l'élision est généralement facultative devant
voyelle : mouin ouè l/m ouè l « je le vois ». Devant consonne seuls les
pronoms mouin, пои et // s'élident facultativement : пои pran Ijn pran I « nous
le prenons » mais yo pran 1 et ou pran l, les prononciations [jprâl] et [wprâlj
étant inacceptables ; ajoutons que n pran l se réalise avec un n syllabique
[Yprâl]. En position finale, l'élision des pronoms est facultative après
voyelle et interdite après consonne : se papa mouin/sé papa m « c'est mon
père » mais se pitit mouin « c'est mon enfant ». Dans les parlers du nord
d'Haïti le pronom 3e personne du singulier, non sujet à l'élision, est soumis
à la troncation du /. La forme tronquée / (réalisée [j] est obligatoire après
voyelle (yo koupé i « ils l'ont coupé ») et la forme pleine requise après
consonne (yo bat H « ils l'ont battu »). La forme tronquée est généralement
de rigueur en position initiale : / pati « il est parti », / ouè « il voit ».
La juxtaposition de voyelles produites par le cumul de déterminants en
position finale crée un grand nombre de voyelles successives sur lesquelles
opèrent plusieurs règles d'apocope et d'assimilation de labialisation et de
nasalisation facultatives. Ainsi dans le parler de l'Ouest (région port-au-
princienne) 1 ardcle indéfini s'amalgame aux monosyllabes précédents :
se on chat [sôsat] « C'est un chat », m gin on chat [mgô...] « j'ai un chat ».
Le pronom personnel 2e personne du singulier ou labialise toute voyelle
non-labialisée précédente : pyé-ou [pp] « ton pied », m ba ou [mbow] « je
te donne ».
Les réductions vocaliques sont particulièrement frappantes dans le
nord d'Haïti (Etienne 1974). Dans le parler de cette région la possession
s'exprime par l'emploi de la préposition a pour relier le pronom personnel
au syntagme nominal déterminé. Cela a pour effet de créer de nombreuses
séquences de deux ou même de trois voyelles successives : soulyé a papa
[sujapapa] « les chaussures de Papa », pin a i [pâj] « son pain », manjé a
mouin [màzâm] « mon manger ». Outre l'assimilation de nasalité l'apocope
de la voyelle finale du nominal est accompagnée de l'assimilation régressive
de labialisation : ka a ou [kow] « ton cas », pitimi a ou [pitimow] « ton petit
mil », wu a ou [wdw] « ta roue ». Enfin à ces faits, dont la description
demeure encore fort sommaire, ajoutons que les voyelles arrondies finales
se diphtonguent au lieu de disparaître : do a m [dwâm] « mon dos », ku a
пои [kwânuj « notre cou », pon a пои [pwânu] « notre pont ».
55
et de l'Atlantique et exportée aux colonies par les traiteurs et les marins.
M. Goodman (1964) reprend en partie cette deuxième hypothèse de Faine
et explique les nombreuses similitudes structurales entre les parlers de
l'Océan Indien et ceux des Amériques par une origine commune en Afrique
occidentale. Il postule pour cette source commune, non pas une koinè
maritime, mais un pidgin rudimentaire employé par les négriers contenant
un grand nombre de traits issus des langues locales. Dans un article récent,
A. Hull (1975) localise la création de ce pidgin dans le temps (1671) et dans
l'espace (à Ouidah dans )e Dahomey); il précise que ce pidgin se développa
par la relexification ou le calque d'un pidgin afro-portugais pré-existant de
la part des Français.
Ce type de relexification ne peut résister à un examen à la lumière des
faits exposés dans cet article ainsi que de considérations d'ordre extérieur
(Chaudenson 1974, 1977; Valdman 1977a). Si un pidgin franco-africain
s'était en fait développé à Ouidah, il serait reflété par un système de
déterminants du nom ressemblant au système innovateur privilégiant la
postposition plutôt que l'antéposition présentée dans la section 3.2. En effet,
nous avons vu que dans les langues kwa, parlées dans la région du golfe de
Guinée, tous les déterminants se trouvaient après le nom. La postposition
domine aussi dans le créole portugais des îles du Cap Vert (Valkhoff (1966:
94-99)), qui doivent refléter fidèlement les variétés pidginisées de portugais
en usage sur le littoral de l'Afrique occidentale aux xvie et xvne siècles :
(44) mesa se sa pikina « Cette table est petite. »
livlu sala sa zulu. « Ce livre-ci est bleu. »
(45) pe mu « mon père »
pe no « notre père »
pcde « son père »
pe d inase « votre père (2e pi.) »
Ainsi, on s'attendrait à ce que la strate la plus profonde du créole
issue du pidgin franco-africain fut caractérisée par la postposition des
déterminants du nom. Or, c'est tout à fait le contraire que Гол constate :
dans les régions conservatrices de la Louisiane et de la Guyane se retrouve
le déterminant possessif préposé, et le marqueur antéposé se... la est
généralement répandu aux Petites Antilles.
Le système conservateur des déterminants du nom du créole aurait
donc son origine dans le français en usage durant la période formative des
colonies plantocratiques françaises, et le créole serait issu de variétés
approximatives s'éloignant peu du français colonial. Cette origine se reflète
aussi dans les strates profondes du système verbal (З.1.). Ainsi est-il erroné
de voir dans des traits du créole, survivance de couches profondes se
rapprochant du français tels que l'antéposition des déterminants du nom,
l'effet de la décréolisation (Hull 1975). Il s'agirait plutôt des traces d'une
restructuration limitée de la langue cible de la part des apprenants allo-
glottes serviles-
A la Réunion et aux Antilles lors des premières décennies de la
colonisation le contact entre les alloglottes serviles et les colons français était
suffisamment étroit pour rendre la norme de la langue cible encore
accessible à ces premiers. Les processus d'élaboration qui réduisirent la large
gamme de variation des variétés rudimentaires de français pidginisé et
conduisirent à la fixation du créole conservateur eurent peu d'effet sur
56
l'ordre des éléments dans le syntagme nominal. Le créole innovateur, qui
se manifeste par la postposition graduelle des déterminants du nom dans
les parlers antillais, est le résultat de deux processus. Premièrement, il
témoigne de l'acquisition du créole conservateur ou, si l'on préfère, du
français créolisé, par les nouvelles masses d'alloglottes serviles.
Deuxièmement, il est le produit de changements linguistiques réguliers, donc graduels,
sujet à des facteurs locaux.
Il n'est donc nullement nécessaire de postuler l'existence d'un pidgin
cristallisé né en Afrique pour tenir compte de l'unité structurale des parlers
franco-créoles, unité qui n'est d'ailleurs que relative dès que l'on compare
d'une manière rigoureuse et détaillée les divers parlers.
Nous voudrions conclure par une observation sur les processus cogni-
tifs qui sous-tendent la nativisation et l'élaboration. L'hybridisation
secondaire, pour reprendre le terme de K. Whinnom (1971), et les systèmes
approximatifs fort variables qui en résultent est caractéristique des
situations bilatérales de contact linguistique. Comme le souligne Whinnom
(1971, 1977), l'hybridisation tertiaire et la cristallisation d'un pidgin élaboré
(ou si l'on préfère, un pré-créole) ne peuvent s'effectuer que lorsque les
contacts sont multilatéraux ou lorsque dans une situation de contact
bilatérale intervient un groupe tiers. Cela semble avoir été le cas dans les îles
Hawaii où, après le développement d'une variété pidginisée de l'anglais
acquise par les autochtones, furent importés des groupes serviles
provenant de la Chine, du Japon, de la Corée, des Philippines, etc. Cette
intrusion stoppa la résorption des variétés pidginisées et aboutit au contraire à la
cristallisation d'une norme distincte de la langue source (la langue cible,
du point de vue de la dépidginisation), qui est le créole hawaiien actuel. La
rapidité avec laquelle s'effectue cette cristallisation et le degré de stabilité
relative, d'expansion fonctionnelle et de complexification et de «
normalisation » linguistiques suggère qu'elle peut être entreprise par des adultes
bilingues. Ainsi l'élaboration et la nativisation ne diffèrent guère sur le plan
cognitif. Elles impliquent toutes deux la restructuration de l'input par
l'effet de stratégies perceptuelles et expressives universelles sur lesquelles,
de par la nature du contexte sociolinguistique, s'exercent peu de contraintes
normatives. C'est ce qui produit la symétrie structurale et la simplicité des
relations grammaticales par lesquelles les pidgins et les langues créoles se
distinguent de leur langue source.
En conclusion, une meilleure caractérisation des différences entre le
développement d'un créole par l'intermédiaire d'un stade pidgin élaboré
(l'élaboration) et par voie d'un pidgin rudimentaire acquis par des enfants
(nativisation) dépend de recherches visant à spécifier la nature de l'app ;en-
tissage d'une langue seconde en contexte naturel et à préciser comment ce
processus diffère de l'acquisition d'une langue première par les enfants.
57
BIBLIOGRAPHIE
58
Lefebvre Gilles R. 1977. « Français régional et créole à Saint-Barthélémy, Guadeloupe ».
Snyder, E., Valdman, A., éd. Actes du colloque Identité Culturelle et Francophonie
dans les Amériques, I. Québec : Presses de l'Université Laval, 122-46.
Manessy Gabriel. 1977a. Pidginization in African languages in Valdman, éd. 129-54.
1977b. « Pidginisation, créolisation et changement linguistique ».
Communication présentée au 12e Congrès International des linguistes.
Phillips John S. 1975. Vietnamese contact French: Variation in a contact situation. Thèse
de doctorat d'Indiana University.
Sankoff Gillian. 1977. « Creolization and syntactic change in New Guinea Tok Pisin,
in N.G. Blount and Mary Sanchez » Sociocultural Dimensions of Language Change.
New York : Academic Press, 119-30.
Sechehaye C. Albert. Essai sur la structure logique de la phrase. Paris : Champion.
Smith David M. 1972. « Some implications for the social status of pidgin languages »
in D.M. Smith and R.W. Shuy, éd. Sociolinguistics in cross-cultural analyses.
Washington, D.C. : Georgetown University Press.
Valdman Albert. 1973. « Some aspects of decreolization in Creole French », in Thomas
A. Sebeck, éd. Current Trends in Linguistics, vol. XI : Diachronic, Areal and
Typological Linguistics. La Haye : Mouton.
Valdman Albert. 1977a. La structure, le statut et Г origine du créole. Paris : Klincksieck.
1977b. « Créolisation sans pidgin : le système des déterminants du nom dans les
parlers franco-créoles », in Jurgen Meisel, éd., Langues en contact-créoles-Lan-
guages in contact. Tubingen : TBL Gunter Narr. 105-36.
Valdman Albert, éd. 1977. Pidgin and créole linguistics. Bloomington, IN : Indiana
University Press.
1978. Le Français hors de France. Paris : Champion (sous presse).
Valkhoff Marius F. 1966. Studies in Portuguese and Creole. Johannesburg Witwater-
strand University Press.
Whinnom Keith. 1971. " Linguistic hybridization and the ' special case ' of pidgins
and créoles ", in Dell Hymes, éd. Pidginization and Creolization of Languages,
Londres : Cambridge University Press, 91-115.
1977. « The context and origin of Lingua Franca » in Valdman, éd. (aussi, J. Meisel,
éd., 3-18).
Westerman Dietrich, 1930. A Study of the Ewe Language. Londres Oxford University
Press.
Williams Wayne R. 1976. « Linguistic change in the syntax and semantics of Sierra
Leone Krio ». Thèse de doctorat d'Indiana University.
59