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Irene Silverblatt
2011/1 n° 50 | pages 17 à 40
ISSN 1298-6046
ISBN 9782296552661
DOI 10.3917/cdge.050.0017
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Irene Silverblatt
Résumé
Le thème des ‘valeurs familiales’ éclaire ici la prétention du colonialisme
espagnol de forger de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles identités
dans le Pérou du XVIIe siècle. Les enseignements sur le genre et le sexe, sur la
légitimité et la race — avec leurs multiples contradictions — furent imposés
aux peuples andins. Bien qu’émanant de l’idéologie coloniale, ils mar-
quèrent de leur empreinte l’intellect et l’ethos des indigènes. Les Andins
reprirent donc les valeurs familiales à leur compte en tant que normes pour
juger et critiquer l’expérience coloniale, mais aussi en tant que source
d’inspiration pour toute une gamme de stratégies politiques.
Cet article porte sur les ‘valeurs familiales’ dans les Andes
péruviennes du XVIIe siècle 1 et sur leur impact culturel lors des
guerres coloniales — valeurs qui, à l’époque tout comme
aujourd’hui, traduisaient des préoccupations morales quant à la
‘pureté’ et la légitimité des relations sexuelles, et qui avaient
1
Une première version, ici remaniée et raccourcie, a été publiée en anglais :
“Family Values in Seventeeth-Century Peru”. In Hill Boone Elizabeth, Cummins
Tom (eds) (1998). Native Traditions in the Postconquest World. Washington,
Dumbarton Oaks.
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d’Iberia pour transformer les peuples andins en sujets espagnols
nommés ‘Indiens’. Le thème des ‘valeurs familiales’ met en
lumière la prétention du colonialisme espagnol de forger de nou-
veaux rapports sociaux et de nouvelles identités. La distinction
opérée entre indios et españoles engendra dans le même temps
celle entre mestizos et mulatos, bâtards et individus légitimes,
sujets libres et esclaves, sorcières des Andes, vierges et putains.
La question des identités culturelles et des pratiques sexuelles, tout
comme la peur due au taux de mortalité extrême des peuples
autochtones (Cook 1981), ainsi que la propension de l’Empire
espagnol à mener des croisades religieuses (Elliott 1963 ; Kamen
1985), déclenchèrent des batailles morales étroitement liées à la
création de toute pièce de la colonie inca.
Espagnols et Indiens
2
L’analyse présentée ici quant aux dimensions culturelles de la colonisation
s’appuie avant tout sur les travaux de Philip Corrigan et Dereck Sayer (1985),
ainsi que sur ceux de Norbert Elias concernant le ‘processus de civilisation’
(1982). Les développements sur la politique reproductive dans le contexte
colonial doivent beaucoup aux apports d’Ann Stoler (1991). Pour des articles
sur le mariage et la sexualité dans les territoires coloniaux d’Amérique latine,
voir également Asunción Lavrin (1989).
Chasteté et pureté des liens sociaux dans le Pérou du XVIIe siècle 19
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tence de deux républiques distinctes — indienne et espagnole —
dont les membres étaient en principe désignés selon leur ascen-
dance et la pureté de la race. Sur le plan théorique, Indiens et
Espagnols étaient politiquement égaux ou presque, considérés
comme des individus à part entière, des vassaux libres de la
Couronne, ayant droit à des honneurs (Solórzano 1972).
Pourtant, la domination coloniale était fondée sur la sujétion des
Indiens que les institutions, la politique officielle et les préjugés
populaires humiliaient profondément (ibid.).
Il s’agissait toutefois d’un processus chaotique et contradictoire.
Aux yeux de la monarchie espagnole, l’État colonial devait proté-
ger juridiquement ses sujets indiens — êtres faibles par essence
et frappés d’incapacité — la Couronne étant perçue comme le
garant ultime du droit à la terre des communautés autochtones.
La conception du gouvernement local, censé adapter les para-
digmes ibériques au contexte colonial, confortait ce modèle. À
l’instar de l’autorité accordée aux municipalités espagnoles, la
politique coloniale concéda une autonomie importante aux
communautés indiennes sur les questions locales : les représentants
de l’élite provinciale (kurakas) obtinrent le statut d’intermédiaires
de la Couronne, cependant que le soin de maintenir l’ordre
(colonial) au jour le jour était conféré à des fonctionnaires muni-
cipaux issus de la population autochtone (Rowe 1957 ; Spalding
1984). L’espace politique considérable accordé aux Andins était
néanmoins bridé par d’importantes limites : les coutumes indi-
gènes ne pouvaient aller à l’encontre des usages ibériques, ou
plus précisément, elles ne pouvaient contredire les normes de
comportement rigides, liées à une vision de plus en plus étroite
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contre l’idolâtrie. Les guides du XVIIe siècle à l’intention des
missionnaires péruviens — sermons et manuels de confession
rédigés en espagnol et en langues indigènes — étaient très prolixes
sur les valeurs familiales (Pérez Bocanegra 1631 ; Doctrina
1985). Rappelons que l’invasion du Pérou avait eu lieu dans la
foulée des guerres religieuses pour éradiquer de la Péninsule
ibérique les hérésies persistantes, les superstitions paysannes et les
‘mauvaises mœurs’ qui caractérisaient l’ensemble de la société
espagnole (Silverblatt 1987 ; Sánchez 1991 ; Cruz, Perry 1992).
Or les briseurs d’idoles du Pérou savaient que cette campagne
en annonçait d’autres à venir dans les Amériques et ils étaient
fort sensibles au caractère plus ‘vil’ et ‘barbare’ des Espagnols,
comparés aux habitants du Nouveau Monde (Arriaga 1919).
Les questions sexuelles, en particulier, préoccupaient
l’Espagne de la contre-réforme (Perry 1990). Rien d’étonnant,
vu l’importance toute récente conférée par l’Église aux valeurs
familiales, dimension sur laquelle elle comptait pour asseoir sa
suprématie. Un désir croissant de définir et de contrôler les acti-
vités sexuelles se fit donc jour dans les Andes, et il trouva une
illustration saisissante dans le catéchisme, les manuels de confes-
sion et les sermons s’inspirant du Troisième Conseil de Lima.
Les textes de la fin du XVI e et du XVII e siècle péruvien
imposaient des contraintes explicites en matière de relations
sexuelles. Tous célébraient la chasteté comme le plus haut degré
d’accomplissement de l’être humain, ils s’insurgeaient contre les
diverses catégories de péché sexuel, avec souvent force détails
étonnants. Les transgressions sexuelles recouvraient une panoplie
d’actes ‘contre nature’, à savoir toute pratique sexuelle n’ayant
Chasteté et pureté des liens sociaux dans le Pérou du XVIIe siècle 21
pas la procréation pour finalité. Parmi les actes les plus graves
figuraient le péché abominable (la sodomie), la masturbation,
les relations homosexuelles et la copulation avec des animaux.
Pour leur part, les relations sexuelles licites, dûment bénies par
le saint sacrement du mariage, étaient explicitement confinées
au lit conjugal (Pérez Bocanegra 1631 ; Doctrina 1985).
Une telle restriction — relativement récente dans l’histoire de
la morale occidentale (Foucault 1978) — ne pouvait que
conforter l’autorité de l’Église sur les affaires familiales puisque
le mariage impliquait une sanction religieuse. Aussi les registres
paroissiaux du XVIIe siècle, en Espagne comme dans le reste de
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l’Europe, mentionnaient-ils de plus en plus souvent les crimes
de fornication (Kamen 1985, Perry 1990), lesquels occupaient
une place tout aussi importante parmi ceux que punissait
l’Inquisition au Pérou 3.
Les curés chargés d’extirper l’idolâtrie et de passer au peigne
fin les colonies indiennes du département de Lima étaient non
seulement à l’affût d’idoles, mais de toutes sortes de crimes
sexuels — les ‘mauvaises mœurs’ que l’on pensait entachées de
maléfices. En tête de liste des transgressions sexuelles figuraient
l’amancebiamento (l’union libre entre un homme et une femme
célibataire, ou la très ancienne coutume quechua du mariage à
l’essai), l’adultère et divers péchés relatifs aux pratiques amou-
reuses recourant à la magie. Si le diable présidait au culte païen du
soleil et de la lune pratiqué par les Andins, à celui des huacas
(lieux saints et de pèlerinage) des ancêtres, il était également là
pour aiguillonner les amours illicites, répandre les guacanquis
(charmes d’amour andins) et, plus généralement, rendre les
Indiens sourds à l’affirmation que le sexe est un péché mortel à
moins d’être pratiqué selon les règles de l’Église (Pérez
Bocanegra 1631 ; Arriaga 1919 ; Doctrina 1985).
Aux yeux des ecclésiastiques, le peu d’attention accordée aux
valeurs familiales, l’hérésie, et la révolte politique étaient autant de
facteurs qui se recoupaient : le sexe, les idoles et les querelles
3
L’Inquisition fut importée au Pérou en 1569. Bien que les Indiens n’y fussent
pas soumis, les campagnes visant à extirper l’idolâtrie jouèrent un rôle analogue
(Lea 1908 ; Medina 1959).
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L’idéologie espagnole en matière de sexe et de genre véhi-
culait des sentiments contradictoires, quoique très profonds, sur
les femmes, leur ‘nature’ et leurs aptitudes. Les normes euro-
péennes étaient porteuses de figures telles que la sorcière (et la
putain) lascive — ennemie mortelle de l’homme et du royaume
des cieux — conjointement à celle de la vierge, idéalisée dans
l’image sacrée de la Madone intercédant auprès de Jésus et de
Dieu (Sprenger, Kramer 1970 ; Warner 1976 ; Silverblatt 1994).
D’une part, les femmes, en tant que sexe, étaient condamnées
pour leur vulnérabilité présumée face aux avances du diable ;
de l’autre, elles voyaient leur virginité célébrée en tant
qu’incarnation de l’honneur familial, tout en étant soumises à la
vigilance croissante des hommes de leur parenté et de l’État
(Silverblatt 1987 ; Perry 1990).
Selon le bon sens espagnol, les femmes étaient considérées
comme des êtres inférieurs, tant sur le plan moral qu’intellectuel.
Ces croyances, assorties d’un cadre juridique qui institutionna-
lisait les avantages des hommes, étaient en outre sanctionnées
par une religion d’État jugeant les femmes particulièrement
vulnérables vis-à-vis du démon (Silverblatt 1987). Les curés,
armés de livres de catéchisme bilingues et de sermons rédigés
pour évangéliser les indigènes, propageaient toute une série de
préceptes moraux sur les rapports de sexe. Certains enseignements
insistaient sur la soumission des femmes vis-à-vis des hommes,
avec des formules renvoyant au langage (patriarcal) familier des
devoirs mutuels — les hommes ayant pour obligation d’entrete-
nir leur épouse, et les femmes d’obéir à leur mari. Les sermons
Chasteté et pureté des liens sociaux dans le Pérou du XVIIe siècle 23
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permettant de signer un contrat et de bénéficier d’un titre de
propriété — privilèges réservés aux descendants incas ou à la
noblesse provinciale — ne concernait que les hommes. Autre
exemple qui en dit long : le témoignage juridique d’un homme
espagnol équivalait à celui de deux hommes indiens ou de trois
femmes indiennes (Silverblatt 1987).
Imprégnées de l’idée que les femmes étaient inaptes à occuper
des fonctions publiques, les politiques mises en œuvre leur inter-
disaient de participer à la vie politique communale (ayllu). Bien
qu’en principe disposés à tenir compte des traditions locales, les
administrateurs coloniaux, dans la pratique, ne reconnaissaient
pas les structures précolombiennes de gouvernement parallèle, au
sein desquelles les femmes — en tant que femmes — dirigeaient
leurs propres groupes politiques et religieux (Silverblatt 1987).
Sur certains points — notamment la conviction profondé-
ment ancrée que, par nature, seuls les hommes étaient capables
de prendre des responsabilités civiques — la doctrine espagnole
était inentamable. Les Andins, hommes et femmes, étaient toute-
fois prompts à la modifier en fonction de leurs propres conceptions
quant à la façon d’organiser le gouvernement local. Ils devaient
sûrement s’amuser des préceptes moraux du christianisme obli-
geant les hommes à entretenir économiquement leurs épouses et
les femmes à obéir à leurs maris, car non seulement les normes
andines reconnaissaient le travail des femmes, mais ces der-
nières héritaient du droit à l’usage de la terre et au contrôle de
ses ressources, indépendamment des hommes, et elles avaient
coutume de parler haut et fort, défiant leurs conjoints et les
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Il s’agissait là d’un élément clé de la morale dans la vie
espagnole et créole : marque de vertu, le sens de l’honneur
définissait le statut social dans une optique sexuée.
En cela, il résultait de l’histoire des sept cents ans de
reconquista de l’Espagne chrétienne pour arracher la Péninsule
ibérique au contrôle des Maures. Il incarnait la récompense
accordée par le roi au vassal victorieux, assortie d’un prestige
personnel et de bénéfices matériels. Mériter les honneurs impli-
quait des privilèges : titre de noblesse, propriété de terres et
exemption du versement de la dîme. L’honneur allait également
de pair avec les prérogatives des conquérants, l’une des plus
symboliques étant sans doute le droit (sexuel) précieux de
disposer du corps des femmes conquises (Gutiérrez 1991).
L’honneur devint donc un critère quant au statut social, un
idéal faisant office d’échelle de classement entre Dieu et les
hommes (lesquels dominaient les femmes), et ceux qui pouvaient
se prévaloir des plus grands honneurs avaient la préséance sur
les autres. La règle de l’honneur qui façonnait le corps politique
espagnol plaçait Dieu au pinacle, suivi par le roi, les ecclé-
siastiques, les aristocrates, les vassaux, les paysans, et enfin les
esclaves dont le statut, par définition, était contraire à l’honneur
(Gutiérrez 1991).
La hiérarchie de l’honneur, fondée sur des rapports de
pouvoir et de domination, impliquait la défaite ou la disgrâce
sociale des autres. Les sentences étaient rendues en public, et on
ne comptait plus au Pérou le nombre de forums servant à définir
les rapports entre Indiens et Espagnols. Selon les sermons,
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rues du village (Guaman Poma 1980/1615) ; ou encore celui qui
frappa cette princesse se réclamant des grandes reines incas, qui
fut mortifiée publiquement par des ‘roturiers’ indiens ayant osé
occuper des terres qu’elle revendiquait.
Les affronts publics à la dignité et les comportements
scandaleux, porteurs d’opprobre et d’infamie, avaient une dimen-
sion sexuée dans le monde de l’honneur et de la vertu. Les
hommes perdaient la face lorsqu’ils ne tenaient pas parole ou
qu’ils étaient incapables de se défendre physiquement et de
protéger leur famille. La honte frappait les femmes — et plus
encore leurs parents de sexe masculin — lorsqu’elles avaient des
relations sexuelles illicites. Le code de l’honneur espagnol et
colonial plaçait un signe égal entre vertu féminine et réputation
masculine : l’offense la plus commune pour l’honneur de
l’homme et, par extension, pour le groupe de parenté tout entier
(qui se voyait englobé dans l’affront), consistait à salir la vertu
d’une parente (Seed 1988 ; Gutiérrez 1991).
Les leçons de catéchisme auraient pu présenter les rapports
sexuels hors du mariage comme tout aussi condamnables pour
les hommes que pour les femmes, et la chasteté comme une
marque d’honneur pour les uns comme pour les autres (Pérez
Bocanegra 1631 ; Doctrina 1985). Mais les pratiques sociales des
colons, pourtant imprégnées du code de l’honneur, reposaient
sur deux poids deux mesures. Comment expliquer autrement les
propos de certains Espagnols sur les rapports sexuels des
femmes autochtones avant le mariage ? Le premier émane de la
chronique de Pedro Pizarro, un parent du conquistador :
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virginité comme honorable et digne d’estime, eux la traitent comme
quelque chose de vil. À l’exception des vierges consacrées au
soleil ou au dieu inca (l’aclla), toutes les autres femmes ont
moins de valeur à leurs yeux lorsqu’elles sont vierges. Aussi se
donnent-elles au premier homme venu quand elles le peuvent
(Acosta 1954).
Je n’ai jamais rencontré d’appréciation valorisant de la sorte la
virginité masculine. S’il apparaît ici que les Espagnols avaient une
double morale concernant la sexualité, on voit aussi clairement
que ce genre d’hypocrisie — ancrée dans les règles sexuées de
l’honneur — ne faisait pas partie des valeurs familiales des
Andins. Les femmes indigènes pouvaient avoir des relations
sexuelles avant le mariage, tout comme les hommes, sans être
stigmatisées pour autant et sans que cela ne pèse sur la répu-
tation des hommes de leur famille ou de leur groupe de parenté.
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partageait l’horreur des Espagnols à l’égard des ‘sang-mêlé’,
associait si étroitement le mestizo à l’illégitimité qu’il nommait
mestizos les Incas de seconde lignée (Guaman Poma
1980/1615).
Le fardeau, la honte et l’infamie qu’incarnaient les métis consti-
tuaient une atteinte à l’essence même de l’honneur, né de la
longue histoire de la reconquête espagnole. Or selon les règles
forgées à cette occasion, les femmes vaincues représentaient un
trophée suprême pour le vainqueur. Les races illégitimes, impures
et ‘métissées’ étaient donc le produit inévitable de la
colonisation : elles alimentaient une morale née de la soumission
d’autres peuples, qui exaltait la chasteté des femmes, la pureté
ancestrale, et le caractère inexpugnable des frontières sociales. Les
agressions sexuelles étaient donc l’un des fondements de l’entre-
prise de domination de l’Empire inca, menée par l’Espagne
dans une optique sexuée. Pour paraphraser Magnus Mörner, la
colonisation du Nouveau Monde reposait sur la conquête des
femmes, et le mestisaje — genèse des ‘sang-mêlé’ — en était la
conséquence non seulement inévitable, mais nécessaire (1967,
p. 21-25).
4
L’obsession de la pureté du sang prit encore davantage d’importance au XVIe et
au XVIIe siècle, lorsqu’une preuve de ‘pureté’ ancestrale (ou limpieza de sangre)
fut exigée pour occuper un poste de responsabilité politique ou religieuse.
L’Office de l’Inquisition devait certifier que le dossier de tel ou tel candidat
n’était entaché d’aucune souillure — ‘sang’ juif ou maure (Kamen 1985). Voir
également Verena Stolcke (1990) sur les conséquences de ces préoccupations
quant aux questions de race et de virginité dans les colonies espagnoles.
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tant que normes pour juger et critiquer l’expérience coloniale,
mais aussi en tant que source d’inspiration pour toute une
gamme de stratégies politiques 5.
5
Cet article met en exergue l’impact culturel de la colonisation espagnole sur
les peuples indigènes du Pérou, et je ne peux retracer ici les traits analogues de
l’expansion inca. La conquête n’était pas un phénomène nouveau dans les Andes ;
l’Empire inca fut le dernier maillon d’une suite d’entreprises impériales pré-
hispaniques visant à transformer la vie andine. Les peuples conquis devaient
travail et fidélité à Cuzco et à ses dieux, et les représentants masculins de
l’Empire pouvaient arracher à leurs communautés d’origine les femmes
conquises — les ‘vierges du Soleil’ — pour les mettre au service impérial.
Bien qu’il soit difficile d’esquisser avec beaucoup de détails ou de certitude ce
qu’était la politique culturelle des incas, elle ne semble pas avoir été à
l’origine d’interdits sexuels ou de politiques exclusives analogues à celles des
Européens qui leur succédèrent.
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sexualité des femmes, à leur vertu et à leur honneur : la chasteté
prémaritale, assortie d’un mariage approprié, garantirait la pureté
du lignage, condition nécessaire à l’ordre social et à la perpé-
tuation des peuples autochtones. Une vigilance étroite à l’égard de
la sexualité féminine était donc cruciale pour assurer l’avenir de
la société coloniale, évalué à l’aune de normes telles que : bon
gouvernement, ordre politique et croissance de la population
indigène. De manière générale, c’était aux femmes qu’étaient
imputés les échecs sociétaux (Guaman Poma 1980/1615).
Guaman Poma a martelé ces thèmes tout au long de sa Nueva
crónica, en insistant sur la décadence morale de la société colo-
niale comparée à la vertu des mœurs andines avant l’invasion
espagnole. Avec beaucoup d’ironie, il se référait à l’éthique chré-
tienne en tant que norme morale. Certes, les Andins n’étaient
peut-être pas des catholiques pratiquants avant la conquête
ibérique, disait-il, mais ils savaient comment bien gouverner, à
savoir de ‘façon chrétienne’, avec charité, justice, et retenue
sexuelle. La vertu et l’honneur des femmes étaient au fondement de
la conception qu’avait Guaman Poma d’un bon gouvernement.
Préserver la chasteté des femmes résolvait pour moitié la
question de l’ordre social aux yeux des Précolombiens ; l’autre
moitié résidait dans un ‘bon mariage’. Pour Guaman Poma, cela
impliquait que les femmes épousent des hommes de leur milieu.
Avant la conquête espagnole, le rang aurait été la principale pré-
occupation sociale, mais la domination coloniale avait compli-
qué le tableau en introduisant la dimension de la ‘race’, et
Guaman Poma exhortait les Andins à se marier en respectant ce
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l’échelle. Traitant les Indiennes de ‘putains’, de femmes sans
vertu, Guaman Poma déplorait leur traîtrise.
En guise de solution, il esquissait deux voies possibles. La
première s’inspirait de la politique du vice-roi de Tolède en ma-
tière de ségrégation résidentielle. Elle supposait d’exclure des
colonies indiennes tous les individus non indiens — espagnols,
nègres, mulâtres, métis. Si, en dépit de cette interdiction, les
femmes autochtones avaient des enfants de pères non indiens,
elles seraient expulsées de leur communauté avec leur progé-
niture et interdites de résidence dans les villages indiens
(Guaman Poma 1980/1615, p. 1019-1020).
La seconde solution avait trait au droit des parents (ou de
l’État) d’intervenir dans le choix du mari. Forts de cette préro-
gative, les anciens pourraient faire pression sur leurs filles pour
qu’elles se fiancent avec des Indiens de leur rang. Guaman Poma
considérait l’art de gouverner des Incas comme un modèle à cet
égard et faisait confiance à l’habileté supposée de Cuzco pour
que les mariages des femmes satisfassent l’ordre social et la sta-
bilité de l’Empire (ibid., p. 190-192) 6. Ce remède contre le dé-
sordre colonial allait toutefois à l’encontre de la loi de l’Église,
chose qu’il ne pouvait ignorer, lui qui avait accompagné les
6
Guaman Poma fondait son argumentation sur une version idéalisée de la loi,
de l’ordre et de la justice des Incas. Une lecture attentive du récit du chroni-
queur jette aussi le doute sur la capacité tant vantée de l’élite inca de peser
directement sur les mariages locaux (Silverblatt 1987).
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l’union d’Indiens et de nègres) — dont la vie scandaleuse ali-
mentait selon lui le désordre colonial. À ses yeux, les métis du
Pérou incarnaient une image de mort, via la mortalité indigène et
la dégénérescence sociale. Ses plaidoyers passionnés en faveur de
la pureté de la caste et de la race — et de la nécessité de veiller
à l’honneur des femmes au nom du bien public — s’appuyaient
sur la rhétorique hybride qui prévalait à l’époque. Il tentait par
ce biais de donner un sens, sur le plan moral et cognitif, à un
monde en voie de désintégration.
La chronique de Guaman Poma sur le bon gouvernement se
voulait une défense des Andins en même temps que de leur
honneur, en refaisant l’histoire précolombienne présentée comme
un îlot de vertu, aux femmes chastes et aux frontières sociales
soigneusement gardées. Partant, il dénonçait avec force le sort des
femmes indigènes soumises à la domination coloniale, même s’il
leur imputait une grande part de responsabilité dans l’effondre-
ment de l’ordre social. Mais elles n’étaient pas l’unique objet de
ses attaques cinglantes. Les Espagnols — l’entourage colonial
dans son ensemble et les prêtres en particulier — étaient accusés
d’avoir importé le mal dans le monde andin. Néanmoins, avec
des accents chrétiens, il rappelait à ses lecteurs que « le premier
péché jamais commis l’avait été par une femme », semonçant les
filles d’Ève en affirmant : « C’est pourquoi vous avez commis
la première idolâtrie » et « Vous avez servi les démons » (1980,
p. 122). L’anathème était au cœur de la rhétorique sur les
valeurs familiales (coloniales), et quand il distribuait des blâmes
face à la disparition des communautés indiennes et de l’ordre
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comptes rendus de procès contre les pratiques d’idolâtrie et les
malas costumbres dans la région de Lima au XVIIe siècle offrent
un aperçu de ces transformations. Pour beaucoup de ceux qui
étaient accusés de toutes sortes de maléfices — depuis l’adoration
des montagnes jusqu’à la fornication — les questions d’honneur
prenaient d’autres formes, engendrant de nouveaux points de
vue sur le pouvoir et la légitimité, de nouvelles perspectives sur
les relations sociales dans les colonies, et de nouvelles pratiques
quant à la défense de l’honneur. Rappelons toutefois que ces
témoignages résultaient des conflits culturels les plus crus et les
plus violents dans les Andes — les campagnes visant à extirper
l’idolâtrie. Le simple fait d’y avoir survécu influait sur le sens
conféré aux prescriptions morales et aux pratiques du code de
l’‘honneur’.
Car les protagonistes de ces campagnes, tout comme les
inquisiteurs, répandaient la terreur. Avant la mise en examen
d’un village, ils rassemblaient tous les adultes pour les informer
de la procédure :
[Il] est ordonné, commandé et exigé que, dans les douze jours à
venir […] les [membres de tel ou tel pueblo] nous avouent qu’ils
savent, qu’ils ont vu ou entendu dire que telle personne est […]
un hérétique ou une sorcière ou un adorateur d’idole (AAL 7,
leg. 2, exp XXVII).
Suite à cette injonction, les inquisiteurs faisaient irruption dans
la vie du village et dressaient les indigènes péruviens les uns
7
Archives de l’Archevêché de Lima.
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— le légalisme et la cupidité tenant lieu de seule logique sociale.
Ils n’avaient pas non plus été soumis à la férule d’une religion
d’État décrétant que leurs modes de vie étaient criminels en soi.
Aussi leur communauté fut-elle en proie à de multiples
trahisons : vis-à-vis des dieux indigènes et des dieux de
l’envahisseur, de l’État colonial et des fonctionnaires autochtones.
En proie à de terribles incertitudes et aux peurs généralisées
qu’engendrait la colonisation, ils subissaient en outre les assauts
des campagnes contre l’idolâtrie. L’‘honneur’ figurait au cœur
de cette expérience, servant à la fois de cadre à la hiérarchie
coloniale tout en lui conférant un sens, structurant les rapports
dominants/dominés et, parfois, les retournant en leur contraire
— dans les limites, bien sûr, de l’hégémonie coloniale.
Dans les communautés autochtones du XVIIe siècle, la
considération accordée aux individus (avec les outrages publics
allant de pair) imprégnait l’éthique de la vie quotidienne. La
lutte pour l’honneur était une façon d’affirmer son statut dans
une société coloniale obsédée par cette question. Les affronts à
ce propos constituaient un élément clé des relations entre
Espagnols et Indiens, mais aussi entre les Indiens eux-mêmes,
surtout entre ceux qui se voulaient membres de l’élite et les
paysans du commun. Les insultes publiques devinrent une façon
de se tester, de vérifier la position sociale de l’autre, dans une
société aux frontières souvent des plus floues : les Indiens pou-
vaient se transformer en métis, certains métis pouvaient passer
pour des Espagnols, et le statut des Indiens de l’élite restait
vague en tant que membres privilégiés de la caste des colonisés
(Spalding 1974).
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caste. Le recours aux insultes pouvait être motivé par l’adhésion
à d’autres causes, comme ces chrétiens d’origine indienne alliés
à l’establishment espagnol, qui humiliaient les membres de leur
communauté en les accusant d’activités antichrétiennes. Un
affront courant consistait à traiter publiquement les Indiens de
fidèles du diable, et de chiens qui plus est. L’épouse du maire de
San Lorenzo de Quinti s’en prit ainsi à des habitants en proférant
à la ronde des insultes qui « déshonoraient les Indiens, hommes
et femmes, appelant ces dernières des ‘chiennes de sorcières’ »
(AAL: leg. 2, exp. XIV).
D’autres termes déshonorants s’appliquaient également aux
Indiennes. Il s’agissait d’insultes invoquant le langage de la
vertu, qui les accusaient de dévergondage. Elles pouvaient se voir
traitées en public de salopes ou de putains, et les Andines du
XVIIe siècle découvrirent que la conduite sexuelle, désormais
soumise au code de l’honneur, était prétexte à des jugements et
à des condamnations sans appel. Avant l’invasion espagnole, ce
code était inconnu dans la Cordillère des Andes. La colonisa-
tion entraîna de nouvelles façons d’associer la sexualité des
femmes à un discours public sur la morale, largement accepté.
Les Andins apprirent vite l’importance que les normes espa-
gnoles accordaient — en principe, si ce n’est en pratique — au
code de l’‘honneur’ touchant la vertu féminine, et ils apprirent
également très vite ce qu’il en était de l’hypocrisie qui allait de
pair puisque l’honneur pouvait masquer des actes déshonorants.
Ils n’hésitaient pas à railler ces contradictions et à les tourner en
ridicule, à la barbe de leurs auteurs.
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tous les commentaires faisaient état de la hantise suscitée par le
déclin brutal de la population péruvienne, sans parler des
craintes concernant la perte des terres, le manque de nourriture
et de vêtements, ainsi que l’anxiété due aux travaux de corvée.
La pensée indigéniste s’adossait aux incertitudes et aux peurs
croissantes qui rongeaient les Andins, au travers d’une philo-
sophie religieuse contestant la domination espagnole — quand
bien même elle recourait à des catégories de pensée ibériques.
Les dieux espagnols étaient opposés aux dieux andins : en
répudiant les dieux indigènes et en cédant aux sirènes du
christianisme, les Péruviens avaient trahi leur foi. Les divinités
andines, en retour, les avaient abandonnés, cependant que les
dieux des Espagnols s’avéraient n’être des dieux que pour ces
derniers et eux seuls — en dépit de leur rhétorique universaliste.
Et tout comme leurs compatriotes mortels, ces dieux trahissaient
les Andins par de fausses promesses en s’engageant à défendre
leurs intérêts.
Les pratiques religieuses indigénistes étaient ouvertement
anticoloniales : elles célébraient les lieux saints (huacas), les
aliments et les rituels andins, tout en condamnant les dieux, les
8
Huertas offre l’une des premières descriptions de ce mouvement, qui s’appuie
sur l’étude attentive des dossiers de l’Office de l’extirpation de l’idolâtrie.
Concernant les pratiques indigènes à Huarochirí, voir également les analyses
de Karen Spalding (1984) et de Steve Stern (1983). J’ai pour ma part étudié
certains aspects de la nature sexuée de ce mouvement (Silverblatt 1987, 1994)
ainsi que ses implications pour la construction des sujets coloniaux (1995).
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ruse et de prudence, et les croyances autochtones admettaient
que les divinités locales partagent le ciel andin avec les dieux
espagnols. Les indigénistes reconnaissaient (délibérément ou
non) la présence apparemment inexpugnable de l’Espagne
(Silverblatt 1995), mais ils luttaient pour retrouver la pureté des
Andes et un nouveau sens de l’honneur, contre la dépravation
coloniale.
C’est ainsi qu’un sens complexe de la ‘pureté’ — l’élan spi-
rituel associé au baroque de la contre-réforme espagnole —
imprégnait et modelait leurs stratégies. Pureté de la nourriture,
des vêtements, des coutumes et de la tradition sous-tendaient
leurs conceptions de vie. Et pour se protéger du mal espagnol,
ils s’intéressèrent aux questions sexuelles.
La chasse à l’idolâtrie dans la région de Lima durant plus d’une
génération fit que les vierges — jeunes filles et femmes adultes
vouées au célibat — occupèrent une place de plus en plus
importante dans les rituels indigénistes (Silverblatt 1987, 1994).
Réagissant de façon paradoxale — en intériorisant et contestant
à la fois les préjugés de genre —, l’indigénisme associa la vertu
sexuelle des femmes (et peut-être le prestige politique attribué
aux vierges du soleil des temps incas) aux efforts visant à
sauvegarder la ‘pureté’ de la vie traditionnelle des Andes. Aussi
les vierges et les femmes chastes qui s’efforçaient de respecter le
mode de vie andin furent-elles accusées d’encourager les rituels
‘indianistes’. Cachées aux yeux des ecclésiastiques et des fonction-
naires chargés du recensement, protégées du mal, ces femmes
furent systématiquement retirées des institutions religieuses
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l’occupant. La religion indigéniste, reflétant en cela les catégories
absolutistes de l’entreprise coloniale, se percevait comme un
effort collectif, avec un but collectif. La chasteté des femmes
vouées au culte avait une importance spécifique dans un mou-
vement qui récusait la légitimité de la culture ibérique et qui,
partant, cherchait à définir ses vertus propres.
L’honneur des vierges des hauts plateaux était loin de n’être
qu’un souvenir nostalgique du temps des Incas, ou une façon de
mesurer le statut du groupe de parenté, ou encore un simple
vœu d’engagement religieux. Il était lié à l’honneur d’un peuple
assiégé. On le vit clairement lorsque les indigénistes de la ville
de Guatan châtièrent collectivement la sœur du maire pour avoir
offensé le principal huaca de la communauté. En 1680, ils la
séquestrèrent afin de lui intenter un procès public au titre de
blasphème. Condamnée pour avoir souillé ce sanctuaire bien-
aimé, elle subit des humiliations publiques analogues aux châti-
ments espagnols. La couvrant d’injures dans tout le village, les
habitants de Guatan dénoncèrent son péché en criant : « En
condamnant le culte de nos dieux andins, elle a sali l’honneur
de [notre] peuple » (AAL: leg. 4, exp XLII, fol 14).
* *
*
L’Espagne engendra une série de contradictions sociétales en
fabriquant des ‘Indiens’ pour asseoir sa domination, compte
tenu de pratiques sexuées incompatibles et qui correspondaient
mal aux objectifs de la colonisation, fondée sur des distinctions
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Références
9
Pour une analyse plus détaillée des rapports sociaux contradictoires liés à la
fabrication du monde colonial andin et de ses sujets indiens, voir Silverblatt
(1995). Pour l’analyse des sentiments hybrides qui sous-tendaient la percep-
tion des Andins quant à l’expérience coloniale, voir Silverblatt (1988, 1995).
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