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Introduction:

Jean-Luc Lagarce est un grand dramaturge français du théâtre


contemporain. À la fois comédien et directeur de troupe, il met
en scène non seulement des pièces classiques, mais aussi ses propres
pièces qui rencontrent un succès posthume.
Dans sa pièce théâtrale “Juste la fin du monde”, Louis le fils prodigue
est un écrivain qui n’a pas vu sa famille depuis des années. Et il
retourne la voir après une longue absence, pour lui annoncer qu’il va
mourir, mais il n’y parviendra pas.
De surcroît, Jean-Luc Lagarce s’évertue à renforcer la destinée
tragique de Louis, en superposant la crise familiale à une crise de
communication, et en mettant en exergue de véritables crises
individuelles, ayant pour origine les attitudes propres à chaque
personnage.
I. Crises personnelles: (4;3;4)
Dans “Juste la fin du monde”, Louis traverse une crise personnelle en
raison de la mort imminente qui le menace, mais il contamine les
membres de sa famille.
A) Une crise fixe (4):
- Au cours de la pièce, Louis, le fils prodigue garde le même statut;
celui du protagoniste qui sous un silence de mort cache sa destinée
tragique, aux yeux de sa famille admiratrice de son don pour
l’écriture, comme en témoigne le nom propre “Louis” que l'écrivain
utilise en guise de présentation et dont la brièveté indique
clairement une volonté de se soustraire, dès la scène d’exposition.
- En plus, Lagarce insiste sur le paradoxe concernant la solitude de
Louis, car il se plaint d’être seul, alors qu’il s’est isolé lui-même:
« on m’abandonna, car je demande l’abandon » (scène 5, Partie 1)
- Dans la représentation cinématographique de Xavier Dolan, cette
volonté d’éloignement s’explique par son penchant pour les
hommes, qui risquerait de briser son image de fils aîné, au sein
d’une famille conservatrice, où l’homosexualité est un sujet tabou.
- Par conséquent, Louis est déjà mort pour les autres car il s’est
isolé. Son départ a donc forcé sa famille à l’aimer, sans le voir,
comme l’on ferait d’un défunt. C’est pour cela qu’au cours de la
pièce, on a l’impression qu’il est là sans être là, comme dans
l'Intermède lorsque tout le monde le cherche mais qu’il ne répond
pas.
B)Une crise en mouvement (3):
- Antoine est l’un des seuls personnages en mouvement dans toute la
pièce, en effet:
- La représentation cinématographique de Xavier Dolan montre que
le mouvement d’Antoine s’oppose à la fixité de Louis, dans les
paroles et les gestes, et on observe que:
- Louis est presque immobile et son visage reste figé sauf pour
« ces deux ou trois mots » et son « petit sourire ».
- Antoine parle fort et il bouge constamment dans tous les
sens.
- En fait, le comportement du frère cadet s’explique par son refus de
se figer sous l’étiquette du frère violent, “Non je ne suis pas
brutal”(scène 2, Partie 2), or ses actions et son langage le sont
quand il menace Louis, « Tu me touches : je te tue»(scène 2, Partie
2).
C) Des identités fluctuantes (4):
- Suite à sa longue absence auprès des siens, le fils prodigue est
même devenu étranger au reste de la famille, en effet:
- « Suzanne ne sait pas qui tu es »(LaMère, scène 8, Partie 1)
- Suzanne est à la fois admiratrice et déçu de Louis, car:
- même si elle est excitée par le retour de son grand frère, “On
dirait un épagneul”(Antoine, scène 1, Partie 1).
- son absence la déçoit « Je voulais être heureuse et l’être avec
toi ».(scène 3, Partie 2)
- Antoine, en l’absence de son frère aîné et de son père, ressent le
besoin de prendre la position de la figure masculine dominante,
mais qui fait de lui le bouc émissaire de la famille:“je dus encore
être le responsable” (scène 3, Partie 2)
- Malgré sa fixité, l’état d’esprit de Louis fluctue lorsqu’il se trouve
face à la mort, surtout dans la scène 10 de la Première Partie, où il
suit les étapes du deuil de Kübler Ross: le déni, la colère, le
marchandage, la dépression et l’acceptation.
II. Crise familiale: (4;4;4)
Au fur et à mesure, toutes ces crises personnelles aboutissent à une
seule et même crise familiale.

A)Les retrouvailles tendues (4):


- Le retour de Louis auprès des siens symbolise le retour du fils
prodigue à connotation biblique, comme le montre le tableau: “Le
Retour du fils prodigue” de Rembrandt.
- En fait, Louis se « plante » au centre de la famille, ce qui crée un
déséquilibre familial et donc des conflits:
- Dès le départ, Suzanne joue les metteuses en scène, et veut
présenter à Louis un membre de la famille qu’il ne connaît
pas encore, la femme d’Antoine, Catherine. Nonobstant,
l’absence de Louis se fait ressentir par l’utilisation d’une
gestuelle trop conventionnelle:“Ne lui serre pas la
main”(Suzanne,scène 1,partie 1)
- En plus, les personnages sont persuadés que Louis reviendra
dans très longtemps (ou même jamais), et ils s’arrachent la
parole, pour saisir leur seule chance de lui dire tout ce qu’ils
ont sur le cœur, comme Antoine: “et je te plains, et j’ai de la
pitié pour toi, c’est un vieux mot, et de la peur aussi, et de
l’inquiétude”(scène 3, Partie 2)
B)Violence dans un huis clos (4):
- À l’image de la rivalité fraternelle entre Abel et Caïn, Louis et
Antoine s’opposent dans une hiérarchie morale, à cause du
manque d’authenticité de leur rapport:
- En fait, Louis pense que le silence aurait pour objectif de laisser
aux autres l’occasion de mieux s’exprimer, mais en réalité cela
provoque de la confusion et la colère des autres personnages,
comme Antoine:
- Il considère que Louis joue le rôle de la victime, « C’est lui
l’homme malheureux »(scène 3, Partie 2).
- Par conséquent, le frère cadet se sent coupable d’une faute
inconnue et il étend ce sentiment au reste de la famille « tu
nous accables » (scène 3, Partie 2).
- D’autre part, la violence verbale est omniprésente entre les
personnages, en effet:
- Ils emploient des mots familiers lorsqu’ils se disputent : «Ta
gueule, Suzanne.» (scène 7, Partie 1).
- Ils profèrent des menaces « Tu me touches : je te tue.» (scène
2, Partie 2).
- En plus, Xavier Dolan parvient à matérialiser ces tensions, avec les
gros plans, les jeux de lumière et de couleurs.
C) Tonalité tragique au sein de la famille (4):
- Le départ de Louis est tragique, car il a créé son propre malheur, ce
qui révolte le reste de la famille qui va tenter de comprendre la
décision du fils aîné, mais n’y parviendra pas.
- Face à cet échec, les personnages fuient l’horreur du présent, en
employant les temps du passé ou du futur, comme LaMère:
- qui s'isole dans ses souvenirs passés d’une famille heureuse
et unie “tous les dimanches, on allait se promener.”(scène 4,
Partie 1)
- qui prévoit les agissements de ses enfants dans un futur
prophétique:“Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront
mal” (scène 8, Partie 1)
- Et donc en revenant, Louis est venu dire Adieu à une famille qui
n’a pas su lui dire bonjour, c’est pourquoi il est devenu impossible
d’annoncer sa “mort prochaine et irrémédiable” (Prologue),ce qui
procure un double sentiment de terreur et de pitié au spectateur.
- Par ailleurs, le prénom “Louis” s’étend sur trois générations (Louis
le Père, Louis le frère aîné et Louis le fils d’Antoine), ce qui donne
une dimension héréditaire à cette tragédie.
III. Crise de la communication:
Progressivement, on se rend compte que l’agressivité et la
maladresse posent les jalons d’une une véritable crise de
communication entre les personnages.
A)Les mots des crises (5):
Dans son œuvre, Lagarce prouve qu’il n’y a pas assez de mots dans la
langue française pour exprimer avec exactitude ce que l’on ressent, et ce
manque de précision est à l’origine de la crise de communication:
- En effet, l’abondance des épanorthoses et des polyptotes illustre la
volonté des personnages de trouver le « mot juste », alors qu’il
n’existe pas.
- En plus, Antoine doit sans cesse se débattre avec les adjectifs
qualificatifs qui lui collent à la peau : “Non, je ne suis pas brutal”
(scène 2, partie 2)
- De surcroît, le terme “admiration” est sujet à plusieurs questions,
car même s’il dénote en apparence le désir d’avoir le don de Louis,
il connote en réalité la jalousie de Suzanne envers ce dernier.
Par ailleurs, Lagarce s’évertue à énoncer le chaos à travers un langage
simple et complexe, comme le dit François Rancillac qui constate
l’emploie «d’ un vocabulaire à la fois volontairement pauvre et d’une
sophistication monstrueuse ».
B)Les crises au-delà des mots (5):
1.Les paroles cachent souvent une attitude, un geste, plus révélateurs
que le mot lui-même. En effet, les didascalies jouent un rôle clé dans le
destin fatal des personnages.
- Par exemple, LaMère parvient à confirmer ses prophéties, en
caressant la joue de Louis au moment de son départ: “elle me
caresse une seule fois la joue” (scène 1, Partie 2)
2. Par ailleurs, il suffit de répéter des mots vides de sens, en changeant
légèrement le ton, pour exprimer un désaccord:
- “Oui, je veux bien, un peu de café, je veux bien.” «Je veux bien, un
peu de café, je veux bien.»(scène 9, Partie 1)
3.En plus, le chant permet à Louis de s’avouer sa crainte excessive des
liens affectifs:
- “Je me le chantonne (...) la pire des choses serait que je sois
amoureux.”(Intermède)
4.Et parfois, il n’y a pas besoin de mots, il suffit d’entrer dans un rôle. En
effet, Louis est tour à tour messager, voyageur, héros tragique…:
- “Lorsqu'on était plus jeunes, [...] on se battait toujours et [...]
celui-là [...] se laissait battre, perdait en faisant exprès et se
donnait le beau rôle.” (scène 2, Partie 2)
5.Donc, Louis a le pouvoir même si c’est le personnage qui parle le
moins, ce qui renverse le stéréotype théâtral qui donne le pouvoir et
l’autorité à celui qui parle le plus. Ce qui confirme les propos d’Annie
Collognat « Le silence soit plus criant encore, que le cri même ».
C) La parole théâtrale en crise (5):
1.Dans son oeuvre, les mots s’entrechoquent, en effet:
- Dans une prétérition, Catherine tente de désamorcer d’avance
l’interprétation de ses paroles: “Ce n’est pas un reproche, [...] je ne
voudrais pas avoir l’air, de vous faire un mauvais procès.” (scène 6,
Partie 1)
- Dans une épanorthose, Antoine essaye d’effacer les mots déjà
prononcés, en employant de nouveaux mots:“je pense, je pensais,
que peut-être, sans que je comprenne donc”(scène 3, Partie 2).
2.En plus, on ne connaît jamais le statut de la parole, si la personne est
entendue ou si elle parle à elle-même:
- Par exemple, on ne sait pas si la tirade d’Antoine est entendue par
Louis, car il ne réagit pas comme un frère et il ne le prend pas dans
ses bras.
3.De surcroît, Louis est un écrivain, il a donc les capacités requises pour
communiquer sans difficulté:
- Donc, son don pour l’écriture est source d’admiration mais aussi de
méfiance, car Louis devient dangereux de par son pouvoir de
séduction: “Tu sais bien faire, c'est une méthode, c'est juste une
technique pour noyer et tuer les animaux.”(scène 11, Partie 1)
4.Cependant, selon Sylvain Diaz, le silence de Louis incarne « L’échec du
langage », car il est venu pour avouer, mais il est comme frappé
d’aphasie.
5.À la fin de la pièce, Louis essaye de pousser “un grand et beau cri”,
mais il n’y parvient pas, ce qui laisse penser que les crises n’ont pas été
résolues: et donc, Louis va mourir avec son cri sur le cœur, et les autres
membres de la famille vont vivre avec cette culpabilité de ne pas l’avoir
écouté.
Nonobstant, même si ce cri n'a pas été poussé, il a été entendu par les
spectateurs, ce qui laisse penser que les crises ont été résolues mais en
dehors du théâtre, en faveur de Jean-Luc Lagarce.

Conclusion:
Ainsi, Jean-Luc Lagarce met en scène la crise personnelle de
Louis.
En revanche, son retour vient bouleverser l’équilibre familial et
provoque une crise personnelle chez chaque personnage, ce qui
donne lieu à une véritable crise familiale, à la fois violente et
tragique.
De surcroît, le drame se traduit par une crise de communication
qui montre le pouvoir du silence dans la pièce. Or, le théâtre est le
genre littéraire de la parole absolue, c’est donc cette dernière qui
pose les jalons des crises personnelle et familiale.
Par ailleurs, chez Jean Racine, c’est également la parole qui déclenche
la machine tragique dans “Phèdre”, étant donné que c’est l’aveu de
son amour incestueux pour son beau fils Hippolyte, qui mène
l’héroïne éponyme inéluctablement à sa perte, car “On lutte quelque
temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder”
comme le souligne Benjamin Constant dans “Adolphe”.

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