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“Juste la fin du monde” : quand taire, c’est faire aussi

En adaptant Juste la fin du monde, Xavier Dolan réussit le tour de force d’adapter au cinéma le style du
dramaturge Jean-Luc Lagarce et de montrer combien ne rien dire, c’est agir aussi.
« Il n’y a pas de parole perdue. » Répétée à l’envi, cette croyance a valeur de mantra. Xavier Dolan a-t-il
lui aussi cet adage en tête ? Après le dramaturge français Jean-Luc Lagarce, le cinéaste canadien prend à
son tour et à cœur cette conviction dont il ausculte la part maudite, le revers sombre : que se dit-il dans le
silence, mieux, dans l’absence ? Le réalisateur adapte Juste la fin du monde en montrant les effets de la seule
parole littéralement perdue : celle qui n’est pas dite, parce qu’elle est indicible. Qu’en conclure ? Que dire
ou ne pas dire, c’est toujours faire.
Jean-Luc Lagarce écrit cette pièce en 1990, alors qu’il se sait déjà atteint du sida. Son personnage
principal, Louis, est également dramaturge. À 34 ans, il retrouve sa famille après des années d’absence pour,
croit-il, annoncer sa mort prochaine. Mais sait-il lui-même vraiment la raison de ce retour ? Espère-t-il
solder ce qui reste de liens avec ses proches ? Ni Jean-Luc Lagarce ni Xavier Dolan dans l’adaptation de
cette pièce, n’en décident, attentifs à ménager plutôt l’espace vide qui permet ces « silences performatifs »,
comme on dit parfois des paroles.
On doit la théorie des performatifs – du verbe anglais to perform, « accomplir » – au britannique John L.
Austin. Avant lui, les philosophes considéraient globalement que toutes les propositions du langage
servaient à décrire un état du monde, de façon vraie ou erronée. Austin développe, dans l’essai posthume
intitulé en français Quand dire, c’est faire (Seuil, 1991), l’idée selon laquelle en prononçant certaines
formules (« je déclare la séance ouverte », par exemple) une action est accomplie. Il dresse la liste de ces
actions commises en parlant. Et en se taisant ? Austin ne s’aventure pas sur ce terrain, qui n’est pas le sien.
D’ailleurs, peut-on imaginer décrire analytiquement des qualités de silences ? Difficilement, sinon dans la
fiction. Telle est précisément l’hypothèse explorée, sans psychologisme, par Jean-Luc Lagarce et suivie par
Xavier Dolan : quand taire, c’est faire aussi.
Ni la mère, ni la sœur, ni le frère, ni la belle-sœur de Louis ne comprennent au juste ce qu’il fait là.
Parviendra-t-il à leur dire ? Toute l’attente de la pièce repose sur ce drame de la parole empêchée ou
impossible. Nathalie Baye, en mère qui bavasse par peur du silence, ou plutôt par crainte de laisser une
parole destructrice se répandre, est impayable. Gaspard Ulliel, en fils prodigue avare de ses mots, bien
qu’écrivant – Jules Renard ne notait-il pas dans ses carnets qu’écrire « c’est parler sans être
interrompu » ? – n’est pas moins éloquent dans ses silences. Et Léa Seydoux, qui interprète sa sœur,
Marion Cotillard, sa belle-sœur, et même Vincent Cassel, son frère taciturne, hantés par le risque de mal
dire, sont saisissants. Xavier Dolan, lauréat du Grand prix du Festival du Cannes pour ce film, réussit le tour
de force d’adapter le style inimitable de Jean-Luc Lagarce sans en altérer la fragilité, toute contenue dans
cette suspension de la parole, dans des répliques qui disent tout, sans en dire jamais assez.

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