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Etude linéaire n°2, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Suzanne

Introduction : Les scènes d’exposition 1 et 2 de la pièce Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce datant de 1990
reprennent les topoï des scènes d’exposition du théâtre classique puisqu’elles permettent de présenter les personnages à
travers une scène de retrouvailles. Suzanne la benjamine joue les maîtres de cérémonie en présentant son frère aîné
Louis de retour dans la maison familiale à Catherine, sa belle-sœur, femme du frère cadet Antoine. Suzanne montre sa
joie à tel point qu’Antoine la compare à un « épagneul » : en filigrane se lit un autre retour, celui d’Ulysse accueilli et
reconnu par son chien Nestor (Jean-Luc Lagarce a d’ailleurs adapté l’Odyssée dans une de ses pièces). Le « eux » du
prologue s’incarne dans ces scènes chorales qui mettent en présence les membres de la famille. Si Suzanne ne se
manifeste pas dans la scène 2, elle est la seule à prendre la parole dans une longue tirade en forme de confidence dans
cette scène 3 qui marque une rupture et qui commence donc in medias res, après une ellipse. Apparemment narrative, la
tirade* (longue réplique) (la première de la pièce et la seule de Suzanne) adressée à Louis est constamment minée par
des considérations personnelles qui l’apparentent à un soliloque* (monologue en présence d’autrui). Le regard
rétrospectif de celle qui a fait le choix de rester avec la Mère dans la maison familiale s’opère à travers une parole en
souffrance dont l’apparente inertie masque le réveil de rancœurs tenaces. Il s’agira donc d’étudier dans quelle mesure
les « lettres elliptiques » de Louis manifestant sa présence à distance révèlent surtout son absence. Nous pouvons
distinguer 3 mouvements dans ce passage :

Ligne 1 à 6 : Une réflexion sur la lettre ou comment écrire pour ne rien communiquer

Ligne 7 à 17 : Une interrogation sur les fonctions de l’écrivain

Ligne 18 à 24 : Expression de la rupture familiale

1er mouvement : La parole de Suzanne est à la fois hésitante et déterminée : il s’agit de qualifier la forme des messages
de Louis. D’emblée, Suzanne s’adresse directement à Louis à travers l’emploi du pronom personnel de deuxième
personne qui instaure un rapport de proximité et une certaine intimité. Or ce rapprochement est l’occasion d’un récit
rétrospectif marqué par l’utilisation de l’imparfait : « tu nous envoyais ». Suzanne parle au nom de la famille et s’inclut
dans le pronom « nous » ce qui tend à isoler Louis. L’adverbe « parfois » mis en valeur à l’attaque des vers libres et
repris en anaphore signale que la pratique de Louis n’est pas fréquente : il n’écrit pas souvent. L’hésitation de Suzanne
marquée par le polyptote*(même mot apparaissant sous plusieurs formes : conjugaisons différentes pour les verbes,
singulier/pluriel…) du verbe « envoyer » conjugué à l’imparfait et au présent interroge : quand elle parle au passé, « tu
envoyais », on peut se demander si cette période est terminée et si elle fait déjà un récit de leur vie, comme s’il était déjà
mort : devine-t-elle le poids du secret de Louis ? Dans la phrase suivante, Suzanne actualise son propos en répétant la
même phrase au présent d’énonciation, comme pour se rattraper, peut-être par égard pour Louis.

Le mot « lettres » qui connote une certaine élaboration est répété trois fois dans une forme d’insistance : or la troisième
occurrence du mot figure dans une épanorthose qui nie le terme à travers l’utilisation de la forme négative (« ce ne sont
pas des lettres ») ; l’interrogation qui suit témoigne de la difficulté de Suzanne à caractériser ce qui constitue davantage
des traces matérielles de l’absence de Louis, de piètres substituts de sa présence plutôt que les instruments d’une
communication authentique.

Le mot « lettres » est donc remplacé par des périphrases qui leur confèrent un caractère de plus en plus anecdotique
dans un mouvement de gradation descendante : la périphrase « de petits mots » est reprise dans une épanorthose avec le
modalisateur « juste », adverbe à valeur restrictive qui fait écho au titre de la pièce, « juste la fin du monde » ; le groupe
nominal « juste des petits mots » est ensuite remplacé par une autre périphrase encore plus restrictive à travers
l’utilisation des déterminants numéraux désignant des petites quantités : « une ou deux phrases », et prolongée par le
pronom indéfini « rien » qui marque le vide constitué par ces lettres creuses. Une deuxième incise interrogative
témoigne également du souci de précision de Suzanne dans ses formulations. Cette interrogation directe peut s’adresser
à Louis (qui n’a guère le temps de répondre), à elle-même mais aussi au spectateur, ce qui lui donne une dimension
méta-théâtrale : la question centrale de la pièce est bien celle-ci pour Louis comme pour Suzanne : « comment est-ce
qu’on dit ? ». Cette question débouche justement sur un mot mis en valeur par son isolement dans un vers qui est aussi
un enjeu de la pièce elle-même, construite autour d’une ellipse, celle de la mort à venir de Louis : « elliptiques». Les
guillemets par leur effet d’autocitation* (fait de se citer soi-même) couronnent ici la formulation enfin satisfaisante,
celle qui aurait dû être prononcée dès le début et qui clôt ce premier mouvement ; mais Lagarce donnant à voir les
méandres d’une parole qui se cherche contribue à dramatiser cette parole qui se fait alors théâtrale* (du grec theatron,
lieu où on regarde), dans le sens où elle est mise en évidence par le spectacle* (le mot spectacle vient du latin spectare,
regarder : la parole se déploie sous les yeux du public).
2ième mouvement : Suzanne évoque son enfance marquée par la place centrale du départ de Louis : la proposition
circonstancielle qui évoque ce départ, débutant par « lorsque », semble bloquée sur ce moment marquant, elle est
répétée quatre fois. Le sens du départ de Louis se précise au fil des redites et des expolitions : au verbe de sens neutre «
partir » se substitue l’expression péjorative « fauss[er] compagnie » associée à la circonstancielle « lorsque j’étais
enfant » qui fait de ce départ un abandon : Louis n’a pas assumé son rôle d’aîné.

La parenthèse qui suit restitue le commentaire de Suzanne adulte au présent d’énonciation. L’ellipse du présentatif «
c’est » et le vocabulaire familier (« ça ») qui ressortissent à* (synonyme de « relèvent de ») l’oralité marquent une
forme de mise à distance, Suzanne cherche à dominer ses émotions mais elle identifie précisément le départ de Louis
(l’adverbe « là » le montre) et l’assimile à une rupture, une fracture : « c’est là que ça commence ». L’emploi du
pronom démonstratif « ça » témoigne de la difficulté à caractériser cette période de mal-être marquée par l’absence du
frère aîné.

Suzanne explique comment elle imaginait le métier de son frère comme le montre l’anaphore du verbe modalisateur « je
pensais » qui revient à trois reprises, et qui se trouve associé au « métier » de Louis en position d’objet dans des
propositions subordonnées conjonctives complétives. Toute la description est à l’imparfait ou au conditionnel employé
comme futur dans le passé, « serait d’écrire » comme si Suzanne prenait des précautions pour évoquer le métier de

Louis, l’imparfait prenant ici une valeur d’atténuation. Le verbe « écrire » revient à trois reprises dans ce second
mouvement et n’est évoqué qu’après des périphrases exprimées dans des relatives périphrastiques (« ce que tu faisais ou
allais faire dans ta vie », « ce que tu souhaitais faire dans la vie ») qui ne font que préciser le sens que Suzanne donne au
mot « métier ».

Suzanne la benjamine qui n’a pas de passé commun avec Louis n’a pu en créer qu’une représentation idéalisée, et cela
vaut pour son métier, qu’elle peine à concevoir : le commentaire inséré dans les tirets cadratins exprime leur admiration
commune : le pronom « nous » fait de Suzanne le porte-parole de l’ensemble de la famille tout en isolant Louis, objet d’
« une certaine forme d’admiration ». L’emploi des modalisateurs « certaine forme » et du pronom démonstratif « ça »
qui désigne son métier de façon assez vague traduit la recherche du « terme exact » mais aussi sa gêne à ne pas trouver
les bons mots face à quelqu’un dont c’est le « métier ». En même temps qu’elle exprime cette admiration, elle enlève la
possibilité à Louis de l’ignorer avant qu’elle en parle, comme on le voit au travers de la phrase affirmative et de la
double négation à valeur d’affirmation renforcée : « tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir ».

Elle exprime une vision valorisée de l’écriture qui n’est pas seulement un métier comme le montre l’emploi de la
conjonction de coordination « ou » à valeur d’alternative et du circonstant de manière « de toutes façons » répété deux
fois : « je pensais que ton métier était d’écrire (…) ou que, de toutes façons, (…) tu saurais écrire ». L’écriture n’est pas
seulement un métier, c’est un savoir-faire qui permet de dépasser sa condition, de « [se] sortir d’un mauvais pas ou
avancer plus encore», sous réserve d’une motivation exprimée par la répétition à trois reprises d’une proposition
subordonnée hypothétique introduite par « si » et par les mots « nécessité », « obligation », « désir ». À travers cette
évocation qui associe Louis à l’écriture, c’est la figure du dramaturge qui apparaît en filigrane* (de façon implicite,
sous-entendue).

3ième mouvement :

Le connecteur logique « mais » à valeur d’opposition et l’adverbe « jamais » à valeur d’hyperbole répété quatre fois
mettent en évidence un paradoxe : Louis qui maîtrise l’art d’écrire n’écrit « jamais » à sa propre famille, si ce n’est les «
lettres elliptiques » évoquées dans le premier mouvement. Suzanne fait l’éloge paradoxal* (éloge en forme de reproche)
de Louis en insistant à travers les reformulations sur ce qu’elle appelle « cette possibilité », puis un « don », puis « cette
qualité » d’écrivain de Louis tout en lui reprochant de ne « jamais » en user avec eux. L’absence de l’exploitation du
don par Louis est souligné par des phrases négatives qui reviennent presque à l’identique dans un effet de martèlement :
« jamais tu ne te sers de cette possibilité », « jamais (…) tu ne te sers de cette qualité », « jamais tu ne te sers de cette
qualité ». Le mot « qualité » fait d’ailleurs l’objet d’un commentaire ironique en incise de Suzanne qui laisse entendre
son ressentiment puisque le mot « qualité » appliqué à son frère est « un drôle de mot ».

Suzanne exprime sa frustration qui est aussi celle de toute la famille en utilisant le pronom « nous » mis en valeur à
l’attaque du complément « nous concernant » qui revient deux fois ou en position tonique* (position accentuée) après
les prépositions « avec nous, pour nous » : Suzanne fait bloc avec le reste de la famille contre Louis.

Or la réaction supposée de Louis rendue dans une parenthèse et précédée du modalisateur « je crois » apparaît en
décalage ce qui contribue encore à isoler le personnage : « je crois, tu ris ». Ce rire peut traduire une forme de gêne et de
culpabilité liées à l’éloge de Suzanne et à ses reproches mais il peut aussi constituer une réaction de protection : Louis
rit pour ne pas s’expliquer dans une réaction que l’on peut qualifier d’ « elliptique ». Il reste d’ailleurs en retrait tout au
long de la tirade de Suzanne.

La fin de la tirade sonne comme un réquisitoire* (discours d’accusation) : dans cette fin de mouvement, Suzanne n’a
aucune hésitation dans le choix des mots et ne commente pas son propos, elle va droit au but. Louis est responsable, il
est d’ailleurs sujet des deux phrases à la forme négative : « tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas
dignes ». Suzanne exprime ici sa souffrance face à la distance affective et intellectuelle instaurée par Louis. La dernière
phrase, très courte, sonne comme un constat dépité : « c’est pour les autres ». Le pronom indéfini « les autres » en relief
en fin de phrase trahit leur sentiment d’exclusion face à la désertion Louis. Suzanne marque ainsi nettement le clivage
mis en place par son frère entre sa famille et « les autres ».

Conclusion : La tirade de Suzanne donne à voir le vide laissé par une absence qui se diffracte à travers les « lettres
elliptiques » de ce grand frère qui sait écrire mais qui n’écrit pas. Dans les circonvolutions de sa parole se lisent, en
creux, sa souffrance et son amertume. Dès lors Louis reste lointain, il ne peut pas parler, il est, textuellement, in
absentia*(dans l’absence), ne se déployant que dans les plis et les creux du discours de Suzanne. Celui qui suscite la
parole ne peut rester que silencieux, sa parole ne se déployant plus qu’à la faveur des monologues, pour le spectateur.
Les « petits mots » de Louis qui se sait condamné prennent une valeur testamentaire.

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