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Mais d’un autre côté, Cléanthis est visiblement grisée par le nouveau pouvoir qui lui est donné, au point de laisser
l’émotion dominer son discours. En effet, un ton vengeur apparaît dans le rythme des phrases, essentiellement
binaires et rapides du fait de la brièveté des séquences syntaxiques, mais aussi dans les termes évaluatifs négatifs
« vanité », «fâchée » «babillarde », « jalouse » et les connotations ironiques du « Madame ». Cela montre d’une
certaine façon une Cléanthis incapable de parler de son ancienne maîtresse avec modération et retenue, d’où les
rappels à l’ordre ultérieurs de Trivelin. On remarque aussi l’omniprésence de la juxtaposition, qui donne l’impression
que Cléanthis déroule le fil de sa pensée de manière spontanée, par association d’idées, ou au gré de sa mémoire de
son quotidien passé avec Madame. La parataxe révèle son exaspération.
Dans la dernière partie de la tirade, elle retrouve enfin son rôle au sein de l’exercice conduit par Trivelin, avec le
pronom « je débute » en mettant à distance le portrait qu’elle vient de composer : « voilà par où je débute, rien
que cela. » Ce qui confirme en même temps l’ampleur du portrait.
Cléanthis semble composer une suite de tableaux ou de saynètes représentant sa maîtresse. Par l’omniprésence de
l’appellatif « Madame » et des pronoms personnels la désignant, elle construit l’image d’une personne égocentrique
et narcissique. Ce « Madame », repris par « elle », résonne indubitablement de façon ironique et révèle d’emblée le
ton vengeur et persifleur de Cléanthis. Dans ces brefs tableaux marqués par l’omniprésence de l’ antithèse se
révèlent la futilité de sa maîtresse et son caractère capricieux : « Madame se tait, Madame parle » ; « elle est triste,
elle est gaie », puis plus loin « contente ou fâchée », «jalouse ou curieuse », « vaine ou coquette » . On observe en
fait le retour des mêmes couples antithétiques à trois reprises, soit synonymes, soit dans une autre classe
grammaticale avec les noms « silence, discours », « tristesse, et joie » : Cléanthis, intarissable, semble prendre du
plaisir à répéter, insistant sur les défauts de sa maîtresse, à savoir ici sa versatilité. L’idée d’hypocrisie est enfin
soulignée par l’antithèse entre l’éventail des émotions « tristesse », « joie » et la dénonciation de leur fausseté : «
c’est tout un » (ou « tout est pareil »). Les défauts, personnifiés, désignent la personne tout entière, gommée par le
présentatif : « c’est vanité muette », « c’est coquetterie babillarde ». Même logique ici : l’énumération démultiplie le
défaut par son évocation sous différentes expressions, avec toujours un goût pour l’antithèse ( « muette » versus «
babillarde », c’est-à-dire bavarde) ou l’oxymore «vanité muette » , « coquetterie babillarde » . Les locutions
adverbiales soulignent sa versatilité : « l’un après l’autre, ou tous les deux à la fois ». Chaque élément de cette
longue énumération est donc une nouvelle attaque en direction de la maîtresse, signes de la rancœur de sa suivante.
Il s’agit donc d’un portrait à charge de la femme mondaine, hypocrite, versatile et superficielle, et totalement livrée
au jeu des apparences.
=} la société aristocratique : Le dramaturge donne ici la parole à la servante « je » : elle parle sans détour de sa
maîtresse et profite de cette liberté de parole qui lui est laissée pour se venger. En cela, Cléanthis s’inscrit dans la
tradition des servantes vives et impertinentes de la comédie (depuis Toinette, chez Molière, jusqu’à Suzanne, chez
Beaumarchais).
Mais le comique a ici une portée clairement satirique. Ce portrait d’Euphrosine est en l’occasion pour Marivaux de
railler, à travers la voix de Cléanthis, le comportement des femmes aristocrates galantes de son époque : elles
cherchent constamment à séduire sans jamais aimer, à se composer un visage tout en dissimulant leurs intentions
réelles, elles sont avides d’éloges. En fait, Marivaux s’en prend moins à Euphrosine qu’à ce qu’elle incarne : la vanité,
l’égoïsme et le culte de soi ; la futilité du paraître et le mépris des autres. Ici «couleur » prend 2 sens : celui des
tenues, des différentes toilettes mais aussi le sens de couleurs des sentiments, qui différent régulièrement.
Derrière ce portrait à charge d’une coquette se dessine donc une satire de la société mondaine de son temps (la
première moitié du XVIIIe siècle). Le dramaturge semble ici évoquer l’atmosphère de la cour ou de certains salons,
où dominent la parole « babillarde », le jeu des regards d’où ce champ lexical : « elle regarde », « regards » et des
apparences (« il n’y a que la couleur de différente ») trahit aussi par le restrictif, enfin l’artifice et le paraître. C’est
pourquoi le lexique des émotions « tristesse, et joie » se mêle à celui de l’artifice ou du jeu de rôle social « vanité », «
coquetterie », « jalouse ou curieuse ». Derrière la comédie de caractère, on devine donc ici la comédie de mœurs.
Enfin, la scène révèle un certain type de relation entre maître et serviteur, sous l’angle du langage et de la parole :
c’est en libérant sa parole et en faisant la démonstration de son éloquence « voilà » x2 que Cléanthis s’émancipe,
jusqu’à devenir l’égale de sa maîtresse.
Intro :
- [contexte/auteur/œuvre] La comédie est un genre littéraire qui vise à corriger les vices des hommes par le
rire. Marivaux, célèbre dramaturge du XVIIIème siècle, l’a utilisée pour exprimer ses idées et pour remettre
en cause les préjugés sociaux de son époque. Dans sa pièce, L’île des esclaves, il critique la relation
dominant/dominé en utilisant une utopie. Il crée en effet une île sur laquelle l’ordre établi est remis en
question, les maîtres deviennent esclaves et les esclaves deviennent maîtres.
- [Extrait] La scène étudiée est la 3ème du 1er acte ; elle met en scène Trivelin, maître de l’île, Euphrosine, une
noble travestie en esclave, ainsi que Cléanthis, qui décrit son ancienne maîtresse Euphrosine.
- [Enjeu] Comment l’illusion théâtrale et la comédie peuvent révéler des vérités et ainsi dénoncer les vices de
la société ? / Quelles sont les cibles et les modalités de la satire dans le portrait brosse par Cléanthis de sa
maitresse ?
- [Mouvements] :
Lignes 1 à 9 : La préparation de la leçon
Lignes 10 à 17 : Le portrait de la coquette par Cléanthis
Lignes 18 et 24 : Les conséquences
Concl° :
- [Bilan]Le but de ce portrait est de corriger les mœurs des hommes par le rire, selon la fameuse citation
castigat ridendo mores*. (1) Sous la mise en scène de Trivelin, Cléanthis dénonce les ridicules de sa maîtresse
tout en faisant rire le spectateur (2) on peut imaginer la mise en scène avec la réaction d'Euphrosine qui ne
peut parler. Le jeu de surenchère est aussi très comique car plus Cléanthis en rajoute, plus Euphrosine va
mal. (3) Le but étant de faire prendre conscience aux maître de leur attitude.
* castigat midendo mores, la comédie corrige les mœurs :[rép enjeu] Le but de la comédie étant de corriger les
mœurs des hommes, on peut dire que Cléanthis et Trivelin en voulant corriger les mœurs d’Euphrosine, symbolisent
et représentent Marivaux qui à travers la comédie cherche à corriger tous les hommes.
- [ouverture] Au XXè siècle, Genet usera du même procédé, le théâtre dans le théâtre, pour amener à une
réflexion sur la relation maitre valet Claire jouera le rôle de la maitresse imbue de son apparence et de son autorité
(comme Euphrosine) et Solange celui de la domestique soumise.
Question de grammaire
Relevez dans ce texte les interrogations. Analysez leur forme.
— « si cela la regarde ? » (l. 3)
L’interrogation n’est pas ici marquée par l’inversion du sujet (on aurait : « cela la regarde-t-il ? »), mais seulement
par le point d’interrogation. Il s’agit donc d’une interrogation directe et d’une forme orale de l’interrogation (qui
serait signalée oralement par l’intonation montante). L’interrogation est totale : elle contient en elle-même tous les
éléments lexicaux de la réponse et demande seulement une validation de l’énoncé entier. L’interlocuteur y répond
généralement par « oui » ou par « non », avec éventuellement une reprise de la phrase entière, dans sa forme
affirmative (ce qui est presque le cas ici, même si certains termes changent : « cela lui ressemble comme son visage
»). Il s’agit presque ici d’une question rhétorique ou oratoire, qui n’attend pas de réponse, celle-ci étant connue de
Cléanthis et explicitée justement, par une phrase exclamative et affirmative (« Eh voilà ma chère maîtresse ! cela lui
ressemble »). N.B. : Le « si », au début, indique une reprise de l’interrogation formulée avant le début du texte (par
Trivelin) : « Cela la regarde-t-il ? ».
— « N’en voilà-t-il pas assez, Monsieur ? » (l. 5)
L’interrogation est marquée par le point d’interrogation et par la formule inversée du présentatif à la forme négative
(« n’en voilà-t-il pas »). Il s’agit à nouveau d’une question rhétorique, c’est-à-dire d’une affirmation déguisée, qu’on
peut reformuler ainsi : « en voici assez, Monsieur ». — « En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont
nous parlons ? »
— (l. 9) : Il s’agit d’une interrogation directe, exprimée par la locution interrogative « en quoi », mais aussi
l’inversion du sujet et du verbe (« trouvez-vous ») et le point d’interrogation final. L’interrogation est partielle : elle
formule une demande d’information et l’interlocuteur n’y répond pas par « oui » ou par « non » mais par une
réponse complexe (ici, Cléanthis y répondra en énumérant les défauts de sa maîtresse).
— « En quoi ? » (l. 10)
Il s’agit d’une reprise de l’interrogation précédente: « En quoi ? » reprend simplement le début de l’interrogation
précédemment analysée (l. 9), en la réduisant à la locution interrogative formée sur le pronom « quoi » et au point
d’interrogation. Ici, elle est moins une demande d’information que l’expression d’une insistance et d’une relance de
la question. La suite de la réplique est une réponse à cette interrogation.
N.B. : Dans ce texte, l’interrogation est très importante. Le verbe « interroger » est même utilisé explicitement par
Trivelin l. 72 (avant le début de l’extrait) puis par
Euphrosine l. 82 : « je vous ai dit de m’interroger ».