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Marivaux: L’île des esclaves: Étude de la scène 1:

- Introduction:
Marivaux mène son exposition de manière très efficace. Les personnages d'lphicrate et
d'Arlequin entrent en scène en pleine action, à savoir juste après leur naufrage. Le rythme
de la pièce s'annonce rapide: l'exposition place d’emblée le spectateur au cœur d'une
action qui paraît déjà engagée au lever de rideau. ll s'agit donc d'un début in medias res,
qui consiste à placer sans préalable le lecteur, ou le spectateur, au milieu de l'action. La
scène I présente le lieu et l'époque de l'intrigue ainsi que les deux personnages, en mettant
clairement en évidence les liens qui les unissent: la dépendance sociale se trouve alors
d'emblée au premier plan, annonçant le sujet de la pièce. Le dialogue qui suit entre
Arlequin et lphicrate apporte d’autres informations sur le lieu d'où ils viennent et surtout,
sur la spécificité de celui où ils ont échoué. On remarquera que les deux personnages
entrent très vite dans l'opposition: dès qu'Arlequin apprend le nom de l'île où ils se
trouvent, il se défait gaiement de ses liens,prend le dessus sur son maître et lui désobéit. Le
ton est donné, c'est une scène de comédie. Outre sa visée d'exposition, la scène I reflète
les enjeux de la pièce et lance la réflexion sur les rapports des maîtres et des valets à
travers la révolte d'Arlequin.

- Éléments de mise en scène importants:


Dans la scène I, lphicrate a des attributs symboliques: une épée (voir la didascalie à la fin
de la scène I, «l'épée à la main» ) et un gourdin (resté dans la chaloupe, I. 66). Ses
accessoires symbolisent sa force et son pouvoir. Arlequin, lui, a «une bouteille de vin [...] à
sa ceinture›› (I. 2), ce qui rappelle le valet traditionnel de la commedia dell'arte et son goût
pour la boisson. On peut l'imaginer avec son costume traditionnel (avec des losanges de
différentes couleurs).

Explication linéaire des I. 75 à 95 de la scène I (p. 12-13):

I/Lignes 75 à 78: La naissance du rapport de force entre lphicrate et Arlequin:

1/ lphicrate s'adresse à Arlequin par l'apostrophe «Esclave insolent!». ll s'agit d'une


périphrase insultante, comme le montrent l’adjectif péjoratif «insolent», la brièveté de
cette phrase nominale et l'exclamation finale. L'exclamation révèle l'émotion du maître:
son impatience devant l'attitude de son esclave, son agressivité, enfin une perte de
contrôle: le maître ne se contient plus. Face à une situation inédite, dans laquelle il risque
de perdre son pouvoir, lphicrate, dont le nom signifie étymologiquement «celui qui
gouverne par la force», tente ici de reprendre le dessus sur son esclave. C’est pourquoi il se
raccroche à sa position de maître et rappelle Arlequin à sa condition: il est un «esclave»,
qui doit à son maître docilité et obéissance. Enfin, l'insulte trahit lphicrate, qui n'éprouve ni
affection ni respect réels pour son esclave - sentiments qu'il feint seulement pour
l'amadouer comme il le fait précédemment ( «mon cher Arlequin», «ne sais-tu pas que je
t'aime?», I. 63 et 67).
2/ Ligne 76, Arlequin rit, comme le signalent la didascalie «riant» et la double interjection
«Ah ah». Mais le rire n'est plus tout à fait le même qu'au début du passage (l. 43-45 par
exemple). Le rire n'a plus ici une fonction comique. Il montre que l'esclave ne craint plus le
maître et sonne comme un vrai défi. Arlequin cherche à humilier et à défier lphicrate par
son rire. De plus, lignes 76-77. Arlequin s'adresse à son maître en accusant sa langue («la
langue d'Athènes»), métaphore du système social de l'esclavage. il la qualifie de manière
péjorative («mauvais jargon»), avant d'annoncer par la négation et le présent d'énonciation
(«je n'entends plus», c'est-à-dire «je ne comprends plus») son refus de communiquer, ici et
maintenant. En témoigne ici le champ lexical du langage, avec l'emploi du verbe
«entendre» et des mots «langue», «jargon», renvoyant aux paroles «étrangères»
d’lphicrate qu'Arlequin prétend ne plus comprendre. Par cette déclaration ironique,
Arlequin montre à lphicrate qu'il a pris acte que dans cette île les usages d'Athènes n'ont
plus cours et que celui-ci va devoir l'accepter.
3/ Ligne 78, par l’interrogation «Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave?»,
lphicrate fait une ultime tentative pour retrouver le rapport de force passé, selon lequel le
maître possédait l'esclave. En effet, il n'accepte pas la situation et essaie par tous les
moyens (ici, l'affectif) de la changer. Cette interrogation est une question rhétorique, une
sorte de «fausse» interrogation, qui n'attend pas réellement de réponse mais vise plutôt un
effet pragmatique et stratégique. Selon l'interprétation et le ton choisis pour la mise en
scène, cette question peut avoir une valeur affective (de séduction) ou une valeur
injonctive (un ordre déguisé): «N'oublie pas que je suis encore ton maître et que tu es mon
esclave». lphicrate cherche ici à redéfinir les identités et les rôles, d'où les verbes
«méconnaître» et «être», en désignant chacun par une périphrase: d'un côté, «ton maître»
(lui-même) et de l'autre «mon esclave» (Arlequin). Par le tutoiement, par les termes
renvoyant à la relation maître-esclave et par les déterminants possessifs, lphicrate tente ici
une dernière fois de réaffirmer la relation de domination qui l'unissait à son esclave. En
vain. Arlequin n'est pas dupe. Cette question marque donc un tournant dans le dialogue et
annonce que le ton va changer.

II/ Lignes 79 à 90: Le changement de ton d’Arlequin:

1/ Ligne 79, la didascalie «se reculant d'un air sérieux» nous indique que le jeu cesse alors.
Cet «air sérieux» est en rupture avec l'emploi traditionnel d'Arlequin, valet comique voire
bouffon de la commedia dell'arte. Le personnage sort de son rôle type. La comédie est
contaminée par une nouvelle tonalité: la situation devient sérieuse et grave.
2/ Si l’on observe les valeurs des temps des lignes 79-83. on constate qu’Arlequin
commence-par faire référence au passé. ll n'hésite pas à donner une image explicitement
négative de son existence, par le recours à une comparaison («comme un pauvre animal»),
qui explicite la déshumanisation subie. L’adjectif «pauvre» exprime sa propre compassion à
l’égard de l’esclave qu'il était, et invite le lecteur ou le spectateur à la partager. Par l’emploi
de l’adjectif «juste», il soulève le paradoxe d'un système qui consiste à associer la justice
avec la force (avec le superlatif «tu étais le plus fort», c'est-à-dire celui de la loi du plus fort.
ll fait ainsi écho à La Fontaine (voir «Les Animaux malades de la peste»). Enfin l'imparfait à
valeur de description dans la proposition «tu étais le plus fort» montre que cette situation
est révolue.
3/ Un nouveau temps apparaît aux lignes 83-87, le futur, exprimé de deux manières: par le
présent à valeur de futur proche, avec la périphrase composée du verbe «aller» suivi d'un
verbe à l'infinitif («tu vas trouver», «on va te faire esclave») et par le futur simple («on te
dira», «nous verrons», «tu penseras››, «tu m'en diras», «tu seras», «tu sauras»). Le futur
permet à Arlequin d'exprimer à lphicrate ce qu'il va devenir dans un futur proche sur l'île
des esclaves. Le ton sérieux et grave d'Arlequin est ici confirmé. On le devine aussi
menaçant, comme le suggère l’enchaînement des phrases, notamment certaines
expressions: en annonçant «on va te faire esclave à ton tour» (I. 84), il suggère la part de
vengeance inhérente à ce renversement de situation (au tour d’lphicrate d'être la
victime...), de même que l’affirmation «Je t'attends là» exprime autant une attente qu'une
menace. Arlequin est ironique et amer lorsqu'il demande à entendre la pensée d'lphicrate
une fois qu'il aura souffert («tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là.»). Il indique
d'emblée que l'expérience devra ramener lphicrate à la raison en le faisant passer de sa
propre existence («tu auras souffert», I. 86) à celle des autres («faire souffrir aux autres»,
I.88). Le registre est ici pathétique, mais aussi didactique (comme il le sera dans la tirade de
Trivelin à la scène II): il s'agit de donner une leçon à lphicrate. Le jeu des pronoms en
témoigne: le «on» indéfini correspond à l'épreuve imposée au maître; le «nous» pour
l'ancien duo maître-esclave qui saura observer les conséquences de l'expérience («nous
verrons»); enfin la confrontation du «je» et du «tu» («tu m'en diras ton sentiment, je
t'attends là») pour rappeler le chemin à accomplir.
4/ Aux lignes 88-89, Arlequin parle au conditionnel présent, à valeur potentielle, un
souhait: celui que cette expérience soit généralisée à tous les maîtres (désignés par la
proposition subordonnée relative «ceux qui te ressemblent», afin de changer la société, de
rendre les hommes meilleurs (voir le comparatif de l'adverbe «bien»): «tout en irait mieux
dans le monde». Arlequin associe cette proposition principale au conditionnel à une
proposition hypothétique (ou subordonnée circonstancielle de condition) à l'imparfait: «si
ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi». Cette structure hypothétique
évoque un fait dont la réalisation est nécessaire pour qu'un autre fait se réalise: l'ancien
esclave souhaite généraliser l'expérience faite sur l’île pour changer la société.
5/ Enfin, Arlequin fait ses adieux à lphicrate en commençant sa dernière réplique par
l'interjection «Adieu». suivie de l’apostrophe «mon ami». Il se met sur un pied d'égalité
avec lphicrate en l'appelant «mon ami» et fait preuve par ce terme bienveillant d'une
humanité qui manquait à son maître. Les masques tombent enfin: Arlequin rappelle à
lphicrate sa nouvelle condition avec l'antithèse «mes camarades et tes maîtres». qui
entérine le fait que les rôles semblent définitivement inversés: chacune des deux
périphrases renvoie au même groupe, celui des anciens esclaves devenus les nouveaux
maîtres. La didascalie finale («Il s’éloigne») marque l'émancipation du valet, devenu libre
de ses mouvements, et symbolise l'affranchissement de l'esclave. La mise à distance de la
hiérarchie passée est matérialisée par cet éloignement physique.

III/ Liqnes 91 à 95: La montée en puissance de la tension:


1/ La didascalie finale «au désespoir, courant après lui l'épée à la main» marque un pas
franchi dans la tension de la scène. En effet, elle exprime certes la souffrance d'lphicrate
(«désespoir») et sa tentative désespérée d'obtenir l'aide de son esclave, mais elle rend
surtout explicite la violence jusqu'alors sous-jacente du maître, marquée par un accessoire
hautement symbolique: l'épée. Le fait que le maître poursuive («courant») son esclave avec
une arme rappelle à la fois ses mauvais traitements passés et le fait que le maître a droit de
vie et de mort sur son esclave. La scène, ici, n'est plus comique (sauf si le metteur en scène
choisit de la rendre comme telle).
2/ La réplique d'lphicrate (I.91-93) est marquée par le registre pathétique. avec
l’interjection «Juste Ciel!» et le champ lexical du malheur («malheureux», «outragé»). Le
maître déplore sa situation et son état d'impuissance et, désormais, de solitude. Les types
de phrases confirment l'expression de son désespoir et ses dernières tentatives - vaines -
pour atteindre Arlequin (d'où l’apostrophe «Misérable»): d'abord la phrase exclamative
(«Juste Ciel!») exprime une plainte, confirmée par la question rhétorique («Peut-on être
plus malheureux et plus outragé que je le suis?»), sorte d'exclamative déguisée exprimant
à nouveau le désespoir. Enfin la phrase déclarative «Misérable. tu ne mérites pas de vivre»
a une valeur de menace. lphicrate cherche donc à susciter la compassion de son ancien
esclave, tout en continuant de le menacer. En vain.
3/ Arlequin réagit pour la première fois par une menace explicite, avec la modalité
injonctive, avec l'adverbe «doucement» et l'impératif en fin de phrase: «Doucement, tes
forces sont bien diminuées. Car je ne t'obéis plus. Prends-y garde» (I. 94-95). Arlequin
invite d'abord le maître à calmer son agressivité avant de lui exposer clairement la nouvelle
répartition des forces (celles d'lphicrate sont donc ici «diminuées», voire réduites à néant).
Le tutoiement révèle ici qu'Arlequin ne considère plus lphicrate comme son maître. C'est
donc à son tour de menacer l'autre par l'impératif «prends-y garde». Arlequin a pris
conscience de sa position de force...

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