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Séquence 1, œuvre au programme : Marivaux, L’île des esclaves, 1725 – EL 2 : Acte I, scène 1, fin.

Situation du passage : Il s’agit ici de la scène d’exposition : le spectateur vient d’apprendre qu’Iphicrate et son
esclave Arlequin, originaires d’Athènes, ont fait naufrage. Ils ont échoué sur « l’île des esclaves » où, en vertu de
lois particulières, la hiérarchie sociale est inversée. Iphicrate fait donc part à son esclave de son désir de fuir au
plus vite ; Arlequin, évidemment, n’est pas du même avis…
Problématique : Comment cette scène interroge-t-elle les rapports de pouvoir entre maître et esclave ?
Mouvement du texte :
- lignes 1-13 : Dialogue animé entre Iphicrate et Arlequin : sur un ton ironique de manière très spirituelle,
Arlequin se joue de l’autorité perdue d’Iphicrate.
- lignes 14-24 : Tirade d’Arlequin + deux brèves répliques : la rupture éclate entre les deux personnages, Arlequin
adopte un ton plus grave et fait entendre une tirade nourrie de la pensée des Lumières.

I. Lignes 1-13 : le dialogue entre Iphicrate et Arlequin

Ligne 1-3 : La didascalie « retenant sa colère » montre qu’Iphicrate est dans une situation inconfortable. Il a
besoin d’Arlequin ; il s’adresse donc à lui sur un ton poli, presque affectueux (« mon cher Arlequin »), mais son
attitude montre son inconfort.
Arlequin répond avec ironie : il reprend et retourne la formule de son maître, « mon cher patron »,
évoquant leur rapport de domination pour montrer qu’il n’est pas dupe de la politesse de son maître. Il renvoie
d’ailleurs la stratégie de séduction d’Iphicrate (« vos compliments me charment ») à son comportement habituel,
qui est de le battre (« vous avez l’habitude de m’en faire à coups de gourdin »). L’ironie transparaît dans
l’antithèse entre « compliments » et « coups de gourdin », et est renforcée par la comparaison entre les deux
(« qui ne valent pas ceux-là »). La proposition suivante souligne l’impuissance actuelle d’Iphicrate : « le gourdin
est dans la chaloupe ». Arlequin montre à son maître que, dépourvu de l’objet qui matérialise sa domination, il
est désormais sans autorité sur son esclave.

Lignes 4-7 : Iphicrate essaye alors d’amadouer Arlequin, en évoquant ses sentiments pour lui, dans une question
rhétorique. L’interjection, « Eh », laisse percer son inquiétude, voire sa détresse.
Arlequin réfute l’amitié de son maître en montrant la forme que prend cette prétendue amitié. Il joue sur
la polysémie du mot « marques » : le témoignage d’amitié d’Iphicrate (sens figuré et abstrait de l’expression
« marques d’amitié ») se manifeste concrètement par des coups, qui laissent des « marques » (sens propre et
concret) sur les épaules d’Arlequin. Les deux types de « marques » sont en opposition : positives d’après Iphicrate
(« marques d’amitié »), Arlequin révèle qu’elles sont en fait négatives (elles font des « marques », des bleus). Il
conclut par une formule à double sens et ironique : « cela est mal placé » signifie au sens propre que ses épaules
ne sont pas un endroit pour des coups, et au sens figuré que frapper son esclave est un comportement
complètement « déplacé ».
Arlequin affirme ensuite son indifférence à l’égard du sort des autres serviteurs d’Iphicrate (« nos gens »)
qui étaient sur le navire : « que le ciel les bénisse ! » et « je m’en goberge » sont deux expressions qui sont ici
d’emploi familier, et montrent les libertés que prend désormais Arlequin. Tout à la perspective de ne plus être
esclave, Arlequin en vient à perdre son empathie.

Lignes 8-10 : Les deux didascalies forment une opposition et rendent compte de l’état d’esprit très différent
d’Iphicrate et d’Arlequin : « très ému » / « indifféremment ». Iphicrate est perdu sans ses serviteurs : « j’ai besoin
d’eux ». Son émotion (« très ému ») indique sans doute qu’il commence à comprendre qu’étant dépendant de
ses serviteurs, il est peut-être plus faible qu’il ne le pensait jusqu’à présent. Arlequin abandonne Iphicrate à son
problème en employant d’abord une formule générale (« chacun a ses affaires »), puis en disjoignant sa situation
de celle de son maître (« que je ne vous dérange pas ») : le « je » et le « vous » sont séparés par la négation
portant sur le verbe « déranger », ce qui coupe tout lien entre les deux.

Lignes 11-13 : Iphicrate perd alors son sang-froid : en un cri de désespoir, « Esclave insolent ! », il tente de
rappeler à Arlequin son statut et de corriger son attitude.
Iphicrate saisit enfin tout l’enjeu de la situation : son esclave Arlequin est en train de lui échapper. En
formulant cet enjeu sous la forme d’une question redondante (« Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon
esclave ? »), il paraît avoir encore l’espoir de renverser la situation.
II. Lignes 14-24 : la tirade d’Arlequin et les deux brèves répliques terminant la scène

Lignes 14-21 : La didascalie indique la distance physique que prend Arlequin, « se reculant » ; c’est aussi une
distance symbolique par rapport à son maître : Arlequin prend son indépendance, s’émancipe de son maître.
L’expression « air sérieux » marque un changement de ton : jusqu’ici, Arlequin utilisait l’humour, il va maintenant
tenir un discours grave.
Arlequin commence sa tirade en tutoyant son maître, refusant la hiérarchie qui prévalait jusque-là. Il
emploie du vocabulaire moral, voire religieux : « confesse », « honte », « pardonne », « ne valent rien ». Cela
révèle que la domination et la soumission ne sont pas que des statuts sociaux : ces statuts mettent en jeu la
morale, la question du bien et du mal. Ce que montre aussi la formule générale désabusée et pessimiste : « les
hommes ne valent rien ».
Il rappelle ensuite la situation passée comme le montre l’imparfait : « j’étais », « tu me traitais », « tu
disais », « tu étais ». Situation désormais révolue, par le miracle du changement de lieu : ils ne sont plus « dans le
pays d’Athènes ». Arlequin dénonce la déshumanisation de l’esclave avec la comparaison « comme un pauvre
animal », où l’adjectif « pauvre » renforce l’effet du nom « animal ». C’est une comparaison très souvent
employée au XVIIIe siècle, par les philosophes des Lumières en particulier, pour dénoncer l’esclavage. Arlequin
dénonce le caractère illégitime, injuste, de la domination d’Iphicrate, car cette domination ne reposait que sur la
force : il rapproche « juste » et « fort » pour montrer que la relation de cause à effet (domination « juste » parce
qu’Iphicrate est « fort ») était un mensonge d’Iphicrate pour asseoir sa domination (« tu disais que… »). La
critique de prétendu droit du plus fort est aussi un thème important chez les philosophes des Lumières.
Arlequin interpelle ensuite Iphicrate par son nom, comme s’il nommait un accusé, et il fait ainsi entendre
un nom qui, étymologiquement, signifie « qui est au pouvoir (-crate) par la force (iphi-) ». Le futur proche (« tu
vas trouver ») annonce le renversement de situation que va vivre Iphicrate dans la suite de la pièce,
renversement souligné par le comparatif de supériorité « plus fort que toi ». Iphicrate est pris à son propre
piège : si la loi du plus fort s’applique, n’étant plus le plus fort, il ne sera plus le maître et il va donc vivre
l’expérience de la soumission (« on va te faire esclave »). Le pronom indéfini « on » désigne les gens qui vivent
sur l’île. Arlequin montre que le renversement sera complet puisque « on te dira aussi que cela est juste ». Non
seulement Iphicrate sera esclave, mais il sera confronté à des maîtres qui utiliseront le même discours de
justification que celui qu’il utilisait autrefois. Il recevra ainsi une leçon par l’expérience de la souffrance, qui le
forcera à réfléchir : « tu seras plus raisonnable », « tu sauras mieux ». Un chiasme met en valeur l’efficacité de cet
apprentissage : « souffert/raisonnable/sauras/souffrir ».
Arlequin passe ensuite du cas particulier d’Iphicrate à la société dans son ensemble (« tout […] dans le
monde ») et formule le vœu, au conditionnel, que tous les maîtres fassent cette expérience d’inversion des
rapports de force : « en irait mieux », « si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. » Il formule
ainsi une réflexion de large portée morale et politique.
Arlequin termine sa tirade en prenant congé de son maître : « Adieu mon ami ». En l’appelant « mon
ami », il est un peu condescendant : c’est qu’il a maintenant pour « camarades » les « maîtres » de son ancien
maître. Le renversement de situation est mis en place pour la suite de la pièce.

Lignes 22-24 : Iphicrate manifeste un désespoir extrême, dans ses gestes et ses paroles : didascalie « au
désespoir, courant », comparatif de supériorité « plus malheureux, plus outragé ». Il devient violent (« l’épée à la
main », « tu ne mérites pas de vivre »), et tente de faire usage de la force qu’il utilisait pour justifier sa
domination.
En opposition avec l’attitude d’Iphicrate, Arlequin manifeste son calme et sa maîtrise de la situation :
« doucement ». Il montre ensuite à Iphicrate que celui-ci ne tirait en vérité sa force que de la soumission de son
esclave : « tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus ». Dès qu’Arlequin s’est émancipé, son maître a
perdu son pouvoir sur lui. Il termine par un impératif (« prends-y garde ») qui manifeste sa supériorité.

Conclusion : Cette scène d’exposition met en place le renversement de la hiérarchie maître-esclave qui va
constituer le cœur de l’intrigue et permettre à Marivaux d’interroger en profondeur les rapports de domination.
Malgré les apparences, on est loin du renversement à visée purement comique étudié dans la scène des
Fourberies de Scapin, composée 50 ans plus tôt. Certes, il y a du comique ici, le renversement de situation entre
maître et valet étant un passage obligé de la comédie depuis l’Antiquité ; mais, chez Marivaux, cette inversion des
rôles prend une dimension plus dramatique et une valeur critique qu’elle n’avait pas chez les comiques des
siècles précédents. Cette réflexion politique et morale, que Marivaux partage avec les philosophes des Lumières
(Voltaire, Rousseau, Diderot), finira par déboucher sur les idéaux d’égalité qui seront au cœur de la Révolution
française.

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