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L’Île des esclaves, Marivaux, (1725), scène 1 (extrait)

I. Introduction

Pierre Carlet de Chamblain dit Marivaux (1688-1763)


Écrivain français extrêmement prolifique, romancier, dramaturge qui renouvelle le
genre de la comédie
Deux types de comédies :  celles qui peignent l’amour = sentimentales
 celles qui sont sociales
Son nom a donné naissance au terme de « Marivaudage » qui désigne un échange
verbal de qualité, un échange de propos galants et raffinés.
L’Île des esclaves (1725)
Comédie sociale en 1 acte et 11 scènes
Deux couples maître – valet sont échoués sur une île utopique où les valeurs
hiérarchiques sont inversées.
Le passage à l’étude est un extrait de la scène 1

II. Analyse linéaire

Comment cet extrait de cette scène d’exposition met-il en lumière l’opposition


croissante entre les personnages ?
Comment cet extrait de cette scène d’exposition conduit-il par l’inversion des rôles à
un discours critique ?

Les personnages ont fait naufrage et Arlequin se demande où ils se sont échoués.
Iphicrate vient d’apprendre à Arlequin qu’ils sont sur l’île des esclaves. Le maître
tutoie son valet alors que son valet le vouvoie.
l.1 Arlequin s’exclame « Oh, oh » = phrase de modalité exclamative. L’extrait
commence sur une double interjection qui montre l’étonnement d’Arlequin qui ne
sait où il est. « Qu’est-ce que c’est que cette race-là ? » = étonnement + modalité
interrogative, interrogation partielle. « Cette race-là » = déterminant démonstratif
renforcé = idée d’une grande distance.
l.2-4 La réponse d’I n’est pas une certitude, elle est modalisée (= il nuance son
propos) car il n’est pas sûr de l’endroit où il se trouve. « Ici » = adverbe de lieu qui a
une valeur de déictique, c’est le lieu où se trouve le personnage au moment où il
parle. « Sans doute » = modalisation, discours hésitant. « Cases » = monde insulaire ≠
confort habituel d’I. « Mon cher Arlequin » = apostrophe, tournure affective, on sent
encore le pouvoir du maître qui s’adresse à son valet. I est au courant des pratiques
et de l’inversion des valeurs de l’île (= espace fermé, extraordinaire, difficile d’accès
 utopie + cf. Thomas More, Utopia en 1516).
l.5-6 « Ils tuent les maîtres à la bonne heure » = présent de vérité générale. « Chaque
pays a sa coutume » = indifférence, individualisme, fatalisme, manque d’empathie. Il
y a quelque chose de comique : comique de mot.
l.7 I recentre le valet sur sa condition due à l’inversion des valeurs. Toutefois son
discours est toujours modalisé : « peut-être ». Mélange de registre. I est en attente
d’un regard compassionnel  interronégative + « plaindre » + interrogation totale.
l.8-9 Didascalie vaut pour réponse, gestuelle de la « bouteille » = réponse par le geste
qui montre une scène en évolution, une attitude insolente + non. Contradiction entre
didascalie et réplique formelle. Ambiguïté sur le référent du pronom démonstratif
« cela »  insolence / empathie + tonalité comique qui se nourrit de ce référentiel.
Polyptote du verbe plaindre (infinitif + présent d’énonciation) qui nous invite à
comprendre que la réplique d’A est vide de sens.
l.10-16 « Suis-moi donc » impératif d’I, propos littéral = propos du monde ancien,
« Suis » homonyme du verbe être = inversion des rôles accomplie. Didascalies d’A :
comique de mot, de geste, de caractère = installation de l’inversion des rôles.
Didascalies d’I : (l.17) aparté = sincérité des pensées d’I. I pose des questions,
interrogation partielle  aucune réponse, « parle donc » retour autorité d’A.
Dialogue de sourd : A réagit d’une manière insolente et distraite, I = isolé dans sa
situation.
l.17-21 Aparté, I s’adresse au public  brise la double énonciation. Le maître
s’accroche à l’impératif. Mouvement à l’unisson = perte de pouvoir. « Jambes
engourdies » façon imagée de dire non = refus (sens figuré), métaphorisation du refus
+ peut-être sens propre. « Avançons, je t’en prie » impératif + atténuation = semblant
de pouvoir + prière  perte de pouvoir. « C’est l’air du pays qui fait cela »
métaphore des lois du pays = réplique à tonalité ironique et insolente. 3 impératifs
juxtaposés (l.16/18/20) = discours du maître.
l.22-24 « Seulement » modestie de la demande, adverbe qui vient contrarier la force
des impératifs, timidité de la demande. « Demi-lieue » minimiser la distance pour
qu’A avance. « Notre chaloupe » « nos gens » « nous » déterminants possessifs + usage
du ‘’nous‘’ montre bien que le maître est en train de céder et d’accepter qu’A soit à
égalité avec lui, et non plus un pas derrière.
l.25-30 Arlequin ne suit pas, n’avance pas et reprend son maître sur le mot, il prend
ses aises. « Catin » abréviation de Catherine = femme aux mœurs légères. Chanson =
rappel du naufrage + façon de tourner en dérision la situation par une chanson
grivoise  déclenchement colère d’I.
l.31-33 On voit l’extrême patiente d’I : « mon cher Arlequin » (l.4/31). « Mon cher
patron » apostrophe à valeur d’antiphrase + insolence de la reprise directe de la l.31
(inverse de ce que pense A) = antiphrastique. « Charmer » < Carmen  au 17e siècle,
chant magique qui ensorcèle. « Gourdin » métaphore du pouvoir tyrannique du maître
 qui n’est pas sur l’île + « gourdin dans la chaloupe » autorité du maître qui a fait
naufrage. La métaphore du gourdin permet de rendre plus concrète et plus effrayante
l’autorité du maître.
l.34 L’interjection « Eh ! » fait verser le propos dans la modalité exclamative 
modalité de l’émotion. « Ne sais-tu pas que je t’aime ? » interronégative qui attend
un ‘’si‘’  modalité interrogative + interrogation complète.
l.35 « Oui, mais » A est en train de prendre le pouvoir, il oppose le ‘’oui‘’ au ‘’mais‘’
conjonction de coordination qui dit bien la rébellion, le reproche et l’inversion des
rôles. « Les marques de votre amitié » syllepse de sens du mot ‘’marque‘’  sens
propre : blessure, maltraitance / sens figuré : signes  figure de style qui porte
l’ironie. « Amitié » euphémisme de l’amour = antithèse  cela rappelle les relations
maître – valet dans les comédies de Molière. « coutume » (l.32) qui dit l’habitude =
renforcé ici par l’adverbe ‘’toujours‘’. Reproches d’A à I = fondées  condamne
l’autorité tyrannique des maîtres.
l.36-37 « Tenez » : impératif, « nos gens » A s’inscrit dans la sphère des maîtres.
« Que le ciel les bénisse » égoïsme, juxtaposition = absence de liens dans la phrase
qui traduit une absence de liens avec l’autre, grande indifférence. Parallélisme « s’ils
sont » + antiphrases « morts [...] en vie ». « Je m’en goberge » = je m’en moque.
Mélange de tonalités : tragique (situation d’I), ironique, comique.
l.38 Réaction du maître (didascalie) = plus humaine que celle du valet. « Mais j’ai
besoin d’eux, moi » réplique choquante car on voit qu’en réalité I ne vaut pas mieux
et n’est pas plus humain qu’A. « moi » forme tonique de jeu mise en avant = égoïsme.
Marivaux renvoie dos à dos le valet et l’ancien maître  défauts partagés. La pièce
est en réalité une leçon humaniste.
l.39-41 Propos vides de contenu  indifférence de la part d’A. « Esclave insolent ! »
GN de modalité exclamative  i indigné, en colère contre A. A reproche à I son
« jargon » (= modification, déformation de la langue) et traite « la langue d’Athènes »
(= périphrase pour désigner la langue des maîtres dans l’ancien monde ») de
« mauvais jargon ». « Ne plus » forme négative qui dit que les temps ont changé. « Je
n’entends plus » présent à valeur performative  A a le dernier mot : prise de parole
= prise de pouvoir. À la suite de ces mots, A tutoie son ancien maître.

III. Conclusion

Marivaux a réussi une comédie profondément humaniste qui donne à ceux qui ne l’ont
jamais eu, le pouvoir de la parole. Il montre que le pouvoir des nobles, des grands est
hérité et non mérité. Cette pièce n’est toutefois pas révolutionnaire car les Iphicrate
et Euphrosine redeviennent maîtres à la fin. De plus Marivaux montre que les nobles
et les plébéiens partagent les mêmes défauts et qualités, les domestiques sont aussi
cruels que les maîtres. Aux 17e et 18e siècles, on retrouve dans les pièces un mélange
de registres, souvent avec une désintégration de la société des trois ordres. Les
dramaturges ont alors un discours moraliste et humaniste.

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