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Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle

Le 23° poème du recueil, qui n’a pas de titre, fait partie d’une série consacrée par Baudelaire à ses maîtresses qui
commence avec « Les bijoux » et se termine avec « A une dame créole ». C’est un des plus anciens. Il est écrit en
alexandrins à rimes suivies. Sa structure est originale et déséquilibrée : un huitain qui peint le portrait d’une femme au
charme fatal, un neuvain qui en fait un instrument maléfique, un monostique qui le synthétise par deux oxymores. Cette
femme fatale est bien différente des muses romantiques et pourtant elle inspire le poète et de cette fange il en fait de l’or.

Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, Baudelaire commence son poème de façon abrupte en
Femme impure! L'ennui rend ton âme apostrophant à la deuxième personne du singulier la femme ou
cruelle. une femme. Rien ne permet ici de trancher puisque ce nom
n’est pas précédé d’un déterminant ou d’un nom propre. Dans le
premier cas, le poème vise une catégorie générale : la moitié de
l’humanité, dans le second, une personne en particulier et
familière puisqu’elle est tutoyée. Il pourrait s’agir de Sara, une
prostituée. Dans les deux cas, le mot ruelle prend un double
sens : l’espace situé entre le lit et le mur ou la rue. Dans les
deux cas, l’hyperbole antithétique « l’univers entier dans ta
ruelle » et le verbe mettre supposent qu’elle a un désire
insatiable signifié aussi par le conditionnel de posséder et même
de dévorer comme on le verra par la suite. Dans la deuxième
phrase, le poète en donne une explication : consommer des
hommes serait une distraction, comme Baudelaire, elle fuit
l’ennui. Le rejet au début du deuxième vers « Femme
impure ! » et l’exclamation suggèrent l’opprobre dont elle est
l’objet à cause de son immoralité confirmée par l’adjectif
« impure ».

Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, Les vers 3 et 4 confirment cela, à la fois par le mot « je » et par
Il te faut chaque jour un cœur au râtelier. la métaphore filée. Cela donne une image concrète et animale
de sa cruauté « exercer tes dents » « un cœur au râtelier » où le
bétail vient manger son fourrage, « râtelier » faisant écho à
« dents » par un jeu de mot SAVOURREUX. Elle fait donc
souffrir ses amants. L’allitération en /r/ dans ce quatrain sonne
comme un grognement de cette tigresse à moins qu’il ne soit du
poète qu’elle fait enrager.

Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques Sans transition, le poète passe de la description morale à la des-
Ou des ifs flamboyants dans les fêtes cription physique : celle de ses yeux, source traditionnelle du
publiques, charme (cf. « un pouvoir », v. 7). Ils sont beaux et brillants
(« illuminés », « flamboyants », les deux mots étant placés à la
fin du premier hémistiche comme pour les rapprocher). Leur
beauté est traduite aussi par les sonorités, par l’assonance en
/i/ et l’allitération en /f/, cette dernière faisant en outre entendre
le souffle des flammes. Cependant la comparaison des yeux
avec les « boutiques » et les « ifs » n’est pas aussi valorisante
qu’il y paraît. Elle suggère le métier de celle qui se vend dans
des lieux publics et qu’on appelle même « fille publique », la
rime soulignant ce rapprochement. De plus, les « ifs » laissent
supposer aussi que ses « appas » peuvent être empoisonnés,
comme les fruits rouges (couleur qui signale les maisons closes)
de cet arbre.

Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, Cependant « leur beauté » apparaît usurpée : le « pouvoir » dont
Sans connaître jamais la loi de leur beauté. ils « usent » est « emprunté », comme s’ils ne faisaient qu’imi-
ter, et ils méconnaissent « la loi », donc ne lui obéissent pas,
désobéissance qui peut aussi être signifiée par l’adverbe
« Insolemment ». Avec le mot « loi », Baudelaire suppose que
le don de la beauté a pour contrepartie l’exercice mesuré de son
pouvoir. Les yeux sont ici une synecdoque : la prostituée ou la
femme séduisent en jouant la comédie de l’amour.

Elle est maintenant chosifiée par deux métaphores :« machine »


Machine aveugle et sourde en cruautés et « instrument » (mot qui annonce le vers 16). Par conséquent
féconde! insensible : « aveugle et sourde ». Pire, elle fait même souffrir
Salutaire instrument, buveur du sang du par ses « cruautés » (le mot faisant écho à « cruelle »), dont la
monde, quantité innombrable est signalée par le pluriel, par l’épithète «
féconde » et par l’hyperbole « monde » et dont un exemple est
donné : « buveur du sang », métaphore qui la rapproche d’en-
gins de torture ou d’une goule.
Paradoxalement, il la qualifie de « salutaire » : le mal qu’elle lui
fait doit le sauver, ainsi qu’on le disait des instruments de tor-
ture. L’adjectif « féconde », qui annonce « pétrir », paraît aussi
paradoxal, comme si sa maternité était dévoyée.

La question oratoire en appelle à la conscience de cette femme,


Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as- dans sa première partie, puis, dans la seconde, suggère par la
tu pas métaphore « pâlir » qu’il est inconcevable que le mal soit beau,
Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas? l’anaphore de « comment n’as-tu pas » soulignant l’indignation
du poète. Quant aux miroirs, présentés de façon hyperbolique,
ils suggèrent le narcissisme de cette femme.

Elle ne se voit pas telle qu’elle est. En effet, elle se croit « sa-
La grandeur de ce mal où tu te crois savante vante » dans le péché alors qu’elle ne l’est pas, comme le sug-
Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante, gère le verbe « croire » qui prend la modalité du doute. Elle ne
Quand la nature, grande en ses desseins voit pas l’étendue du mal qu’elle fait : c’est pourquoi elle ne re-
cachés, cule pas « d’épouvante ». Elle est en réalité l’instrument
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, aveugle de « la nature » personnifiée qui se « sert » d’elle pour
- De toi, vil animal,- pour pétrir un génie? ses projets impénétrables (et qui est en cela une version païenne
de Dieu), nature qui est mise en valeur au vers 16 par l’adjectif
apposé « grande » et par le rythme déséquilibré du vers (5+7).
Au vers 16 le ton devient paradoxalement élogieux.
Le poète apostrophe sa Muse de façon laudative : « ô femme »,
le mot étant mis en valeur au milieu du vers ; et même
Dithyrambique : « ô reine », mais le complément « des péchés »
rappelle le métier de Sara, experte en luxure. Au vers suivant,
brutalement, Baudelaire l’interpelle de façon doublement déva-
lorisante : « vil animal », par la métaphore, il l’animalise expli-
citement et par l’adjectif « vil » dit à la fois sa cruauté et sa bas-
sesse. Le dernier hémistiche surprend, forme une chute : cette
machine détestable, ce « vil animal » (l’expression étant entre
tirets et précédée emphatiquement par « de toi » pour souligner
ce que cela a d’inconcevable) « pétri[t] un génie », substantif
par lequel Baudelaire se désigne indirectement mais sans mo-
destie. Le verbe, qui appartient au champ lexical de la création,
suggère une allusion à la maternité et peut-être à sa propre
mère.

Le dernier vers, mis en exergue, résume dans une phrase nomi-


O fangeuse grandeur, sublime ignominie! nale cet éloge paradoxal par deux oxymores parallèles syntaxi-
quement mais formant un chiasme sémantique (« grandeur » vs
« ignominie » ; « fangeuse » vs « sublime ») : cette femme est
le creuset dans lequel Baudelaire se transforme en génie et la
boue en or. Même les sonorités s’opposent : dans le second hé-
mistiche, l’assonance en /i/, son aigu, et les consonnes nasales
rendent sensible aux oreilles sa cruauté tandis que
l’assonance /an/ dans le premier suggérait sa douceur apparente.
L’interjection souligne l’exclamation et les sentiments d’admi-
ration et de dégoût du poète.

Le poète fait donc ici un portrait à la fois immonde et sublime de la femme en général ou peut-être d’une
femme rejetée par la société et cruelle mais qui l’a inspiré. Le poème suivant, « Sed non satiata », peut-être aussi
inspiré par Sara, à moins que ce ne soit de Jeanne Duval, confirme cette image de femme démoniaque, de
Messaline, de cruelle dévoreuse d’hommes, qui sera l’un des leitmotivs du recueil.

Plan

I une femme séduisante


1. Belle
2. Au charme puissant
II Mais ce portrait est péjoratif
1. Impure
2. Cruelle
III Un éloge paradoxal
1. N’est qu’un instrument de la nature
2. Matrice du poète

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