Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Des vapeurs de l’alcool émerge une chanson que l’on va être enjoint à écouter avec
l’impératif « écoutez ». Ainsi, le poème devient un poème cadre et se dédouble offrant une
chanson enchâssée, double vision provoquée par l’alcool ? A travers ce substantif de
« chanson » se dit une filiation à la tradition poétique, un retour à l’origine du lyrisme où la
poésie était chantée accompagnée par une lyre. On trouve également à travers ce mot de
« chanson » le lied allemand auquel la musicalité du vers fait écho de même qu’à travers les
thèmes abordés, l’amour, la nature, la mythologie ainsi qu’à travers la forme.
On plonge alors dans cette « chanson lente du batelier », mise en abyme ! L’adjectif « lente »
évoque la langueur dans laquelle plonge l’alcool et invite avec les sons nasalisant [an], [on] et
[en], [un] à ralentir le rythme du poème, à plonger dans un état second. Lorsque le
complément du nom « d’un batelier » réinstille cette idée de flux, on glisse dans cette vision,
on subit un envoutement accentué par cette lenteur mystérieuse.
Le récit enchâssé commence à travers le verbe « raconte ». Le mythe se déroule sous nos yeux
avec le verbe « voir » comme un rêve, une illusion qui prend possession de nous, de nos sens
physiques. Ce récit enchâssé est celui d’une légende considérée comme la réalité.
Le complément circonstanciel de lieu « sous la lune » poursuit l’horizon d’attente créé par le
titre « Nuit rhénane », celui d’un univers mystérieux, romantique, en la présence de l’astre
lunaire, une atmosphère, un moment propice aux apparitions phénomènes mystiques.
C’est ainsi que vont apparaître « sept femmes » dont le nombre, chiffre magique par
excellence renforce le caractère mystique.
Le chiffre 7 inclinait à penser que ces femmes étaient des êtres mystiques pourtant le
qualificatif de « femmes » était d’une généricité ancrée dans le réel ce que va contredire leurs
caractéristiques et actions.
Le verbe d’action « tordre » à l’infinitif semble animer ces femmes par sa valeur…… dans la
subordonnée animant la description leur conférant la vie. Plus que l’action de tordre ces
cheveux, ce verbe tord aussi le vers grâce à l’enjambement entre les vers 3 et 4.
Les femmes sont alors dotées de « cheveux verts » avec le déterminant possessif « leurs » qui
les métamorphose, les font advenir créatures mythiques : ondines, sirènes, Méduse. Cette
couleur traduit leur appartenance aux mythes. Le mythe se découvre peu à peu mêlant le
mythe germanique de la Lorelei et celui de la fée verte, l’alcool véritable sirène qui attire
irrésistiblement et provoque une vision hallucinée, transformation de la réalité. Se noue un
lien inviolable entre ivresse et rêve.
L’adjectif couleur « verts » inscrit, à travers l’idée de nature, le quatrain dans une mouvance
naturiste avec le thème de la femme et la reprise de ce folklore rhénan.
Cette deuxième occurrence homonymique de « verts » renforce le lien entre nature et poésie,
poésie et alcool. La réflexion métapoétique est filée avec la torsion des vers jusqu’aux
pieds annonçant un projet poétique. Ces créatures mythiques et mystiques sont donc liées au
poète.
cheveux = vignes ?
L’adverbe « debout » ouvrant le deuxième quatrain introduit une rupture. Il retentit tel un
appel au réveil. Sa valeur injonctive renforcée par l’impératif « chantez » somme la deuxième
personne du pluriel à sortir de cette rêverie alcoolisée, à conjurer le sort. L’identité de la 2ème
personne du pluriel est floue, incertaine, lecteurs ? Cette injonction à chanter est encore
amplifiée par la construction adverbiale « plus + adverbe », « plus haut ».
Le CCM dessine une ronde apportant un caractère ritualisé à ce chant protecteur. La figure du
cercle est une figure consacrée et cultuelle utilisée pour servir un but.
Ce but est exprimé par « que » locution conjonctive avec « afin » sous-entendu. Le but de ce
chant ritualisé est de s’opposer au chant du batelier dont c’est la 2ème occurrence et de
surpasser son chant et d’annuler la vision auditive du « je lyrique » avec la négation
« ne…plus » qui dit l’arrêt du procès. Ce « je lyrique » orchestre une nouvelle symphonie.
Cette volonté de réalité est recherchée par la constante antithèse entre rêve et réalité. C’est
ainsi que l’hyperbole « toutes les filles » s’oppose aux 7 femmes, que les filles s’opposent aux
femmes. Les créatures aux « cheveux verts » se transforment en « filles blondes ».
Se dit le désir de faire cesser l’envoutement du chant du batelier et celui de l’alcool par la
force du réel, désir qui devient réalité avec la détransformation des filles qui reprennent
figures humaines.
Cette opposition de l’illusion à la réalité se poursuit dans l’immobilité du regard des filles qui
va à l’encontre du mouvement de torsion, de même que dans leur coiffure, les détails du
commun. Cette chevelure, ces cheveux « longs jusqu’à leurs pieds » deviennent des « nattes
repliées » qui évoquent la coiffure bavaroise traditionnelle. Le stéréotype ainsi tracé met fin à
la "chanson lente du batelier" du vers 2 et enracine le quatrain dans traditions folkloriques et
enfantines.
Cependant si l’assainissement des figures du poème et leur caractérisation nous raccroche à
l’univers rassurant du réel, un dérèglement des rimes semble annoncer un nouveau
retournement. Ainsi, on constate une rupture de l’alternance rimes féminines et masculines
F/M/F/F « blondes » et « repliées »
La répétition du « Rhin » fait entendre l’ivresse du poète. Elle fait effet sur ses sens et il voit
double ! Le poète n’est pas le seul ivre dans ce vers avec la personnification du Rhin dont
l’attribut du sujet est « ivre ». Les vignes semblent également touchées, personnifiées, elles
« se mirent », alliant le regard et le reflet dans la polysémie du verbe « mirer ». De même que
le Rhin était répété, le poète le voyant double, la vigne l’est aussi avec son reflet dans le Rhin.
Le jeu d'écho sur les sonorités [i] [v] joue également avec le motif du reflet. Un chiasme
sonore résonne : "Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent" : RIV / VIR dessinant
dans l’espace physique du vers mais aussi dans l’espace sonore ces reflets.
S’opère dans ce vers la transition du réel avec le Rhin à l’irréel le reflet seulement des vignes
étant visible.
Cette répétition relève également d’un niveau incantatoire. Ainsi, l’allitération en [v], [t] et [r]
et l’assonance en [i] donne à entendre une formule.
v.10 « Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter »
« L’or des nuits » semble une métaphore des étoiles. Cette nuit autrefois au singulier est
maintenant au pluriel. Ces « nuits » ont étendu leur puissance symbolique et fantasmagorique
sous leur noir manteau. Que viennent sous ces nuits les visions merveilleuses et inquiétantes !
C’est ainsi que « l’or des nuits » tombe tel des étoiles filantes prises de boisson elles aussi
avec le gérondif « en tremblant ». Cette ivresse oscillante s’accompagne d’une vision
indistincte avec le motif du reflet et l’effet miroir qui sont filés « s’y refléter ». (comme le
poème dans le poème « lied im lied »)
L’ivresse gagne le rythme du vers qui oscille « Tout l'or des nuits // tombe en tremblant // s'y
refléter » 4/4/4 et jusqu’à la construction syntaxique de ce vers enivré par l’anacoluthe.
L’ivresse engloutit tout, l’illusion s’étend renforcée par la vision floutée par l’alcool. On
replonge de plus belle dans la vision fantasmée à travers des personnifications et métaphores
auxquelles la comparaison a cédé la place, leur pouvoir transformationnel étant bien plus
puissant. L’ivresse est à son comble.
Ce n’est plus le batelier qui chante, il a disparu, s’est désincarné. Devenu « la voix », un corps
physique ne semble plus lui être nécessaire. Cette métonymie allégorique recouvre du voile de
l’abstraction cette voix mystérieuse, voix des sirènes, des filles du Rhin, gardiennes de l’or du
fleuve ?
Cette voix semble éternelle avec l’adverbe « toujours ». Une polysémie se dresse alors avec la
préposition « à ». Cette voix chanterait jusqu’aux limites de sa propre mort, perdant son
souffle de vie comme l’indiquerait le néologisme « râle-mourir ». Elle exercerait également
son pouvoir mortifère sur autrui tel la Lorelei ou les sirènes du Rhin à travers la tournure
consécutive « à + inf » « à en râle-mourir », le néologisme incarnant l’incantation à son
paroxysme en fin de vers.
Ivresse + inspiration poétique = néologisme rale-mourir
Les femmes aux cheveux verts sont devenues « fées aux cheveux verts ». La transformation
complète est opérée et l’illusion est dorénavant totale. Le déterminant démonstratif renforce
l’illusion faisant de ces personnages merveilleux des personnages connus et familiers.
Le poème s'ouvre au premier vers sur le vin (son inspiration ?) ; ce thème n'est continué qu’à
la 3ème strophe et le dernier vers.
Du chant à l’enchantement !
Rupture avec l’impression de structure classique avec ce vers isolé. Distique brisé ? Donc pas
de sonnet élisabéthain. Verre et vers brisé en même temps par l’homophonie
Premier et derniers vers se répondent avec l’anaphore « mon verre » et s’opposent dans leur
état, « plein » et « brisé ».
Rire des fées qui ont fait exploser le verre par leur incantation
Il y a un jeu de mots : éclat de verre / "éclat de rire", cette comparaison repose aussi sur le
bruit du verre qui se brise qui peut rappeler un rire. Le poème se termine sur ce terme joyeux
qui s'oppose au terme "mourir" à la rime au vers 11.
Il y a un autre jeu de mot, jouant sur l'homophonie "verre" et "vers" : le verre se brise, mais
le vers, au sens poétique du terme se brise également puisque le poème se finit ici, alors que
ce poème semblait prendre la forme d'un sonnet élisabéthain (3 quatrains et un distique). Or
ici la dernière strophe est tronquée : il manque un vers pour faire un sonnet élisabéthain =>
c'est une marque de la modernité poétique de Apollinaire qui se permet de ne pas respecter
les formes fixes de la poésie.
Ce poème libérateur, amenant le rire, se brise en même tant que celui-ci : le dernier rire,
l'éclat, brise le verre, l'alcool, l'inspiration du poème et donc le poème lui-même.
Strophe brisée comme le verre qui est devenu un vers seul, un monostiche.
Retour à la réalité
Conclusion
Inspiration poétique et ivresse associées pour nouveau poème, association, confrontation
entre tradition et modernité, lyrisme traditionnelle et énergie nouvelle
"L'éclat de rire" brise le verre du poète mais aussi le poème lui-même. Les thèmes abordés
par Apollinaire dans le poème Nuit Rhénane sont récurrents dans le recueil : l'alcool, la vie,
le fantastique, les peurs...
Plusieurs ouvertures possibles pour la conclusion.
Fatalité, Jan TOOROP, 1893
Enivrez-vous
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible
fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans
trêve.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude
morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez
au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à
tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le
vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour
n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de
vertu, à votre guise. »