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I.

L'univers fascinant des légendes - 1er quatrain

v.2 « Écoutez la chanson lente d'un batelier »

Des vapeurs de l’alcool émerge une chanson que l’on va être enjoint à écouter avec
l’impératif « écoutez ». Ainsi, le poème devient un poème cadre et se dédouble offrant une
chanson enchâssée, double vision provoquée par l’alcool ? A travers ce substantif de
« chanson » se dit une filiation à la tradition poétique, un retour à l’origine du lyrisme où la
poésie était chantée accompagnée par une lyre. On trouve également à travers ce mot de
« chanson » le lied allemand auquel la musicalité du vers fait écho de même qu’à travers les
thèmes abordés, l’amour, la nature, la mythologie ainsi qu’à travers la forme.

On plonge alors dans cette « chanson lente du batelier », mise en abyme ! L’adjectif « lente »
évoque la langueur dans laquelle plonge l’alcool et invite avec les sons nasalisant [an], [on] et
[en], [un] à ralentir le rythme du poème, à plonger dans un état second. Lorsque le
complément du nom « d’un batelier » réinstille cette idée de flux, on glisse dans cette vision,
on subit un envoutement accentué par cette lenteur mystérieuse.

v.3 « Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes »

La proposition subordonnée relative étend cette chanson, déroule son refrain.

Le récit enchâssé commence à travers le verbe « raconte ». Le mythe se déroule sous nos yeux
avec le verbe « voir » comme un rêve, une illusion qui prend possession de nous, de nos sens
physiques. Ce récit enchâssé est celui d’une légende considérée comme la réalité.

« avoir vu » infinitif passé : valeur de passé

Le complément circonstanciel de lieu « sous la lune » poursuit l’horizon d’attente créé par le
titre « Nuit rhénane », celui d’un univers mystérieux, romantique, en la présence de l’astre
lunaire, une atmosphère, un moment propice aux apparitions phénomènes mystiques.

C’est ainsi que vont apparaître « sept femmes » dont le nombre, chiffre magique par
excellence renforce le caractère mystique.

v.4 « Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds »

Le chiffre 7 inclinait à penser que ces femmes étaient des êtres mystiques pourtant le
qualificatif de « femmes » était d’une généricité ancrée dans le réel ce que va contredire leurs
caractéristiques et actions.

Le verbe d’action « tordre » à l’infinitif semble animer ces femmes par sa valeur…… dans la
subordonnée animant la description leur conférant la vie. Plus que l’action de tordre ces
cheveux, ce verbe tord aussi le vers grâce à l’enjambement entre les vers 3 et 4.
Les femmes sont alors dotées de « cheveux verts » avec le déterminant possessif « leurs » qui
les métamorphose, les font advenir créatures mythiques : ondines, sirènes, Méduse. Cette
couleur traduit leur appartenance aux mythes. Le mythe se découvre peu à peu mêlant le
mythe germanique de la Lorelei et celui de la fée verte, l’alcool véritable sirène qui attire
irrésistiblement et provoque une vision hallucinée, transformation de la réalité. Se noue un
lien inviolable entre ivresse et rêve.

L’adjectif couleur « verts » inscrit, à travers l’idée de nature, le quatrain dans une mouvance
naturiste avec le thème de la femme et la reprise de ce folklore rhénan.

Cette deuxième occurrence homonymique de « verts » renforce le lien entre nature et poésie,
poésie et alcool. La réflexion métapoétique est filée avec la torsion des vers jusqu’aux
pieds annonçant un projet poétique. Ces créatures mythiques et mystiques sont donc liées au
poète.
cheveux = vignes ?

II. L'univers rassurant du réel - 2ème quatrain

v.5 « Debout chantez plus haut en dansant une ronde »

Changement de rythme de « chanson lente » à plus rythmique

L’adverbe « debout » ouvrant le deuxième quatrain introduit une rupture. Il retentit tel un
appel au réveil. Sa valeur injonctive renforcée par l’impératif « chantez » somme la deuxième
personne du pluriel à sortir de cette rêverie alcoolisée, à conjurer le sort. L’identité de la 2ème
personne du pluriel est floue, incertaine, lecteurs ? Cette injonction à chanter est encore
amplifiée par la construction adverbiale « plus + adverbe », « plus haut ».

Le CCM dessine une ronde apportant un caractère ritualisé à ce chant protecteur. La figure du
cercle est une figure consacrée et cultuelle utilisée pour servir un but.

v.6 « Que je n'entende plus le chant du batelier »

Ce but est exprimé par « que » locution conjonctive avec « afin » sous-entendu. Le but de ce
chant ritualisé est de s’opposer au chant du batelier dont c’est la 2ème occurrence et de
surpasser son chant et d’annuler la vision auditive du « je lyrique » avec la négation
« ne…plus » qui dit l’arrêt du procès. Ce « je lyrique » orchestre une nouvelle symphonie.

2 chants concurrents Le polyptote « chantez », « chant » dit l’importance de ce chant et


amoindrit la puissance du batelier avec le verbe et son pouvoir d’action face au nom. Le réveil
du réel semble ainsi supérieur aux fantasmagories. Rejet du monde fantasmagorique.

v.7 « Et mettez près de moi toutes les filles blondes »

Renforcement de l’ancrage dans le réel avec un deuxième impératif « mettez » dont la


dimension physique par son sens ici de localisation avec la locution adverbiale « près de » dit
cette volonté de réalité. La 1ère personne « moi » à l’hémistiche met en valeur cette 1ère
personne qui est tangible et le rapproche physiquement dans l’espace du vers des filles.

Cette volonté de réalité est recherchée par la constante antithèse entre rêve et réalité. C’est
ainsi que l’hyperbole « toutes les filles » s’oppose aux 7 femmes, que les filles s’opposent aux
femmes. Les créatures aux « cheveux verts » se transforment en « filles blondes ».

Se dit le désir de faire cesser l’envoutement du chant du batelier et celui de l’alcool par la
force du réel, désir qui devient réalité avec la détransformation des filles qui reprennent
figures humaines.

v. 8 « Au regard immobile aux nattes repliées »

Cette opposition de l’illusion à la réalité se poursuit dans l’immobilité du regard des filles qui
va à l’encontre du mouvement de torsion, de même que dans leur coiffure, les détails du
commun. Cette chevelure, ces cheveux « longs jusqu’à leurs pieds » deviennent des « nattes
repliées » qui évoquent la coiffure bavaroise traditionnelle. Le stéréotype ainsi tracé met fin à
la "chanson lente du batelier" du vers 2 et enracine le quatrain dans traditions folkloriques et
enfantines.
Cependant si l’assainissement des figures du poème et leur caractérisation nous raccroche à
l’univers rassurant du réel, un dérèglement des rimes semble annoncer un nouveau
retournement. Ainsi, on constate une rupture de l’alternance rimes féminines et masculines
F/M/F/F « blondes » et « repliées »

III. La victoire du surnaturel - 3ème quatrain

v.9 « Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent »

La répétition du « Rhin » fait entendre l’ivresse du poète. Elle fait effet sur ses sens et il voit
double ! Le poète n’est pas le seul ivre dans ce vers avec la personnification du Rhin dont
l’attribut du sujet est « ivre ». Les vignes semblent également touchées, personnifiées, elles
« se mirent », alliant le regard et le reflet dans la polysémie du verbe « mirer ». De même que
le Rhin était répété, le poète le voyant double, la vigne l’est aussi avec son reflet dans le Rhin.
Le jeu d'écho sur les sonorités [i] [v] joue également avec le motif du reflet. Un chiasme
sonore résonne : "Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent" : RIV / VIR dessinant
dans l’espace physique du vers mais aussi dans l’espace sonore ces reflets.
S’opère dans ce vers la transition du réel avec le Rhin à l’irréel le reflet seulement des vignes
étant visible.

Cette ivresse ressort également dans la scansion du verbe, la construction traditionnelle du


mètre qu’est l’alexandrin cède sous l’effet de la boisson.
« Le Rhin // le Rhin est ivre // où les vignes se mirent » 2/4/6

Cette répétition relève également d’un niveau incantatoire. Ainsi, l’allitération en [v], [t] et [r]
et l’assonance en [i] donne à entendre une formule.
v.10 « Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter »

« L’or des nuits » semble une métaphore des étoiles. Cette nuit autrefois au singulier est
maintenant au pluriel. Ces « nuits » ont étendu leur puissance symbolique et fantasmagorique
sous leur noir manteau. Que viennent sous ces nuits les visions merveilleuses et inquiétantes !
C’est ainsi que « l’or des nuits » tombe tel des étoiles filantes prises de boisson elles aussi
avec le gérondif « en tremblant ». Cette ivresse oscillante s’accompagne d’une vision
indistincte avec le motif du reflet et l’effet miroir qui sont filés « s’y refléter ». (comme le
poème dans le poème « lied im lied »)

L’ivresse gagne le rythme du vers qui oscille « Tout l'or des nuits // tombe en tremblant // s'y
refléter » 4/4/4 et jusqu’à la construction syntaxique de ce vers enivré par l’anacoluthe.

L’ivresse engloutit tout, l’illusion s’étend renforcée par la vision floutée par l’alcool. On
replonge de plus belle dans la vision fantasmée à travers des personnifications et métaphores
auxquelles la comparaison a cédé la place, leur pouvoir transformationnel étant bien plus
puissant. L’ivresse est à son comble.

v.11 « La voix chante toujours à en râle-mourir »

Ce n’est plus le batelier qui chante, il a disparu, s’est désincarné. Devenu « la voix », un corps
physique ne semble plus lui être nécessaire. Cette métonymie allégorique recouvre du voile de
l’abstraction cette voix mystérieuse, voix des sirènes, des filles du Rhin, gardiennes de l’or du
fleuve ?

Cette voix semble éternelle avec l’adverbe « toujours ». Une polysémie se dresse alors avec la
préposition « à ». Cette voix chanterait jusqu’aux limites de sa propre mort, perdant son
souffle de vie comme l’indiquerait le néologisme « râle-mourir ». Elle exercerait également
son pouvoir mortifère sur autrui tel la Lorelei ou les sirènes du Rhin à travers la tournure
consécutive « à + inf » « à en râle-mourir », le néologisme incarnant l’incantation à son
paroxysme en fin de vers.
Ivresse + inspiration poétique = néologisme rale-mourir

v.12 « Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été »

Les femmes aux cheveux verts sont devenues « fées aux cheveux verts ». La transformation
complète est opérée et l’illusion est dorénavant totale. Le déterminant démonstratif renforce
l’illusion faisant de ces personnages merveilleux des personnages connus et familiers.

Le poème s'ouvre au premier vers sur le vin (son inspiration ?) ; ce thème n'est continué qu’à
la 3ème strophe et le dernier vers.

La troisième strophe est en fait un récapitulatif du poème et de la poésie d'Apollinaire en


général ; c'est un monde mystique où se mélangent les oxymores poétiques ("Le Rhin le Rhin
est ivre...", la répétition renforce cette idée), les "lieux-communs poétiques" ("l'or des nuits"),
les figures légendaires ("les fées") et les éléments bien réels ("Le Rhin... où les vignes se
mirent", le Rhin est une région viticole).

Cette strophe marque une victoire du surnaturel :


- on ne voit plus que les reflets,
- la chanson du batelier (vers 2) est maintenant une "voix [qui] chante toujours à en râle-
mourir" (vers 11) -> désincarnation,
- les femmes sont devenues des fées (vers 12),
- le chant est devenu incantation (chant à force magique qui peut modifier le temps "incantent
l'été").
Préfixe –in et racine cantare : font advenir l’été par leur chant, leur incantation, paroles
magiques qui transgressent les lois de la réalité Acte surnaturel, magique

Chant, chanter : incantation

Du chant à l’enchantement !

Consécration de l’illusion avec

Nouveau chant : celui des fées : chant magique

IV. Du verre au vers - Vers 13

v.13 « Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire »

Rupture avec l’impression de structure classique avec ce vers isolé. Distique brisé ? Donc pas
de sonnet élisabéthain. Verre et vers brisé en même temps par l’homophonie

Retour à la réalité avec la structure boucle, circulaire

Premier et derniers vers se répondent avec l’anaphore « mon verre » et s’opposent dans leur
état, « plein » et « brisé ».

Eclat de rire et éclat du verre brisé

Rire du poète ? Libéré des fées

Forme pronominale « s’est brisé » : auto brisé, personnification ?

Le rêve est brisé

Rire des fées qui ont fait exploser le verre par leur incantation

Structure miroir v.1 avec la comparaison « comme un éclat de rire »


Le poème commence par "Mon verre" qui amène l'imagination, et se termine par ce verre qui
se brise, structure circulaire du poème. Le verre étant brisé, le poème se termine. L'ivresse
peut être vue comme une métaphore de l'inspiration poétique qui puise davantage dans
l'irrationnel et l'étrange que dans le réel.

L'allitération [r] de ce dernier vers évoque le bruit du verre qui se brise.

Il y a un jeu de mots : éclat de verre / "éclat de rire", cette comparaison repose aussi sur le
bruit du verre qui se brise qui peut rappeler un rire. Le poème se termine sur ce terme joyeux
qui s'oppose au terme "mourir" à la rime au vers 11.

Il y a un autre jeu de mot, jouant sur l'homophonie "verre" et "vers" : le verre se brise, mais
le vers, au sens poétique du terme se brise également puisque le poème se finit ici, alors que
ce poème semblait prendre la forme d'un sonnet élisabéthain (3 quatrains et un distique). Or
ici la dernière strophe est tronquée : il manque un vers pour faire un sonnet élisabéthain =>
c'est une marque de la modernité poétique de Apollinaire qui se permet de ne pas respecter
les formes fixes de la poésie.

Ce poème libérateur, amenant le rire, se brise en même tant que celui-ci : le dernier rire,
l'éclat, brise le verre, l'alcool, l'inspiration du poème et donc le poème lui-même.
Strophe brisée comme le verre qui est devenu un vers seul, un monostiche.

Retour à la réalité

Conclusion
Inspiration poétique et ivresse associées pour nouveau poème, association, confrontation
entre tradition et modernité, lyrisme traditionnelle et énergie nouvelle

"L'éclat de rire" brise le verre du poète mais aussi le poème lui-même. Les thèmes abordés
par Apollinaire dans le poème Nuit Rhénane sont récurrents dans le recueil : l'alcool, la vie,
le fantastique, les peurs...
Plusieurs ouvertures possibles pour la conclusion.
Fatalité, Jan TOOROP, 1893

Enivrez-vous

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible
fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans
trêve.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude
morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez
au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à
tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le
vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour
n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de
vertu, à votre guise. »

Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris, XXXIII


Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet : la
bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a, là, la
beauté du métal et du minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu’un morceau de ciel
aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, donnait
une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne ? …
Quant aux longs poèmes, nous savons ce qu’il en faut penser : c’est la ressource de ceux qui
sont incapables d’en faire de courts. Tout ce qui dépasse la longueur de l’attention que l’être
humain peut prêter à la forme poétique n’est pas un poème.
Lettre à Armand Fraisse (février 1860)

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