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Baudelaire, Les Fleurs du Mal, “Au lecteur”: les 5 dernières

strophes

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,


Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,


N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,


Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

II en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !


Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C'est l'Ennui ! L'œil chargé d'un pleur involontaire,


Il rêve d'échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !
Poème en 10 strophes
Les 5 premières strophes décrivent l’omniprésence du mal en l’homme à travers des images
successives, notamment des personnifications du mal avec le mendiant ou le débauché, ou
encore Satan.
Dans les 5 dernières strophes, on distingue 3 étapes:
-Strophes 1 et 2: Baudelaire continue à décrire l’omniprésence du mal en l’homme
-Strophes 3 et 4: le “mais” marque une rupture: Baudelaire annonce l’existence d’un vice
pire que tous les autres et fait monter le suspense
-La strophe 5 fait une révélation inattendue: ce vice suprême est l’Ennui personnifié en
fumeur de houka
Problématiques possibles: Comment Baudelaire introduit-il le lecteur dans son univers?
En quoi ce poème est-il provocateur et dérangeant?

Etape 1: L’omniprésence du mal en l’homme


-”dans nos cerveaux”/ “dans nos poumons”: ces deux compléments circonstanciels de lieu
suggèrent que le mal s’infiltre à l’intérieur même du corps et se répand. La première
personne du pluriel signifie l’universalité du mal.
Non seulement il se répand, mais même il prolifère, il se démultiplie, comme le suggèrent
tous les mots exprimant la multiplicité et les pluriels: “million”, “un peuple de démons”; le
vocabulaire produit une impression de grouillement de créatures animales: “fourmillant”,
“helminthes”. L’image initiale de Satan au singulier a évolué en l’image du “peuple de
Démons” comparés à des helminthes, donc à des parasites.
-Dans la deuxième partie de la strophe, une autre image du mal prend le relais. Cette fois-ci,
c’est la mort qui est d’abord personnifiée par la majuscule, puis qui semble matérialisée en
air puis en liquide avec l’image du fleuve, du liquide qui s’infiltre dans les poumons et
envahit le corps, avant de former un fleuve, ce qui fait du corps un espace, celui des enfers
de la mythologie. Cette infiltration du mal est sournoise et insensible: “invisible”, “sourde”.
On note l’oxymore “sourdes plaintes”. Le poète fait appel à tous les sens: ici, la vue et l’ouïe.
-La strophe suivante s’ouvre sur une énumération de termes évoquant le meurtre, le crime,
la violence, parfois par synecdoque avec “le poison” et “le poignard”, associés par la
récurrence de la syllabe “poi”. Baudelaire développe ensuite la métaphore filée du canevas
pour décrire le destin. Il affirme que l’homme est habité par une pulsion de violence et que
s’il n’y cède pas complètement, c’est par lâcheté.
L’adjectif “plaisant” suggère qu’on peut être attiré par cette violence. Le mal est présenté
comme quelque chose de fascinant qui attire tous les hommes, quoiqu’ils puissent en dire
par hypocrisie et fausse pudeur. Le poète, avec l’exclamation “hélas!” déplore ce manque de
franchise et de courage. Sa vision de l’humanité est très pessimiste et négative.

Etape 2: Le pire des maux


Le “Mais” qui ouvre la troisième strophe laisse attendre une rupture. Pourtant la phrase
commence par une énumération dans la continuité des images du mal qui précèdent, mais
avec une variation: cette fois-ci, ce ne sont plus des personnifications, mais une
énumération d’animaux, tout un bestiaire maléfique, “une ménagerie”.
Les effets sonores sont nombreux et constituent une véritable harmonie imitative 1. On a
l’impression d’entendre cette ménagerie, avec notamment les allitérations en s, et les

1 L’harmonie imitative consiste à imiter ce qu’on évoque par les sonorités des mots
assonances en “ant”. Les animaux deviennent des “monstres”. Encore une fois, Baudelaire
décrit quelque chose d’abstrait, le vice, avec des images et des éléments très concrets, très
sensoriels, très dérangeants, dans l’intention délibérée de provoquer le malaise.
La phrase initiée dans cette strophe se prolonge sur la suivante par le biais d’un
enjambement qui met en valeur la gradation des comparatifs “plus laid, plus méchant, plus
immonde”. Le vice en question n’est toujours pas mentionné, ce qui attise la curiosité du
lecteur. Mais là encore, le mal agit sournoisement, en silence: ce vice personnifié ne pousse
“ni grand gestes, ni grand cris” (parallélisme), ce qui n’ôte rien à son pouvoir destructeur.
Ses dimensions sont cosmiques (“il avalerait le monde”) et il pourrait “faire de la terre un
débris.”

Etape 3: L’ennui
-La révélation de la nature de ce vice est retardée par le procédé du rejet, et elle est mise en
valeur par l’exclamation. Cette révélation constitue une surprise car ce n’est pas
habituellement considéré comme un vice. Baudelaire va à rebours des opinions
habituellement admises par la société et pratique le paradoxe et la provocation. L’ennui est
personnifié, il n’a rien d’effrayant a priori, et pourrait même inspirer une forme de pitié avec
son “pleur involontaire”. On est surpris par son attitude, sa langueur, sa nonchalance, sa
délicatesse. Il évoque presque l’image du poète dandy et poète maudit avec son accessoire
oriental (le houka) et ses rêves d’échafauds, image pour désigner la mort, présentée comme
quelque chose dont on peut rêver comme d’une libération, peut-être, car la mort libère
l’homme du mal qui le consume.
-Enfin la particularité de ce poème est la manière dont le poète apostrophe finalement le
lecteur dans les deux derniers vers, à la deuxième personne du singulier, ce qui établit une
relation de proximité, voire de complicité. Baudelaire affirme que l’ennui est une expérience
universelle que connaît forcément le lecteur, comme tout homme. On note les allitérations
en “c” qui forcent l’articulation et retiennent l’attention. Le dernier vers est une provocation
qui établit une relation ambiguë, ambivalente, entre le poète et le lecteur: d’un côté,
Baudelaire insulte presque le lecteur qu’il traite d’hypocrite, de l’autre, il affirme sa fraternité,
sa complicité, renforcée par le déterminant possessif “mon”. C’est une manière de dire qu’on
aurait tort de se scandaliser de voir le thème du mal traité en poésie, que ce serait de
l’hypocrisie, car chacun côtoie le mal en lui-même.

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