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Textes du parcours:

Les romans de l’énergie: création et destruction

Physiologie du mariage (1829)


Balzac expose sa théorie de l’énergie:
“L’homme a une somme donnée d'énergie. (...) La quantité d’énergie ou de volonté, que
chacun de nous possède, se déploie comme le son: elle est tantôt faible, tantôt forte; elle se
modifie selon les octaves qu’il lui est permis de parcourir. Cette force est unique, et bien
qu’elle se résolve en désirs, en passions, en labeurs d’intelligence ou en travaux corporels,
elle accourt là où l’homme l’appelle. Un boxeur la dépense d’un coup de poing, le boulanger
à pétrir son pain, le poète dans une exaltation qui en absorbe et en demande une énorme
quantité, le danseur la fait passer dans ses pieds; (...). Presque tous les hommes consument
en des travaux nécessaires ou dans les angoisses de passions funestes, cette belle somme
d’énergie dont leur a fait présent la nature.”

Musset, Confession d’un enfant du siècle, 1836


Pour écrire l’histoire de sa vie, il faut d’abord avoir vécu ; aussi n’est-ce pas la mienne que j’écris.
Ayant été atteint, jeune encore, d’une maladie morale abominable, je raconte ce qui m’est arrivé pendant
trois ans. Si j’étais seul malade, je n’en dirais rien ; mais, comme il y en a beaucoup d’autres que moi qui
souffrent du même mal, j’écris pour ceux-là, sans trop savoir s’ils y feront attention ; car, dans le cas où
personne n’y prendrait garde, j’aurai encore retiré ce fruit de mes paroles, de m’être mieux guéri
moi-même, et, comme le renard pris au piège, j’aurai rongé mon pied captif. (…)
Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à
jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant
eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux mondes … quelque
chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague
et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche
voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare
le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à
chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris….
Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et
d’audace, Fils de l’Empire et petit-fils de la Révolution.
Un sentiment de malaise inexprimable commença alors à fermenter dans tous les coeurs jeunes.
Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté et à
l'ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé
leurs bras. Tous ces gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable. Les
plus riches se firent libertins ; ceux d'une fortune médiocre prirent un état et se résignèrent soit à la robe,
soit à l'épée ; les plus pauvres se jetèrent dans l'enthousiasme à froid, dans les grands mots, dans l'affreuse
mer de l'action sans but. Comme la faiblesse humaine cherche l'association et que les hommes sont
troupeaux de nature, la politique s'en mêla. (...) Mais des membres des deux partis opposés, il n'en était pas
un qui, en entrant chez lui, ne sentît amèrement le vide de son existence et la pauvreté de ses mains.

La Confession d’un enfant du siècle, (1836) (I, ch.1 et 2)


En quoi Raphaël se rapproche-t-il des jeunes romantiques décrits par Musset?
1) La fête, une débauche d’énergie
Une dissolution de soi qui est une forme de destruction.

Flaubert, Salammbô, 1862, ch. 1: “Le Festin”


La scène se passe dans l’Antiquité, à Mégara, faubourg de Carthage.

Ils s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux,
ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient
appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie. Les
derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à
moitié sous des tapis d’écarlate, et attendaient leur tour.
Les cuisines d’Hamilcar n’étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des
esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l’on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de
bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des bœufs. Les pains
saupoudrés d’anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les
cratères pleins de vin, et les canthares pleins d’eau auprès des corbeilles en filigrane d’or qui
contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l’aise dilatait tous les yeux ; çà et
là, les chansons commençaient.
D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge
rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l’on ramasse sur les
côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots au cumin, sur
des plats d’ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leurs cornes, paons avec
leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons
au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient,
au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et
d’assa fœtida. Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, et on n’avait pas
oublié quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait
avec du marc d’olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des
nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs.
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Emile Zola, La Curée, 1871, ch. 3
Zola a écrit ce roman alors que la défaite de Napoléon III n'a pas encore eu lieu. Il s'agit d'une véritable charge
contre le Second Empire. Le personnage de Saccard fait partie de ces investisseurs promoteurs qui dépècent
Paris.

Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en plein Paris comme
un feu de joie colossal. C’était l’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de
l’aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les
appétits lâchés se contentaient enfin, dans l’impudence du triomphe, au bruit des quartiers
écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n’était plus qu’une grande débauche de
millions et de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux, s’étalait dans les
bassins, remontait dans les jets d’eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et
pénétrante. Et il semblait la nuit lorsqu’on passait les ponts, que la Seine charriât, au milieu
de la ville endormie, les ordures de la cité, miettes tombées de la table, nœuds de dentelle
laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des
corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l’instinct jettent à la
rue, après l’avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore
que dans sa quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le
cauchemar doré et voluptueux d’une ville folle de son or et de sa chair. Jusqu’à minuit les
violons chantaient ; puis les fenêtres s’éteignaient, et les ombres descendaient sur la ville.
C’était comme une alcôve colossale où l’on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la
dernière pudeur. Il n’y avait plus, au fond des ténèbres, qu’un grand râle d’amour furieux et
las ; tandis que les Tuileries, au bord de l’eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme
pour une embrassade énorme.

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Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, 1925, ch. 3
Ce célèbre roman paru en 1925 aux États-Unis est considéré comme l'un des textes phare des années folles.
Raconté par un voisin devenu son ami, le récit est centré sur le personnage énigmatique de Gatsby, jeune et
charmant millionnaire qui vit luxueusement dans une villa toujours pleine d'invités. C'est l'une de ces fêtes qui
est ici racontée. La joueuse de golf Jordan Baker est une amie de Daisy, la jeune femme dont Gatsby est
amoureux.

“En tout cas, il donne de grandes fêtes”, dit Jordan, changeant de sujet avec cette horreur du concret
si caractéristique des citadins. “Et j'aime les grandes fêtes. Elles sont si intimes. Dans les soirées où il
y a peu de monde, on n’a aucune intimité.”
Il y eut un roulement de grosse caisse et la voix du chef d'orchestre retentit soudain au-dessus du
bruyant babillage du jardin.
“Mesdames et messieurs, lança-t-il. À la demande de Mr Gatsby, nous allons vous jouer la toute
dernière composition de Mr Vladimir Tostoff, qui a suscité un si grand intérêt au Carnegie Hall en mai
dernier. Si vous lisez les journaux, vous savez qu'elle a fait sensation. Il sourit avec une amabilité
teintée de condescendance et ajouta : “et quelle sensation !” - ce qui provoqua un éclat de rire
général.
D'une voix robuste, il conclut “l' œuvre s'intitule L'histoire du monde racontée par le jazz, de Vladimir
Tostoff.”
La nature de la pièce de Mr Tostoff m'échappa complètement, car au moment où l'orchestre attaquait,
mes yeux tombèrent sur Gatsby qui se tenait sur l'escalier de marbre, seul, et observait les groupes
l'un après l'autre d'un air approbateur. Sa peau hâlée, dépourvue de la moindre ride, rendait son
visage séduisant, et sa coupe -il avait le cheveu court- paraissait faire l'objet d'un entretien quotidien.
Je ne lui trouvais rien de sinistre. Je me demandais si sa sobriété ne contribuait pas le distinguer de
ses invités, car il me semblait que sa politesse croissait à proportion que la fête devenait plus
fraternellement joyeuse. Quand L'histoire du monde racontée par le jazz eut pris fin, des jeunes
femmes laissèrent retomber leur tête sur des épaules d'hommes à la manière câline des chiots, des
jeunes femmes jouaient à s'évanouir dans des bras d'hommes, ou même au milieu d'un groupe,
sachant bien qu'il se trouverait quelqu'un pour arrêter leur chute ; mais personne ne défaillait dans les
bras de Gatsby, nulle tête coiffée à la garçonne ne s'appuyait à son épaule, nul quatuor de chanteurs
ne se formait autour de la personne de Gatsby.
“Veuillez m'excuser.” Le majordome de Gatsby était apparu et se tenait devant nous.
“Miss Baker? s'enquit-il. Pardonnez-moi, mais Mr Gatsby aimerait vous parler en particulier. -Me
parler? s'exclama-t-elle, surprise.
-Oui, madame. “
Elle se leva lentement, m'adressa un haussement de sourcils étonné et suivit le majordome en
direction de la maison. Je notai qu'elle portait sa robe de soirée, toutes ses robes, à vrai dire, comme
autant de costumes de sport. Il y avait dans ses mouvements une sorte de désinvolture qui aurait pu
faire croire qu'elle avait appris à marcher sur les terrains de golf par ces matinées où l'air est pur et le
vent mordant.
J'étais seul et il était près de 2 heures du matin. Depuis un moment, des bruits confus, impossibles à
identifier, nous parvenaient d'une pièce pourvue de nombreuses fenêtres qui donnaient sur la
terrasse. J'échappai à l'étudiant de Jordan, qui était engagé dans une discussion sur un problème
d'obstétrique avec deux danseuses de music-hall et me suppliait de me joindre à lui, et j'entrai dans la
pièce.
Il y avait foule dans ce vaste salon. L'une des filles en jaune etait au piano, et jouait ; près d'elle se
tenait une jeune femme rousse de haute taille qui appartenait à une célèbre troupe du music-hall ;
elle chantait. Elle avait absorbé une grande quantité de champagne et, au milieu de sa chanson, elle
avait absurdement décidé que tout, dans la vie, était triste, triste…de sorte que non contente de
chanter, elle pleurait tout ensemble. Chaque fois que se produisait une pause dans le morceau, elle la
remplissait de sanglots et de hoquets, puis reprenait le chant d'une voix de soprano chevrotante. Les
larmes coulaient le long de ses joues, non sans rencontrer d'obstacles, cependant, car lorsqu'elles
entraient en contact avec le mascara qui perlait sur ses cils, elles prenaient une couleur d'encre et
poursuivaient leur chemin en dessinant de lents ruisselets noirs. Un plaisantin suggéra qu'elle chante
plutôt la partition qui s'écrivait sur son visage. La remarque lui fit lever les bras au ciel, puis elle
s'écroula dans un fauteuil et sombra dans un lourd sommeil éthylique. “Elle s'est disputée avec un
homme qui prétend être son mari”, expliqua une jeune fille à mon côté.
Je regardai autour de moi. La plupart des femmes encore présentes se disputaient avec des hommes
supposés être leur mari. Même le groupe de Jordan, le quatuor d’East Egg, était déchiré par des
dissensions. L'un des hommes parlait à une jeune actrice avec une étrange intensité, et son épouse,
après avoir essayé de rire de la situation sans cesser d'afficher un air digne et indifférent, perdit toute
retenue et se livra à des attaques de flanc: par intervalles, elle surgissait tout contre lui, fulminant
comme un diamant jette ses feux, et sifflait à son oreille : “Tu m'avais promis !”
Le peu d'empressement à rentrer chez soi n' était pas l'apanage d'hommes indociles. Le grand
vestibule était à présent occupé par deux individus demeurés scandaleusement sobres et par leurs
épouses au comble de l'indignation. Les épouses compatissaient avec une certaine animation dans la
voix, à leurs malheurs réciproques.
“Dès qu'il voit que je m'amuse, il veut rentrer.
-Je n'ai jamais vu pareil égoïsme de ma vie.
-Nous sommes toujours les premiers à partir.
-Nous aussi.
-Ce soir, en réalité, nous sommes presque les derniers, dit l'un des hommes d'un air penaud. Cela fait
une demi-heure que l'orchestre est parti. “
Ces dames eurent beau clamer d'une seule voix qu'une telle méchanceté était proprement
incroyable, la querelle s'acheva en une brève mêlée et les deux épouses furent saisies à
bras-le-corps et, malgré leurs ruades, emportées dans la nuit.
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Vernon Subutex est invité par sa vieille pote Gaëlle chez un trader surnommé Kiko. Celui-ci organise
des fêtes très sauvages dans son grand appartement parisien. En observant l’ancien disquaire maîtriser
sa playlist avec un timing parfait et une intuition quasi-divine, le financier se découvre un alter ego :
trading haute-fréquence et DJ set demandent les mêmes aptitudes géniales pour se hisser au-dessus de la
foule et contrôler le temps ! Kiko se demande comment Vernon a pu rester pauvre avec un don pareil. Il
en profite pour exposer sa vision darwinienne de l’économie mondiale et cracher sur la société
française…

KIKO : Personne n’aime les pauvres. Ce vieux con, Vernon, j’ai failli le foutre dehors – je n’aime pas quand
quelqu’un fait ça, ramène chez moi quelqu’un qui ne devrait pas en franchir le seuil. J’ai failli m’énerver,
quand j’ai vu sa gueule de clodo, et cette histoire de ne pas avoir de valise avec lui – il fallait lui prêter une
chemise… J’ai regardé Gaëlle de travers, et elle a fait cette tête, que j’aime bien, sa gueule de vieux cow-boy
sûr de son coup. Elle savait ce qu’elle faisait. Le mec assure. Autant il ne ressemblait à rien en plein jour
dans le salon, autant à cette heure-ci, penché sur ses playlists, il a la dégaine adéquate. Il bouge à peine –
les vrais mecs ne dansent pas – mais il est dans le son. L’enculé prend un virage à cent-quatre-vingt degrés,
musique chaude et kitch, et ça passe. Je jette un oeil à son iTunes : Candi Staton, I’d rather be an old man’s
sweetheart, mais putain comment ce fils de pute a osé jouer ça – maintenant. Pile ce qu’il fallait, ce qui
convient pour que les petites se réchauffent malgré la coca. Groggy night, jamais vu un fils de pute pareil.
Pourquoi t’es pauvre, toi, pourquoi t’es resté un sale pauvre. Le gars a dû grandir nourri aux cacahuètes sur
des assiettes en carton, une vie à bouffer des crêpes surgelées et de la viande bourrée d’antibios. La culture
des pauvres, ça me fout la gerbe. Je serais réduit à ça – bouffe trop salée transports en commun bosser
pour moins de cinq mille euros par mois et s’acheter des fringues dans un centre commercial. Prendre
l’avion et devoir attendre dans l’aéroport sur des chaises dures sans rien avoir à boire ni les journaux se
faire traiter comme une merde et voyager sur des sièges deuxième classe, être un connard de deuxième
classe, les genoux recroquevillés et les coudes de la voisine dans les côtes. Enfiler de la vieille viande
cellulitique. Finir sa semaine de boulot et faire son ménage et ses courses. Regarder les prix des choses
pour savoir si on peut se les payer. Je braquerais des banques je me tirerais une balle je trouverais une
solution. Je ne le supporterais pas. S’ils le font c’est qu’ils le méritent. Qu’est-ce que les riches ont de plus
que les pauvres ? Ils ne se contentent pas de ce qu’on leur laisse. Les mecs comme moi ne se comportent
jamais en esclaves. Je suis debout, quoiqu’il arrive – plutôt crever que s’agenouiller. Celui qui se laisse
dominer mérite d’être dominé. C’est la guerre. Je suis un mercenaire. Kerviel à la télé quand le mec lui a
posé la question : mais est-ce que vous vous rendiez compte de ce que vous faisiez quand vous spéculiez sur
des matières premières, ou ce genre de truc idiot de mec qui ne veut pas comprendre ce qu’est le job –
j’étais effondré de rire. Est-ce que tu crois qu’on le temps de faire l’inspection du trou de son propre cul en
se demandant si c’est bien. Qui est le plus fort. Le plus rapide. C’est la seule question. Dès que tu sens la
réponse, vas-y fonce. Les gars se lamentent sur les marchés, ils invitent Kerviel et voudraient lui faire dire
qu’il est responsable de tout. Mais posez-vous les bonnes questions : qui vend les programmes ? Voilà les
maîtres du monde. Demande-toi ce que fabrique Google, au lieu de pleurer que tu ne comprends plus rien
à l’industrie. Douze trains de retard, collègue. Qui invente les logarithmes, c’est la seule question valable.
Les gens d’en bas ont peur de la montée de l’extrême-droite. Ca ne changera rien pour les marchés. Ceux-là
ou d’autres, on ne sent jamais la différence. On ne reviendra plus en arrière. Ils sont encore aux années 30.
Est-ce qu’on demande à l’aviateur dans son bombardier d’examiner ses états d’âme. Ils en sont encore à
défendre l’école ou la Sécurité Sociale. Les attardés. Ils ont besoin de lire pendant leur temps libre, les
chômeurs ? Je touche de l’argent quand je n’en produis pas, moi ? C’est terminé le vieux monde. Qu’est-ce
qu’on a besoin d’éduquer des gens dont a plus besoin sur le marché de l’emploi ? La prochaine qu’on fera
appel au peuple d’Europe, ce sera pour la guerre. Voilà ce qui pourrait faire redémarrer l’économie. Une
guerre. Mais des chômeurs lettrés – franchement, quelle imbécillité. Les gens croient qu’à la corbeille ils
gardent un oeil sur les mouvements contestataires – ils croient vraiment que ça leur serre le coeur de voir
quatre gusses qui n’ont plus de quoi acheter leur farine ? Ca a toujours été comme ça. C’est dur. C’est la
guerre. Quand Kerviel tombe, personne ne vient le défendre. Quand mon tour arrivera – je serai seul. Je
suis un mercenaire. Je sais que je ne peux compter sur personne. Les guerres il faut les gagner. Survivre.
Avoir les bons outils. Le logarithme juste. Le reste, poésie. Fausses promesses. Bien sur il y a l’ivresse.
Qu’est-ce que tu crois, baltringue, que ça me fait pas bander de faire des bonus à cinq zéros ? S’il j’allais
dire à Subutex, tu sais aujourd’hui, j’ai ajouté des centaines de milliers d’euros à mon capital, est-ce qu’il ne
comprendrait pas qu’il bande ? Je bande à fond. Je suis un taureau dans l’arène, je me bats. Je vois ceux
qui ont pris leur retraite à quarante ans. Palais grosses caisses et jolies putes, ils s’installent dans des pays
où personne ne s’emmerde avec les droits de l’homme, où on est avance, faites pas chier avec les impôts.
J’en vois pas un seul avec des larmes dans les yeux parce que Bamboula mange pas bien. Essaye de faire ce
que je fais, tu verras. Je ramène, je devine, je double, j’anticipe, je biaise. Toujours sur le qui-vive.
Mauvaise nouvelle pour les Français : la fête est finie. Circulez, il n’y a plus rien à vendre. On a liquidé nos
frigos nos ordinateurs maintenant on prend les stocks et on va vendre ailleurs. Et alors quoi ? A part
chialer, vous allez faire quoi ? Vous entretuer ? Bonne idée. On a des armes, à vendre. Les gens de son pays
sont des imbéciles, des ingrats et des arrogants. Ca braille dans la rue en se croyant important. Rien. On ne
vous entend pas d’où on est. Même pas une rumeur jusqu’à nos oreilles. C’est déjà plié. C’est joué. Agitez
vos petits bulletins. On ne vous entend pas, même de loin.

Extrait de Vernon Subutex Tome 1 de Virginie Despentes (certains passages ont été adaptés à la
première personne ou modifiés pour en faire un monologue théâtral).

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Roger Caillois, L’homme et le sacré, 1939

L’essayiste et académicien Roger Caillois (1913-1978) est connu en particulier pour ses réflexions d’ordre
sociologique et anthropologique. Avec L’homme et le sacré, il cherche à dévoiler toute l’ambiguïté qui habite la
notion de “sacré”. Dans ce chapitre, il montre comment la fête relève du sacré.

Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de
bombance: il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la
fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner
tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête.

Dans les civilisations dites primitives, le contraste a sensiblement plus de relief. La fête dure plusieurs
semaines, plusieurs mois, coupés par des périodes de repos, de quatre ou cinq jours. Il faut souvent
plusieurs années pour réunir la quantité de vivres et de richesses qu'on y verra non seulement
consommées ou dépensées avec ostentation, mais encore détruites et gaspillées purement et
simplement, car le gaspillage et la destruction, formes de l'excès, rentrent de droit dans l'essence de
la fête.

Celle-ci se termine volontiers de façon frénétique et orgiaque dans une débauche nocturne de bruit et
de mouvement que les instruments les plus frustres, frappés en mesure, transforment en rythme et
en danse. Selon la description d'un témoin, la masse humaine, grouillante, ondule en pilonnant le sol,
pivote par secousses autour d'un mât central. L'agitation se traduit par toute espèce de
manifestations qui l'accroissent. Elle s'augmente et s'intensifie de tout ce qui l'exprime: choc obsédant
des lances sur les boucliers, chants gutturaux fortement scandés, saccades et promiscuité de la
danse. La violence naît spontanément. De temps en temps des rixes éclatent: les combattants sont
séparés, portés en l'air par des bras vigoureux, balancés en cadence jusqu'à ce qu'ils soient calmés.
La ronde n'en est pas interrompue. De même, des couples quittent soudain la danse, vont s'unir dans
les taillis voisins et reviennent prendre leur place dans le tourbillon qui continue jusqu'au matin.

On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les
menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent
soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse,
pêche ou élevage, ne font qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte
sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais plus profondément, il vit dans le souvenir
d'une fête, et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir,
le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être.

Aussi est-ce l'honneur de Durkheim d'avoir reconnu l'illustration capitale que les fêtes fournissaient en
face des jours ouvrables, à la distinction du sacré et du profane. Elles opposent en effet une
explosion intermittente à une terne continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des
mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l'effervescence commune aux calmes
travaux où chacun s'affaire à l'écart, la concentration de la société à sa dispersion, la fièvre de ses
instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence. En outre, les
cérémonies religieuses dont elles sont l'occasion bouleversent l'âme des fidèles. Si la fête est le
temps de la joie, elle est aussi le temps de l'angoisse. Le jeûne, le silence sont de rigueur avant la
détente finale. Les interdits habituels sont renforcés, des prohibitions nouvelles sont imposées. Les
débordements et les excès de toutes sortes, la solennité des rites, la sévérité préalable des
restrictions concourent également à faire de l'ambiance de la fête un moment d'exception.
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Hamilcar: célèbre général carthaginois
assa foetida: sorte de résine utilisée comme épice

La curée: Pâture constituée par les bas morceaux de l’animal de chasse et que l’on
abandonne aux chiens après la prise. Métaphore pour décrire la compétition acharnée dans
la conquête des postes et des richesses
alcôve: enfoncement ménagé dans une chambre, d’où lieu d’ébats amoureux

La corbeille: espace circulaire qui, dans les Bourses, est entouré d’une balustrade autour de
laquelle des agents de change se font verbalement des offres et des demandes
Affaire Jérôme Kerviel: ce trader (ou “opérateur de marché”) a été jugé responsable des
pertes subies par son employeur, La Société Générale, dans les années 2000

Débauche: recherche immodérée des plaisirs sensuels, profusion, excès de…


Cynique: qui s’oppose effrontément aux principes moraux, aux conventions sociales et à
l’opinion commune, impudent, éhonté

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