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L’albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage


Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,


Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !


Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées


Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Charles Baudelaire , Les Fleurs du mal (1857)


Elévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées ;
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Charles Baudelaire , Les Fleurs du mal (1857)


Le Mendiant
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s'arrêta devant
Ma porte, que j'ouvris d'une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C'était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l'homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l'entendre.
« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre,
Devant la cheminée. » Il s'approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Étalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé
D'où ruisselait la pluie et l'eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.

Victor Hugo, Les Contemplations (1856)


Le mort joyeux

Dans une terre grasse et pleine d’escargots


Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde.

Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;


Plutôt que d’implorer une larme du monde,
Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux
À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,


Voyez venir à vous un mort libre et joyeux !
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,

À travers ma ruine allez donc sans remords,


Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

Charles Baudelaire , Les Fleurs du mal (1857)


La Peau de Chagrin : Le réalisme - peinture de la haute société

Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute
société, dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard
rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus
de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-
là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé
vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les
douleurs et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre
elles et les vices : le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur, la
société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme ; elle dessine des caricatures
pour jeter à la tête des rois déchus les affronts qu’elle croit avoir reçus d’eux ;
semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui
tombe ; elle vit d’or et de moquerie ; Mort aux faibles ! est le vœu de cette espèce
d’ordre équestre institué chez toutes les nations de la terre, car il s’élève partout des
riches, et cette sentence est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris
par l’aristocratie. Rassemblez-vous des enfants dans un collège ? Cette image en
raccourci de la société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus
franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur,
incessamment placées entre le mépris et la pitié : l’Évangile leur promet le ciel.
Descendez-vous plus bas sur l’échelle des êtres organisés ? Si quelque volatile est
endolori parmi ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le
plument et l’assassinent. Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses
rigueurs aux misères assez hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs.

Honoré de Balzac , La Peau de Chagrin (1831)


La Peau de Chagrin : Le fantastique - portrait du vieil antiquaire

La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir


d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui
ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en
l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait
paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de
cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types
aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si
décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée
par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses,
la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient
faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une
finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires
dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était
impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées
au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs
sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier
se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité
lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un
peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de
cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès,
car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres
railleries sur la bouche.

Honoré de Balzac , La Peau de Chagrin (1831)


La mansarde et la vie monacale de Raphaël

Si d’abord cette vue me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés :
tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et
animaient les noires profondeurs de ce pays original ; tantôt les lueurs pâles des
réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et
accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits pressés, océan de
vagues immobiles ; parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne
désert. Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et
crochu d’une vieille femme arrosant des capucines, ou dans le cadre d’une lucarne
pourrie quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais
apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par un joli bras blanc.
J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes
bientôt emportées par un orage ! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par
la pluie, et qui sous le soleil se changeaient en un velours sec et brun à reflets
capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les
soudains pétillements du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de
l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidents de cette singulière nature
m’étaient devenus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, elle était
volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine,
mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon âme et s’harmoniaient avec
mes pensées. Il est fatigant de retrouver brusquement le monde quand nous
descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques.
Aussi ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères.

Honoré de Balzac , La Peau de Chagrin (1831)


Rhinocéros : Acte II, tableau 2
BERENGER : Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons
une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable.
Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !...
JEAN : toujours dans la salle de bains. Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.
BERENGER : Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
JEAN : Brrr…(Il barrit presque)
BERENGER : Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN : (il sort de la salle de bains). Brrr…Il barrit de nouveau.
BERENGER : Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde.
Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme…
JEAN : l'interrompant. L'homme… Ne prononcez plus ce mot !
BERENGER : Je veux dire l'être humain, l'humanisme…
JEAN : L'humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
(Il entre dans la salle de bains. )
BERENGER : Enfin, tout de même, l'esprit…
JEAN : dans la salle de bains. Des clichés ! Vous me racontez des bêtises.
BERENGER : Des bêtises !
JEAN : de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible. Absolument
BERENGER : Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean !
Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
JEAN : Pourquoi pas ! Je n'ai pas vous préjugés.
BERENGER : Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
JEAN : toujours de la salle de bains. Ouvrez vos oreilles.
BERENGER : Comment ?
JEAN : Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J'aime les changements.
BERENGER : De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante.
En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.)
Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête !
(Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles,
fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus
JEAN : à peine distinctement, Chaud…trop chaud.
Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte.
(Il fait tomber le pantalon de son pyjama.)
Eugène Ionesco , Rhinocéros ( 1963)

DOM JUAN : Acte V , scènes 5 & 6


Scène 5 : DOM JUAN ,UN SPECTRE , en femme voilée , SGANARELLE

LE SPECTRE : Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ;
et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.
SGNARELLE : Entendez-vous, Monsieur ?
DOM JUAN : Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.
SGNARELLE : Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.
DOM JUAN : Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est.
(Le Spectre change de figure, et représente le temps avec sa faux à la main).
SGNARELLE : Ô Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?
DOM JUAN : Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur,
et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit.
(Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)
SGNARELLE : Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.
DOM JUAN : Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.

Scène 6 : LA STATUE, DOM JUAN, SGNARELLE.

LA STATUE : Arrêtez, Dom Juan. Vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.
DOM JUAN : Oui. Où faut-il aller ?
LA STATUE : Donnez-moi la main.
DOM JUAN : La voilà.
LA STATUE : Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste,
et les grâces du Ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
DOM JUAN : Ô Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus,
et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah !
(Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il
est tombé.)
SGNARELLE : Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait :
Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés,
femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content.
Il n'y a que moi seul de malheureux. Mes gages ! Mes gages ! Mes gages !
MOLIERE , DOM JUAN ( 1665)

Le Malade imaginaire : Acte 1, scène 5

TOINETTE : Quoi ! monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ?


Et, avec tout le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin ?
ARGAN : Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es ?
TOINETTE : Mon Dieu ! tout doux. Vous allez d'abord aux invectives.
Est-ce que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter. Là, parlons de sang-froid.
Quelle est votre raison, s'il vous plaît, pour un tel mariage ?
ARGAN : Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je le suis,
je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m'appuyer de bons secours contre ma maladie,
d'avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d'être à même des consultations
et des ordonnances.
TOINETTE : Eh bien, voilà dire une raison, et il y a du plaisir à se répondre doucement les uns aux autres.
Mais, monsieur, mettez la main à la conscience ; est-ce que vous êtes malade ?
ARGAN : Comment, coquine ! si je suis malade ! Si je suis malade, impudente !
TOINETTE : Eh bien, oui, monsieur, vous êtes malade ; n'ayons point de querelle là-dessus.
Oui, vous êtes fort malade, j'en demeure d'accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait.
Mais votre fille doit épouser un mari pour elle ; et, n'étant point malade, il n'est pas nécessaire de lui donner un médecin.
ARGAN : C'est pour moi que je lui donne ce médecin, et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser
ce qui est utile à la santé de son père.
TOINETTE : Ma foi, monsieur, voulez-vous qu'en amie je vous donne un conseil ?
ARGAN : Quel est-il, ce conseil ?
TOINETTE : De ne point songer à ce mariage-là.
ARGAN : Et la raison ?
TOINETTE : La raison, c'est que votre fille n'y consentira point.

MOLIERE, Le Malade imaginaire (1673)


Le Malade imaginaire : Acte 2, scène 5

MONSIEUR DIAFOIRUS : A vous témoigner notre zèle. (Il se retourne vers son fils et lui dit.)
Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.
THOMAS DIAFOIRUS : (est un grand benêt nouvellement sorti des écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce et à contretemps.)
N'est-ce pas par le père qu'il convient de commencer.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Oui.
THOMAS DIAFOIRUS : Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir et révérer en vous un second père, mais un second père auquel j'ose dire que je me
trouve plus redevable qu'au premier. Le premier m'a engendré ; mais vous m'avez choisi. Il m'a reçu par nécessité ; mais vous m'avez accepté par grâce. Ce
que je tiens de lui est un ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et, d'autant plus que les facultés spirituelles
sont au-dessus des corporelles, d'autant plus je vous dois, et d'autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd'hui vous rendre, par
avance, les très humbles et très respectueux hommages.
TOINETTE : Vivent les collèges d'où l'on sort si habile homme !
THOMAS DIAFOIRUS, à Monsieur Diafoirus : Cela a-t-il bien été, mon père ?
MONSIEUR DIAFOIRUS : Optime.
ARGAN, à Angélique. : Allons, saluez monsieur.
THOMAS DIAFOIRUS : Baiserai-je ?
MONSIEUR DIAFOIRUS : Oui, oui.
THOMAS DIAFOIRUS, à Angélique. : Madame, c'est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on...
ARGAN : Ce n'est pas ma femme, c'est ma fille à qui vous parlez.
THOMAS DIAFOIRUS : Où donc est-elle ?
ARGAN : Elle va venir.
THOMAS DIAFOIRUS : Attendrai-je, mon père, qu'elle soit venue ?

MONSIEUR DIAFOIRUS : Faites toujours le compliment de mademoiselle.

MOLIERE, Le Malade imaginaire (1673)

Le Cochet, le Chat, et le Souriceau


Un souriceau tout jeune, et qui n'avait rien vu,
Fut presque pris au dépourvu.
Voici comme il conta l'aventure à sa mère.
J'avais franchi les monts qui bornent cet État
Et trottais comme un jeune Rat
Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux animaux m'ont arrêté les yeux ;
L'un doux, bénin et gracieux,
Et l'autre turbulent et plein d'inquiétude.
Il a la voix perçante et rude ;
Sur la tête un morceau de chair,
Une sorte de bras dont il s'élève en l'air,
Comme pour prendre sa volée ;
La queue en panache étalée.
Or c'était un Cochet dont notre Souriceau
Fit à sa Mère le tableau,
Comme d'un animal venu de l'Amérique.
Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi, qui grâce aux Dieux de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,
Le maudissant de très bon cœur.
Sans lui j'aurais fait connaissance
Avec cet Animal qui m'a semblé si doux.
Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l'œil luisant :
Je le crois fort sympathisant
Avec Messieurs les rats ; car il a des oreilles
En figure aux nôtres pareilles.
Je l'allais aborder, quand d'un son plein d'éclat
L'autre m'a fait prendre la fuite.
Mon fils, dit la souris, ce doucet est un Chat,
Qui sous son minois hypocrite,
Contre toute ta parenté
D'un malin vouloir est porté.
L'autre animal tout au contraire,
Bien éloigné de nous malfaire,
Servira quelque jour peut-être à nos repas.
Quant au chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine.
Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger des gens sur la mine.

La Confession d’un enfant du siècle


Dans la Confession d'un enfant du siècle, œuvre d'inspiration autobiographique, Musset consacre plusieurs chapitres au mal de vivre romantique. Il analyse
en particulier les raisons historiques qui ont privé la génération née avec le siècle de ses espoirs de gloire et fait naître en elle l'insatisfaction, l'ennui et le
sentiment du néant.

Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les cœurs jeunes.
Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté et à l'ennui,
les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras.
Tous ces gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable.
Les plus riches se firent libertins ; ceux d'une fortune médiocre prirent un état et se résignèrent soit à la robe,
soit à l’épée ; les plus pauvres se jetèrent dans l'enthousiasme à froid, dans les grands mots,
dans l'affreuse mer de l'action sans but. Comme la faiblesse humaine cherche l'association et
que les hommes sont troupeaux de nature, la politique s'en mêla.
On s'allait battre avec les gardes du corps sur les marches de la chambre législative,
on courait à une pièce de théâtre où Talma portait une perruque qui le faisait ressembler à César,
on se ruait à l'enterrement d'un député libéral ? Mais, des membres des deux partis opposés,
il n'en était pas un qui, en rentrant chez lui, ne sentit amèrement le vide de son existence et la pauvreté de ses mains.
En même temps que la vie au dehors était si pâle et si mesa quine,
la vie intérieure de la société prenait un aspect sombre et silencieux ;
l'hypocrisie la plus sévère régnait dans les mœurs ; les idées anglaises se joignant à la dévotion,
la gaieté même avait disparu. Peut-être était-ce la Providence qui pré parait déjà ses voies nouvelles ;
peut-être était-ce l'ange avant-coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le cœur des femmes
les germes de l'indépendance humaine, que quelque jour elles réclameront.
Mais, il est certain que tout d'un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris,
les hommes passèrent d'un côté et les femmes de l’autre ; et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées,
les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux.
Alfred MUSSET, La Confession d’un enfant du siècle (1836)

Voyage au bout de la nuit

Avec Voyage au bout de la nuit. Céline dénonce les horreurs de la guerre, de la colonisation, de l'exploitation capitaliste. Adepte du « parler vrai », il s'attaque aux
représentations idéalisées des combats et aux idéologies. Le protagoniste du roman, Ferdinand Bardamu, incarne, en effet, un individu très ordinaire, qui séduit par une
parade militaire, s'engage dans l'armée sur un coup de tête. Il se retrouve confronté aux dures réalités des combats qui se déchaînent dans l'est de la France, durant la
Première Guerre mondiale.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi ! ... Perdu parmi deux
millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux ? Avec casques, sans casques,
sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, Y creusant,
se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon pour y tout détruire,
Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage
(ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux !
Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté.
Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ?
Qui aurait pu-prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre,
tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ?
A présent, j'étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu...
Ça venait des profondeurs et c'était arrivé.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus,
des petites lettres du général qu'il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles.
Dans aucune d'elles, il n'y avait donc l'ordre d'arrêter net cette abomination ?
On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ?
Qu'on s'était trompé ? Que c'était des manœuvres pour rire qu'on avait voulu faire, et pas des assassinats !
Mais non ! « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! »
Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous,
dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison,
que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère peureux de ce garçon là !
Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus.

Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

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