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Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute
société, dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard
rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus
de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-
là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé
vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les
douleurs et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre
elles et les vices : le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur, la
société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme ; elle dessine des caricatures
pour jeter à la tête des rois déchus les affronts qu’elle croit avoir reçus d’eux ;
semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui
tombe ; elle vit d’or et de moquerie ; Mort aux faibles ! est le vœu de cette espèce
d’ordre équestre institué chez toutes les nations de la terre, car il s’élève partout des
riches, et cette sentence est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris
par l’aristocratie. Rassemblez-vous des enfants dans un collège ? Cette image en
raccourci de la société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus
franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur,
incessamment placées entre le mépris et la pitié : l’Évangile leur promet le ciel.
Descendez-vous plus bas sur l’échelle des êtres organisés ? Si quelque volatile est
endolori parmi ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le
plument et l’assassinent. Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses
rigueurs aux misères assez hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs.
Si d’abord cette vue me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés :
tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et
animaient les noires profondeurs de ce pays original ; tantôt les lueurs pâles des
réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et
accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits pressés, océan de
vagues immobiles ; parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne
désert. Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et
crochu d’une vieille femme arrosant des capucines, ou dans le cadre d’une lucarne
pourrie quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais
apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par un joli bras blanc.
J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes
bientôt emportées par un orage ! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par
la pluie, et qui sous le soleil se changeaient en un velours sec et brun à reflets
capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les
soudains pétillements du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de
l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidents de cette singulière nature
m’étaient devenus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, elle était
volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine,
mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon âme et s’harmoniaient avec
mes pensées. Il est fatigant de retrouver brusquement le monde quand nous
descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques.
Aussi ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères.
LE SPECTRE : Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ;
et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.
SGNARELLE : Entendez-vous, Monsieur ?
DOM JUAN : Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.
SGNARELLE : Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.
DOM JUAN : Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est.
(Le Spectre change de figure, et représente le temps avec sa faux à la main).
SGNARELLE : Ô Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?
DOM JUAN : Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur,
et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit.
(Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)
SGNARELLE : Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.
DOM JUAN : Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.
LA STATUE : Arrêtez, Dom Juan. Vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.
DOM JUAN : Oui. Où faut-il aller ?
LA STATUE : Donnez-moi la main.
DOM JUAN : La voilà.
LA STATUE : Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste,
et les grâces du Ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
DOM JUAN : Ô Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus,
et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah !
(Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il
est tombé.)
SGNARELLE : Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait :
Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés,
femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content.
Il n'y a que moi seul de malheureux. Mes gages ! Mes gages ! Mes gages !
MOLIERE , DOM JUAN ( 1665)
MONSIEUR DIAFOIRUS : A vous témoigner notre zèle. (Il se retourne vers son fils et lui dit.)
Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.
THOMAS DIAFOIRUS : (est un grand benêt nouvellement sorti des écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce et à contretemps.)
N'est-ce pas par le père qu'il convient de commencer.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Oui.
THOMAS DIAFOIRUS : Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir et révérer en vous un second père, mais un second père auquel j'ose dire que je me
trouve plus redevable qu'au premier. Le premier m'a engendré ; mais vous m'avez choisi. Il m'a reçu par nécessité ; mais vous m'avez accepté par grâce. Ce
que je tiens de lui est un ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et, d'autant plus que les facultés spirituelles
sont au-dessus des corporelles, d'autant plus je vous dois, et d'autant plus je tiens précieuse cette future filiation, dont je viens aujourd'hui vous rendre, par
avance, les très humbles et très respectueux hommages.
TOINETTE : Vivent les collèges d'où l'on sort si habile homme !
THOMAS DIAFOIRUS, à Monsieur Diafoirus : Cela a-t-il bien été, mon père ?
MONSIEUR DIAFOIRUS : Optime.
ARGAN, à Angélique. : Allons, saluez monsieur.
THOMAS DIAFOIRUS : Baiserai-je ?
MONSIEUR DIAFOIRUS : Oui, oui.
THOMAS DIAFOIRUS, à Angélique. : Madame, c'est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l'on...
ARGAN : Ce n'est pas ma femme, c'est ma fille à qui vous parlez.
THOMAS DIAFOIRUS : Où donc est-elle ?
ARGAN : Elle va venir.
THOMAS DIAFOIRUS : Attendrai-je, mon père, qu'elle soit venue ?
Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les cœurs jeunes.
Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté et à l'ennui,
les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras.
Tous ces gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable.
Les plus riches se firent libertins ; ceux d'une fortune médiocre prirent un état et se résignèrent soit à la robe,
soit à l’épée ; les plus pauvres se jetèrent dans l'enthousiasme à froid, dans les grands mots,
dans l'affreuse mer de l'action sans but. Comme la faiblesse humaine cherche l'association et
que les hommes sont troupeaux de nature, la politique s'en mêla.
On s'allait battre avec les gardes du corps sur les marches de la chambre législative,
on courait à une pièce de théâtre où Talma portait une perruque qui le faisait ressembler à César,
on se ruait à l'enterrement d'un député libéral ? Mais, des membres des deux partis opposés,
il n'en était pas un qui, en rentrant chez lui, ne sentit amèrement le vide de son existence et la pauvreté de ses mains.
En même temps que la vie au dehors était si pâle et si mesa quine,
la vie intérieure de la société prenait un aspect sombre et silencieux ;
l'hypocrisie la plus sévère régnait dans les mœurs ; les idées anglaises se joignant à la dévotion,
la gaieté même avait disparu. Peut-être était-ce la Providence qui pré parait déjà ses voies nouvelles ;
peut-être était-ce l'ange avant-coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le cœur des femmes
les germes de l'indépendance humaine, que quelque jour elles réclameront.
Mais, il est certain que tout d'un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris,
les hommes passèrent d'un côté et les femmes de l’autre ; et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées,
les autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux.
Alfred MUSSET, La Confession d’un enfant du siècle (1836)
Avec Voyage au bout de la nuit. Céline dénonce les horreurs de la guerre, de la colonisation, de l'exploitation capitaliste. Adepte du « parler vrai », il s'attaque aux
représentations idéalisées des combats et aux idéologies. Le protagoniste du roman, Ferdinand Bardamu, incarne, en effet, un individu très ordinaire, qui séduit par une
parade militaire, s'engage dans l'armée sur un coup de tête. Il se retrouve confronté aux dures réalités des combats qui se déchaînent dans l'est de la France, durant la
Première Guerre mondiale.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi ! ... Perdu parmi deux
millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux ? Avec casques, sans casques,
sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, Y creusant,
se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon pour y tout détruire,
Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage
(ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux !
Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté.
Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ?
Qui aurait pu-prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre,
tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ?
A présent, j'étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu...
Ça venait des profondeurs et c'était arrivé.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus,
des petites lettres du général qu'il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles.
Dans aucune d'elles, il n'y avait donc l'ordre d'arrêter net cette abomination ?
On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ?
Qu'on s'était trompé ? Que c'était des manœuvres pour rire qu'on avait voulu faire, et pas des assassinats !
Mais non ! « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! »
Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous,
dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison,
que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère peureux de ce garçon là !
Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus.