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OBJET D’ÉTUDE N°3 : LE THÉÂTRE DU XVII° SIÈCLE AU XXI° SIÈCLE

Support : MARIVAUX, L’Île des esclaves (1725)

Parcours : Maîtres et valets

Séance 2

Objectif : Découvrir un thème fort de la comédie : le conflit maître – valet.


Support : MOLIÈRE, Le Malade imaginaire, Acte I scène 5 (1673)

LL n°3

Dernière œuvre dramatique écrite par Molière, Le Malade imaginaire est une comédie-ballet
en trois actes et en prose, créée en 1673 au Palais-Royal. Elle raconte l’histoire d’Argan, qui fait vivre
son entourage au rythme des maladies imaginaires (d’où le titre) et cherche à s’entourer de médecins
et d’apothicaires, jusqu’à choisir pour futur gendre un étudiant en médecine, M. Thomas Diafoirus,
pour s’assurer de soins à domicile. Au début de la scène 5 de l’acte I, Argan vient d’annoncer à sa fille
Angélique ce projet de mariage arrangé, mais celle-ci refuse : elle en aime un autre, Cléante, dont elle
est également aimée. Devant ce refus, le père menace sa fille de l’envoyer au couvent. Comme souvent
dans les comédies de Molière, on retrouve ici les motifs traditionnels du mariage empêché et des
relations houleuses entre deux générations (père et fille), mais aussi cet autre grand thème
conventionnel de la comédie : la relation conflictuelle entre maître et domestique. En effet, c’est
Toinette, la servante, qui ose affronter Argan, son maître, pour défendre les intérêts de la jeune fille et
s’opposer à ce mariage forcé. Mais son insolence provoque la colère du maître, comme en témoigne
cet extrait de la fin de la scène 5 de l’acte I.
Trois mouvements structurent notre étude de la ligne 11 à la ligne 42.

***

Mouvement 1: L’opposition systématique de la servante face à la surprise du maître (lignes 11 à


15).

Lignes 11 et 12, Argan exprime sa surprise par une phrase exclamative, une interjection
marquant son étonnement, voire sa stupéfaction, qu’on pourrait reformuler ainsi « tiens donc ! ».
Argan a recours ensuite à l’ironie par antiphrase, avec l’adjectif « plaisant » (« Voici qui est
plaisant ! »), alors qu’il pense et veut faire entendre le contraire (l’opposition de sa servante lui est
évidemment fort déplaisante). Par l’ironie, il veut marquer sa surprise, son incrédulité et son irritation.
Enfin, l’interrogation est une reprise d’une phrase prononcée peu avant par Toinette (« Vous ne la
mettrez point dans un couvent », l. 6) [hors passage].
Le spectateur comprend que le père du XVII° siècle a tous les droits sur sa fille : il peut
décider de son destin. Il réitère sa demande sous la forme d’une question oratoire (« je ne mettrai pas
ma fille dans un couvent, si je veux ? », l. 11). Il ne s’agit bien sûr pas d’une vraie demande
d’information, mais bien d’une vérification, comme le montre le procédé d’insistance à la fin (« si je
veux ? »), et in fine d’une réaffirmation de sa volonté (d’où le verbe « vouloir »).
Ligne 12, comme avant notre passage, Toinette réagit à nouveau par un refus : « Non, vous
dis-je ». Par l’adverbe de négation « non », la servante manifeste à nouveau son opposition, comme le
confirme l’incise « vous dis-je », exprimant l’insistance. Les pronoms personnels de première (« je »)
et de deuxième personne (« vous ») révèlent bien un affrontement interpersonnel : par la première
personne du singulier, Toinette assume totalement la défense de la jeune fille, là où l’on aurait pu
s’attendre à un pronom indéfini (« vous dit-on ») ou de troisième personne (« vous dit-elle »). Elle ose
donc s’approprier le « je » à la suite d’Argan et contre lui : le « si je veux » prononcé par Argan, l. 11,
est devenu « vous dis-je », l. 12.

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Ligne 13, l’interrogation « Qui m’en empêchera ? » est une demande ambiguë, proche de la
question rhétorique. Argan ne demande pas vraiment qui, dans un futur proche, pourrait l’empêcher de
mettre sa fille dans un couvent ou de la marier à celui qu’il a choisi (puisqu’il constate bien qu’il s’agit
de sa servante), mais il sous-entend une autre idée (« Qui oserait m’en empêcher ? »), qu’on pourrait
reformuler par une affirmation déguisée (« Personne ne peut m’empêcher de faire ce que je veux. Je
suis tout-puissant. »), ou par une injonction (« Cessez de vous opposer, soumettez-vous »). Ligne 14,
Toinette répond en jouant sur la réception de l’interrogation, qu’elle fait mine d’interpréter comme une
vraie demande d’information : à la question « Qui », elle ose répondre non pas « moi », mais « Vous-
même », manière audacieuse voire impertinente de souligner que sa décision est excessive et
déraisonnable, et que lui-même s’en rendra compte. Mais ramener le maître à la raison signifie ici lui
montrer sa folie, d’où l’idée de dédoublement ou de double personnalité contenue dans cette réponse,
qu’on peut reformuler ainsi : « Vous vous empêcherez vous-même », comme si Argan était un être
divisé entre une volonté immédiate déraisonnable (faire enfermer sa fille) et une action future plus
raisonnable (renoncer à cette réaction impulsive). Ligne 15, Argan réagit immédiatement à la réponse
de Toinette en la reprenant simplement, par le pronom personnel tonique à la forme interrogative
(« Moi ? »). À nouveau, il s’agit d’une question rhétorique, exprimant l’incrédulité, l’irritation et
l’impatience. Le spectateur a ici l’impression que le dialogue stagne.

Mouvement 2 : Le recours à l’émotion pour tenter de persuader le maître (lignes 16 à 26).

Le mot « cœur », au XVII° siècle, signifie « courage ». Ici, « ce cœur-là » signifie donc « ce
courage-là », c’est-à-dire « le courage de faire enfermer votre fille dans un couvent ». Ligne 16,
Toinette persiste dans sa tentative de persuasion en réaffirmant ce qu’elle déclarait à la ligne 14, en
ajoutant ici une justification : Argan s’empêchera lui-même de faire enfermer sa fille dans un couvent,
car il n’aura pas le courage ou la force de le faire. Le futur, utilisé l. 16 par Toinette (« aurez ») et l. 17
par Argan (« Je l’aurai »), exprime la projection du fait dans l’avenir, avec une nuance d’injonction
pour Toinette (« Ne le faites pas ») et de certitude pour Argan (« c’est sûr »), qui réaffirme ici sa
volonté, à la première personne du singulier (« Je »). Le rapport de force est perceptible à travers le
parallélisme et l’antithèse entre une phrase négative (« vous n’aurez pas… ») et sa reformulation à la
voix affirmative (« Je l’aurai »).
Les lignes 18 et 19 confirment le rapport de force entre les deux personnages, avec
l’association d’un parallélisme et d’une antithèse entre la phrase affirmative de Toinette (« Vous vous
moquez ») et sa reformulation à la voix négative par Argan (« Je ne me moque point »). Le jeu des
pronoms (« vous » / « je ») confirme l’opposition entre les deux personnages. Ici, Toinette utilise la
formule commune et convenue « Vous vous moquez », qu’on peut reformuler simplement par « Vous
plaisantez », « Vous n’êtes pas sérieux » ; Argan reprend la formule en s’opposant à Toinette : il est
bien sérieux.
Lignes 20 à 24, la stratégie de Toinette évolue, qui choisit alors la persuasion : il s’agit de
convaincre Argan en le touchant, par l’émotion. C’est pourquoi le champ lexical de la tendresse
apparaît : « tendresse paternelle » (l. 20), « tendrement » (l. 23) ; « toucher » (l. 23), avec ces images
simples et frappantes de l’affection : « petite larme ou deux, des bras jetés au cou » (l. 22) ou par
l’adresse affective « un : “Mon petit papa mignon” » (vocabulaire de l’enfance). Le temps choisi ici
par Toinette, le futur, marque à nouveau l’assertion et la certitude : « vous prendra » (l. 20) ; « sera
assez pour vous toucher » (l. 23). Le but est bien de toucher Argan : la tentative de persuasion
entreprise par la servante passe par une projection du père dans une scène future, celle d’un
témoignage de tendresse de sa fille le suppliant. Malheureusement, Argan rejette cette tentative de
Toinette, en reprenant précisément ces mots, pour mieux les invalider, au futur de certitude : « Elle ne
me prendra point » (l. 21).
La stratégie de Toinette ne fonctionne pas. Argan rejette cette tentative de Toinette : « Tout
cela ne fera rien. » (l. 24). Il réaffirme ici sa volonté et sa fermeté : il ne cédera pas, rien ne lui fera
changer d’avis. La double affirmation de Toinette qui suit (« Oui, oui. », l. 25, que l’on peut
reformuler par « Si, si ») réitère l’opposition de la servante, en vain. En effet, devant la persistance de
Toinette, l’insistance d’Argan se renforce encore : « Je vous dis que je n’en démordrai point. » (l. 26).
Argan affirme de plus belle sa résistance et sa toute-puissance, par le recours à la première personne
du singulier à deux reprises, le verbe de parole ici à valeur d’insistance (« je vous dis »), le choix du

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futur de certitude, ainsi que le lexique du verbe « démordre », dont la proximité avec le verbe
« mordre » » connote l’agressivité et la violence.

Mouvement 3 : La montée en puissance de la tension (lignes 27 à 42).

Les lignes 27-30 sont marquées par une montée de la tension de part et d’autre. L’opposition
se renforce encore. Par l’expression ironique « Bagatelles » (l. 27), qu’on pourrait reformuler par
« Balivernes » ou « Mensonges », Toinette met en doute les paroles d’Argan et l’accuse de mentir.
Mais à nouveau la réaction d’Argan coupe court, en reprenant le terme « Bagatelles » (ici en mention,
avec les guillemets), avec la formule impersonnelle « il faut », à valeur injonctive : « Il ne faut point
dire “bagatelles” » (l. 28). Argan réaffirme ici son autorité de maître, à même de contrôler le discours
de sa servante. Ligne 29, Toinette exprime sa surprise devant tant d’obstination du maître, avec
l’exclamation et l’interjection « Mon Dieu ! ». Elle tente une dernière fois la persuasion, avec le
recours à l’affirmation et à l’affectif : « je vous connais, vous êtes bon naturellement ». La servante
cherche ici à amadouer le maître en le flattant. La servante au grand cœur percevrait la bonté que
même le maître ne soupçonne pas en lui-même. Aussi l’expression « Mon Dieu ! » peut-elle presque
être lue comme une apostrophe à Dieu : elle résonne comme un appel à témoin ou un rappel de la part
« naturellement bon(ne) » qui réside en chaque créature. Mais la didascalie « avec emportement » (l.
30) marque la montée de la tension : Argan perd patience et s’énerve. Il reprend à nouveau les termes
utilisés par Toinette pour les nier, avec la forme négative : « Je ne suis point bon » (l. 30). Plusieurs
éléments de la seconde proposition (« je suis méchant quand je veux ! », l. 30) signalent un pas franchi
dans l’affrontement : l’affirmation « je suis méchant » mais aussi la nouvelle occurrence du verbe
« vouloir » (« je veux ! »). Ligne 31, la réponse de la servante fait entendre un ton nouveau. En effet,
elle invite d’abord son maître à retrouver son calme, par l’adverbe « doucement » et l’apostrophe
« monsieur », en lui rappelant la fragilité de son état : « Vous ne songez pas que vous êtes malade »
(qui signifie : « Vous oubliez » ou « N’oubliez pas que vous êtes malade »). Mais il s’agit aussi d’un
clin d’œil fait par le dramaturge avec le titre de la pièce (Le Malade imaginaire) : le maître ne doit pas
oublier qu’il est malade, certes, mais n’est-il pas un « malade imaginaire » ? Si la servante rappelle le
maître à sa santé, c’est plutôt pour le rappeler à la sagesse et à la raison. Molière montre discrètement
le niveau de conscience de la servante, qui, comme souvent dans son œuvre, est plus lucide et
raisonnable que le maître.
Aux lignes 32-33, on observe un parallélisme de construction entre les pronoms de première
personne du singulier, les verbes antithétiques « commander » et « défendre », la répétition du terme à
valeur d’insistance « absolument » et enfin les propositions finales « prendre le mari que je dis » et
« d’en faire rien ». On assiste à une opposition frontale des deux personnages : d’un côté, Argan
réaffirme sa décision du mariage forcé en formulant explicitement et fermement un ordre à destination
de sa servante et de sa fille (« Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je
dis. ») ; de l’autre, Toinette reprend presque mot à mot sa déclaration pour la nier, transformant ainsi
l’ordre en défense (« Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien. »). C’est en particulier le jeu
des pronoms qui révèle l’affrontement des volontés : la première personne du singulier encadre
l’affirmation d’Argan (« Je lui commande […] je dis. ») et ouvre avec insistance (et gradation) celle de
Toinette (« Et moi, je »).
Les deux questions rhétoriques des lignes 34 à 35 « Où est-ce donc que nous sommes ? Et
quelle audace est-ce là, à une coquine de servante, de parler de la sorte devant son maître ? » sont des
exclamations, affirmations, voire injonctions déguisées, par lesquelles s’exprime la colère du maître,
soulignée également par le terme « coquine » (qui signifie « impertinente »). On peut reformuler ces
interrogations oratoires ainsi : « Je suis le maître ici ! Une servante ne doit pas parler ainsi à son
maître. Toinette, cessez votre insolence. » Le recours aux termes explicites de « maître » et de
« servante », dans la bouche d’Argan (« une coquine de servante », « son maître », l. 34 et 35) puis de
Toinette (« Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le
redresser », l. 36-37), fonctionne comme un rappel des rôles sociaux et de la hiérarchie. Le discours de
la servante (« parler de la sorte ») n’est en effet pas adapté à la situation et bouleverse la répartition des
rôles sociaux entre maître et domestique et les codes réglant leurs échanges. Par conséquent, Argan
vient par ces termes rappeler à la servante le comportement qui en découle : obéissance, soumission,
docilité. Mais Toinette, particulièrement courageuse, ne se laisse pas impressionner et reprend ses

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termes pour rappeler qu’au contraire, le rôle d’une servante est d’être juste et serviable au point d’aider
son maître à retrouver la voie de la raison et de la générosité.
La didascalie, ligne 38, « court après Toinette », marque un pas franchi dans la violence,
confirmé par la phrase finale « Il faut que je t’assomme ». Les verbes de mouvement et de gestuelle
« courir » et « assommer » soulignent le glissement de la violence verbale à la violence physique.
L’interjection « Ah ! », les exclamations, l’insulte « Insolente ! » entérinent la forte tension et l’acmé
de l’agressivité. N’ayant pu obtenir l’obéissance de Toinette par la menace verbale, Argan tentera de
l’obtenir par la force.

***

Sur fond de sujet sérieux (le mariage forcé d’une jeune fille), cet affrontement entre maître et
servante est traité de manière particulièrement comique, bien qu’empreint d’une certaine violence. En
effet, le rire est d’autant plus présent que la tension monte entre les deux personnages, en raison du jeu
osé de Toinette et du ridicule d’Argan, exprimant sa surprise tout en s’obstinant dans sa toute-
puissance. Mariage empêché, duo entre un maître autoritaire et une servante impertinente, maladie
(imaginaire) et médecine, cupidité et mensonge…
Le Malade imaginaire concentre les thèmes et tous les ressorts comiques chers à Molière.
Cette pièce célèbre aussi son choix esthétique consistant à mêler des sujets graves au rire, sous toutes
ses formes, jusqu’à la satire. Molière confère en effet à la comédie une double fonction : faire rire, ici
par le topos comique du duel entre maître et servante, mais aussi faire réfléchir. Une servante peut-elle
être plus raisonnable qu’un maître, une fille qu’un père ? Comment ramener le maître tout-puissant à
la raison, quand celui-ci a le pouvoir et la force ? Le Malade imaginaire marque ainsi l’apogée de l’art
de Molière, qui dans la même œuvre sait manier la comédie de caractère, la satire des mœurs de son
temps et la comédie grave.

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