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La scène II de l’acte III ne figurait pas dans l’édition de 1682, et la critique

s’accorde à penser qu’elle fut réduite dès la seconde représentationns aux


répliques indispensables à l’enchainement des évènements de l’acte III. Cette
rencontre dans une forêt, conforme à la tradition tragi-comique, semble avoir
pour objet de préparer l’intervention de Dom Juan au secours des frères
d’Elvire attaqués par les voleurs. Son inutilité dans l’intrigue invite à y voir un
court épisode fermé sur soi, une sorte de fable intérieure à la comédie où Dom
Juan n’est plus que le représentant de l’insolence libertine. Mais l’on considère
que la scène n’est pas seulement un moment dans le déroulement de la
comédie,mais un épisode fermé sur soi dans lequel on pourrait découvrir des
significations religieuse et sociale.

La scène s’ouvre par une réplique de Sganarelle «  enseignez-nous un peu le


chemin qui mène à la ville ». cette réplique a pour intérêt de relier cette scène
à la précédente sur le plan de l’intrigue. Le nouveau personnage introduit est
donc présenté comme un guide. Rôle qu’il va parfaitement remplir «  vous
n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand
vous serez au bout de la forêt. » les indications précises témoignent de la
connaissance parfaite des lieux. Ce personnage est donc familier au cadre. Le
« mais » adversatif introduit une information supplémentaire « je vous donne
avis que vous devez vous tenir sur vos gardes et que, depuis quelque temps, il y
a des voleurs ici autour. »

« je te suis bien obligé » cette expression dénote de la reconnaissance de Dom


juan sans qu’il y ait véritablement l’idée de redevance. Le syntagme nominal
introduit par le possessif de la première personne « mon ami » exprime la
sympathie envers son bienfaiteur. La proposition coordonnée « et je te rends
grâce de tout mon cœur » est une formule commune pour exprimer sa
reconnaissance sans plus.

La réponse «  si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône. »


suppose que le pauvre ait assorti son avertissement d’une demande d’aumône.
Le recours au conditionnel exprime bien le fait qu’il s’agit d’une prière et non
pas d’une revendication. D’ailleurs, le sémantisme du verbe secourir et l’article
indéfini « quelque » rendent compte de la nécessité dans laquelle il se trouve.
« ahah ton avis est intéressé à ce que je vois » Pourtant Dom Juan semble
comprendre que la faveur du mendiant n’était pas gratuite. Ses interjections
« ah, ah » donne à la réplique une note ironique. lele verbe « intéressé » est à
prendre au sens de revenu. Grâce au syntagme prépositionnel « à ce que je
vois » présente le jugement de l’aristocrate comme une constatation. Il feint de
prendre le mendiant en flagrant délit d’infidélité à la morale du
désintéressement. Ce reproche ne semble pas fondé, puisque son interlocuteur
a déjà précisé qu’il était nécessiteux. Chose sur laquelle il va encore insister
dans la phrase « je suis un pauvre homme ». notons la place de l’adjectif en
épithète préposée au nom, en ce sens ce n’est pas sa misère matérielle qu’il
tente de mettre en avant mais plutôt son malheur pour que son interlocuteur
éprouve de la pitié envers lui et le plaigne.

« Je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens. »
Entre le pronom personnel « je » qui est sujet du verbe « prier » et le « vous »
qui est l’objet du verbe « donner » la dissonance est claire.cette formule est à
mettre en rapport avec une autre formule prononcée par le pauvre plus loin « 
prier le ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent
quelque chose. Les deux formules se renforcent pour mieux mettre en valeur le
rôle que s’attribue le pauvre. Il s’est fait intercesseur sur le plan spirituel en
faveur du riche.

« Eh ! Prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des
autres ». Ici le libertin cet à instaurer une stratégie de tentation progressive.
Cette réplique en constitue la première étape dans la mesure où il semble
insister sur l’inutilité de ses prières. Il lui refuse son rôle théologique
d’intercesseur. Par la séquence «  sans te mettre en peine des affaires des
autres » il tente de ridiculiser la naïveté de la croyance du pauvre.

«  Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et


deux sont quatre et quatre et quatre sont huit. » La deuxième intervention de
Sganarelle est risible puisque le valet tente de justifier l’attitude de Dom Juan
par sa prétendue croyance. En effet dans la scène une de l’acte III, Sganarelle a
la certitude que son maitre ne croit qu’en l’arithmétique. Le recours à la
construction restrictive dénote d’une ironie.
Comme souvent, la réplique de Sganarelle n’a pas d’écho et Dom Juan continue
«  Quelle est ton occupation parmi les arbres ? » le mot « occupation est à
prendre au sens de « travail susceptible d’occuper ». en ce sens, la question
n’est pas fortuite. Il la pose dans le but de provoquer le mendiant.

« de prier le ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me
donnent quelque chose. » la réponse naïve du pauvre est paradoxale. Le
substantif prospérité signifie « un état d’abondance d’augmentation des
richesses » et s’oppose au syntagme nominal « quelque chose ». La théologie
du pauvre est donc fondée sur une inversion des valeurs reconnues en ce sens
que le pauvre est plus élevé dans la hiérarchie que le riche et sur une relation
d’échange. Le premier est matériellement pris en charge par le second, et le
second est soutenu spirituellement par le premier, et l’un et l’autre fondent
leur action sur la foi de Dieu. Ce thème est très développé dans la seconde
moitié du XVIIème siècle et la pièce Dom Juan est écrite en pleine querelle de
Tartuffe. Il est clair que la relation du pauvre et du riche n’est pas aussi terni
que dans Tartuffe car le pauvre est réellement dans la nécessité et que Dom
Juan est libertin donc loin de participer à cette entreprise spirituelle. Le résultat
est clair depuis le début et le dialogue qu’on verra s’instaurer entre eux ne peut
être qu’un « faux dialogue ».

« Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ? » cette interrogation
s’inscrit dans la visée provocatrice du maitre. Il manipule son interlocuteur
pour le mettre face à ses contradictions.

« Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde » le recours


à l’interjection « Hélas » donne à la réplique un ton pathétique. L’emploi du
superlatif et de l’hyperbole dans l’expression « la plus grande nécessité du
monde » traduisent l’insistance naïve du pauvre sur son extrême dénuement
confirmant ainsi involontairement les raisonnements de Dom Juan.

«  tu te moques : un homme qui prie le ciel tout le jour, ne peut pas manquer
d’être bien dans ses affaires. » Avec la première proposition « tu te moque »
affecte l’indignation. Par le lien logique de la conséquence, Dom juan exprime
de manière implicite la responsabilité du Ciel dans la misère du pauvre, il
entend mettre en évidence l’injustice divine. MaisMolière, lui, semble nous
inviter plus à nous interroger sur la responsabilité d’une société où les riches
s’amusent à opprimer les pauvres.

« je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai jamais un morceau de
pain à mettre sous la dent ». L’expression «  je vous assure » trahit la crédulité
du pauvre qui croit réellement à l’indignation de Dom Juan. Le syntagme « le
plus souvent » inscrit la misère dans la fréquence et la négation totale et le
recours à l’adverbe « jamais » souligne encore l’aspect pathétique de son
interlocuteur.

Pourtant l’aristocrate y est insensible et continue sa provocation « voilà qui est


étrange, et tu es mal reconnu de tes soins » par la phrase à présentatif « voilà
qui est étrange » dom juan feint d’être intrigué par les conséquences. Il tente
de déstabiliser son interlocuteur et jeter le trouble dans son esprit. Sa stratégie
consiste à le faire douter de lui-même. Quand le pauvre insiste le plus sur son
indigence, Dom Juan veut lui inspirer la révolte.

« je m’en vais te donner un louis d’or, tout à l’heure, pourvu que tu veuille
jurer ». la tentation est enfin formulée explicitement le motif qui pousse dom
juan à faire blasphémer le mendiant est ambigu. Il peut être la cruauté mêlée à
l’insolence libertine, comme il peut être le besoin de dominer qu’il a déjà
exprimé dans les scènes précédentes .

« Ah Monsieur voudriez-vous que je commisse un tel péché » le recours au


substantif « péché » qui situe l’action de dom juan sur un niveau moral et
religieux très bas témoigne de la véritable indignation du pauvre.

« tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non » cette réponse
matérialiste s’oppose à l’aspect moral de la révolte du mendiant. En effet Dom
Juan use de la nécessité pécuniaire de son interlocuteur pour le manipuler à
souhait. « En voici un que je te donne, si tu jures, tiens, il faut jurer. A moins de
cela tu ne l’auras pas. Prends, le voilà ; prends ; te dis-je, mais jure donc. » le
rythme saccadé de la réplique traduit l’emportement du libertin. Il joue le rôle
de Satan dans la tentation du désert. Il y a même dans le style un souvenir de la
manière biblique, Dom Juan renouvelant trois fois ses formules de tentateur en
présentant l’objet tant convoité par sa victime.
Il insiste sur la conséquence en cas de refus «  a moins de cela tu ne l’auras
pas » la négation montre que cette conséquence est la privation.

Sganarelle par sa troisième intervention dans cette scène donne une note
comique à cette tension et à cette attente «  va, va, jure un peu, il n’y a pas de
mal » .le complément de manière « un peu » contraste avec le verbe
« jurer » .C e valet qui tenait toujours tête à son maître en matière de religion,
privilégie le gain matériel.

« Non monsieur, j’aime mieux mourir de faim ». Lerespect authentique de Dieu


permet au pauvre de résister non sans hésitation aux offres du tentateur. En
effet, ses réponses vont de l’indignation, au refus catégorique grâce à l’adverbe
« non » et à la structure comparative « j’aime mieux mourir de faim » en
passant par l’hésitation dans la réplique-mot « Monsieur … » et le silence
suggéré par les 3 points de suspension.

«  je te le donne pour l’amour de l’humanité » ce syntagme prépositionnel clôt


le dialogue. Dom Juan qui s’est suffisamment amusé de la foi naïve du pauvre
comme il l’a fait de la vertu d’Elvire et de l’innocence de Charlotte, conclue
avec une formule particulière sur deux plans. Le premier est que, en 1665,
cette expression constitue un jeu de mots blasphématoire construit sur le
modèle de la formule chrétienne «  pour l’amour de dieu ». le deuxième est
qu’elle est en contradiction avec l’attitude conservée par Dom Juan tout au
long de la scène qui est la manipulation et le mépris pour l’interlocuteur.

Molière traite dans cette scène du problème de la « charité » , de l’aumône » ,


deux notions auxquels les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement ont
voulu donner un contenu sensible. Il s’agit pour eux non pas de dénoncer une
inégalité sociale mais de sacraliser une réalité humaine voulue par la
Providence à savoir la coexistence des riches et des pauvres. Molière semble
mettre l’accent sur l’aspect social de cet échange. En ce sens cette scène est
une dénonciation de l’opposition entre l’extrême richesse et l’extrême
pauvreté. Elle est aussi une dénonciation de l’imposture religieuse qui maquille
cette réalité en la faisant passer pour une relation avantageuse dans les deux
sens.

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