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« Ceci n’est pas un conte »

Ce conte se place ostensiblement sous le signe de l’ironie. Son titre (« Ceci n’est pas un
conte ») laisse penser qu’il ne s’agit pas d’une fiction : les personnages sont réels (Mme de
Pompadour, Le Camus, Gardeil, et même Diderot). Mais force est de reconnaître que tous ne
le sont pas. Il est peu probable que Mlle de La Chaux ait réellement existé, tandis que Tanié et
Mme de Reymer sont tout aussi inventés. L’important est sans doute que Diderot se sert du
quotidien (de personnages proches de ses lecteurs) pour élaborer une esthétique
romanesque qui trouve dans le monde ordinaire sa matière première (à la différence du
roman héroïco-galant qui mobilise essentiellement des héros issus d’une lointaine Antiquité).
Là n’est pas l’essentiel cependant ; car en mélangeant le réel et le fictif, Diderot nous invite à
une lecture réfléchie, critique, qui s’efforce de prendre une certaine distance avec les
évènements racontés, et qui, dépassant le manichéisme apparent, vient déceler la complexité
d’une réalité en définitive très complexe. C’est pourquoi, la narration à deux voix possède une
fonction déterminante. Elle permet des jeux de distanciation (un personnage interrompt un
moment particulièrement pathétique), et le lecteur est invité à se demander si le point de vue
des personnages n’est pas réducteur, ou simplificateur.
Tanié et Mme Reymer (p. 53-59) :
Dans cette histoire, le moins que l’on puisse dire est que les choses sont simples dans un
premier temps. Tanié, d’origine pauvre (« un de ces enfants que la dureté des parents […]
chasse de la maison », p. 53) est un personnage résolument positif ; il fait preuve d’une belle
énergie qui le pousse à quitter l’Europe et à s’engager dans des aventures lui permettant
d’acquérir une certaine fortune : « Tanié avait de l’esprit et une grande aptitude aux affaires. Il
ne tarda pas d’être connu » (p. 55). En face, Mme Reymer apparaît comme un personnage
résolument négatif. Présentée comme une infidèle, elle semble « tourmentée de l’amour du
faste et de la richesse » (p. 56), au point d’envoyer Tanié, son amant, pour un nouveau voyage
qui lui coûte la vie. Voir p. 57-58 (de « J’allai lui faire mes adieux… » à « il mourut le
quatrième ») : Je vous laisse analyser les procédés d’écriture permettant le développement du
registre pathétique ; mais on peut sans doute souligner l’usage du discours direct qui donne
une emphase théâtrale à cette conclusion (« j’ai été lui chercher la fortune dans les contrées
brûlantes de l’Amérique… »), ainsi que le passage brutal de la chambre de Mme Reymer à la
mort de Tanié à Pétersbourg (au bout de quatre jours de voyage).
Pourtant, le lecteur est invité à relever des éléments dissonants dans ce récit. Tout d’abord, la
structure conversationnelle n’est pas anodine. Certes, Diderot la présente comme un gage
d’authenticité (« Lorsqu’on fait un conte, c’est à quelqu’un qui l’écoute », p. 51) ; mais en
réalité on est incité à comprendre que ce fameux auditeur est visiblement un ancien amant de
Mme Reymer (« un des successeurs de Tanié », p. 58) et qu’il a des comptes à régler avec
elle. C’est pourquoi, il faut être attentif au caractère suspect de l’acharnement avec lequel il
veille à noircir constamment l’image du personnage féminin (vous pouvez analyser en détail
les premiers adieux de Tanié, p. 54). Par exemple, il la présente comme « avare et rapace »,
expliquant qu’elle a « mieux de quinze mille livres de rente avant le retour de Tanié » (p. 55).
Mais on n’a aucune preuve de cela (le narrateur principal semble d’ailleurs l’ignorer). Même
analyse pour les amants de Mme Reymer (p. 54-55) : le second narrateur semble persuadé
qu’elle a eu plusieurs amants, mais le premier narrateur ne le sait pas (« Elle en avait donc eu
plusieurs », p. 55), ce qui laisse supposer une part d’affabulation dans cette remarque.
Dès lors, un second récit, plus complexe que le premier, se dessine. Diderot nous invite
finalement à devenir des romanciers, et à reconstruire une autre version des faits plus
complexe que celle qui apparaît dans cette conversation. Tanié n’est pas uniquement un héros
tragique ; c’est un aventurier qui a réussi à obtenir une situation assez confortable (« un assez
beau logement rue Sainte-Marguerite », p. 55). En outre, le fait qu’il aille à Saint-Domingue
(« et voilà Tanié parti pour Saint-Domingue ») peut jeter une ombre sur ce personnage (sans
doute lié à du trafic d’esclaves, particulièrement actif à St Domingue). Mme Reymer n’est
sans doute pas le monstre qu’on décrit. Son éventuelle infidélité à Tanié s’inscrit dans un
arrangement que ce dernier a proposé lui-même : « je vous rends vos serments » (p. 54).
Quant à son désir de richesse, on peut faire l’hypothèse que les deux personnages ont tous
deux des envies d’argent. Le dialogue qu’elle a avec le premier narrateur est révélateur. D’une
part, elle ouvre la porte à la possibilité d’accompagner son époux : « il ne s’est point avisé de
me le proposer » ; d’autre part, elle insiste à raison sur le fait que le projet de M. de Maurepas
demandant « un homme actif et intelligent » (p. 56) est une opportunité professionnelle sans
précédent pour Tanié : « une de ces occasions singulières qui ne se présentent qu’une fois
dans la vie » (p. 57). Enfin, il est absurde de faire porter la responsabilité de la mort de Tanié
sur Mme Reymer, comme le suggère le narrateur (p. 58).
Mlle de La Chaux et Gardeil (p. 59-71)
Rappelons l’effet de symétrie très nettement appuyé : on retrouve un couple de personnages,
avec l’un qui est présenté comme négatif (Gardeil) et l’autre comme positif (Mlle de la
Chaux). Relevons également le thème du double (une nouvelle qui se compose de deux
récits), qui renvoie évidemment aux « Deux Amis de Bourbonne ». Un tel effet de symétrie
appelle à faire un lecture sensiblement similaire au premier des deux contes. Dans un premier
temps, Mlle de La Chaux, qui a consacré ses journées à l’étude pour soulager son compagnon,
est une victime de l’égoïsme de Gardeil, qui la rejette et la condamne à la misère : « Un jour
Mlle de La Chaux se trouva seule dans le monde, sans honneur, sans fortune, sans appui » (p.
62). Vous pouvez analyser la production d’effets pathétiques au p. 62-63. Mais, dans un
second temps, on peut dépasser cette première approche et élaborer une image plus complexe
des faits. Tout d’abord, en dépit du ton pathétique du récit (« j’ai appris quatre langues pour
le soulager dans ses travaux ; j’ai lu mille volumes », p. 68), soulignons le fait que Mlle de La
Chaux est en réalité passionnée par l’étude. En témoigne son goût pour la philosophie ; elle
fait « la traduction des premiers ouvrages de Hume » et même conseille Diderot sur sa
« Lettre sur les sourds et muets », en lui soumettant ainsi « quelques objections très fines » (p.
70). Mélange ici très net de la fiction et de la réalité. Bref, le désamour de Gardeil est peut-
être dû aussi à l’entêtement de sa compagne, qui consacre un temps excessif à cette
occupation. Impossible à vérifier, mais c’est une possibilité d’explication (Gardeil pouvait
aussi mal vivre le fait que sa compagne se montre plus savante que lui). Ensuite, Mlle de La
Chaux est étonnante ; elle aurait pu se « tirer de la détresse (p. 74), par exemple en acceptant
l’invitation de Mme de Pompadour (p. 73), ou en devenant la maîtresse du docteur Le Camus,
personnage existant réellement. Dans ce dernier cas, les choses sont complexes, elle ne
parvient pas à tomber amoureuse du docteur (peut-être aussi par orgueil : elle pourrait ne pas
supporter de lui être à charge, à la différence de Gardeil à qui elle rend de grands services).
Voir particulièrement p. 71-72 ; Mlle de La Chaux lui propose un commerce exclusivement
sexuel : « Voulez-vous coucher avec moi ? Vous n’avez qu’à dire ; mais vous voulez être
aimé, et c’est ce que je ne saurais. » A ce moment, l’ambiguïté est très forte. D’un côté,
registre pathétique très appuyée (« le docteur l’écoutait, lui prenait la main, la baisait, la
mouillait de ses larmes »), mais, d’un autre côté, effet de distanciation très appuyée : « je ne
savais si je devais rire ou pleurer ». En fait, on comprend que Diderot critique une certaine
conception idéaliste de l’amour (conception platonicienne qui s’efforce de penser une union
spirituelle qui dépasse l’union charnelle). En réalité, il se moque du Docteur qui aurait pu
accepter cette proposition, mais qui, fidèle à cette conception très haute (voir notamment les
amants de Rousseau dans La Nouvelle Héloïse), se condamne à la tristesse.

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