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Oscar Wilde

Une femme
sans importance
Traduction de Jean-Michel Déprats
Maître de conférences honoraire
à l’Université Paris Nanterre

Édition présentée et annotée


par Alain Jumeau
Professeur émérite à Sorbonne Université

Gallimard
PRÉFACE

Après le succès atteur de L’Éventail de Lady


Windermere en 1892, Wilde décide d’écrire d’autres
comédies pour con rmer son inspiration nouvelle
et exploiter un lon pro table. Pour la comédie suivante,
Une femme sans importance (1893), il semble avoir
emprunté les grandes lignes de son intrigue à une pièce du
dramaturge français Alexandre Dumas ls, Le Fils naturel
(1858). Robert Merle a mis en évidence cette origine et
résumé ainsi les analogies entre les deux intrigues :

Séduite et délaissée comme Clara Vignot,


Mrs. Arbuthnot refuse, comme l’héroïne
française, toute compensation pécuniaire. Elle
élève seule son ls jusqu’au jour où son
amant de jadis réapparaît, et o re de
légitimer le jeune homme. Comme Clara
Vignot, Mrs. Arbuthnot refuse. Les deux
libertins s’en vont décon ts, et leurs ls se
1
tirent d’a aire tout seuls .

Par rapport à son modèle, Wilde retourne au cadre


classique des trois unités, bousculé par les dramaturges
romantiques et leurs successeurs. Alors que le drame de
Dumas ls se déplace entre Paris et la Normandie et s’étale
sur une vingtaine d’années, pour remonter à l’enfance du
héros, chez Wilde l’action tient en vingt-quatre heures et se
situe à la campagne, quasiment dans le même lieu : d’abord
dans la propriété de Lady Hunstanton, puis à proximité,
chez Mrs. Arbuthnot.
L’unité d’action est également respectée par Wilde. Il
s’agit ici essentiellement du mariage de deux jeunes gens
dont les aspirations sont contrariées. L’histoire de la mère
abandonnée, Mrs. Arbuthnot, est très sobrement évoquée par
Wilde, alors que Dumas ls s’attarde sur les mésaventures
d’une « grisette » au grand et noble cœur, Clara Vignot, à
qui l’héritage bienvenu autant qu’imprévu d’une terre a
permis de disposer d’une fortune pour élever son ls
Jacques, qui a pris le nom de cette terre et se fait appeler
M. de Boisceny ; la révélation du secret de sa véritable
identité est un élément important de l’intrigue. Chez Wilde
cette révélation intervient aussi, mais laisse dans l’ombre la
question des moyens de subsistance de la mère et du ls. Et
son héros, Gerald, porte tout simplement le nom de sa mère.
Chez Dumas ls, Charles Sternay justi e longuement à
plusieurs reprises son comportement de père indigne, de
façon parfois surprenante, invoquant par exemple la froide
logique de l’égoïsme social. Lord Illingworth est beaucoup
plus discret sur ce point.
Le parcours professionnel des deux jeunes prétendants
comporte un volet diplomatique : chez Wilde, c’est un projet
formé par le père qui s’ignore, tandis que chez Dumas ls,
Jacques est le ls de ses œuvres. Comme diplomate, il a
pleinement exercé ses talents en Turquie, et se trouve crédité
d’avoir sauvé la paix en Europe ; sa jeune gloire lui
permettra de devenir à son tour le bienfaiteur de son père
défaillant.
Le mélodrame de Dumas ls est digne du théâtre de
boulevard de l’époque, avec ses problèmes de légitimité
sociale, ses hypocrisies et ses secrets, avec ses femmes
séduites et abandonnées. Au plus fort de la tension, un duel
est envisagé entre père et ls, mais cela ne fait pas avancer
l’action. Chez Wilde, au contraire, quand, à la n de
l’acte III, le ls exaspéré lève la main sur son père en
criant : « Je vais le tuer », Mrs. Arbuthnot est contrainte à
une révélation de mélodrame : « Arrêtez, Gerald, arrêtez !
C’est votre père ! »
Le lendemain, c’est elle qui lève la main sur son ancien
séducteur, lorsqu’il est sur le point d’insulter son ls. Elle le
frappe avec un gant, ce qui rappelle le rituel de la
provocation en duel entre deux hommes et sous-entend
qu’ainsi la femme se fait l’égale de l’homme.

Chez Wilde, la situation mélodramatique révèle qu’un


problème grave est en jeu. Le titre lui-même sonne comme
une provocation : une femme peut-elle vraiment être « sans
importance », sinon en vertu d’un préjugé de classe sexiste ?
Cette deuxième comédie comporte un fond sérieux qui
n’apparaissait pas aussi clairement dans la première,
L’Éventail de Lady Windermere — où Mrs. Erlynne est
beaucoup plus préoccupée de tirer son épingle du jeu de la
société victorienne que de protester contre l’injustice qui y
est faite aux femmes, trop souvent amenées à porter seules le
poids d’un péché que l’on pardonne volontiers aux hommes.
Wilde, comme Dumas ls, s’insurge contre le double
standard, un système à deux poids, deux mesures, favorable
aux hommes et défavorable aux femmes. Mrs. Arbuthnot le
présente ainsi :
C’est l’histoire banale d’un homme et d’une
femme, telle qu’elle se produit souvent, telle
qu’elle se produit toujours. Et la n de
l’histoire est la n habituelle. La femme
sou re. L’homme s’en va libre » (acte IV, p.
158).

Même Hester, la jeune ancée, une Américaine puritaine


qui croit légitime le châtiment des coupables, insiste pour
que l’homme et la femme, dans ce cas, soient traités de la
même façon :

Il est juste qu’elles soient châtiées, mais


qu’elles ne soient pas les seules à sou rir. Si
un homme et une femme ont péché, qu’ils
s’en aillent tous les deux dans le désert pour
s’y aimer ou s’y haïr. Qu’ils soient tous deux
marqués au fer rouge, qu’on imprime sur
chacun la marque d’infamie, si vous le
voulez, mais ne punissez pas l’un en laissant
l’autre libre. N’ayez pas une loi pour les
hommes et une autre pour les
femmes (acte II, p. 85-86).

Alors que chez Dumas ls, ce traitement inégal est


invoqué par le séducteur irresponsable lui-même : Charles
Sternay s’en sert pour refuser sa nièce Hermine à celui en
qui il ne reconnaît pas encore un ls inconnu. Si jamais on
la voit faire un mariage si peu avantageux socialement, il
insinue qu’« on fera alors les suppositions les plus
outrageantes pour Hermine, car c’est toujours la femme que
l’on accuse » (acte II, scène IV).
Une femme sans importance se déroule entièrement
dans la province anglaise, initialement dans la résidence de
campagne de Lady Hunstanton, où elle a réuni des invités de
choix. Cette dame joue un peu le rôle du metteur en scène,
puisqu’elle décide de leurs déplacements d’un lieu à un autre
dans les trois premiers actes. Elle joue même le rôle du
destin aveugle, en réunissant certains des personnages sans
savoir les liens qu’ils peuvent avoir entre eux. Elle insiste
pour faire se rencontrer Mrs. Arbuthnot et Lord Illingworth,
et c’est pour lui répondre que celle-ci lui envoie une lettre
que Lady Hunstanton laisse traîner sur une table et qui
tombe sous les yeux de Lord Illingworth qui croit en
reconnaître l’écriture.
À la n de la pièce, le passage du cadre aristocratique de
la demeure de Lady Hunstanton au logement petit-bourgeois
de Mrs. Arbuthnot, où Lord Illingworth est invité à se
rendre, montre que la situation échappe à Lady Hunstanton.
Elle signi e l’évolution de l’attitude aristocratique du dandy
irresponsable vers une situation moins brillante mais plus
réaliste.
Le retournement de situation est la base de toute
l’intrigue : il permet de passer de la remarque initiale faite
par Lord Illingworth à propos de Mrs. Arbuthnot, « Une
femme sans importance » (acte I, p. 65), qui a fourni le
titre, à la revanche qu’elle remporte sur lui quand, à la n
de l’acte IV, elle peut déclarer à son tour qu’il est « un
homme sans importance » désormais, pour elle comme pour
son ls. C’est en cela que Wilde montre son originalité : la
logique de l’intrigue est de mener de l’a rmation initiale à
son contraire dans la formule nale. C’est proprement une
mise en scène du paradoxe.
Les formules paradoxales particulièrement brillantes que
Wilde prête à ses personnages perdent ainsi de leur gratuité :
elles traduisent ce retournement de la situation et elles y
contribuent. C’est un mécanisme qui concerne le langage, la
pensée et le théâtre. On peut y voir la quintessence du
dandysme, puisque son personnage principal,
Lord Illingworth, avide de distinction, se atte de ne pas
vivre, penser, ni parler comme tout le monde.
L’élégance que Wilde et ses personnages ont à cœur de
conserver en toute circonstance par ce biais permet d’alléger
la thématique psycho-sociale, et de rester dans la tonalité
brillante de son premier succès. Le dramaturge multiplie les
mots d’esprit, en grande partie grâce à Lord Illingworth, le
personnage le plus proche de son créateur par sa philosophie
et son comportement, dont l’image, malgré son cynisme, est
ainsi bien plus atteuse que celle du Sternay de Dumas ls.
Chaque fois qu’il est présent (ce qui arrive souvent), on
assiste à un véritable feu d’arti ce de formules ingénieuses,
de bons mots qui tendent à désamorcer la gravité de
l’intrigue. Il est évident qu’ainsi Wilde se montre moderne,
dans la mesure où, dans cette pièce (play), il « se joue » (he
plays) des conventions théâtrales pour donner la priorité à
la parole brillante sur l’action : au-delà de l’intrigue, on voit
donc que le dialogue est le véritable moteur de la pièce.
Parmi les paradoxes de Lord Illingworth, on trouve par
exemple : « C’est parfaitement monstrueux, cette façon
qu’ont les gens aujourd’hui d’aller raconter dans votre dos
des histoires qui sont absolument et entièrement vraies »
(acte I, p. 39). Dans la rubrique mensonge / vérité, on
trouve aussi : « On ne devrait jamais faire con ance à une
femme qui ne ment pas sur son âge. Une femme qui vous dit
son âge vous dira n’importe quoi » (acte I, p. 57). En
pensant à ses goûts personnels, il fait cette confession :
« J’adore les plaisirs simples. Ils sont le dernier refuge des
esprits compliqués » (acte I, p. 64). Et lorsque
Lady Hunstanton se déclare certaine que ce dernier ne pense
pas nécessaire d’accorder le droit de vote aux gens sans
instruction, il la contredit aimablement en lui faisant cette
réponse inattendue : « Je crois que ce sont les seules
personnes à qui on devrait l’accorder » (acte I, p. 43).
Wilde fournit à Illingworth un double féminin,
Mrs. Allonby, qui lui donne la réplique avec de superbes
antithèses doublement paradoxales :

: […] Toutes les femmes


LORD ILLINGWORTH
deviennent comme leurs mères. C’est là leur
tragédie.
MRS. ALLONBY: Et aucun homme ne devient
comme la sienne. C’est là sa tragédie (acte II,
p. 96-97).

Mrs. Allonby pourrait représenter une version féminine


du dandysme. Elle est aussi douée que Lord Illingworth pour
les formules spirituelles. Lorsque Lady Stut eld l’interroge
sur la nature de ses rapports avec Mr. Allonby, son mari,
elle répond : « Eh bien, je vais vous le dire, si vous promettez
solennellement de le répéter à tout le monde » (acte II, p.
73).
Lord Illingworth reconnaît en elle une égale, qui se livre
avec lui à un incessant combat à eurets mouchetés. D’où le
commentaire amusé que lui fait l’aristocrate : « Vous
ripostez divinement. Mais le bouton de votre euret a
sauté » (acte I, p. 64). Ce personnage montre que Wilde
estime les femmes capables de damer le pion aux hommes
spirituels.
La supériorité de Mrs. Allonby s’exprime tout aussi bien
dans les propos qu’elle tient à Lady Stut eld, qu’elle
entraîne brillamment dans le paradoxe :

: Ah, le monde a été fait pour


LADY STUTFIELD
les hommes et non pour les femmes.
MRS. ALLONBY : Oh, ne dites pas cela, Lady
Stut eld. Nous nous distrayons beaucoup plus
qu’eux. On nous interdit beaucoup plus de
choses qu’aux hommes (acte I, p. 36).

Wilde pousse même parfois le ra nement jusqu’à


redoubler ses paradoxes avec de « fausses antithèses » :
« […] pour le philosophe, mon cher Gerald, les femmes sont
le triomphe de la matière sur l’esprit — au même titre que
les hommes représentent le triomphe de l’esprit sur la
morale » (acte III, p. 117).
Cette gure a été commentée de façon imagée par Robert
Merle :

La fausse antithèse — vraie et fausse à la


fois comme le faux quiproquo — nous joue le
mauvais tour, en e et, de nous laisser prévoir
que son second membre va répéter le premier
membre, alors que précisément il ne le répète
pas. En un mot, elle nous tend une chaise, et
juste au moment où nous allons nous asseoir,
2
elle nous la retire .
Parmi les formules provocantes de Lord Illingworth, on
retiendra celle-ci, qui est souvent citée, à propos de la
« santé » : « Le mot le plus stupide de notre langue, et on
connaît si bien l’idée que les gens du peuple se font de la
santé : un gentilhomme campagnard anglais galopant après
un renard… L’innommable à la poursuite de
l’immangeable » (acte I, p. 45). Wilde tente ainsi de se
démarquer de la façon de penser de ses contemporains. À
l’appui de ce mépris pour le souci moderne et bourgeois de
la santé, il tourne en ridicule l’archidiacre Daubeny qui ne
cesse de donner des détails a igeants sur la santé de sa
femme, et Lady Caroline qui accable son mari de
recommandations hygiéniques révélant son besoin de le
dominer et de l’empêcher de fréquenter de séduisantes
jeunes femmes.
Quoique certains traits soient apparemment gratuits, il
arrive souvent que la satire de la société contemporaine
a eure. Lorsque Lady Hunstanton demande à
Lord Illingworth s’il croit tout ce qui gure dans les
journaux, il répond avec aplomb : « Absolument.
Aujourd’hui, il n’y a que ce qui est illisible qui arrive »
(acte I, p. 46).

À côté des quatre protagonistes que sont Lord Illingworth,


Mrs. Arbuthnot, Gerald et Hester, évoluent d’autres
personnages, dont le lien avec l’intrigue est bien souvent
ténu : leur fonction consiste le plus souvent à enrichir et
diversi er le décor social et à apporter une contribution
personnelle au comique, aussi bien par leur comportement
que par leurs propos.
Lady Hunstanton qui a, sans le savoir, provoqué le
drame, contribue aussi amplement au comique : sa mémoire
lui joue des tours, elle n’est plus très sûre des explications
qu’elle doit donner à certains événements, ce qui l’amène à
une incohérence particulièrement cocasse, qui aboutit
parfois à une forme comique de l’absurde que les Anglais
appellent le nonsense.
Ainsi, elle se rappelle qu’elle avait espéré que
Lord Illingworth épouserait Lady Kelso. « Mais il a déclaré,
je crois, qu’elle avait une trop grande famille. Ou bien était-
ce de trop grands pieds ? Je ne me souviens plus. C’est très
regrettable » (acte I, p. 32). Elle croit encore se souvenir que
Lady Belton s’est enfuie avec Lord Fethersdale, un incident
qui a eu des conséquences douloureuses : « Le pauvre Lord
Belton est mort trois jours après, de joie, à moins que ce ne
soit de la goutte. Je ne me souviens plus » (acte I, p. 35).
Elle ne voit pas que ses explications s’excluent mutuellement
et ne peuvent coexister. Dans la même famille, elle évoque
un autre personnage qu’elle rend singulier : « Il y avait
aussi, je me rappelle, un clergyman qui voulait devenir fou,
ou un fou qui voulait devenir clergyman, je ne sais plus »
(acte II, p. 91). Ces confusions comiques ne sont toutefois
pas entièrement gratuites : elles ont aussi pour rôle de
dénoncer une société qui se complaît dans les rumeurs et les
médisances, dont elles révèlent la vanité.
Chez les hommes aussi, on trouve un bon nombre de
personnages dont la participation à l’action dramatique est
faible par rapport au rôle que joue leur parole.
Le député Kelvil représente l’esprit de sérieux dans la
mesure où il conçoit son action politique comme un combat
pour la moralité et la pureté des mœurs (acte I, p. 37). Il
n’a pas hésité à imposer à Lady Stut eld un exposé sur le
bimétallisme (acte III, p. 125), sans se préoccuper de savoir
si un sujet aussi technique et aride serait susceptible de
l’intéresser. Son sérieux est toutefois battu en brèche par
Lady Caroline qui, malencontreusement, déforme
systématiquement son patronyme (Kelvil) pour en donner
une approximation grotesque (Kettle), renvoyant à une
bouilloire, instrument de cuisine bien banal. Nous sommes là
dans le comique le plus élémentaire.

Le dénouement proposé par Wilde ne résout pas


véritablement toutes les tensions de la pièce. Mais
Mrs. Arbuthnot semble tenir sa revanche sur Lord
Illingworth, et elle entrevoit un avenir meilleur, grâce aux
projets conçus par Gerald et Hester. Ce sera dans un monde
nouveau, qui est certes marqué par le puritanisme, mais qui
n’est pas soumis aux mêmes préjugés que l’Angleterre.
Cependant, on peut s’interroger sur l’avenir du jeune
couple. Quelle autonomie Hester va-t-elle accorder à Gerald,
si c’est elle qui détient la fortune et qui le fera vivre ? Il est
certain que la jeune femme a fait des progrès dans ses
conceptions morales, au cours de la pièce. À l’acte III, elle
déclare : « Oui, il est juste que les péchés des parents
retombent sur les enfants. C’est une loi juste, c’est la loi de
Dieu » (p. 135). Mais, lorsque Mrs. Arbuthnot lui rappelle
plus loin ce qu’elle a dit, Hester reconnaît qu’elle a changé
d’avis : « J’avais tort. La seule loi de Dieu, c’est l’Amour »
(acte IV, p. 167). Elle a donc évolué sur la question, mais
est-ce su sant pour penser qu’elle sera maintenant capable
de prendre ses distances par rapport au puritanisme, en
général ?
Quant à Mrs. Arbuthnot, dans toute cette a aire elle s’est
montrée dominatrice et possessive à l’égard de son ls. Ne
va-t-elle pas se montrer encore, à l’avenir, une mère
« œdipienne », en asservissant ce ls à son désir, surtout si
elle est amenée à partager quotidiennement la vie du jeune
couple ?
Gerald est conscient du danger, quand il déclare à sa
mère qu’elle a toujours souhaité le réduire à sa propre
volonté : « Alors il me reste de toute façon mon ambition.
Elle existe… heureusement que je l’ai ! Cette ambition,
mère, vous avez toujours essayé de l’écraser, n’est-ce pas ? »
(acte III, p. 139).
Lord Illingworth discerne bien la part d’égoïsme qui peut
se dissimuler même dans le plus bel amour maternel :
« L’amour d’une mère est très touchant, bien sûr, mais il est
souvent étrangement égoïste. Je veux dire, il y a dans cet
amour une bonne dose d’égoïsme » (acte III, p. 114).
Malgré son propre égoïsme masculin, il semble avoir vu
la situation avec un certain réalisme et peut-être même avec
un réel bon sens en remarquant que lorsqu’un ls accède à
la maturité, il ne peut se laisser guider constamment par sa
mère et doit acquérir son autonomie. Lord Illingworth plaide
pour que Gerald ait désormais « le droit de décider lui-
même » (acte II, p. 108).
En dépit de la beauté de l’attachement de Rachel
(Mrs. Arbuthnot) à son ls, celui-ci doit encore faire des
e orts pour s’éloigner d’elle et trouver lui-même son chemin.
Et derrière la revendication féminine (voire féministe) que
cette pièce met en avant se cache le problème de l’autonomie
réelle de chaque personnage, et notamment celle de Gerald,
qui déclare fort justement : « Mais un homme ne peut pas
toujours rester avec sa mère » (acte II, p. 108-109).
Avec lucidité, Wilde a compris le jeu des femmes. Il
démontre que sous leur apparence faible et frivole, elles
« gouvernent la bonne société » (acte III, p. 116). Elles
exercent « la tyrannie des faibles sur les forts […] la seule
tyrannie qui dure » (acte III, p. 118). Ainsi, comme les
hommes, elles exercent leur volonté de puissance.
À sa manière, Wilde était un féministe convaincu.
Rappelons que, plus tôt dans sa carrière (1887-1889), il
avait été rédacteur en chef du magazine The Woman’s
World, qui avait comme mot d’ordre le droit de la femme à
l’égalité de traitement avec l’homme.

Assurément, l’avenir de Gerald et Hester en Amérique est


une autre histoire, tout juste esquissée. Pour ce qui est de la
carrière dramatique de Wilde, il est singulier de voir qu’à
l’acte II, les femmes évoquent la gure du « mari idéal ». À
ce moment, Wilde sait-il qu’il tient déjà le titre, sinon le
sujet, de sa prochaine pièce ?

ALAIN JUMEAU

1. Robert Merle, Oscar Wilde, Paris, Hachette, 1948, p. 336.


2. Robert Merle, Oscar Wilde, op. cit., p. 378.
Une femme
sans importance
PERSONNAGES

LORD ILLINGWORTH.

SIR JOHN PONTEFRACT.

(1)
LORD ALFRED RUFFORD .
MR. KELVIL, député.
LE VÉNÉRABLE ARCHIDIACRE JAMES DAUBENY, docteur en
théologie.
GERALD ARBUTHNOT.

FARQUHAR, maître d’hôtel.

FRANCIS, valet de pied.


(2)
LADY HUNSTANTON .
LADY CAROLINE PONTEFRACT.

LADY STUTFIELD.

MRS. ALLONBY.

(3)
MISS HESTER WORSLEY .

ALICE, femme de chambre.


(4)
MRS. ARBUTHNOT .
ACTE PREMIER

L’action de la pièce se déroule en vingt-quatre heures.


Époque : le présent.
Décor : une pelouse devant la terrasse à Hunstanton
Chase.
Sir John et Lady Caroline Pontefract, Miss Worsley sont
assis sur des chaises à l’ombre d’un grand if.

LADY CAROLINE

C’est, je crois, la première maison de campagne


anglaise où vous séjournez, Miss Worsley ?
HESTER

Oui, Lady Caroline.


LADY CAROLINE

On me dit qu’en Amérique vous n’avez pas de


maisons de campagne ?
HESTER

Pas beaucoup, non.


LADY CAROLINE

Il y a de la campagne, au moins ? En n, ce que nous,


nous appelons la campagne ?
HESTER, souriant.
Nous avons les plus vastes étendues de campagne du
monde, Lady Caroline. À l’école, on nous disait toujours
que certains de nos États sont aussi grands que la France
et l’Angleterre réunies.
LADY CAROLINE

Ah, vous devez avoir beaucoup de courants d’air,


j’imagine. (À Sir John :) John, vous devriez mettre votre
cache-nez. À quoi cela sert-il que je vous tricote toujours
des cache-nez si vous ne les mettez pas ?
SIR JOHN

J’ai vraiment chaud, Caroline, je vous assure.


LADY CAROLINE

Je ne suis pas de cet avis, John. Eh bien, Miss


Worsley, vous ne pouviez pas tomber dans un endroit
plus charmant que celui-ci, encore que la maison soit
d’une humidité excessive, d’une humidité
impardonnable, et que cette chère Lady Hunstanton soit
parfois un peu négligente dans le choix des gens qu’elle
invite ici. (À Sir John :) Jane mélange des gens de
conditions trop di érentes. Naturellement, Lord
Illingworth est un homme d’une grande distinction. C’est
un privilège de faire sa connaissance. Quant à ce député,
(5)
ce Mr. Kettle …
SIR JOHN

Kelvil, mon amour, Kelvil.


LADY CAROLINE

C’est sûrement quelqu’un de très respectable. Je n’ai


pas entendu prononcer son nom une seule fois de toute
mon existence, ce qui, de nos jours, en dit long en
faveur d’un homme. Mais Mrs. Allonby n’est guère une
personne comme il faut.
HESTER

Je déteste Mrs. Allonby. Je la déteste plus que je ne


saurais le dire.
LADY CAROLINE

Je ne suis pas certaine, Miss Worsley, qu’il soit


convenable que des étrangères comme vous nourrissent
des sympathies ou des antipathies envers les personnes
dont elles sont invitées à faire la connaissance.
Mrs. Allonby est de très bonne naissance, c’est une nièce
de Lord Brancaster. Évidemment on raconte qu’elle a
fait deux fugues avant son mariage. Mais vous savez à
quel point les gens sont souvent mauvaises langues.
Pour ma part, je ne pense pas qu’elle ait fait plus d’une
fugue.
HESTER

Mr. Arbuthnot est tout à fait charmant.


LADY CAROLINE

Ah, oui, ce jeune homme qui a un emploi dans une


banque. C’est très aimable à Lady Hunstanton de
l’inviter ici, et Lord Illingworth semble s’être pris
d’a ection pour lui. Je ne suis pas certaine, toutefois,
que Jane ait raison de le sortir ainsi de sa condition.
Dans ma jeunesse, Miss Worsley, on ne rencontrait
jamais dans la bonne société de gens qui travaillaient
pour vivre. On ne considérait pas cela comme
convenable.
HESTER
En Amérique, ce sont ces gens-là que nous respectons
le plus.
LADY CAROLINE

Je n’en doute pas.


HESTER

Mr. Arbuthnot a un caractère merveilleux ! Il est si


simple, si sincère. C’est un des caractères les plus
merveilleux que j’aie jamais rencontrés. Lui, c’est un
privilège de faire sa connaissance.
LADY CAROLINE

Il n’est pas d’usage en Angleterre, Miss Worsley,


qu’une demoiselle parle avec un tel enthousiasme d’une
personne du sexe opposé. Les Anglaises dissimulent
leurs sentiments jusqu’à leur mariage. Elles les montrent
ensuite.
HESTER

En Angleterre, vous ne permettez donc pas qu’il


existe de l’amitié entre un jeune homme et une jeune
lle ?
Entre Lady Hunstanton, suivie d’un valet de pied
qui apporte des châles et un coussin.
LADY CAROLINE

Nous pensons que c’est tout à fait déconseillé. Jane,


j’étais justement en train de dire que vous nous avez
invités à rencontrer des gens vraiment charmants. Vous
êtes, dans vos choix, merveilleusement inspirée. C’est
vraiment un don que vous avez.
LADY HUNSTANTON
Chère Caroline, comme c’est aimable à vous ! Je
pense en e et que nous allons tous très bien ensemble.
Et j’espère que notre charmante visiteuse d’Amérique
ramènera d’Angleterre d’agréables souvenirs de notre
vie campagnarde. (Au valet :) Posez le coussin là,
Francis. Et mon châle. Non, celui en shetland. Allez me
chercher celui en shetland.
Le valet de pied sort pour aller chercher le châle.
Entre Gerald Arbuthnot.
GERALD

Lady Hunstanton, j’ai une très bonne nouvelle à vous


annoncer. Lord Illingworth vient de me proposer de me
prendre comme secrétaire.
LADY HUNSTANTON

Comme secrétaire ? Voilà en e et une bonne


nouvelle, Gerald. Cela veut dire qu’un brillant avenir
s’o re à vous. Votre chère mère en sera ravie. Il faut
vraiment que j’essaie de la persuader de venir ici ce soir.
Vous croyez qu’elle accepterait, Gerald ? Je sais à quel
point il est di cile de la décider à aller quelque part.
GERALD

Oh, je suis sûr qu’elle viendrait, Lady Hunstanton, si


elle savait que Lord Illingworth m’a proposé un tel
poste.
Le valet entre avec le châle.
LADY HUNSTANTON

Je vais lui écrire pour le lui annoncer et lui demander


de venir ici faire sa connaissance. (Au valet :) Un petit
instant, Francis.
Elle écrit la lettre.
LADY CAROLINE

C’est un début prodigieux pour un homme aussi jeune


que vous, Mr. Arbuthnot.
GERALD

En e et, Lady Caroline, j’espère que je saurai m’en


montrer digne.
LADY CAROLINE

J’en suis sûre.


GERALD, à Hester.

Et vous, vous ne m’avez pas encore félicité,


Miss Worsley.
HESTER

Êtes-vous vraiment content de ce qui vous arrive ?


GERALD

Naturellement. C’est pour moi d’une importance


décisive… il m’est désormais possible d’espérer
des choses qu’il m’était auparavant impossible d’espérer.
HESTER

Rien ne devrait être impossible à espérer. Vivre, c’est


espérer.
LADY HUNSTANTON

Il me semble, Caroline, que Lord Illingworth vise la


carrière diplomatique. J’ai entendu dire qu’on lui avait
(6)
proposé Vienne . Mais ce n’est peut-être pas vrai.
LADY CAROLINE
Jane, je ne pense pas que l’Angleterre doive être
représentée à l’étranger par un célibataire. Cela pourrait
conduire à des complications.
LADY HUNSTANTON

Vous êtes trop inquiète, Caroline, croyez-moi, vous


êtes trop inquiète. D’ailleurs, Lord Illingworth peut fort
bien se marier un jour ou l’autre. J’avais espéré qu’il
(7)
épouserait Lady Kelso . Mais il a déclaré, je crois,
qu’elle avait une trop grande famille. Ou bien était-ce de
trop grands pieds ? Je ne me souviens plus. C’est très
regrettable. Elle était faite pour être l’épouse d’un
ambassadeur.
LADY CAROLINE

Assurément elle est prodigieusement douée pour se


rappeler le nom des gens et pour oublier leur visage.
LADY HUNSTANTON

Mais, c’est bien naturel, Caroline, n’est-ce pas ? (Au


valet :) Dites à Henry d’attendre une réponse. J’ai écrit
quelques mots à votre chère mère, Gerald, pour lui
annoncer la bonne nouvelle, et pour lui dire qu’il faut
absolument qu’elle vienne dîner avec nous.
Le valet sort.
GERALD

C’est extrêmement aimable de votre part, Lady


Hunstanton. (À Hester :) Vous voulez bien aller faire une
promenade, Miss Worsley ?
HESTER

Avec plaisir.
Elle sort avec Gerald.
LADY HUNSTANTON

Je suis très heureuse de la bonne fortune de Gerald


Arbuthnot. C’est vraiment un de mes protégés*. Et je suis
particulièrement contente que Lord Illingworth lui ait
fait cette o re spontanément, sans que j’aie suggéré quoi
que ce soit. Personne n’aime qu’on lui demande une
faveur. Je me rappelle cette pauvre Charlotte Pagden
qui s’est mis tout le monde à dos pendant toute une
saison parce qu’elle avait une gouvernante française
qu’elle n’arrêtait pas de recommander à tout le monde.
LADY CAROLINE

J’ai vu cette gouvernante, Jane. Lady Pagden me l’a


envoyée. C’était avant qu’Eleanor ne fasse son entrée
dans le monde. Elle était beaucoup trop jolie pour
travailler dans une maison respectable. Rien d’étonnant
à ce que Lady Pagden ait cherché à s’en débarrasser.
LADY HUNSTANTON

Ah, ceci explique cela.


LADY CAROLINE

John, ce gazon est trop humide pour vous. Vous


feriez mieux d’aller tout de suite mettre vos
caoutchoucs.
SIR JOHN

Je me sens très bien comme ça, Caroline, je vous


assure.
LADY CAROLINE
John, reconnaissez que, sur ce chapitre, c’est moi le
meilleur juge. De grâce, faites ce que je vous dis.
Sir John se lève et sort.
LADY HUNSTANTON

Vous le traitez vraiment comme un enfant gâté,


Caroline, mais si !
Entrent Mrs. Allonby et Lady Stut eld.
À Mrs. Allonby :
Eh bien, ma chère, j’espère que le parc vous plaît. On
dit qu’il a été boisé avec goût.
MRS. ALLONBY

Les arbres sont splendides, Lady Hunstanton.


LADY STUTFIELD

Oui, vraiment, vraiment splendides.


MRS. ALLONBY

Mais d’une certaine façon, j’ai la certitude que si je


vivais à la campagne pendant six mois, je deviendrais
tellement primaire que personne ne ferait attention à
moi.
LADY HUNSTANTON

Je vous assure, ma chère, que la campagne n’a pas du


tout cet e et. Écoutez, c’est du village de Melthorpe, qui
est seulement à deux miles d’ici, que Lady Belton s’est
enfuie avec Lord Fethersdale. Je me souviens
parfaitement de toute l’histoire. Le pauvre Lord Belton
est mort trois jours après, de joie, à moins que ce ne soit
de la goutte. Je ne me souviens plus. Nous avions ici, à
l’époque, un grand nombre d’invités, aussi étions-nous
tous très intéressés par toute cette a aire.
MRS. ALLONBY

Je pense qu’il est lâche de s’enfuir avec un amant.


C’est fuir le danger. Et le danger est devenu si rare dans
la vie moderne.
LADY CAROLINE

À ma connaissance, les jeunes femmes d’aujourd’hui


semblent avoir pour seul but dans leur vie de jouer tout
le temps avec le feu.
MRS. ALLONBY

Le seul avantage à jouer avec le feu, Lady Caroline,


c’est qu’on ne se brûle jamais. Ce sont les gens qui ne
savent pas jouer avec le feu qui se brûlent.
LADY STUTFIELD

Oui, je vois. C’est une ré exion très, très utile.


LADY HUNSTANTON

Je ne sais pas comment le monde marcherait avec


une théorie pareille, ma chère Mrs. Allonby.
LADY STUTFIELD

Ah, le monde a été fait pour les hommes et non pour


les femmes.
MRS. ALLONBY

Oh, ne dites pas cela, Lady Stut eld. Nous nous


distrayons beaucoup plus qu’eux. On nous interdit
beaucoup plus de choses qu’aux hommes.
LADY STUTFIELD
Oui, c’est vrai, tout à fait vrai. Je n’avais jamais songé
à cela.
Entrent Sir John et Mr. Kelvil.
LADY HUNSTANTON

Eh bien, Mr. Kelvil, vous avez terminé votre travail ?


KELVIL

J’ai ni d’écrire pour aujourd’hui, Lady Hunstanton.


C’est une tâche ardue. De nos jours, on demande aux
hommes publics une très lourde, vraiment très lourde
part de leur temps. Et je ne pense pas qu’ils reçoivent en
retour la reconnaissance qui leur est due.
LADY CAROLINE

John, vous avez mis vos caoutchoucs ?


SIR JOHN

Oui, mon amour.


LADY CAROLINE

Je pense que vous feriez mieux de venir par ici, John.


C’est plus abrité.
SIR JOHN

Je suis très bien ici, Caroline.


LADY CAROLINE

Je ne suis pas de cet avis, John. Vous feriez mieux de


vous asseoir à côté de moi.
Sir John se lève et traverse la scène.
LADY STUTFIELD

Et sur quel sujet avez-vous écrit ce matin, Mr. Kelvil ?


KELVIL

Sur le sujet habituel, Lady Stut eld. Sur la pureté des


mœurs.
LADY STUTFIELD

Ce doit être un sujet très, très intéressant.


KELVIL

C’est le seul sujet d’importance vraiment nationale,


désormais, Lady Stut eld. J’ai l’intention de m’adresser
à mes électeurs sur cette question avant la prochaine
session parlementaire. Je trouve que les classes pauvres
de ce pays manifestent le vif désir d’un idéal moral plus
élevé.
LADY STUTFIELD

C’est vraiment, vraiment très bien de leur part.


LADY CAROLINE

Êtes-vous favorable à ce que les femmes s’intéressent


à la politique, Mr. Kettle ?
SIR JOHN

Kelvil, mon amour, Kelvil.


KELVIL

L’in uence croissante des femmes est le seul élément


rassurant de notre vie politique, Lady Caroline. Les
femmes sont toujours du côté de la morale, qu’elle soit
publique ou privée.
LADY STUTFIELD

C’est très, très agréable de vous entendre dire cela.


LADY HUNSTANTON

Ah oui !… les qualités morales des femmes… voilà


une question importante. Je crains, Caroline, que ce
cher Lord Illingworth n’accorde pas aux qualités morales
des femmes toute l’estime qu’il devrait.
Entre Lord Illingworth.
LADY STUTFIELD

On dit dans le monde que Lord Illingworth est très,


très immoral.
LORD ILLINGWORTH

Mais dans quel monde dit-on cela, Lady Stut eld ? Ce


doit être dans l’autre monde. Car ce monde-ci et moi
vivons en excellents termes.
Il s’assied à côté de Mrs. Allonby.
LADY STUTFIELD

Tous les gens que je connais, moi, prétendent que


vous êtes très, très immoral.
LORD ILLINGWORTH

C’est parfaitement monstrueux, cette façon qu’ont les


gens aujourd’hui d’aller raconter dans votre dos des
(8)
histoires qui sont absolument et entièrement vraies .
LADY HUNSTANTON

Ce cher Lord Illingworth est totalement incorrigible,


Lady Stut eld. J’ai renoncé à essayer de le réformer. Il
faudrait pour y parvenir toute une société anonyme avec
un conseil d’administration et un secrétaire appointé à
temps complet. Mais vous avez déjà le secrétaire,
Lord Illingworth, n’est-ce pas ? Gerald Arbuthnot nous a
fait part de sa bonne fortune. C’est vraiment très gentil à
vous.
LORD ILLINGWORTH

Oh, ne dites pas cela, Lady Hunstanton. Gentil est un


mot épouvantable. Je me suis pris d’une grande
a ection pour le jeune Arbuthnot à l’instant même où je
l’ai rencontré, et il me sera d’une utilité considérable
dans un projet que j’ai la folie d’entreprendre.
LADY HUNSTANTON

C’est un jeune homme admirable. Et sa mère est une


de mes meilleures amies. Il vient de partir faire une
promenade avec notre jolie petite Américaine. Elle est
très jolie, vous ne trouvez pas ?
LADY CAROLINE

Beaucoup trop jolie. Ces Américaines nous subtilisent


tous les bons partis. Pourquoi ne peuvent-elles pas rester
dans leur propre pays ? Elles nous disent toujours que
c’est le paradis des femmes.
LORD ILLINGWORTH

C’est la vérité, Lady Caroline. C’est pourquoi, comme


Ève, elles sont extrêmement désireuses de le quitter.
LADY CAROLINE

Qui sont les parents de Miss Worsley ?


LORD ILLINGWORTH

Les Américaines sont prodigieusement habiles pour


dissimuler leurs parents.
LADY HUNSTANTON
Mon cher Lord Illingworth, que voulez-vous dire ?
Écoutez, Caroline, Miss Worsley est orpheline. Son père
était un millionnaire ou un philanthrope extrêmement
riche, ou bien les deux à la fois, je crois, qui a accueilli
mon ls de façon très hospitalière, lors de sa visite à
Boston. J’ignore comment il a fait fortune, à l’origine.
KELVIL

Je crois que c’est dans les nouveautés américaines.


LADY HUNSTANTON

Les nouveautés américaines ?


LORD ILLINGWORTH

Oui, les romans américains.


LADY HUNSTANTON

Comme c’est singulier !… Eh bien, quelle que soit


l’origine de son immense fortune, j’ai une grande estime
pour Miss Worsley. Elle s’habille excessivement bien.
Toutes les Américaines s’habillent bien. Elles achètent
leurs vêtements à Paris.
MRS. ALLONBY

On dit, Lady Hunstanton, que lorsque les bons


Américains meurent, ils s’en vont à Paris.
LADY HUNSTANTON

Vraiment ? Et lorsque les mauvais Américains


meurent, où s’en vont-ils ?
LORD ILLINGWORTH

Oh, ils s’en vont en Amérique.


KELVIL
Il me semble, malheureusement, que vous n’appréciez
guère l’Amérique, Lord Illingworth. C’est pourtant un
pays très remarquable, surtout si l’on pense à sa
jeunesse.
LORD ILLINGWORTH

La jeunesse est la plus vieille tradition des


Américains. Cela fait maintenant trois cents ans que ça
dure. À les entendre parler, on croirait qu’ils sont dans
leur première enfance. Alors qu’en tant que civilisation,
ils sont déjà dans la seconde.
KELVIL

Il y a indubitablement beaucoup de corruption dans


la politique américaine. Je suppose que c’est à cela que
vous faites allusion.
LORD ILLINGWORTH

Je m’interroge.
LADY HUNSTANTON

La politique est dans un triste état partout, à ce que


l’on dit. Elle l’est certainement en Angleterre. Ce cher
(9)
Mr. Cardew est en train de ruiner le pays. Je
m’étonne que Mrs. Cardew le laisse faire. Je suis sûre,
Lord Illingworth, que vous ne pensez pas qu’on doive
(10)
accorder le droit de vote aux gens sans instruction ?
LORD ILLINGWORTH

Je crois que ce sont les seules personnes à qui on


devrait l’accorder.
KELVIL
Ainsi vous ne prenez aucun parti en politique,
Lord Illingworth ?
LORD ILLINGWORTH

On devrait en toute chose ne jamais prendre parti,


Mr. Kelvil. Prendre parti est le début de la sincérité, et
l’esprit de sérieux suit peu de temps après, et c’est ainsi
que l’être humain devient un raseur. Toutefois, la
Chambre des communes fait en réalité très peu de mal.
On ne peut pas rendre les gens vertueux par un décret
du Parlement… c’est déjà ça.
KELVIL

Vous ne pouvez pas contester que la Chambre des


communes a toujours montré qu’elle se préoccupait
beaucoup des sou rances des pauvres.
LORD ILLINGWORTH

C’est là son défaut caractérisé. C’est le défaut


caractérisé de l’époque. On devrait se préoccuper de la
joie, de la beauté, de la couleur de la vie. Moins on parle
des sou rances de l’existence, mieux c’est, Mr. Kelvil.
KELVIL

(11)
Tout de même, la pauvreté de l’East End est un
problème très important.
LORD ILLINGWORTH

Tout à fait. C’est le problème de l’esclavage. Et nous


nous e orçons de le résoudre en divertissant les
esclaves.
LADY HUNSTANTON
Assurément, on peut obtenir beaucoup de résultats
grâce à des distractions peu coûteuses, comme vous le
suggérez, Lord Illingworth. Ce cher Daubeny, qui est ici
notre pasteur, organise pendant l’hiver, pour les
pauvres, avec le concours de ses vicaires, des passe-
temps véritablement admirables. On peut faire beaucoup
de bien avec une lanterne magique, ou un missionnaire,
ou d’autres divertissements populaires du même genre.
LADY CAROLINE

Jane, je ne suis pas du tout favorable à l’idée d’o rir


des divertissements aux pauvres. Des couvertures et du
(12)
charbon, c’est bien su sant . Le goût du plaisir est
déjà trop présent dans les classes supérieures. La santé,
voilà ce qu’il nous faut dans la vie moderne.
L’atmosphère n’est pas saine, pas saine du tout.
KELVIL

Vous avez tout à fait raison, Lady Caroline.


LADY CAROLINE

Il me semble qu’en général j’ai raison.


MRS. ALLONBY

La « santé », quel mot épouvantable !


LORD ILLINGWORTH

Le mot le plus stupide de notre langue, et on connaît


si bien l’idée que les gens du peuple se font de la santé :
un gentilhomme campagnard anglais galopant après un
renard… L’innommable à la poursuite de
l’immangeable.
KELVIL
Puis-je vous demander, Lord Illingworth, si vous
considérez que la Chambre des lords est une meilleure
institution que la Chambre des communes ?
LORD ILLINGWORTH

Bien meilleure, bien meilleure naturellement. À la


Chambre des lords, nous n’avons jamais le moindre
contact avec l’opinion publique. Voilà ce qui fait de
nous une assemblée civilisée.
KELVIL

Êtes-vous sérieux quand vous exposez un tel point de


vue ?
LORD ILLINGWORTH

Tout à fait sérieux, Mr. Kelvil. (À Mrs. Allonby :)


Quelle vulgaire habitude ont les gens aujourd’hui de
vous demander si vous êtes sérieux ou non quand vous
venez d’exposer un point de vue ! Il n’y a rien de sérieux
hormis la passion. L’intelligence n’est pas une chose
sérieuse et ne l’a jamais été. C’est un instrument dont on
joue, rien de plus. La seule forme sérieuse d’intelligence
que je connaisse est l’intelligence britannique. Et c’est
sur l’intelligence britannique que les illettrés jouent du
tambour.
LADY HUNSTANTON

Qu’est-ce que vous racontez, Lord Illingworth, à


propos de tambour ?
LORD ILLINGWORTH

Je parlais simplement à Mrs Allonby des éditoriaux


des journaux de Londres.
LADY HUNSTANTON

Mais croyez-vous tout ce qui est écrit dans les


journaux ?
LORD ILLINGWORTH

Absolument. Aujourd’hui, il n’y a que ce qui est


illisible qui arrive.
Il se lève en même temps que Mrs. Allonby.
LADY HUNSTANTON

Vous partez, Mrs. Allonby ?


MRS. ALLONBY

Je vais seulement jusqu’à la serre. Lord Illingworth


m’a dit ce matin qu’il y avait là une orchidée aussi belle
(13)
que les sept péchés capitaux .
LADY HUNSTANTON

Ma chère, j’espère bien qu’il n’y a rien de tel. Mais il


va falloir que j’en parle au jardinier.
Sortent Mrs. Allonby et Lord Illingworth.
LADY CAROLINE

Une personnalité remarquable, cette Mrs. Allonby.


LADY HUNSTANTON

Mais elle se laisse parfois entraîner par sa langue trop


bien pendue.
LADY CAROLINE

Dites-moi, Jane, est-ce la seule chose à laquelle Mrs.


Allonby se laisse entraîner ?
LADY HUNSTANTON
Je l’espère, Caroline, j’en suis sûre.
Entre Lord Alfred.
Cher Lord Alfred, venez nous rejoindre.
Lord Alfred s’assied à côté de Lady Stut eld.
LADY CAROLINE

Vous pensez toujours du bien de tout le monde, Jane.


C’est un grave défaut.
LADY STUTFIELD

Croyez-vous vraiment, croyez-vous vraiment, Lady


Caroline, qu’on devrait penser du mal de tout le
monde ?
LADY CAROLINE

Je pense que c’est beaucoup plus prudent,


Lady Stut eld. Naturellement, jusqu’à ce que l’on se
rende compte que les gens sont vertueux. Mais cela
demande aujourd’hui un examen très approfondi.
LADY STUTFIELD

Il y a pourtant dans la vie moderne tant de médisance


malveillante.
LADY CAROLINE

Lord Illingworth me faisait remarquer hier soir au


dîner que l’origine de toute médisance est une certitude
absolument immorale.
KELVIL

Lord Illingworth est, certes, un homme très brillant,


mais il me semble qu’il est dépourvu de cette foi
généreuse en la noblesse et la pureté de la vie qui est si
importante à notre époque.
LADY STUTFIELD

Oui, tout à fait, tout à fait importante, n’est-ce pas ?


KELVIL

Il me fait l’e et d’un homme qui n’apprécie pas la


beauté de la vie domestique anglaise. Je dirais qu’il est
sur ce point corrompu par les idées étrangères.
LADY STUTFIELD

Il n’est rien, rien de plus beau que la vie domestique,


n’est-ce pas ?
KELVIL

C’est la pierre angulaire de notre système moral


anglais, Lady Stut eld. Sans elle, nous deviendrions
comme nos voisins.
LADY STUTFIELD

Et ce serait si triste, si triste, n’est-ce pas ?


KELVIL

Je crains également que Lord Illingworth ne


considère la femme simplement comme un jouet. Pour
ma part, je n’ai jamais considéré la femme comme un
jouet. La femme est la compagne intellectuelle de
l’homme dans la vie publique comme dans la vie privée.
Sans elle, nous oublierions nos véritables idéaux.
Il s’assied à côté de Lady Stut eld.
LADY STUTFIELD
Je suis vraiment très, très heureuse de vous entendre
dire cela.
LADY CAROLINE

Vous êtes marié, Mr. Kettle ?


SIR JOHN

Kelvil, ma chérie, Kelvil.


KELVIL

Je suis marié, Lady Caroline.


LADY CAROLINE

Des enfants ?
KELVIL

Oui.
LADY CAROLINE

Combien ?
KELVIL

Huit.
Lady Stut eld tourne son attention vers Lord
Alfred.
LADY CAROLINE

Mrs. Kettle et les enfants sont au bord de la mer, je


suppose ?
Sir John hausse les épaules.
KELVIL

Ma femme est au bord de la mer avec les enfants,


Lady Caroline.
LADY CAROLINE

Vous allez les rejoindre plus tard, sans aucun doute ?


KELVIL

Si mes obligations d’homme public me le permettent.


LADY CAROLINE

Votre vie publique doit être une grande source de


satisfaction pour Mrs. Kettle.
SIR JOHN

Kelvil, mon amour, Kelvil.


LADY STUTFIELD, à Lord Alfred.

Elles sont vraiment très, très charmantes ces


(14)
cigarettes à bout doré que vous fumez, Lord Alfred.
LORD ALFRED

Elles coûtent horriblement cher. Je n’ai les moyens de


me les o rir que lorsque je suis endetté.
LADY STUTFIELD

Ce doit être terriblement, terriblement déprimant


d’être endetté.
LORD ALFRED

Il faut bien avoir une activité de nos jours. Si je


n’avais pas mes dettes, je ne saurais pas à quoi occuper
mon esprit. Tous les garçons que je connais sont
endettés.
LADY STUTFIELD

Mais les gens à qui vous devez de l’argent ne vous


causent-ils pas beaucoup, beaucoup de désagrément ?
Entre le valet de pied, avec une lettre.
LORD ALFRED

Oh non, ils écrivent ; moi je n’écris pas.


LADY STUTFIELD

Comme c’est curieux, vraiment curieux.


LADY HUNSTANTON

Ah, Caroline, il y a une lettre de cette chère


Mrs. Arbuthnot. Elle ne viendra pas dîner. J’en suis
désolée. Mais elle passera dans la soirée. J’en suis
vraiment très heureuse. C’est une femme absolument
exquise qui a également une très belle écriture, si ample,
si ferme.
Elle tend la lettre à Lady Caroline.
LADY CAROLINE, la regardant.
Ça manque un peu de féminité, Jane. La féminité est
la qualité que j’admire le plus chez les femmes.
LADY HUNSTANTON, reprenant la lettre et la
déposant sur la table.
Oh, elle est très féminine, Caroline, et si vertueuse !
Vous devriez entendre comment l’archidiacre parle
d’elle. Il la considère comme son bras droit dans la
paroisse. (Le valet de pied lui dit quelques mots.) Dans le
salon jaune. Si nous y allions ? Lady Stut eld, si nous
allions prendre le thé ?
LADY STUTFIELD

Avec plaisir, Lady Hunstanton.


Elles se lèvent et se préparent à sortir.
Sir John propose à Lady Stut eld de porter son
manteau.
LADY CAROLINE

John ! Si vous laissiez votre neveu s’occuper du


manteau de Lady Stut eld, vous pourriez me porter ma
corbeille à ouvrage.
Entrent Lord Illingworth et Mrs. Allonby.
SIR JOHN

Certainement, mon amour.


Ils sortent.
MRS. ALLONBY

C’est curieux, les femmes quelconques sont toujours


jalouses de leur mari, les jolies femmes ne le sont
jamais !
LORD ILLINGWORTH

Les jolies femmes n’en ont jamais le temps. Elles sont


toujours si occupées à être jalouses des maris des autres.
MRS. ALLONBY

J’aurais pourtant cru que, cette fois-ci, Lady Caroline


aurait ni par se lasser des petits tourments conjugaux !
Sir John est son quatrième mari !
LORD ILLINGWORTH

Se marier si souvent, ce n’est assurément pas


convenable. Vingt ans d’amour font ressembler une
femme à une ruine ; mais vingt ans de mariage la font
ressembler un peu à un monument public.
MRS. ALLONBY
Vingt ans d’amour ! Vous croyez que cela existe ?
LORD ILLINGWORTH

Non, pas à notre époque. Les femmes sont devenues


trop brillantes. Rien ne gâte plus un amour que le sens
de l’humour chez la femme.
MRS. ALLONBY

Ou l’absence d’humour chez l’homme.


LORD ILLINGWORTH

Vous avez tout à fait raison. Dans un temple, tout le


monde devrait être sérieux, à l’exception de l’être qui est
l’objet du culte.
MRS. ALLONBY

Vous voulez dire l’homme ?


LORD ILLINGWORTH

Les femmes s’agenouillent avec tant de grâce, ce n’est


pas le cas des hommes.
MRS. ALLONBY

Vous êtes en train de penser à Lady Stut eld ?


LORD ILLINGWORTH

Je vous assure que je n’ai pas pensé à elle depuis au


moins un quart d’heure.
MRS. ALLONBY

Est-elle un si grand mystère ?


LORD ILLINGWORTH

C’est plus qu’un mystère, c’est un état d’âme.


MRS. ALLONBY

Les états d’âme ne durent pas.


LORD ILLINGWORTH

C’est leur charme principal.


Entrent Hester et Gerald.
GERALD

Lord Illingworth, tout le monde vient de me féliciter,


Lady Hunstanton et Lady Caroline, et… en n, tout le
monde. J’espère que je ferai un bon secrétaire.
LORD ILLINGWORTH

Vous serez le secrétaire idéal, Gerald.


Il lui dit quelques mots, à part.
MRS. ALLONBY

Vous aimez la vie à la campagne, Miss Worsley ?


HESTER

Oh oui, énormément.
MRS. ALLONBY

Il ne vous arrive pas d’avoir envie de retrouver les


dîners londoniens ?
HESTER

Je déteste les dîners londoniens.


MRS. ALLONBY

Moi je les adore. Les gens intelligents n’écoutent


jamais, et les gens stupides ne parlent jamais.
HESTER
Moi je trouve que les gens stupides parlent beaucoup.
MRS. ALLONBY

Ah, moi je n’écoute jamais !


LORD ILLINGWORTH

Mon cher ami, si je ne vous aimais pas, je ne vous


aurais pas fait cette proposition. C’est parce que je vous
aime tant que je tiens à vous avoir avec moi. (Hester sort
avec Gerald.) Charmant garçon, ce Gerald Arbuthnot !
MRS. ALLONBY

Il est très gentil, vraiment très gentil. Mais je ne peux


pas sou rir cette jeune Américaine.
LORD ILLINGWORTH

Pourquoi ?
MRS. ALLONBY

Elle m’a dit hier, et à voix haute, par-dessus le


marché, qu’elle n’avait que dix-huit ans. C’est
extrêmement irritant.
LORD ILLINGWORTH

On ne devrait jamais faire con ance à une femme qui


ne ment pas sur son âge. Une femme qui vous dit son
âge vous dira n’importe quoi.
MRS. ALLONBY

De plus, c’est une puritaine.


LORD ILLINGWORTH

Ah, ça c’est inexcusable. Cela ne me gêne pas qu’une


femme laide soit puritaine. C’est la seule excuse qu’elle a
pour son absence de charme. Mais elle, elle est
franchement jolie. Je l’admire immensément.
Il regarde xement Mrs. Allonby.
MRS. ALLONBY

Vous devez être un homme totalement immoral.


LORD ILLINGWORTH

Qu’appelez-vous un homme immoral ?


MRS. ALLONBY

Le genre d’homme qui admire l’innocence.


LORD ILLINGWORTH

Et une femme immorale ?


MRS. ALLONBY

Oh, le genre de femme dont un homme ne se lasse


jamais.
LORD ILLINGWORTH

Vous êtes sévère… envers vous-même.


MRS. ALLONBY

Comment dé niriez-vous les femmes ?


LORD ILLINGWORTH

(15)
Comme des sphinx sans secret .
MRS. ALLONBY

Cela vaut-il également pour les puritaines ?


LORD ILLINGWORTH
Voyez-vous, je ne crois pas à l’existence des
puritaines. Je ne pense pas qu’il y ait une seule femme
au monde qui ne serait pas un peu attée si on lui faisait
la cour. C’est ce qui rend les femmes si irrésistiblement
adorables.
MRS. ALLONBY

Vous pensez qu’il n’y a pas une femme au monde qui


s’opposerait à ce qu’on l’embrasse ?
LORD ILLINGWORTH

Très peu.
MRS. ALLONBY

Miss Worsley ne vous permettrait pas de l’embrasser.


LORD ILLINGWORTH

Vous en êtes sûre ?


MRS. ALLONBY

Tout à fait.
LORD ILLINGWORTH

Que croyez-vous qu’elle ferait si je l’embrassais ?


MRS. ALLONBY

Elle vous épouserait, ou bien elle vous frapperait au


visage avec son gant. Que feriez-vous si elle vous
frappait au visage avec son gant ?
LORD ILLINGWORTH

Je tomberais amoureux d’elle, probablement.


MRS. ALLONBY

Heureusement alors que vous n’allez pas l’embrasser !


LORD ILLINGWORTH

C’est un dé ?
MRS. ALLONBY

C’est une èche lancée en l’air.


LORD ILLINGWORTH

Ne savez-vous pas que je réussis toujours tout ce que


j’entreprends ?
MRS. ALLONBY

Je suis désolée de l’apprendre. Nous les femmes, nous


adorons les hommes qui subissent des échecs. Ils
cherchent appui auprès de nous.
LORD ILLINGWORTH

Vous vénérez ceux qui réussissent. Vous vous


accrochez à eux.
MRS. ALLONBY

Nous sommes les lauriers qui dissimulent leur


calvitie.
LORD ILLINGWORTH

Et ils ont constamment besoin de vous, sauf à


l’instant du triomphe.
MRS. ALLONBY

C’est qu’ils cessent alors d’avoir de l’intérêt.


LORD ILLINGWORTH

Vous me mettez délicieusement au supplice.


Un silence.
MRS. ALLONBY

Lord Illingworth, il y a une chose pour laquelle je


vous aimerai toujours.
LORD ILLINGWORTH

Une seule chose ? Moi qui ai tellement de défauts.


MRS. ALLONBY

Allons, ne vous en attez pas trop. Vous les perdrez


peut-être en vieillissant.
LORD ILLINGWORTH

Je n’ai pas l’intention de vieillir. L’âme naît vieille


mais elle rajeunit. C’est la comédie de la vie.
MRS. ALLONBY

Et le corps naît jeune, et il vieillit. C’est la tragédie de


la vie.
LORD ILLINGWORTH

C’est aussi sa comédie parfois. Mais quelle est cette


raison mystérieuse pour laquelle vous m’aimerez
toujours ?
MRS. ALLONBY

C’est que vous ne m’avez jamais fait la cour.


LORD ILLINGWORTH

Mais je n’ai jamais rien fait d’autre.


MRS. ALLONBY

Vraiment ? Je n’ai pas remarqué.


LORD ILLINGWORTH
C’est une chance ! Cela aurait pu être une tragédie
pour chacun de nous.
MRS. ALLONBY

Nous aurions survécu l’un et l’autre.


LORD ILLINGWORTH

De nos jours, on peut survivre à tout sauf à la mort,


et on peut surmonter toutes les épreuves sauf celle d’une
bonne réputation.
MRS. ALLONBY

Vous avez déjà fait l’épreuve d’une bonne


réputation ?
LORD ILLINGWORTH

C’est une des nombreuses contrariétés auxquelles je


n’ai jamais été soumis.
MRS. ALLONBY

Cela peut venir.


LORD ILLINGWORTH

Pourquoi me menacez-vous ?
MRS. ALLONBY

Je vous le dirai quand vous aurez embrassé la


puritaine.
Entre le valet de pied.
FRANCIS

Milord, le thé est servi dans le salon jaune.


LORD ILLINGWORTH
Dites à milady que nous arrivons.
FRANCIS

Bien, milord.
Il sort.
LORD ILLINGWORTH

Nous allons prendre le thé ?


MRS. ALLONBY

Vous aimez les plaisirs simples comme celui-ci ?


LORD ILLINGWORTH

J’adore les plaisirs simples. Ils sont le dernier refuge


des esprits compliqués. Mais si vous préférez, nous
pouvons rester ici. Oui, restons. Le Livre de la Vie
commence avec un homme et une femme dans un
(16)
jardin .
MRS. ALLONBY

(17)
Il se termine par l’Apocalypse .
LORD ILLINGWORTH

Vous ripostez divinement. Mais le bouton de votre


euret a sauté (18).
MRS. ALLONBY

Il me reste le masque.
LORD ILLINGWORTH

Il rend vos yeux encore plus beaux.


MRS. ALLONBY

Merci. Venez.
LORD ILLINGWORTH, il aperçoit la lettre
de Mrs. Arbuthnot sur la table, la prend
et regarde l’enveloppe.
Quelle écriture curieuse ! Elle me rappelle l’écriture
d’une femme que j’ai connue il y a des années.
MRS. ALLONBY

Qui cela ?
LORD ILLINGWORTH

Oh, personne. Personne en particulier. Une femme


(19)
sans importance .
Il laisse tomber la lettre sur la table et monte les
marches de la terrasse avec Mrs. Allonby. Ils
échangent un sourire.
ACTE II

Décor : le salon de Hunstanton Chase, après le dîner. Les


lampes sont allumées. Une porte au coin gauche. Une porte
au coin droit. Les dames sont assises sur des canapés.

MRS. ALLONBY

Quel soulagement d’être provisoirement débarrassées


des hommes !
LADY STUTFIELD

Oh oui, les hommes nous persécutent


abominablement, vous ne trouvez pas ?
MRS. ALLONBY

Ils nous persécutent ? Je regrette qu’ils ne le fassent


pas.
LADY HUNSTANTON

Ma chère !
MRS. ALLONBY

Ce qui est irritant, c’est que ces misérables peuvent


être parfaitement heureux sans nous. Voilà pourquoi je
pense que c’est le devoir de toutes les femmes de ne pas
les laisser en paix un seul instant, sauf pendant cette
courte pause qui suit le dîner ; sans laquelle nous autres,
pauvres femmes, serions si épuisées que nous ne serions
plus que l’ombre de nous-mêmes.
Les domestiques entrent avec le café.
LADY HUNSTANTON

L’ombre de nous-mêmes, ma chère ?


MRS. ALLONBY

Oui, Lady Hunstanton. C’est si éprouvant de


maintenir les hommes à la hauteur. Ils cherchent
constamment à nous échapper.
LADY STUTFIELD

Il me semble que c’est plutôt nous qui cherchons


constamment à leur échapper. Les hommes sont
tellement, tellement impitoyables. Ils connaissent leur
pouvoir et ils en usent.
LADY CAROLINE, prenant son café des mains du
domestique.
Qu’est-ce que toutes ces bêtises que vous débitez sur
les hommes ? La seule chose à faire, c’est de maintenir
les hommes dans le rôle qui est le leur.
MRS. ALLONBY

Mais quel est leur rôle, Lady Caroline ?


LADY CAROLINE

Ils doivent s’occuper de leur femme, Mrs. Allonby.


MRS. ALLONBY, prenant son café des mains du
domestique.
Vraiment ? Et s’ils ne sont pas mariés ?
LADY CAROLINE
S’ils ne sont pas mariés, ils doivent s’occuper de
chercher une épouse. Je trouve parfaitement scandaleux
le nombre de célibataires que l’on rencontre dans la
bonne société. On devrait voter une loi pour les obliger
à se marier dans l’année.
LADY STUTFIELD, refusant son café.
Mais s’ils sont amoureux d’une femme qui, peut-être,
est déjà liée à un autre ?
LADY CAROLINE

Dans ce cas-là, Lady Stut eld, on devrait les marier


dans la semaine à une jeune lle quelconque et
respectable, pour leur apprendre qu’on ne doit pas
toucher à la propriété d’autrui.
MRS. ALLONBY

Je ne pense pas qu’on devrait parler de nous comme


étant la propriété de qui que ce soit. Tous les hommes
sont la propriété des femmes mariées. C’est là le vrai
bien des femmes mariées, et sa seule dé nition
véridique. Mais nous, nous n’appartenons à personne.
LADY STUTFIELD

Oh, je suis vraiment, vraiment ravie de vous entendre


dire cela.
LADY HUNSTANTON

Mais croyez-vous réellement, chère Caroline, que la


législation pourrait améliorer les choses d’une façon ou
d’une autre ? On me dit que de nos jours, tous les
hommes mariés vivent comme des célibataires, et tous
(20)
les célibataires comme des hommes mariés .
MRS. ALLONBY

Il est certain que je n’ai jamais pu distinguer les uns


des autres.
LADY STUTFIELD

Oh, moi, je crois qu’on peut toujours distinguer


immédiatement si un homme a ou non la responsabilité
d’une famille. J’ai remarqué l’expression de tristesse, de
grande tristesse dans les yeux de tant d’hommes mariés.
MRS. ALLONBY

Tout ce que j’ai remarqué, c’est qu’ils sont


remarquablement ennuyeux quand ce sont de bons
maris, et abominablement vaniteux dans le cas
contraire.
LADY HUNSTANTON

Ma foi, je suppose que l’idée que l’on se fait d’un mari


a complètement changé depuis mon jeune âge, mais je
me dois de dire que ce pauvre cher Hunstanton était un
être absolument charmant, et c’était un mari en or.
MRS. ALLONBY

Mon mari à moi est comme un billet à ordre ; je suis


fatiguée de faire face aux échéances.
LADY CAROLINE

Mais vous le renouvelez de temps en temps, n’est-ce


pas ?
MRS. ALLONBY

Oh non, Lady Caroline. Jusqu’ici, je n’ai eu qu’un seul


mari. Vous devez sans doute trouver que je fais gure
d’amateur.
LADY CAROLINE

Avec les idées que vous avez sur la vie, je m’étonne


même que vous vous soyez mariée.
MRS. ALLONBY

Moi aussi.
LADY HUNSTANTON

Ma chère enfant, je crois qu’en réalité vous êtes très


heureuse dans votre vie conjugale, mais que vous aimez
bien cacher votre bonheur aux autres.
MRS. ALLONBY

(21)
Je vous assure qu’Ernest m’a terriblement déçue.
LADY HUNSTANTON

Oh, j’espère bien que non, ma chère. J’ai très bien


connu sa mère. C’était une Stratton, Caroline, une des
lles de Lord Crowland.
LADY CAROLINE

Victoria Stratton ? Je me souviens parfaitement


d’elle. Une godiche blonde, et qui n’avait pas de menton.
MRS. ALLONBY

Ah, Ernest, lui, a un menton. Il a même un menton


très fort, un menton carré. Le menton d’Ernest est
beaucoup trop carré.
LADY STUTFIELD

Vous trouvez vraiment que le menton d’un homme


peut être trop carré ? À mon avis, un homme doit avoir
l’air très, très robuste, et son menton doit être vraiment,
vraiment carré.
MRS. ALLONBY

Alors il faut assurément que vous fassiez la


connaissance d’Ernest, Lady Stut eld. Pour être honnête,
je dois seulement vous avertir qu’il n’a pas du tout de
conversation.
LADY STUTFIELD

J’adore les hommes silencieux.


MRS. ALLONBY

Oh, Ernest n’est pas silencieux. Il parle tout le temps.


Mais il n’a aucune conversation. Je ne sais pas de quoi il
parle. Je ne l’ai pas écouté depuis des années.
LADY STUTFIELD

Vous ne lui avez jamais pardonné alors ? Comme cela


semble triste ! Mais toute la vie est très, très triste, n’est-
ce pas ?
MRS. ALLONBY

La vie, Lady Stut eld, est simplement un mauvais


quart d’heure* où l’on peut savourer des moments
délicieux.
LADY STUTFIELD

Oui, il y a de bons moments, c’est sûr. Mais dites-moi,


c’est quelque chose de très, très grave que vous a fait
Mr. Allonby ? S’est-il mis en colère contre vous ? Vous a-
t-il dit quelque chose de désagréable ou de vrai ?
MRS. ALLONBY

Oh non, ma chère. Ernest est toujours calme. C’est


une des raisons pour lesquelles il me tape sans arrêt sur
les nerfs. Rien n’est plus exaspérant que le calme. Il y a
quelque chose de résolument agressif dans le bon
caractère de la plupart des hommes d’aujourd’hui. Je me
demande comment nous, les femmes, nous parvenons à
supporter cela aussi bien.
LADY STUTFIELD

Oui ; le bon caractère des hommes montre qu’ils


n’ont point notre sensibilité, ni notre belle émotivité.
Cela crée souvent un fossé important entre le mari et la
femme, n’est-ce pas ? Mais j’aimerais tellement savoir ce
que Mr. Allonby a fait de mal.
MRS. ALLONBY

Eh bien, je vais vous le dire, si vous promettez


solennellement de le répéter à tout le monde.
LADY STUTFIELD

Merci, merci. Je me ferai un devoir de le répéter.


MRS. ALLONBY

Lorsque Ernest et moi nous nous sommes ancés, il


m’a bel et bien juré, à genoux, que, de toute sa vie, il
n’avait jamais aimé personne d’autre avant. J’étais très
jeune à l’époque, aussi ne l’ai-je pas cru, inutile de vous
le dire. Malheureusement, je n’ai pas cherché à savoir
précisément jusqu’à quatre ou cinq mois après notre
mariage. J’ai découvert alors que ce qu’il m’avait dit
était parfaitement vrai. Et c’est le genre de chose qui
rend un homme absolument dénué d’intérêt.
LADY HUNSTANTON

Oh, ma chère !
MRS. ALLONBY
Les hommes veulent toujours être le premier amour
d’une femme. Telle est leur sotte vanité. Nous les
femmes, nous avons un instinct plus subtil. Ce qui nous
plaît, c’est d’être le dernier amour d’un homme.
LADY STUTFIELD

Je vois ce que vous voulez dire. C’est très, très beau.


LADY HUNSTANTON

Ma chère enfant, vous n’allez tout de même pas me


dire que vous ne pardonnerez pas à votre mari de
n’avoir aimé personne avant vous ? Avez-vous jamais
entendu une chose pareille, Caroline ? J’en suis tout à
fait surprise.
LADY CAROLINE

Oh, Jane, les femmes sont devenues si cultivées que


plus rien ne devrait nous surprendre aujourd’hui, à part
les mariages réussis. Apparemment, ils se font
remarquablement rares.
MRS. ALLONBY

Oui, ils sont tout à fait démodés.


LADY STUTFIELD

Sauf dans la bourgeoisie, à ce qu’on m’a dit.


MRS. ALLONBY

Cela ne m’étonne pas de la bourgeoisie !


LADY STUTFIELD

Oui… n’est-ce pas… c’est tout à fait, tout à fait dans


son style.
LADY CAROLINE
Si ce que vous nous dites de la bourgeoisie est exact,
Lady Stut eld, c’est à porter tout à fait à son crédit. Je
trouve très regrettable que dans notre classe sociale, la
femme continue à se montrer si frivole, convaincue sans
doute que c’est ce qu’il faut faire. C’est à cela que
j’attribue l’échec de tant de couples que nous
connaissons tous dans le monde.
MRS. ALLONBY

Voyez-vous, Lady Caroline, je pense que la frivolité


de la femme n’a rien à voir là-dedans. Bien plus de
couples sont détruits aujourd’hui par le bon sens du
mari que par quoi que ce soit d’autre. Comment peut-on
espérer qu’une femme soit heureuse avec un homme qui
s’obstine à la traiter comme si elle était une créature
parfaitement raisonnable ?
LADY HUNSTANTON

Oh ! ma chère !
MRS. ALLONBY

L’homme, ce pauvre homme maladroit, digne de


con ance et nécessaire, appartient à un sexe qui est
raisonnable depuis des millions et des millions d’années.
Il ne peut pas faire autrement. Il a cela dans le sang.
L’histoire des femmes est très di érente. Nous avons
toujours incarné une rébellion pittoresque contre
l’existence même du bon sens. Dès le début nous avons
vu les dangers qu’il recelait.
LADY STUTFIELD

Oui, le bon sens des maris est assurément très, très


éprouvant. Dites-nous donc quelle est votre conception
(22)
du Mari Idéal . Je crois qu’elle nous serait très, très
utile.
MRS. ALLONBY

Le Mari Idéal ? Cela ne peut pas exister. C’est le


concept qui cloche.
LADY STUTFIELD

Alors disons l’Homme Idéal dans ses rapports avec


nous.
LADY CAROLINE

Il serait sans doute extrêmement réaliste.


MRS. ALLONBY

L’Homme Idéal ? Oh, l’Homme Idéal devrait nous


parler comme si nous étions des déesses, et nous traiter
comme si nous étions des enfants. Il refuserait d’accéder
à toutes nos demandes sérieuses, mais satisferait chacun
de nos caprices. Il nous encouragerait à avoir des
caprices, et nous interdirait de nous dévouer à des
tâches. Il devrait toujours dire beaucoup plus que ce
qu’il pense, et penser toujours beaucoup plus que ce
qu’il dit.
LADY HUNSTANTON

Ma chère, comment pourrait-il faire les deux ?


MRS. ALLONBY

Il ne devrait jamais dénigrer les autres jolies femmes.


Cela prouverait qu’il a manqué de goût, ou ferait
soupçonner qu’il en a eu trop. Non ; il devrait être
aimable à leur sujet à toutes, mais dire que d’une
certaine façon elles ne l’attirent pas.
LADY STUTFIELD

Oui, voilà ce qu’il est toujours très, très agréable


d’entendre sur les autres femmes.
MRS. ALLONBY

Si nous lui posons une question sur un sujet


quelconque, il devrait, dans sa réponse, ne nous parler
que de nous. Il devrait invariablement nous féliciter de
toutes les qualités qu’il sait que nous n’avons pas. Mais il
devrait être sans pitié, absolument sans pitié, pour nous
reprocher les vertus que nous n’avons jamais rêvé de
posséder. Il ne devrait jamais croire que nous savons
nous servir des choses utiles. Cela, ce serait
impardonnable. Mais il devrait nous combler de toutes
celles dont nous n’avons pas besoin.
LADY CAROLINE

Si je comprends bien, il n’a rien d’autre à faire que de


régler les factures et de nous couvrir de compliments.
MRS. ALLONBY

Il devrait constamment nous compromettre en public,


et nous traiter avec un respect absolu lorsque nous
sommes seules avec lui. Et en même temps, il devrait
toujours être prêt à subir une scène vraiment
épouvantable à chaque fois que nous en éprouvons
l’envie, et à devenir malheureux, absolument
malheureux en un clin d’œil, à nous accabler de
reproches légitimes moins de vingt minutes plus tard, à
se montrer carrément violent au bout d’une demi-heure,
et à nous quitter pour toujours à huit heures moins le
quart, au moment où nous devons nous habiller pour le
dîner. Et quand, après cela, nous l’avons vu pour la
dernière fois, qu’il a refusé de reprendre les petites
choses qu’il nous a o ertes, qu’il a promis de ne plus
jamais avoir aucun contact avec nous, ou de ne plus
nous écrire une seule de ces lettres stupides, il devrait
avoir le cœur totalement brisé, et nous télégraphier
toute la journée, nous envoyer toutes les demi-heures
des petits billets par voiture particulière, et dîner tout
seul au club a n que tout le monde puisse voir à quel
point il est malheureux. Et au bout d’une semaine
e royable, pendant laquelle on va partout où on allait
avec son mari pour montrer dans quel abandon il vous
laisse, on peut lui accorder un troisième rendez-vous
d’adieu, un soir, et alors, si sa conduite a été totalement
irréprochable, et si l’on a été envers lui d’une parfaite
méchanceté, on devrait l’autoriser à admettre qu’il a eu
entièrement tort, et une fois qu’il a admis cela, c’est le
devoir de la femme de pardonner, et on peut tout
recommencer depuis le début, avec des variantes.
LADY HUNSTANTON

Que vous êtes intelligente, ma chère ! Vous ne pensez


jamais un seul mot de ce que vous dites.
LADY STUTFIELD

Merci, merci. C’était tout à fait, tout à fait


passionnant. Il va falloir que j’essaie de me souvenir de
tout. Il y a tellement de détails qui sont vraiment très,
très importants.
LADY CAROLINE

Mais vous ne nous avez pas encore dit quelle sera la


récompense de l’Homme Idéal.
MRS. ALLONBY
Sa récompense ? Oh, une attente in nie. C’est bien
su sant pour lui.
LADY STUTFIELD

Mais les hommes sont terriblement, terriblement


exigeants, vous ne trouvez pas ?
MRS. ALLONBY

Cela n’a pas d’importance. Il ne faut jamais céder.


LADY STUTFIELD

Pas même à l’Homme Idéal ?


MRS. ALLONBY

Certainement pas à lui. À moins, bien sûr, qu’on


veuille absolument se lasser de lui.
LADY STUTFIELD

Ah !… Oui. Je vois. C’est une remarque très, très


utile. Pensez-vous, Mrs. Allonby, que je rencontrerai un
jour l’Homme Idéal ? Ou bien est-ce qu’il y en a plus
d’un ?
MRS. ALLONBY

Il y en a seulement quatre à Londres, Lady Stut eld.


LADY HUNSTANTON

Oh, ma chère !
MRS. ALLONBY, allant vers elle.
Que se passe-t-il ? Dites-moi.
LADY HUNSTANTON, à voix basse.

J’avais complètement oublié que la jeune Américaine


se trouve dans cette pièce depuis le début. J’ai peur que
certains de ces propos spirituels l’aient un peu choquée.
MRS. ALLONBY

Oh, cela lui fera tellement de bien !


LADY HUNSTANTON

Espérons qu’elle n’a pas compris grand-chose. Je crois


que je ferais mieux d’aller lui parler. (Elle se lève et
traverse la scène pour aller trouver Hester Worsley.) Eh
bien, ma chère Miss Worsley. (Elle s’assied à côté d’elle.)
Comme vous êtes restée silencieuse dans votre gentil
petit coin pendant tout ce temps ! J’imagine que vous
êtes en train de lire un livre ? Il y a tellement de livres
dans cette bibliothèque.
HESTER

Non, j’écoutais la conversation.


LADY HUNSTANTON

N’allez pas croire tout ce qui s’est dit, vous savez, ma


chère.
HESTER

Je n’en ai pas cru un mot.


LADY HUNSTANTON

C’est très bien, ma chère.


HESTER, continuant.
Je ne pouvais pas croire que des femmes puissent
réellement avoir sur la vie les opinions que j’ai
entendues ce soir dans la bouche de certaines de vos
invitées.
Un silence gêné.
LADY HUNSTANTON

J’ai entendu dire qu’en Amérique, vous avez une


société si charmante. Tout à fait comparable à la nôtre
par endroits, d’après ce que m’a écrit mon ls.
HESTER

Il y a des coteries en Amérique comme partout, Lady


Hunstanton. Mais la véritable société américaine se
compose simplement de toutes les femmes honnêtes et
de tous les hommes honnêtes que nous avons dans notre
pays.
LADY HUNSTANTON

Quel système intelligent et, je pense, tout à fait


agréable aussi. J’ai peur qu’en Angleterre nous ayons
trop de barrières sociales arti cielles. Nous ne
fréquentons pas autant que nous le devrions la
bourgeoisie et les classes inférieures.
HESTER

En Amérique nous n’avons pas de classes inférieures.


LADY HUNSTANTON

Vraiment ? Quel système étrange !


MRS. ALLONBY

Qu’est-ce qu’elle raconte, cette horrible jeune lle ?


LADY STUTFIELD

Elle est si naturelle que c’en est douloureux, vous ne


trouvez pas ?
LADY CAROLINE
Il y a tant de choses que vous n’avez pas en
Amérique, à ce qu’on me dit, Miss Worsley. On dit que
(23)
vous n’avez ni ruines, ni curiosités .
MRS. ALLONBY, à Lady Stut eld.
Sottises ! Ils ont leurs mères et leurs mœurs.
HESTER

Ce sont les aristocrates anglais qui nous o rent nos


curiosités, Lady Caroline. On nous les envoie tous les
étés, régulièrement, par paquebots, et ils nous
demandent en mariage le lendemain de leur arrivée.
Pour ce qui est des ruines, nous essayons de construire
quelque chose qui durera plus longtemps que la brique
ou la pierre.
Elle se lève pour aller prendre son éventail sur la
table.
LADY HUNSTANTON

De quoi s’agit-il, ma chère ? Ah, oui, une Exposition


d’ouvrages en acier, dans cet endroit qui a un nom si
(24)
curieux, n’est-ce pas ?
HESTER, debout près de la table.
Nous essayons de construire la vie, Lady Hunstanton,
sur une base meilleure, plus vraie et plus pure que celle
sur laquelle la vie repose ici. Cela vous semble à tous
étrange, je n’en doute pas. Comment cela pourrait-il ne
pas vous paraître étrange ? Vous, les riches, en
Angleterre, vous ne savez pas comment vous vivez.
Comment pourriez-vous le savoir ? Vous excluez de
votre société les gens généreux ou vertueux. Vous vous
moquez des gens simples et purs. Vivant, comme vous le
faites tous, aux dépens des autres et grâce à eux, vous
tournez leur abnégation en dérision, et si vous jetez du
pain aux pauvres, c’est uniquement pour qu’ils se
tiennent tranquilles, l’espace d’une saison. Avec tout
votre faste et votre opulence et vos œuvres d’art, vous
ne savez pas vivre… même cela vous ne savez pas le
faire. Vous aimez la beauté que vous pouvez voir,
toucher, prendre dans vos mains, la beauté que vous
pouvez détruire, et que vous détruisez d’ailleurs, mais
de la beauté invisible de la vie, de la beauté invisible
d’une vie plus noble, vous ne savez rien. Vous avez
perdu le secret de la vie. Oh, comme votre société
anglaise me paraît super cielle, égoïste, stupide. Elle
s’est mis un bandeau sur les yeux et s’est bouché les
oreilles. Elle est comme un lépreux vêtu de pourpre. Elle
trône comme une chose morte barbouillée d’or. Tout est
de travers, tout est de travers.
LADY STUTFIELD

Je ne trouve pas que l’on devrait être instruit de ces


choses-là. Ce n’est pas très, très agréable, n’est-ce pas ?
LADY HUNSTANTON

Ma chère Miss Worsley, moi qui croyais que vous


aimiez tellement la société anglaise. Vous y étiez
tellement appréciée. Et si admirée par les gens les plus
remarquables. J’ai complètement oublié ce que Lord
(25)
Henry Weston disait de vous… mais c’était très
élogieux et vous savez qu’il fait autorité en matière de
beauté.
HESTER
Lord Henry Weston ! Je me souviens de lui, Lady
Hunstanton. Un homme qui a un sourire abominable et
un passé abominable. On recherche partout sa présence.
Aucun dîner n’est réussi s’il n’y participe pas. Mais que
dire de ces femmes dont il a causé la ruine ? Ce sont des
parias. Elles n’ont plus de nom. Si vous les rencontriez
dans la rue, vous détourneriez la tête. Je ne me plains
pas de leur châtiment. Que toutes les femmes qui ont
péché soient châtiées.
Entre Mrs. Arbuthnot, qui vient de la terrasse.
Elle porte un manteau, et un voile de dentelle sur la
tête. Elle entend les derniers mots et sursaute.
LADY HUNSTANTON

Ma chère jeune amie !


HESTER

Il est juste qu’elles soient châtiées, mais qu’elles ne


soient pas les seules à sou rir. Si un homme et une
femme ont péché, qu’ils s’en aillent tous les deux dans le
désert pour s’y aimer ou s’y haïr. Qu’ils soient tous deux
marqués au fer rouge, qu’on imprime sur chacun la
marque d’infamie, si vous le voulez, mais ne punissez
pas l’un en laissant l’autre libre. N’ayez pas une loi pour
les hommes et une autre pour les femmes. En
Angleterre, on est injuste envers les femmes. Et jusqu’à
ce que l’on considère comme une infamie pour un
homme ce qui est une honte pour une femme, vous serez
toujours injustes, et le Bien, cette colonne de feu, et le
(26)
Mal, cette colonne de nuage , seront obscurcis à vos
yeux, ou alors, vous ne les verrez pas du tout, ou si vous
les voyez, vous ferez comme si vous ne les voyiez point.
LADY CAROLINE

(27)
Chère Miss Worsley, puisque vous êtes debout ,
puis-je vous demander de me passer mon l à coudre
qui se trouve juste derrière vous ? Merci.
LADY HUNSTANTON

Ma chère Mrs. Arbuthnot ! Je suis si contente que


vous soyez venue. Mais je ne vous ai pas entendu
annoncer.
MRS. ARBUTHNOT

Oh, je suis arrivée directement par la terrasse, Lady


Hunstanton, je suis venue telle que j’étais. Vous ne
m’aviez pas dit que vous aviez du monde.
LADY HUNSTANTON

Du monde ? Non, simplement quelques invités qui


séjournent dans la maison et dont vous devez faire la
connaissance. Permettez-moi. (Elle l’aide à enlever son
manteau. La sonnette retentit.) Caroline, je vous présente
Mrs. Arbuthnot, une de mes meilleures amies. Lady
Caroline Pontefract, Lady Stut eld, Mrs. Allonby, et ma
jeune amie américaine, Miss Worsley, qui vient de nous
dire à tous à quel point nous sommes dépravés.
HESTER

Vous devez malheureusement penser que j’ai parlé


avec trop de véhémence, Lady Hunstanton. Mais il y a
un certain nombre de choses en Angleterre…
LADY HUNSTANTON

Ma chère jeune amie, il y avait une grande part de


vérité, je pense, dans ce que vous nous avez dit, et vous
étiez si jolie pendant que vous parliez, ce qui est
beaucoup plus important, Lord Illingworth nous le
dirait. Le seul moment où j’ai trouvé que vous étiez un
petit peu dure, c’est lorsque vous avez parlé du frère de
Lady Caroline, de ce pauvre Lord Henry. Sa compagnie
est si agréable. (Entre le valet de pied.) Prenez les habits
de Mrs. Arbuthnot.
Le valet de pied sort avec le manteau.
HESTER

Lady Caroline, je ne savais pas que c’était votre frère.


Je suis désolée de la peine que j’ai dû vous causer… je…
LADY CAROLINE

Ma chère Miss Worsley, la seule partie de votre petit


réquisitoire, si je peux l’appeler ainsi, avec laquelle j’ai
été en accord complet, c’est celle où vous avez parlé de
mon frère. Rien de ce que vous pourriez dire ne pourrait
être trop dur pour lui. Je considère Henry comme un
être infâme, absolument infâme. Mais je suis obligée
d’admettre, comme vous le faisiez remarquer, Jane, que
c’est un homme d’excellente compagnie, et que, de plus,
il a l’un des meilleurs cuisiniers de Londres ; après un
bon dîner, on peut pardonner à tout le monde, même
aux membres de sa propre famille.
LADY HUNSTANTON, à Miss Worsley.
Allons, venez, ma chère, et faites la connaissance de
Mrs. Arbuthnot. C’est une de ces personnes vertueuses,
délicieuses et simples dont vous nous avez dit que nous
ne les admettions jamais dans notre société. Je dois dire
malheureusement que Mrs. Arbuthnot me rend visite
trop rarement. Mais ce n’est pas ma faute.
MRS. ALLONBY

Comme c’est assommant que les hommes restent si


longtemps à l’écart après le dîner. J’imagine qu’ils sont
en train de raconter sur nous les choses les plus
épouvantables.
LADY STUTFIELD

Vous le pensez vraiment ?


MRS. ALLONBY

J’en suis sûre.


LADY STUTFIELD

Comme c’est méchant, très méchant de leur part ! Si


nous allions sur la terrasse ?
MRS. ALLONBY

Oh, tout ce que vous voudrez pour échapper aux


douairières et aux dindes mal fagotées. (Elle se lève et se
dirige avec Lady Stut eld vers la porte située dans le coin
côté jardin.) Nous allons seulement regarder les étoiles,
Lady Hunstanton.
LADY HUNSTANTON

Vous allez en voir un grand nombre, ma chère, un


très grand nombre. Mais ne prenez pas froid. (À
Mrs. Arbuthnot :) Gerald va nous manquer beaucoup à
tous, chère Mrs. Arbuthnot.
MRS. ARBUTHNOT

Mais est-ce que Lord Illingworth a vraiment proposé


à Gerald de le prendre comme secrétaire ?
LADY HUNSTANTON
Mais oui ! Il en a parlé de la façon la plus charmante.
Il a l’opinion la plus favorable sur votre ls. Ma chère,
vous ne connaissez pas Lord Illingworth, je crois.
MRS. ARBUTHNOT

Je ne l’ai jamais rencontré.


LADY HUNSTANTON

Vous le connaissez de nom, quand même ?


MRS. ARBUTHNOT

Je crains que non. Je vis tellement à l’écart du


monde, et je vois si peu de gens. Je me rappelle avoir
entendu parler il y a plusieurs années d’un vieux
Lord Illingworth qui vivait dans le Yorkshire, je crois.
LADY HUNSTANTON

Ah oui. Ce doit être l’avant-dernier comte. C’était un


homme très curieux. Il voulait faire une mésalliance. Ou
plutôt il ne voulait pas, je crois. Il y a eu toutes sortes de
racontars à ce sujet. L’actuel Lord Illingworth est très
di érent. Il est très distingué. Ce qu’il fait dans la vie…
(28)
eh bien, il ne fait rien , ce que notre jolie visiteuse
américaine ne doit pas manquer de trouver très
répréhensible, et je ne suis pas sûre qu’il se passionne
pour les sujets qui vous intéressent tellement, chère
Mrs. Arbuthnot. Croyez-vous, Caroline, que
Lord Illingworth s’intéresse au problème du logement
des pauvres ?
LADY CAROLINE

Pas le moins du monde, à mon avis, Jane.


LADY HUNSTANTON
Nous avons tous des goûts di érents, n’est-ce pas ?
Mais Lord Illingworth a une situation très élevée, et il
n’y a rien qu’il ne puisse obtenir s’il décide de le
demander. Bien sûr, c’est un homme encore
relativement jeune, et il n’est entré en possession de son
titre que depuis… Caroline, il y a combien de temps
exactement que Lord Illingworth a hérité du titre ?
LADY CAROLINE

Environ quatre ans, je crois, Jane. Je sais que c’est


cette année-là que mon frère a défrayé la chronique
pour la dernière fois dans les journaux du soir.
LADY HUNSTANTON

Ah oui, je m’en souviens. Ce doit être il y a environ


quatre ans. Naturellement, il y a eu quantité de gens
entre l’actuel Lord Illingworth et le titre qu’il porte,
Mrs. Arbuthnot. Il y a eu… qui y a-t-il eu, Caroline ?
LADY CAROLINE

D’abord le bébé de cette pauvre Margaret. Vous vous


souvenez à quel point elle désirait avoir un garçon, eh
bien elle a eu un garçon, mais il est mort et son mari est
mort peu de temps après, et elle s’est remariée presque
aussitôt avec un des ls de Lord Ascot, qui, à ce qu’il
paraît, la bat.
LADY HUNSTANTON

Ah, c’est une vieille tradition familiale, ma chère,


c’est une vieille tradition familiale. Il y avait aussi, je me
rappelle, un clergyman qui voulait devenir fou, ou un
fou qui voulait devenir clergyman, je ne sais plus, mais
je sais que la cour de la Chancellerie a examiné l’a aire,
et a décidé qu’il était parfaitement sain d’esprit. Je l’ai
vu par la suite chez ce pauvre Lord Plumstead avec de la
(29)
paille dans les cheveux , ou en tout cas, quelque
chose de très bizarre. J’ai oublié quoi au juste. Je
regrette souvent, Lady Caroline, que cette chère
Lady Cecilia n’ait pas vécu assez longtemps pour voir
son ls obtenir le titre.
MRS. ARBUTHNOT

Lady Cecilia ?
LADY HUNSTANTON

La mère de Lord Illingworth, ma chère


Mrs. Arbuthnot, était l’une des si charmantes lles de la
duchesse de Jerningham, et elle a épousé Sir Thomas
Harford, qui n’était pas considéré comme un très bon
parti pour elle à l’époque, bien qu’il eût la réputation
d’être le plus bel homme de Londres. Je les ai tous fort
bien connus, ainsi que les deux ls, Arthur et George.
MRS. ARBUTHNOT

C’est le ls aîné qui a hérité, naturellement, Lady


Hunstanton ?
LADY HUNSTANTON

Non, ma chère, il a été tué au cours d’une partie de


chasse. Ou bien était-ce une partie de pêche, Caroline ?
Je ne m’en souviens plus. Mais George a hérité de tout.
Je lui répète toujours que jamais un ls cadet n’a eu
autant de chance que lui.
MRS. ARBUTHNOT

Lady Hunstanton, je voudrais parler à Gerald tout de


suite. Puis-je le voir ? Peut-on aller le chercher ?
LADY HUNSTANTON

Certainement, ma chère, je vais envoyer un de mes


domestiques dans la salle à manger pour qu’il nous
rejoigne. Je ne sais pas ce qui retient ces messieurs si
longtemps. (Elle sonne.) Quand j’ai connu
Lord Illingworth au début, il s’appelait tout simplement
George Harford, ce n’était qu’un jeune mondain
extrêmement brillant, et sans un sou en poche, en
dehors de ce que lui donnait cette pauvre chère
Lady Cecilia. Elle lui était profondément attachée. Tout
d’abord, je crois, parce qu’il ne s’entendait pas avec son
père. (Entre un domestique.) Oh, voici notre cher
archidiacre. (Au domestique :) C’est sans importance.
Entrent Sir John et l’archidiacre Daubeny.
Sir John va vers Lady Stut eld, et
l’archidiacre Daubeny vers Lady Hunstanton.
L’ARCHIDIACRE

Lord Illingworth a été on ne peut plus divertissant. Je


ne me suis jamais amusé davantage. (Il voit
Mrs. Arbuthnot.) Ah, Mrs. Arbuthnot.
LADY HUNSTANTON, à l’archidiacre Daubeny.
Vous voyez, j’ai en n réussi à faire venir chez moi
Mrs. Arbuthnot.
L’ARCHIDIACRE

C’est un grand honneur, Lady Hunstanton.


Mrs. Daubeny va être très jalouse de vous.
LADY HUNSTANTON

Ah, je suis désolée que Mrs. Daubeny n’ait pu vous


accompagner ce soir. La migraine, j’imagine, comme
d’habitude.
L’ARCHIDIACRE

Oui, Lady Hunstanton ; ma femme est une vraie


martyre. Mais elle se sent mieux toute seule. Elle se sent
mieux toute seule.
LADY CAROLINE, à son mari.
John !
Sir John se rapproche de sa femme.
L’archidiacre Daubeny parle à Lady Hunstanton et
à Mrs. Arbuthnot. Entre Lord Illingworth. Pendant
tout ce temps, Mrs. Arbuthnot observe
Lord Illingworth. Il a traversé la pièce sans la
remarquer, et s’approche de Mrs. Allonby qui, avec
Lady Stut eld, se tient debout près de la porte qui
donne sur la terrasse.
LORD ILLINGWORTH

Comment va la femme la plus charmante du monde ?


MRS. ALLONBY, prenant la main de Lady Stut eld.
Nous allons toutes les deux très bien, merci,
Lord Illingworth. Mais comme vous êtes resté peu de
temps dans la salle à manger ! J’ai l’impression que nous
venons d’en sortir.
LORD ILLINGWORTH

Je me suis ennuyé à mourir. De tout ce temps, je n’ai


pas desserré les dents. Je brûlais du désir de vous
rejoindre.
MRS. ALLONBY
Vous auriez dû le faire. La petite Américaine nous a
fait un cours.
LORD ILLINGWORTH

Vraiment ? C’est ce que font tous les Américains, je


crois. Cela tient au climat, sans doute. Et quel était le
sujet de son cours ?
MRS. ALLONBY

Oh, le puritanisme, naturellement.


LORD ILLINGWORTH

Je m’en vais la convertir, n’est-ce pas ? Combien de


temps me donnez-vous ?
MRS. ALLONBY

Huit jours.
LORD ILLINGWORTH

Huit jours, c’est plus qu’il ne m’en faut.


Entrent Gerald et Lord Alfred.
GERALD, allant vers Mrs. Arbuthnot.
Ma chère mère !
MRS. ARBUTHNOT

Gerald, je ne me sens pas bien du tout. Ramenez-moi


à la maison, Gerald. Je n’aurais pas dû venir.
GERALD

J’en suis désolé, mère. Certainement. Mais il faut


d’abord que vous fassiez la connaissance de Lord
Illingworth.
Il traverse la pièce.
MRS. ARBUTHNOT

Pas ce soir, Gerald.


GERALD

Lord Illingworth, je tiens beaucoup à vous présenter


ma mère.
LORD ILLINGWORTH

Avec le plus grand plaisir. (À Mrs. Allonby :) Je vous


retrouve dans un instant. Les mères des autres
m’ennuient toujours à mourir. Toutes les femmes
deviennent comme leurs mères. C’est là leur tragédie.
MRS. ALLONBY

Et aucun homme ne devient comme la sienne. C’est là


(30)
sa tragédie .
LORD ILLINGWORTH

Vous êtes décidément d’une humeur exquise ce soir !


Il pivote sur lui-même et traverse la scène avec
Gerald pour rejoindre Mrs. Arbuthnot. Quand il la
voit, il sursaute de stupeur. Puis lentement, ses
yeux se tournent vers Gerald.
GERALD

Mère, voici Lord Illingworth qui a proposé de me


prendre comme secrétaire particulier. (Mrs. Arbuthnot
s’incline froidement.) C’est pour moi une chance
merveilleuse, n’est-ce pas ? J’espère surtout que je ne
vais pas le décevoir. Vous allez remercier
Lord Illingworth, n’est-ce pas, mère ?
MRS. ARBUTHNOT
Lord Illingworth est très généreux, sans doute, de
s’intéresser à vous pour l’instant.
LORD ILLINGWORTH, posant sa main sur l’épaule
de Gerald.
Oh, Gerald et moi sommes déjà de grands amis,
Mrs… Arbuthnot.
MRS. ARBUTHNOT

Il ne peut rien y avoir de commun entre vous et mon


ls, Lord Illingworth.
GERALD

Chère mère, comment pouvez-vous dire cela ?


Naturellement Lord Illingworth est extrêmement
intelligent et tout ce qui s’ensuit. Il n’y a rien que
Lord Illingworth ne connaisse pas.
LORD ILLINGWORTH

Mon cher garçon !


GERALD

Il connaît sur la vie plus de choses que tous ceux que


j’ai pu rencontrer. Je me sens un imbécile quand je suis
en votre compagnie, Lord Illingworth. Naturellement,
j’ai été si peu avantagé. Je ne suis pas allé à Eton ou à
Oxford comme les autres jeunes gens. Mais cela ne
semble pas gêner Lord Illingworth. Il s’est montré
incroyablement bon à mon égard, mère.
MRS. ARBUTHNOT

Lord Illingworth peut encore changer d’avis. Il se


peut qu’il n’ait pas vraiment envie de vous comme
secrétaire.
GERALD

Mère !
MRS. ARBUTHNOT

Rappelez-vous, comme vous l’avez dit vous-même,


que vous avez été si peu avantagé.
MRS. ALLONBY

Lord Illingworth, je voudrais vous parler un instant.


Venez par ici.
LORD ILLINGWORTH

Vous voulez bien m’excuser, Mrs. Arbuthnot ? Et


surtout, Gerald, ne laissez pas votre charmante mère
créer de nouvelles di cultés. L’a aire est vraiment
réglée, n’est-ce pas ?
GERALD

Je l’espère.
Lord Illingworth traverse la scène pour rejoindre
Mrs. Allonby.
MRS. ALLONBY

J’ai cru que vous n’alliez jamais quitter cette dame en


velours noir.
LORD ILLINGWORTH

C’est qu’elle est excessivement belle.


Il regarde Mrs. Arbuthnot.
LADY HUNSTANTON

Caroline, si nous allions tous dans le salon de


musique ? Miss Worsley va nous jouer quelque chose.
Vous venez aussi, chère Mrs. Arbuthnot, j’espère ? Vous
ne savez pas quel régal vous attend. (À l’archidiacre
Daubeny :) Il faut vraiment que je vous amène
Miss Worsley au presbytère un de ces après-midi.
J’aimerais tellement que Mrs. Daubeny l’entende jouer
du violon. Ah, mais j’oubliais, cette chère Mrs. Daubeny
est devenue un peu dure d’oreille, n’est-ce pas ?
L’ARCHIDIACRE

Sa surdité est une grande privation pour elle. À


présent, elle ne peut même plus entendre mes sermons.
Elle les lit à la maison. Toutefois, elle a en elle de
nombreuses ressources.
LADY HUNSTANTON

Elle lit beaucoup, j’imagine ?


L’ARCHIDIACRE

Seulement ce qui est écrit en gros caractères. Sa vue


s’a aiblit rapidement. Mais elle n’est jamais déprimée,
jamais déprimée.
GERALD, à Lord Illingworth.
Lord Illingworth, parlez à ma mère, je vous prie,
avant d’entrer dans le salon de musique. Elle a l’air de
penser, d’une certaine façon, que votre proposition n’est
pas vraiment sérieuse.
MRS. ALLONBY

Vous ne venez pas ?


LORD ILLINGWORTH

Dans quelques instants. Lady Hunstanton, si


Mrs. Arbuthnot me le permet, j’aimerais lui dire
quelques mots, et nous vous rejoindrons plus tard.
LADY HUNSTANTON

Mais naturellement. Vous devez avoir beaucoup de


choses à lui dire, et elle, beaucoup de gratitude à vous
exprimer. Tous les enfants n’ont pas la chance de
recevoir une telle proposition, Mrs. Arbuthnot. Mais je
sais que vous l’appréciez, ma chère.
LADY CAROLINE

John !
LADY HUNSTANTON

Dites, Lord Illingworth, ne retenez pas trop longtemps


Mrs. Arbuthnot. Nous ne pouvons nous passer d’elle.
Elle sort à la suite des autres invités. On entend
le son d’un violon provenant du salon de musique.
LORD ILLINGWORTH

Voilà donc notre ls, Rachel ! Eh bien, je suis très er


de lui. C’est un Harford, jusqu’au bout des ongles. À
propos, pourquoi ce nom d’Arbuthnot, Rachel ?
MRS. ARBUTHNOT

Un nom en vaut un autre, une fois qu’on n’a plus


droit à aucun nom.
LORD ILLINGWORTH

Oui, j’imagine… mais pourquoi Gerald ?


MRS. ARBUTHNOT

C’est le prénom d’un homme dont j’ai brisé le cœur…


mon père.
LORD ILLINGWORTH

Ah, Rachel, le passé est le passé. Tout ce que j’ai à


dire maintenant, c’est que je suis très, très content de
notre garçon. Le monde le connaîtra seulement comme
mon secrétaire particulier, mais pour moi, il sera
quelqu’un de très proche, et de très cher. C’est une chose
curieuse, Rachel ; j’avais le sentiment que ma vie était
complète. Ce n’était pas le cas. Il lui manquait quelque
chose, il lui manquait un ls. Désormais, j’ai trouvé mon
ls, cela me réjouit.
MRS. ARBUTHNOT

Vous n’avez aucun droit de prétendre qu’il est à vous,


il ne vous appartient en rien. Ce garçon est entièrement
à moi, et il le restera.
LORD ILLINGWORTH

Ma chère Rachel, vous l’avez eu pour vous toute seule


pendant plus de vingt ans, pourquoi ne pas me le laisser
un petit peu à présent ? C’est autant mon ls que le
vôtre.
MRS. ARBUTHNOT

Vous parlez ainsi de l’enfant que vous avez


abandonné ? de l’enfant dont vous vous êtes si peu
soucié qu’il aurait pu mourir de faim ou de misère ?
LORD ILLINGWORTH

Vous oubliez, Rachel, que c’est vous qui m’avez


quitté. Ce n’est pas moi qui vous ai quittée.
MRS. ARBUTHNOT
Je vous ai quitté parce que vous refusiez de donner
un nom à cet enfant. Avant la naissance de mon ls, je
vous ai supplié de m’épouser.
LORD ILLINGWORTH

Je n’avais alors aucun avenir devant moi. Et de plus,


Rachel, je n’étais guère plus âgé que vous. Je n’avais que
vingt-deux ans. J’en avais vingt et un, je crois, lorsque
toute l’histoire a commencé dans le jardin de votre père.
MRS. ARBUTHNOT

Quand un homme est assez âgé pour faire le mal, il


devrait être également assez âgé pour faire le bien.
LORD ILLINGWORTH

Ma chère Rachel, les généralités d’ordre intellectuel


sont toujours intéressantes, mais quand il s’agit de
morale, elles ne signi ent absolument rien. Quant à
prétendre que j’ai laissé notre enfant mourir de faim,
c’est naturellement faux et stupide. Ma mère vous a
(31)
o ert six cents livres par an . Mais vous avez tout
refusé. Vous avez tout simplement disparu en emportant
l’enfant avec vous.
MRS. ARBUTHNOT

Je n’aurais pas accepté d’elle un seul penny. Votre


père était di érent. Il vous a dit en ma présence, quand
nous étions à Paris, que c’était votre devoir de
m’épouser.
LORD ILLINGWORTH

Oh, le devoir, c’est ce qu’on attend des autres, ce


n’est pas ce que l’on fait soi-même. Naturellement,
j’étais in uencé par ma mère. Tous les hommes le sont,
quand ils sont jeunes.
MRS. ARBUTHNOT

Je suis ravie de vous l’entendre dire. Gerald ne


partira certainement pas avec vous.
LORD ILLINGWORTH

Mais c’est absurde, Rachel !


MRS. ARBUTHNOT

Croyez-vous que je vais permettre à mon ls…


LORD ILLINGWORTH

À notre ls.
MRS. ARBUTHNOT

À mon ls… (Lord Illingworth hausse les épaules.) de


s’en aller avec l’homme qui a gâché ma jeunesse, qui a
ruiné ma vie, qui a souillé chaque instant de mon
existence ? Vous ne vous rendez pas compte de tout ce
qu’a été mon passé dans la sou rance et dans la honte.
LORD ILLINGWORTH

Ma chère Rachel, je dois vous dire en toute franchise


que je considère l’avenir de Gerald comme beaucoup
plus important que votre passé.
MRS. ARBUTHNOT

Gerald ne peut pas séparer son avenir de mon passé.


LORD ILLINGWORTH

C’est exactement ce qu’il devrait faire. C’est


exactement ce que vous devriez l’aider à faire. Vous êtes
vraiment une femme ! Vous parlez le langage des
sentiments et, pendant ce temps, vous êtes entièrement
égoïste. Mais épargnons-nous une scène. Rachel, je veux
que vous envisagiez cette question du point de vue du
bon sens, du point de vue de ce qui vaut le mieux pour
notre ls, sans tenir compte de vous ou de moi. Ce ls,
qu’est-il pour l’instant ? L’employé mal rétribué d’une
petite banque de province dans une ville anglaise de
troisième ordre. Si vous vous imaginez qu’il est très
heureux dans une telle situation, vous vous trompez. Il
est profondément insatisfait.
MRS. ARBUTHNOT

Il n’était pas insatisfait avant de vous rencontrer.


C’est vous qui l’avez rendu tel.
LORD ILLINGWORTH

Je l’ai rendu tel, en e et. L’insatisfaction est le


premier pas dans la marche d’un homme ou d’une
nation. Mais cependant, je ne l’ai pas laissé désirer en
vain des choses qu’il ne pouvait obtenir. Non, je lui ai
fait une proposition séduisante. Il a sauté dessus, inutile
de vous le dire. C’est ce qu’aurait fait n’importe quel
jeune homme. Et maintenant, uniquement parce qu’il
s’avère que je suis le père de ce garçon, et qu’il est mon
ls, vous avez pratiquement l’intention de ruiner sa
carrière. C’est-à-dire que si j’étais un parfait inconnu,
vous permettriez à Gerald de venir travailler avec moi,
mais parce qu’il est ma chair et mon sang, vous refusez.
Vous êtes entièrement illogique !
MRS. ARBUTHNOT

Je ne lui permettrai pas de vous suivre.


LORD ILLINGWORTH

Comment pouvez-vous l’en empêcher ? Quel prétexte


pourrez-vous lui fournir pour l’obliger à décliner une
proposition comme la mienne ? Je ne lui révélerai pas
quels sont les liens qui m’unissent à lui, inutile de vous
le dire. Et vous non plus, vous n’oserez pas les lui
révéler. Vous le savez bien. Regardez comment vous
l’avez élevé.
MRS. ARBUTHNOT

Je l’ai élevé pour qu’il devienne un homme honnête.


LORD ILLINGWORTH

Tout à fait. Et quel est le résultat ? Vous l’avez élevé


de telle sorte qu’il deviendra votre juge, si un jour il
découvre la vérité sur vous. Et il sera pour vous un juge
amer et injuste. Ne vous faites pas d’illusions, Rachel.
Les enfants commencent par aimer leurs parents. Au
bout d’un certain temps, ils les jugent. Ils ne leur
pardonnent que rarement, s’ils leur pardonnent jamais.
MRS. ARBUTHNOT

George, ne me prenez pas mon ls. J’ai sou ert


pendant vingt ans où je n’ai eu que lui pour m’aimer et
que lui à aimer. Vous, vous avez eu une vie de joies, de
plaisirs et de succès. Vous avez été très heureux, vous
n’avez jamais pensé à nous. Il n’y avait aucune raison,
étant donné votre conception de la vie, pour que vous
vous souveniez de nous. Si nous nous sommes revus,
c’est seulement par hasard, par un hasard a reux.
Oubliez-le. Ne venez pas maintenant me voler… tout ce
que j’ai au monde. Vous avez tellement d’autres
richesses. Laissez-moi le petit vignoble de ma vie ;
laissez-moi le jardin enclos de murs et le puits d’eau
fraîche ; l’agneau que Dieu m’a envoyé, dans sa pitié ou
(32)
sa colère , oh ! laissez-le moi ! George, ne me prenez
pas Gerald.
LORD ILLINGWORTH

À l’heure actuelle, Rachel, vous n’êtes pas nécessaire


à la carrière de Gerald ; moi, si. Il n’y a rien d’autre à
dire sur le sujet.
MRS. ARBUTHNOT

Je ne le laisserai pas partir.


LORD ILLINGWORTH

Voici Gerald. Il a le droit de décider lui-même.


Entre Gerald.
GERALD

Eh bien, chère mère, j’espère que vous avez tout réglé


avec Lord Illingworth.
MRS. ARBUTHNOT

Absolument pas, Gerald.


LORD ILLINGWORTH

Votre mère, je ne sais pour quelle raison, ne semble


pas approuver l’idée que vous veniez avec moi.
GERALD

Pourquoi, mère ?
MRS. ARBUTHNOT

Je croyais que vous étiez tout à fait heureux ici, avec


moi, Gerald. Je ne savais pas que vous étiez si désireux
de me quitter.
GERALD

Mère, comment pouvez-vous parler ainsi ? Bien sûr,


j’étais très heureux avec vous. Mais un homme ne peut
pas toujours rester avec sa mère. Personne ne le fait. Je
veux me faire une situation tout seul, faire quelque
chose. Je pensais que vous seriez ère de me voir
secrétaire de Lord Illingworth.
MRS. ARBUTHNOT

Je ne pense pas que vous seriez à la hauteur comme


secrétaire particulier de Lord Illingworth. Vous n’avez
aucune quali cation.
LORD ILLINGWORTH

Je ne voudrais pas avoir l’air de me mêler de ce qui


ne me regarde pas, Mrs. Arbuthnot, mais en ce qui
concerne votre dernière objection, je suis assurément le
meilleur juge. Et je peux seulement vous dire que votre
ls a toutes les quali cations que j’espérais. En fait, il en
a même plus que je ne l’imaginais. Beaucoup plus.
(Mrs. Arbuthnot reste silencieuse.) Avez-vous une autre
raison, Mrs. Arbuthnot, de ne pas souhaiter que votre
ls accepte ce poste ?
GERALD

Oui, mère ? Répondez.


LORD ILLINGWORTH

Si vous en avez une, Mrs. Arbuthnot, de grâce, dites-


la. Nous sommes ici tout à fait entre nous. Quelle qu’elle
soit, inutile de vous dire que je ne la répéterai pas.
GERALD

Mère ?
LORD ILLINGWORTH

Si vous désirez que je vous laisse seule avec votre ls,


je vais vous laisser. Vous avez peut-être une autre raison
que vous ne souhaitez pas que j’entende.
MRS. ARBUTHNOT

Je n’ai pas d’autre raison.


LORD ILLINGWORTH

Alors, mon cher garçon, nous pouvons considérer


l’a aire comme réglée. Venez, vous et moi, allons fumer
une cigarette sur la terrasse ensemble. Et,
Mrs. Arbuthnot, permettez-moi de vous dire qu’à mon
avis, vous avez agi très, très sagement.
Il sort avec Gerald. Mrs. Arbuthnot reste seule.
Elle est debout, immobile, avec une expression
d’indicible tristesse sur le visage.
ACTE III

Décor : la galerie de tableaux à Hunstanton Chase. Une


porte au fond qui conduit à la terrasse.
Lord Illingworth et Gerald sont dans le coin côté cour.
Lord Illingworth est assis nonchalamment sur un canapé.
Gerald est dans un fauteuil.

LORD ILLINGWORTH

Une femme profondément raisonnable, votre mère,


Gerald. Je savais qu’elle nirait par consentir.
GERALD

Ma mère est terriblement scrupuleuse,


Lord Illingworth, et je sais qu’elle ne me trouve pas
assez instruit pour être votre secrétaire. Elle a tout à fait
raison, d’ailleurs. J’étais e royablement paresseux
quand j’étais à l’école, et aujourd’hui encore, même s’il
s’agissait de sauver ma vie, je serais incapable de réussir
un examen.
LORD ILLINGWORTH

Mon cher Gerald, les examens n’ont absolument


aucune valeur. Si un homme est un gentleman, il en sait
bien assez, et s’il n’est pas un gentleman, ce qu’il sait ne
peut que lui nuire.
GERALD
Mais je suis si ignorant du monde, Lord Illingworth.
LORD ILLINGWORTH

Ne craignez rien, Gerald. Souvenez-vous que vous


avez pour vous la chose la plus merveilleuse qui soit au
monde, la jeunesse ! Il n’y a rien de tel que la jeunesse.
La Vie a déjà une hypothèque sur les gens d’âge mûr.
Quant aux vieux, ils sont dans le débarras de la Vie.
Mais la jeunesse est Maîtresse de la Vie. La jeunesse a
tout un royaume devant elle. Tous les hommes naissent
rois et la plupart meurent en exil, comme la plupart des
rois. Gerald, il n’y a rien que je ne serais prêt à faire
(33)
pour reconquérir ma jeunesse … sauf prendre de
l’exercice, me lever de bonne heure, ou être un membre
utile de la communauté.
GERALD

Mais vous ne vous considérez pas comme un homme


âgé, Lord Illingworth ?
LORD ILLINGWORTH

Je suis assez âgé pour être votre père, Gerald.


GERALD

Je ne me souviens pas de mon père ; il est mort il y a


bien des années.
LORD ILLINGWORTH

C’est ce que m’a dit Lady Hunstanton.


GERALD

C’est curieux, ma mère ne me parle jamais de mon


père. Il m’arrive de penser qu’elle a dû épouser
quelqu’un d’un rang inférieur au sien.
LORD ILLINGWORTH, avec un léger tressaillement.
Vraiment ? (Il s’approche et pose la main sur l’épaule de
Gerald.) J’imagine, Gerald, que cela vous a manqué de
ne pas avoir de père ?
GERALD

Oh, non, ma mère a été si bonne pour moi. Personne


n’a jamais eu une meilleure mère que moi.
LORD ILLINGWORTH

J’en suis tout à fait sûr. Je me dis pourtant que la


plupart des mères ne comprennent pas totalement leur
ls. Je veux dire, ne se rendent pas compte qu’un ls a
des ambitions, un désir de voir la vie, de se faire un
nom. Après tout, Gerald, on ne peut tout de même pas
vous demander de passer votre vie dans un trou perdu
comme Wrockley, n’est-ce pas ?
GERALD

Oh non ! Ce serait épouvantable !


LORD ILLINGWORTH

L’amour d’une mère est très touchant, bien sûr, mais


il est souvent étrangement égoïste. Je veux dire, il y a
dans cet amour une bonne dose d’égoïsme.
GERALD, lentement.
C’est possible, oui.
LORD ILLINGWORTH

Votre mère est une femme absolument irréprochable.


Mais les femmes irréprochables ont une conception de la
vie si bornée, leur horizon est si étroit, leurs intérêts si
médiocres, vous ne trouvez pas ?
GERALD

Il est certain qu’elles manifestent un intérêt


considérable pour des choses qui ne nous préoccupent
guère.
LORD ILLINGWORTH

Je suppose que votre mère est une personne très


pieuse, et tout ce que cela implique.
GERALD

Oh oui, elle va constamment à l’église.


LORD ILLINGWORTH

Alors elle n’est pas moderne, et être moderne, de nos


jours, est la seule chose qui compte. Mais vous, Gerald,
vous voulez être moderne, n’est-ce pas ? Vous voulez
connaître la vie telle qu’elle est réellement. Ne pas en
être exclu par des idées démodées sur la vie. Eh bien,
tout ce qu’il vous faut faire pour l’instant, c’est de vous
préparer à fréquenter la meilleure société. Un homme
qui peut dominer la table d’un dîner londonien peut
dominer le monde. L’avenir appartient au dandy. Ce
sont les dandys qui vont gouverner le monde.
GERALD

J’aimerais énormément porter de beaux habits, mais


on m’a toujours dit qu’un homme ne doit pas se
préoccuper de ses vêtements.
LORD ILLINGWORTH

De nos jours, les gens sont tellement super ciels


qu’ils ne comprennent pas la philosophie du super ciel.
À propos, Gerald, vous devriez apprendre à mieux nouer
votre cravate. Le sentiment s’exprime très bien par la
eur que l’on porte à la boutonnière. Mais l’essentiel
pour un nœud de cravate, c’est le style. Un nœud de
cravate bien fait est le premier pas sérieux dans la vie.
GERALD, riant.

Je saurai peut-être apprendre à faire un nœud de


cravate, Lord Illingworth, mais je ne serai jamais
capable d’apprendre à parler aussi bien que vous. Je ne
sais pas parler.
LORD ILLINGWORTH

Oh, parlez à toutes les femmes comme si vous les


aimiez, et à tous les hommes comme s’ils vous
ennuyaient, et à la n de votre première saison, vous
aurez acquis la réputation de posséder en société le tact
le plus ra né.
GERALD

Mais c’est très di cile d’entrer dans la bonne société,


n’est-ce pas ?
LORD ILLINGWORTH

Pour entrer dans la meilleure société, de nos jours, il


faut soit nourrir les gens, soit les amuser, soit les
choquer… et le tour est joué !
GERALD

J’imagine que la bonne société est un monde


prodigieusement exquis.
LORD ILLINGWORTH

En faire partie, c’est tout bonnement assommant.


Mais ne pas en faire partie, c’est tout simplement une
tragédie. La bonne société est une chose nécessaire.
Aucun homme ne peut avoir de véritable succès en ce
monde s’il n’a pas les femmes pour le soutenir. Et ce
sont les femmes qui gouvernent la bonne société. Si vous
n’avez pas les femmes de votre côté, vous êtes ni.
Autant vous faire tout de suite avocat, agent de change,
ou journaliste.
GERALD

Ce doit être très di cile de comprendre les femmes,


non ?
LORD ILLINGWORTH

Il ne faut jamais essayer de les comprendre. Les


femmes sont des tableaux. Les hommes sont des
problèmes. Si vous voulez savoir ce qu’une femme veut
dire réellement… ce qui, entre parenthèses, est toujours
une entreprise dangereuse… regardez-la, mais ne
l’écoutez pas.
GERALD

Mais les femmes sont terriblement intelligentes, n’est-


ce pas ?
LORD ILLINGWORTH

On devrait toujours leur dire qu’elles le sont. Mais,


pour le philosophe, mon cher Gerald, les femmes sont le
triomphe de la matière sur l’esprit — au même titre que
les hommes représentent le triomphe de l’esprit sur la
(34)
morale .
GERALD

Comment se fait-il alors que les femmes aient tout ce


pouvoir que vous leur attribuez ?
LORD ILLINGWORTH

L’histoire des femmes est l’histoire de la pire forme


de tyrannie que le monde ait jamais connue. La tyrannie
des faibles sur les forts. C’est la seule tyrannie qui dure.
GERALD

Mais les femmes n’exercent-elles pas une in uence


qui conduit au ra nement ?
LORD ILLINGWORTH

Seule l’intelligence conduit au ra nement.


GERALD

Mais il y a di érentes sortes de femmes, n’est-ce pas ?


LORD ILLINGWORTH

Dans la bonne société, il n’y en a que deux : celles qui


mettent du fard et celles qui n’en mettent pas.
GERALD

Mais il y a bien des femmes vertueuses dans la bonne


société, non ?
LORD ILLINGWORTH

Beaucoup trop.
GERALD

Mais vous pensez que les femmes ne devraient pas


être vertueuses ?
LORD ILLINGWORTH

On ne devrait jamais le leur dire, toutes n’auraient de


cesse de devenir vertueuses. Les femmes ont une force
de volonté fascinante. Toutes les femmes sont des
rebelles, presque toujours en furieuse révolte contre
elles-mêmes.
GERALD

Vous n’avez jamais été marié, Lord Illingworth, n’est-


ce pas ?
LORD ILLINGWORTH

Les hommes se marient par lassitude ; les femmes par


curiosité. Les uns et les autres sont déçus.
GERALD

Mais vous ne pensez pas que l’on puisse être heureux


quand on est marié ?
LORD ILLINGWORTH

Parfaitement heureux. Mais le bonheur d’un homme


marié, mon cher Gerald, dépend des personnes qu’il n’a
pas épousées.
GERALD

Mais s’il est amoureux ?


LORD ILLINGWORTH

On devrait toujours être amoureux. C’est la raison


pour laquelle on ne devrait jamais se marier.
GERALD

L’amour est une chose absolument merveilleuse,


n’est-ce pas ?
LORD ILLINGWORTH

Quand on est amoureux, on commence par se


tromper soi-même. Et on nit par tromper les autres.
Voilà ce que le monde appelle une histoire d’amour.
Mais une vraie grande passion* est relativement rare à
notre époque. C’est le privilège de ceux qui n’ont rien à
faire. C’est là la seule utilité des classes oisives dans un
pays et la seule explication possible de notre existence à
nous, les Harford.
GERALD

Les Harford, Lord Illingworth ?


LORD ILLINGWORTH

C’est mon nom de famille. Vous devriez étudier le


(35)
registre de la noblesse , Gerald. C’est le seul livre que
devrait connaître par cœur un jeune homme qui débute
dans le monde, et c’est le meilleur ouvrage de ction
que les Anglais aient jamais écrit. Car maintenant,
Gerald, vous allez commencer avec moi une vie
entièrement nouvelle et je veux que vous sachiez
comment il faut vivre. (Mrs. Arbuthnot apparaît derrière
eux sur la terrasse.) Car le monde a été fait par des sots
pour qu’y vivent les sages !
Entrent, au fond côté jardin, Lady Hunstanton et
l’archidiacre Daubeny.
LADY HUNSTANTON

Ah ! vous voici, mon cher Lord Illingworth. Eh bien,


je suppose que vous venez d’expliquer à notre jeune ami
Gerald ce qui l’attend désormais, et de lui prodiguer un
grand nombre de bons conseils tout en fumant une
bonne cigarette.
LORD ILLINGWORTH
Lady Hunstanton, je lui ai donné les meilleurs
conseils et les meilleures cigarettes.
LADY HUNSTANTON

Je regrette de n’avoir pas été là pour vous écouter,


mais je suppose que désormais je suis trop vieille pour
apprendre. Sauf de vous, mon cher archidiacre, quand
vous parlez du haut de votre belle chaire. Mais je sais
toujours d’avance ce que vous allez dire, ce qui m’évite
d’être impressionnée. (Elle aperçoit Mrs. Arbuthnot.) Ah !
chère Mrs. Arbuthnot, venez vous joindre à nous. Venez,
ma chère. (Entre Mrs. Arbuthnot.) Gerald vient d’avoir
une longue conversation avec Lord Illingworth ; je suis
sûre que vous devez vous sentir très attée par la
tournure agréable que les choses ont prise pour lui.
Asseyons-nous. (Elles s’assoient.) Et comment avance
votre magni que broderie ?
MRS. ARBUTHNOT

Je continue à y travailler, Lady Hunstanton.


LADY HUNSTANTON

Mrs. Daubeny fait aussi un peu de broderie, n’est-ce


pas ?
L’ARCHIDIACRE

Autrefois, elle était très habile dans les travaux


(36)
d’aiguille, c’était une véritable Dorcas . Mais la
goutte a beaucoup engourdi ses doigts. Elle n’a pas
touché son métier à broder depuis neuf ou dix ans. Mais
elle a bien d’autres distractions. Par exemple, elle
s’intéresse beaucoup à sa santé.
LADY HUNSTANTON
Ah ! oui, c’est toujours une agréable distraction, n’est-
ce pas ? Voyons, de quoi parliez-vous, Lord Illingworth ?
Racontez-nous tout.
LORD ILLINGWORTH

J’étais sur le point d’expliquer à Gerald que le monde


a toujours ri de ses tragédies, c’est seulement ainsi qu’il
peut les supporter. En conséquence, tout ce que le
monde a traité sérieusement appartient au registre de la
comédie.
LADY HUNSTANTON

Là, je suis complètement perdue. C’est ce qui se


produit habituellement lorsque Lord Illingworth dit
quelque chose. Et la Société de secours aux êtres
(37)
humains est fort négligente. On ne me secourt
jamais. On me laisse sombrer. J’ai vaguement
l’impression, cher Lord Illingworth, que vous êtes
toujours du côté des pécheurs, et que, pour ma part,
j’essaie toujours d’être du côté des saints, mais c’est à
peu près tout ce que je comprends. Ce n’est peut-être
après tout que l’illusion d’une personne qui se noie.
LORD ILLINGWORTH

La seule di érence entre le saint et le pécheur, c’est


que le saint a un passé, tandis que le pécheur a un
avenir.
LADY HUNSTANTON

Ah ! en ce qui me concerne, je déclare forfait. Je ne


trouve pas un seul mot à répondre. Vous et moi, chère
Mrs. Arbuthnot, nous sommes en retard sur notre
époque. Nous n’arrivons pas à suivre Lord Illingworth.
Nous avons dû recevoir une éducation trop soignée,
malheureusement. Avoir été bien élevé est un sérieux
handicap, de nos jours. Cela vous ferme tant de
perspectives.
MRS. ARBUTHNOT

Je m’en voudrais de suivre Lord Illingworth dans


l’une de ses opinions.
LADY HUNSTANTON

Vous avez bien raison, ma chère.


Gerald hausse les épaules et jette un regard irrité
à sa mère. Entre Lady Caroline.
LADY CAROLINE

Jane, vous avez vu John quelque part ?


LADY HUNSTANTON

Ne vous inquiétez pas pour lui, ma chère. Il est avec


Lady Stut eld ; je les ai vus il y a quelques instants dans
le salon jaune. Ils ont l’air de fort bien s’entendre. Vous
n’allez pas repartir, Caroline ? Je vous en prie, asseyez-
vous.
LADY CAROLINE

Je crois que je ferais mieux d’aller m’occuper de


John.
Sort Lady Caroline.
LADY HUNSTANTON

C’est une erreur de porter tant d’attention aux


hommes. Et Caroline n’a vraiment pas de quoi
s’inquiéter. Lady Stut eld est toujours bien disposée.
Elle se montre indi éremment bien disposée à l’égard de
tout. C’est une excellente nature. (Entrent Sir John et
Mrs. Allonby.) Ah ! voilà Sir John ! Et avec
Mrs. Allonby ! Je suppose que c’est avec Mrs. Allonby
que je l’ai vu alors. Sir John, Caroline vous cherche
partout.
MRS. ALLONBY

Nous l’attendions dans le salon de musique, chère


Lady Hunstanton.
LADY HUNSTANTON

Ah ! mais oui ! le salon de musique, bien sûr ! Je


croyais que c’était le salon jaune, décidément, je
commence à perdre la mémoire. (À l’archidiacre :)
Mrs. Daubeny, elle, a une mémoire exceptionnelle, n’est-
ce pas ?
L’ARCHIDIACRE

Autrefois sa mémoire était infaillible, mais depuis sa


dernière attaque, elle se souvient surtout des
événements de sa petite enfance. Mais elle prend
beaucoup de plaisir à se replonger dans ses souvenirs,
beaucoup de plaisir.
Entrent Lady Stut eld et Mr. Kelvil.
LADY HUNSTANTON

Ah ! chère Lady Stut eld ! de quoi Mr. Kelvil vous a-


t-il entretenue ?
LADY STUTFIELD

(38)
Du bimétallisme , pour autant que je me
souvienne.
LADY HUNSTANTON

Du bimétallisme ! Est-ce vraiment un sujet


convenable ? Je sais bien que de nos jours, les gens
discutent de tout très librement. De quoi vous
entretenait Sir John, chère Mrs. Allonby ?
MRS. ALLONBY

De la Patagonie.
LADY HUNSTANTON

Vraiment ? Voilà un sujet fort lointain ! Mais très


instructif, je n’en doute pas.
MRS. ALLONBY

Sa conversation sur la Patagonie était très


intéressante. Les sauvages semblent avoir le même point
de vue que les gens civilisés sur presque tous les sujets.
Ils sont excessivement avancés.
LADY HUNSTANTON

Que savent-ils faire, Mrs. Allonby ?


MRS. ALLONBY

Apparemment tout.
LADY HUNSTANTON

Eh bien, voilà qui est fort réconfortant, mon cher


archidiacre, n’est-ce pas, de constater que la nature
humaine ne change pas ? Dans l’ensemble, le monde est
toujours le même, n’est-ce pas ?
LORD ILLINGWORTH

Le monde est simplement divisé en deux catégories :


ceux qui croient l’incroyable, comme par exemple le
public… et ceux qui créent l’improbable…
MRS. ALLONBY

Comme vous-même ?
LORD ILLINGWORTH

Oui ; je suis sans arrêt en train de m’étonner moi-


même. C’est la seule chose qui rende la vie digne d’être
vécue.
LADY STUTFIELD

Et qu’avez-vous fait récemment qui soit susceptible


de vous étonner ?
LORD ILLINGWORTH

J’ai découvert dans ma propre nature toutes sortes de


qualités admirables.
MRS. ALLONBY

Oh ! ne devenez pas parfait d’un seul coup. Faites-le


graduellement !
LORD ILLINGWORTH

Je n’ai pas la moindre intention de devenir parfait.


Du moins, j’espère que je ne le deviendrai pas. Ce serait
vraiment très ennuyeux. Les femmes nous aiment pour
nos défauts. Si nous en avons assez, elles nous
pardonneront tout un jour, jusqu’à notre immense
intelligence.
MRS. ALLONBY

Il est prématuré de nous demander de pardonner


qu’on nous étudie. Nous pardonnons qu’on nous adore ;
n’en attendez pas davantage de nous.
Entre Lord Alfred. Il va rejoindre Lady Stut eld.
LADY HUNSTANTON

Ah ! nous les femmes, nous devrions tout pardonner,


n’est-ce pas, chère Mrs. Arbuthnot ? Je suis sûre que
nous sommes d’accord sur ce point.
MRS. ARBUTHNOT

Non, Lady Hunstanton. Je pense qu’il y a beaucoup


de choses que les femmes ne devraient jamais
pardonner.
LADY HUNSTANTON

Quel genre de choses ?


MRS. ARBUTHNOT

La ruine de la vie d’une autre femme.


Elle s’éloigne lentement vers le fond de la scène.
LADY HUNSTANTON

Ah ! ces choses-là sont très tristes sans aucun doute.


Mais je crois qu’il existe d’admirables fondations où l’on
s’occupe des personnes de ce genre, et où on les ramène
dans le droit chemin. Pour ma part, et d’une façon
générale, je pense que le secret de la vie est de prendre
les choses avec beaucoup, beaucoup de détachement.
MRS. ALLONBY

Le secret de la vie est de n’avoir jamais un sentiment


qui soit malséant.
LADY STUTFIELD

Le secret de la vie est d’apprécier le plaisir d’être


horriblement, horriblement trompée.
MR. KELVIL

Le secret de la vie est de résister à la tentation,


Lady Stut eld.
LORD ILLINGWORTH

Il n’y a pas de secret de la vie. Le but de la vie, si elle


en a un, est seulement d’être toujours à la recherche de
tentations. Il n’y en a pas assez, tant s’en faut. Je passe
parfois un jour entier sans en rencontrer une. C’est
absolument e royable. On nit par devenir très inquiet
pour l’avenir.
LADY HUNSTANTON, en agitant son éventail dans
sa direction.
Je ne sais pas comment cela se fait, Lord Illingworth,
mais tout ce que vous avez dit aujourd’hui me semble
excessivement immoral. Je vous ai écouté avec
beaucoup d’intérêt.
LORD ILLINGWORTH

Toute pensée est immorale. Son essence même est la


destruction. Si vous pensez à quelque chose, vous la
tuez. Rien ne survit à la pensée.
LADY HUNSTANTON

Je ne comprends pas un mot, Lord Illingworth. Mais


je ne doute pas que tout cela soit parfaitement vrai.
Personnellement, j’ai très peu de choses à me reprocher
dans le domaine de la pensée. Je ne pense pas que les
femmes devraient penser trop. Les femmes devraient
penser avec modération, elles devraient tout faire avec
modération.
LORD ILLINGWORTH
La modération est une chose fatale, Lady Hunstanton.
Rien ne réussit mieux que l’excès.
LADY HUNSTANTON

J’espère que je me souviendrai de cette formule. Elle


sonne comme une maxime admirable. Mais pour ma
part, je commence à tout oublier. C’est un grand
malheur.
LORD ILLINGWORTH

C’est une de vos qualités les plus fascinantes,


Lady Hunstanton. Aucune femme ne devrait avoir de la
mémoire. La mémoire chez une femme est le premier
signe du manque d’élégance. On peut toujours, rien
qu’en voyant le chapeau d’une femme, juger si elle a de
la mémoire ou non.
LADY HUNSTANTON

Comme vous êtes charmant, cher Lord Illingworth !


Vous trouvez toujours dans le plus criant des défauts
une qualité très importante. Vous avez une conception
de la vie très réconfortante.
Entre Farquhar.
FARQUHAR

La voiture du révérend Daubeny !


LADY HUNSTANTON

Mon cher archidiacre ! Il n’est que 10 heures et


demie.
L’ARCHIDIACRE, se levant.
Je m’en excuse mais je dois vous quitter,
Lady Hunstanton. La nuit du mardi est toujours une nuit
di cile pour Mrs. Daubeny.
LADY HUNSTANTON, se levant.
Alors, je ne vous retiens pas, allez la rejoindre. (Elle
l’accompagne vers la porte.) J’ai dit à Farquhar de mettre
deux perdrix dans votre voiture. Cela fera peut-être
plaisir à Mrs. Daubeny.
L’ARCHIDIACRE

C’est très aimable à vous, mais désormais


Mrs. Daubeny ne peut plus prendre d’aliment solide. Elle
ne se nourrit plus que de gelées. Mais elle garde une
bonne humeur étonnante, une bonne humeur étonnante.
Elle ne se plaint jamais de rien.
Il sort avec Lady Hunstanton.
MRS. ALLONBY, s’approchant de Lord Illingworth.
La lune est belle ce soir.
LORD ILLINGWORTH

Allons la contempler. Contempler tout ce qui est


inconstant est une chose agréable de nos jours.
MRS. ALLONBY

Vous avez toujours votre miroir.


LORD ILLINGWORTH

Il est cruel. Il ne me montre que mes rides.


MRS. ALLONBY

Le mien se conduit mieux. Il ne me dit jamais la


vérité.
LORD ILLINGWORTH
Alors, c’est qu’il est amoureux de vous.
Sortent Sir John, Lady Stut eld, Mr. Kelvil et
Lord Alfred.
GERALD, à Lord Illingworth.
Puis-je vous accompagner ?
LORD ILLINGWORTH

Je vous en prie, mon cher enfant.


Il se dirige vers la porte avec Mrs. Allonby et
Gerald.
Lady Caroline entre, jette un coup d’œil rapide à
la ronde et ressort dans la direction opposée à celle
prise par Sir John et Lady Stut eld.
MRS. ARBUTHNOT

Gerald !
GERALD

Qu’y a-t-il, mère ?


Lord Illingworth sort avec Mrs. Allonby.
MRS. ARBUTHNOT

Il se fait tard. Rentrons à la maison.


GERALD

Ma chère mère ! Restons encore un peu.


Lord Illingworth est si charmant, et, à propos, mère, j’ai
une grande surprise pour vous. Nous partons pour l’Inde
à la n de ce mois.
MRS. ARBUTHNOT

Rentrons à la maison.
GERALD

Si vous y tenez vraiment, je vous obéis, mère, mais je


dois d’abord dire au revoir à Lord Illingworth. Je suis à
vous dans cinq minutes.
Il sort.
MRS. ARBUTHNOT

Qu’il me quitte s’il veut, mais pas pour partir avec


lui… pas pour partir avec lui ! Je ne pourrais pas
supporter cela.
Elle se met à marcher de long en large. Entre
Hester.
HESTER

Quelle merveilleuse soirée, n’est-ce pas,


Mrs. Arbuthnot ?
MRS. ARBUTHNOT

Vous trouvez ?
HESTER

Mrs. Arbuthnot, j’aimerais que nous soyons amies.


Vous êtes si di érente des autres femmes qui sont ici.
Quand vous êtes entrée dans le salon ce soir, d’une
certaine façon, vous avez apporté avec vous le sens de
ce qui est bon et pur dans la vie. Je venais de me
comporter comme une sotte. Il y a des choses qu’il est
bon de dire, mais il arrive qu’on ne les dise pas au bon
moment et aux bonnes personnes.
MRS. ARBUTHNOT

J’ai entendu ce que vous avez dit. Je suis d’accord


avec vous, Miss Worsley.
HESTER

Je ne savais pas que vous aviez entendu. Mais je


savais que vous seriez d’accord avec moi. Une femme
qui a péché doit être châtiée, n’est-ce pas ?
MRS. ARBUTHNOT

Oui.
HESTER

On ne devrait pas lui permettre de fréquenter les


hommes et les femmes de bien ?
MRS. ARBUTHNOT

On ne devrait pas.
HESTER

Et l’homme devrait être châtié de la même façon ?


MRS. ARBUTHNOT

De la même façon. Mais les enfants, s’il y a des


enfants, doivent-ils aussi être châtiés de la même façon ?
HESTER

Oui, il est juste que les péchés des parents retombent


(39)
sur les enfants . C’est une loi juste, c’est la loi de
Dieu.
MRS. ARBUTHNOT

C’est une des plus terribles lois de Dieu.


Elle s’éloigne vers la cheminée.
HESTER

Vous êtes triste à l’idée de voir partir votre ls,


Mrs. Arbuthnot ?
MRS. ARBUTHNOT

Oui.
HESTER

Êtes-vous d’accord pour qu’il parte avec


Lord Illingworth ? Bien sûr, il y a la situation, sans
aucun doute, et puis l’argent, mais la situation et
l’argent ne sont pas tout, n’est-ce pas ?
MRS. ARBUTHNOT

Ils ne sont rien : ils n’apportent que le malheur.


HESTER

Alors pourquoi laissez-vous votre ls partir avec lui ?


MRS. ARBUTHNOT

C’est ce qu’il souhaite, lui.


HESTER

Mais si vous lui demandiez de rester, n’accepterait-il


pas ?
MRS. ARBUTHNOT

Il est fermement décidé à partir.


HESTER

Il ne pourrait rien vous refuser. Il vous aime trop.


Demandez-lui de rester. Permettez-moi de vous
l’envoyer. Il est sur la terrasse en ce moment avec
Lord Illingworth. Je les ai entendus rire ensemble quand
j’ai traversé le salon de musique.
MRS. ARBUTHNOT
Ne vous donnez pas cette peine, Miss Worsley, je
peux attendre. Cela n’a pas d’importance.
HESTER

Non, je vais lui dire que vous voulez qu’il vienne. Je


vous en prie… demandez-lui de rester.
Hester sort.
MRS. ARBUTHNOT

Il ne viendra pas… je sais qu’il ne viendra pas.


Entre Lady Caroline. Elle jette un coup d’œil
inquiet à la ronde. Entre Gerald.
LADY CAROLINE

Mr. Arbuthnot, puis-je vous demander si vous avez vu


Sir John quelque part sur la terrasse ?
GERALD

Non, Lady Caroline, il n’est pas sur la terrasse.


LADY CAROLINE

Comme c’est curieux ! Il est temps pour lui d’aller se


coucher.
Sort Lady Caroline.
GERALD

Chère mère, excusez-moi, je vous ai fait attendre.


J’avais oublié ma promesse. Je suis si heureux ce soir,
mère ; jamais je n’ai été aussi heureux.
MRS. ARBUTHNOT

À la perspective de partir ?
GERALD
Ne dites pas les choses comme cela, mère. Bien sûr
que je suis triste de vous quitter, car en n, vous êtes la
meilleure mère qui soit au monde. Mais après tout,
comme le dit Lord Illingworth, il est impossible de vivre
dans un endroit comme Wrockley. Vous, cela ne vous
gêne pas. Mais moi, je suis ambitieux ; je veux plus, je
veux faire carrière. Je veux faire quelque chose qui vous
rendra ère de moi, et Lord Illingworth va m’y aider, il
va tout faire pour moi.
MRS. ARBUTHNOT

Gerald, ne partez pas avec Lord Illingworth. Je vous


conjure de ne pas partir. Gerald, je vous en supplie !
GERALD

Mère, comme vous êtes changeante. On dirait qu’à


aucun moment vous ne savez ce que vous voulez. Il y a
une heure et demie, dans le salon, vous avez accepté
tout ce projet ; maintenant, vous faites volte-face, vous
avancez des objections, et vous essayez de me
contraindre à renoncer à l’unique chance de ma vie.
Oui, mon unique chance. Vous savez bien qu’on ne
rencontre pas tous les jours des hommes comme
Lord Illingworth, vous le savez, mère ? Je trouve étrange
qu’au moment où s’o re à moi une aubaine
extraordinaire, la seule personne qui place des obstacles
sur mon chemin soit ma propre mère. D’autre part, vous
le savez, mère, j’aime Hester Worsley. Qui pourrait
s’empêcher de l’aimer ? Je l’aime plus que je ne vous l’ai
dit, beaucoup plus. Et si j’avais une situation, si j’avais
des perspectives d’avenir, je pourrais… je pourrais lui
demander de… Voyons, est-ce que vous ne comprenez
pas, mère, ce que cela représente pour moi d’être le
secrétaire de Lord Illingworth ? Commencer comme
cela, c’est avoir une carrière toute tracée… une carrière
devant soi… une carrière qui vous attend. Si j’étais le
secrétaire de Lord Illingworth, je pourrais demander à
Hester d’être ma femme. Si je reste un pauvre employé
de banque avec des appointements de cent livres par an,
ce serait une impertinence.
MRS. ARBUTHNOT

Je crains que vous ne puissiez rien espérer du côté de


Miss Worsley. Je connais ses idées sur la vie. Elle vient
de me les exposer.
Un silence.
GERALD

Alors il me reste de toute façon mon ambition. Elle


existe… heureusement que je l’ai ! Cette ambition, mère,
vous avez toujours essayé de l’écraser, n’est-ce pas ?
Vous m’avez dit que le monde est un lieu de perdition,
que la réussite ne mérite pas qu’on la recherche, que la
bonne société est frivole, et que sais-je encore… Eh bien,
mère, je n’en crois rien. Je crois à la beauté du monde.
Je crois au charme de la bonne société. Je crois que la
réussite mérite qu’on la recherche. Vous vous êtes
trompée dans tout ce que vous m’avez enseigné, mère,
trompée de bout en bout. Lord Illingworth est un
homme qui a réussi. C’est un homme à la mode. C’est un
homme qui vit dans le monde et pour lui. Eh bien, je
donnerai n’importe quoi pour ressembler à
Lord Illingworth.
MRS. ARBUTHNOT

Et moi, j’aimerais mieux vous voir mort.


GERALD

Mère, qu’avez-vous contre Lord Illingworth ? Dites-le-


moi… dites-le-moi franchement. Qu’y a-t-il ?
MRS. ARBUTHNOT

C’est un homme immoral.


GERALD

En quoi est-il immoral ? Je ne comprends pas ce que


vous voulez dire.
MRS. ARBUTHNOT

Je vais vous le dire.


GERALD

J’imagine que vous le trouvez immoral parce qu’il ne


croit pas aux mêmes valeurs que vous. Eh bien, mère,
les hommes sont di érents des femmes. Il est naturel
qu’ils aient des points de vue di érents.
MRS. ARBUTHNOT

Ce n’est pas ce que croit Lord Illingworth, ou ce qu’il


ne croit pas, qui fait de lui un homme immoral. C’est ce
qu’il est.
GERALD

Mère, s’agit-il de quelque chose que vous savez sur


lui ? Que savez-vous réellement ?
MRS. ARBUTHNOT

Oui, c’est quelque chose que je sais.


GERALD

Quelque chose dont vous êtes tout à fait sûre ?


MRS. ARBUTHNOT

Tout à fait sûre.


GERALD

Depuis combien de temps le savez-vous ?


MRS. ARBUTHNOT

Depuis vingt ans.


GERALD

Est-il juste de revenir vingt ans en arrière dans la vie


d’un homme ? Qu’avez-vous, qu’ai-je à voir avec la
jeunesse de Lord Illingworth ? En quoi cela nous
concerne-t-il ?
MRS. ARBUTHNOT

Ce que cet homme a été, il l’est encore maintenant, et


le sera toujours.
GERALD

Mère, dites-moi ce qu’a fait Lord Illingworth. S’il a


commis quelque chose de honteux, je ne partirai pas
avec lui. Vous me connaissez su samment pour en être
convaincue ?
MRS. ARBUTHNOT

Gerald, venez près de moi. Tout près de moi, comme


vous le faisiez quand vous étiez petit garçon, quand vous
étiez le petit garçon de maman. (Gerald s’assied à côté de
sa mère. Elle lui passe les doigts dans les cheveux, elle lui
caresse les mains.) Gerald, il était une fois une jeune lle,
qui était très jeune, elle avait à peine dix-huit ans à
l’époque. George Harford — c’est ainsi que s’appelait
alors Lord Illingworth — George Harford la rencontra.
Elle ne connaissait rien de la vie. Lui… il savait tout. Il
se t aimer de cette jeune lle. Il se t tellement aimer
d’elle qu’un beau matin elle quitta avec lui la maison de
son père. Elle l’aimait tellement, et il avait promis de
l’épouser ! Il lui avait fait la promesse solennelle de
l’épouser, et elle l’avait cru. Elle était très jeune, et… et
très ignorante de la réalité de la vie. Mais lui, il reportait
le mariage de semaine en semaine, puis de mois en
mois. Pourtant elle ne cessait pas de lui faire con ance.
Elle l’aimait. Avant la naissance de son enfant — car elle
eut un enfant de lui — elle le supplia pour le bien de
l’enfant de l’épouser, pour que l’enfant ait un nom, pour
que son péché à elle ne retombe pas sur cet enfant, qui
était innocent. Il refusa. Après la naissance de l’enfant,
elle le quitta, emportant son enfant avec elle, et sa vie
fut brisée, et son âme fut brisée, et tout ce qu’il y avait
en elle de doux et de bon et de pur fut également brisé.
Elle sou rit terriblement… elle sou re encore
aujourd’hui. Elle sou rira toujours. Pour elle, il n’y a
point de joie, point de paix, point de rédemption. C’est
une femme qui traîne une chaîne derrière elle comme
une coupable. C’est une femme qui porte un masque,
comme une lépreuse. Même le feu ne peut la puri er.
L’eau ne peut apaiser son tourment. Rien ne peut la
guérir ! aucun calmant ne lui donnera le sommeil ! il
n’est pas de pavot qui lui portera l’oubli ! Elle est
perdue ! C’est une âme perdue !… Voilà pourquoi je dis
que Lord Illingworth est un homme immoral. Voilà
pourquoi je ne veux pas que mon ls parte avec lui.
GERALD

Ma chère mère, tout cela semble, bien sûr,


extrêmement tragique. Mais permettez-moi de dire que
la jeune lle était aussi responsable que Lord
Illingworth… Après tout, est-ce qu’une jeune lle
vraiment honnête, une jeune lle pleine de sentiments
honnêtes, s’en irait de chez elle avec un homme auquel
elle n’est pas mariée, et vivrait avec lui comme si elle
était sa femme ? Aucune jeune lle honnête ne le ferait.
MRS. ARBUTHNOT, après un silence.
Gerald, je retire toutes mes objections. Vous êtes libre
de partir avec Lord Illingworth où et quand vous
voudrez.
GERALD

Chère mère, je savais que vous ne vous mettriez pas


en travers de ma route. Vous êtes la meilleure femme
que Dieu ait créée. Quant à Lord Illingworth, je ne le
crois pas capable de quoi que ce soit d’infâme ou de vil.
Je ne peux pas croire cela de lui… je ne peux pas.
HESTER, au-dehors.
Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
Entre Hester terrorisée, elle se précipite vers
Gerald et se jette dans ses bras.
HESTER

Oh ! protégez-moi… protégez-moi de lui !


GERALD

De qui ?
HESTER

Il m’a outragée ! terriblement outragée ! Protégez-


moi !
GERALD

Qui ? Qui a osé… ?


Lord Illingworth entre au fond de la scène.
Hester se dégage des bras de Gerald et pointe le
doigt vers lui.
GERALD, absolument hors de lui, ivre de rage et
d’indignation.
Lord Illingworth, vous avez outragé l’être le plus pur
qui soit sur cette terre, un être aussi pur que ma propre
mère. Vous avez outragé la femme que j’aime le plus au
monde avec ma propre mère. Aussi vrai qu’il y a un
Dieu au Ciel, je vais vous tuer !
MRS. ARBUTHNOT, s’élançant à travers la scène et
l’arrêtant.
Non ! non !
GERALD, la repoussant.
Ne me retenez pas, mère. Ne me retenez pas… je vais
le tuer !
MRS. ARBUTHNOT

Gerald !
GERALD

Lâchez-moi, je vous dis !


MRS. ARBUTHNOT

Arrêtez, Gerald, arrêtez ! C’est votre père !


Gerald saisit les mains de sa mère et la regarde
droit dans les yeux. De honte, elle se laisse tomber
lentement sur le sol. Hester se glisse furtivement
jusqu’à la porte. Lord Illingworth fronce le sourcil
et se mord les lèvres. Au bout d’un moment, Gerald
relève sa mère, l’entoure de son bras, et la conduit
hors de la pièce.
ACTE IV

Décor : le salon de la maison de Mrs. Arbuthnot à


Wrockley. Au fond, une grande baie vitrée ouverte donne
sur le jardin. Portes au coin côté cour et au coin côté jardin.
Gerald Arbuthnot écrit à une table.
Entre Alice côté cour, suivie de Lady Hunstanton et de
Mrs. Allonby.

ALICE

Lady Hunstanton et Mrs. Allonby.


Elle sort côté jardin.
LADY HUNSTANTON

Bonjour, Gerald.
GERALD, se levant.
Bonjour, Lady Hunstanton. Bonjour, Mrs. Allonby.
LADY HUNSTANTON, s’asseyant.
Nous sommes venues prendre des nouvelles de votre
chère mère, Gerald. J’espère qu’elle va mieux ?
GERALD

Ma mère n’est pas encore descendue, Lady


Hunstanton.
LADY HUNSTANTON
Oh, il faisait, je le crains, une trop forte chaleur pour
elle hier soir. Il devait y avoir de l’orage dans l’air. Ou
peut-être était-ce la musique. La musique rend si
romantique… en tout cas, elle porte toujours sur les
nerfs.
MRS. ALLONBY

Cela revient au même, de nos jours.


LADY HUNSTANTON

Je suis si contente de ne pas savoir ce que vous


voulez dire, ma chère. Je crains que ce soit quelque
chose de déplacé. Ah, je vois que vous examinez le joli
salon de Mrs. Arbuthnot. C’est charmant, n’est-ce pas, et
un petit peu démodé ?
MRS. ALLONBY, inspectant la pièce à travers sa
lorgnette.
Il a tout du petit intérieur anglais qui respire le
bonheur.
LADY HUNSTANTON

Vous avez exactement les mots qu’il faut, ma chère ;


ils décrivent exactement la chose. Dans tous les objets
qui vous entourent, Gerald, on sent la bonne in uence
qu’exerce votre mère.
MRS. ALLONBY

Lord Illingworth dit que toute in uence est mauvaise,


mais qu’une bonne in uence est ce qu’il y a de pire au
monde.
LADY HUNSTANTON
Quand Lord Illingworth connaîtra un peu mieux
Mrs. Arbuthnot, il changera d’avis. Il faut absolument
que je l’amène ici.
MRS. ALLONBY

J’aimerais voir Lord Illingworth dans un petit


intérieur anglais qui respire le bonheur.
LADY HUNSTANTON

Cela lui ferait beaucoup de bien, ma chère. De nos


jours, la plupart des femmes à Londres ne semblent
meubler leur appartement qu’avec des orchidées, des
étrangers, et des romans français. Mais ici, nous sommes
dans le salon d’une sainte pleine de douceur. Des eurs
simples, fraîchement coupées, des livres qui n’ont rien
de choquant, des tableaux que l’on peut regarder sans
rougir.
MRS. ALLONBY

Mais moi j’aime bien rougir.


LADY HUNSTANTON

Eh bien, il y a beaucoup à dire sur l’art de rougir, si


on sait le faire au bon moment. Ce pauvre cher
Hunstanton me disait toujours que je ne rougissais pas
assez souvent. Il faut dire qu’il était si di cile. Il n’a
jamais voulu me laisser faire la connaissance de ses
amis, à l’exception de ceux qui avaient plus de soixante-
dix ans, comme ce pauvre Lord Ashton, qui, entre
parenthèses, a comparu par la suite devant le tribunal
des divorces. Une bien triste a aire.
MRS. ALLONBY
J’apprécie la compagnie des hommes de plus de
soixante-dix ans. Ils vous o rent toujours l’attachement
d’une vie entière. Je trouve que soixante-dix ans est
l’âge idéal pour un homme.
LADY HUNSTANTON

Elle est vraiment incorrigible, vous ne trouvez pas,


Gerald ? À propos, Gerald, j’espère que votre chère mère
viendra désormais me voir plus souvent. Vous et
Lord Illingworth, vous allez partir tout de suite, n’est-ce
pas ?
GERALD

J’ai renoncé à être le secrétaire de Lord Illingworth.


LADY HUNSTANTON

J’espère bien que non, Gerald ! Ce serait totalement


déraisonnable de votre part. Quelle raison avez-vous
pour cela ?
GERALD

Je ne crois pas que j’aie les qualités requises pour ce


poste.
MRS. ALLONBY

Moi, j’aimerais bien que Lord Illingworth me


demande d’être son secrétaire. Mais il dit que je ne suis
pas assez sérieuse.
LADY HUNSTANTON

Ma chère, vous ne devez pas parler sur ce ton-là dans


cette maison. Mrs. Arbuthnot ignore tout de la société
pervertie dans laquelle nous vivons tous. Elle refuse d’en
faire partie. Elle est bien trop vertueuse. Je considère
qu’elle m’a fait un grand honneur en me rendant visite
hier soir. Sa présence a donné à la soirée une réelle
atmosphère de respectabilité.
MRS. ALLONBY

Ah, c’est sûrement ce qui vous a fait croire qu’il y


avait de l’électricité dans l’air.
LADY HUNSTANTON

Ma chère, comment pouvez-vous dire cela ? Il n’y a


pas le moindre rapport entre les deux choses. Mais
sincèrement, Gerald, que voulez-vous dire quand vous
prétendez que vous n’avez pas les qualités requises pour
ce poste ?
GERALD

Les idées de Lord Illingworth sur la vie et les miennes


sont trop di érentes.
LADY HUNSTANTON

Mais, mon cher Gerald, à votre âge, vous ne devriez


pas avoir des idées sur la vie. Elles sont tout à fait
déplacées. En ce domaine, il faut se laisser guider par les
autres. Lord Illingworth vous a fait une proposition des
plus atteuses, et en voyageant avec lui, vous verriez le
monde… du moins ce qu’il est convenable d’en
regarder… sous les meilleurs auspices possibles, vous
vivriez avec tous les gens comme il faut, ce qui est si
important à ce moment capital de votre carrière.
GERALD

Je ne veux pas voir le monde : j’en ai vu assez.


MRS. ALLONBY
J’espère que vous ne pensez pas que vous avez épuisé
la vie, Mr. Arbuthnot. Quand un homme dit cela, on sait
que c’est la vie qui l’a épuisé.
GERALD

Je n’ai pas envie de quitter ma mère.


LADY HUNSTANTON

Voyons, Gerald, c’est de la pure paresse de votre part.


Ne pas quitter votre mère ! Si j’étais votre mère,
j’insisterais pour que vous partiez.
Alice entre côté jardin.
ALICE

Mrs. Arbuthnot vous présente ses respects, milady,


mais elle a très mal à la tête, et ne peut voir personne ce
matin.
Elle sort côté cour.
LADY HUNSTANTON, se levant.

Très mal à la tête ! J’en suis vraiment navrée ! Vous


pourrez peut-être l’amener à Hunstanton cet après-midi,
si elle va mieux, Gerald.
GERALD

Malheureusement, ce ne sera pas possible cet après-


midi, Lady Hunstanton.
LADY HUNSTANTON

Eh bien alors, demain. Si vous aviez un père, Gerald,


il ne vous laisserait pas gâcher votre vie ici. Il vous
enverrait tout de suite auprès de Lord Illingworth. Mais
les mères sont si faibles. Elles cèdent à leurs ls dans
tous les domaines. Chez nous, c’est toujours le cœur qui
parle, toujours le cœur. Venez, ma chère, je dois passer
au presbytère pour prendre des nouvelles de
Mrs. Daubeny qui, je le crains, est loin d’être en bonne
santé. C’est étonnant de voir à quel point l’archidiacre
tient le coup, tout à fait étonnant. C’est le plus
compatissant des maris. Un mari modèle. Au revoir,
Gerald, transmettez ma plus tendre a ection à votre
mère.
MRS. ALLONBY

Au revoir, Mr. Arbuthnot.


GERALD

Au revoir.
Sortent Lady Hunstanton et Mrs. Allonby.
Gerald s’assied et relit sa lettre.
GERALD

De quel nom puis-je signer ? Moi qui n’ai droit à


aucun nom.
Il signe la lettre, la met dans l’enveloppe, écrit
l’adresse et s’apprête à la cacheter lorsque s’ouvre
la porte située dans le coin côté jardin, tandis que
Mrs. Arbuthnot entre. Gerald pose la cire à
cacheter. Mère et ls se regardent.
LADY HUNSTANTON, par la baie vitrée du fond.
Encore au revoir, Gerald. Nous prenons le raccourci à
travers votre joli jardin. Surtout rappelez-vous le conseil
que je vous ai donné… partez tout de suite avec
Lord Illingworth.
MRS. ALLONBY

Au revoir*, Mr. Arbuthnot. Pensez à me rapporter


quelque chose de joli de vos voyages… mais pas un
foulard indien… sous aucun prétexte un foulard indien.
Elles sortent.
GERALD

Mère, je viens de lui écrire.


MRS. ARBUTHNOT

À qui ?
GERALD

À mon père. Je lui ai écrit pour lui dire de venir ici à


4 heures cet après-midi.
MRS. ARBUTHNOT

Non, il ne viendra pas ici. Il ne franchira pas le seuil


de ma maison.
GERALD

Il faut qu’il vienne.


MRS. ARBUTHNOT

Gerald, si vous devez partir avec Lord Illingworth,


partez tout de suite. Partez avant que cela ne me tue ;
mais ne me demandez pas de le revoir.
GERALD

Mère, vous ne comprenez pas. Rien au monde ne


pourrait m’inciter à partir avec Lord Illingworth, ou à
vous quitter. À coup sûr vous me connaissez assez pour
savoir cela. Non, je lui ai écrit pour lui dire…
MRS. ARBUTHNOT

Que pouvez-vous avoir à lui dire ?


GERALD

Mère, vous ne devinez pas ce que j’ai écrit dans cette


lettre ?
MRS. ARBUTHNOT

Non.
GERALD

Je suis sûr que si, mère. Ré échissez, ré échissez à ce


qui doit être fait, maintenant, tout de suite, dans les
jours qui viennent.
MRS. ARBUTHNOT

Il n’y a rien à faire.


GERALD

J’ai écrit à Lord Illingworth pour lui dire qu’il doit


vous épouser.
MRS. ARBUTHNOT

M’épouser ?
GERALD

Mère, je veux l’obliger à le faire. Il faut qu’il répare le


mal qu’il vous a fait. Il faut qu’il expie. Mère, la justice
est peut-être lente, mais elle nit par advenir. Dans
quelques jours, vous serez l’épouse légitime de
Lord Illingworth.
MRS. ARBUTHNOT

Mais, Gerald…
GERALD

J’insisterai pour qu’il le fasse. Je saurai l’y


contraindre ; il n’osera pas refuser.
MRS. ARBUTHNOT

Mais, Gerald, c’est moi qui refuse. Je ne veux pas


épouser Lord Illingworth.
GERALD

Vous ne voulez pas l’épouser ? Mère !


MRS. ARBUTHNOT

Je ne veux pas l’épouser.


GERALD

Mais vous ne comprenez pas : c’est dans votre intérêt


que je parle, nullement dans le mien. Ce mariage, ce
mariage nécessaire, ce mariage qui pour des raisons
évidentes doit inévitablement avoir lieu ne me sera
d’aucun secours. Il ne me donnera pas un nom que j’aie
véritablement le droit de porter. Mais ce sera à coup sûr
quelque chose d’important pour vous, ma mère, de
devenir, même tardivement, l’épouse de l’homme qui est
mon père. N’est-ce pas que ce sera quelque chose
d’important ?
MRS. ARBUTHNOT

Je ne veux pas l’épouser.


GERALD

Mère, il le faut.
MRS. ARBUTHNOT
Je ne veux pas. Vous parlez de réparation pour le mal
qu’il m’a fait. Quelle réparation peut m’être faite ? Il n’y
a pas de réparation possible : je suis déshonorée ; il ne
l’est pas. C’est tout. C’est l’histoire banale d’un homme
et d’une femme, telle qu’elle se produit souvent, telle
qu’elle se produit toujours. Et la n de l’histoire est la
n habituelle. La femme sou re. L’homme s’en va libre.
GERALD

Je ne sais pas si c’est la n habituelle, mère ; j’espère


que non. Mais votre vie, en tout cas, ne nira pas
comme cela. L’homme va réparer ce qu’il est possible de
réparer. Cela ne su t pas. Cela n’e ace pas le passé, je
le sais. Mais au moins, cela rend l’avenir meilleur,
meilleur pour vous, mère.
MRS. ARBUTHNOT

Je refuse d’épouser Lord Illingworth.


GERALD

S’il venait vous trouver lui-même pour vous


demander d’être son épouse, vous lui donneriez une
réponse di érente. Souvenez-vous qu’il est mon père.
MRS. ARBUTHNOT

S’il venait de lui-même, ce qu’il ne fera pas, ma


réponse serait la même. Souvenez-vous que je suis votre
mère.
GERALD

Mère, en parlant de la sorte, vous me rendez la tâche


a reusement di cile ; et je ne comprends pas pourquoi
vous ne voulez pas considérer cette a aire du point de
vue qui est le bon, du seul point de vue qui vaille. C’est
pour enlever toute amertume de votre vie, pour enlever
l’ombre qui recouvre votre nom, que ce mariage doit
avoir lieu. Il n’y a pas d’autre solution ; et après le
mariage, vous et moi pourrons partir ensemble. Mais le
mariage doit avoir lieu d’abord. C’est un devoir que
vous devez non seulement à vous-même, mais aussi à
toutes les autres femmes… oui, à toutes les autres
femmes au monde, pour qu’il n’en trahisse pas d’autres.
MRS. ARBUTHNOT

Je ne dois rien aux autres femmes. Il n’y en a pas une


seule qui puisse me porter secours. Il n’y a pas une seule
femme au monde à qui je pourrais demander de la pitié,
si j’étais prête à l’accepter, ou de la sympathie, si je
parvenais à la gagner. Les femmes sont dures pour les
femmes. Cette jeune lle hier soir, malgré sa bonté, a
quitté furtivement le salon comme si j’étais une
pestiférée. Elle avait raison. Je suis une pestiférée.
Pourtant mes fautes m’appartiennent, et je les porterai
seule. Il faut que je les porte seule. Qu’est-ce que les
femmes qui n’ont pas péché ont à voir avec moi, ou moi
avec elles ? Nous ne saurions nous comprendre.
Hester entre derrière eux.
GERALD

Je vous supplie de faire ce que je vous demande.


MRS. ARBUTHNOT

Quel ls a jamais demandé à sa mère de faire un


sacri ce aussi abominable ? Aucun.
GERALD
Quelle mère a jamais refusé d’épouser le père de son
propre enfant ? Aucune.
MRS. ARBUTHNOT

Alors je serai la première. Je ne l’épouserai pas.


GERALD

Mère, vous croyez en Dieu, et vous m’avez appris


également à croire en Dieu. Eh bien, votre religion, cette
religion que vous m’avez apprise quand j’étais petit, elle
doit sûrement vous dire, mère, que j’ai raison. Vous le
savez, vous le sentez.
MRS. ARBUTHNOT

Je ne sais rien du tout. Je ne sens rien du tout, et je


n’irai pas devant l’autel de Dieu demander à Dieu de
bénir le hideux simulacre d’un mariage entre moi et
George Harford. Je ne prononcerai pas les paroles que
l’Église nous demande de prononcer. Non, je ne les dirai
pas. Comment oserais-je ? Comment pourrais-je jurer
d’aimer l’homme que je déteste, d’honorer celui qui vous
a apporté le déshonneur, d’obéir à celui qui, parce qu’il
était le maître, m’a contrainte à pécher ? Non, le
mariage est un sacrement destiné à ceux qui s’aiment. Il
n’est pas fait pour les gens comme lui ou comme moi.
Gerald, a n de vous épargner les sarcasmes et les injures
du monde, j’ai menti au monde. Pendant vingt ans j’ai
menti au monde. Je ne pouvais pas lui dire la vérité. Qui
le peut jamais ? Mais même dans mon intérêt, je ne
mentirai pas à Dieu, et cela en présence de Dieu. Non,
Gerald, aucune cérémonie religieuse ou civile ne pourra
jamais me lier à George Harford. Je suis peut-être déjà
trop liée à celui qui, tout en me dépouillant, m’a laissée
plus riche, si bien que dans le bourbier de ma vie j’ai
trouvé la perle précieuse, ou ce qui, je l’ai cru, le
deviendrait un jour.
GERALD

À présent, c’est moi qui ne vous comprends pas.


MRS. ARBUTHNOT

Les hommes ne comprennent pas ce qu’est une


(40)
mère . Je ne suis pas di érente des autres femmes,
sinon par le mal que l’on m’a fait et par le mal que j’ai
fait, sinon par mon très lourd châtiment et ma grande
disgrâce. Et cependant pour vous mettre au monde, j’ai
dû regarder la mort en face. Pour vous élever, j’ai dû
lutter avec elle. La mort a lutté avec moi pour vous
prendre. Toutes les femmes sont obligées de combattre
la mort pour garder leurs enfants. La mort, qui n’a pas
d’enfant, cherche à nous enlever les nôtres. Gerald,
quand vous étiez nu, je vous ai habillé, quand vous
(41)
aviez faim, je vous ai donné à manger . Nuit et jour
durant ce long hiver, je me suis occupée de vous. Nulle
tâche n’est trop méprisable, nul soin n’est trop vil pour
l’être que nous aimons, nous les femmes… et combien,
moi, je vous aimais ! Hannah n’aima pas Samuel
(42)
davantage . Et vous aviez besoin d’amour, car vous
étiez faible, et seul l’amour a pu vous garder en vie. Seul
l’amour peut garder quelqu’un en vie. Et les garçons
sont souvent insouciants et sans le vouloir nous font
sou rir, et nous, nous nous imaginons toujours que,
lorsqu’ils parviendront à l’âge d’homme et qu’ils nous
connaîtront mieux, ils s’acquitteront de leur dette envers
nous. Mais il n’en va pas ainsi. Le monde nous les
arrache, et ils se font des amis avec qui ils sont plus
heureux qu’avec nous, ils ont des divertissements dont
nous sommes exclues, et des intérêts qui ne sont pas les
nôtres ; et ils sont souvent injustes envers nous, car,
lorsqu’ils trouvent la vie amère, c’est nous qu’ils en
accusent, et quand ils la trouvent douce, nous ne
goûtons pas sa douceur avec eux… Vous vous êtes fait
beaucoup d’amis, vous êtes allé chez eux, et vous étiez
plein de joie en leur compagnie, pendant que moi, qui
connaissais mon secret, je n’osais pas vous suivre, je
demeurais à la maison, je fermais la porte et, loin du
soleil, je restais assise dans le noir. Que serais-je allée
faire dans des maisons honnêtes ? Mon passé était
toujours avec moi… Et vous, vous pensiez que je
n’aimais pas les choses agréables de la vie. Au contraire,
je mourais d’envie de les connaître, mais je n’osais pas
les toucher, il me semblait que je n’en avais pas le droit.
Vous pensiez que j’étais plus heureuse à travailler au
milieu des pauvres. Vous vous imaginiez que c’était ma
mission. Il n’en était rien, mais où pouvais-je aller ? Les
malades ne demandent pas si la main qui lisse leur
oreiller est pure, et qu’importe aux mourants si les
lèvres qui touchent leur front ont connu le baiser du
péché. C’est à vous que je pensais pendant tout ce
temps ; je leur donnais l’amour dont vous n’aviez pas
besoin ; je leur prodiguais un amour qui ne leur
appartenait pas… Et vous trouviez que je passais trop de
temps à l’église et en prières. Mais vers quoi d’autre
pouvais-je me tourner ? La maison de Dieu est la seule
où les pécheurs soient les bienvenus, et vous étiez
toujours dans mon cœur, Gerald, trop présent dans mon
cœur. Car, bien que jour après jour, à l’o ce du matin
ou aux vêpres, je me sois agenouillée dans la maison de
Dieu, je ne me suis jamais repentie de mon péché.
Comment aurais-je pu m’en repentir quand vous, mon
enfant chéri, vous en étiez le fruit ! Même aujourd’hui,
où vous êtes dur envers moi, je ne peux pas me repentir.
Je ne me repens point. Vous êtes pour moi bien plus que
l’innocence. J’aime mieux… oh oui, beaucoup mieux !…
être votre mère, que d’être toujours restée pure… Oh,
vous ne voyez pas, vous ne comprenez pas, c’est mon
déshonneur qui vous a rendu si cher à mon cœur. C’est
ma disgrâce qui vous a lié si étroitement à moi. C’est le
prix que j’ai payé pour vous… payé avec mon âme et
avec mon corps… qui me fait vous aimer à ce point. Oh,
ne me demandez pas de faire cette chose terrible. Enfant
de ma honte, restez l’enfant de ma honte !
GERALD

Mère, je ne savais pas que vous m’aimiez autant. Et je


serai désormais un meilleur ls que par le passé. Vous et
moi ne devons plus jamais nous quitter… Mais, mère…
je n’y peux rien… il faut que vous soyez l’épouse de
mon père. Il vous faut l’épouser, c’est là votre devoir.
HESTER, s’avançant et serrant Mrs. Arbuthnot
dans ses bras.
Non, non ; vous ne le ferez pas. Ce serait cela le
véritable déshonneur, le premier que vous connaîtriez
vraiment. Ce serait la véritable disgrâce et la première
qui vous toucherait. Quittez cet homme et venez avec
moi. Il y a d’autres pays que l’Angleterre… oui, d’autres
pays au-delà des mers, des terres où il y a plus de bonté,
plus de sagesse et moins d’injustice. Le monde est très
vaste, et très grand.
MRS. ARBUTHNOT
Non, pas pour moi. Pour moi, le monde n’est pas plus
grand que la paume de ma main, et partout où je
marche il y a des épines.
HESTER

Il n’en sera pas ainsi. Nous trouverons quelque part


des vallées verdoyantes et des sources fraîches, et si
nous devons pleurer, au moins, nous pleurerons
ensemble. Ne l’aimons-nous pas toutes les deux ?
GERALD

Hester !
HESTER, l’écartant d’un geste.
Non, non ! Vous ne pouvez m’aimer que si vous
l’aimez elle aussi. Vous ne pouvez me respecter que si,
pour vous, elle est plus sainte que moi. En sa personne,
c’est la condition de toutes les femmes qui est
martyrisée. Dans sa maison, ce n’est pas elle seule, c’est
nous toutes qui sommes frappées avec elle.
GERALD

Hester, Hester, que faut-il que je fasse ?


HESTER

Avez-vous du respect pour l’homme qui est votre


père ?
GERALD

Du respect ? Je le méprise ! C’est un être infâme.


HESTER

Je vous remercie de m’avoir protégée de lui hier soir.


GERALD
Ah, ce n’est rien. Je suis prêt à mourir pour vous
protéger. Mais vous ne me dites pas ce que je dois faire
maintenant.
HESTER

Ne vous ai-je pas remercié de m’avoir protégée, moi ?


GERALD

Mais que dois-je faire ?


HESTER

Interrogez votre cœur, pas le mien. Je n’ai jamais eu


une mère à protéger, ou à humilier.
MRS. ARBUTHNOT

Il est cruel… vraiment cruel. Laissez-moi partir.


GERALD, qui se précipite vers sa mère et
s’agenouille devant elle.
Mère, pardonnez-moi : je ne me suis pas bien conduit.
MRS. ARBUTHNOT

N’embrassez pas mes mains ; elles sont froides. Mon


cœur est froid : quelque chose l’a brisé.
HESTER

Ah, ne dites pas cela. Le cœur vit par ses blessures. Le


plaisir peut rendre un cœur de pierre, les richesses
peuvent l’endurcir, mais la douleur… oh, non, la
douleur ne peut pas le briser. D’ailleurs, quelle douleur
éprouvez-vous en ce moment ? En ce moment, il vous
aime plus que jamais, même s’il vous a beaucoup aimée,
et il vous a toujours aimée. Ah, soyez indulgente envers
lui.
GERALD

Vous êtes à la fois et ma mère et mon père. Je n’ai


besoin que d’un seul parent. C’était dans votre intérêt
que je parlais, dans votre seul intérêt. Oh, dites quelque
chose, mère. N’ai-je trouvé un nouvel amour que pour
en perdre un autre ? Ne dites pas cela. Ô mère, vous êtes
cruelle.
Il se lève et se jette en sanglotant sur le canapé.
MRS. ARBUTHNOT, à Hester.
A-t-il vraiment trouvé un nouvel amour ?
HESTER

Vous savez que je l’aime depuis toujours.


MRS. ARBUTHNOT

Mais nous sommes très pauvres.


HESTER

Qui peut être pauvre en étant aimé ? Personne. Je


hais mes richesses. Elles me sont un fardeau. Je veux
qu’il le partage avec moi.
MRS. ARBUTHNOT

Mais nous sommes déshonorés. Notre place est au


milieu des parias. Gerald n’a pas de nom. Les péchés des
parents doivent retomber sur les enfants. C’est la loi de
Dieu.
HESTER

J’avais tort. La seule loi de Dieu, c’est l’Amour.


MRS. ARBUTHNOT, elle se lève et, prenant Hester
par la main, va lentement jusqu’à l’endroit où
Gerald est allongé sur le canapé, la tête enfouie
dans ses mains ; elle le touche et il lève les yeux.
Gerald, je ne peux pas vous donner un père, mais je
vous ai amené une épouse.
GERALD

Mère, je ne suis digne ni d’elle ni de vous.


MRS. ARBUTHNOT

Pourvu qu’elle ait la première place, vous en êtes


digne. Et quand vous serez loin, Gerald… avec… elle…
oh, pensez parfois à moi. Ne m’oubliez pas. Et lorsque
vous prierez, priez pour moi. C’est lorsque nous sommes
le plus heureux qu’il nous faut prier, et vous serez
heureux, Gerald.
HESTER

Oh, vous ne songez pas à nous quitter ?


GERALD

Mère, vous n’allez pas nous quitter ?


MRS. ARBUTHNOT

Je pourrais vous apporter la honte !


GERALD

Mère !
MRS. ARBUTHNOT

Je resterai avec vous un peu de temps, alors ; et par


la suite, si vous voulez de moi, je continuerai à vivre
auprès de vous.
HESTER, à Mrs. Arbuthnot.
Venez avec nous dans le jardin.
MRS. ARBUTHNOT

Plus tard, plus tard.


Sortent Hester et Gerald.
Mrs. Arbuthnot va vers la porte située côté
jardin. Elle s’arrête devant le miroir surmontant la
cheminée et s’y regarde.
Alice entre par la porte côté cour.
ALICE

Madame, il y a un monsieur qui désire vous voir.


MRS. ARBUTHNOT

Dites que je n’y suis pas. Montrez-moi sa carte. (Elle


prend la carte sur le plateau et la regarde.) Dites-lui que je
ne veux pas le recevoir. (Lord Illingworth entre.
Mrs. Arbuthnot le voit dans le miroir et tressaille, mais elle
ne se retourne pas. Alice se retire.) Que pouvez-vous bien
avoir à me dire aujourd’hui, George Harford ? Vous
n’avez rien à me dire. Vous devez quitter cette maison.
LORD ILLINGWORTH

Rachel, Gerald sait désormais tout sur vous et moi, il


nous faut donc trouver une solution qui convienne à
tous les trois. Je vous assure qu’il trouvera en moi le
plus agréable et le plus généreux des pères.
MRS. ARBUTHNOT

Mon ls peut rentrer d’un instant à l’autre. Je vous ai


sauvé hier soir. Je ne serai peut-être pas capable de vous
sauver à nouveau. Mon ls ressent vivement, très
vivement, mon déshonneur. Je vous supplie de partir.
LORD ILLINGWORTH, s’asseyant.
L’incident d’hier soir était excessivement
malencontreux. Cette sotte de petite puritaine nous a
fait une scène simplement parce que je voulais
l’embrasser. Quel mal y a-t-il dans un baiser ?
MRS. ARBUTHNOT, se retournant.
Un baiser peut ruiner une vie, George Harford. Moi,
je sais cela. Je ne le sais que trop bien.
LORD ILLINGWORTH

Ne discutons pas de cela maintenant. Ce qui est


important aujourd’hui comme hier, c’est toujours notre
ls. J’ai la plus grande a ection pour lui, vous le savez,
et si étrange que cela vous paraisse, j’ai beaucoup
admiré sa conduite hier soir. Il a pris la défense de cette
jolie prude avec une rapidité prodigieuse. Il répond
exactement à ce que j’aurais souhaité que soit mon ls,
à ceci près que mon ls ne prendrait jamais le parti des
puritains : c’est toujours une erreur. Bon, voici ce que je
propose.
MRS. ARBUTHNOT

Lord Illingworth, aucune proposition venant de vous


ne m’intéresse.
LORD ILLINGWORTH

Je ne puis, en vertu de nos ridicules lois anglaises,


légitimer Gerald. Mais je puis lui léguer mes biens. La
propriété d’Illingworth est, bien sûr, inaliénable, mais
c’est de toute façon une bâtisse ennuyeuse qui ressemble
à une caserne. Il peut très bien avoir Ashby, qui est
beaucoup plus joli, le domaine de Harborough, qui
contient le meilleur terrain de chasse du nord de
(43)
l’Angleterre, et la maison de St James’s Square .
Qu’est-ce qu’un gentleman peut désirer de plus en ce
monde ?
MRS. ARBUTHNOT

Rien de plus, j’en suis convaincue.


LORD ILLINGWORTH

Quant au titre, c’est plutôt une gêne en ces temps


démocratiques. Quand j’étais George Harford, j’avais
tout ce que je voulais. Maintenant, j’ai seulement ce que
les autres veulent, ce qui est loin d’être aussi agréable.
Eh bien, ma proposition est la suivante.
MRS. ARBUTHNOT

Je vous ai dit qu’elle ne m’intéressait pas, et je vous


supplie de partir.
LORD ILLINGWORTH

Il passera six mois de l’année avec vous, et les six


autres avec moi. C’est une solution parfaitement
équitable, n’est-ce pas ? Vous aurez quant à vous la
pension que vous voudrez, et vous habiterez où bon
vous semblera. Quant à votre passé, personne n’en sait
rien à part moi-même et Gerald. Il y a bien sûr la
puritaine, la puritaine en mousseline blanche, mais elle
ne compte pas. Elle ne pourrait pas raconter l’histoire
sans expliquer qu’elle a refusé de se laisser embrasser,
n’est-ce pas ? Et alors toutes les femmes la prendraient
pour une sotte et les hommes pour une pimbêche. Et
vous n’avez pas à craindre que Gerald n’hérite pas de
moi. Inutile de vous dire que je n’ai pas l’intention de
me marier.
MRS. ARBUTHNOT

Vous arrivez trop tard. Mon ls n’a plus besoin de


vous. Vous n’êtes plus nécessaire.
LORD ILLINGWORTH

Que voulez-vous dire, Rachel ?


MRS. ARBUTHNOT

Vous n’êtes plus nécessaire à la carrière de Gerald. Il


peut se passer de vous.
LORD ILLINGWORTH

Je ne vous comprends pas.


MRS. ARBUTHNOT

Regardez dans le jardin. (Lord Illingworth se lève et va


vers la fenêtre.) Il vaudrait mieux qu’ils ne vous voient
pas ; vous leur rappelez des souvenirs désagréables.
(Lord Illingworth jette un coup d’œil au-dehors et tressaille.)
Elle l’aime. Ils s’aiment tous les deux. Nous sommes à
l’abri de votre malfaisance, et nous allons partir.
LORD ILLINGWORTH

Où ?
MRS. ARBUTHNOT

Nous ne voulons point vous le dire, et même si vous


nous retrouvez, nous ne vous connaîtrons point. Vous
paraissez surpris. Quel accueil pourriez-vous recevoir de
la jeune lle dont vous avez tenté de souiller les lèvres,
du jeune homme dont vous avez couvert la vie de honte,
de la mère qui vous doit son déshonneur ?
LORD ILLINGWORTH

Vous êtes devenue dure, Rachel.


MRS. ARBUTHNOT

Jadis, j’étais trop faible. C’est une bonne chose que


j’aie changé.
LORD ILLINGWORTH

J’étais très jeune à l’époque. Nous, les hommes, nous


connaissons la vie trop tôt.
MRS. ARBUTHNOT

Et nous, les femmes, nous connaissons la vie trop


tard. Voilà la di érence entre les hommes et les femmes.
Un silence.
LORD ILLINGWORTH

Rachel, je veux mon ls. Mon argent ne lui est peut-


être plus utile désormais. Moi-même, je ne lui suis peut-
être plus utile, mais je veux mon ls. Réunissez-nous,
Rachel. Vous pouvez le faire si vous le voulez.
Il aperçoit la lettre sur la table.
MRS. ARBUTHNOT

Il n’y a pas de place pour vous dans la vie de mon ls.


Il ne s’intéresse pas à vous.
LORD ILLINGWORTH

Alors pourquoi m’écrit-il ?


MRS. ARBUTHNOT
Que voulez-vous dire ?
LORD ILLINGWORTH

Qu’est-ce que c’est que cette lettre ?


Il prend la lettre.
MRS. ARBUTHNOT

Ce… ce n’est rien. Donnez-la-moi.


LORD ILLINGWORTH

C’est à moi qu’elle est adressée.


MRS. ARBUTHNOT

Vous ne devez pas l’ouvrir. Je vous interdis de


l’ouvrir.
LORD ILLINGWORTH

C’est l’écriture de Gerald.


MRS. ARBUTHNOT

Elle ne devait pas être envoyée, c’est une lettre qu’il


vous a écrite ce matin avant de me voir. Mais à présent,
il regrette de l’avoir écrite, il le regrette vraiment. Vous
ne devez pas l’ouvrir. Donnez-la-moi.
LORD ILLINGWORTH

Elle m’appartient. (Il l’ouvre, s’assied et la lit lentement.


Pendant tout ce temps, Mrs. Arbuthnot l’observe.) Je
suppose que vous avez lu cette lettre, Rachel ?
MRS. ARBUTHNOT

Non.
LORD ILLINGWORTH
Vous en connaissez le contenu ?
MRS. ARBUTHNOT

Oui !
LORD ILLINGWORTH

Je ne suis pas d’accord un seul instant avec ce que dit


ce garçon. Je ne suis pas d’accord qu’il soit de mon
devoir de vous épouser. Je le conteste entièrement. Mais
pour que mon ls me soit rendu, je suis prêt… oui, je
suis prêt à vous épouser, Rachel… et à vous traiter
toujours avec la déférence et le respect dus à ma femme.
Je vous épouserai aussitôt que vous le voudrez. Je vous
en donne ma parole d’honneur.
MRS. ARBUTHNOT

Vous m’avez déjà fait cette promesse une fois, et vous


ne l’avez pas tenue.
LORD ILLINGWORTH

Je la tiendrai cette fois-ci. Et cela vous montrera que


j’aime mon ls au moins autant que vous l’aimez. Car
lorsque je vous épouserai, Rachel, il y a certaines
ambitions auxquelles je devrai renoncer. De surcroît, des
ambitions élevées, si tant est que l’ambition puisse être
élevée.
MRS. ARBUTHNOT

Je refuse de vous épouser, Lord Illingworth.


LORD ILLINGWORTH

Vous êtes sérieuse ?


MRS. ARBUTHNOT
Oui.
LORD ILLINGWORTH

Dites-moi vos raisons, je vous prie. Elles


m’intéresseraient énormément.
MRS. ARBUTHNOT

Je les ai déjà expliquées à mon ls.


LORD ILLINGWORTH

Je suppose qu’elles sont extrêmement sentimentales,


n’est-ce pas ? Vous les femmes, vous vivez par vos
sentiments et pour eux. Vous n’avez pas de philosophie
de la vie.
MRS. ARBUTHNOT

Vous avez raison. Nous les femmes, nous vivons par


nos sentiments et pour eux. Par nos passions et pour
elles, si vous voulez. Moi, j’ai deux passions,
Lord Illingworth : l’amour que j’ai pour lui, la haine que
j’ai pour vous. Vous ne pouvez pas tuer ces passions,
elles se nourrissent l’une l’autre.
LORD ILLINGWORTH

Quel est donc cet amour qui a besoin d’avoir la haine


pour sœur ?
MRS. ARBUTHNOT

C’est l’amour que je porte à Gerald. Vous trouvez cela


terrible ? Eh bien, oui, c’est terrible. Tout amour est
terrible, tout amour est une tragédie. Je vous ai aimé
autrefois, Lord Illingworth. Oh, quelle tragédie pour une
femme de vous avoir aimé !
LORD ILLINGWORTH
Ainsi vous refusez vraiment de m’épouser ?
MRS. ARBUTHNOT

Oui.
LORD ILLINGWORTH

Parce que vous me haïssez ?


MRS. ARBUTHNOT

Oui.
LORD ILLINGWORTH

Et mon ls, est-ce qu’il me hait autant que vous ?


MRS. ARBUTHNOT

Non.
LORD ILLINGWORTH

Je m’en réjouis, Rachel.


MRS. ARBUTHNOT

Il se contente de vous mépriser.


LORD ILLINGWORTH

Quel dommage ! Je veux dire, quel dommage pour


lui !
MRS. ARBUTHNOT

Ne vous faites pas d’illusions, George. Les enfants


commencent par aimer leurs parents. Ensuite ils les
jugent. Il est rare qu’ils leur pardonnent.
LORD ILLINGWORTH, relisant la lettre
très lentement.
Puis-je vous demander par quels arguments vous avez
persuadé le jeune homme qui a écrit cette lettre, cette
belle lettre passionnée, que vous ne deviez pas épouser
son père, le père de votre propre enfant ?
MRS. ARBUTHNOT

Ce n’est pas moi qui le lui ai fait comprendre. C’est


une autre.
LORD ILLINGWORTH

Quelle est cette personne n de siècle* ?


MRS. ARBUTHNOT

La puritaine, Lord Illingworth.


Un temps.
LORD ILLINGWORTH, il fait une grimace, puis se
lève lentement et va vers la table où sont posés
son chapeau et ses gants. Mrs. Arbuthnot est
debout près de la table. Il prend l’un des gants et
commence à l’en ler.
Alors je n’ai donc plus grand-chose à faire ici,
Rachel ?
MRS. ARBUTHNOT

Plus rien.
LORD ILLINGWORTH

C’est donc un adieu ?


MRS. ARBUTHNOT

Et cette fois-ci, Lord Illingworth, j’espère bien que


c’est pour toujours.
LORD ILLINGWORTH

Comme c’est curieux ! En ce moment précis, vous


avez exactement le même air que le soir où vous m’avez
quitté, il y a vingt ans. Vous avez exactement la même
expression de la bouche. Je vous jure, Rachel, qu’aucune
femme ne m’a jamais aimé autant que vous. Oui, vous
vous êtes donnée à moi comme une eur, pour que j’en
fasse ce qui me plairait. Vous étiez le plus joli des jouets,
la plus fascinante des amourettes… (Il sort sa montre.)
2 heures moins le quart ! Il faut que je retourne à
Hunstanton. Je suppose que je ne vous y reverrai plus.
Je le regrette, sincèrement. Ç’a été une expérience
amusante de rencontrer chez des personnes de son
monde, et de voir même traités avec le plus grand
(44)
sérieux, sa maîtresse et son …
Mrs. Arbuthnot saisit vivement le second gant et
en frappe Lord Illingworth au visage.
Lord Illingworth a un sursaut. Il est abasourdi par
l’insulte que représente cette punition. Puis il se
reprend, va à la fenêtre et regarde son ls. Il
soupire et quitte la pièce.
MRS. ARBUTHNOT, s’e ondrant en sanglots sur le
canapé.
Mais c’est qu’il l’aurait dit ! Il l’aurait dit !
Entrent Gerald et Hester qui reviennent du
jardin.
GERALD

Eh bien, ma chère mère, vous ne sortiez pas, alors


nous sommes venus vous chercher. Mère, n’avez-vous
pas pleuré ?
Il s’agenouille près d’elle.
MRS. ARBUTHNOT

Mon garçon ! Mon garçon ! Mon garçon !


Elle lui passe les doigts dans les cheveux.
HESTER, s’approchant.

Mais désormais vous avez deux enfants. Me


permettez-vous d’être votre lle ?
MRS. ARBUTHNOT, relevant les yeux.
Me choisiriez-vous pour mère ?
HESTER

De toutes les femmes que j’ai connues, c’est vous que


je choisirais.
Elles se dirigent vers la porte du jardin en se
tenant enlacées par la taille. Gerald va à la table
de gauche prendre son chapeau. En se retournant,
il voit sur le tapis le gant de Lord Illingworth et le
ramasse.
GERALD

Mère, dites-moi, à qui est ce gant ? Quelqu’un vous a


rendu visite. Qui était-ce ?
MRS. ARBUTHNOT, se retournant.
Oh ! personne. Personne en particulier. Un homme
sans importance.

FIN
DOSSIER
CHRONOLOGIE

1854. Naissance, le 16 octobre, à Dublin, d’Oscar Fingal


O’Flahertie Wills Wilde, second ls de William
Robert Wills Wilde, médecin et chirurgien, le plus
célèbre spécialiste irlandais des maladies de l’œil
et de l’oreille (il sera anobli par la reine Victoria
en 1864 et prendra le titre de Sir Wilde), et de
Jane Francesca Elgee (Lady Wilde), poétesse qui
s’était engagée dans le mouvement nationaliste
de la Jeune Irlande en adoptant le pseudonyme
de « Speranza ». Le jeune garçon a deux prénoms
qui soulignent son identité irlandaise : Fingal est
le héros de poèmes de Macpherson (l’auteur
d’Ossian) et appartient à l’Irlande, même si
l’auteur l’a transposé en Écosse ; et O’Flahertie
renvoie à l’histoire des rois d’Irlande.
1864. Son père, mari volage qui a eu des enfants
illégitimes, est impliqué dans un procès de
mœurs, car l’une de ses jeunes patientes l’accuse
de l’avoir chloroformée pour la violer. La
plaignante n’obtient pas gain de cause, mais le
père est condamné aux dépens.
1864-1871. Avec son frère William (Willie), de deux ans
son aîné, il est mis en pension dans une
excellente école, la Portora Royal School, près
d’Enniskillen, souvent décrite comme une sorte
d’Eton irlandais. Oscar y fait de brillantes études,
surtout en langues anciennes, ce qui lui permet
d’obtenir une bourse royale pour des études
supérieures à Trinity College à Dublin.
1867. Mort de sa sœur Isola, à l’âge de dix ans. Il en est
profondément a ecté.
1871-1874. Études à Trinity College, où il obtient en
1874 la médaille d’or du meilleur helléniste. Il est
très lié à son tutor, John Maha y, professeur
d’histoire ancienne et prêtre anglican, qui lui fait
apprécier la culture de la Grèce antique. Il
découvre l’œuvre de Swinburne : Atalante à
Calydon (1865), une imitation moderne de la
tragédie grecque antique, et surtout les Poèmes et
ballades (1866), d’un esthétisme à la limite du
morbide, que la critique condamne pour
immoralité.
1873. Publication de La Renaissance, de Walter Pater, un
universitaire d’Oxford. Ce livre aura une
in uence décisive sur Wilde, par son esthétisme
et son hédonisme. Dans la conclusion se trouve
une formule particulièrement inspirante pour lui :
« Ce qui importe, ce n’est pas le résultat de
l’expérience, c’est l’expérience elle-même. »
1874-1878. Après avoir obtenu une bourse au mérite
pour Oxford, il entre à Magdalen College pour y
poursuivre ses études en lettres classiques. Dans
cette atmosphère intellectuelle stimulante, il
s’épanouit, a rme son esthétisme, son culte de la
beauté, se tourne vers les peintres préraphaélites
et suit l’enseignement de Walter Pater, ainsi que
du critique d’art John Ruskin.
1875. Voyage en Italie, qui l’éblouit. Il manifeste un réel
intérêt pour le catholicisme.
1876. Mort de Sir William Wilde. L’héritage qu’il laisse à
son ls Oscar est plus modeste que celui-ci ne
l’espérait.
1877. Son voyage en Grèce, sous la houlette de son
ancien tutor, Maha y, lui procure un véritable
ravissement. Au retour, en passant par Rome,
il rencontre des amis convertis au catholicisme. Il
est reçu en audience privée par le pape Pie IX.
1878. Son poème « Ravenna » remporte le prix
Newdigate de poésie à Oxford, ce qui lui vaut une
certaine notoriété. Il obtient sa licence très
brillamment.
1879. Faute d’avoir obtenu un poste universitaire, il
s’installe à Londres, où il ne tarde pas à se faire
une réputation comme dandy, esthète et brillant
causeur. Il fréquente le monde du théâtre et il est
proche d’actrices comme Lillie Langtry, Ellen
Terry et Sarah Bernhardt. Il est rejoint à Londres
par sa mère, Lady Wilde, qui tient un salon
littéraire, et par son frère Willie, qui écrit pour
divers journaux.
1881. Il publie ses Poèmes, dont la réception est mitigée.
Sa première pièce de théâtre, Véra, ou les
Nihilistes, inspirée des mouvements
révolutionnaires contemporains et notamment
des nihilistes russes, est retirée de l’a che juste
avant la première, à cause d’un attentat qui coûte
la vie au tsar de Russie. La pièce sera créée en
1883 à New York, sans succès.
Alors qu’il n’a publié que quelques poèmes, Oscar
Wilde est déjà une gure connue de Londres, la
cible des caricaturistes. Gilbert et Sullivan,
célèbres auteurs d’opérettes victoriennes (dont le
succès est comparable à celui qu’a connu
O enbach en France sous le Second Empire) se
moquent de lui dans Patience, en le présentant
comme un amoureux des lys et de la porcelaine
bleue. Le producteur du spectacle, parti organiser
une tournée de l’opérette aux États-Unis, conçoit
l’idée de proposer à Wilde une série de
conférences sur l’esthétisme et la « Renaissance
anglaise », de l’autre côté de l’Atlantique, pour
permettre au public américain de comparer
l’original et la parodie. Wilde, qui n’est pas dupe
de cette opération publicitaire, accepte
néanmoins, pour défendre ses valeurs et se faire
connaître des Américains.
1882. Arrivée à New York. À la question habituelle des
douaniers, il répond : « Je n’ai rien à déclarer,
excepté mon génie. » Grand succès de sa tournée
de conférences aux États-Unis. Cinquante étaient
prévues au départ, mais ce nombre a presque été
triplé. Wilde y parle de la beauté et de la
primauté de l’art à un pays qui croit d’abord au
développement industriel et à la prospérité. Son
originalité et son panache surprennent. Il
rencontre diverses personnalités, dont le grand
poète Walt Whitman, ce qui suscite un réel
enthousiasme de part et d’autre, et le romancier
Henry James, qui se montre beaucoup plus
réservé dans son accueil.
1883. Après son retour triomphal en Angleterre, il
décide de passer trois mois à Paris, où il
rencontre Edmond de Goncourt, Paul Bourget,
Verlaine, Degas et les Pissarro. Il termine la
rédaction de La Duchesse de Padoue — tragédie
conçue dans la veine de la pièce élisabéthaine
La Duchesse d’Amal de John Webster (écrite
en 1612-1616, mais publiée en 1623) — qui ne
sera représentée qu’en 1891, à New York, sans
succès.
À l’automne, ançailles avec Constance Lloyd
(une belle jeune lle de bonne famille, rencontrée
à Dublin deux ans plus tôt), malgré les réticences
du grand-père de Constance, que les dettes de
Wilde inquiètent.
1884. Mariage avec Constance en mai. Voyage de noces
à Paris.
Huysmans publie À rebours, manifeste de la
décadence, qui aura une in uence sur Le Portrait
de Dorian Gray.
1885. Naissance de leur premier ls, Cyril, en juin.
Wilde travaille comme critique à la Pall Mall
Gazette et à la Dramatic Review. Brouille avec le
peintre américain Whistler, avec lequel il s’était
lié lors de ses débuts londoniens.
1886. Naissance d’un second ls, Vyvyan, en novembre.
Premières expériences homosexuelles, après sa
rencontre avec Robert (Robbie) Ross, qui fut son
amant et resta un ami dèle jusqu’à la n, avant
de devenir son exécuteur testamentaire.
1887-1889. En cette période de féminisme, Wilde
devient le rédacteur en chef du magazine
The Lady’s World, dont il change le titre en
The Woman’s World. Il se désintéresse
progressivement de la revue, après avoir publié
Le Prince heureux et autres contes (1888), ce qui lui
vaut un très grand succès et des comparaisons
atteuses avec Andersen.
1889. Publication du Portrait de Mr W. H., ingénieuse
spéculation sur l’inspirateur des sonnets de
Shakespeare et la possible homosexualité
du célèbre barde. Parution de l’essai Le Déclin du
mensonge.
1890. Première version du Portrait de Dorian Gray,
publiée dans Lippincott’s Monthly Magazine, à
l’invitation du rédacteur en chef, J. M. Stoddard,
dont il a fait la connaissance aux États-Unis.
1891. Reprise en volume de ce qui restera l’unique
roman de Wilde. Le texte de Dorian Gray est alors
éto é et précédé d’une préface, qui commence
par « L’artiste est créateur de belles choses » et se
termine par « Tout art est parfaitement inutile ».
Le livre déclenche une salve de critiques hostiles,
mais aussi un article fort élogieux de Walter
Pater. Parmi les lecteurs enthousiastes se trouve
Lord Alfred Douglas, le ls du marquis de
Queensberry, alors jeune étudiant à Oxford : il
demande à rencontrer Wilde, qui tombe
amoureux de lui. C’est, pour Wilde, le début
d’une longue passion orageuse, ruineuse et
destructrice, et l’initiation aux milieux clandestins
de la prostitution masculine, fréquentés par
Douglas.
Publication d’Intentions, recueil d’essais sur l’art ;
de L’Âme de l’homme sous le socialisme, qui est une
apologie paradoxale de l’individualisme bien
compris ; et de deux recueils de contes : Le Crime
de Lord Arthur Savile et autres contes et Une maison
de grenades.
Wilde se rend à Paris où il rencontre Mallarmé.
L’accueil de la capitale est enthousiaste. Il conçoit
le projet de sa pièce Salomé, dont il souhaite
donner le rôle principal à Sarah Bernhardt.
1892. La première de ses comédies, L’Éventail de
Lady Windermere, connaît un véritable triomphe
lors de sa création londonienne. Salomé, mise en
répétition avec Sarah Bernhardt, est interdite à
Londres, au motif que, depuis l’époque
élisabéthaine, la législation proscrit la
représentation de sujets bibliques au théâtre.
1893. Publication de L’Éventail de Lady Windermere à
Londres, et de la version française de Salomé à
Paris, après une révision de Pierre Louÿs et de
Marcel Schwob. Cette pièce reçoit un accueil
enthousiaste de Mallarmé, Maeterlinck et Loti.
En avril, nouveau triomphe avec la création d’une
nouvelle comédie, Une femme sans importance. Ses
relations avec Lord Alfred Douglas et plusieurs
autres jeunes garçons commencent à faire
scandale.
1894. Publication d’Une femme sans importance,
du poème « La Sphinge », et de la version anglaise
de Salomé, d’abord médiocrement traduite
par Alfred Douglas, puis reprise par Wilde lui-
même, avec des illustrations d’Aubrey Beardsley.
1895. À la fois annus mirabilis et annus horribilis. Le
3 janvier, sa troisième comédie, Un mari idéal,
connaît le succès habituel, lors de sa création. Le
14 février, l’enthousiasme suscité par sa dernière
comédie, L’Importance d’être constant, dépasse tout
ce qu’il a connu jusque-là. Mais la situation va
très vite se gâter pour Wilde. À l’instigation de
Lord Alfred Douglas, qui est dans les plus
mauvais termes avec son père, le marquis de
Queensberry, il intente un procès en di amation
à ce dernier, qui l’a traité de « sodomite ». Wilde
perd son procès et il est poursuivi à son tour, à
l’initiative du marquis. Un deuxième procès,
criminel cette fois, s’ouvre contre Wilde pour
outrage public à la pudeur et sodomie. Le jury ne
parvient pas à se mettre d’accord sur un verdict.
Un troisième procès débute alors, débouchant sur
un verdict de culpabilité (pour outrage aux
bonnes mœurs) et la condamnation de Wilde, le
25 mai, au maximum de la peine : deux ans de
travaux forcés. Tous ses biens sont vendus et il est
déclaré en faillite. Il purge sa peine à Pentonville,
à Wandsworth, puis à Reading. Constance et les
enfants vont s’installer sur le Continent et
prennent le nom de Holland pour échapper à
l’opprobre. En septembre, Constance va rendre
visite à son mari en prison.
1896. Le 11 février, première de Salomé à Paris, au
Théâtre de l’Œuvre, dans une mise en scène de
Lugné-Poe.
Le 19 février, Constance, bien que malade, se
rend à Reading pour annoncer elle-même à son
mari la mort de Lady Wilde (le 3 février), ce qui
est un choc terrible pour lui.
Dans sa prison, Wilde est très marqué également
par l’exécution d’un prisonnier. Cela lui inspirera
La Ballade de la geôle de Reading.
1897. Wilde écrit une longue lettre à Lord Alfred
Douglas, qui sera publiée plus tard sous le titre De
Profundis. Il est libéré le 18 mai et se réfugie sur
le Continent, d’abord en Normandie, à Berneval
près de Dieppe, où il adopte le nom de Sebastian
Melmoth (en souvenir du personnage créé par son
ancêtre maternel, Charles Maturin, dans son
roman Melmoth ou l’Homme errant [1820]), puis
en Italie, où il rejoint Lord Alfred Douglas à
Naples.
1898. La Ballade de la geôle de Reading est publiée à
Londres sans nom d’auteur, mais sous son ancien
matricule de prisonnier, C.3.3. Le poème connaît
un réel succès. Il est traduit en France l’année
suivante dans Le Mercure de France. Wilde
s’installe à Paris dans une pension bon marché,
l’hôtel d’Alsace, 13 rue des Beaux-Arts.
Constance meurt à Gênes, le 7 avril, après une
opération de la colonne vertébrale.
1899. Publication des deux dernières comédies, Un mari
idéal et L’Importance d’être constant.
Mort de Willie, son frère aîné.
1900. Il vit dans le plus grand dénuement. Sa santé se
dégrade sous l’e et de la boisson. En octobre se
déclare une otite très douloureuse, qui dégénère
en méningite. Robbie Ross, qui est présent dans
ses derniers moments, fait venir à son chevet un
prêtre irlandais catholique, qui le baptise sous
condition, le 29 novembre. Wilde meurt le 30. On
lui réserve un enterrement des plus modestes
(sixième classe) au cimetière de Bagneux.
1905. Sous le titre De Profundis, Ross publie une version
abrégée de la lettre écrite par Wilde dans sa
prison, sans jamais laisser apparaître le nom de
Douglas. Le succès de l’œuvre justi era plusieurs
rééditions en quelques années. La version
complète ne sera accessible qu’en 1962.
Le 9 décembre, à Dresde, première de l’opéra de
Richard Strauss, Salomé, inspiré du texte de
Wilde.
1908. Ross publie à Londres, chez Methuen, la première
édition en quatorze volumes des Œuvres complètes
d’Oscar Wilde.
1909. Les restes de Wilde sont transférés au cimetière du
Père-Lachaise à Paris. Son tombeau sera plus tard
orné d’un monument funéraire de grande taille,
représentant un sphinx, dont le visage évoque,
selon certains, celui de Wilde. C’est l’œuvre du
sculpteur Jacob Epstein.
NOTICE

Son premier succès avec une comédie (L’Éventail de


Lady Windermere), Wilde le devait à George Alexander,
qui l’avait accueilli en 1892 au St. James’s Theatre, qu’il
dirigeait alors. On aurait pu supposer qu’il allait rester
dèle à ce haut lieu du théâtre londonien et à son
directeur. Mais Wilde nit par céder aux invitations
répétées de son ami Herbert Beerbohm Tree, acteur qui
était aussi directeur du Haymarket Theatre, autre
théâtre londonien. Et c’est pour lui qu’il se lança dans la
rédaction de sa deuxième comédie, Une femme sans
importance.
Après un séjour dans la ville thermale allemande de
Bad Homburg, en juillet 1892, avec son ami Alfred
Douglas, il s’installa dans la campagne anglaise en août-
septembre, dans le village de Felbrigg, près de Cromer
dans le Norfolk, au nord-est de Londres, tandis que sa
femme Constance était en vacances avec leurs ls sur la
côte du Devon, au sud-ouest du pays. Et il se consacra à
l’écriture de sa pièce, sans trop se laisser distraire par la
présence d’Alfred Douglas, quand celui-ci vint le
rejoindre. À ce stade, la pièce portait un titre
relativement banal, Mrs. Arbuthnot, car c’était la
coutume de garder le secret le plus longtemps possible
sur ce point. La pièce fut acceptée par Tree le 14 octobre
1892, et Wilde t forte impression quand il en lut un
1
acte chez Lady Palmer .
Les répétitions commencèrent en mars 1893. Elles
n’avaient rien de facile, car Wilde était présent et
cherchait à intervenir à tout moment dans le travail de
Tree pour la mise en scène, ce qui créait parfois entre
eux de véritables tensions. Au départ, Wilde n’était pas
du tout convaincu que Tree était l’acteur qui convenait
pour le rôle de Lord Illingworth car il l’avait vu dans des
rôles sérieux comme ceux de Shylock et d’autres
personnages shakespeariens. Heureusement, Tree avait
également interprété le personnage comique de Falsta .
Mais allait-il convenir pour une comédie plus légère ?
Wilde essaya de lui faire comprendre la personnalité
particulière du Lord : « Il n’a assurément rien de
naturel. C’est une gure de l’art. En fait, si cette vérité
2
ne vous e raie pas, c’est moi-même . » Cet aveu dut
mettre son ami sur la bonne voie, car Wilde est allé
jusqu’à déclarer ensuite : « Jour après jour, Herbert
devient de plus en plus oscarisé*. C’est un exemple
3
merveilleux de la nature qui imite l’art . »
La première de la pièce eut lieu le 19 avril 1893, au
Haymarket, avec cette belle distribution :

Lord Illingworth Mr. Tree

Sir John Pontefract Mr. Holman Clark

Lord Alfred Ru ord Mr. Lawford

Mr. Kelvil, M.P. Mr. Allan

The Ven. James Daubeny, D.D. Mr. Kemble

Gerald Arbuthnot Mr. Fred Terry


Farquhar (Butler) Mr. Hay

Francis (Footman) Mr. Montagu

Lady Hunstanton Miss Rose Leclercq

Lady Caroline Pontefract Miss Le Thière

Lady Stut eld Miss Horlock

Mrs. Allonby Mrs. Tree

Hester Worsley Miss Julia Neilson

Alice (Maid) Miss Kelly

Mrs. Arbuthnot Mrs. Bernard Beere

Herbert Beerbohm Tree retrouve comme partenaire


sur la scène celle qui est sa femme à la ville. Cela crée
des liens en parfait accord avec ceux qui existent dans la
pièce entre son personnage et celui de Mrs. Allonby
qu’elle interprète.
Le prénom de l’acteur qui joue le rôle de
l’archidiacre Daubeny n’est pas indiqué, mais on peut
imaginer qu’il avait des liens avec les Kemble, une
grande famille du théâtre anglais, au début du
XIXe siècle, rendue illustre par l’actrice Fanny Kemble et
son père l’acteur Charles Kemble, qui dirigea Covent
Garden pendant un temps.
Quant à Fred Terry, dans le rôle de Gerald, il
appartenait lui aussi à une grande famille du théâtre :
ses deux parents étaient acteurs, ainsi que cinq de leurs
enfants, dans une fratrie de onze. Ce Fred était en e et
le frère de Kate Terry, et surtout de la célèbre Ellen
Terry, qui s’est illustrée notamment dans les pièces de
G.B. Shaw. Fred Terry était marié à Julia Neilson, qui
interprétait dans la pièce le rôle de Hester Worsley, sa
ancée.
Rose Leclercq, qui incarne Lady Hunstanton, devait
jouer plus tard le rôle de Lady Bracknell, dans
L’Importance d’être constant, avec lequel le personnage de
Lady Hunstanton présente de véritables analogies, à
cause de sa bizarrerie et d’un certain don pour le
nonsense.
Quant à Mrs. Beere, elle était magni que et
impressionnante en Mrs. Arbuthnot, avec sa robe noire
4
et ses cheveux roux .
Le succès fut au rendez-vous, comme le rappelle
Pascal Aquien :

Londres ne parlait que de cette nouvelle comédie et


les réservations pour la première étaient si nombreuses
que Wilde ne disposait que de peu de places pour ses
amis. Il prétendit même que la demande était telle que
d’illustres personnages, voire des membres de la
5
famille royale, n’avaient pu avoir de billet .

À la n de la représentation, les acteurs furent


chaleureusement applaudis et on réclama même la
présence de l’auteur pour pouvoir l’acclamer. Sans doute
parce qu’il se rappelait la ga e qu’il avait commise lors
de la première de L’Éventail de Lady Windermere,
lorsqu’il était monté sur la scène avec une cigarette
allumée, témoignant d’un manque de savoir-vivre qui
n’avait guère été apprécié, Wilde se déroba à l’épreuve
par une élégante plaisanterie. Il monta bien sur la scène,
mais pour déclarer : « Mesdames et Messieurs, j’ai le
regret de vous annoncer que Mr Oscar Wilde n’est pas
6
ici ce soir . »
La pièce resta à l’a che jusqu’au 16 août 1893, ce
qui représente une durée plus courte de quelques
semaines seulement par rapport à L’Éventail de Lady
Windermere, mais Wilde n’eut pas l’occasion de s’en
plaindre, car elle lui rapporta la coquette somme
7
d’environ £ 200 par semaine pendant cette première
carrière londonienne. Il tira également des béné ces des
tournées en province et des représentations par des
amateurs 8.
En n, la pièce t une courte carrière sur la scène
new-yorkaise, du 11 décembre 1893 au 13 janvier 1894,
mais elle n’y rencontra guère le succès. L’auteur s’y
attendait, car il savait bien que ses piques contre les
Américains et surtout contre leur puritanisme ne
9
seraient guère appréciées .

En Angleterre, en général, les critiques ont compris et


approuvé le beau succès de la pièce, mais parfois avec
certaines réserves. Le plus enthousiaste est William
Archer, l’un des critiques les plus ns de l’époque, qui
n’hésite pas à déclarer, dans son article pour le World
(26 avril 1893) : « Mr. Wilde n’a pas de rival parmi ses
10
confrères qui travaillent également pour la scène . »
Mais, en dépit de cet enthousiasme, il considère que
l’auteur a encore des progrès à faire pour se prendre
vraiment au sérieux en tant que dramaturge :
N’allez pas croire que je me laisse simplement
éblouir par les splendeurs pyrotechniques de l’esprit de
Mr. Wilde. C’est là l’un des défauts de ses qualités
— un défaut dont, j’en suis sûr, il viendra à bout un
jour, lorsqu’il commencera à se prendre au sérieux en
11
tant qu’artiste dramatique .

Dans le Speaker du 29 avril 1893, A.B. Walkley fait


preuve d’une belle clairvoyance, lorsqu’il remarque que
le procédé de l’antithèse qui s’impose souvent dans les
dialogues de la pièce n’est pas seulement une gure de
style qui marque les échanges verbaux, mais un procédé
dramatique qui organise l’architecture de la pièce,
opposant une première partie que l’on pourrait appeler
« une femme sans importance » à une seconde qui serait
« un homme sans importance » :

Pour vous révéler le fond de ma pensée, je


soupçonne que l’antithèse verbale n’est pas seulement
le secret des dialogues de Mr. Wilde, mais aussi de son
12
action dramatique .

13
L’auteur anonyme , qui écrit dans la
Saturday Review du 6 mai 1893, commence presque de
la même façon que William Archer en saluant le statut
de Wilde dans le monde de la création dramatique, avec
cependant un peu moins d’enthousiasme :

Mr. Wilde a plus ou moins obtenu le droit d’être


14
pris au sérieux comme auteur dramatique .

Mais c’est pour lui reprocher bientôt d’avoir sacri é


l’action aux mots d’esprit :
En même temps, il n’est que juste de dire que
l’acte I et l’acte II sont littéralement hérissés de
phrases « brillantes », si bien que nous sommes tentés
d’oublier à quel point la pièce est tristement pauvre en
15
action et regorge de propos oiseux .

Ce petit orilège critique de l’époque victorienne


résume assez bien les réactions des contemporains, lors
de la création de cette comédie de Wilde. La place de
l’auteur dans le monde dramatique est reconnue, avec
une conviction plus ou moins forte, mais il arrive qu’on
lui reproche de sacri er l’action au discours, de se
laisser griser par les bons mots, aux dépens de l’intérêt
dramatique.

Depuis l’époque victorienne, les comédies de Wilde


continuent d’être jouées et appréciées. Certes, Une
femme sans importance n’a pas autant la faveur du public,
en Angleterre, que L’Importance d’être constant, qui
demeure le succès absolu de Wilde, mais elle y est très
souvent jouée.
C’était encore le cas à l’automne 2020, par exemple,
où l’on pouvait l’applaudir au « Vaudeville Theatre », un
théâtre londonien que Wilde a connu en son temps,
tandis que la pièce était jouée simultanément à Paris, au
« Guichet Montparnasse » (dans une mise en scène
d’Hélène Kösen), ce qui témoigne également du succès
constant de Wilde en France.

1. Richard Ellmann, Oscar Wilde, Londres, Hamish Hamilton, 1987,


p. 356.
2. Hesketh Pearson, Beerbohm Tree : His Life and Laughter, Londres,
Methuen, 1956, p. 65.
3. Charles Ricketts, Oscar Wilde : Recollections, Londres, Nonesuch Press,
1932, p. 54.
4. Oscar Wilde, The Importance of Being Earnest and other plays, éd. Peter
Raby, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 333.
5. Pascal Aquien, Oscar Wilde, les mots et les songes, Paris, Aden, 2006,
p. 317-318.
6. Richard Ellmann, op. cit., p. 360.
7. En arrondissant, on n’est pas très loin de la somme actuelle de
10 000 € par semaine.
8. Alan Bird, The Plays of Oscar Wilde, Londres, Vision Press, 1977,
p. 116.
9. Pascal Aquien, op. cit., p. 318.
10. Karl Beckson, éd., Oscar Wilde : The Critical Heritage, Londres,
Routledge et Kegan Paul, 1970, p. 144.
11. Ibid., p. 145.
12. Ibid., p. 151.
13. Rappelons qu’à l’époque victorienne, la plupart des articles de
presse restaient anonymes, pour préserver la tranquillité de leurs auteurs.
Seules quelques revues faisaient exception à cette règle.
14. Karl Beckson, éd., Oscar Wilde : The Critical Heritage, op. cit., p. 152.
15. Ibid., p. 154.
BIBLIOGRAPHIE CHOISIE

BIBLIOGRAPHIE

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CORRESPONDANCE

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REPRÉSENTATIONS ET ADAPTATIONS DE LA PIÈCE

TANITCH,Robert, Oscar Wilde on Stage and Screen,


Londres, Methuen, 1999.

A Woman of No Importance (1921), lm anglais


actuellement disparu, réalisation Denison Clift, avec
Fay Compton (Mrs. Arbuthnot) et Milton Rosmer
(Lord Illingworth).
Eine Frau ohne Bedeutung (1936), lm allemand,
réalisation Hans Steinho , avec Gustaf Gründgens
(Lord Illingworth) et Marianne Hoppe (Hester).
Une femme sans importance (1937), lm français,
réalisation Jean Choux, avec Pierre Blanchar (Lord
Illingworth), Lisette Lanvin (Hester), Marguerite
Templey (Lady Hunstanton).
Una mujer sin importancia (1945), lm argentin de Luis
Bayón Herrera, avec Mecha Ortiz et Santiago Gómez
Cou.
Une femme sans importance (1968), télé lm français
(ORTF, 2e chaîne), réalisation Gilbert Pineau, avec
Guy Kerner (Lord Illingworth), Hélène Duc (Lady
Hunstanton), Anna Gaël (Hester), Reine Courtois
(Mrs. Arbuthnot).
A Woman of No Importance (1991), adaptation pour
Radio 4 (BBC), réalisation Adrian Bean, avec Diana
Rigg (Mrs. Arbuthnot) et Martin Jarvis (Lord
Illingworth). Cette adaptation mémorable a fait
l’objet de plusieurs reprises (en 2010, 2013, 2014,
2016, 2018…).

SITES INTERNET

Oscar Wilde Society : oscarwildesociety.co.uk


Oscar Wilde Society of America : www.owsoa.org
NOTES

N.B. Dans la pièce, les mots en italiques, suivis d’un astérisque, sont en
français dans le texte original.

PERSONNAGES

(1) « Lord Alfred Ru ord » : ce nom constitue vraisemblablement une


allusion à Lord Alfred Douglas, l’amant de Wilde.
(2) « Hunstanton » : ce nom est celui d’une petite station balnéaire du
Norfolk, près de laquelle Wilde séjournait pendant l’été 1892, quand il
entreprit d’écrire cette pièce.
(3) « Miss Hester Worsley » : pour sa jeune Américaine puritaine, Wilde
semble avoir hésité entre di érents prénoms (Ruth, Mary, Mabel…). Le
prénom d’Hester semble rappeler Hester Prynne, l’héroïne de Hawthorne
dans La Lettre écarlate (1850), qui est condamnée à porter sur sa poitrine la
lettre A majuscule, qui rappelle son adultère.
(4) « Mrs. Arbuthnot » : le nom d’Arbuthnot est célèbre dans la
littérature anglaise, car c’était, au début du XVIIIe siècle, celui d’un
médecin pamphlétaire, ami de Swift, de Pope et de Gay, connu pour la
vigueur de ses satires et son caractère irascible. On lui doit la création du
personnage de John Bull, incarnation de l’Anglais type. Ce nom convient
assez bien à une mère de famille déterminée.

ACTE I

(5) « Mr. Kettle » : Lady Caroline se méprend systématiquement sur le


nom de ce parlementaire. Sa méprise est d’autant plus cocasse que la
transformation de Mr. Kelvil en Mr. Kettle l’assimile à une bouilloire,
comme celle que l’on utilise pour le thé — un accessoire domestique qui
réduit son prestige d’homme politique.
(6) « Vienne » : du temps de l’Empire austro-hongrois, c’était la capitale
internationale de la diplomatie. Pour un diplomate, c’était alors le poste le
plus prestigieux.
(7) « Kelso » : ce nom gure déjà dans Le Portrait de Dorian Gray, où le
grand-père de Dorian s’appelle Lord Kelso.
(8) « […] cette façon qu’ont les gens aujourd’hui d’aller raconter dans
votre dos des histoires qui sont absolument et entièrement vraies » : ce mot
d’esprit se trouve déjà dans Le Portrait de Dorian Gray (chap. XV).
(9) « Mr. Cardew » : ce nom sera repris dans L’Importance d’être
constant. C’est celui du gentleman charitable qui a recueilli Jack, le héros
de la pièce.
(10) En Angleterre, à l’occasion des di érentes réformes électorales du
XIXe siècle, on avait compris le risque qu’il y avait à « accorder le droit de
vote aux gens sans instruction ». D’où la réforme de 1870, destinée à
fournir une éducation à tous les jeunes du pays.
(11) « L’East End » : quartier spécialement défavorisé, à l’est de
Londres.
(12) « Des couvertures et du charbon » : c’était là ce que le clergé
distribuait alors aux pauvres.
(13) « Une orchidée aussi belle que les sept péchés capitaux » :
l’orchidée est une eur décadente pour les dandys, qui l’associent aux sept
péchés capitaux, comme on le voit dans Le Portrait de Dorian Gray
(chap. XVII).
(14) « Ces cigarettes à bout doré » : ces cigarettes sont très prisées des
dandys, et donc de Wilde.
(15) « Des sphinx sans secret » : l’expression gure déjà au
chapitre XVII du Portrait de Dorian Gray, et dans le titre d’un des contes de
Wilde, « Le Sphinx sans secret » (1887).
(16) « Le Livre de la Vie commence avec un homme et une femme dans
un jardin » : allusion à Adam et Ève au jardin d’Éden, dans la Genèse.
(17) « L’Apocalypse » : c’est ainsi que nous appelons le dernier livre de
la Bible ; mais les Anglais le désignent plutôt comme « Le Livre des
Révélations ».
(18) « Mais le bouton de votre euret a sauté » : à force d’attaquer à
eurets mouchetés, on risque de perdre son « bouton ».
(19) « Une femme sans importance » : cette expression qui vient clore le
premier acte sera reprise à la n de la pièce par Mrs. Arbuthnot, avec une
légère modi cation (« un homme sans importance »), pour quali er Lord
Illingworth.

ACTE II

(20) « On me dit que de nos jours, tous les hommes mariés vivent
comme des célibataires, et tous les célibataires comme des hommes
mariés » : Lady Narborough fait la même observation dans Le Portrait de
Dorian Gray (chap. XV).
(21) « Ernest » : on retrouve le même prénom, avec ses connotations de
sérieux, dans L’Importance d’être constant.
(22) « Mari Idéal » : Wilde pense peut-être déjà à sa comédie suivante,
Un mari idéal.
(23) « On dit que vous n’avez ni ruines, ni curiosités » : cette
plaisanterie sur le compte des Américains se trouve déjà dans Le Fantôme
des Canterville (chap. V).
(24) « […] une Exposition d’ouvrages en acier, dans cet endroit qui a
un nom si curieux » : allusion à la Grande Exposition universelle de
Chicago (mai-novembre 1893). Le nom de la ville, d’origine indienne,
n’avait pas encore une consonance tout à fait familière pour certains
Anglais.
(25) « Lord Henry Weston » : peut-être une allusion à Lord Henry
Wotton, l’ami de Dorian Gray.
(26) « […] le Bien, cette colonne de feu, et Le Mal, cette colonne de
nuage » : cette interprétation fausse la lecture de l’épisode où les Juifs
sortent d’Égypte sous la conduite de Moïse. Le texte biblique (Exode, XIII,
21) dit seulement : « Yahvé marchait avec eux, le jour dans une colonne de
nuée pour leur indiquer la route, et la nuit dans une colonne de feu pour
les éclairer, a n qu’ils puissent marcher de jour et de nuit. »
(27) « Puisque vous êtes debout […] » : cette remarque incongrue de
Lady Caroline met un terme comique aux propos passionnés d’Hester, à son
« petit réquisitoire ».
(28) « Il ne fait rien » : c’est l’activité essentielle du dandy. Mais on
comprend qu’il ne s’agit ici que d’une posture, puisque Lord Illingworth
envisage une carrière de diplomate et qu’il a besoin d’un secrétaire
particulier.
(29) « Avec de la paille dans les cheveux » : ce détail dénote la folie.
(30) « C’est là sa tragédie » : Algernon reprendra ce trait d’esprit dans
L’Importance d’être constant (acte I).
(31) « Six cents livres par an » : il s’agit d’une somme relativement
importante à l’époque, dont l’équivalent actuel serait entre 25 000 € et
30 000 €.
(32) « […] dans sa pitié ou sa colère » : la n de cette réplique de
Mrs. Arbuthnot contient des allusions bibliques, comme l’épisode où Achab
s’empare de la vigne de Naboth (I Rois, XXI, 2-16), et la parabole du riche
qui dérobe au pauvre sa seule brebis pour nourrir un visiteur
(II Samuel, XII, 1-4).

ACTE III
(33) Cet éloge de la « jeunesse » par Lord Illingworth rappelle celui de
Lord Henry dans Le Portrait de Dorian Gray (chap. II).
(34) « […] les femmes sont le triomphe de la matière sur l’esprit — au
même titre que les hommes sont le triomphe de l’esprit sur la morale » :
pour Robert Merle, ce mot d’esprit relève de la catégorie de la fausse
antithèse : cette dernière, « vraie et fausse à la fois comme le faux
quiproquo — nous joue le mauvais tour, en e et, de nous laisser prévoir que
le second membre va répéter le premier membre, alors que précisément il ne le
répète pas. En un mot, elle nous tend une chaise, et juste au moment où
nous allons nous asseoir, elle nous la retire » (Robert Merle, Oscar Wilde,
Paris, Hachette, 1948, p. 378).
(35) « Le registre de la noblesse » : il s’agit de Debrett’s Peerage,
Baronetage, Knightage and Companionage, une espèce de Bottin mondain
contenant les noms, les titres et alliances de la noblesse anglaise.
(36) « Dorcas » : c’est le nom d’une femme charitable qui faisait des
vêtements pour les pauvres aux premiers temps du christianisme (Actes des
Apôtres, IX, 36).
(37) « La Société de secours aux êtres humains » : cette société a été
prévue pour porter secours aux gens qui se noient.
(38) « Bimétallisme » : doctrine économique qui accepte l’argent aussi
bien que l’or pour servir d’étalon à la monnaie. C’est là un sujet technique
qui n’est pas nécessairement de nature à passionner Lady Stut eld.
(39) « Il est juste que les fautes des parents retombent sur les enfants » :
« Moi, Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui punis la faute des pères
sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui
me haïssent, mais qui fais grâce à des milliers pour ceux qui m’aiment et
gardent mes commandements » (Exode, XX, 5-6).

ACTE IV

(40) « Les hommes ne comprennent pas ce qu’est une mère » : ce long


monologue sur l’amour maternel est peut-être pour Wilde une façon de
rendre hommage à sa propre mère.
(41) « […] quand vous aviez faim, je vous ai donné à manger » : en
bonne chrétienne, Mrs. Arbuthnot connaît les paroles que le Christ adresse
aux « bénis de son père » lors du Jugement : « Car j’ai eu faim et vous
m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un
étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu […] » (Matthieu,
XXV, 35-36).
(42) « Hannah n’aima pas Samuel davantage » : Hannah se désolait de
ne pas avoir d’enfant. Elle t le vœu, si Yahvé lui en accordait un, de le lui
consacrer. Elle fut exaucée par la naissance de Samuel, qui fut consacré au
Seigneur (I Samuel, I).
(43) « St James’s Square » : quartier chic de Londres.
(44) « Sa maîtresse et son… » : selon toute vraisemblance,
Mrs. Arbuthnot frappe Lord Illingworth avec son gant pour l’empêcher de
quali er Gerald de « bâtard ».
RÉSUMÉ

ACTE I

La terrasse de Hunstanton Chase

Nous sommes à la n du XIXe siècle, dans la province


anglaise. Lady Hunstanton a réuni plusieurs invités dans
sa maison de campagne, Hunstanton Chase : des
membres de la bonne société qui échangent des propos
spirituels, des ré exions sur le monde et leurs
semblables, et des potins mondains. Lady Caroline, qui
s’intéresse à une jeune Américaine, Hester Worsley,
entreprend de lui donner son avis sur certains invités.
Elle lui reproche de proclamer un peu trop facilement
son admiration pour le jeune Gerald Arbuthnot, en lui
faisant remarquer que ce comportement n’est pas
acceptable chez une jeune lle convenable. Gerald
arrive pour annoncer qu’un autre invité,
Lord Illingworth (un noble mondain, promis à une très
belle carrière diplomatique), vient de lui proposer de
devenir son secrétaire particulier. Le jeune homme en
est ravi, car cela peut lui ouvrir un bel avenir en
Angleterre et à l’étranger, alors qu’il n’est qu’un très
modeste employé de banque dans une toute petite ville
de la province anglaise. L’appui personnel de
Lord Illingworth sera pour lui un atout considérable, qui
lui ouvrira les portes de la bonne société. En apprenant
la nouvelle, Lady Hunstanton décide d’écrire sur-le-
champ à son amie Mrs. Arbuthnot, la mère de Gerald,
pour la lui annoncer et l’inviter à se joindre à ses hôtes,
le soir même.
Gerald emmène Hester se promener.
Lady Hunstanton et Lady Stut eld se livrent à des
commentaires sur Lord Illingworth et son immoralité,
lorsque celui-ci apparaît sur la terrasse. Il explique qu’il
a choisi Gerald par intérêt personnel et qu’il ne mérite
aucun remerciement. Lord Illingworth se rend ensuite à
la serre en compagnie de Mrs. Allonby, avec laquelle il
semble irter.
Un domestique apporte une lettre de Mrs. Arbuthnot,
qui accepte l’invitation qu’elle a reçue, mais précise
qu’elle passera après le dîner. Lorsque Lord Illingworth
et Mrs. Allonby reviennent, les autres invités sont partis
dans un salon pour y prendre le thé. Ces deux
personnages ont une conversation brillante sur les
hommes, les femmes et le mariage. Ils évoquent Hester,
et Lord Illingworth reconnaît qu’il est intrigué par le
puritanisme de la jeune et belle Américaine. Il comprend
que Mrs. Allonby le met au dé d’embrasser la jeune
lle. Il ne tarde pas à remarquer la lettre de
Mrs. Arbuthnot qui est posée sur une table. L’écriture
sur l’enveloppe lui rappelle celle de quelqu’un.
Mrs. Allonby le presse de révéler de qui il s’agit, mais il
se contente de répondre avec insouciance qu’il s’agit
d’une « femme sans importance ».

ACTE II

Le salon de Hunstanton Chase


Après le dîner, pendant que les hommes sont entre
eux, les dames se regroupent. Avec certaines d’entre
elles, Hester a une conversation animée sur les
di érences entre l’Angleterre et l’Amérique lorsque
arrive Mrs. Arbuthnot, la mère de Gerald. Puis vient
Lord Illingworth, que Gerald est heureux de lui
présenter. La conversation entre les trois personnages est
di cile car Mrs. Arbuthnot ne cache pas qu’elle
n’accepte pas la proposition que Lord Illingworth a faite
à son ls, ce qui ne manque pas de déconcerter Gerald.
Lady Hunstanton invite tout le monde à passer dans le
salon de musique pour un intermède musical, mais
Lord Illingworth reste dans le salon pour s’expliquer
avec Mrs. Arbuthnot.
On comprend alors que Gerald est un enfant
illégitime, né d’une relation ancienne entre
Mrs. Arbuthnot et Lord Illingworth, du temps où celui-ci
n’avait aucun titre de noblesse et s’appelait simplement
George Harford. Ce dernier a refusé d’épouser Rachel
Arbuthnot et de reconnaître son enfant. Il s’est contenté
de proposer une aide nancière, grâce au soutien de sa
mère. Mais Rachel n’a pas souhaité l’accepter, car elle
était choquée que George ne tienne pas sa promesse et
ne l’épouse pas. Elle a préféré mener une vie di cile,
comme les autres mères célibataires. Elle estime que
Lord Illingworth n’a nullement le droit de la séparer de
Gerald, après vingt ans, car son ls représente ce qu’elle
a de plus précieux dans l’existence. Lord Illingworth lui
demande comment elle compte s’y prendre pour écarter
Gerald de lui. Il fait valoir en e et que ce dernier est en
âge de savoir ce qu’il souhaite pour lui-même et pour
son avenir. Lorsque Gerald revient, Lord Illingworth lui
con rme, devant sa mère, qu’il possède toutes les
qualités pour faire un bon secrétaire. Il demande à
Mrs. Arbuthnot si elle a d’autres raisons de s’opposer à
sa nomination. Comme elle ne veut rien révéler à son
ls sur ses origines, elle préfère répondre qu’elle n’a plus
d’objections.

ACTE III

La galerie de tableaux à Hunstanton Chase

Lord Illingworth et Gerald ont une conversation au


sujet de Mrs. Arbuthnot. Gerald parle de sa mère et de
son dévouement envers lui avec la plus grande
admiration. Il ne peut s’empêcher de remarquer qu’elle
ne lui a jamais parlé de son père, qu’il croit mort. À son
tour, Lord Illingworth reconnaît que Mrs. Arbuthnot est
une femme remarquable, mais il ne peut s’empêcher de
dire que les femmes remarquables ont des limites qui
peuvent faire obstacle aux projets de leurs ls. Les
autres invités les rejoignent et Lord Illingworth leur
tient, sur divers sujets, des propos inattendus et bien
éloignés des conventions sociales, ce qui fait dire à
Mrs. Arbuthnot qu’elle ne pourrait le suivre dans aucune
de ses opinions. À Lady Hunstanton, elle déclare qu’il est
impardonnable de gâcher la vie d’une femme.
Lord Illingworth et Mrs. Allonby sortent pour aller
observer la lune. Mrs. Arbuthnot demande à Gerald de
la raccompagner chez elle, mais le jeune homme veut
d’abord dire au revoir à Lord Illingworth. Il apprend à sa
mère qu’il va partir pour l’Inde avec lui, à la n du mois.
Il quitte alors sa mère pour rejoindre brièvement son
protecteur.
Mrs. Arbuthnot se retrouve seule avec Hester et elles
parlent à nouveau des femmes. Elle est choquée
d’apprendre qu’aux yeux d’Hester, la faute des parents
doit rejaillir sur les enfants. Hester sort chercher Gerald,
mais celui-ci revient de lui-même. Il est contrarié de
constater que sa mère n’approuve pas ses liens avec
Lord Illingworth. Il lui demande ce qu’elle peut avoir à
reprocher à cet homme. Elle entreprend de lui raconter
comment il a trahi une jeune femme, dont elle parle à la
troisième personne, sans lui révéler qu’il s’agit d’elle-
même. Gerald ne se laisse pas échir, et sa mère se voit
obligée de retirer ses objections. Mais à ce moment-là,
Hester revient brutalement dans la pièce et se réfugie
dans les bras de Gerald. Elle se dit terriblement insultée
par Lord Illingworth, qui a essayé de l’embrasser.
Gerald, scandalisé par la façon dont la jeune lle qu’il
aime a été traitée, est prêt à agresser physiquement son
protecteur ; mais sa mère l’arrête avec cette révélation :
Lord Illingworth est son père… Gerald et sa mère se
retirent alors chez eux.

ACTE IV

Le salon de la maison de Mrs. Arbuthnot à Wrockley

Le lendemain, Gerald écrit une lettre à


Lord Illingworth pour lui demander d’épouser sa mère.
Lady Hunstanton et Mrs. Allonby viennent rendre visite
à Mrs. Arbuthnot, mais elles ne restent pas car elles
apprennent qu’elle sou re d’une migraine et ne souhaite
voir personne. Gerald leur déclare qu’il a renoncé à être
le secrétaire personnel de Lord Illingworth. Lorsque
paraît Mrs. Arbuthnot, Gerald l’informe de sa lettre et de
la proposition qu’elle contient. Mais sa mère ne veut pas
entendre parler de ce mariage avec un homme qu’elle
méprise. Elle rappelle qu’elle a accepté son déshonneur,
pour se consacrer entièrement à son ls. Hester, qui
surprend leur conversation, déclare qu’elle veut devenir
la femme de Gerald, l’homme qu’elle aime, et mettre sa
fortune à sa disposition. Elle souhaite en outre qu’ils
vivent avec Mrs. Arbuthnot qui représente la mère dont
elle, l’orpheline, a été privée.
Lord Illingworth arrive et trouve Mrs. Arbuthnot
seule. Il lui annonce qu’il a décidé d’accorder à Gerald la
sécurité nancière et certains biens fonciers. Celle-ci lui
montre Hester et Gerald dans le jardin et lui dit qu’elle
n’a nul besoin d’aide, sinon de la part de son ls et de sa
ancée. Lord Illingworth découvre la lettre de Gerald et
la lit, puisqu’elle lui est adressée. Il déclare être prêt,
quoi qu’il en coûte, à épouser Mrs. Arbuthnot et à vivre
avec son ls. Mais cette dernière refuse de l’épouser, en
précisant que c’est Hester qui a poussé Gerald à le
rejeter.
Lord Illingworth reconnaît son échec et commence à
en ler l’un de ses gants pour prendre congé. Il se met
alors à parler de Mrs. Arbuthnot comme d’une ancienne
« maîtresse ». Mais, au moment où il va certainement
quali er Gerald de « bâtard », elle l’arrête en le frappant
au visage avec le second gant. Lord Illingworth quitte la
pièce tandis que Mrs. Arbuthnot s’e ondre sur le
canapé, en larmes. Gerald et Hester reviennent et la
réconfortent. La jeune lle lui con rme qu’elle se sent
prête à voir en elle une mère.
Gerald aperçoit un gant par terre. Il devine que sa
mère a reçu une visite, et comme il lui demande qui a
bien pu venir, elle se contente d’une réponse qui fait
étrangement écho à celle de Lord Illingworth à
Mrs. Allonby, à la n de l’acte I : « Un homme sans
importance. »
TABLE DES MATIÈRES
Titre

Préface

Une femme sans importance


Personnages
Acte premier
Acte II
Acte III
Acte IV

Dossier
Chronologie
Notice
Bibliographie choisie
Notes
Résumé

Copyright

Du même auteur

Présentation

Achevé de numériser
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr
Titre original :
A WOMAN OF NO IMPORTANCE
Traduction de la Bibliothèque de la Pléiade
© Éditions Gallimard, 1996, pour la traduction française ;
2022, pour la préface et le dossier.
Couverture : Photo © Quentin Bertoux / Agence VU (détail).
DU MÊME AUTEUR

Dans la même collection


L’ÉVENTAIL DE LADY WINDERMERE. Traduction de Jean-Michel Déprats.
Édition de Gisèle Venet.
L’IMPORTANCE D’ÊTRE CONSTANT. Traduction de Jean-Michel Déprats.
Édition d’Alain Jumeau.
UN MARI IDÉAL. Traduction de Jean-Michel Déprats. Édition d’Alain Jumeau.
SALOMÉ. Édition de Marie-Claire Pasquier. [Pièce écrite en français par Oscar
Wilde.]
UNE FEMME SANS IMPORTANCE. Traduction de Jean-Michel Déprats.
Édition d’Alain Jumeau.

Dans la collection Folio classique


LE PORTRAIT DE DORIAN GRAY. Traduction et édition de Jean Gattégno.
Oscar Wilde
Une femme sans importance
(Une pelouse devant la terrasse à Hunstanton Chase.)

Dans l’Angleterre de la n du XIXe siècle, une aristocrate


se plaît à réunir dans sa maison de campagne des invités
de conditions diverses. C’est ainsi que Lord Illingworth,
promis à une brillante carrière diplomatique, rencontre
le jeune Gerald Arbuthnot, à qui il propose bientôt de
devenir son secrétaire particulier. Mais ce projet suscite
chez la mère de Gerald, Mrs. Arbuthnot, une étrange
hostilité.
Derrière son feu d’arti ce de mots d’esprit et de brillants
paradoxes, la pièce contient une note plus grave : la
di culté pour une mère d’élever seule un enfant sous le
regard réprobateur de la société.
En faisant émerger de l’ombre cette femme « sans
importance » qu’une vie douloureuse n’a jamais pu
détourner de ses convictions profondes, Oscar Wilde
a rme sa modernité : une conscience déjà féministe et
un goût du scandale.

GERALD
« Mère, dites-moi, à qui est ce gant ? Quelqu’un vous a
rendu visite. Qui était-ce ? »
Acte IV
Cette édition électronique du livre
Une femme sans importance d’Oscar Wilde
a été réalisée le 2 décembre 2021
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072868375 – Numéro d’édition :
359085).
Code Sodis : U29594 – ISBN : 9782072868399.
Numéro d’édition : 359087.

Composition et réalisation de l’epub : IGS-CP.

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