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Chapitre 1.

Peut-on prévenir et résoudre les conflits ?


Charles-Philippe David, Olivier Schmitt
Dans
La guerre et la paix
(2020), pages 347 à 368

Chapitre

L a diplomatie et la négociation sont dans la grande majorité des situations


préférables à la guerre. Comme se plaisait à le répéter Churchill : « To jaw-jaw is
always better than to war-war » (cité par Starkey, Boyer et Wilkenfeld, 1999, p. 114). En
1

ce sens, les stratégies de paix constituent depuis longtemps un domaine de recherche


important. Elles ont comme objectifs, d’une part, d’empêcher que des conflits armés
éclatent et, d’autre part, de résoudre ceux qui perdurent, souvent depuis de nombreuses
années. La prévention et la résolution des conflits ne sont certes pas chose facile. Les
guerres et les conflits auraient-ils une fin ? Tout réside dans la façon dont la paix est
perçue et obtenue, car un conflit qui se termine n’est pas nécessairement résolu ! Ainsi,
certains conflits armés se terminent par la victoire (quelquefois négociée) d’une des
parties au conflit, par une suspension des hostilités voire une impasse où le conflit reste
de faible intensité, ou encore par la signature et le respect d’accords de paix. Sans
compter que trente-cinq de ces conflits (25 %) sont demeurés insolubles et persistent,
avec des affrontements violents. Dans son étude s’étalant des années 1940 aux années
1990, Monica Toft (2010, p. 5) calcule que la victoire militaire est prédominante dans le
règlement des conflits : 70 % de ceux-ci se terminent de façon brutale, contre 19 % par la
négociation et 11 % par un cul-de-sac. C’est dire que les victoires sont, selon cette étude,
presque quatre fois plus nombreuses que les ententes et sept fois plus fréquentes que les
impasses. Il faut bien admettre que les chances d’une paix, fluctuante ou durable,
existent, bien que certains conflits reprennent même après la négociation d’un cessez-
le-feu ou d’un accord. La paix par la force serait-elle ainsi plus concluante que la paix par
le droit ? Du reste, la résolution des conflits « asymétriques », où prédominent de
nouvelles formes de guerres, devient encore plus complexe que la résolution des conflits
« symétriques », où les opposants, étatiques ou infra-étatiques, sont relativement égaux
et possèdent des caractéristiques similaires. D’où l’intérêt et la nécessité, depuis trois
décennies, de repenser en profondeur les stratégies de prévention et de résolution des
conflits.

À l’instar des études et des débats sur l’avenir de la sécurité et de la stratégie, les 2
recherches sur la paix ne parviennent pas à susciter un consensus parmi les chercheurs
(Wallensteen, 2011). Pour les plus réalistes, la stratégie clausewitzienne demeure encore
la meilleure garante d’une paix durable (autrement dit, la guerre peut quelquefois être
considérée comme une solution aux conflits). Au mieux, selon eux, il est possible de
concevoir des stratégies de prévention, de gestion ou d’achèvement des conflits. Les
chercheurs libéraux et critiques, pour leur part, ont des objectifs plus ambitieux. Ils
croient souhaitable et réalisable la promotion des stratégies de résolution et de
transformation des conflits qui pourraient définitivement mettre fin à la tentation,
voire à l’institution même, de la guerre. Prenons la métaphore de l’historien militaire
Alan John Percival Taylor :

Les guerres sont un peu à l’image des accidents de la route, qui ont à la fois des causes 3
générales et spécifiques. Ainsi, tous les accidents sont en dernier ressort dus à
l’invention du moteur à combustion. Mais la police et les juges ne tiennent pas compte
de causes aussi profondes. Ils recherchent une cause spécifique pour chaque accident
– erreur du conducteur, excès de vitesse, état d’ébriété, freins inadéquats, mauvaise
chaussée, ainsi de suite. Il en va de même des guerres.

— (Cité par Ramsbotham, Woodhouse et Miall, 2016, p. 124-125)

Les visions sont en effet très différentes. Alors que l’approche réaliste veut agir sur les 4
facteurs apparents et directs qui causent les guerres, et ce afin de les éviter, les
approches libérales et critiques cherchent en général à déceler et à contrer les sources
profondes des conflits afin de les résoudre. De nouveau, les conceptions négative et
positive de la paix s’affrontent : selon les réalistes, on ne peut que provisoirement
contenir et gérer les conflits ; selon les libéraux et la plupart des théoriciens critiques,
les conflits peuvent être équitablement résolus et la paix durablement restaurée.

Ainsi, comment peut-on définir et clarifier les nombreux concepts inhérents au 5


domaine de la prévention et de la résolution des conflits ? Quels sont les auteurs et
quelles sont les contributions marquantes de ce champ d’études ? Est-il possible de
prévenir et de résoudre les conflits, interétatiques comme intra-étatiques ? Quelle place
faut-il accorder à la diplomatie, à la négociation et à la médiation, dans un contexte
international transformé ? Les acteurs non étatiques ont-ils de plus en plus d’influence
et comment ? Ces questions sont abordées dans ce chapitre. Les nouveaux acteurs et les
nouveaux défis qui surgissent requièrent de nouvelles stratégies pour instaurer la paix.
Le présent siècle verra sans nul doute ces stratégies prospérer, d’autant plus que les
recherches sur la prévention et la résolution des conflits seront de plus en plus
conséquentes face à des préoccupations toujours grandissantes sur la sécurité humaine.

La prévention et la résolution des conflits : de quoi s’agit-


il ?

Depuis le début des années 1990, les efforts de prévention et de résolution des conflits se 6
multiplient tant les besoins sont grands et les médiateurs spécialisés dans ce domaine
d’action nombreux. Du Moyen-Orient à l’Afrique, de l’Asie à l’Amérique centrale, les
paramètres de la prévention et de la résolution des conflits se transforment. Cette
littérature, assez largement inspirée des recherches sur la paix, fait partie intégrante, à
nos yeux, des études stratégiques. En effet, tels les deux visages du dieu Janus, les
réflexions sur la guerre et sur la paix sont intrinsèquement liées.

Définitions et distinctions
La terminologie et les concepts utilisés varient considérablement selon les époques, les 7
auteurs et les écoles de pensée. Ils correspondent surtout à une vision anglo-saxonne
très influente dans le domaine des recherches sur la paix. Définissons tout d’abord les
différents concepts qui la composent.

1. La résolution des conflits est généralement perçue comme « l’application non coercitive 8
des méthodes de négociation et de médiation, par des tiers partis, en vue de désamorcer
l’antagonisme entre adversaires et de favoriser entre eux une cessation durable de la
violence » (Fetherston, 1994, p. 105). Les solutions proposées doivent ainsi conduire à
une entente dont les parties sont pleinement satisfaites. À partir de cette définition,
plusieurs nuances peuvent être apportées (Ramsbotham et al., 2016, p. 31-32) :

–   un conflit est géré dans la mesure où les effets de la violence qu’il entraîne sont 9
contenus et atténués par les adversaires ou par des tiers partis (l’exemple, tant
répété, des efforts de médiation en Afrique centrale durant les deux dernières
décennies) ;
–   un conflit est terminé lorsque survient un accord entre les protagonistes. Cet
accord met fin à la phase violente de l’affrontement (la situation entre protestants et
catholiques en Irlande du Nord) ;
–   un conflit est véritablement résolu quand ses causes profondes n’agissent plus et
quand le comportement des anciens adversaires n’est plus belliqueux (le cas d’Israël
et de l’Égypte depuis 1978) ;
–   un conflit se transforme en paix durable lorsque les conditions à l’origine du conflit
n’existent plus et que les parties surmontent leur hostilité et se réconcilient. On parle
alors de « transformation du conflit » (l’Allemagne et la France après 1945).

La résolution des conflits peut se faire directement, par la voie de la négociation entre 10
les adversaires, ou par le chemin de la médiation qui implique l’intervention de tiers
partis. Des intermédiaires non impliqués dans le conflit, tels des individus, des
gouvernements, des OIG ou des ONG, incitent alors les parties à la conciliation, c’est-à-
dire les convainquent du mérite d’une démarche diplomatique susceptible d’aboutir,
ultérieurement, à un processus de négociation. Dans cette démarche, les intermédiaires
recourent fréquemment à une variété d’approches pour résoudre les problèmes
(problem-solving) que pose la perspective d’une médiation et d’une négociation. Les tiers
partis veulent amener les adversaires à modifier leur comportement et à mieux
communiquer, afin d’éliminer chez eux le climat de tension et de favoriser ainsi une
atmosphère propice au dialogue. La négociation peut être entreprise à trois niveaux :
celui des rencontres officielles, celui des démarches informelles, ou encore celui de la
société. Un conflit n’est résolu et ne cède à la paix durable que lorsque les trois niveaux
sont mis à contribution. Enfin, le conflit ne disparaît véritablement que lorsque son
contexte, sa structure, ses acteurs et ses enjeux ont été profondément transformés (une
analyse complète de toutes ces approches est offerte dans Ransbotham et al., 2016).

2. La prévention des conflits, explique Sophia Clément (1997, p. 7), « consiste en une action 11
concertée ayant pour objectif la dissuasion, la résolution et/ou l’arrêt des conflits avant
leur éclatement, c’est-à-dire avant une escalade de la violence, interne ou externe ». Pour
Éric de La Maisonneuve (1997, p. 230), le concept de prévention inclut « l’ensemble des
méthodes et des dispositions – de toutes natures et de toutes origines – qui vise à
fournir les indices et à procurer les délais nécessaires et suffisants à un acteur
stratégique pour lui permettre d’enrayer un engrenage conflictuel ». La prévention
constitue donc la première ligne de défense pour enrayer les risques d’un conflit. Elle se
distingue de la stratégie de gestion des conflits (qui est employée durant les
affrontements armés) et de celle de la résolution des conflits (qui intervient après). Des
auteurs comme David Carment et Albrecht Schnabel (2003, p. 11) vont jusqu’à associer la
prévention des conflits à « une stratégie à long terme, menée par divers acteurs, et
destinée à créer les conditions favorables à un environnement sécuritaire stable et plus
prévisible ». Pour donner sa pleine mesure, la stratégie de la prévention mise sur
plusieurs tableaux (Lund, 2009 ; Wallensteen, 2011, p. 105-110 et p. 125-142 ; Ramsbotham
et al., 2016, p. 123-146 ; Bramsen et al., 2019).

• La prévention peut s’effectuer très tôt, en amont d’un conflit, dès que les premiers 12
signes de détérioration d’une situation (ou d’un État tout entier) apparaissent. On se
réfère alors à la prévention « structurelle » quand celle-ci traite des causes sous-jacentes
au conflit.
• La prévention est utilisée très souvent dans un contexte imminent de crise, alors que 13
les risques de guerre ou de conflit armé sont grands. Elle s’attaque, dans ce cas, aux
causes immédiates d’un déclenchement possible des hostilités. Les stratégies
diplomatiques sont mises à contribution, afin de rechercher une solution négociée et
d’amener les parties adverses à suspendre leur menace d’utiliser la force armée (on
parle alors de light prevention).

• Le recours aux mécanismes d’alerte rapide, tel le Centre de prévention des conflits de 14
l’OSCE, et notamment par la présence de plus en plus nombreuse sur le terrain des
réseaux d’ONG (par exemple International Alert, International Crisis Group, Carter Center),
permet d’accentuer l’efficacité de la diplomatie préventive et de faire en sorte qu’une
dispute n’atteigne pas le stade, quelquefois inévitable, du conflit armé. Des
renseignements et des réseaux d’alerte sur les situations préconflictuelles contribuent
alors à freiner l’escalade et à gagner du temps, pour la négociation comme pour la
médiation.

• La prévention peut être mise en œuvre par les moyens coercitifs ou non coercitifs, 15
selon les volontés politiques des tiers partis et notamment de l’ONU. Une stratégie non
coercitive est pertinente lorsque la situation est encore calme, alors que la stratégie
coercitive est nécessaire en condition de polarisation extrême entre les parties. Comme
on le verra dans le prochain chapitre, des déploiements préventifs ou de réaction rapide
de forces militaires onusiennes peuvent être entrepris, dans le but de contraindre les
antagonistes à la paix et de les dissuader d’envisager un recours à la force.

Il est indubitable que la prévention est possible et souhaitable mais il s’agit de savoir 16
quand et comment elle est efficace. Il faut tenir compte de certaines variables qui sont
indispensables à sa réussite (Greig et al., 2019) : notamment, l’intérêt des grandes
puissances, des ONG et des OIG de développer des mesures de prévention ; la rapidité
de l’initiative ; les conditions du terrain où elle est entreprise ; la présence d’un fort
consensus et d’une grande cohérence entre les intervenants ; une planification et une
mobilisation des ressources nécessaires à une action efficace. Il est clair, selon les
chercheurs, que, dans le domaine de la prévention des conflits, des opportunités ont été
certes heureusement saisies (en Macédoine en 1992) mais d’autres ont été, parfois
sciemment, délaissées (au Koweït en 1990, au Rwanda en 1994, au Kosovo en 1999, au
Soudan en 2003, au Liban en 2006, ou en Syrie en 2012).

Les recherches sur la paix et sur la résolution des conflits


Le domaine des recherches sur la paix et sur la résolution des conflits est connexe aux 17
études stratégiques et, bien qu’il soit fréquemment considéré comme distinct de celles-
ci, il requiert une formation et une connaissance spécifiques des facteurs de conflit. Les
stratégies de prévention, de négociation, de médiation et de réconciliation sont
quelques-unes des orientations de ces recherches. Plusieurs postulats de base animent
ce domaine d’études (Kriesberg, 2009 ; Barash et Webel, 2009 ; Lawler, 2013 ; Spears,
2019).

Premièrement, les conflits sociaux sont universels, mais aussi potentiellement 18


bénéfiques, car ils offrent la possibilité d’aboutir à un changement sociopolitique : sans
conflit, pas de Révolution française par exemple. Deuxièmement, les conflits sociaux
ont différents degrés de destructivité et les parties en conflit choisissent si elles
conduiront le conflit de manière constructive ou destructive. Troisièmement, les
conflits sociaux impliquent des constructions sociales contestées et contrastées ; chaque
partie a sa propre vision de la nature des combats et de l’identité de ses adversaires.
Quatrièmement, les conflits sociaux peuvent être transformés. Peu importe la gravité
du conflit, des acteurs extérieurs ou les parties elles-mêmes peuvent prendre des
mesures positives pour progresser vers une transformation pacifique. Cinquièmement,
les conflits sociaux sont dynamiques et ont tendance à évoluer par étapes ; ces étapes
reflètent la nature en constante évolution du conflit et peuvent donc ne pas toujours
être linéaires (Kriesberg et Dayton, 2017). Ces étapes sont les suivantes :

1. Constructions sociales. Chaque partie interprète sa propre identité et celle de ses 19


adversaires, ainsi que les questions en jeu, de son point de vue. Les différences
entre les interprétations des parties sont donc souvent controversées.
2. Hétérogénéité des adversaires. Au sein de chaque partie, les intérêts et les objectifs
diffèrent, notamment entre les dirigeants et leurs soutiens, et entre les dirigeants
eux-mêmes. À mesure que les relations au sein de la partie changent, un
changement d’orientation du conflit peut être réalisable.
3. Variété d’incitations au conflit. Ces incitations incluent des sanctions coercitives
pour forcer le changement (incitations négatives), des incitations positives pour
encourager le changement constructif, et le recours à la persuasion pour faire
appel aux intérêts et valeurs communs.
4. Interconnexion. Les conflits sont interdépendants et se chevauchent dans le temps
et l’espace social. Un conflit n’est pas un système fermé et peut donc être sujet à
l’intervention d’intermédiaires externes qui peuvent aider à transformer le conflit.
5. Prise en compte des autres. Établir des relations légitimes à long terme entre les
adversaires en tenant compte des préoccupations et des intérêts des opposants,
ainsi que des intérêts à long terme de leurs populations, peut être le défi le plus
difficile pour tous, mais il apporte souvent des avantages mutuels (Kriesberg,
2015).
6. Médiation. Une intervention d’un acteur tiers en faveur de la désescalade et des
négociations entre adversaires peut contribuer à transformer et à régler les
conflits.
7. Dynamisme. Les conflits traversent des étapes au cours desquelles les parties
peuvent agir de manière plus ou moins constructive.

La violence n’est pas considérée par les chercheurs de la paix comme « inhérente » ou 20
« primordiale » mais comme « construite ». Elle peut donc se dompter et s’éliminer.
L’agenda de l’irénologie (du peace research) est par conséquent critique, pluraliste,
idéaliste et normatif (Patomäki, 2001). Peter Wallensteen (2011, p. 33-45) signale le
contraste entre la vision de l’idealpolitik et les conceptions plus traditionnelles que sont
la geopolitik, la realpolitik, et la capitalpolitik – des visions belliqueuses d’une paix forcée.
La vision idéaliste, comme l’irénologie, diverge grandement de ces analyses
stratégiques, car elle s’attarde davantage aux causes des conflits. Cette vision estime
possibles l’élimination des guerres et des conflits armés de même que l’instauration de
la paix mondiale. Ce n’est pas sans raison que de telles conceptions paraissent
novatrices, attrayantes et stimulantes.

Les recherches sur la paix et la résolution des conflits ont produit, au cours du siècle 21
dernier, une littérature fournie, que l’on peut décrire suivant quatre phases principales
(Ramsbotham et al., 2016, p. 35-62 ; Greig et al., 2019).

1. Les précurseurs de ce domaine ont écrit entre 1900 et 1945. Suivant les enseignements 22
de Marx et Engels, l’approche marxiste étudie le phénomène du capitalisme et de
l’impérialisme (Luxemburg, 1913 ; Lénine, 1917). L’approche de la résolution des conflits
est initiée par Mary Parker Follet et surtout Quincy Wright (1942). Une science de la paix
émerge, petit à petit, avec pour dessein de prévenir les horreurs de la guerre. Cette
science prend comme point de départ le développement d’une connaissance
multidisciplinaire sur les phénomènes de la guerre et du conflit, développement que
demandaient les mouvements pacifistes durant les années 1900-1920 (Lequan, 1998).
Apparaissent aussi les premières thèses psychologiques (par exemple, Dollard, 1939), sur
le phénomène de la frustration qui entraîne l’agression, ainsi que les thèses des
fonctionnalistes (tel Mitrany, 1943), pour lesquels la croissance des mécanismes
d’intégration à l’échelle internationale constitue la solution pour enrayer les
phénomènes de violence et de guerre. Cette première phase demeure embryonnaire,
dans la mesure où elle repose sur des individus et non sur des regroupements de
chercheurs.

2. La deuxième phase, de 1946 à 1969, se caractérise par l’établissement des fondations 23


institutionnelles du domaine de recherche. Ainsi est créé au Michigan, en 1957, le Journal
of Conflict Resolution, puis en 1960 et en 1966 les instituts de la paix d’Oslo et de
Stockholm, accompagnés en 1964 par le lancement du Journal of Peace Research. L’Institut
français de polémologie, c’est-à-dire de l’étude du phénomène de la guerre, est fondé
par Gaston Bouthoul (1953, 1968, 1991). Les assises des recherches sur le domaine sont
alors solidement établies et trois penseurs vont grandement influencer ses prémisses
conceptuelles.

• L’Américain Kenneth Boulding (1979) fut le plus influent de sa génération. Il fut le 24


premier des chercheurs en résolution de conflits à vouloir placer la maîtrise de la
connaissance et de l’information au service de la communication et de la coopération,
une vision jusqu’alors négligée dans l’analyse des conflits. L’échange des idées et des
perceptions, plutôt que l’analyse des menaces et de la puissance, constituera le cœur des
analyses de Boulding. Plusieurs autres chercheurs s’inspireront de sa philosophie pour
favoriser une compréhension des possibilités de paix à partir de modèles
mathématiques (Richardson, 1960), de la théorie des jeux (Rapoport, 1967), de la théorie
des dynamiques de groupes (Coser, 1956) et de la théorie sur l’escalade des tensions
(Osgood, 1962).

• Le Norvégien Johan Galtung (1969) fut le fondateur moderne et le plus célèbre des 25
auteurs du domaine des recherches sur la paix (voir partie 1). Au-delà de sa distinction
entre paix positive et paix négative, c’est surtout sa thèse de la violence structurelle
(indirecte) qui aura orienté les travaux d’une génération de penseurs. Les conditions
d’une paix durable exigent, selon lui, que toutes les formes de violence indirecte
(injustice, pauvreté, oppression) disparaissent. Pour que les conflits cessent, les
contradictions, les formes de comportement et les attitudes des parties en cause doivent
être analysées avant d’être transformées. Son approche sociologique (et européenne) a
nettement divergé de celle de l’école réaliste dominante (et américaine) privilégiant les
notions d’intérêt et de puissance. L’empathie de Galtung pour les communautés
humaines, et non pour les États, s’avérera également nouvelle et très différente des
études traditionnelles sur la paix, jusqu’alors simplement conçues comme l’absence de
violence organisée.

• L’Australien John Burton (1972) a fondé l’école du problem-solving, dont les nombreux 26
travaux furent publiés par l’International Peace Research Association, qu’il a créée à
Groningen en 1965, et par son Centre for the Analysis of Conflict qu’il a établi à Londres
en 1966. Anticipant déjà les réflexions et les approches qui suivront la fin de la guerre
froide, Burton développe une vision rationaliste, de cause à effet, des conflits.
S’inspirant d’études sur le comportement en milieu industriel, il conclut que les conflits
sont moins provoqués par les conditions matérielles que par l’absence de
communications, la présence de mauvaises expériences, les attentes incomprises, et les
blocages psychologiques de toute nature entre protagonistes. Le besoin de sécurité des
humains, des groupes comme des États ne peut ainsi être satisfait que par des contacts
soutenus et des communications contrôlées, autrement dit une « provention  » (une
prévention active) où s’exercent des discours et des pratiques de problem-solving.
Épisodiquement, la philosophie de Burton verse dans un idéal de paix sociétale à
l’échelle internationale, construit sur l’intelligence humaine et la promotion d’une
vision communautariste ou « cosmopolitaine », et non étatique, de la sécurité (c’est une
position qu’adopteront finalement Ramsbotham et al., 2016, p. 265-292).

3. La troisième phase, allant de 1970 à 1989, consacre la prolifération des études sur la 27
médiation et la négociation. De nombreux projets en ce domaine voient le jour,
notamment les travaux d’Adam Curle (1971) pour impliquer la société civile dans
l’édification de la paix ; les études sociologiques sur les causes des conflits de Morton
Deutsch (1973) ; les percées de Glenn Snyder et Paul Diesing (1977) ainsi que de Robert
Axelrod (1992) sur la théorie des jeux ; la contribution de l’école de Harvard, représentée
par Roger Fisher et William Ury (1981), sur les moyens de parvenir à réussir une
médiation ; enfin, les analyses de Saadia Touval (1985) et de William Zartman (1976,
1985) sur les approches et les techniques de négociation et de marchandage. Durant les
années 1980, un nombre important de nouvelles institutions spécialisées en médiation
et en résolution des conflits naissent : parmi les plus importantes, on note la première
Université pour la paix de l’ONU, implantée au Costa Rica en 1980 ; le centre Carter de
prévention des conflits (fondé par l’ancien président), à Atlanta en 1982 ; l’Institut des
États-Unis pour la paix, à Washington en 1984 ; l’Institut Jean-Kroc, à l’Université Notre-
Dame de l’Indiana en 1986 ; et le Centre de résolution des conflits, à l’Université
Bradford en Angleterre en 1990. Le développement de tels centres s’est par la suite
accéléré à l’échelle de la planète, si bien que quelque 500 centres existent aujourd’hui
dans les domaines de la prévention et de la résolution des conflits, de même que des
recherches sur la paix.

4. La dernière phase correspond aux années 1990-2020, soit depuis la fin de la guerre 28
froide. Elle reflète l’importance de plus en plus grande accordée aux acteurs non
étatiques et de la société civile. Les ONG s’intéressent davantage au domaine de la
résolution des conflits, comme l’atteste la prolifération de plusieurs centaines de
centres privés qui offrent une formation complète aux nouvelles méthodes de
prévention et de transformation des conflits. « Civil war demands civil action  », proclame
la publicité de l’un de ces centres. Les études deviennent, par ailleurs, plus éclectiques :
certaines portent sur la prévention des conflits par la consolidation de la paix (Lederach,
1997) ; d’autres sont résolument critiques puisqu’elles remettent en question les discours
et les politiques dominantes de résolution des conflits, tout en proposant de nouvelles
pratiques et éthiques de la paix (Fetherston, 1994) ; les travaux de l’école féministe,
représentée par Elise Boulding (1990), dénoncent l’absence de place faite aux femmes
dans les réflexions menées sur les processus de négociation et de médiation ; enfin, la
dimension culturelle est privilégiée pour expliquer les nombreuses embûches sur le
chemin de la paix (Cohen, 2001 ; Trujillo, 2008 ; Faure, 2009). En outre, les années 1990
se sont terminées avec la plus imposante série d’études sur la prévention des conflits,
financée par la commission Carnegie (1997) qui, durant quatre ans, a commandité plus
d’une trentaine de rapports et de livres traitant de divers aspects des « conflits
meurtriers ». Avec les crises entraînées par le « printemps arabe », une grande attention
a été portée au rôle de la technologie et des médias sociaux lors des soulèvements. Les
médias sociaux offraient aux citoyens de la démocratie une puissance qui leur
permettait de discuter et de mobiliser l’action politique dans les sociétés fermées
(Gilmore, 2012). En Égypte et en Tunisie, les gens utilisaient leur téléphone portable
pour appeler et envoyer des SMS pour organiser des manifestations et postaient sur les
réseaux sociaux pour partager instantanément des informations avec un public local et
international. Certaines de ces informations ont ensuite été partagées avec un public
plus large via la télévision ou internet (Seib, 2012). Aux États-Unis, après les élections de
novembre 2016, les médias sociaux ont également été utilisés pour organiser et
mobiliser la société civile afin de s’opposer aux décrets et aux politiques de la nouvelle
administration Trump. Les médias sociaux ont joué un rôle déterminant dans le taux de
participation record de la Marche des femmes en 2017, tenue le lendemain de
l’inauguration du président Donald Trump, ainsi que dans la création de groupes de
résistance civile à la base aux États-Unis (par exemple, Indivisible, SwingLeft).
L’utilisation de la technologie et des médias sociaux en résolution des conflits inclut
l’alerte précoce en cas de conflit (Martin-Shields, 2013) ; la cartographie des conflits en
temps réel, comme c’est le cas pour la guerre en Syrie (The Carter Center, 2014) ; et
l’analyse de données sur la dynamique à court terme des conflits militaires. Les alertes
précoces et la cartographie des conflits en temps réel dépendent des personnes
présentes sur le terrain dans la zone de conflit fournissant les données. Ainsi, bien que
ces technologies offrent de nouvelles possibilités aux mouvements sociaux de se faire
entendre chez eux et dans le monde, elles risquent de mettre en danger ceux qui les
utilisent. Les régimes répressifs peuvent utiliser les mêmes technologies pour identifier
et suivre les dissidents. L’utilisation de ces nouveaux médias pose des problèmes
éthiques, notamment celui de garantir que les données sont protégées et que les
utilisateurs ont le droit de supprimer leurs données et/ou de ne pas participer (Martin-
Shields, 2013).

Alors que la guerre contre le terrorisme déclenchée en 2001 continue de définir des 29
approches en matière de diplomatie et de rétablissement de la paix (Tonge, 2014), de
plus en plus d’organisations intergouvernementales, de gouvernements et de forces
armées ont sollicité l’assistance de spécialistes de la résolution des conflits pour la
conception et l’assistance aux processus de paix. Récemment, les chercheurs se sont
inspirés de la théorie des systèmes et de la théorie de la complexité (Ricigliano, 2012)
pour mieux comprendre la multiplicité des acteurs, des problèmes et des interactions
dans les conflits et le rétablissement de la paix.
La question du genre est de plus en plus présente dans les études sur la résolution des 30
conflits. En 2012, les femmes ne représentaient que 9 % des négociateurs, 4 % des
signataires, 2,4 % des médiateurs en chef et 3,7 % des témoins des pourparlers de paix
(Paffenholz et al., 2015). Une étude qualitative récente portant sur 40 cas de conflits a
examiné l’influence de l’inclusion des groupes de femmes dans les processus de paix sur
la qualité et la durabilité des accords de paix (O’Reilly et al., 2015). Entre autres résultats,
l’étude a révélé que, lorsque des groupes de femmes étaient en mesure d’influencer les
pourparlers ou de faire pression en faveur d’un accord de paix, un accord était presque
toujours conclu. L’étude a aussi constaté que la participation des femmes avait un effet
statistiquement positif sur la durée d’un accord. Un accord a 20 % de chances
supplémentaires de durer au moins deux ans avec l’inclusion des femmes et il y a plus
de 35 % de chances qu’il dure quinze ans si les femmes participent à la création de
l’accord.

L’inclusion concerne donc à la fois le processus (qui ?) et le contenu (quoi ?) des accords 31
de paix. Les recherches ont montré que l’inclusion liée au processus renforce celui-ci en
obtenant l’adhésion de groupes importants. Par exemple, l’une des critiques formulées à
propos des premiers pourparlers de Genève sur la Syrie était que le processus excluait
intentionnellement les acteurs locaux et internationaux parties au conflit et ayant le
pouvoir de déterminer sa trajectoire (Abboud, 2016). L’inclusion liée au contenu
concerne les questions à l’ordre du jour lors des pourparlers de paix. Les acteurs armés
peuvent avoir un nombre plus limité de problèmes qu’ils souhaitent aborder que les
représentants de la société civile (von Burg, 2015). La société civile et les femmes
peuvent élargir leur programme pour faire en sorte qu’un accord de paix réponde aux
préoccupations centrales de la population, et pas seulement des acteurs armés. Par
exemple, l’une des préoccupations suscitées par les pourparlers de Genève sur la Syrie a
été de mettre l’accent sur la question de la transition politique au détriment d’autres
questions (Abboud, 2016). Donner la priorité à l’inclusion dans un processus de paix est
un défi pour les équipes de médiation qui tentent de trouver un équilibre entre un
processus rapide et efficace pour mettre fin à la violence tout en jetant les bases d’une
durabilité à long terme.

Un facteur de complication de l’inclusion est que la société civile ne parle pas d’une 32
seule voix et peut être très fragmentée (von Burg, 2015). Un autre défi est que les
organisations de la société civile qui ont une légitimité dans leurs propres
communautés peuvent être considérées comme non démocratiques par des étrangers
qui peuvent hésiter ou refuser de travailler avec de tels individus ou groupes. En fait,
certains chercheurs ont souligné que la notion de société civile telle que définie par
l’Occident n’existait peut-être pas dans toutes les sociétés et que, dans certains pays, les
organisations de la société civile soutenues par des bailleurs de fonds internationaux
sont des organisations « bureaucratisées » qui n’ont pas comme objectif d’agir en tant
que contre-pouvoir.

Cette riche littérature comporte de multiples conceptions et propositions d’action 33


permettant d’accroître la possibilité de prévenir et de résoudre les conflits.

Les stratégies de prévention et de résolution des conflits

Les stratégies de paix sont aussi anciennes que les stratégies de guerre, du moins si l’on 34
se fie aux conceptions traditionnelles de la diplomatie, de la négociation et de la
médiation par des tiers partis. Ces stratégies seront dorénavant plus complexes puisque
plus exigeantes. Il s’agit, désormais, de concevoir et de soutenir des stratégies de
« diplomatie préventive », de médiation « multi-parties », et de négociation publique
entre représentants de la société.

De la diplomatie classique à la diplomatie préventive


La diplomatie est aussi vieille que la guerre. On peut concevoir la diplomatie à la 35
manière réaliste du chancelier autrichien Metternich (xixe siècle), qui l’a décrite comme
« l’art de masquer toute ressemblance à une victoire » (cité par Stoessinger, 1993, p. 229).
C’est dire l’habileté légendaire des diplomates dans la réalisation, par la voie de la
négociation, de leurs intérêts nationaux. Pourtant, la diplomatie représente
essentiellement l’art du compromis. C’est pourquoi elle peut se définir comme « la
pratique par laquelle les États et les acteurs non étatiques réconcilient par la voie
officielle de la négociation leurs intérêts concurrents ou divergents » (Amstutz, 1999, p.
280). La diplomatie subit aujourd’hui des changements importants (Bjola et
Kornprobst, 2018).

Des auteurs classiques sur la diplomatie comme Sir Harold Nicolson (1955) et Henry 36
Kissinger (1996) ont, à quarante ans d’intervalle, expliqué et précisé les qualités
nécessaires à la gestion des relations internationales par la négociation. La diplomatie
renvoie à « un processus de communication qui est au centre du fonctionnement du
système international », selon Brian White (2005 p. 388). Ce processus a pris dans
l’histoire plusieurs formes : l’établissement d’un ordre diplomatique entre grandes
puissances (tel l’ordre de Vienne de 1815 à 1855) ; les sommets diplomatiques où se
rencontrent les chefs d’État (les célèbres sommets de la « détente » entre 1969 et 1974) ; la
diplomatie de crise qui consiste à contenir le risque qu’un conflit ne débouche sur une
guerre (la « diplomatie de la navette » ou du « pas à pas » de Kissinger entre les capitales
du Moyen-Orient). Les caractéristiques du jeu traditionnel de la diplomatie sont donc
bien connues (Holsti, 1992, p. 132-156 ; Spanier et Wendzel, 1996, p. 293-314 ; Viotti, 1997,
p. 110-133 ; Pearson et Rochester, 1998, p. 253-291 ; Amstutz, 1999, p. 279-304 ; D. Ross,
2007 ; Jönsson et Aggestam, 2009 ; Sending, Pouliot et Neumann, 2011 ; Sharp, 2011 ;
Balzacq, Charillon et Ramel, 2018).

• La diplomatie facilite la communication entre les adversaires. Elle peut provoquer des 37
changements dans les attitudes, les politiques et les actions des acteurs concernés. Elle
permet de mieux comprendre le point de vue de la partie adverse, de saisir ses intérêts
et ses perceptions et d’échanger sur la nature de l’enjeu et des solutions. La diplomatie
vise, d’une part, à signaler des intentions, des engagements et des intérêts et, d’autre
part, à négocier et à conclure des ententes qui réduisent les frictions. Tout le jeu
diplomatique consiste à trouver des issues négociées là où les objectifs divergent ou
s’affrontent. En ce sens, et pour réussir, ce jeu ne doit pas être animé par un esprit de
clocher ou de croisade qui serait nuisible à la recherche d’un compromis. Il ne doit pas
non plus être l’otage des humeurs de l’opinion publique, ou des caprices de la vie
politique, et ce afin d’accorder aux négociateurs toute la flexibilité nécessaire. Il ne doit
pas chercher à humilier la partie adverse. Il doit plutôt faire preuve d’ouverture et
d’empathie pour être en mesure d’aboutir à des solutions concrètes. Il doit sacrifier les
objectifs secondaires pour se concentrer sur les priorités de la négociation, autrement
dit procéder par étapes dans le règlement d’un problème. La diplomatie est aussi une
pratique qui formalise les hiérarchies au sein du système international (par un
ensemble de rituels symbolisant l’importance relative des acteurs) mais a également des
effets émergents sur les interactions entre États : loin d’être de simples « plombiers des
relations internationales » maintenant la machinerie en route, les diplomates, par la
nature de leurs interactions, constituent le système international (Pouliot, 2016).

• Les instruments au service de la diplomatie sont variés : efforts de persuasion (ou de 38


coercition), promesses de récompenses, offres de concessions, démarches formelles ou
informelles (voire secrètes), discussions publiques, entretiens bilatéraux ou
multilatéraux. Dans tous les cas, la négociation vise à convaincre du bien-fondé des
positions, des attentes et des propositions respectives des parties. Cette négociation est
généralement menée par les plénipotentiaires de l’État (chargés d’affaires,
ambassadeurs, émissaires, délégués).

La diplomatie, et la fin d’une guerre, ont réussi ou échoué selon l’application ou non de 39
ces principes (Reiter, 2009 ; Rose, 2010). Les règlements de certains conflits
interétatiques, entre les États-Unis et l’URSS lors de la crise de Cuba en 1962, entre la
Chine et les États-Unis ou entre Israël et l’Égypte, durant les années 1970, constituent
des exemples spectaculaires de succès diplomatiques. À l’inverse, les pourparlers entre
les États-Unis et l’Iran pour dénouer la crise des otages américains en 1980 ont illustré à
maintes reprises les difficultés et les revers que peut subir le jeu diplomatique. De plus,
les rapports tendus entre les États-Unis et l’Irak, au cours des années 1990, ont éliminé
toute possibilité de résolution du conflit par la voie diplomatique. Métamorphoser des
ennemis en amis n’est certes pas chose facile (Grosser, 2013 ; Parsi, 2017), mais elle est
possible : pour que la réconciliation soit envisageable, les protagonistes doivent limiter
leur quête de puissance, développer certaines habitudes et identités communes et bâtir
une relation compatible fondée sur l’accommodement et non la confrontation – des
conditions pour l’auteur bien plus gagnantes que la démocratie ou les liens
économiques. Selon Charles Kupchan, « L’engagement n’est pas l’apaisement, c’est de la
diplomatie adroite » (2010, p. 125) ! Un point de vue que partage également Deepak
Malhotra (2009, p. 90) qui estime qu’« une politique étrangère raisonnée privilégie
toujours la négociation et minore autant que possible les nombreux obstacles à la
diplomatie ». Enfin, Elizabeth Stanley (2009) rappelle les dimensions contraignantes de
politique intérieure qui, assez souvent, empêchent les compromis. Elle évoque
notamment les facteurs « informations, préférences et électoralisme » pour expliquer
pourquoi les tentatives de mettre fin aux guerres s’enlisent. « Conclure une guerre,
écrit-elle, requiert de s’entendre à la maison comme avec l’ennemi » (p. 79). Cela
explique pourquoi, le plus souvent, une médiation s’avère nécessaire.

De surcroît, l’approche traditionnelle de la diplomatie est remise en cause par une 40


double évolution (Barston, 2019). Premièrement, la disponibilité et la transmission
rapide des informations rendent beaucoup moins évidentes et aisées les démarches à
l’abri des regards publics. La négociation subit les pressions croissantes des acteurs
infra-étatiques et supra-étatiques. Face aux conflits intra-étatiques, les États ne peuvent
plus agir isolément et doivent compter avec les ONG comme participants indirects aux
négociations. Dans certains cas, les ONG se substituent aux États pour négocier une
suspension ou une résolution du conflit. Deuxièmement, l’introduction de nouvelles
technologies (messageries de communication instantanée, technologies de « suivi des
modifications » dans la négociation multilatérale de documents diplomatiques, etc.)
modifie le rythme de la diplomatie et la définition de l’intérêt national (Adler-Nissen et
Drieschova, 2019). Troisièmement, la diplomatie est davantage influencée par de
nouveaux agendas et de nouvelles normes de sécurité qui démocratisent et
redéfinissent le processus de négociation, et qui parfois en transforment la nature et la
finalité. À terme, certains croient que l’institution de la diplomatie nationale pourrait
même s’effacer devant l’importance accrue de la diplomatie globale ou multilatérale
(Bjola et Kornprobst, 2018). À notre avis, cette dynamique est réelle mais exagérée.
Quoique les changements soient significatifs, l’apparition du concept de la diplomatie
préventive témoigne en fait de la volonté d’exploiter les opportunités, non sans risques,
d’une approche diplomatique renouvelée pour affronter les conflits du nouveau
millénaire.
« Mieux vaut prévenir que guérir », dit l’adage. La prévention des conflits est une 41
évidence, d’après l’étude de Michael Brown et Richard Rosecrance (1999) effectuée pour
le compte de la commission Carnegie : les avantages économiques, politiques et
militaires d’une intervention en amont des conflits y sont chiffrés et démontrés. Non
seulement la prévention peut fonctionner, comme l’attestent les cas (trop rares) de la
Slovaquie (après 1990), du Guatemala (1991) ou de la Macédoine (1992), mais elle est
beaucoup moins coûteuse qu’une mission de paix postérieure à un conflit. D’un point
de vue strictement utilitariste, les auteurs soulignent ainsi l’avantage et l’économie des
stratégies de prévention. Pourtant, celles-ci ne furent nullement envisagées au tout
début des conflits en Somalie (1989-1991), en Haïti (1991), en Bosnie (1992), au Rwanda
(1994), au Zaïre/Congo (1997), au Timor oriental (1999), au Soudan (2003), au Liban
(2006) ou en Syrie (2012). Les coûts de ces conflits furent par la suite très lourds à
supporter pour la communauté internationale : coûts sociaux (vagues de réfugiés),
coûts militaires (déploiement de Casques bleus), coûts financiers (destruction de
l’infrastructure du pays) et coûts politiques (aggravation des divisions ethniques). Les
cas, en particulier, de la Bosnie et du Rwanda furent extrêmement révélateurs de
l’ineptie et de l’incohérence des réponses occidentales. C’est pourquoi le concept de
diplomatie préventive a pris un essor important depuis les années 1990 (Kurtz et Meyer,
2019).

La diplomatie préventive a pour but de réduire les tensions et d’enrayer l’escalade d’un 42
conflit – avant que la guerre ne survienne. Elle adhère à une vision libérale et optimiste :
il est possible de contenir et de désamorcer une spirale conflictuelle, et ainsi de rendre
réversible une situation dans laquelle les hostilités paraissent inévitables. Ce concept fut,
pour la première fois, utilisé lors du conflit au Congo en 1960, par le secrétaire général
de l’ONU, Dag Hammarskjöld, qui souhaitait que durant la guerre froide « les disputes
locales, à caractère international, ne provoquent pas une confrontation plus large entre
les superpuissances » (cité par Jentleson, 1998, p. 295). Un autre secrétaire général,
Boutros Boutros-Ghali, ressuscita et réaffirma la pertinence du concept dans son Agenda
pour la paix de 1992, revu et corrigé en 1995. La diplomatie préventive, écrit-il, a pour
objet d’« éviter que des différends ne surgissent entre les parties, d’empêcher qu’un
différend existant ne se transforme en conflit ouvert et, si un conflit éclate, de faire en
sorte qu’il s’étende le moins possible » (Boutros-Ghali, 1995, p. 48). Les deux premiers
aspects de cette définition s’avèrent, aux yeux de Michael Lund (2009, p. 288-289), les
plus cruciaux et c’est pourquoi il conçoit la diplomatie préventive comme « des actions
et des politiques, gouvernementales et non gouvernementales, délibérément
entreprises afin de dissuader des États ou des groupes organisés de menacer l’usage, ou
de recourir à l’emploi, de la violence, de la force armée ou de toute autre forme de
coercition, comme moyen de règlement d’une dispute ». Pour accomplir son objectif, la
diplomatie préventive s’appuie en général sur trois composantes essentielles (Zartman,
2005 ; Zyck et Muggah, 2012 ; Garcia et Herz, 2016).
• Quand un conflit menace d’éclater, les mécanismes de diplomatie préventive doivent 43
être activés rapidement. La disponibilité de l’information, mais surtout son
interprétation, est problématique. Ainsi, Alexander George et Jane Holl (2000) relèvent
les trois problèmes principaux qui ralentissent les efforts de la diplomatie préventive :
l’absence de réceptivité face à l’information, les perceptions erronées sur l’urgence de la
situation, enfin le laps de temps qui s’écoule entre l’avertissement et la réponse
préventive.

• La volonté politique est centrale à toute décision de mise en œuvre d’une diplomatie 44
préventive. Cette volonté doit se traduire par des messages et des gestes concrets
d’engagement. Elle doit surtout se manifester très tôt et très rapidement, sinon le
conflit ne peut plus se conformer au scénario d’une diplomatie préventive. A posteriori,
« trop peu, trop tard » est un reproche souvent exprimé : l’opportunité de prévenir un
conflit peut être gâchée en raison d’une diplomatie fautive, inadéquate et indécise.

• Une fois franchi le Rubicon d’un engagement réel et soutenu pour la diplomatie 45
préventive, quel est l’acteur externe le mieux placé pour intervenir et quelle est la
stratégie la plus appropriée ? Un juste mélange de moyens coercitifs et de démarches
diplomatiques semble, selon les études, la meilleure assurance d’une prévention réussie.
La présence des grandes puissances paraît être un gage de succès dans la conduite de la
diplomatie préventive (leurs intérêts sont d’ailleurs mieux servis par une intervention
préventive que réactive, en raison des coûts à long terme des conflits). En outre, la
présence et l’action des ONG, en certaines circonstances, peuvent s’avérer autant sinon
plus efficaces que celles des États pour initier une diplomatie préventive.

La diplomatie préventive est toutefois difficile à mettre en œuvre car elle nécessite que 46
les États et les organisations internationales (OI) prennent des mesures que leurs
électeurs ne jugent pas immédiatement importantes. Bien que la prévention des
conflits utilise les outils traditionnels des relations internationales – sanctions,
incitations et socialisation – elle vise à le faire avant que le coût de l’inaction ne soit
clairement établi. De plus, les règles de prévention sont incertaines. À quel moment
d’un conflit armé un acteur armé potentiel peut-il espérer que des mesures préventives
soient prises à son encontre ? Lorsqu’un État ou une organisation internationale promet
des sanctions ou des incitations, va-t-il réellement mettre en œuvre la décision et quand
va-t-il le faire ? La différence entre la logique de prévention des conflits et l’utilisation
d’outils de contrainte dans d’autres domaines de la sécurité internationale réside dans
le fait qu’empêcher l’escalade de la violence ne fait généralement pas partie des intérêts
vitaux de sécurité nationale de l’intervenant. Contrairement aux situations dans
lesquelles des intérêts fondamentaux en matière de sécurité (tels que la guerre
nucléaire) sont en jeu, une guerre civile dans un pays éloigné et non stratégique a moins
de conséquences et peut ne pas affecter la sécurité mondiale (Patrick, 2017). Ainsi,
même si des États et des organisations internationales peuvent menacer d’un recours à
la force ou à d’autres sanctions pour prévenir les comportements violents, ces menaces
ont généralement beaucoup moins de crédibilité. En outre, l’incertitude liée à l’escalade
potentielle de la violence – par opposition à une guerre civile en cours – rend encore
moins probable que les États utilisent des instruments de diplomatie préventive. La
prévention est donc un acte hautement politique et exige que les organisations
intervenantes s’engagent dans les politiques internes du pays sujet aux conflits et que
des individus haut placés au sein de ces organisations utilisent un précieux capital
politique pour le faire.

La négociation et la médiation des conflits


1. Face aux enjeux de sécurité, la négociation constitue souvent le tournant décisif entre 47
la guerre et la paix. Elle repose à la fois sur des calculs, des perceptions et des cultures
qui rendent imprévisibles son déroulement et son aboutissement. Lorsque les parties ne
peuvent directement s’entendre, une « meute de tiers partis » (herding cats pour utiliser
l’analogie de Crocker, Hampson et Aall, 2000) s’affaire comme médiateurs afin de les
aider. Négociation et médiation occupent un espace de plus en plus important dans la
gestion et la résolution des conflits.

Dans le contexte des relations internationales, la négociation est généralement définie 48


comme « un processus consistant à rendre compatibles des positions initialement
conflictuelles » (Zartman, 2002, p. 286). Elle repose sur la consultation et le
marchandage entre les parties en vue de parvenir à un accord. Plusieurs travaux récents
ont avancé notre compréhension des négociations internationales (Dahan, 2016 ;
O’Neill, 2018), combinant la dimension stratégique, culturelle et temporelle de la
négociation.

• La dimension stratégique. L’application de la théorie des jeux (notamment le dilemme du 49


prisonnier, le jeu du poulet, l’ultimatum, les jeux d’interaction répétée) aux négociations
internationales continue de structurer notre compréhension de la dynamique
stratégique de la négociation en ce qui concerne les gains attendus, la formation de
coalitions, les « points de réserve », les « zones d’accord » et « l’ombre de l’avenir ». La
principale distinction entre les modèles théoriques de jeu de la négociation
internationale réside dans la dimension temporelle, notamment si les interactions
stratégiques sont conçues de manière simultanée ou séquentielle. Mais les approches de
la théorie des jeux fournissent une compréhension utile de facteurs importants pour les
négociations internationales, tels que le rôle structurant du pouvoir, l’impact de
l’incertitude et des informations imparfaites ou encore la dynamique de création de
liens entre différents enjeux (issue linkage). Des modèles dérivés de la théorie des jeux
ont également été utilisés pour examiner des domaines de négociation spécifiques, tels
que la gestion des ressources naturelles et de l’environnement et le contrôle des
armements ou des événements précis tels que la crise des missiles de Cuba ou le
sommet de Camp David. Outre les nombreuses contributions susmentionnées, la
théorie des jeux, au sens large du terme, a fait l’objet d’une révision et d’une expansion
importantes de ses hypothèses de base. Les travaux fondateurs de Robert Axelrod sur la
coopération se sont avérés un point de départ crucial en ouvrant l’étude de la
négociation stratégique aux perspectives de coopération par le mécanisme de la
réciprocité, phénomène souvent observé dans les jeux itératifs (Axelrod, 1984). Une
pléthore d’études expérimentales examinant la coopération dans divers
environnements d’interaction répétée a suivi, cherchant à prendre en compte les
facteurs susceptibles de façonner les stratégies de coopération, notamment les
informations limitées, la structure sociale, la confiance entre partenaires, l’équité, etc.
De même, des interactions stratégiques telles que les communications indirectes,
difficilement prises en compte par les modèles formels mais essentielles à la
compréhension du processus de négociation, ont attiré un nombre croissant de travaux
(O’Neill, 2018).

• Les styles diplomatiques. Parmi les facteurs contextuels cruciaux conditionnant le 50


processus de négociation, il faut relever les normes qui influencent le comportement
des acteurs dans un contexte de négociation particulier. Ces normes découlent en partie
d’idées et de pratiques associées à l’identité nationale, de genre, ou même de type de
régime. Cependant, au-delà des paramètres comportementaux façonnés par la culture
ou le système politique, les normes se manifestent dans les perceptions du processus de
négociation et les objectifs de la négociation pour les parties concernées. Ces points de
vue peuvent être distingués selon les modèles de la négociation positionnelle par
opposition à la négociation intégrative. Les approches positionnelles décrivent la
négociation comme une forme d’interaction concurrentielle motivée par la recherche de
gains relatifs et reflétant le conflit endémique en contexte d’anarchie. Par exemple, le
classique How Nations Negotiate (1964) de Fred Charles Iklé – s’ouvre sur un
avertissement pour rejeter le cliché selon lequel « l’acte de négocier lui-même est
méritoire ». À l’inverse, les approches intégratives (ou de résolution de problèmes)
découlent d’une orientation normative qui considère la négociation comme un outil
applicable à des problèmes concrets que toutes les parties concernées ont intérêt à
résoudre de manière équitable. Un tel point de vue contraste vivement avec le jeu de
négociation de position qui conduit le plus souvent à une lutte de volonté provoquant
une impasse et à une rupture des relations entre les négociateurs.

• La dimension temporelle. Du point de vue comportemental, les recherches ont montré 51
que le temps écoulé aboutit à une réduction des demandes et à des concessions plus
fréquentes, ce qui se traduit par une plus grande possibilité de parvenir à un accord. Les
délais réels et perçus peuvent créer un sentiment d’urgence pour les négociateurs, mais
cet effet de rendement a moins de chances de se manifester dans les situations où une
ou plusieurs parties sont proches de leur second choix (Best alternative to a negotiated
agreement [BATNA]). Bien entendu, les perceptions temporelles varient
considérablement (en particulier selon la culture, comme indiqué précédemment), ce
qui rend difficile la généralisation des effets de la dimension temporelle sur le processus
de négociation. Les considérations temporelles jouent également un rôle
particulièrement important dans les négociations impliquant une médiation par une
tierce partie, dans la mesure où la médiation ne devient généralement viable que
lorsqu’un conflit a dégénéré au point que la nécessité d’une solution est évidente, ce que
William Zartman et Jeffrey Rubin (2000) appellent la « maturité » du conflit. Ils
identifient trois facteurs principaux de maturité : un statu quo mutuellement
défavorable ; une catastrophe imminente, récemment vécue ou récemment évitée ; et
une alternative possible. De manière empirique, la maturité s’est révélée être la clé de
nombreuses affaires de règlements négociés dans les conflits de l’après-guerre froide.
Par exemple, la maturité était un facteur déterminant du succès des accords d’Oslo.

Que retenir de ces trois dimensions pour expliquer le succès ou l’échec d’une 52
négociation ? Celui-ci dépend d’un bon nombre de variables et de situations. Parmi les
plus influentes, on retrouve le nombre d’acteurs ou de coalitions d’acteurs impliqués ; la
cohésion, la capacité et l’engagement de ceux-ci à réaliser leurs objectifs ; la nature des
enjeux et la sévérité du processus de marchandage ; le temps imparti à la négociation et
notamment les pressions, internes et externes, afin que le processus s’accélère,
ralentisse ou cesse ; le caractère confidentiel ou médiatisé du contenu des concessions
et des propositions ; enfin, le cas échéant, les enjeux posés par la ratification des
résultats obtenus. En outre, pour assurer le succès d’une négociation, la communication
doit être maintenue ou accrue, et le gain recherché non absolu ou flexible. Il faut aussi
que le marchandage ne vise pas ou ne mène pas à l’humiliation de l’une des parties, et
que le processus ne serve pas à gagner du temps mais, au contraire, à encourager la
réciprocité. On peut d’ailleurs observer les suites favorables d’une négociation lorsque,
le cas échéant, la reprise d’une autre négociation est encore plus facile entre les parties.
C’est là de toute évidence un signe que celles-ci veulent résoudre leurs différends de
manière pacifique.

2. La médiation, dirait le plus clausewitzien des réalistes, n’est que la continuation de la 53


négociation par d’autres moyens (Wallensteen et Svensson, 2014). Les études sur la
médiation, entreprises depuis une trentaine d’années par les chercheurs libéraux sur la
résolution des conflits et la paix positive, font ressortir trois dimensions importantes
(Wilkenfeld et al., 2019) : leur apport normatif (ce qu’il faut faire pour que la médiation
réussisse) ; leur vision sociale (de quelle manière un tiers parti peut changer les
mentalités) ; leur aspect empirique (comment tirer des leçons générales à partir de
l’analyse de plusieurs cas d’intervention). Les formes de médiation varient à l’infini : la
médiation peut être formelle (via un gouvernement, une OIG) ou informelle (un
individu, une ONG) ; souhaitée ou imposée ; de courte ou de longue durée ; plus ou
moins substantielle.

Les médiations sont de plus en plus fréquentes : durant la guerre froide, les conflits ont 54
été résolus dans 58 % des cas par des victoires militaires, et dans 8 % des cas par des
médiations. Depuis la fin de la guerre froide, ces proportions sont passées
respectivement à 13 % et 18 % (Kreutz, 2010), ce qui traduit certainement une mutation
du caractère des conflits (avec l’augmentation des conflits intra-étatiques décrits dans
la partie 2) mais aussi des efforts plus soutenus de médiation. On observe également
une tendance à l’augmentation du nombre d’acteurs impliqués dans la médiation, qui
pourrait signifier un rôle réduit pour les organisations internationales, au moins en
termes relatifs. De fait, ce sont souvent les États qui agissent comme médiateurs et
tierce partie : les États-Unis sont le médiateur le plus fréquent parmi les grandes
puissances (et la Chine étant le médiateur le moins fréquent). Les États intermédiaires
ou petits jouent aussi souvent le rôle de tierce partie, notamment lorsqu’ils sont
frontaliers de la zone de conflit, mais certains se spécialisent dans le rôle
d’intermédiaire en situation de crise et de conflit : l’initiative norvégienne de 1993, qui
rapprocha les parties israélienne et palestinienne et qui produisit les accords d’Oslo, et
celle de 2000 qui a facilité les négociations entre le gouvernement du Sri Lanka et les
rebelles tamouls, en sont une parfaite illustration. On observe un séquençage de plus en
plus fréquent des phases de médiation, commençant souvent par un État jouant le rôle
de tierce partie et transférant ce rôle à une organisation régionale en cas d’échec, les
Nations unies étant le dernier recours.

Les stratégies de médiation sont largement discutées, notamment car leur efficacité 55
peut varier en fonction des contextes. On distingue généralement entre trois types de
médiation : formelle (fondée sur les procédures), facilitatrice (fondée sur la
communication et l’échange) et manipulatrice (fondée sur une forme de coercition). Les
résultats empiriques de ces types de médiation sont partagés. Mehmet Gurses et al.
(2008) trouvent que la médiation dans une guerre civile augmente les chances de
durabilité de la paix, mais que la médiation imposée par une grande puissance (qui peut
comporter des éléments de médiation manipulatrice) augmente la probabilité de
reprise des combats. Ces résultats sont confirmés par d’autres auteurs qui avancent que
les tentatives de coercition sont contre-productives dans le cadre d’une médiation.
Toutefois, Timothy Sisk (2009) montre que la coercition, en particulier par les grandes
puissances, peut être indispensable au succès d’une médiation, des résultats confirmés
par Tobias Böhmelt (2010). La recherche a donc généré des informations importantes,
mais pas de cadre systématique complet pouvant expliquer les résultats et l’efficacité
des médiations. Jacob Bercovitch et Scott Sigmund Gartner (2006) suggèrent une
solution prometteuse consistant à distinguer les conflits de haute et de faible intensité :
ils trouvent que les stratégies qui coercitives apparaissent plus efficaces dans les conflits
de haute intensité, mais moins efficaces dans les conflits de faible intensité, où les
stratégies formelles et facilitatrices semblent plus optimales.

La question du parti pris et des biais est centrale dans la recherche sur la médiation. 56
Certains spécialistes perçoivent l’impartialité absolue comme un préalable à la
médiation, mais d’autres ont tendance à ne pas considérer les biais comme un obstacle
et à affirmer que même les médiateurs biaisés peuvent obtenir des résultats. Ce dernier
point de vue a été conforté par des études empiriques, qui montrent que les médiateurs
biaisés ont parfois plus de leviers d’action que d’autres médiateurs et sont donc
particulièrement bien adaptés pour jouer le rôle de tierce partie malgré leur parti pris.
Les leviers d’action ou, en d’autres termes, la capacité à influencer les parties sont sans
doute un atout plus important pour les médiateurs que leur neutralité et, dans la
mesure où des liens avec une partie peuvent créer des possibilités d’influencer cette
partie, l’existence de leviers d’action est conditionnée à la présence de biais en faveur
d’une partie. Comme pour la question des stratégies à adopter, l’utilité ou non des biais
est toujours âprement débattue dans la littérature (Svensson, 2019).

Pour les praticiens, la multiplicité des médiateurs engagés dans le même conflit suscite 57
des préoccupations particulières, car elle pose la question de savoir qui dirige
réellement les efforts de médiation. Michael Greig et Paul Diehl (2012) observent qu’une
majorité (52 %) des efforts de médiation postérieurs à la seconde guerre mondiale ont
été menés par un seul médiateur. En ce qui concerne les origines des médiateurs dans
les conflits civils, au moins la moitié des médiateurs proviennent normalement de la
région géographique du conflit, illustrant les intérêts des pays entourant
immédiatement un pays en guerre. Leur préoccupation particulière peut être exprimée
par une organisation régionale prenant une initiative de médiation ou par une
implication directe des États voisins dans le processus de négociation. Le nombre
croissant de médiateurs rend le problème de la coordination plus aigu aujourd’hui qu’il
ne l’a été par le passé. Les organisations mondiales et régionales auront leurs propres
intérêts, de même que les grandes puissances, les États régionaux et voisins, les
organisations non gouvernementales et les acteurs locaux de la société civile. La
diversité des acteurs peut donc devenir un enjeu important pour les praticiens et
constituer ainsi un nouveau défi pour la recherche en médiation. Selon Bernd Beber
(2012), plus un accord est proche, plus le nombre d’acteurs voulant être impliqués dans
le processus augmente, car ils veulent aussi en tirer une part de crédit. Outre les
organisations internationales et certains individus (Jimmy Carter, Richard Holbrooke,
etc.), les ONG et fondations s’impliquent aussi largement dans les efforts de médiation :
citons par exemple la communauté religieuse Sant’Egidio, l’International Alert, Search
for Common Ground, le Crisis Management Initiative (CMI) situé à Helsinki,
l’International Crisis Group (ICG), la Fondation Ford, le United States Institute of Peace
(USIP), ou le Centre Carter pour la résolution des conflits.

Du point de vue des médiateurs eux-mêmes, l’enjeu est d’avoir une vision claire des 58
interlocuteurs, afin que les belligérants évitent de changer de « médiateur préféré » au
dernier moment. En effet, les efforts de médiation peuvent être sapés par certains
acteurs qui ont des ambitions spécifiques : cela a été par exemple illustré lors de la
médiation du conflit du Haut-Karabakh en 1994, lorsque la Russie a agi seule contre le
médiateur officiel de l’OSCE. Certains États auront toujours leurs propres
préoccupations en ce qui concerne un conflit spécifique et plaideront donc pour leur
propre solution. Cela est vrai pour les grandes puissances, mais cela s’applique
également aux acteurs régionaux qui ont des ambitions politiques dans leur voisinage.
Cela signifie que les efforts de médiation deviennent partie intégrante de la politique
étrangère de certains acteurs, brouillant ainsi le message, de sorte qu’il est difficile de
savoir si la préoccupation centrale est l’intérêt « supérieur » des parties belligérantes ou
de la puissance qui conduit ou soutient la médiation. Comme vu ci-dessus, les biais
n’empêchent peut-être pas le « succès » d’une médiation, mais ils peuvent affecter, par
exemple, certaines dispositions dans le cadre d’un accord de paix, ce qui peut être un
sujet de préoccupation (Wallensteen et Svensson, 2014).

Une question classique sur la médiation concerne les critères définissant le succès. 59
Comment les praticiens et les chercheurs peuvent-ils trouver des indicateurs
permettant de juger un processus et ses résultats ? La signification de succès est très
controversée parmi les spécialistes de la médiation internationale et les indicateurs
varient considérablement. Une mesure du succès de la médiation largement utilisée est
la signature d’accords de paix (Savun, 2008) Si l’on considère qu’une situation dans
laquelle les parties parviennent à un accord (du cessez-le-feu au règlement global) est
un succès, la plupart des efforts de médiation (55 %) échouent car ils n’aboutissent
souvent pas à de tels résultats. Selon ce critère, la médiation pendant la guerre froide,
bien que moins fréquemment utilisée, avait tendance à avoir un taux de réussite plus
élevé que les efforts de médiation ultérieurs (Greig et Diehl, 2012). Cela peut suggérer
que les négociations de paix d’après-guerre froide ont eu tendance à être plus longues et
à faire partie de processus de négociation plus longs. Isak Svensson (2009) suggère que
les accords de paix sont une mesure trop générale et que les résultats doivent être
décomposés en accords de paix institutionnels distincts, tels que la conclusion d’un
accord sur le partage du pouvoir politique ou territorial ou des garanties de sécurité par
des acteurs tiers. Ces travaux orientent vers une perspective à plus long terme du succès
de la médiation, allant ainsi au-delà de la fin des comportements violents. Cela conduit
donc à la question de la récurrence des conflits : les solutions négociées réduisent-elles
le risque de récurrence des conflits et des guerres par rapport à des solutions
alternatives telles que la victoire militaire ? Il existe des données suggérant que cela
pourrait effectivement être le cas. Pendant les années 1990, 9,5 % des conflits réglés par
des victoires militaires avaient repris, contre 40 % au début des années 2000. Au
contraire, pour les règlements négociés, 46,1 % des conflits avaient repris au cours des
années 1990 mais seulement 21 % lors des années 2000. La tendance est intéressante, car
elle suggère qu’il y a eu un certain degré d’apprentissage, consistant à tirer des leçons
des échecs évidents des années 1990 et conduisant à des succès plus durables des
médiations plus tard (Wallensteen et Svensson, 2014).

Encadré 35. La recette d’une médiation réussie selon les


praticiens

Une stratégie de médiation inclut généralement quatre phases (Bercovitch, 2011) :

–   définition de l’agenda, en créant les conditions propices pour une


négociation ;
–   apaisement politique (interdiction des discours de haine, abandon du
journalisme biaisé, reconnaissance du leadership, usage habile des symboles,
des « sédiments pour la paix » en impliquant les jeunes, appui transnational) ;
–   compromis et mobilisation politique en dénouant les enjeux et en acceptant
les formules de négociation ;
–   mise en œuvre et réconciliation : « vendre l’entente » (médias, référendums,
élections, arts, enfants).

Un tiers parti voulant exceller dans l’art de la médiation doit généralement


appliquer cinq principes : très bien connaître l’histoire du conflit ; être impartial ;
gagner l’empathie et la confiance des parties ; faciliter l’agenda, clarifier les enjeux,
et proposer des compromis en vue de la négociation ; enfin aider les parties à
comprendre et à rapprocher leurs positions. En revanche, un très grand médiateur
avec beaucoup d’expérience, Lakhdar Brahimi (2008), réfère aux sept « péchés
capitaux » de la médiation qui souvent minent les chances de paix, voire lui sont
parfois fatales :

–   l’ignorance d’un conflit ou d’un pays, de son histoire et de sa culture, ainsi
que des parties en conflit ;
–   l’arrogance et le refus d’admettre que l’on n’en connaît pas assez ;
–   la partialité, autrement dit tous ces préjudices qui sapent la crédibilité du
médiateur ;
–   l’impuissance si personne au sein de la communauté internationale n’appuie
les efforts de médiation ;
–   l’empressement, se traduisant par la volonté de conclure à tout prix un
accord, même mauvais, qui résulte en une paix précaire (enjeu des tricheurs) ;
–   l’inflexibilité ou le manque d’adaptation à la situation qui évolue sur le
terrain ;
–   les fausses promesses, qui surviennent lorsque les attentes sont mal gérées et
que les tricheurs détournent à leur avantage le processus politique.

Du reste, les nouveaux médiateurs agissent à petite échelle et sur la base de la


discrétion, de la confidentialité et de la flexibilité. Un nouveau type de médiateur
existe : le médiateur professionnel, qui connaît le conflit depuis des années, et qui
bâtit auprès des parties une réputation de confiance qui ne peut aisément être
émulée ou substituée.

Terminer la guerre
Les stratégies de paix ne peuvent être utiles que lorsque les acteurs font le choix 60
politique de privilégier la paix à la guerre. L’une des fonctions du combat est d’ailleurs
d’imposer un degré de violence et de destruction à un adversaire afin de lui faire
modifier ses préférences.

De fait, la volonté d’un acteur d’engager des pourparlers directs avec son adversaire à un 61
moment donné a un impact considérable sur la possibilité des États de mettre un terme
aux conflits. Une stratégie diplomatique fermée décrit le cas où un belligérant refuse
d’engager des pourparlers directs et inconditionnels avec son adversaire ; il rejette toute
offre de discussion. Une stratégie diplomatique ouverte désigne le fait de dialoguer tout
en se battant, soit en faisant sa propre offre, soit en acceptant des propositions de
lancement de négociations. Pour qu’une position diplomatique soit considérée comme
ouverte, un belligérant doit exprimer à la fois (1) son désir de communication directe et
(2) l’acceptation d’un engagement sans aucune condition. Les acteurs refusent souvent
d’engager des pourparlers avec leurs ennemis parce qu’ils recherchent la victoire totale
et la reddition sans condition (Weisiger, 2013), sont motivés par des facteurs normatifs
les empêchant de perdre la face (comme l’honneur) (Dolan, 2015), perçoivent l’enjeu du
conflit comme trop important pour être négocié (Hassner, 2009), ou parce qu’ils
pensent que le fait de démontrer la volonté de parler peut être source de faiblesse et
encourager l’ennemi dans ses efforts de guerre. Le type de régime a également un
impact, les dirigeants autocratiques adoptant souvent des positions diplomatiques
fermées (Kennedy, 2012). Il y a consensus sur le fait qu’une attitude diplomatique
ouverte est plus propice à la résolution d’un conflit qu’une attitude fermée, bien qu’il
existe un certain désaccord sur les raisons pour lesquelles la diplomatie affecte les
résultats.
Deuxièmement, les convictions des acteurs concernant l’utilité de l’escalade ont une 62
incidence sur la durée et la conclusion du conflit. La question est de savoir si la
désescalade (associée à des assurances et des concessions) ou l’escalade (avec
éventuellement des demandes et des menaces accrues) est le meilleur moyen d’obtenir
une paix et une sécurité durables. L’escalade désigne ici l’élargissement de l’effort
militaire – il peut s’agir de l’intensité dans l’emploi de la force, du fait d’attaquer de
nouvelles cibles, ou d’élargir les zones de conflits. Les acteurs peuvent choisir la
désescalade s’ils se rendent compte que leur objectif ne peut être atteint « par leur seule
force, compétence et ingéniosité » (Schelling, 1966, p. 64) ou lorsqu’ils :

–   s’attendent à ce que les gains militaires résultant d’une augmentation de la 63


violence soient annulés par la contre-escalade de l’ennemi ou l’intervention d’un
tiers au profit de l’ennemi ;
–   craignent que l’augmentation de la violence, par le biais de divers mécanismes,
n’élargisse le conflit à des niveaux intolérablement destructeurs et coûteux ;
–   craignent que l’escalade ne provoque destruction et mort sur leur propre
territoire ;
–   souhaitent éviter les dissensions internes, ils essaient donc de minimiser les coûts
sociaux et économiques de la guerre ;
–   ou doivent garder des forces militaires en réserve pour faire face aux menaces
émergentes.

Le problème fondamental est que, dans certains cas, la violence est attirante pour les 64
acteurs ou qu’elle offre des opportunités privilégiées par rapport aux solutions
alternatives. En temps de paix, la violence sert certains besoins émotionnels ; en temps
de guerre, la violence répond à des objectifs tactiques ou matériels précieux. De plus, les
belligérants peuvent considérer que la guerre et la violence sont nécessaires à la
réalisation de la justice et au progrès. Même ceux qui rejettent la violence par principe
prétendent souvent qu’ils n’ont pas d’autre moyen de remédier à l’injustice que de
recourir à la guerre. Dire que les belligérants choisissent parfois la guerre ne signifie pas
que ces choix sont sans réserve. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y a jamais
d’arguments convaincants en faveur de la paix par rapport à la guerre. La violence peut
produire, ou non, les résultats revendiqués par ses défenseurs. Le problème, cependant,
est que beaucoup sont convaincus que la violence sert un objectif et peut même être
considérée comme le moyen unique ou le plus efficace d’atteindre ces objectifs. Les
individus ne veulent peut-être pas être des victimes, mais ils sont souvent disposés à
être les acteurs ou les bénéficiaires de la violence.

En définitive, la difficulté de la résolution des conflits tient au fait que, dans certains 65
cas, les acteurs font le choix de la violence plutôt que de la paix, et que changer ce calcul
peut être particulièrement difficile : la construction de la paix ne relève donc pas de
techniques qu’il suffirait d’appliquer, mais bien d’une stratégie prenant en compte les
préférences politiques et normatives des acteurs (Krause, 2019). Dès lors, il y a forte
matière à réflexion sur les approches et les stratégies permettant la prévention et la
résolution des conflits. Ce domaine de recherche est en pleine expansion, étant donné
les nombreux besoins de juguler la prolifération des conflits intra-étatiques. La
diplomatie préventive, la médiation multi-parties et l’implication des intervenants
provenant de la société civile sont autant de chemins prometteurs dans la construction
de la paix positive. Dans ce contexte, quel est le rôle des missions de la paix de l’ONU
pour réguler les conflits ?

Plan
La prévention et la résolution des conflits : de quoi s’agit-il ?

Définitions et distinctions
Les recherches sur la paix et sur la résolution des conflits

Les stratégies de prévention et de résolution des conflits


De la diplomatie classique à la diplomatie préventive
La négociation et la médiation des conflits
Terminer la guerre

Auteurs
Charles-Philippe David

Olivier Schmitt
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2020


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