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I/ Président Trump : La menace d’une guerre commerciale est-elle une

bonne stratégie de négociation?

Par Jean Poitras et Solange Pronovost

Encore une fois, l’actualité peut être analysée à la lumière des théories de la négociation.
Depuis un certain temps, le président Trump menace ses partenaires économiques
d’enclencher une guerre commerciale si ceux-ci ne concèdent pas des aménagements
avantageux aux É tats-Unis dans les différents accords de libre-échange. Il brandit déjà
l'imposition de droits de douanes, sachant très bien que ses vis-à -vis risquent
d’emboîter le pas. Voilà un exemple de stratégie de négociation qui, en plus d’être très
compétitive, voire sauvage, est généralement considérée comme étant très risquée.
Pourquoi alors utiliser cette tactique ? Au-delà de l’analyse du style de personnalité du
Président, on peut se demander s’il agit d’une bonne idée. Nous utiliserons la théorie de
la stratégie de négociation du bord de l’abîme pour y répondre.

Malgré que le déficit commercial


entre la Chine et les États-Unis soit
réel, celui-ci se résorbe graduellement.
(Source: International Trace Center)

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La stratégie du bord de l’abîme. Cette façon de négocier consiste à poursuivre une action
dangereuse dans le but de faire reculer un adversaire et atteindre le résultat le plus
avantageux possible pour soi. Bien que le fait de prendre ce risque soit néfaste pour tous
les acteurs, on entretient l’idée que l’autre cédera pour éviter la catastrophe mutuelle.
Par exemple, la menace d’une guerre commerciale avec ses partenaires économiques
entre dans cette définition. À terme, tous y perdraient, y compris les É tats-Unis. Un
acteur entreprendra donc cette stratégie lorsqu’il croira fermement que son vis-à -vis
reculera devant la menace d’un désastre réciproque. Dans l’exemple ci-dessus, le
président Trump peut supposer que ses adversaires commerciaux préfèreront renoncer
au maintien de leur position et cèderont sous son chantage, plutô t que de lui tenir tête et
risquer une guerre commerciale.

Poser une menace crédible. Pour détenir une chance de réussite, la stratégie de l'abîme
doit présenter une menace crédible pour la cible potentielle. En effet, cette dernière doit
craindre réellement la catastrophe et être convaincue que même si le résultat est négatif
pour tous, l’agresseur passera à l’acte si on ne se plie pas à ses exigences. En ce sens,
trois critères doivent être présents:

 La menace doit être suffisamment catastrophique pour déclencher la peur et


l’inquiétude chez le récepteur de l’ultimatum. À ce sujet, tous s’entendent sur le fait
qu’une guerre commerciale serait des plus néfaste pour l'ensemble de l’économie.

 Une fois l’action exécutée, les conséquences de celle-ci doivent être irréversibles
ou nécessiter un temps d’annulation suffisamment long pour que des dommages sérieux
aient été subis. Historiquement, les crises économiques prennent des années à se
résorber.

 La cible doit croire que l’interlocuteur est assez fou pour passer à l’action. Nous
vous laissons le soin de vous faire une idée en appliquant ce critère au président Trump.

À première vue, il semble donc que la menace du Président des É tats-Unis soit digne
d'être crue. Est-ce dire que la stratégie de brandir une guerre économique soit
nécessairement gagnante? Pas vraiment puisqu'il faut également sous-peser les options
dont disposent les dirigeants visés.

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Contrer la stratégie du bord de l’abîme. Il est évident que les cibles du chantage associé à
la stratégie du bord de l’abîme essaieront de s’y soustraire. Si elles en ont la possibilité,
elles le feront à coup sû r. Et si elles peuvent contrattaquer, elles ne manqueront pas
d’agir aussi. La soumission ne sera donc pas automatique. Moyennant certaines
conditions, elles peuvent donc contrer la stratégie, particulièrement lorsque les
suivantes sont présentes:

 La cible peut reporter les impacts de la crise suffisamment longtemps pour que
l’entourage de l’agresseur se mobilisent (par crainte de la catastrophe mutuelle) afin de
faire pression sur celui-ci.

 La cible est en mesure de réduire significativement sa dépendance à l’agresseur,


ce qui fait que les effets néfastes l’affecteraient moins que l’assaillant. Actuellement,
plusieurs pays cherchent de nouvelles alliances économiques afin de dépendre moins
des É tats-Unis. Toutefois, négocier de telles ententes nécessite du temps.

 La cible a la possibilité de combattre le feu par le feu et de créer un désastre


encore plus grand. Si le Canada est plutô t démuni à cet égard, il en est tout autrement de
la Chine (elle aussi ciblée par Trump); d’autant plus que cette puissance possède une
grande partie de la dette américaine.

À l’analyse de ces critères, on pourrait penser que la Canada, dont l’économie est en
grande partie tributaire des É tats-Unis, constitue une cible facile. Par contre, la Chine
possède toutes les caractéristiques d’une victime qui peut se défendre. Peut-on conclure
alors que le Président abandonnera tout simplement ses menaces car son vis-à -vis
pourra potentiellement contrer sa stratégie ? Passera-t-il à l’acte coû te que coû te ?
Encore une fois, cela dépend de certaines conditions.

Risque de passer à l’acte coûte que coûte. Au cœur de la stratégie, nous retrouvons l’idée
que la catastrophe possède un caractère mutuel. Alors pourquoi passer à l’acte et
s’imposer des sanctions de part et d’autre si l’opposant ne cède pas au bluff ? Selon les
recherches, il semble que certaines caractéristiques peuvent prédire que le leader
posera le geste, même si cela fait peu de sens objectivement. C’est ainsi que le risque de
dérapage est plus grand lorsque:

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 Le leader qui sert un ultimatum à un vis-à -vis entretient un sentiment de pouvoir
démesuré.

 Le leadership de l’agresseur est menacé et ce dernier fonde sa crédibilité sur son


image d’intransigeance.

 L'absence de mécanisme d’auto-régulation règne autour du leader.

C’est sur ce plan de l’analyse que les choses se corsent. Le président Trump semble
répondre à ces trois critères et il existe bel et bien un risque de dérapage. Est-ce dire que
la catastrophe est inévitable? Pas nécessairement. Une stratégie de sortie de crise est
possible. Il faut considérer cependant que c’est souvent un chemin difficile.

Sortie de crise. Si les cibles se solidarisent face aux exigences, qu’une pression
raisonnable autour du Président monte et qu’une porte de sortie honorable est proposée
à l’initiateur de la stratégie (par exemple, une concession symbolique), une sortie de
crise est possible. Mais il faut que les dirigeants visés puissent retarder l’application des
menaces pour laisser le temps à l’opposition interne de l'agresseur de se mobiliser. Ils
doivent aussi accepter d’aider celui-ci à sauver les apparences en laissant de cô té leur
propre égo.

Doit-on conclure que la stratégie du bord de l’abime est inefficace ? pas du tout. Dans les
cas où l’un des acteurs a vraiment le gros bout du bâ ton et peut réellement endurer plus
facilement les conséquences négatives de la crise, cette façon de faire peut porter fruit.
Dans le monde de la construction et du domaine manufacturier (par exemple par
l'exercice de la grève), cette stratégie peut parfois avoir sa place. Mais encore là , un faux
calcul peut conduire à une crise inutile et hors de contrô le. Qui plus est, dans la sphère
des relations internationales, cette tactique est rarement facile à appliquer à cause de la
complexité des rapports de forces et des jeux politiques internes. C’est pourquoi il est
important d’avoir vraiment fait ses devoirs avant de s’engager dans une telle
dynamique. Alors, lorsque le président Trump affirme que les guerres commerciales
sont faciles à gagner, il est permis d'être sceptique.

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Référence

 CORBACHO, Alejandro Luis, et al. Predicting the probability of war during


brinkmanship crises: The Beagle and The Malvinas conflicts. Universidad del CEMA,
2003.

 DASGUPTA, Sudipto et NANDA, Vikram. Bargaining and brinkmanship: Capital


structure choice by regulated firms. International Journal of Industrial Organization,
1993, vol. 11, no 4, p. 475-497.

 JOHNSON, Dominic Dunphy Pawley. Who dares wins: confidence and success in
international conflict. 2004. Thèse de doctorat. University of Geneva.

 SCHWARZ, Michael et SONIN, Konstantin. A theory of brinkmanship, conflicts,


and commitments. The Journal of Law, Economics, & Organization, 2007, vol. 24, no 1, p.
163-183.

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