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Le rôle méconnu des sociétés de négoce international : un exemple dans le domaine des

denrées agricoles

Le négociant se place toujours entre une offre et une couverture. Ainsi agit-il avec responsabilité. Et seulement
demande qu’il ne contrôle pas. C’est un prestataire de ainsi y a-t-il une vraie concurrence et un juste coût. En
service. Il agit en propre et intervient en son nom. Il répond remplissant ce rôle, le négociant justifie sa présence dans
à la demande (urgente habituellement) d’un le circuit économique. Il est nécessaire au vendeur et à
consommateur ou d’un producteur. Il assure un service l’acheteur, utilise les autres facteurs économiques qui
vis-à-vis de chacun d’entre eux, et ce service est la gestion doivent intervenir dans la transaction, tels que surveillants,
d’un risque qu’il assume. C’est la phrase clé : il assume un transporteur, assureur, banquier, par exemple, et, comme
risque. Le rôle de ce négociant est de découvrir, d’isoler, un maître d’œuvre responsable du projet, il sous-traite les
d’analyser les risques d’une transaction entre une offre et risques en utilisant les diverses techniques disponibles.
une demande qui ne correspondent généralement pas
dans l’espace et dans le temps. Ces risques sont des risques d’exécution (logistique par
exemple), des risques sur le prix, des risques financiers.
Le négociant va donc prendre des risques en répondant
au désir d’un vendeur de vendre à certaines conditions, et À la fin, lorsqu’il a exécuté et a encaissé l’opération, le
à un acheteur d’acheter à des conditions généralement commerçant fait un profit (brut) si la marge qu’il a estimée
différentes. Il doit gérer ces risques avec rigueur, c’est-à- au départ s’avère positive dans la réalité, ou une perte si
dire choisir de les couvrir ou de les prendre pour son son évaluation a été mauvaise. Pour donner un ordre de
compte, ce qui engendre des coûts et des primes de grandeur, en moyenne, un négociant gagne 1 % de son
risque qui font partie de la marge. Le profit effectif chiffre d’affaires.
dépendra de son travail, c’est-à-dire de la qualité vérifiée Les sociétés de négoce ont souvent une histoire vieille de
de ses analyses, une fois la transaction portée à bonne fin. 100 ans ou plus. Leur métier n’a jamais cessé d’évoluer en
S’il est trop cher, il n’est pas compétitif : n’oublions pas s’adaptant d’une part aux politiques
qu’il a des concurrents, multinationaux et autres. S’il fait (nationalisation/libéralisation, mise en place de politiques
mal son évaluation, sa marge deviendra négative, il y aura agricoles, etc…), et, d’autre part et surtout, en intégrant
perte, il ne sera pas longtemps capable d’assumer les l’évolution de la technologie et du traitement de
risques qu’il prend. Il ne sera plus la contrepartie l’information (télégramme, télex, téléphone, et aujourd’hui
indiscutable qu’il doit être. informatique, etc…), l’objectif étant de tout savoir d’une
Un négociant sérieux n’assume lui-même que les risques demande et d’une offre en permanente évolution, et dont
qu’il contrôle, et dans la mesure de ses moyens. Les elles ne sont elles-mêmes jamais la source. Ce n’est pas
autres risques, il doit les couvrir et payer le coût de cette ce qu’en dit d’elles la « légende populaire »….

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The little-known role of international trading companies: an example in the field of
agricultural commodities

Traders, by definition, operate between a supply and a paid. That is the responsible way of doing business—and
demand that they do not control. They are service the only way to achieve genuine competition and a fair
providers. They do business in their own name. They cost. By playing this role, traders justify their presence in
satisfy the (typically urgent) demand of a consumer or the economic channels. They are necessary for buyers
producer. They provide a service to each of them, and this and sellers; they use the other economic factors involved
service consists in managing a risk that they bear directly. in the transaction, such as watchmen, carriers, insurance
Indeed, risk-bearing is the essence of their business. The agents, and bankers; and, like a prime contractor in charge
trader’s role is to identify, isolate, and analyze the risks of of the project, they subcontract the risks by using the
a transaction between a supply and a demand that seldom various methods available.
match, either in time or in space.
These risks comprise execution risks (such as logistics),
The trader will therefore take risks by fulfilling a seller’s price risks, and financial risks.
wish to sell on given terms and a buyer’s wish to purchase
on usually different terms. The trader must manage these At the end of the process, when the transaction has been
risks in a rigorous way, i.e., by choosing to hedge them or completed and settled, the trader realizes a (gross) profit if
to carry them in full: this choice generates costs and risk the margin initially estimated proves positive, or a loss if
premiums that form part of the margin. The actual profit will there has been a misjudgment. To give an average order
depend on the trader’s work, in other words, on the proven of magnitude, a trader earns 1% on sales.
quality of his or her analysis once the transaction is Trading firms are often a century old or more. Their
brought to a successful close. Traders who are too business has never stopped evolving. First, they have had
expensive will not be competitive: remember that they to adjust to political change, such as
have rivals, some of them multinational. Traders who nationalization/liberalization and the implementation of
misjudge situations will end up with negative margins, will agricultural policies. Second, and most important, they
incur losses, and will be unable to carry the risk burden for have had to incorporate advances in technology and
long. They will cease to perform their expected role as information processing: telegram, telex, telephone, and,
unquestioned counterparties. today, IT and so on. The goal is to obtain total knowledge
Serious traders bear only those risks that they control of continuously changing demand and supply, which never
directly, and to the extent of their resources. Other risks originates with the traders themselves. But that is not what
must be hedged, and the cost of this coverage must be “popular legend” says about traders.

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LE RÔLE MÉCONNU DES SOCIÉTÉS DE NÉGOCE
INTERNATIONAL : UN EXEMPLE DANS LE DOMAINE DES
DENRÉES AGRICOLES

Francis Blum
Ancien président, Louis-Dreyfus Négoce,
vice-président international, Confédération française du commerce de gros inter-entreprises
et du commerce international (CGI)1

La question du rôle d’une société de négoce international dans le domaine des denrées agricoles semble toujours
sous-entendre tabou, mystère et en tout cas opacité. J’ai entendu dire « négociant », « courtier », et ai cru sentir
des allusions au trafic d’influence, aux pots-de-vin… On sous-entend spéculateurs, manipulateurs de prix…

La connotation est toujours, ou presque, négative. Nombreux sont ceux qui nous voient comme des parasites, des
profiteurs, de vils spéculateurs, voire des affameurs. Un film comme « Le sucre », sorti il y a près de trente ans,
demeure dans les mémoires. C’est l’histoire caricaturée d’une magouille, bien loin de la réalité. Je suis heureux
d’avoir l’occasion de vous présenter un scénario moins spectaculaire mais beaucoup plus proche de la réalité.

Le négociant : un gestionnaire de risques


Une société de négoce se place toujours entre une offre et une demande qu’elle ne contrôle pas ; c’est un
prestataire de service qui agit en propre et intervient en son nom. Elle répond à la demande – urgente
habituellement – d’un industriel consommateur ou d’un producteur. Elle assure un service vis-à-vis de chacun
d’eux et, pour ce faire, elle assume des risques.

Le rôle du négociant en matières premières agricoles est de découvrir, d’isoler, d’analyser les risques d’une
transaction entre une offre et une demande qui ne correspondent généralement pas, dans l’espace et dans le
temps, et de les assumer.

Dans ce domaine, il est facile d’imaginer les différences géographiques ; moins évidente, la notion du temps,
intervient à deux niveaux :

• en premier lieu, l’offre du producteur et la demande du consommateur peuvent vouloir se concrétiser à des
moments différents : en matière de céréales, par exemple, le producteur peut souhaiter réaliser ses ventes au
moment de sa récolte annuelle, tandis que le consommateur peut, lui, souhaiter répartir ses achats sur toute
une année ;

• en deuxième lieu, pour toutes les matières premières agricoles, on ne traite que rarement des opérations sur
des marchandises disponibles : on traite généralement pour des livraisons espacées et plus ou moins
lointaines dans le temps.

Le négociant va donc prendre des risques en répondant aux désirs du vendeur de vendre et à un acheteur
d’acheter, à des conditions généralement différentes. Il doit gérer ces risques avec rigueur. Il doit en effet choisir
de couvrir les risques et de les prendre pour son compte, ce qui engendre des coûts et des primes de risque qui
font partie de sa marge.

Le profit dépendra de son travail, c'est-à-dire de la qualité vérifiée de ses analyses, une fois la transaction portée
à bonne fin. S’il est trop cher, il n’est pas compétitif ; s’il fait mal son évaluation, il ne sera pas longtemps
capable d’assumer les risques qu’il prend. Sa qualité, en tant que contrepartie, devra disparaître.

1
Ce texte n’a pas été relu par l’intervenant.

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Un négociant sérieux n’assume lui-même que les risques qu’il contrôle, dans la mesure de ses propres moyens. Il
doit couvrir les autres risques et payer le coût de cette couverture. Ainsi, agit-il avec responsabilité. C’est
seulement de cette façon qu’il y a vraie concurrence et juste prix.

En remplissant son rôle, le négociant justifie sa présence dans le circuit économique : il est nécessaire au vendeur
et à l’acheteur. Il utilise aussi les autres facteurs économiques qui doivent remplir un rôle dans la transaction :
surveillants, transporteurs, assureurs, banquiers. Comme un maître d’œuvre responsable du projet, il sous-traite
des risques en utilisant les diverses techniques disponibles.

Le négociant : une passerelle entre vendeur et acheteur


Si les risques de prix sont aujourd’hui les plus spectaculaires, compte tenu de la volatilité des prix, une catégorie
de risques existe depuis la naissance du commerce international : celle qui concerne l’exécution de l’opération,
que je qualifie de « risques physiques ».

Un producteur de céréales souhaite vendre le produit de sa récolte ; un acheteur souhaite l’acheter. Prenons
l’exemple d’un producteur de blé argentin, dont la marchandise sera vendue à un meunier italien. Le producteur
argentin dispose de son blé dans le silo de son hacienda. Il en montre un échantillon ; l’acheteur, lui, est à Turin,
souhaite une constance de qualité dont il a besoin pour ses propres acheteurs : les boulangers. Il veut recevoir ce
blé en bonne condition, payer pour le poids qu’il recevra, avec une limite maximum d’humidité, car il n’aime pas
payer l’eau au prix du blé. Il tolère un maximum de corps étrangers. Il veut aussi être certain de ne pas subir
d’interruption dans son approvisionnement, et être certain de la date de livraison à Gênes, en fonction d’une
cadence de déchargement, d’un tirant d’eau, etc.

Aujourd’hui, on a tendance à faire passer au second rang ces aspects traditionnels du négoce et les risques qu’ils
comportent. Je crois pourtant qu’ils demeurent à la base de ce métier : il s’agit toujours de déplacer des
marchandises qui existent physiquement.

Le négociant joue un rôle de passerelle entre son acheteur et son vendeur, et prend un risque. Son rôle est
d’analyser chaque aspect de son intervention et les risques qu’elle comporte :

• pour ce qui est de la qualité, il va faire confiance au vendeur quant à la représentativité de l’échantillon qui
lui est remis ; il pourra éventuellement mélanger cette marchandise avec une autre afin d’entrer dans la
définition d’un standard ;

• pour ce qui est de la condition à l’arrivée, il doit veiller à ce que le transport s’effectue dans des conditions
normales – les denrées agricoles étant périssables ;

• il va utiliser son expérience pour évaluer la perte de poids de la marchandise durant le voyage, et va décider
lui-même de s’assurer ou va faire appel aux services d’un surveillant afin de forfaitiser l’assurance de la
perte de poids – de la même façon que pour l’humidité et tous facteurs pouvant faire évoluer le produit
pendant son déplacement ;

• le négociant va ensuite prendre des dispositions logistiques pour le transport à terre, pour le stockage dans
le port, pour le chargement, pour le transport maritime. Ce sont des opérations qui nécessitent beaucoup de
personnel, un mouvement important et des coûts importants. Le négociant va prévoir tous les aléas pouvant
entourer ces opérations ;

• il va assurer la marchandise, et prendre la responsabilité de la cargaison vis-à-vis du navire ; il va convenir


des formalités qui marqueront l’engagement de sa responsabilité et son dégagement – des pénalités qu’il
peut avoir à payer.

En un mot, il va établir un contrat qu’il va être en mesure de respecter. Aujourd’hui, les choses se standardisent.
Les associations professionnelles ont élaboré des contrats type. Les qualités font l’objet de standards.

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Tout prévoir, y compris que « le bateau coule »
Mais il existe toujours une partie de l’écart entre conditions d’achat et conditions de vente, et c’est le rôle du
négociant de prévoir cet écart et d’en assumer les risques. Le négociant doit rédiger des contrats et les exécuter
suivant les règles de l’art. À lui de prévoir, là encore, toutes les situations.

Au début de ma carrière, mon patron avait coutume de nous demander : « et si le bateau coule ? ». Nous étions
censés avoir tout prévu. En règle générale, le négociant n’a pas le droit de se faire prendre dans une situation
dont il n’a pas étudié objectivement le risque.

Imaginez l’effet d’un retard de livraison dans notre exemple : le boulanger pourrait-il invoquer le défaut du
négociant vis-à-vis du minotier ? Et ainsi de suite. Si la probabilité qu’un risque se réalise est estimée nulle, la
possibilité doit avoir été examinée et écartée.

Le négociant est amené à prendre des risques que nous avons appelés « physiques » : soit il se couvre – ce qui
implique un coût – soit il en répercute le coût, en fonction de son analyse, auquel cas ces coûts entrent dans son
prix.

Le prix de vente du négociant - que l’on appelle le « calcul » - sera ainsi composé du prix de la marchandise, des
coûts et de la marge. En réalité, le prix sera le prix du marché, car il existe toujours une concurrence. Les
décalages dans le temps, la nature des services demandés par le vendeur et par l’acheteur vont faire courir au
négociant des risques de prix, qui constituent encore une autre catégorie de risques.

Chaque fois que le négociant ne pourra pas couvrir simultanément un des éléments du coût ou les prix d’achat et
de vente, il sera en risque de prix. Cela peut être le cas pour des éléments du calcul autres que le prix de la
marchandise ; mais nous parlons surtout ici du risque lié au prix de la marchandise.

Contrebalancer le risque sur un fret Argentine-Gênes par celui d’un fret


Brésil-Japon
Pour reprendre notre exemple de transport de blé d’Argentine vers l’Italie, au moment où il va fixer les prix
d’achat et de vente, le négociant va calculer ses coûts. Supposons que, dans notre exemple, le coût du transport
maritime en représente une bonne partie. Si le coût des transports à terre est assez peu volatil, ce n’est pas le cas
de la partie maritime. Notre négociant va donc devoir soit fixer à l’avance de façon définitive un taux de fret, soit
estimer le fret sans le couvrir : il est alors en risque sur le taux de fret.

Va-t-il en conserver le risque, estimant que le potentiel de fluctuation à la hausse est raisonnable et qu’il peut
accepter d’être en position spéculative ? Va-t-il « forfaiter » son risque auprès d’un armateur ? Ou va-t-il essayer
de limiter son risque ?

Trouvera-t-il un marché dont les fluctuations seront représentatives ou parallèles aux fluctuations Argentine-
Gênes ? Si oui, il peut construire une autre opération, dont le résultat visera à le mettre dans une position de fret
à l’inverse de celle dans laquelle il se trouve. Contre son risque Argentine-Gênes, il peut par exemple prendre
une position inverse sur un fret Brésil-Japon. Son risque de fret réside maintenant dans le rapport (que l’on
appelle le « spread ») entre l’Argentine-Gênes et le Brésil-Japon.

Si son appréciation de la valeur relative des deux frets est exacte et, s’il a pris soin de faire son spread sur un fret
qu’il sait pouvoir revendre facilement, il gagnera sur l’une des deux positions ce qu’il perdra sur l’autre au
moment où il fixera son bateau réel et qu’il défera l’ensemble de ses positions. Le négociant aura « hedgé » son
fret. C’est ce principe du hedging qui est la base de la couverture du risque de prix.

La volatilité des prix nécessite en effet une couverture. Le hedging la lui apporte. On peut qualifier celui-ci
comme une opération en sens inverse d’une première, la perte dans un sens étant compensée par un gain dans
l’autre sens. L’intelligence du négociant consistera à choisir un rapport de prix qui évoluera à son avantage.
Généralement, les marchés à terme, très liquides, garantissent la fiabilité de ses hedges.

Il existe une troisième catégorie de risques, communs à de nombreuses activités : les risques financiers. Ceci
inclut les risques de change. Cela inclut également les risques de contrepartie : le fait que le négociant présent à

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l’origine est présent à l’arrivée lui impose de contrôler que tout se passe normalement avec son vendeur comme
avec son acheteur.

Des risques politiques peuvent également exister – même s’ils tendent à décroître.

Il existe aussi un risque dont on parle peu : le risque de taux d’intérêt. Dans la société dans laquelle j’ai travaillé,
nous traitions environ 30 millions de tonnes de céréales par an. Le financement d’une opération prenait environ
30 jours. Autrement dit, tout au long de l’année, nous étions en train de monter des financements pour, en
moyenne, 2,5 millions de tonnes de céréales à chaque fois. La valeur de la tonne de céréales était de 200 dollars.
Un rapide calcul montre donc que le montant en jeu avoisinait 500 millions de dollars à chaque opération. Sur
une telle somme, un demi pour cent d’intérêt représente 2,5 millions de dollars.

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