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Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.

Je cognai sur ma vitre ; il s'arrêta devant


Ma porte, que j'ouvris d'une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C'était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l'homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme
Le pauvre. » Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l'entendre.
« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre,
Devant la cheminée. » Il s'approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Étalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu'il séchait ce haillon désolé
D'où ruisselait la pluie et l'eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.

Les Contemplations, Victor HUGO, 1856.


Né le 26 février 1802 à Besançon, mort le 22 mai 1885 à Paris, c’est un écrivain, poète, homme
politique, académicien et intellectuel engagé français du XIXe siècle. Il est considéré comme le
plus important des écrivains romantiques de langue française.
Les contemplations : recueil de 158 poèmes rassemblés en 6 livres que Victor Hugo a publié en
1856. La plupart des poèmes ont été écrits entre 1841 et 1855. Le recueil a pour thème le
souvenir, l’amour, la joie, la mort, le deuil et le mystique.
Le mendiant appartient au livre I, le livre du souvenir. Ce court poème dépourvu d’emphase dans
lequel ne s’exprime aucune vue philosophique de l’auteur a quelque chose d’exemplaire dans sa
simplicité.
L’idée que développe l’auteur est belle, mais banale, et tout autant l’image sur laquelle il se
termine. Mais le paysage de la réalité la plus banale à la vision poétique est ici noté avec une
précision qui donne au lecteur l’impression de voir naître l’image sous ses yeux.

I. Une rencontre
a. Une scène paysanne pleine de lieux communs : le froid, un pauvre homme
« les ânes revenaient du marché de la ville / portant les paysans accroupis sur leur bâts »
→ l'on joue ici des stéréotypes du conte des personnages présenté par leur statut ainsi que du
milieu paysan.

b. Hugo donne de la vivacité à cette scène en jouant des rythmes


3 alexandrins pleins qui permettent de construire une peinture des éléments de décor
2 vers bousculés qui sont ceux de l'action et qui contrastent avec le décor, dramatisent de la même
manière que le passé simple rompt avec l'imparfait.
« J'ai disloqué ce grand niais d'alexandrin » → modernité d'Hugo en matière de poétique, que l'on
peut voir s'affirmer dans ce début de poème.

La vivacité se trouve également renforcée par la répétition phonique en {iv}

Mise en scène appuyée du mendiant par la tournure emphatique « c'était le vieux


qui ». On note une progression dans les désignation « le mendiant »/ « un pauvre homme
» / « le vieux » L'on progresse vers la proximité du paria, du statut d'exclusion à celui
du seul âge, respectable en lui même.
« le vieux » est présenté comme Diogène de Sinope « une niche au bas » qui vivait dans un
tonneau et qui représente et est chef de file des cyniques / (« kunikos : chien) du chien, car se
moque des convenances
la référence se poursuit dans « un rayon du ciel triste » car Diogène aurait dit à Alexandre Le
Grand « ôte-toi de mon soleil »
L 'accumulation renvoie elle aussi à une posture philosophique antique du choix du refus des
convenances et des contraintes et aliénations sociales. La liberté vraie comme source de vertu.

Les parallélismes posent un état stable du mendiant v. 8 et 9. ≠ « une niche au bas de la montée »
de demi-hémistiche disant la fragilité de l'état social et de son ascension // roue de fortune.

→ Volonté de construire une poésie narrative, vivante et circonstanciée propre à captiver le lecteur.

II. Un don

a. L'évocation de l'état d'immobilité et de silence du mendiant est rompue de manière contrasté par
le verbe « je lui criai »
Le poète évoque le fait d'un don mais produit dans la bousculade et l'injonction « venez vous
réchauffer » / « entrez, brave homme » impératif d'invitation ?

« je lui pris la main » le poète se montre actif


« je lui fis donner » accuse la différence de classe sociale et confirme le statut de celui qui donne
des ordres même lorsqu'il souhaite donner.
« vos habits sont mouillés, il faut les étendre »

b. Hugo joue là encore sur les lieux communs d'une scène d'aumône judéo chrétienne / le bon
samaritain.

Le don d'une jatte de lait symbole de pureté, on peut s'interroger sur le choix du
mot jatte renvoyant encore au réseau sémantique du chien, visant à destituer le mendiant.
« le pauvre » // l'ermite de la tradition judéo chrétienne celui qui s'écarte de la
société pour adorer dieu et trouver la sagesse.
e. Le vers 15, montre encore une impossibilité au dialogue, les deux personnages semblent habiter
des espaces différents.

→ Dans cette scène, Hugo rejoue une scène d'aumône traditionnelle.


III. Le renversement du don

a. Le texte insiste sur la tonalité pathétique à cause de l'insistance sur l'état de pauvreté du mendiant
« grelottait de froid », « mouillés », « tout mangé de vers », « piqué de mille trous », « haillons
désolé » . Le poète est pris de pitié de l'état de souffrance dans lequel vit le mendiant.

b. Cette notation de l'humidité s'oppose par antithèse à « l'âtre », « chaude fournaise », « lueur »
ces notations parviennent à dire le don que le poète à la chaleur de sa cheminée fait au mendiant.
c.Toutefois, dans une esthétique romantique d'amplification à la correspondance aux éléments
« chaude fournaise « //l'enfer le mendiant est porteur v. 23
de toute l'eau du monde qui semble dévaler dans l'amplification par l 'énumération « d'où
ruisselait la pluie et l'eau des fondrières » cette redondance est de tonalité biblique en renvoyant
au déluge, et c'est Noé qui semble arriver là, « cet homme plein de prières »

Le poète est pris d'une vision : les trous du manteau se transforment en étoiles, le sens
visuel prend le dessus « je voyais des constellations » , « sourd à ce que nous disions » Cette
rencontre prend donc la forme d'une révélation quasi biblique qui fait du mendiant un être pieux, en
contact avec dieu et l'ensemble des éléments. Son manteau à la fin se métamorphose en « bure
». Ce personnage est celui de l'ascète, et du sage dont le renoncement à la contingence élève à
Dieu. Cela procède donc du même renversement du cynique au sage.

→ Hugo évoque ainsi un renversement du don. En échange d'une jatte de lait et d'un peu de
chaleur, le mendiant à offert au poète un accès à l'infini, par la vision poétique
.

Ainsi, l'on peut voir que la boue dont parle Hugo est celle de la purification et du dénuement que
la poésie permet de faire émerger. L'or est ici celui de la spiritualité qui s'oppose à la contingence,
à la vanité, à l'enfer.

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