Vous êtes sur la page 1sur 5

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990.

- Introduction à l’analyse linaire du prologue

Jean-Luc Lagarce, né en 1957, est un comédien, metteur en scène et dramaturge


contemporain : il meurt en 1995 à l'âge de 38 ans, du sida. Aujourd’hui l'un des dramaturges les
plus joués en France, il est de la génération d'Ariane Mnouchkine et de Patrice Chéreau, et surtout
de Bernard-Marie Koltès. Il s'inspire du théâtre classique et antique dont il affectionne
particulièrement la tragédie. Il met d'abord en scène ces pièces classiques, où il rencontre du succès,
puis ses propres textes : en 1987, Derniers remords avec l'oubli ; en 1990, Juste la fin du monde qui
entrera au répertoire de la Comédie-Français en 2008 ; en 1994, J'étais dans ma maison et
j'attendais que la pluie vienne ; en 1995, Le Pays lointain. Il sait qu'il mourra à l'âge de 30 ans et de
ce fait, son œuvre est teintée de la mort et d'histoires de famille. On peut ainsi rapprocher ses pièces
du théâtre de l'Absurde de Beckett et de Ionesco. Dans Juste la fin du monde, l’univers de la famille
est en crise : la parole qui circule rend sensible le drame intime de Louis, le presque mort qui ne
pourra dire son secret aux siens. Elle nous montre aussi comment la fratrie est souvent le lieu où il
est le plus difficile de parler et de se faire entendre. Lagarce écrit dans son journal (1977-1990) :
« C'est une pièce sur la famille, le corps et sur l'enfance. GLUPS ! » L'extrait que nous nous
proposons d'étudier est le prologue de la pièce et il se présente comme un long monologue,
constitué d'une seule phrase, du personnage principal Louis, adressé comme tout monologue au
public et à lui-même, où nous apprenons, où nous entrevoyons l'argument de la pièce : Louis
retourne chez les siens pour annoncer sa mort prochaine. En quoi ce prologue annonce-t-il la
tragédie à venir ?

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste
trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚ pour
annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un
homme posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin
que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne
connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et
d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

1er mouvement : L'annonce d'une mort imminente : une apparente tragédie


2ème mouvement : la décision
3ème mouvement : l'introspection : L'affirmation d'une maîtrise.

1) L'annonce d'une mort imminente mais aussi un début déstabilisant

Ce prologue est déstabilisant parce qu'il commence comme pourrait le faire une tragédie :
Dès la première ligne, importance du temps propre à la tragédie : 2 CCT à la ligne 1, puis
mention de l'âge : 34 ans, « de nombreux mois » : le temps qui presse est un élément fort de la
tragédie (voir l'horloge dans le film de Xavier Dolan) et justement, ici ils indiquent un futur, un
après qui sera une borne: « plus tard », futur proche : « j'allais mourir » « j'ai près de 34 ans
maintenant », futur « mourrai » = expression d’une imminence, mais aussi un passé : « j’allais », de
« nombreux mois j'attendais » : le lecteur a l'impression d'entendre une voix d'outre-tombe.
Notons que le CCT « l'année d'après », épanorthose qui revient comme un refrain structurant, est
pour le spectateur le nœud du drame.
→ D'emblée ce prologue déstabilise le spectateur parce qu’il se place en rupture avec la
notion même de prologue antique : pas d’exposition classique ici, mais une impression de plonger
au coeur d’un drame intime dont on ignore à peu près tout : début in médias res, annonçant un
« plus tard » alors qu’on attend un « avant tout » ou « d’abord ».
– à cette expression d'une borne temporelle, à cette imminence est associée l'idée d'une
catastrophe, là encore, nous avons une tragédie : le personnage annonce sa mort en pleine
jeunesse (34 ans). : ligne 2 : apparition du « je » qui annonce que le prologue est pris en charge par
le personnage lui-même, ce qui le distingue de la tragédie classique là encore. Expression d’un
pathos ? : « J’allais mourir » + tirets qui isolent cette proposition, on peut l’imaginer entourée de
silence, pathos qui se poursuit ensuite : 34 ans (voir Dante au Xvème siècle) : insistance sur la
jeunesse scandaleuse de cette mort avec le déterminant démonstratif « cet » âge. Le mot « mourrai »
vient à la fin de la ligne pour insister sur cette fin brutale et inacceptable peut-être.
– ---> à partir de ces 4 premières lignes, le spectateur attend de comprendre ce qui devra se
passer « l'année d'après »
– ligne 4 : retour au CCT de la ligne 1 qui va rythmer tout la première partie du prologue,
comme si le personnage cherchait ses mots.
– , Ligne 5: nouveau procédé dilatoire qui repousse le récit du contenu de cette « année
d'après » : « de nombreux mois » consacrés à l’attente, l’inaction : négation, verbe attendre. Le
verbe « tricher » reviendra dans le texte, il évoque la double personnalité de Louis : celui qui veut et
celui qui n’ose. : remarquer ici l'hésitation avec la négation : « comme on ose » : à l'oral = « comme
on n'ose ».
– Cette attente, ce repli sur soi est dû à la connaissance de la mort à venir, ce qui fige tout de
suite le spectateur. Le champ lexical du danger, d'une guerre, même, précise peu à peu le la
raison de cette mort à venir :
– danger, violence, détruire, ennemi : un ennemi à combattre : la maladie ?. « A mon tour »
suppose d'autres morts passées et à venir, comme une malédiction peut-être qui inscrit ce texte, dans
sa solennité et ses répétitions poétiques, dans le registre tragique. : encore : destinée humaine.
– Dans Le Pays lointain (1995), l'année d'après est celle d'après la mort de l'amant.
Cet ennemi est redoutable : l’importance de ce danger est mis en évidence par un enjambement +
expression de la « violence » (trop, danger, détruirait, aussitôt »). Le conditionnel « réveillerait,
détruirait » participe de l'imminence de ce danger, il exprime le danger de ce geste de trop : le
potentiel.(deux fois) :

– c'est aussi un portrait : celui d'un homme timoré : champ lexical de la peur : « ose », « peur »,
« risque », et de l'absence d'engagement : « triche », « ne rien faire », « ne pas savoir »--> à mettre
en lien avec les journaux intimes.
Inclusion du spectateur avec le « vous » explétif et auparavant le « on ». → le spectateur est invité
à comprendre, à s'identifier peut-être. D'ailleurs la cause de la mort n'est pas précisée, elle est laissée
à deviner : maladie ? Suicide ? → Vers l'universalité du texte.

Transition : le début de ce prologue et donc de la pièce donne le ton de la pièce à venir au


spectateur : une tragédie mais aussi un espace mental, un tragique qui est en décalage avec la
tragédie classique. Après l'annonce de cette mort à venir, le personnage va progresser dans le
contenu de cette « année d'après », ce qu'attend le spectateur, et qui sera la prise d'une décision.

2) Une décision qui est aussi l'esquisse d'un autoportrait

l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚ pour
annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un
homme posé ?‚

Répétition du CCT «l’année d’après » qui montre, plus que le ressassement, l’évolution de la
réflexion puisqu’il est suivi par l’adverbe « malgré tout » qui renverse l’inertie, qui au moins
annonce un changement, une concession. Le début d’une décision. Une seule ligne pour ce groupe
de mots → solennité, importance, poids des mots.
Expression cette fois d’un courage (ligne 14) : « la peur » sur une seule ligne : souligne son
omniprésence mais aussi aphérèse : (malgré) la peur », puis «prenant ce risque » : le risque malgré
la mort à venir vient à l'encontre de la tragédie : montre un personnage fort. « Cataphorique du
« ce » : mystère pour le spectateur mais aussi espace mental qui brouille les pistes : le personnage
sait que quoi il parle, le spectateur doit déceler les indices.
– « je » en début de ligne 18 : « je décidai » : le passé simple exprime bien une décision ferme,
c'est un temps borné et ici le suspense est fort : de quelle décision s'agit-il ?

– d'un retour : champ lexical d'un retour : « revenir », « mes pas », « mes traces », « le
voyage » : il s'agit donc d'un voyage, d'un retour. « de retourner les voir » : « les » : pronom
cataphorique qui annonce de la peur ou l'expression d'une pensée intérieure : « les » : qui ? :
même remarque mais les indices s'éclairent.

-c'est une décision posée et réfléchie : insistance sur la précision : éparnorthoses, compléments de
manière qui indique la précision et l'ordre : lentement, soin, précision : annonce d'une parole
solennelle, sûre : isotopie de la clarté d'un discours.
Ce 2ème mouvement se caractérise par la prolifération des cc de manière alors que le précédent
insistait sur le temps : progression dans le sens du monologue : le personnage se projette dans ce
retour.
Un homme posé ? → versets plus longs, plus stables : sa parole doit être conforme à ce qu'il est ou
paraît : il veut être ce que les autres attendent de lui.
→ Rôle des propositions entre tirets : mettre en évidence le doute de l'identité de chacun, la mettre
en suspens : « ce que je crois » → doute quant à la possibilité du calme, du soin ? Peut-être puisque
la ligne suivante revient sur ce point avec répétition du mot « lentement » et développement de
quasi-synonymes (isotopie) : Louis doute-t-il qu'il sera capable de tenir cette attitude ?

pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le
plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore
que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même
et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

3) Affirmation d'une maîtrise, à l'encontre d'un discours tragique


- Maîtrise : de la parole : champ lexical (annoncer et dire) + « dire » sur une ligne. Importance de la
parole renforcée par l'adverbe « seulement dire » : unique objet de son désir.
Objet de l'annonce : mis en évidence sur une seule ligne : annonce forte, assumée (ma), deux
adjectifs liés qui montre que Louis assume ce qu'il sait.
– répétition du pronom personnel renforcé « moi-même » + « unique messager »
– multiplication des verbes exprimant la maîtrise : « voulu » (deux fois), décidé (3 fois),
« pouvoir », verbes pronominaux qui exprime une action que l'on fait sur soi-même : « me
donner », possessifs : « mon propre maître », « ma mort », « responsable »
– C'est presque une naissance à lui-même : être ce qu'il a souhaité être depuis longtemps,
prendre un pouvoir, l'étendre : COI multipliés : « à toi », « autre autres », pour le futur
aussi : pas encore. Extension exprimée par le nom « extrémité » et par la longueur des
propositions et des versets. « trop tard » rappelle le registre tragique (il est toujours trop tard
dans une tragédie) mais le « tant pis » tempère le tragique, ou annonce un certain égoïsme ?
→ allusion à la scène 2 : Louis est-il indifférent à ses neveux ?
– Conflit entre un être et un paraître : deux fois le verbe « paraître » apparaît mais à la dernière
ligne, c'est « être » qui reste.

Conclusion : Ce prologue annonce tout le tragique de la pièce à venir : la mort proche du


personnage principal, son retour au sein d'une famille mise à distance par le pronom « eux »,
« vous », mais aussi le problème de l'identité, de l'illusion : Louis pourra-t-il être le maître comme il
l'affirme ? Dira -t-il sa propre mort à venir ? C'est sur ces questions que le spectateur entrera dans la
pièce, jouissant de ce savoir. De partager avec le protagoniste narrateur ce qui reste secret aux
autres personnages, le spectateur éprouve envers leur agitation un double sentiment : il est porté à se
dire « comme tout cela est dérisoire, à la lumière de la mort » aussi bien que « c’est atroce que des
moments ultimes et voulus décisifs n’apportent pas la clarté et la paix ». Ce tragique intime du
prologue trouve un écho au début de la scène 1 de la deuxième partie, dans le constat d’échec :
« sans avoir osé dire ce qui me tenait à cœur […] je repris la route ».

Enjeux de la pièce
• Qu’est-ce qui a motivé le départ initial de Louis ?
• Qu’est-ce qui le sépare de sa famille ?
• Quelle est la source du conflit ?
• Quelles seront les réactions de sa famille à l’annonce (qui n’aura pas lieu) de la mort prochaine de
Louis ?

Vous aimerez peut-être aussi