Explication 1: Jean Luc Lagarce, Juste la fin du monde, Prologue
(1990)
JFM est une pièce écrite dans le cadre d’une
bourse Léonard de Vinci. La pièce a d’abord était refusée par tous les comités de lecture puis montée une première fois par Joël Jouanneau en 1999 et depuis mise en scène de nombreuses fois dans le monde entier et au programme de l’Agrégation de Lettres en 2012, du bac théâtre en 2009, du bac générale et technologique 2021-23...La pièce est bien représentative des obsessions de JL Lagarce (1957-95) mort à 38 ans du sida et qui s’en savait atteint lorsqu’il écrivit Juste la fin du monde. La teneur de son œuvre assez sombre est très autobiographique elle est hantée par le retour et donc le ressassement. Quand s’ouvre Juste la fin du monde, le spectateur n’a pour guide que ce titre énigmatique dans sa dimension paradoxale et ironique ? humoristique ? Lagarce a choisi de commencer par un prologue, ce qui n’est pas sans signification :Le prologue est une forme hérité de la tragédie antique qui propose un point de vue surplombant sur la pièce et dont la fonction traditionnelle est d’exposer le sujet et d’en annoncer la fin tragique, donnant ainsi au langage une dimension fatale. Ici, le prologue est prononcé par Louis, le protagoniste de la pièce. LECTURE Comment Louis annonce ici sa décision d’aller voir sa famille pour annoncer sa mort? Tout d’abord, nous verrons ce qu’il l’a amené à prendre la décision puis nous parlerons de cette décision.
I- La maturation de la décision, ligne 1 à 21:
Phase scandée en 5 temps par l’anaphore de « L’année d’après » 5 fois prononcée pour relancer la phrase vers sa principale différée jusqu’à la ligne 21 a) l. 1 à 4 : à la fois lance la phrase et introduit brutalement le tragique« Plus tard, l’année d’après » : ouvre sur la notion de temps (évidemment au cœur douloureux de la situation) par un paradoxal « Plus tard, l’année d’après » in medias res énigmatique donc car il y a là une sorte d’ellipse : « Plus tard » que quoi ? « l’année d’après » quoi ? Blanc, blanc aveuglant car on se focalise immédiatement sur cette question, idée qu’il y a eu quelque chose avant . mais on ne sait pas quoi , toutefois manifestement il s’agit de quelque chose de tragique:En effet, la ligne suivante , une proposition décalée entre tirets, annonce d’emblée et très explicitement (aucune périphrase « mourir ») la mort proche ( déjà au futur proche « allais mourir » dans le passé, donc désormais imminente au moment de l’énonciation) avec une étrange certitude dans l’affirmation brute qui ne peut guère s’expliquer que par la connaissance d’une maladie incurable et même peut-être une pandémie suggérée par le terrible complément « à mon tour », suggérant une tragique fatalité (dans le contexte des années 80-90, on ne peut pas ne pas penser au sida)Cela étant encore renforcé encore par l’affirmation suivante : « J’ai près de trente- quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai » (passage au présent qui renforce la pression temporelle, cela se rapproche et anormalité de cette mort jeune qui en renforce le tragique et accrédite l’idée d’une terrible maladie, tandis que le ton très affirmatif du futur « mourrai » associé à la précision de l’âge fait encore grandir l’impression de fatalité inévitable et presque transcendante (car qui sait l’âge de s amort ?) . En même temps, en 3 lignes (versets) celui qui parle déploie tout l’axe temporel : le passé« j’allais mourir »(qui le pose en narrateur d’événements passés) le futur qui le pose en personnage tragique car voué à une mort certaine et proche, fatale car correspondant sinistrement à « un tour » le présent qui renforce le caractère tragique par l’anormalité de cette mort d’un homme très jeune « presque trente-quatre ans maintenant » A donc installé de manière choquante (abrupte et calme à la fois) l’idée tragique de sa mort prochaine en déployant un axe du temps complet (passé/futur/présent) et l’idée d’une durée inexorablement en marche vers l’issue fatale, tout en se présentant (s’élançant) comme le narrateur d’un récit d’événements passés. Mais avant de les raconter, va passer par bien d’autres circonvolutions : b) l 5 à 8 : la longue durée avant la décision 2e mouvement lancé par l’anaphore « l’année d’après » qui a pour effet de mettre tout ce qui suit « en tension » vers ce qui s’est passé « l’année d’après » justement. Effet de tension d’autant plus fort qu’il diffère par de longues digressions, des « pas de côté » de la phrase très lourds de sens eux-mêmes Et ici, justement il s’agit à nouveau d’une période, d’un laps de temps, une durée, celle d’avant la décision décrite comme- longue : « de nombreux mois déjà que » antéposé (avec ellipse de « il y avait » qui met l’accent sur cette durée et R l. 8- une durée confuse, proche de la vacuité, une sorte de pré-néant caractérisé par la négation à la fois de l’action « ne rien faire » et de la capacité cognitive (connaître et décider) « ne plus savoir », confusion mentale et rupture avec le mondeet même sorte de fuite mentale un peu lâche, de mensonge face à soi-même « à tricher » (où on lit en creux sa peur, son angoisse, son refus de voir, le refoulement)mais, en même temps, l’être déjà projeté malgré lui, tourné, tendu vers (« que j’attendais » : « attendre » < latin : attendre = « tendre à, porter attention à ») vers l’obsession de sa propre mort exprimée ici cependant par une périphrase qui lui permet de « tricher » un peu encore mais avec l’aspect accompli de l’infinitif passé « j’attendais d’en avoir fini » c) l. 9 à 20 :: le risque pris , la peur l. 9 « l’année d’après » 3e relance anaphorique (donc scansion appuyée et rythme) de la phrase par le CCT « l’année d’après »mais l. 10 à 15 détourne à nouveau, nouvelle digression pour dire l’état psychologique dans lequel il se trouvait et la teneur ( caractère) de cette décision : le caractère retenu, précautionneux, peureux de la prise de décision exprimé par une suite de restrictions (adverbes « à peine », « imperceptiblement », négation partielle du tour privatif « sans vouloir faire de bruit ») et la comparaison avec une situation de grand danger face à un ennemi endormi, situation où le moindre mouvement décelé par l’ennemi pourrait être fatal (violence concrète du terme « détruirait »). Tout cela exprimé sur un rythme extrêmement coupé (ponctuation) et lent qui mime la lenteur et précaution du mouvement. Pour avancer malgré tout d’un nouveau cran (le dernier marqué par la dernière reprise de« l’année d’après » l. 16 ) vers la principale de la phrase différée par ces quelques lignes encore (l 17 à 20) qui, à la fois récapitulent : « malgré tout » deux fois (« tout » = la mort annoncée et imminente, la confusion mentale et le désarroi psychologique et, en particulier, explicitement exprimée « la peur » et aussi reprise de l’idée implicite des lignes 2 à 4 « prenant le risque et sans espoir jamais de survivre » (double négation qui ferme tous les possibles « sans espoir » + « jamais ») donc il n’a plus grand-chose à perdre, plus rien à préserver (ce qui explique qu’il ait pris la décision du voyage)Et en même temps disent un vrai courage même si c’est celui du désespoir CONCL I (extraordinaire syntaxe de la phrase qui, de digression en digression permet à la fois l’exposition : la situation tragique, l’état d’esprit du protagoniste entre désarroi et peur et en même temps, crée une tension vers la principale, une attente de ce qui s’est passé l’année d’après. ) II- La décision, ligne 22 à 39: A) l. 22 : enfin, à travers l’apparition tant différée et comme « suspendue » du verbe principal de la phrase, la notification d’une décision très explicitement affirmée « je décidai ».a) Il y a ici quelque chose de l’ordre de la CRISE (au sens étymologique du terme. En effet, Le mot « crise » vient du grec krisis dont les sens sont les suivants : 1- action ou faculté de juger2 action de choisir, choix, élection3- action de séparer, dissentiment, contestation4- action de décider, décision, jugement, issue, dénouement, résultat, phase décisive d’une maladieIci (l. 22-2 3« je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur les traces et faire le voyage ») l’aspect critique de cette décision est déjà souligné par le passé simple « je décidai » qui suppose un moment « découpé » dans le temps, bien défini et une action mise au premier plan . Mais il est aussi bien sensible dans le fait que cette décision est bien montrée comme une rupture des longs mois de néant angoissé et d’attente tétanisée de la mort qui l’ont précédée b) Cette décision est donc bien affirmée (en une énumération juxtaposition de 4 formules différentes ! une énumération en épanorthose1) comme celle d’un retour, thème d’ailleurs obsessionnel dans l’œuvre de Lagarce avec une première affirmation « retourner les voir » qui suggère, par le fait que Louis ne juge pas utile de préciser qui est ce « les » ; certes, un simple coup d’œil sur la liste des personnages suffit au lecteur de la pièce pour deviner qu’il s’agit de sa famille mais une pièce n’est pas écrite, en général, pour être lue et , de toute façon, ce « les » non élucidé , par le fait justement qu’il soit non élucidé, nous apparaît d’emblée très proche du personnage comme s’il y avait là une évidence, tout un passé avec les personnes représentées par le pronom « les », une proximité entre lui et elles (même pas besoin de les nommer) . Mais en même temps, lui d’un côté, « les » de l’autre, une 1 Epanorthose : figure de style qui consiste à revenir sur ce que l’on dit, soit pour le renforcer, soit pour le nuancer, l’adoucir ou le rétracter tout à fait. séparation ? une distance entre ce groupe et lui ? Il y a la première personne (Je) évidemment proche et ce « les » de troisième personne, originellement plus distancié) On peut aussi noter que, parmi ces 4 formulations pour dire le retour, trois disent une régression (aux deux sens du terme ? on ne le sait pas encore) et une seule « faire le voyage » suggère le mouvement en avant, l’action vers ... B) l. 24-32 : le but : ANNONCERSi le personnage ne dit pas explicitement vers qui il va retourner, il nous précise cependant le but de ce voyage : « pour annoncer » et le terme choisi a son importance car il sous-entend qu’il a une nouvelle importante justement (« annoncer » vient du latin nuntius qui signifie « le messager »). Louis a donc quelque chose à dire d’une importance telle qu’elle justifie un messager.Et l’importance, voire la gravité de cette nouvelle est encore renforcée par de nouvelles épanorthoses l. 24 à 34 par lesquelles Louis revient longuement sur la façon d’annoncer (avant même de dire de quoi il s’agit, là encore, rétention du sens, effet d’attente) , car cette nouvelle nécessite d’infinis ménagements (de faire attention à ceux à qui on va l’annoncer) : D’ABORD les précautions qu’il voulait prendre énoncées sur un rythme très lent, très coupé , avec la gravité du rythme ternaire « lentement, avec soin, avec soin et précision », « lentement, calmement, d’une manière posée », avec en plus la répétition de « lentement » et de nouvelles épanorthoses (de renforcement) « avec soin, avec soin et précision » « ce que je crois» un peu ambigu signifiant soit : « ce que je crois nécessaire », soit : « ce que je crois pouvoir faire », peut-être plus probablement la deuxième hypothèse vu ce qui suit (et cf aussi la mise en scène de François Berreur)« et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ? », cette nouvelle épanorthose sous forme de question rhétorique donnant l’impression que ce côté « posé » n’est pas forcément naturel, mais plutôt le résultat d’une volonté, que c’est une posture délibérée de sa part (correspondant à ce désir de maîtrise qu’il exprime dans les dernières lignes de ce monologue. A cet égard, le passé composé « n’ai-je pas toujours été » témoigne d’un désir de continuité avec cette image qu’il a toujours voulu donner.ENSUITE l. 30-32 : dernière épanorthose à peine après avoir repris le cours de sa phrase en répétant « pour annoncer » , il en rabat sur le côté dramatique, le côté théâtral, mise en scène peut-être, impliqué par « annoncer » . Alors réduit en « dire » (explicitement réduit « seulement dire »), comme s’il voulait justement éviter toute théâtralité et aussi comme si son but, son besoin ?; était juste de « dire » exprimer, se libérer en disant ? C) enfin, après tant de retards, épanorthoses, précisions , on apprend CE QU’IL VOULAIT ANNONCER« ma mort prochaine et irrémédiableL’annoncer moi-même en être l’unique messager ». Là aussi trois temps « ma mort » « prochaine » « irrémédiable » ) qui sonnent comme un glas , trois coups définitifs portés à tout espoir. Et il y a une telle brutalité , une telle gravité, un tel poids d’angoisse sans doute aussi dans cette nouvelle qu’il en revient malgré lui à la première formulation « annoncer » ici renforcée par le mot « messager » qui , dans le contexte de ce prologue, réinstalle tout le dispositif tragique antique (dans lequel c’était souvent un messager qui prononçait le prologue, à cela près, et c’est évidemment essentiel, que, dans la tragédie antique, c’est la mort des autres qu’annonce le messager)) ; Et il insiste d’ailleurs sur ce rôle qu’il veut se donner, en metteur en scène de sa propre mort « en être l’unique messager », cela, il l’explique ensuite correspondant à un (illusoire) besoin d’avoir l’impression « de pouvoir décider », de garder la maîtrise. En mettant en scène l’annonce de sa propre mort, il se donnera l’illusion de « rester le maître ». (s’impose alors l’impression bouleversante que pour ce jeune dramaturge mort peu d’années après avoir écrit cette pièce, et qui savait qu’il allait mourir, la mise en scène est une façon de paraître garder la maîtrise de son destin. Un moyen qu’il sait illusoire) ELEMENTS DE CONCLUSION, sa dimension tragUn dispositif théâtral très particulier, à la fois inspiré de la tragédie antique qui présente tout ce qui va être joué ensuite comme déjà écrit, déjà joué, la forme qui se rapproche d’une forme versifiée Et d’un tragique très moderne et personnel- car l’annonce ici concerne le messager lui-même (et on sait, en plus, que cette annonce entre en étroite résonance avec la vie du dramaturge Lagarce lui-même)- une esthétique très particulière du ressassement, de l’épanorthose, du retour sur ce qui vient d’être dit- un tragique qui ne provient plus de la fatale et écrasante volonté des dieux mais de l’incapacité de l’homme à maîtriser son destin face à la maladie et de son illusoire espoir de le maîtriser.- une réflexion implicite (et très moderne) sur le pouvoir de la mise en scène et du théâtre pour garder une apparente maîtrise sur son propre destin
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