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VIE DE DOSTOÏEWSKY

PAR

SA FILLE

VIE DE DOSTOÏEWSKY.
Copyright by Éditions Émile-P aul Frères
Tous droits réservés en tous pays
1926
AIMÉE DOSTOIEWSKY

VIE DE DOSTOIEWSKY
PAR

SA FILLE

Préface d*André Suarès

PARIS
ÉDITIONS ÉMILE-PAUL FRÈRES
14, RUE DE l’abbaye (6g)

1926
INTRODUCTION

Jamais DowStoïewsky n ’a été présent parmi nous


comme aujourd’hui. Il est moins de son temps
que du nôtre. Tout ce qui est de Dostoïewsky nous
intéresse ; tout ce qui vient de lui nous touche.
L’homme et l’œuvre ont la meme force à nous faire
penser, sinon à nous séduire. D’ailleurs, qu’est-ce
qu’une œuvre sans un homme ? Dans l’ordre
moyen, on peut séparer l’un de l’autre ; mais le
grand homme est aussi intime, aussi essentiel à
l ’œuvre grande, qu’au monde créé le Créateur des
théologiens. Bannie de son pays par la révolution et
la Terreur de Caliban, M”*" Aimée Dostoïewsky a
eu la bonne idée de publier les Souvenirs qu’elle a
de son père, mort depuis quarante ans. Son livre
me semble du plus haut prix. Le voici. Il est plein
de vérités, émaillées de quelques erreurs, à mon
sens ; mais je ne le trouve pas moins riche des
unes que des autres. On reeonnaît à cette marque
les ouvrages féconds. Ils ont assez de vie pour qu’on
vive avec eux : ici, l’on cède ; et là, on résiste :
partout on est en action. Les livres qui donnent
trop de sécurité ennuient ; on n’a pas besoin de
les lire : on croit les avoir déjà lus. Où tout esfi
dit, il n’y a plus rien à dire.
VI INTRODUCTION

Les Souvenirs de Dostoïewsky ne sont pas


tout à fait d'original. Ils tiennent à la source, sans
l ’être. Si précoce que fût cette petite fille, e?le
n'avait que dix ou onze ans à la mort de son père.
Tout ce qui est jugement dans son récit, hypothèse,
opinion morale ; tout ce qui vient du passé ou
qu'elle attribue à l’esprit du grand écrivain, ne
saurait être d'elle. Car la pensée d’un Dostoïewsky,
si secrète pour ses plus proches et pour ceux de son
âge, est une énigme sans mesure pour un enfant :
il n’y entre pas, si peu que ce puisse être, et il
n'a même pas l'idée d’y pénétrer. Pour une forte
part, Dostoïewsky nous livre donc une tradi­
tion : celle de sa mère, et de la famille maternelle.
Les faits anciens qu’elle raconte, qui ont précédé
sa propre naissance et le second mariage de Dos­
toïewsky d’où elle est issue, sont des plus curieux
et d’un intérêt extrême : pour la plupart, sans elle,
on ne les eût pas connus ; mais, quand ils seraient
tous vrais, dans la réalité des dates et des actes,
il me semble très souvent que l’intention du récit
les déforme, quant à la vérité du fond. Rien n’est
plus ordinaire que cet écart entre le fait visible et
le fait secret. Il est d’autant plus grand que la
connaissance de l’homme est plus complexe et plus
profonde.
Dostoïewsky plie ses souvenirs et ceux de sa
mère à quelques thèses qui lui sont chères, et qu’elle
veut prouver coûte que coûte. Personne, sans doute,
n’a jamais cru à l’hérédité comme IVP® Dostoïewsky,
si ce n’est le poète de la Genèse, dans la Bible,
INTRODUCTION V II

et les Brahmes : là, chaque homme est le signe inal­


térable, Teffet ou la cause cTune bénédiction éter­
nelle ou d’une éternelle malédiction. Elle voit l’hé­
rédité partout comme une présence : dans toutes
les pensées d’un homme, elle découvre un ancêtre
à qui elle les impute d’abord, pour lui en faire
reproche, selon les cas, ou lui en faire honneur,
avec révérence. Un homme, pour elle, est un cercle
de revenants. Son père, plus que tout autre. Or,
dans l’œuvre de Dostoïewsky, la part de l’hérédité
est absolument nulle. Pas un poète n’a eu le sens
du moi original, de l’individu, du miracle sans rai­
sons fatales et sans cause qu’on admire dans cha­
que créature, à l ’égal de celui-là. Ainsi, un des
effort continuels où Dostoïewsky s’épuise, et
dont elle lasse parfois notre patience, consiste à dé­
montrer que Dostoïewsky, puissamment intelligent,
plein de bonté, d’honneur et de conscience, ne peut
pas être Russe, en raison de ces vertus. Selon sa
fille, Dostoïewsky, n’est pas un vrai Russe ; il n’est
même pas russe du tout. Il est bon Lithuanien, Li­
thuanien authentique, d’origine et d’esprit. Et Li­
thuanien, il serait donc, conséquence impr^évue,
d’une race trempée dans le sang normand et qui
a reçu, jusqu’à la racine, l’empreinte catholique.
Rien n’est plus contraire au sentiment que Dos­
toïewsky avait de lui-même et qu’il donne de son
^énie. En dépit de sa charité et d’un sens artisti­
que assez fort pour le ployer sans cesse à l’objet,
Dostoïews’k y montre une défiance et un mépris
cruels de tout ce qui n’est pas proprement Russe,
V III INTRODUCTION

dans le russe de ce qui n’est pas moscovite, dans


le moscovite de ce qui n’est pas orthodoxe. Il s’est
fait plus orthodoxe à la mesure où il s’est plus réa­
lisé lui-même. La religion courante ne lui a point
suffi : l ’orthodoxie à la mode antique fut enfin la
sienne. Il tient pour la plus vieille Russie contre
Pierre le Grand et la moderne Eglise. Un génie si
intérieur ne fait pas le moindre cas d’un progrès
dans l’ordre de la matière. La mécanique, pour
lui, ne supplée pas à la noblesse et à la beauté de
l ’âme, ni les codes ou les lois de Caliban à l’amour.
Même ivrogne, un forçat qui se reconnaît pour
ce qu’il est dans les larmes, vaut mieux qu’un chef
d’Etat sans entrailles, un roi d’Amérique à la tête
de cent mille buveurs d’eau. Où manque le cœur,
il n’y a que des automates.
Je sais ce qu’il faut penser de Dostoïewsky en
amour, et de sa vie sexuelle. On ne peut pas me
tromper là-dessus. Je ne veux pas le dire ici. Il
n’est d’ailleurs pas nécessaire de révéler ces fonds
de l’homme de génie à la foule des hommes ordi­
naires : on le rend suspect ou un objet de raillerie
pour ceux qui ne sauraient jamais le comprendre
et qui se vengent, d’un élan si naturel, sur le ma
lade ou le fou, comme ils disent, de toutes les supé­
riorités qu’ils sont bien forcés de lui reconnaître.
La supériorité est un excès. Le mot même l’indique;
et le génie est une maladie, à tout le moins morale.
Qu’est-ce que la maladie pour la nature ? Purement
et simplement une rupture d’équilibre. Il est clair
que Dostoïewsky, toujours malade, a toujours été
INTRODUCTION IX

malheureux en amour : a-t-il même jamais été ai­


mé d’une femme, ce qui s’appelle aimé ? L’épi­
leptique n'a du génie qu’une fois sur un million
ou cinq cent mille. Tout de même, dans l’ordinaire
de la vie, il n’a rien pour plaire aux femmes. Le
muletier, mangeur d'ail, y réussit mieux, le bouL
fon de théâtre, l’arabe puant, Lanier du Caire,
voire l’obèse ignoble, qui, on ne sait comment, fume
unè pipe avec ses fesses au-dessus de ses épaules.
Un Dostoïewsky peut séduire par l’esprit, par îa
vie et l’ardeur qu’il rayonne, par le son passionné
de Limagination, de la fantaisie, et peut-être même
de la parole. Mais, en lui, ce n’est pas l’homme
qui séduit les femmes : il les inquiète plutôt ; il
les attire et les décourage à la fois. Ou bien, et plus
souvent encore, elles prévoient qu’elles seront dé­
çues à la mesure même où elles se sentent conqui­
ses. L’aventure de Balzac avec sa Polonaise, celle
de Baudelaire avec la présidente en sont d’illustres
exemples. Tous les malheurs viennent de là. En
ce genre d’impression, le prote est celui qui lève
la lettre daps les bas de casse, et non pas le poète.
Dostoïewsky ne se met pas clairement en scène
dans ses livres ; mais il incarne à quelques héros
choisis ses pensées essentielles et ses plus chers sen­
timents. Le prince Muichkine, si étrangement pas­
sionné et si chaste à la fois, entre Aglaé et Nastasia
Philipovna ; Stavroguine, entre sa femme, Elisa­
beth et Dacha, toutes amoureuses ; DmitW Ka­
ramazov qui flotte d’une femme à l’autre, n’aimant
jamais tant celle-ci que s’il est infidèle à celle-là ;
VIE DE DOSTOÏEWSKY.
INTRODUCTION

le merveilleux portrait de la petite Nadejda Niez-


tostchova : il y a là une expérience des passions les
plus intenses et les plus singulières, qu’une fille
ne saurait avoir, ni même une femme, peut-être. Il
faut porter en soi les deux natures de l’amante et
de l’amant, de la femme et de l’homme, où l’inno­
cence finit par envelopper la plus mystérieuse et
plus rare perversité. Et sans vouloir aller plus loin,
tel est bien le fond de Dostoïewski, selon moi. Son
imagination, pour le moins, a connu toutes les
formes de l’amour. Pareillement, il est le jeu fait
homme, dans sa lutte avec le destin, toujours tenté
de forcer le hasard et de s’en rendre maître. Dans
le monde intérieur, le double amour est le même
combat. Toutes les aventures sentimentales de Dos-
toïewsky sont surprenantes ; elles impliquent toutes
cette double nature, qui est folie, égarement ou con­
tradiction pour le reste des hommes ; elles ont au
contraire les propriétés du prisme, qui fait de la
passion un cristal de plénitude, — le cristal, ce> ter­
me idéal de Tœuvre d’art, — et, en même temps,
qui la dissocie en ses diverses couleurs, ou inverse­
ment les compose, dans la synthèse parfaite du dia­
mant au repos.
Aimée Dostoïewsky croit donc à la race com­
me un pèlerin de la Mecque à la Kaaba et au Coran.
Elle ne se doute pas que tous ses arguments se
retournent contre la thèse dont elle est fanatique,
et qu’elle s’acharne à prouver avec un entêtement
de femme ou d’enfant : elle a une foi, et ne veut
pas la perdre. Elle est bien touchante par là. Elle
INTRODUCTION XI

croit avoir le mot de l’individu, (la réponse à l’énig­


me n’est jamais que dans l’individu même : le
sphinx seul a le mot du sphinx). Elle tient d’ailleurs
à convaincre tout le monde et à faire des prosélytes.
II lui arrive d’y mettre un peu trop d’insistance, et
sa bonne foi en est presque altérée çà et là. Je ne
vois pas d’autre reproches à lui faire : en est-ce un?
elle est la première dupe de son zèle. Son livre n’en
doit pas moins rester indispensable à quiconque
voudra mieux connaître son illustre père. Le récit
de sa dernière maladie et de sa mort touche au chef-
d’œuvre. Dans le tableau des obsèques, à la lueur
sanglante et basse de ce que nous avons vu depuis,
au ras de la boue, il semble, sous le ciel noir de
l’hiver polaire, que le peuple russe mène, derrière
son grand homme, les funérailles de la Russie. Que
de traits surprenants ! Quelle force toute russe, quel
don de voir les caractères et de les rendre tels quels,
tout vivants et tout vrais à nos yeux, s’éclairant
peu à peu de ce qu’ils sont, si obscurs qu’ils puis­
sent être, inconnus d’eux-mêmes et connus de nous,
jamais expliqués et s’expliquant de soi, comme des
paysages ! Les caractères de Dostoïewsky sont les
paysages du monde intérieur, mystérieux comme
la nature et comme elle incalculables.
La Sibérie du bagne exceptée, le monde où se
meut Dostoïewsky est celui de la Grande Russie, à
Pétersbourg et Moscou, ou parfois entre ces deux
capitales : il ne sort guère de la ville et, à la façon
des citadins, il ne fait que de courts séjours à la
campagne. En quoi il est le contraire de Tolstoï,
X II INTRODUCTION

de Tourguenief, de Gogol et des autres ; et par là


Dostoïewsky est bien plus près de nous ; si on les
lui compare, les grands écrivains russes ont un
air plus ancien : ils semblent d’un autre temps, par­
ce qu’ils sont tous ruraux. Comme les Polonais de
Dostoïewsky, ses Finnois et ses Juifs font tous une
assez vilaine figure, les Petits Russiens n’ont pas le
beau rôle dans ses livres, et les Lithuaniens n’en
ont pas du tout. C’est un fait que Dostoïewsky lui-
même ne donne pas la plus petite part à la Lithua­
nie dans son génie, dans ses pensées, dans ses sen­
timents ni dans sa politique. Il est Russe, veut être
Russe et croit fermement être le plus Russe des
hommes. Ouvert à toutes les influences de l’Europe,
sensible aux grandeurs de l’Occident, il n’en veut
pourtant pas pour son pays : il juge l’Europe mor^
te ou à l ’agonie ; les vertus de l’esprit européen sort
du poison, selon lui, pour l'Orient et ne peuvent
que corrompre la Russie chrétienne. Il exorcise donc
l’Occident et l’Europe. Bien plus, il annonce le sa­
lutaire Evangile de la Russie pour faire bientôt le
salut de l’Europe et des Européens. Il ne fait pas
appel à l’Inde, ni à la Chine, ni à l’Asie, mais à une
chrétienté nouvelle ; et de cette chrétienté vivante,
seule la Russie a gardé religieusement la source pure
et l’héritage. De là, sa naturelle horreur et sa défiance
des Polonais, des Juifs, des Baltes, des fonctionnai­
res allemands, des bourgeois parisiens, des scepti­
ques à la française, du pape et de 1’ « idolâtrie »
catholique. Dans les Karamazov, le diable et le pape
ne font qu’un. On ne peut pas être moins romain
INTRODUCTION X I ll

que Dostoïewsky, ni plus chrétien que lui. 11 arrive


communément à ses héros, quand ils ont la fièvre,
de rêver à la fois du pape et de Satan : Rome et
l’Inquisition hantent leur pensée, comme elles ont
pu obséder le délire d’un Israélite. N’ayant rien du
protestant ni du quaker, fût-ce à la Tolstoï, Dos­
toïewsky reste donc strictement russe orthodoxe, et
partisan même de la plus ancienne orthodoxie.
Je m’arrête. Je n’ai aucun désir, aucune inten­
tion de controverse. J’indique seulement que si l’on
peut contester les opinions de Dostoïewsky, elles
nous plongent au plus chaud de l’œuvre paternelle.
Le livre de sa fille nous affronte, de page en page,
et toujours de plus près, à la personne et à l’esprit
de cet homme extraordinaire, le plus admirable
créateur de caractères, et le plus visionnaire des
romanciers modernes. En un point capital, qui est
comme le centre de la sphère, Dostoïewsky fait
saisir le génie de Fédor Mikaïlovitch et qu’il voit
tout, la vie et l’homme, le temps et la morale, l ’indi­
vidu et l’univers, il voit tout en Dieu. Le récit de
Dostoïewsky a d’ailleurs les vertus propres aux
Russes : la vision naturelle du monde intérieur, le
don de rendre le dedans par les dehors du person­
nage ; le geste parlant et précis ; le trait juste qui
résume, et les petites touches qui, sans lien d’abord,
dessinent la ligne et font surgir, d’un seul coup,
toute la personne. Certes, elle a de qui tenir. Elle
s’est nourrie des livres et de la pensée de son père.
Elle juge les événements avec une douceur et une
tranquillité admirables : ceux mêmes dont elle est
XIV INTRODUCTION

le plus victime, ne semblent pas l’indigner. Sa bon­


té naturelle éclate partout. Elle a l ’esprit plus libre,
jflus défait de soi que pas une femme. Dans l’abîme
de la Bolchévie, elle croit à la Russie avec autant
de foi et d’amour que son père au temps de la tou­
te puissance, quand le tsar blanc couvrait de son
aigle le quart de la terre. Elle souffre du mal, elle
le condamne et n’est pas sans indulgence pour ceux
qui le font. Elle ne hait pas. Avec une rare intelli­
gence, elle discerne comment le rôle de la Russie
sera d’autant plus grand en Europe, que la Russie
singera moins les idées ou les formes européennes,
et qu’elle se consacrera davantage à sa mission de
civiliser l’Asie. Civiliser, pour elle comme pour son
père, c ’est porter le Dieu vivant et qui fait vivre.
L’ordre européen, s’il y en a un, n’est en Russie
qu’une anarchie sanguinaire. La vue de Dos-
toïewsky paraît fort étendue sur le plan de la po­
litique. Elle fait mieux comprendre combien la vo­
lonté de Dostoïewsky, en s’opposant aux Zapadniki et
aux Socialistes, était sage et saine. Tout vaut mieux
que le Règne de Caliban. En toute plèbe, il est un
Caliban qui sommeille. La religion est essentielle
au peuple Russe: il ne se civilise qu’en fonction
de sa bonne Eglise, laquelle n ’est pas la séculière,
soumise à l’Etat et sa complice, mais l ’Eglise des
i^éguliers, ces moines noirs qui sentent si fort les
ordres du Moyen-Age, ceux> de Saint-Renoît, de
Saint-François et de Saint-Rernard. Athènes n’en
avait pas besoin ; mais l’Occident a connu la même
nécessité, aux siècles de l’An Mil. En dépit de tous
INTRODUCTION

les excès d’une violence barbare, il se peut que


l’ame chrétienne soit en effet vivante dans la masse
russe. Essentiellement religieuse elle-même,
Dostoïewsky nous enseigne comment un Russe de
1925 peut trouver une raison permanente d’aimer
et d’exalter son peuple dans tout ce qui devrait le
mettre au désespoir. Le livre de M*'® Dostoïewsky
s’oppose aussi fortement au Paysan de Gorki qu’aux
livres de Tourguenief ceux de son père, cinquante
ans plus tôt. Et comment ne prendrait-on pas au
sérieux l’hypothèse de Dostoïewsky, quand on
relit les Possédés et le Journal d'un Ecrivain ? Qui
fut jamais prophète à l’égal de Dostoïewsky ? Toute
la Révolution est dans les Possédés : Lénine y est ;
les soviets y sont, et tout le reste, la doctrine et la
pratique, l’âme et le corps de Galiban. Pour trouver
un pamphlet dans les Possédés, il faut n’être pas
artiste. Le poète est vraiment le voyant du destin
qui donne à ses visions l’aile du chant sacré. Et le
plus voyant est le plus poète.
Quoi de plus ? Dostoïewsky a direotement
écrit son livre en français. Je ne sais personne en
France qui pût donner ses souvenirs aussi bien
qu’elle, en russe, s’il s’en avisait. Je me suis fait
scrupule de rien changer à la forme ni au récit. J’ai
corrigé quelques fautes, qui ne sont pas beaucoup
plus graves que le parler local de certaines pro­
vinces ; j ’en ai même, à dessein, laissé quelques-
unes qui ont la valeur d’un accent. Je n’ai fait
de réelles corrections que dans l’emploi des temps
verbaux : la pensée russe ne les accorde pas entre
INTRODUCTION

eux avec la rigueur que nous y mettons en fran­


çais. Il y a de la géométrie jusque dans notre sou­
plesse, de la sculpture enfin, comme dans les nuan­
ces exquises du grec. La langue russe est souple et
fluide jusqu’à être vague, et la syntaxe se modèle
naturellement sur l’esprit. Le français cherche et
fixe la succession ; le russe cède volontiers à la pa­
resse du simultané. Il sort de cette confusion que la
pensée se brouille et que la parole devient obscure.
Ces riens n’altèrent pas les mérites d’un tel ou­
vrage : les amis de Dostoïewsky ne pourront pas
s’en passer, ni les curieux de ce grand homme. Sa
fille nous donne des raisons nouvelles de l’admirer.
Elle-même se fait aimer, comme son nom y invite ;
tant de zèle et d’honneur féminin ! tant d’intelli­
gence et si bonne ! Comme elle a bien raison ! com­
me elle se trompe mieux encore ! Elle a voulu se ren­
dre digne de son père, dit-elle ; et se demande
elle y a réussi. Qu’elle se rassure : son vœu est
exaucé.
PREFACE

Le 3o octobre 1921, la Rassie se préparait à


fêter le centenaire de la naissance de Fedor Dos-
toïewsky. Nos écrivains, nos poètes espéraient célé­
brer en vers et en prose ce grand écrivain russe ; les
peuples slaves comptaient envoyer des députations
à Pétrograd, afin de célébrer en tchèque, en serbe,
en bulgare le grand slavophile, fidèle à Vidée de
notre future confédération slave. A son tour, la
famille de Dostoïewsky espérait publier ce jour-là les
documents inédits ciui se conservaient au Musée His­
torique de Moscou. Ma mère voulait éditer ses souve­
nirs sur son illustre mari ; à mon tour, j'avais
Vintenlion d'écrire une nouvelle biographie de mon
père et de raconter au public mes impressions d'en­
fance.
Cette belle fête n'aura pas eu lieu. Un terrible
orage a passé sur la Russie et détruit toute notre
civilisation européenne. La révolution, prédite
depuis longtemps par Dostoïewsky, a éclaté après
une guerre malheureuse. Le gouffre, qui s'élargis­
sait depuis deux siècles entre nos paysans et nos
intellectuels, s'est enfin transformé en abîme. Nos
intellectuels, grisés par les utopies européennes,
XVIII PREFACE

marchaient vers VOccident, tandis que notre peu--


pie, fidèle aux traditions des ancêtres, voulait aller
en Orient, Les intellectuels russes, nihilistes et anar­
chistes, désiraient introduire dans notre pays
Vathéisme européen, tandis que nos paysans, pro­
fondément religieux, voulaient rester fidèles au
Christ. Le résultat de cette lutte est aujourd'hui
devant nos yeux. Les intellectuels, qui espéraient ré­
gner en Russie à la place du tsar et la gouverner
selon leur fantaisie, ont été chassés par le peuple en
colère, comme des êtres stupides et malfaisants. Ils
errent tristement en Europe, Les uns habitent les
palais de nos anciennes ambassades, faisant mine
de gouverner la Russie des bords de la Seine et de
la Tamise, tâchant de ne pas rencontrer les sourires
narquois des ambassadeurs européens ; d'autres se
groupent autour des innombrables journaux rus­
ses, qu'ils tirent à cent exemplaires le numéro, les
proposant gratis à qui voudrait les lire. Hélas, les
lecteurs se font d& plus en plus rares ! Les Euroi
péens commencent enfin à comprendre que nos
socialistes et anarchistes, dont ils parlent dans leurs
journaux, nont existé que dans Vimagination naïve
(( des grands-pères et des grands-mères de la révo­
lution russe ».
Loin d'être anarchiste, le moujik russe est ert
train de construire un immense empire oriental ; il
fraternise avec les peuples mongols, noue des rela­
tions amicales avec les Indes, la Perse et la Turquie.
PREFACE X IX

Il garde le bolchevisme, comme un épouvantail à


moineaux, afin de tenir à distance la vieille Europe,
Vempêcher de se mêler de ses affaires et de mettre
des entraves à la construction de son édifice natio­
nal, Le jour où il sera achevé, le moujik brisera son
épouvantail, désormais inutile, et les Européeris éba­
his verront surgir devant eux un nouvel Empire de
Russie, bien plus puissant et bien plus solide que
Vancien. Nos moujiks sont de bons maçons ; et, en
sages, qu'ils ont toujours été, ils se gardent
bien d'inviter les intellectuels à être leurs architec­
tes. Ils ont compris que ces gens malades peuvent
détruire la plus belle civilisation du monde, mais
sont tout à fait incapables de construire quoi que ce
soit à sa place.
Si le centenaire de Dostoïewsky ne peut plus être
célébré en Russie, je voudrais qu'il le fût en
Europe ; car depuis longtemps déjà Dostoïewsky
est devenu un écrivain universel, un de ces phares
magnifiques qui éclairent le chemin de l'huma­
nité, Je me suis donc décidée à publier en Europe
la biographie de mon père, que je comptais autre­
fois publier en Russie ; cela d'autant plus, que toute
ma fortune est restée entre les mains des bolche­
viks et que je suis obligée à présent de travailler
pour gagner ma vie. Les détails inédits sur la vie
de mon père, que je donne dans mon livre, pour­
ront suggérer aux admirateurs de Dostoïewsky de
nouvelles études critiques sur ses œuvres^ qui les
XX PREFACE

rendront plus populaires aux lecteurs de l’Europe et


de VAmérique. Voilà sûrement le meilleur moyen
de fêter dignement le centenaire du célèbre écrivain.
Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance
à M, André Suarès, qui, par admiration pour mon
père, a bien voulu corriger le français quelque peu
boiteux de mon manuscrit.
Aimée D ostoiew sky .
Je connais notre peuple! J ’ai vécu
avec lui au bagne, j ’ai mangé avec lui,
j ’ai dormi avec lui. Le peuple m ’a rendu
le Christ, que j ’ai appris à connaître
dans ma maison paternelle, mais que j ’ai
perdu plu^ tard, quand, à mon tour, je
suis devenu a un libéral européen ».
( Journal de VEcrivain, août 1880.)

L E S O R IG IN E S D E L A F A M IL L E D O S T O IE W S K Y

En lisant les biographies de mon père, je


m ’étonne toujours que ses biographes l’étudient
uniquement comme un Russe, quelquefois même,
comme le plus Russe des Russes. Or, Dostoïewsky
ne l’est que par sa mère, une Moscovite ; car sa
famille paternelle était d’origine lithuanienne. De
tous les pays de l’empire de Russie, la Lithuanie est
certainement le plus intéressant par ses transforma-
lions et les différentes influences qu’elle a dû subir
au cours des siècles. Les Lithuaniens présentent le
même mélange de Slaves et de peuplades Finno-
Turques, que les Russes. Il y a cependant une très
grande différence entre ces deux peuples. La Russie
resta pendant longtemps sous le joug des Tatars et
en sortit fortement mongolisée. La Lithuanie a été,
à son tour, fortement normanisée par les Nor-
VIE DE DOSTOIEWSKY. 1
& VIE DE DOSTOIEWSKY

mands, qui faisaient le commerce avec la Grèce par


les fleuves le Niémen et le Dniepre. Comme
ce commerce leur apportait beaucoup d’argent, les
Normands organisèrent en Lithuanie de vastes
dépôts de marchandises et les firent garder par des
sentinelies. Ces dépôts se transformèrent peu à peu
en forteresses et les forteresses en villes. Quelques-
unes de ces villes existent jusqu’à présent, telle, par
exemple, la ville de Polozk, qui a été gouvernée
par le prince normand Rovgolod. Tout le pays fut
partagé en quantités de petites principautés ; le
peuple était lithuanien, le gouvernement normand.
L’ordre qui régnait dans ces principautés était
parfait et faisait l ’envie des peuples Slaves voi­
sins (i).

(i) A force d ’envier aux Lithuaniens Jeur gouvernement


normand, les Slaves, qui habitaient les bords du Dniepre et
qui furent îles aneefres des Ukrainiens et des Russes, voulurent
avoir, à leur tour, des Princes normands. Ils envoyèrent en
Lithuanie ime députation qui offrit au Prince Iluirik la cou­
ronne de Graiid-Duc de Kiew. Riirik, qui devait èta'e un frère
ou un fils cadet de quelque prince normand qui gouvernait
une partie de la Lithuanie, accepta la couronne et vint à Kiew
avec sa suite normande. Les descendants de Rurik régnèrenl
en Russie jusqu’au xvii® siècle, d ’abord sous le nom de
Grands-Ducs, ensuite sous celui de Tsars. Quand le dernier
descendant de Rnrik mourut à Moscou, la Russie passa par
plusieurs années de troubles et d’anarchie, jusqu’à ce que les
Boyards choisissent, comme Tsar, Michel Romanoff, dont
la famille était d ’origine lithuanienne, c ’est-à-dire une
famille slave, fortement iiiormanisée. Les Romanoff régnèrent,
à leur tour, pendant pluisieurs siècles, aimés et respectés par
le peuple russe. Ce fait curieux, q u ’à deux reprises les Rus«ses
ont choisi, comme princes, des Normands ou des Slaves norma-
nisés, est facile à expliquer par le caractère brouillon de me&
VIE DE DOSTOIEWSKY O

Les Normands me se tenaient pas à l’écart des


Lilhuanieins ; les princes et les hommes de leur suite
se mariaient volontiers avec les femmes du pays et
se confondirent peu à peu avec les indigènes. Leur
sang normand communiqua une telle force aux
Lithuaniens, jusqu’alors insignifiants, qu’ils batti­
rent les Tatars, les Russes, les Ukraimiens, les Polo­
nais et les Chevaliers de l’Ordie Teutonique, leurs
voisins du Nord. Au xv® siècle la Lithuanie était deve­
nue un immense grand-duché, qui engloba toute
rUkraiine et une grande grande partie de la Rus­
sie. Elle joua un très grand rôle parmi les autres
pays slaves, eut une cour brillante et civilisée, attira
chez elle de nombreux étrangers, des savants et des
poètes. Les boyards Russes, qui luttaient contre le
despotisme de leurs Tsars, se réfugiaient en Lithua­
nie et y étaient reçus avec hospitalité. Tel fut, par
exemple, le cas du célèbre prince Kourbsky, ennemi
mortel du Tsar Ivan le Terrible (i).

oornpat notes. Eternels disputeurs et qn-erelleurs, éternels ba­


vards capables de parler doii2« heures de suite, sans proférer
une seule parole de bon sens, les Russes ne peuvent jamais
s’entendre. 1ms Normands, avec leur esprit clair, pratique,
sobres de paroles, mais riches d ’actions, les mettaient d ’accord
et main tenaient i ’oixlre dans notre pays.

(i) Les historiens de nos jours qui étudient Thisloire de Ja


Lithuanie et de l ’Ukraine, ne parlent presque jamais des Nor­
mands. En revanehe, ils mentionnent isouvent le peuple des
Varègues on Variagues et prétendent que ceux-ci ont joué un
très grand rôle en Lithuanie et meme en Ukraine. Or, les Varè­
gues sont justement des Normands. (( Variague )> veut dire en
vieux slave « ennemi )>. Comme les Normands battaient tou­
jours les Slaves, ceux-là les appelaient « Ennemis ». Los Slaves
4 VIE DE DOSTOIEWSKY

Les- Normands gouvernaient la Lithuanie au com­


mencement de Lère chrétienne, peut-être même
avant. On les trouve toujours à la tête du pays en
1892, sous le règne du gramd-duc Vitold, lequel,
comme l ’indique son nom, était un descendant des
princes normands. Il est évident, qu’en quatorze
siècles, la Lithuanie dut être fortement inormanisée.
Sans compter les mariages des princes et des gens
de leur suite, les nombreux marchands et guer­
riers normands, qui venaient du Nord en Lithuanie,
épousaient volontiers les jeunes Lithuanienines, les­
quelles, grâce à leur sang slave, étaient plus jolies
et plus gracieuses que ne le sont d’ordinaire les
femmes des tribus Finno-Turques. Les enfants,
issus de ces mariages mixtes, héritaient le type
lithuanien de leurs mères et l’esprit normand de
leurs ancêtres paternels. En effet, quand on étudie
le caractère lithuanien, on voit clairement sa grafide
ressemblance avec le caractère normaind. Je re­
commande à ceux qui voudraient étudier ce pays
à peu près inconnu, le livre « la Lithuanie dans le
passé et dans le présent », de W.-St. Vidûnas. J’au-

80nt. ten général, peu icuri-eux ,ot 8e isoucient peu de savoir à


quelle a^ace appartiennant leurs voisins ; ilis préfèrent leur
donner des nomis de fantaisie. Ainsi, quand les Russes entrèrent
en relations commerciales avec les Allemands, ils les surnom­
mèrent (( Nemzi », ee qui veut dire <c Muets » en vieux russe,
parce que les Alleraandis ine comprenaient pas leur ilangue et
ne pouvaient pas répondie aux questions de mes compatriotes.
Le peuple russe continue toujours d ’appeler les Allemands
<( Nemzi ». Le nom de Germains ou Allemands n ’est connu que
de nos intellectuels.
VIE DE DGSTOÏEWSKY 0

rai l’occasion de citer souvent les paroles de ce


savant, mais je trouve que son excellente étude
mérite d ’être lue toute entière. Ce qui est curieux
dans le livre de Vidunas, c’est, qu’en décrivant le
caractère lithuanien, comme tout à fait normand, il
ignore totalement le sang normand de ses corntpa-
triotes et prétend naïvement, qu’ils ne sont que des
Finno-Turcs, venus autrefois de l’Asie. Ce savant
imite l’attitude de la plupart des Lithuaniens, les­
quels, par une étrange fierté nationale, ont tou­
jours ignoré leurs ancêtres normands (i). Au lieu
de s’en glorifier, comme les sages Roumains se
glorifient de descendre des anciens guerriers
romains, les Lithuaniens ont toujours tâché de faire
passer leurs grands-ducs normands pour des prin­
ces issus de leur sang. Les Russes ne se sont jamais
laissés tromper sur ce point. Ils savaient que les
Lithuaniens étaient trop faibles pour les battre et
n’ont pu le faire qu’avec l’aide des Normands. Voila
pourquoi mes compatriotes ont toujours donné à
tous ces Gedimina, Algirdas et Vitautas lithuaniens
leurs vrais noms normands de Guédimine, Olguerd
et Vitold. Les Polonais et les Allemands ont fait de
même, et les princes Normands passèrent dans
l’histoire avec leurs vrais noms au grand dépit de
tous les lithuanophiles. Guédimine fut le plus célè­
bre de ces princes. Il a le vrai type normand, sans

(i) Par haine de la Russie et de la Pologne., les Lithua-


nienis refuisent d ’admettre qu ’ile ont du sang slave dans leurs
veines. On n ’a cependant qu’à .les regarder pour voir qu ’ils
sont beaucoup plus slaves que finno-lurics.
6 VIE DE DOSTOIEWSKY

presque aucum mélange de sang finno-turc. Ses


portraits m’ont toujours rappelé les portraits de
Shakespeare ; ces deux Normands ont un air de
famille. Guédimine montre l’indifférence et la tolé­
rance caractéristiques des Normands en matière de
religioin ; il protège à la fois les catholiques et les
orthodoxes. Lui-même préfère rester païen.
La Russie et l’Ukraine, devenues avec le temps
plus fortes, réussirent à se détacher de la Lithuamie
et à recouvrer leur ancienne indépendance. En per­
dant leurs riches provinces de l’Est et du Sud, les
Lithuaniens s’affaiblirent et n’eurent plus la force de
lutter contre les Chevaliers de l ’Ordre Teutonique,
leurs ennemis mortels. Ayant vaincu la Lithuanie, les
Allemands introduisirent dans le pays une foule
d’institutions et d ’idées du moyen-âge. La Lithua­
nie les garda très longtemps, même alors qu’elles
étaient déjà disparues dans 1e reste de l’Europe. Les
Allemands forcèrent les Lithuaniens à devenir pro­
testants. Gomme tous les Slaves, les Lithuaniens
étaient mystiques, et la religioai de Luther ne leur
disait rien (/). Quand plus tard, la Pologne, deve­
nue forte à son tour, arracha la Lithuanie aux Cheva-

(i) Cependant les Finnois, Jes Esthoniens, les Lettons, qui


sont des Finno-tnrcs, purs de tout autre mélange de eang,
adoptèrent la religion protestante avec enthousiasme et lui
restèrent fidèles. L ’hostilité que les Lithuaniens ont toujours
eue envers le protestantisme, prouve mieux que tout le reste la
présence du isang slave dans ileurs veines. Les Slaves, qui
adoptaient avec plaisir la religion orthodoxe ou catholique,
n ’ont jamais pu comprendre la foi de Luther.
VIE DE DOSTOIEWSKY '

liers Teutoniques (i), les Lithuaniens s’empressèrent


de retourner à la religion catholique et orthodoxe
de leurs ancêtres. Le clergé catholique polonais,
surtout l’ordre des Jésuites, luttèrent passionné­
ment contre les couvents orthodoxes ; mais ceux-ci
furent protégés par de nombreuses familles de la
Lithuanie, qui préféraient l’orthodoxie. 11 y en
avait parmi elles de fort influentes, telle, par
exemple, la famille du prince Constantin Ostro-
gesky, célèbre défenseur de la religion orthodoxe.
Devant cette résistance acharnée, les Polonais fu­
rent obligés de laisser les couvents orthodoxes dans
le pays en les plaçant toutefois sous la surveillance
des familles nobles catholiques, afin d’enrayer
toute propagande. Les Jésuites organisèrent d’excel­
lentes écoles latines ,obligèrent la noblesse du pays
à y envoyer leurs fils et latinisèrent en fort
peu de temps tous les jeunes nobles de la Lithuanie.
Désirant s’attacher définitivement les Lithuaniens, la
Pologne introduisit chez eux une foule d’institu­
tions polonaises, entre autres « la Schliahta », c’est-
à-dire l’union de la noblesse. Les Schialahtitchis
(nobles) prirent l ’habitude de se réunir sous les dra­
peaux de quelques grands seigneurs du pays, qu’ils

(i) Les Allemiaiiids gardèrent cependant une partie de la


Litl'.nanie, qui était habitée par la tribu lithuanienne des Borns-
ses. Ils la germanisèrent et l ’appelèrent « Prusse». Les Prussiens
ne sont pas des Allemands, mais des Lithuaniens normanisés et
ensuite germanisés. Leur force de caractère et Je rôle important
que les Prussiens ont joué en Allemagne leur viennent des
Normands * la plupart des Junkers prussiens descendent direc­
tement des anciens chefs normands.
0 VIE DE DOSTOIEWSKY

accompagnaient à la guerre et qui, à leur tour, les


protégeaient en temps de paix. Ces seigneurs -per­
mettaient aux Sehliahtitchis de porter leurs armoi­
ries. Plus tard, la Russie, qui avait emprunté à la
Lithuanie une quantité d ’institutions, imita la
Schliahta, en créant « l’Union de la noblesse hérédi­
taire ». Chez les Russes, cette union porta le carac­
tère plutôt agraire que guerrier ; cependant en
Lithuanie, comme en Russie, ces unions furent
avant tout patriotiques.

Lés ancêtres de mon père étaient originaires du


gouvernement de Minsk, où, non loin de Pinsk,
existe jusqu’à présent un endroit appelé « Dos-
toïewo », ancien domaine de ia famille de mon
père. C’était autrefois la partie la plus sauvage de la
Lithuanie ; d’immenses forêts la couvraient presque
entièrement ; les marécages de Pinsk s’étendaient
à perte de vue. Les Dostoïewski étalent des Schliah-
titchis et appartenaient au « herbu Radwan ». Cela
veut dire, qu’ils étaient nobles, allaient à la guerre
sous le drapeau du seigneur Radwan et avaient le
droit de porter ses armoiries. Ma mère a fait dessi­
ner les armoiries des Radwan pour le musée de Dos-
toïewsky qui se trouve à Moscou. Je les ai vues,
mais je ne saurais pas les décrire, n’ayant jamais
étudié le blason.
Les Dostoïewsky étaient catholiques, très fervents
et très intolérants, paraît-il. En cherchant à con­
naître les origines de notre famille, nous avons
trouvé un document, dans lequel un couvent ortho­
VIE DE DOSTOIEWSKY 9

doxe, placé sous la surveillance de la famille Dos-


toïewsky, se plaint de leurs mauvais procédés en­
vers les moines orthodoxes. Ce document prouve
deux choses :
Que les Dostoïewsky devaient avoir une bonne
position dans le pays, sinon on n’aurait pas placé
un couvent orthodoxe sous leur surveillance ;
2® Qu’en catholiques fervents, les Dostoïewsky
devaient envoyer leurs fils dans les écoles latines
du pays, et que les ancêtres de mon père ont dû
posséder cette exceHente culture latine que le
clergé catholique porte partout où il va.
Quand, au xviii® siècle, la Lithuanie fut annexée à
la Russie, les Russes n’y trouvèrent pas les Dos­
toïewsky ; ils avaient déjà émigré en Ukraine. Ce
qu’ils y faisaient, quelles villes ils habitaient, m’est
inconnu. Qui pouvait être mon arrière>-grand-père
André, je n’en ai aucune idée, et cela pour une rai­
son assez bizarre.
Le fait est, que mon grand-père Michel André-
witch (i) Dostoïewsky était un homme fort origL
nal. A l’âge de quinze ans, il s’était querellé à mort
avec son père et ses frères et s’était enfui de la mai­
son paternelle. H quitta l’Ukraine et vint étudier la
médecine à -l’Université de Moscou. Il ne parlait
jamais de sa famiUe et ne répondait pas quand on
le questionnait sur son origine. Plus tard, arrivé à
l ’âge de cinquante ans, mon grand-père a dû éprou­
ver quelques remords de conscience d’avoir aban-

(i) Fils d ’André.


10 \YE DE DOSTOIEWSKY

donné Ja maison natale. Il a fait insérer une annonce


dans les journaux, par laquelle il priait son père
et ses frères de lui donner de leurs nouvelles. Per­
sonne n’a répondu à cette annonce. Il est probable,
que ses parents étaient déjà morts ; on ne fait pas
de vieux os dans la famille des Dostoïewsky.
Toutefois, mon grand-père Michel a dû expli­
quer son origine à ses enfants, car j ’ai souvent
entendu dire à mon père et plus tard à mes oncles :
« Nous autres, Dostoïewsky, sommes Lithuaniens,
mais nous ne sommes pas Polonais. La Lithuanie est
un tout autre pays que la Pologne ».
Mon père a parlé à ma mère d’un épiscope Sté-
fane, qui, selon lui, était fondateur de notre famille
orthodoxe, A mon grand regret, ma mère n’a pas
prêté grande attention à ces paroles de son mari, et
ne lui a pas demandé de renseignements plus pré­
cis. Je suppose qu’un de mes ancêtres lithuaniens,
ayant émigré en Ukraine, changea de religion pour
épouser une Ukrainienne orthodoxe, et se fit prêtre.
Devenu veuf, il entra probablement au couvent et
devint plus tard archevêque (i). Voilà comment,
tout en étant moine, Pépiscope Stéfane pouvait être
fondateur de notre famille orthodoxe. Mon père devait
être sûr de l’existence de cet épiscope, puisqu’il a
voulu donner en son honneur le nom de « Stefane »

(i ) ]>aTL5 i ’église orthodoxe, seuls les moines — Je clergé


noir — peuvent devenir archevêxjues. Le clergé blanc — les
pr(?trets mariés — ne montent jamais bien haut. Devenus
veufs, ils se font souvent moines et peuvent alors continuer
leur carrière.
VIE DE DOSTOIEW SKY 11

â son second fils. Dostoïewsky avait à cette époque


«cinquante ans. Il est fort curieux que c’est à cin­
quante ans que mon grand-père Michel publie son
annonce dans les journaux et qu’arrivé au même
âge mon père se rappelle tout à coup l’existence de
l ’épiscope Stefane, auquel il n’avait pas pensé jus­
que là. Tous les deux éprouvent à cinquante ans le
désir de se rattacher d’une manière ou de l’autre à
leurs ancêtres.
On est quelque peu étonné de voir les Dos­
toïewsky, qui étaient guerriers en Lithuanie, deve­
nir prêtres en Ukraine. Cependant, c ’est tout à fait
dans les mœurs lithuaniennes. Voici ■ e que dit à ce
sujet W.-St. Vidûnas, le savant Lithuanien, qui a
donné d’excellentes études sur l ’histoire et le carac­
tère de son peuple (i).
Jadis, beaucoup de Lithuaniens aisés n’avaient
qu’un désir : voir leurs fils ou plusieurs même em­
brasser un jour la carrière ecclésiastique. Pour les
études nécessaires à ce dessein, ils fournissaient
volontiers tous les fonds. Ils n’entendaient pas, au
contraire, qu’on fît des études désintéressées, et ne
désiraient pas voir leur enfant choisir une autre
carrière libérale. Ces dernières années, il y avait
encore beaucoup de jeunes Lithuaniens qui ont eu
à souffrir énormément de l’entêtement paternel.
Parce qu’ils ne voulaient pas devenir ecclésiastiques,
le père les privait de son aide pour faire des études

(i') « La Lithuanie dans le passé et dans le prissent ». Genève,


édition Atar.
12 VIE DE DOSTOIEWSKY

supérieures. Par là, mainte existence, qui autorisait


les plus belles espérances, a dû succomber ».
Ces paroles de Vidûnas nous donnent probable­
ment la clef de cette extraordinaire querelle de mon
grand-père Michel avec ses parents, qui a brisé tou­
tes relations entre notre famille moscovite et la
famille ukrainienne de mon arrière grand-père
André. Celui-ci désirait, peut-être, que son fils
embrassât la carrière ecclésiastique, tandis que le
jeune garçon se sentait attiré par la médecine.
Voyant que son père ne voulait pas payer ses étu­
des, mon grand-père Michel s’enfuit de la maison
paternelle. On admire l’énei^ie toute normande de
ce garçon de quinze ans, qui, sans argent, sans pro­
tection, part pour une ville inconnue, arrive à se
donner une instruction supérieure, se fait une assez
bonne position à Moscou, élève une famille de sept
enfants, dote ses trois filles et donne une éducation
fort soignée à ses quatre fils. Mon grand-père avait
quelque droit d’être fier de lui et de s’offrir en
exemple à ses enfants.
Le désir d ’André Dostoïewsky de voir son fils
devenir ecclesiastique n ’a, du reste, rien d’extraor­
dinaire, car le clergé ukrainien fut toujours très
distingué. Les paroisses ukrainiennes possédaient
le droit de choisir elles-mêmes leur prêtre, et il n’y
avait naturellement que les gens de bonne vie qui
étaient choisis. Quant aux hautes dignités ecclésias­
tiques, elles se trouvaient presque toujours dans les
mains de la noblesse de l’Ukraine, chose très rare
dans la grande Russie, où les prêtres forment une
VIE DE DOSTOÏEWSKY 13

caste à part. Stéfane Dostoïcwsky devait être de


bonne maison et de bonne éducation, pour r»ouvoir
devenir un épiscope, rarchevêque ou Tépiscope^ est
la plus haute dignité de Téglise orthodoxe :
nous n’avons pas de cardinaux. Autrefois, le pa­
triarche était choisi parmi les archevêques. Après
l’abolition du patriarcat, les archevêques s’occupè­
rent des affaires de notre église, en siégeant à tour
de rôle au Saint Synode.
On a une autre preuve que les Dostoïewsky
ukrainiens étaient des intellectuels. Des amis, qui
ont habité l’ilkraine, nous ont raconté, qu’ils y ont
vu autrefois uli vieux livre, sorte d’Almanach ou
Recueil de Poésies, publié en Ukraine au commen­
cement du XIX® siècle. Parmi les poésies de ce livre
se trouvait une petite poésie bucolique, assez bien
tournée et écrite en russe. Elle n’était pas signée,
mais les premières lettres de chaque strophe for­
maient le nom d’André Dostoïewsky. Etait-ce mon
arrière-grand-père ou quelque cousin, je l’ignore ;
mais cette poésie prouve deux choses, fort intéres­
santes pour les biographes de Dostoïewsky :
I® Que ses ancêtres ukraiiniens étaient des intel­
lectuels, car en Ukraine, seuls, le peuple et la petite
bourgeoisie parlent Eukrainien, langue jolie, poé­
tique, mais enfantine et même un peu ridicule. Les
hautes classes de l ’Ukraitne avaient l’habitude de
parler le polonais ou lé russe, de sorte que, l’année
passée, quand ce pays se sépara de la Russie et pro­
clama son indépendance, le nouvel hetman Scoro-
padsky a dû mettre partout des écriteaux éloquents.
U VIE DE DOSTOIEWSKY

qui disaient : « Ukrainiens ! Apprenez votre langue


nationale ! » L’hetman lui-même n’en savait
probablement pas le premier mot ;
2° Que la veine poétique existait déjà dans la fa­
mille ukrainienne de mon père et ne lui venait pas
de sa mère moscovite, comme le supposaient les
camarades littéraires de Dostoïewsky.
L’histoire de la Lithuanie, si intéressante, si va­
riée, eut une grande influence sur la formation de
Dostoïewsky. On retrouve dans ses œuvres les tra­
ces de toutes les transformations que la Lithuanie
dut subir au cours des siècles. Le caractère de mon
père est un vrai caractère normand : très honnête,
très droit, franc et hardi. Dostoïewky regarde le
danger en face, ne recule devant aucun péril, pour­
suit son but sans se lasser, renversant tous les obsta­
cles qu’il trouve sur son chemin. Ses ancêtres nor-
manisés lui ont légué une immense force morale,
qu’on trouve rarement chez les Russes, peuple très
jeune encore et, par conséquent, très faible. D’au­
tres peuples européens contribuèrent aussi à la for­
mation du génie de Dostoïewsky. Les Chevaliers de
l’Ordre Teutonique donnèrent à ses ancêtres leur
idée de l’Etat et de la famille. On trouve une fouie
d’idées du moyen-âge dans les œuvres de Dos­
toïewsky et encore plus dans sa vie privée. A son
tour, le clergé catholique de la Lithuanie, dont les-
chefs venaient de Rome, apprit aux ancêtres de
mon père la discipline, l ’obéissance et le sentiment
du devoir, qui n’existe presque pas dans la jeune
et quelque peu anarchique Russie. Les écoles lati-
VIE DE BGSTOIEW SKY 15^

nés des Jésuites formèrent leur esprit. Dostoïewsky


apprit très vite à parler français et le préféra à Fai-
lemand. Cependant, il connaissait si bien la langue
allemande, quïl proposa à son frère Michel de tra­
duire ensemble Schiller et Goethe. Mon père possé­
dait évidemment le don des langues, chose fort
rare chez les Russes. Les Européens ont l’habitude
de dire : <( Les Russes parlent toutes les langues. »
Ils ne remarquent cependant pas que ceux d’entre
mes compatriotes qui parlent et écrivent bien le
français et l’allemand, viennent tous des familles
polonaises, lithuaniennes et ukrainiennes, dont les
ancêtres furent autrefois latinisés par le clergé
catholique. Parmi les Russes de la Grande Russie,
seuls, les aristocrates, qui ont pu recevoir une édu­
cation européenne pendant plusieurs générations,
parlent bien les langues de l ’Europe. Les bour­
geois russes éprouvent une énorme difficulté à étu­
dier les langues étrangères ; iis les apprennent à
l’école pendant sept ans et, en la quittant, savent à
peine dire quelques phrases, et comprennent mal les
livres les plus faciles. Leur accent est déplorable. La
langue russe, qui n’a presque rien de commun avec
les langues de l’Europe, empêche les études linguis­
tiques plutôt qu’elle ne les favorise.
L’émigration de mes ancêtres en Ukraine adoucit
leur caractère quelque peu dur d’habitants du Nord
et réveilla la poésie dans leur cœur. De tous les pays
Slaves qui forment l’Empire de Russie, LUkraine
est sûrement le plus poétique. Quand de Pétrograd
on arrive à Kiew, on se sent au Midi. Les soirées
16 VIE DE DOSTOIEWSKY

sont chaudes, les rues sont pleines de promeneurs


qui rient, chantent, mangent en plein air, attables
sur les trottoirs, devant les cafés. On respire l’air
parfumé du Sud ; on regarde la lune qui argente
doucement les peupliers, on sent son cœur se dila­
ter, on a envie de faire des vers. Tout respire la poé­
sie dans cette jolie plaine légèrement ondulée,
baignée par un bon soleil. Des rivières bleues cou­
lent doucement sans se dépêcher ; des petits lacs
dorment paisiblement, entourés d’un tapis de
fleurs ; il fait bon de rêver dans les gracieuses fo­
rêts de chênes. Tout est poésie en Ukraine : les cos­
tumes des paysans, leurs chansons, leurs lanses,
surtout leur théâtre. L’Ukraine est le seul pays de
l ’Europe qui possède un théâtre, formé par le peu­
ple lui-même, et non pas arrangé par les intellec­
tuels pour développer le goût des masses, comme
cela se fait en Europe. Le théâtre ukrainien est tel­
lement peuple, qu’on n ’a pas même pu en faire un
théâtre bourgeois. Autrefois l ’Ukraine eut d’étroites
relations avec les colonies grecques établies au bord
de la Mer Noire. Un peu de sang grec coule dans les
veines des Ukrainiens, apparaît dans leurs jolis visa­
ges brunis, dans leurs gracieux mouvements. Il se
pourrait bien que le théâtre ukrainien fût un
écho lointain des représentations théâtrales tant
aimées par les peuples de l’ancienne Grèce.
En sortant des sombres forêts, des marécages
humides de la Lithuanie, mes ancêtres ont dû être
éblouis par la clarté, les fleurs, la poésie grecque de
l’Ukraine. Leur cœur se sentit réchauffé au soleil
T IB DE DOSTOlEW SKY 17

du Midi, et ils commencèrent à faire des vers. Mon


grand-père Michel emporta un peu de cette poésie
ukrainienne dans son pauvre sac d’écolier errant,
fuyant la maison paternelle, et la garda précieuse­
ment, comme un doux souvenir de la patrie loin­
taine. Plus tard, il en fit don à ses deux aînés,
Michel et Fédor. Les jeunes garçons firent des vers,
des épitaphes, des poèmes ; mon père composa dans
son adolescence des romans vénitieais et des drames
historiques. Il débuta en imitant Gogol, le grand
écrivain ukrainien, qu’il admirait de tout son cœur.
On trouve dans les premières œuvres de Dostoïewsky
beaucoup de cette poésie ukrainienne, naïve, sen­
timentale et romanesque. Ce n’est qu’après le ba­
gne, quand il devint Russe, que l’on voit apparaître
dans les romans de Dostoïewsky la largeur de vues,
la profondeur d’idées propres au peuple russe, peu­
ple de grand génie et de grand avenir. Cependant,
on a tort de dire que le puissant réalisme de Dos­
toïewsky est russe. Les Russes ne sont pas réalistes ;
ils sont mystiques et rêveurs. Ils aiment à se perdre
dans les songes, au lieu d’étudier la vie. Quand
ils désirent être réalistes, ils tombent immédiate­
ment dans le cynisme et l’érotisme mongols. Le
réalisme de Dostoïewsky est un héritage de ses an­
cêtres normanisés. Tous les écrivains qui ont
dm sang normand se distinguent par leur profond
réalisme. Les normands savaient regarder la vie en
face et ne craignaient pas de la décrire, telle qu’elle
est en réalité. Ce n’est pas pour rien que Dos­
toïewsky admira tant Ralzac et le prit pour modèle.
VIE DE DOSTOlEWSKY.
18 VIE DE DOSTOIEWSKY

La famille des Dostoïewsky n’était, au fond,


qu’une famille nomade. Tantôt on les voit en
Lithuanie, tantôt en Ukraine ; tantôt ils habitent
Moscou, tantôt ils s’installent à Pétersbourg (i). Ceci
n’a rien d’exraordinaire, car la Lithuanie se dis­
tingue des autres pays par cette classe curieuse
<( d intellectuels nomades ». Dans tous les pays, c’est
le peuple qui émigre. En Russie, ce sont les mou­
jiks qui, tous les ans, traversent en foule les monta­
gnes de l ’Oural et vont se perdre en Asie ; en
Europe, ce sont les paysans, les petits bourgeois,
qui s’en vont chercher fortune en Amérique, en
Afrique et en Australie. En Lithuanie, le peuple res­
tait autrefois dans le pays ; seuls, les intellectuels,
émigraient. Voici ce que dit à ce sujet Vidûnas :
(( une mesure de Vytautas (\atold) contribua beau­
coup à l’affaiblissement de la nation lithuanienne. Il
envoya la noblesse lithuanienne dans les territoires
lointains, non habités par les Lithuaniens. Celle-ci,
isolée, fut bientôt absorbée par les nations étrangè­
res et fut ainsi perdue en grande partie pour le peu-

fi) En changeant de pays, ils changent aiLSsi de professions.


Ils sont agi-iculteu.rs et guerriers en Lithuanie, prêtres en
Ukraine et médecins, écrivains, journalistes en Russie. Ce
changement de profession s ’explique facilement par l ’influence
du pays précédent, q u ’ils ont habité. Les Dostoïewsky com­
mencent par être agriculteurs, comme le sont toutes les peu­
plades fînno-turques et guerriers, comme l ’ont toujours été
les tribus slaves. Normanisés, ils deviennent profondément
croyants et établis en Ukraine, se font serviteurs de l ’Eglise.
Le sang grec de l ’Ukraine réveille en eux l ’amour des arts et
de la science et, en émigrant en Russie, ils chois»LSsent de
préférence les professions libérales.
VIE DE DOSTOIEWSKY 19

pie lithuanien. » Il est évident que Vidûnas attri­


bue au prince Yitold une mesure tout à fait
invraisemblable. A-t-on jamais vu un monarque
qui envoie en exil toute la noblesse de son pays et
ne garde pour lui que les paysans ! Il est probable
que Yitold n’y fut pour rien, mais que de son temps
déjà les intellectuels lithuatniens commencèrent
leurs vagabondages. Tant que la Lithuanie fut un
grand-duché brillant, qui attirait les savants et les
poètes européens, la noblesse lithuanienne resta
chez elle. Mais dès que l’éclat de la Lithuanie com­
mença de baisser, les intellectuels (i) lithuaniens se
sentirent à l’étroit dans leurs sombres forêts, dans
leurs humides marécages, et émigrèrent chez les
peuples voisins. Ils se mirent au service des Polo­
nais et des Ukrainiens et travaillèrent à leur civili­
sation. Une bonaie partie des grands hommes polo­
nais et ukrainiens sont d’origine lithuanienne (iL
Plus tard, quand la Russie annexa la Lithuanie,
toute une muée de familles lithuaniennes s’abattit sur

(i) Les critiques pourraient me reprocher de confondre les


mots (c inoble » et « intellectuel » qui ne sont pas toujours
synonymes. Ils doivent se rappeler cependant que dans îe
bon ’VT.eux temps, tous les intellectuels appartenaient à la classe
des nobles, car le peuple et la bourgeoisie ne possédaient
aucun moyen de s ’instruire. Le clergé catholique et le
clergé orthodoxe, lesquels autrefois étaient les principaux
éducateurs de la Lithuanie, ne s ’intéressaient qu’aux fils de
nobles, en qui ils voyaient des futui'S législateurs et gouver­
neurs de leur pays.
(i) On croit que le grand poète polonais Mickiewicz était
Lithuanien. Une de ses poésies commence j>ar les mots :
« Lithuanie, ma patrie ».
20 VIE DE DOSTOIEWSKY

nos grandes villes. Au commencement du xix® siè­


cle, les Polonais vinrent à leur tour se mettre au
service de la Russie, mais mes compatriotes ont vite
compris la différence, qui existait entre les a sky »
(i) polonais et des « sky » lithuaniens. Les Polonais
avaient beau vivre et s’enrichir en Russie, ils res­
taient catholiques, parlaient entre eux polonais et
traitaient les Russes en barbares. Les Lithuaniens
oubliaient, au contraire, leur langue maternelle, se
faisaient orthodoxes et ne pensaient plus à leur
pays natal (2).
Cette émigration des intellectuels et la facilité
avec laquelle ils s’assimilaient aux peuples de leur
adoption, est rhéritage le plus c?.ractéristique que
les Lithuaniens ont reçu de leurs ancêtres nor­
mands. De tous les peuples de l’antiquité, seuls les
Normands possédaieint la noblesse nomade. Les
jeunes gens des meilleures familles se réunissaient
sous le drapeau de quelque prince Normand et par­
taient dans leurs barques légères à la recherche
d ’une autre patrie. On prétend généralement que

(i) (( Sky est la terminaison des noms des nobles polonais et


lith imniens.
(( Qui ise Uîrmine en e isky » est un shlialititch polonais.
« Qui se termine en « itch » est fils de prêtre. »
Dit le poète russe Pouclikine dans une de sos poésies.
(a) Parmi les grandes familles russes d ’origine lithuanienne,
il faut '.surtout noter les Piomanoff, aneêtreis de la famille
régnante, qui appartenaient à la tribu des Borussets ; les Saltl-
koff 5 dont le nom lithuanien était Saltyk ; les prinoes Golitzine,
descendants du grand-duc Guédimine. En Pologne, la plupart
des familles aristooratiques était d ’origine lithuanienne, ainsi
que la famille régnante des Yagellon.
VIE DE DOSTOIEWSKY 21

les Normands ont fondé toute raristocratie de l’Eu­


rope du Nord. Cela n’a rien d’étonnant : quand les
jeunes nobles normands arrivaient chez quelque
peuple primitif, ignorant et sauvage, ils devenaient
tout naturellement ses chefs. Leurs descendants
s’étant habitués à gouverner le pays, continuaient à
le faire pendant les siècles suivants. Ce qu’il y avait
de plus caractéristique chez les Normands, c ’est
qu’ils ne se tenaient pas à l’écart des peuples con­
quis, épousaient volontiers les femmes du pays et
s’assimilaient les idées, les coutumes, les croyances
de ce pays. Deux siècles après leur arrivée en Nor­
mandie, les Normands avaient déjà oublié leur lan­
gue natale et parlaient entre eux le français. Quand
Guillaume le Conquérant débarqua avec ses guer­
riers en Angleterre, c’est la culture latine qu’il
apporta aux Anglais et non pas la culture nor­
mande. Quand une famille normande des comtes
d’Hauteville alla conquérir la Sicile, elle adopta
avec une rapidité vertigineuse la culture byzantine
et sarrasine qu’elle trouva dans ce pays. En Lithua­
nie les Normands se confondirent complètement
avec les indigèmes, leur donnèrent leur force mo­
rale et leur laissèrent en héritage la mission de
civiliser les peuples voisins. Tous ces intellectuels
nomades de la Lithuanie ne sont, au fond, que des
Normands déguisés. Courageusement, avec patience
t\ dévouement, ils continuent sans se lasser la
grande œuvre de leurs ancêtres.
Il est évident, qu’em donnant aux autres la fleur
de son peuple, la pauvre Lithuanie ne peut plus
22 VIE DE DOSTOIEWSKY

devenir un grand Etat. Elle le comprend elle-même


et s’en plaint. (( Il faut en général parler des
Lithuaniens comme d’une nation remarquablement
intelligente », dit Vidûnas. (( Qu’avec cela elle soit
restée sans influence sur la civilisation en Europe,
cela s’explique surtout par ce fait, que l’intelli­
gence lithuanienne a été continuellement au service
des autres nations et n’a évidemment pas pu don­
ner en Lithuanie toute sa mesure ». Vidûnas a sans
doute raison de regretter l’émigration des intellec­
tuels lithuaniens, mais il a tort de dire que la
Lithuanie soit restée sans influence sur la civilisa­
tion en Europe. Au contraire, aucun pays n’a fait
autant pour la civilisation des Etats Slaves que la
petite Lithuanie. D’autres peuples travaillaient pour
eux seuls, pour leur propre gloire ; la Lithuanie a
mis la fleur de son intelligence au service de ses voi­
sins. La Pologne, LUkraine et la Russie ne le com­
prennent pas encore et sont ingrates. Mais le jour
viendra où elles verront clairement quelle énorme
dette elles ont contractée envers la modeste et silen­
cieuse Lithuanie.
Les Dostoïewsky étaient tellement vagabonds,
avaient une telle soif de nouvelles idées et d’im­
pressions nouvelles, qu’ils tâchaient d’oublier le pas­
sé, et refusaient de parler à leurs enfants de ce que
faisaient leurs ancêtres. Mais tout en reniant 1(‘
passé, les Dostoïewsky éprouvaient le besoin de lier
leur famille errante par une sorte de fil d’Ariane. Ce
fil d’Ariane qui permet de les retrouver à travers les
siècles, est leur nom de famille « André ». Les Dos-
VIE DE DOSTOlEWSKY ^^3

toïewsky catholiques de la Lithuanie avaient l’habi-


tude de donner ce nom à l’un de leurs fils, généra­
lement au second ou au troisième, et les Dostoïewsky
orthodoxes ont gardé cette habitude jusqu’à nos
jours. Dans chaque génération de notre famille, il y
a toujours un « André » et, comme jadis, ce nom
est porté par le second fils ou le troisième.
II

L ’enfance de F edoïi D ostotewsky

A-près avoir fait ses études à rAcadémie de méde­


cine de Moscou, mon grand-père Michel entra dans
l ’armée comme médecin-major et en cette qualité
prit part à la guerre de 1812. Il faut croire qu’il con­
naissait bien sa science, car bientôt il fut nommé
médecin en chef d’un grand hôpital de Moscou ap­
partenant à l’Etat. Vers cette époque, il épousa
Mlle Marie Nétchaïeff, une jeune moscovite. Elle ap­
porta quelque dot à son mari, mais ce fut surtout
un mariage d’amour et d’estime mutuels. Du reste
le jeune ménage ne manquait de rien, car en ce
temps les places du gouvernement étaient assez lu­
cratives. Si l ’Etat ne payait pas très cher ses fonc­
tionnaires, il leur tfournissaît, en revanche, tout
ce dont ils avaient besoin pour mener une vie ai­
sée. Ainsi, outre ses appointements, mon grand-père
Michel reçut un logement de la couronne, petit hôtel
d’un étage, bâti dans ce style de faux Empire, qui
est celui de tous nos bâtiments d’Etat au xix® siècle.
Cette maison se trouvait à côté de l’hôpital et était
entourée d’un jardin (i). Mon grand-père eut à sa
disposition Iles domestiques attachés à l’hôpital et

(i) C ’est dans ce petit hôtel que le 3 o octobre 1821 naquit


Fedor Dostoïewsky.
VIE DE DOSTOIEW SKÎ 25

une voiture pour visiter ses malades en ville. Il


devait avoir une bonne clientèle, et ne fut pas
longtemps sans acheter deux terres dans le gou­
vernement de Toula, à i 5o verstes de Moscou. Une
de ces propriétés, nommée « Darovoïé », devint la
villégiature des Dostoïewsky. Sauf le père, toute la
famille y passait l’été ; mon grand-père, retenu
en ville par ses devoirs de médecin en chef, n’y
allait que pour quelques jours au mois de juillet.
Ces voyages annuels que, faute de chenÿn de fer,
on faisait en « troïka » (calèche attelée de trois
chevaux) ravissaient mon père qui, dans son en­
fance, aimait beaucoup les chevaux.
Quelques années après la naissance de ses fils aî­
nés, mon grand-père Michel se fît inscrire avec eux
dans le livre de la noblesse héréditaire de Mos­
cou (i). Mon père avait à cette époque cinq ans.
Il est fort curieux que mon grand-père Michel, qui
toute sa vie s’est tenu aussi loin que possible des
moscovites, désira placer sa famille sous la protec­
tion de la noblesse russe. Il est probable qu’il voyait
en elle « la shiliahta » lithuanienne, dont l’union de
la noblesse russe est, en effet, l’imitation (2). Com-

(i) On ne pouvait s ’inscrire dans les livres de la noblesse


qu’en possédant les titres de la noblesse héréditaire. Les nobles
russes recevaient volontiers, comme membres de leurs unions,
les nobles Polonais, Lithuaniens, Ukrainiens, Baltes et Cau­
casien».
(a) Au xvm® siècle, les Russes appelaient encore leur no­
blesse héréditaire « shliahetstvo ». Ce mot n ’est plus d ’usage,
<ît la plupart des nobles russes ignorent que leur institution de
noblesse héréditaire est d ’origine lithuanienne.
26 VIE DE DOSTOIEWSKY

me autrefois ses ancêtres plaçaient leurs fils sous le


drapeau de l’union de la noblesse lithuanienne, ainsi
mon grand-père se hâta de placer ses enfants sous
la protection de la noblesse réunie.
Devenu noble moscovite, mon grand-^père Michel
reste moralement « shliahtitch » lithuanien fier,
ambitieux, ayant des idées européennes sur bien
des choses. Il est très économe, presque avare ; et
cependant, quand il s’agit de réducatioin de ses fils,
il ne ménage pas son argent. Il commence par pla­
cer ses fils aînés, Michel et Fédor, au pensionnat
français de Suchard. Comme on n’y enseignait pas
ie latin, mon père se charge lui-même des leçons
latines. Rentrés à la maison, ses fils étudient leurs
devoirs français et le soir récitent les exercices latins
à leur père. Ils n’osent pas s’asseoir en sa présence
et conjuguent les verbes debout, tâchant de ne pas
faire de fautes, craignant beaucoup sa colère. Mon
grand-père était très sévère ; et cependant ses en­
fants ne connaissaient pas les punitions corporel­
les. Ceci est tout à fait remarquable, car les petits
moscovites de cette époque étaient vigoureusement
fouettés. Tolstoï raconte dans ses souvenirs d’en­
fance comment il recevait les verges à douze ans.
Il est évident que mon grand-père Michel avait
déjà des idées européennes sur Téducation. Grâce
au voisinage de la Pologne et de rAutriche, la
Lithuanie et l’Ukraine étaient beaucoup plus civilî-
sées que la Russie. Plus tard, en se rappelant ses
années d’enfance, Dostoïewsky disait à ses frères
cadets, André et Nicolas, que leurs parents étaient
VIE DE DOSTOIEWSKY 27

des gens remarquables, plus avancés dans leurs


idées que la plupart de leurs contemporains.
Comme bien des Lithuaniens dont les ancêtres
furent latinisés par le clergé catholique, mon
grand-père avait uirîe faiblesse pour la lan­
gue française. Il parlait français avec sa
femme et habituait ses enfants à s’exprimer entre
eux dans cette langue. Afin de lui faire plaisir, ma
grand-mère Marie faisait écrire à ses fils et à ses fil­
les des compliments français pour la fête de leur
père. Elle en corrigeait les fautes sur le brouillon,
après quoi les enfants les copiaient sur de belles
feuilles de papier. Le jour de fête venu, les enfants
s’approchaient à tour de rôle de leur père et lui pré­
sentaient, en rougissant, les rouleaux de papier,
ornés d’un joli ruban de soie. Mon grand-père Mi­
chel les dépliait, lisait d’une voix émue les compli­
ments naïfs et embrassait les petits écrivains. Plus
tard, ses fils aînés ne se contentèrent plus des compli­
ments ; pour faire plaisir à leur père, ils apprenaient
par cœur des poèmes français et les récitaient à
leurs parents en présence de leurs frères et de leurs
sœurs. Ainsi mon père déclama à une fête de fa­
mille un fragment de la « Henriade ». Dostoïewsky
hérita de la faiblesse de son père pour le français ;
on rencontre souvent des phrases françaises dans
ses romans et dans ses articles de journaux (i). Il

(i) L ’écrivain Stmlioff, grand ami de mon père, raconte dans


ses souvenirs qu’il préférait- parler avec Dostoïewsky de
choses sérieuses et n ’aimait pas k entendre ses plaisanteries,
car iselon lui, Dostoïewsky plaisantait toujours a à la fran-
28 V IE DE D O STO ÏEW SK Y

lisait beaucoup en français et fort peu en allemand,


qu’il connaissait pourtant bien. A cette époque, la
langue allemande n ’était pas à la mode an Russie.
Pourtant mon père ne l’oubliait pas ; l’allemand de­
vait se conserver intact dans quelques cellules de
son cerveau, car, chaque fois qu’il passait la fron­
tière prussienne, il se mettait immédiatememt à par­
ler allemand, et d’après le témoignage de ma mère,
le parlait couramment.
Quand ses fils aînés terminèrent leurs études au
pensionnat de Suchard, leur père les plaça à l ’école
préparatoire de Tchermack, la meilleure école privée
de Moscou, assez chère, fréquentée par les fils des
intellectuels moscovites. Afin qu’ils fissent leurs de­
voirs SOUS la surveillance de leurs précepteurs, mon
grand-père mit ses fils internes ; ils ne reve­
naient à la maison que les dimanches et les jours de
fête. Les nobles moscovites de cette époque pré-
féi aient placer leurs enfants dans des écoles privées,
car dans les établissements de la couronne les puni­
tions corporelles étaient fort cruelles. L’école de
Tchermack gardait un caractère patriarcal et tâchait
d’imiter la vie de famille. M. Tchermack dînait
avec ses élèves et les traitait avec bonté, comme
ses propres fils. Il invitait les meilleurs professeurs

çaiise ». Le jeu idets mots et des images, qui est le poropii’e de


la plaisaiiterie française, plaît rarement à mes compatriotes,
qui préfèrent des plaisanteries plus lourdes. Selon Strahoff,
Dostoïewsky plaisantait <( à la française )) non seuleiment en
parlant à sets amis, mais aussi dans æs romains et dams ses
articles de journaux. Cela vient évidemment d ’une certaine
latinisation héréditaire de l ’esprit de Dostoïewsky.
V IE DE DO STO IEW SK Y 29

de Moscou à donner des leçons dans son école, et


lies études qu’on y faisait étaient fort sérieuses.
Mon grand-père craignait la brutalité du peuple
moscovite et ne permettait pas à ses enfants de se
promener dans les rues. « On nous envoyait au pen­
sionnat dans la voiture de notre père et on nous
ramenait de même », me racontait plus tard mon
oncle André. Mon père connaissait si mal sa ville
natale, qu’on ne trouve aucune description de Mos­
cou dans ses romans. Comme beaucoup de Polo­
nais et de Lithuaniens, mon grand-père méprisait
les Russes et avait la faiblesse de les prendre pour
des barbares. Il ne recevait chez lui que les parents
moscovites de sa femme. Plus tard, quand mon
père allait de Pétersbourg à Moscou, il n’y voyait
que ses parents. Il n ’y avait aucun ami d’enfance,
aucun vieux camarade de son père à visiter.
Si mon grand-père a eu des doutes sur la civilisa­
tion russe, il se gardait bien d’en parler devant ses
enfants. Il les élevait à l ’européenne, c ’est-à-dire, en
tâchant d’éveiller et de cultiver en eux le patrio­
tisme. Dostoïewsky raconte, dans le a Journal de
l’Ecrivain », que pendant son enfance son père
aimait à lire le soir à haute voix les épisodes de
rhistoire russe, écrits par Thistorien Karamzine (i),
et les expliquait ensuite à ses jeunes fils. Parfois, il

(i) L ’histoire de la Russie ide Karamzine fut le livre favori


de mon p6re, qu’il lisait et relisait dans son enfance ; il finit
par l ’apprendre par cœur.' Ceci est bien remarquable, car en
Russie, non seulement les enfants, mais les grandes personnes
memes conoiaissent fort mal l ’iiistoire de leur pays.
30 VIE DE DOSTOIEWSKY

menait ses enfants visiter tes palais historiques du


Kremliiri et les cathédrales moscovites. Ces excur­
sions prenaient aux yeux de ses fils lïmportance
de grandes solennités patriotiques.
Il est possible aussi qu’en se tenant loin des Mos­
covites, mon grand-père obéît à cette sauvage­
rie qu’éprouvent la plupart des Lithuaniens. « Le
Lithuanien se sent attiré par la solitude », dit Vidû-
nas. (( Il veut être pour soi. La solitude est pour lui
une sorte de refuge ». Cette curieuse sauvagerie des
Lithuaniens vient probablement du caractère de
leur isol. Habitants des plaines, les Russes, les
Ukrainiens ont pu fonder des grands villages, se
rendre facilement au marché de la ville voisine, y
rencontrer d’autres villageois, entrer en relations
avec eux et, par là, devenir sociables et hospita­
liers. Les grandes forêts, les immenses marécages
de la Lithuanie empêchaient la formation de
grands villages. Les quelques maisons que l’on
pouvait bâtir sur une oasis de terre ferme, ne lor-
maient qu’une seule famille, laquelle, grâce aux
chemins impraticables, ne pouvait pas fréquenter
les habitants des oasis voisines. A force de vivre dans
la solitude, les Lithuaniens sont devenus sauvages.
Ces défauts de caractère, formés pendant des siè­
cles, mettent aussi des siècles à se corriger, même si
depuis longtemps déjà on se trouve dans un autre
pays et dans d’autres conditions de vie (i). Les
(i) Les Lithuaniens n ’oublient jamais leurs forêts; ils conti­
nuent à les adorer même aloi’s qu’ils les ont quittées depuis
das siècles. Voici ce q u ’écrit Dostoïewsky dans son Journal de
VIE DE DOSTOlEWSKY 31

1/ithuaniens sont, en général, d’excellents maris et


pères de famille. Ils ne se sentent bien qu’à leur
foyer ; mais à force de le chérir, ils deviennent peu
à peu jaloux de leurs femmes et de leurs enfants,
ils désirent les soustraire à toute autre influence. En
enfermant ses fils dans une sorte de Lithuanie arti­
ficielle, créée au sein de Moscou, mon grand-père
ne comprrenait évidemment pas combien une pa­
reille éducation devait rendre difficile la vie à ses
enfants, qui, après tout, étaient des Russes et
devaient travailler au milieu de leurs compatriotes.
Heureusement qu’en gardant ses enfants dans une
prison domestique, mon grand-père Michel eut, au
moins, le soin de leur donner de bons compa­
gnons ; le soir des jours de fête, toute la famille se
réunissait au salon, et on lisait à tour de rôle les
œuvre des grands écrivains russes. A quinze ans,
mon père connaissait déjà la plupart de nos chefs-
d’œuvres. On habituait les enfants à réciter des poé­
sies, apprises par cœur. Parfois on organisait des
concours de récitation entre les jeunes garçons.
Mon père et son frère Michel apprenaient par cœur
des poèmes russes, et les parents jugeaient lequel
les disait mieux. Ma grand’mère Marie s’intéressait
beaucoup aux lectures de ses enfants. C’était une
personne douce, jollie, soumise à son mari, entière­
ment dévouée à sa famille. Elle était frêle ; ses nom-

VEcrivain : « Toute ma vie, j ’ai aimé la forêt avec ses champi­


gnons, ses fruits, ises insectes, ses oiseaux et ses écureuils;
j ’adoirais son odeur de feuilles humides. Même à présent quand
j ’écris ces lignes, je sens l ’odeur des bouleaux, w
32 VIE DE DOSTOIEWSKY

breuses couches (i) Tépuisèrent beaucoup. Elle res­


tait couchée des journées entières et aimait à enten­
dre ses fils réciter ses poèmes favoris. Les aînés,
Michel et Fédor l’adoraient. Quand elle mourut, jeu­
ne encore, ils la pleurèrent amèrement et compo­
sèrent son épitaphe en vers. Mon grand-père la fit
sculpter sur le monument de marbre qu’il érigea
sur la tombe de sa douce compagne.
Selon la mode de ce temps, mon grand-père fit
faire son portrait et celui de sa femme par un pein­
tre de Moscou. Ma grand-mère y est représen­
tée habillée et coiffée à la mode de i 83o, jeune,
jolie et heureuse. Son père était un Russe de Mos­
cou, et cependant elle a le type d’une Ukrainienne.
Il est possible que sa mère vînt de l’Ukraine (2).
C’est peut-être cette origine qui attira l’attention de
mon grand-père et lui fit épouser cette moscovite.
Le portrait le représente dans son uniforme de gala,
richement brodé d’or. A cette époque, tout était
militarisé en Russie. Les médecins qui servaient

(1) Mas g^rainds-parants ont eu huit enfants : quatre fils et


quatre filles. L ’une d ’ellas, jumelle de ma tante Véra, était
morte en naissant. Ma grand-mère n ’a pu nourrir elle-même
que son fils aîné Mieh<d, qu’elle chérissiiit particulièrement.
Tous «es autres enfants étaient élevés par des nourrices, choisies
parmi les payisannes des enrirotns de Moscou.
(2) Elle appartenait à la famille des Kotelcnitsky, nom qui
«e rencontre souvenit en Ukraine. C ’était une famille d ’intellec­
tuels; l ’oncle de ma grand-mère, Basile Kotelenitsky, était
professeur à l ’université de Moscou. Il n ’avait pas d’enfants,
aimait beaucoup ses petilis-neveux et invitait souvent mon père
et tous ses frères là venia' passer des journées entières dans sa
maison à Novinskoïé.
VIE DE DOSTOIEWSKY 33

l’Etat ne pouvaient pas s’habiller en civil, mais


devaient porter un uniforme et une épée. Dans le
souvenir de Dostoïewsky, son père fut toujours une
sorte de militaire ; cela d ’autant plus qu’ayant com­
mencé sa carrière comme médecin militaire, mon
graind-père Michel garda toute sa vie l’allure mar­
tiale des officiers. Il avait le type caractéristique des
Lithuaniens ; ses quatre fils lui ressemblaient beau­
coup. Cependant les yeux de mon père étaient
bruns, vrais yeux ukrainiens, et il hérita le bon
sourire de sa mère russe. Il était plus vif, plus pas­
sionné, plus entreprenant que ses frères. Ses pa­
rents l’appelaient a un vrai feu )>. Mon père n’était
pas fier et n’avait aucun dédain pour le peuple,
dédain qu’éprouvent souvent les iintellectuels Polo­
nais et Lithuaniens. Il aimait beaucoup les pauvres
gens et s’intéressaient vivement à leur sort. Une
grille séparait le jardin privé de mon grand-tpère du
vaste jardin de l’hôpital où l ’on envoyait se pro­
mener les convalescents. Il était sévèrement
défendu aux petits Dostoïewisky de is’approcher de
cette grille ; on craignait pour eux le mauvais ton
et les mauvaises manières du peuple moscovite.
Bravant la colère de ses parents, mon père se
glissait près de la grille et entamait des conversa­
tions avec les paysans et les petits bourgeois conva­
lescents. En été, quand on allait à Darovoïé, il
entrait en relations avec les paysans serfs qui
appartenaient à ses parents. Au dire de mon oncle
André, le plus grand plaisir de son frère Fédor était
YIE DE DOSTOÏEWSKY. 3
34 VIE DE DOSTOIEWSKY

de se rendre utile aux pauvres paysannes qui Ira-


vaillaient aux champs.
Mes grands-parents étaient fort religieux, ils al­
laient souvent à l’église et se faisaient accompagner
par leurs einfants. Mon père se souvient dans ses
œuvres de rimmense impression que produisait sur
lui la lecture de la Bible, entendue à l ’église. La foi
de mon grand-père Michel ressemblait fort peu à la
foi mystique et hystérique, larmoyante et pleurni­
cheuse des intellectuels russes. Mes compatriotes se
plaignent continuellement des épreuves, que la vie
envoie à tout le monde, accusent Dieu de méchan­
ceté, l’injurient et montrent le -poing au ciel,
comme des enfants stupides qu’ils sont. La foi
lithuanienne de mon grand-père Michel était celle
d’un peuple mûr, qui a beaucoup souffert et a
beaucoup lutté. Les Jésuites, peut-être, aussi le
clergé protestaint des Chevaliers Teutoniques, appri­
rent aux Lithuaniens le respect de Dieu et l’obéis­
sance à sa volonté. Une lignée de pdeux Ukrainiens
qui considéraient la carrière ecclésiastique, comme
la plus belle et la plus digne d’un homme, fit aimer
Dieu à la famille Dostoïewsky et leur inspira le dé­
sir de se rapprocher de Lui. C’est dans ces idées
que mon grand-père Michel éleva sa jeune femme,
ses fils et ses filles. Un souvenir d’enfance resta pro­
fondément gravé dans l’esprit de mon père. Un
soir de printemps, à Moscou, la porte du salon, où
se trouvait réunie toute la famille de mon grand-
père, s’ouvrit brusquement ; rintendant des terres
de Darovoïé parut sur le seuil. « Le domaine a
VIE DE DOSTOIEWSKY 35

brûlé », annonça-t-il d’une voix tragique. Au pre­


mier moment, mes grands-parents ont cru
qu’ils étaient entièrement ruinés ; et voici qu’au
lieu de se lamenter, ils se jetèrent à genoux devant
les icônes et se mirent à prier Dieu de leur donner
des forces pour supporter dignement l’épreuve
qu’il leur envoyait. Quel magnifique exemple de
résignation et de confiance en Dieu ils donnèrent là
à leurs enfants et combien de fois mon père a dû se
rappeler cette scène pendant sa vie, qui fut si trou­
blée et si malheureuse !...
III

L ’A dolescence

Quand scs fils aînés terminèrent l’école prépara­


toire de Tchermack, mon grand-père les emmeoa
à Pétersbourg. Il n’avait pas l ’intention d’en faire
des médecins ; 11 désirait leur faire embrasser la car­
rière militaire, qui en ce temps pouvait mener loin
un homme intelligent. En Russie chaque fonction­
naire de quelque importance peut demander des
bourses pour ses fils dans une école de l ’Etat. En
homme pratique, mon grand-père choisit l ’Ecole
militaire des Ingénieurs, qui pouvait servir à deux
fins : à la sortie on pouvait devenir officier
dans un régiment de la garde Impériale et faire une
brillante carrière ; ou l’on pouvait devenir ingé­
nieur et amasser une grande fortune. Mon grand-
père Michel était très ambitieux pour ses fils et ne
cessait de leur dire qu’ils devaient travailler sans
relâche. (( Vous êtes pauvres », leur répétait-il.
(( Je ne puis pas vous laisser de la fortune ; vous ne
devez compter que sur vos forces, travaililer beau­
coup, veiller à votre conduite, mesurer vos paroles
et vos actes ».
A cette époque, mon père avait seize ans et mon
oncle Michel dix-sept. Elevés comme ils l’étaient,
sans presque quitter la maison paternelle, ne con-
VIE DE DOSTOIEWSKY 37

naissant rien de la vie, n’ayant pas de camarades,


n’allant jamais dans le monde, ils n’étaient que de
grands enfants, des rêveurs naïfs et romanesques.
Une amitié passionnée unissait les deux frères. Ils
vivaient dans un monde de rêves, lisant beaucoup,
échangeant leurs impressions littéraires, se passion­
nant pour les œuvres de Pouchkine, leur idéal à
tous les deux (i). En partant pour Pétersbourg, ils
ne se rendaient pas compte que leur enfance était
finie, qu’ils allaient entrer dans un monde nou­
veau. Pendant le voyage de Moscou à Pétersbourg,
qui dura plusieurs jours (2), les jeunes Dostoïewsky
continuaient à rêver. « Mon frère et moi », raconte
mon père, « rêvions de ce qui est beau et grand.
Ces paroles nous semblaient magnifiques ; nous les
disions sans ironie. Que de belles paroles de ce genre
on disait alors ! Nous croyions passionnément en je
ne sais quoi, et, tout en connaissant les difficultés

(1) Mon oncle André raconte dans ises souvenirs que mon
grand-père Michel ne laiissait jamais sortir seuls ses fils et ne
leur donnait aucun argent. Î1 surveillait jalousement leur
conduite ; aucun flirt, même le plus innocent, n ’était permis.
Ces jeunes puritains n ’osaient parler des femmes qu’en vers.
Il va sans dire que leur modestie devait égayer beaucoup leurs
futurs oamarades de l ’Ecole des Ingénieurs, car les jeunes
Russes commencent leur carrière amoureuse de bonne heure.
De son côté, Dostoïewsky dut souffrir beaucoup du cynisme de
ses jeunes camarades. En racontant dians « Les Frères Kara-
mazow )), comment Aliocha se bouchait les oreilles pour ne
pas entendre les saletés que disaient ses camarades d ’école,
mon père se peint probablement lui-même.
(2) A cette époque les chemmis de fer n ’existaient pas. On
voyageait en diligence ou en a troïka », qui mettait presque
une semaine pour faire le voyage de Moscou à Pétersbourg.
38 VIE DE DOSTOIEWSKY

de rexamen des mathématiques, nous ne pensions


qu’à la poésie et aux poètes. Mon frère écrivait des
poèmes, et moi, je composais alors un roman
vénitien ».
Un grand malheur attendait les jeunes rêveurs à
Pétersbourg. Ayant obtenu deux bourses pour ses
enfants à l’Ecole des Ingénieurs, mon grand-père
ne put y placer que son second fils Fédor. Mon
oncle Michel fut déclaré trop faible pour faire ses
études à Pétersbourg, et la direction de l’Ecole l’en­
voya avec d’autres jeunes gens suivre les cours à
Reval, où l’Ecole des Ingénieurs possédait alors
une sorte de succursale. Le désespoir de mon père,
en se voyant séparé de son frère adoré, fut
immense. Il souffrit d’autant plus que, son père
rentré à Moscou, il resta tout seul à Pétersbourg,
sans amis, sans parents. Il était pensionnaire et, ne
connaissant personne en ville, devait passer toutes
ses vacances à l’école (i).
L’Ecole des Ingénieurs occupait l’ancien palais
Paul, où ce malheureux empereur fut assassiné. Ce
palais se trouve dans le meilleur quartier de la

(i) En plaçant ®on fils dans une école de Pétersbourg, mon


graind-père Michel comptait sur la protection de son parent, le
général Krivopichine, qui occupait une haute situation admi­
nistrative. Krivopichine n ’aimait pas son parent moscovite et
n ’a rien voulu faire pour son fils. Cependant après la mort de
mon grand-père, le générai se souvint de ses devoirs de parent,
alla voir mon père à l ’Ecole des Ingénieurs et l ’imdta chez
lui. Dostoïewsky qui, à cette époque avait dix-huit ans, devint
bientôt le favori de toute la famille Krivopichine ; il parle
d ’elle avec sympathie dans «es lettres à son frère ^lichel.
y iE DE DOSTOIEWSKY 39

ville, vis-à-vis du Jardin d'Eté, au bord de la


rivière Fonîanka. Ses salles sont grandes, claires,
pleines d'air et de soleil. On ne pouvait choisir
mieux pour ses enfants ; comme médecin, mon
grand-père savait, évidemment, quel rôle impor­
tant jouent l'espace et la lumière dans l’éducation
physique des jeunes gens. Cependant, mon père ne
fut pas heureux au Château des Ingénieurs (i). La
vie en commun avec les autres élèves lui répu­
gnait ; les sciences mathématiques, qu’on lui
enseignait, ne disaient rien à son âme de poète.
Obéissant aux ordres de son père, il remplissait
consciencieusement ses devoirs, mais n’y mettait
pas son cœur. Il passait ses loisirs, assis dans l ’em­
brasure d ’une fenêtre, en regardant couler la
rivière, admirant les arbres du parc, rêvant,
lisant ... A peine avait-il quitté le toit paternel, que
déjà la sauvagerie lithuanienne s’emparait de lui ;
il se sentait attiré- par la solitude. Ses nouveaux
camarades ne lui plaisaieint pas. C’étaient pour la
plupart les fils des colonels (2) et des généraux, qui
commandaient les régiments en garnison dans les
différentes villes de province. En ce temps, on
lisait peu dans nos provinces ; on y pensait encore
moins. Il était difficile d’y trouver un livre sérieux,
mais on pouvait toujours compter sur une bouteille
de champagne de bonne marque. On y buvait

(1) C ’est ainsi qu’on appelait à Pétersbourg l ’Ecole des Ingé­


nieurs. Le palais Paul a, en effet, l ’aispect d ’un ^Tai château.
(2) La place, qu’occupait mon grand-père à Moscou équiva­
lait à la place d’un colonel.
40 VIE DE DOSTOIEWSKY

beaucoup, on jouait énormément, on flirtait, on y


dansait surtout avec passiom. Les parents s’occu­
paient fort peu de leurs enfants et les abandon­
naient aux mains des domestiques. Les nouveaux
camarades de mon père étaient de jeunes animaux,
pleins de gaité, aimant à rire, à courir, à jouer. Ils
se moquaient de l’air sérieux de leur camarade mos­
covite et de sa passion pour la lecture. De son coté,
Dostoïewsky les méprisait pour leur ignorance ; ils
lui semblaient appartenir à un autre monde. Ce
n’était pas étonnant : mon père avait plusieurs siè­
cles de plus que ses camarades russes. « J’étais
frappé par la bêtise de leurs réflexions, de leurs
jeux, de leurs conversations, de leurs occupations »,
écrivait-il jylus tard. « Ils ne respectaient que le
succès. Tout ce qui était juste, mais humilié et per­
sécuté, provoquait leurs railleries cruelles. A seize
ans, ils parlaient de bonnes petites situations lU'
cratives. Ils étaient vicieux à en être monstrueux. »
En observant ses camarades, Dostoïewsky sentait se
réveiller en lui le dédain lithuanien de son père
pour les Russes, dédain d’un civilisé pour les igno­
rants et les brutes (i).

(i) Tout en les méprisatnt, mon père n ’abandonnait pas ses


camarades. D ’après les souvenirs des anciens élèves de l ’Ecole
des Ingénieurs, Dostoïewsky aimait beaucoup à protéger les
nouveaux élèves qui entraient à l ’Ecole, les aidait à faire leurs
devoirs et les défendait contre la tyrannie de ses autres cama­
rades. Le généraE Savélieff, qui à cette époque était un jeune
officier, chargé de la surveillance des classes, raconte dans ses
souvenirs, que la direction de l ’Ecole considérait Dostoïewsky
comme un jeune homme de haute culture, possédant un
VIE DE DOSTOIEWSKY 41

Mon père finit tout de même par trouver un ami.


Cotait le jeune Grigorovitch, qui, comme lui,
n ctait Russe qu'à moitié : sa grand-mère mater­
nelle était une Française. Elle s’occupa beaucoup de
l’éducation de son petit-fils et en fit un jeune
homme instruit. Gai et sociable, comme le sont
d'habitude les Français, Grigorovitch jouait volon­
tiers avec ses camarades d ’école, mais leur préférait
ia société de mon père. Un lien les unissait : tous
les deux écrivaient en cachette et rêvaient de deve­
nir romanciers (i).
L’amitié du jeune Grigorovitch n’avait pas fait
oublier à mon père son frère Michel. Ils correspon­
daient souvent ; quelques-unes de leurs lettres fu­
rent publiées. Les frères y parlent de Racine, de
Corneille, de Schiller, de Ralzac, se recom­
mandent des livres intéressants, échangent leurs
impressions littéraires. Mon oncle Michel profita de
son séjour à Reval pour étudier à fond la langue

caractère très fort et un grand -sentiment de sa dignité person­


nelle. Il obéissait volontiers aîux ordres de ses supérieurs, mais
refusait d ’obéir aux exigences de ses camarades aînés et ne
prenait aucune part à leurs démonstrationis. Ceci est bien
caractéristique, car dans les écoles russes les jeunes gens
obéissent plus volontiers à leurs camarades q u ’à leurs maîtres.
(2) Mon père eut un autre ami à cette époque de sa vie,
C ’était le jeune Schidlovsky, son ancien camarade de i ’école
de Tchermack. Je ne sais pas pour quelle raison Schidlovsky
voyageait beaucoup, allant tantôt à Reval, tantôt à Pétei*sbourg.
II servait de courrier aux deux frères Dostoïewsky. Schidlovsky
était poète, idéaliste et mystique. Il eut une grande influence
sur mon père. Comme l ’indique so-n nom, Schidlovsky d€^^it
être d ’origine lithuanienne.
42 VIE DE DOSTOIEWSKY

allemande. Plus tard, il traduisit plusieurs œuvres


de Schiller et de Gœthe, et ces traductions furent
très appréciées par le public russe.
On a publié aussi les lettres des jeunes Dos-
toïcAvsky à leur père. Elles sont fort respectueuses,
mais ne contiennent généralement que des deman­
des d ’argent. Mon grand-père Michel n’était pas
aimé par ses enfants. Ce Lithuanien, qui possédait
de si bonnes qualités, avait aussi un grand défaut *
il était un alcoolique, méchant et soupçonneux dans
ses ivresses. Tant que sa femme fut là pour s’in­
terposer entre ses enfants et son mari, tout alla
bien. Elle avait de l ’influence sur lui et ne lui per­
mettait pas de trop boire. Après sa mort, mon grand-
père s’adonna à la boisson, fut incapable de tra­
vailler et donna sa démission. Ayant placé ses fils
cadets, Andrée! Nicolas, à l’école de Tchermack et
marié sa fille aînée Barbe à un Moscovite, il se
retira à Darovoïé et s’occupa de ses terres. Il
emmena avec lui ses fiües cadettes Véra et Alexan­
dra et leur rendit la vie bien dure. En ce temps-là,
on préférait élever les filles sous la surveillance des
parents. L’instruction qu’on leur donnait n’était
pas vaste : le français, l’allemand, quelques étu­
des de piano, de danse, d’ouvrages manuels élé­
gants. Seules, les filles des pau\T*es travaillaient. Les
filles des nobles étaient destinées au mariage, et
leur virginité était jalousement gardée. Mon grand-
père Michel ne laissait jamais sortir seules ses jolies
filles et les accompagnait les rares fois qu’elles
allaient voir leurs voisins de campagne. La vigi-
VIE DE DOSTOIEWSKY 43

lance jalouse de leur père blessait la pudeur de mes


tantes. Plus tard elles se rappelaient avec horreur
comment leur père venait le soir dans leurs cham­
bres regarder sous le lit si elles n'y avaient pas ca­
ché quelque amant. Mes tantes n’étaient alors que
des enfants, pures et innocentes.
L’avarice de mon grand-père augmentait à me­
sure qu’il devenait de plus en plus ivrogne. Il
envoyait si peu d ’argent à ses fils, qu’ils manquaient
de tout. Mon père ne pouvait pas s’olïrir une tasse
de thé, en rentrant des manœuvres, que l’on fai­
sait quelquefois sous une pluie battante ; n’avait pas
de bottes de rechange, n’avait surtout pas d’argent
pour distribuer les pourboires aux ordonnances
qui servaient les jeunes élèves-ingénieurs. Dos-
toïewisky se révoltait devant les privations et les
humiliations auxquelles l ’exposait l’avarice de son
père, avarice d’autant plus indigne que rnori
grand-père Michel possédait des terres, avait de
rargent, mis de côté pour la dot de ses filles. Mon
père se disait qu’ayaint choisi pour lui une école
brillante et distinguée, il aurait dû lui donner assez
d’argent pour vivre, comme vivaient ses camara­
des.
Ce malentendu entre le père et les fils ne dura pas
longtemps. Mon grand-père Michel a toujours été
sévère avec ses serfs. A force de boire, il devint si
cruel, qu’ils finirent par le tuer. Un jour, en été,
il quitta sa villégiature <( Darovoïé » afin de visi­
ter son autre propriété, appelée « Tchermachnia »
et ne revint plus... On le trouva plus tard à mi-
44 VIE DE DOSTOIEW SKY

chemin, étouffé sous les coussins de sa calèche. Le


cocher avait disparu avec les chevaux; plusieurs pay-
sams du village disparurent en même temps. Inter­
rogés par le tribunal, les autres serfs de mon grand-
père Michel' avouèrent que c'était un crime de
vengeance.
Mon père n’a pas assisté à cette horrible mort. Il
n’allait plus à Darovoïé, car les élèves de LEcole des
Ingénieurs devaient faire en été des manœuvres
militaires aux environs de Pétershourg. Ce crime,
commis par les paysans de Darovoïé, qu’il a tant
aimés dans son enfance, frappa beaucoup son ima­
gination d’adolescent (i). Il y pensa toute sa vie et
réfléchit profondément aux causes de cette terrible
mort. Il est fort remarquable que toute la famille

(i) D ’après les tiraditioniS de notre famille, c ’est en apprenant


la mort de ison père, que Dostoïewsky eut sa première attaque
d’épilepsie. On ne peut que faire des suppositions sur son état
d ’âme, car toute la correspondance avec son frère Michel, qui
pouvait verser quelque .lumière sur cette époque de sa vie, a
été détruite. Plus tard les deux frères ne parlent jamais de leur
père dams leurs lettres, le sujet étant probahlement trop
péoiible pour tous les deux. D ’après quelques phrases de la
dernière lettre d ’avant l ’assassinat de mon grand-père, on peut
supposer que DostoïcAvsky connaissait différentes circonstances
de sa vie à la campagne. « Pauvre père î », écait-il à son
frère Michel. « Quel étrange caractère ! Ah. ! que de malheur
il a eu ! Quel dommage que je ne puisse j>as le consoler ! Mais
sais-tu ? Notre père n ’a aucune idée de la Aie. Il a A'écu 5o ans
et gardé la même idée des hommes qu’il y a trente ans. »
Comme toujours, la clairAoyance de DostoïcAvsky lui fait
deviner la principale cause des malheurs de son père. En
effet, mon grand-père Michel vécut toute sa vie en Lithuanien,
ne prenant aucune peine d ’étudier le caractère du peuple
russe. Il a payé chèrement son ignorance.
VIE DE D 0ST01E W 5K Y 45

de mon ^rand-père considéra sa mort violente


comme une honte, n’en parla jamais et empêcha
les amis littéraires de Dostoïewsky, qui connais­
saient les détails de sa vie, d’en parler dans leurs
souvenirs sur mon père. Il est évident que mes
oncles et mes tamtes avaient une idée plus euro­
péenne sur l’esclavage que les Russes de ce temps.
Les crimes de vengeance, commis »par les paysans,
étaient alors fort fréquents, mais personne n’en
rougissait. On plaignait la victime, on parlait avec
horreur des assassins. Les Russes croyaient naïve­
ment que les maîtres pouvaient traiter leurs serfs
comme des chiens, sans que ceuxKîi aient le droit
de se révolter. La famille lithuanienne de mon
grand-père partageait un autre point de vue.
Il m’a toujours semblé que Dostoïewsky pensait
à son père, en créant le type du vieux Karamazow.
Certes, ce n’est pas un véritable portrait. Fédor
Karamazow est un bouffon ; m.on grand-père garda
toute sa vie une grande dignité. Karamazow est un
érotique ; Michel Dostoïewsky aima sincèrement sa
femme et lui resta fidèle. Le vieux Karamazow
abandonna ses fils et ne s’intéressa pas à eux ; mon
grand-père donna une éducation soignée à ses en­
fants. Cependant certains traits de leur caractère
leur sont communs à tous les deux. En créant le
type de Fédor Karamazow, Dostoïewsky s’est peut-
être rappelé son avarice, qui a tant fait souffrir ses
jeunes fils à l ’Ecole et les a tant révoltés ; son ivro­
gnerie et le dégoût physique qu’elle inspirait à ses
enfants. En racontant qu’Aliocha Karamazow
46 VIE DE DOSTOIEWSKY

m'éprouvait pas ce dégoût et plaignait son pauvre


père, Dostoïewsky se rappelle probablement les mo­
ments de pitié, lesquels dans son cœur d ’adolescerit
succédaient au dégoût. Ce grand psychologue en
herbe devait comprendre par moments que son
père n’était, après tout, qu’un malade et qu’un
malheureux... Je tiens, cependant, à prévenir mes
lecteurs, que l’idée de voir une ressemblance entre
mon grand-père Michel et le vieux Karamazow,
n’est, après tout, que ma supposition, que je ne
puis prouver par aucun document. Il est possible,
qu’elle soit tout à fait erronée. Et, cependant, ce
n’est peut-être pas par une simple co’incidence que
Dostoïewsky donne le nom de <( Tchermachnia »
(i) au village où le vieux Karamazow envoie son
fils Ivan la veille de sa mort. Je le crois d ’autant
plus, que d’après une tradition de notre famille,
mon père s’est peint lui-même sous les traits de
de Ivan Karamazow. C’est ainsi qu’il croyait avoir
été à vingt ans. Il est fort curieux de noter les
croyances religieuses d’Ivan Karamazow, son poè­
me « le Grand Inquisiteur » et l’immense intérêt
qu’il éprouve pour l’église catholique. Il ne faut pas
oublier qu’à peine trois, quatre géoaérations, peut-
être même moins, séparaient Dostoïewsky du catho­
licisme de ses ancêtres. La religion catholique devait
être encore vivante dans son âme. Il est encore
plus curieux d’observer que Dostoïewsky donne son

(i) Comme on a lu plus haut, c ’est en allant visiter ssl terre


de Tchermachnia, que mon grand-père fut tué.
VIE DE DOSTOIEWSKY 47

nom de Fédor au vieux Karamazow et fait dire par


Smerdiakow à Ivan : « de tous ses fils vous ressem­
blez le plus à votre père ». 11 est probable que
toute sa vie Dostoïewsky fut hanté par le spectre
ensanglanté de son père et qu’il analysa minutieu-
semeait ses propres actes, craignant d’avoir hérité
des vices de son père. Il n’en était rien ; le caractère
de Dostoïewsky fut tout autre. Il n’aimait pas le
vin et, comme tous les nerveux, le supportait très
mal. Il fut bon et tendre envers tous ceux qui l’en­
touraient, et loin d’étre soupçonneux, fut plutôt
naïf et confiant. On a souvent reproché à Dos­
toïewsky d’avoir été « un bourreau d’argent ». En
effet, il n’a jamais su refuser aucune demande d’ar­
gent et donnait aux autres tout ce qu’il possédait. II
le faisait par charité, mais aussi, peut-être, par
crainte de développer en lui l’avarice de son père.
Il le craignait d’autant plus qu’il voyait reparaître
cette même avarice chez sa sœur aînée Barbe et
prendre peu à peu les formes maladives d ’une vraie
manie. Dostoïewsky se disait, peut-être, que l’ava­
rice, cette maladie morale, était héréditaire dans
leur famille et que chacun d’eux pouvait l’attraper,
s’il n’y prenait pas garde.
L’alcoolisme de mon grand-père fit le malheur
de presque tous ses enfants. Son fils aîné Michel et
son fils cadet Nicolas héritèrent de sa maladie. Mon
onde Michel, tout en buvant, pouvait au moins
travailler ; le malheureux oncle Nicolas, après avoir
fait de brillantes études, n’a jamais pu rien faire
et resta toute sa vie à la charge de ses frères et de ses
48 VIE DE D 05T01E W SK Y

sœurs. L’épilepsie de mon père, qui le fit tant souf­


frir, est probablement dûe à la même cause. Mais
la plus malheureuse fut certainement ma tante
Barbe. Elle épousa un homme assez riche, qui lui
laissa, en mourant, plusieurs maiscms de rapport à
Moscou. Ces maisons donnaient à ma tante de bons
levenus ; ses enfants étaient bien établis et ne man-
quaiemt de rien. Elle pouvait, par conséquent, se
procurer tout le confort nécessaire à la vieillesse ;
mais, hélas^ la pauvre femme souffrait dune
avarice sordide, d'une avarice tout à fait
maladive. Elle desserrait les cordons de sa
bourse avec désespoir ; la moindre dépense la ren­
dait malheureuse. Elle finit par renvoyer ses domes­
tiques, afin de ne pas leur payer de gages. Elle ne
chauffait jamais son appartement et passait l’hiver
sans enlever sa pelisse. Elle ne faisait pas de cui­
sine ; deux fois par semaine elle allait acheter un
peu de pain et de lait. On jasait beaucoup dans le
quartier sur cette avarice inexplicable. On disait
que ma tante Barbe devait avoir beaucoup d’ar­
gent, et, qu’à la manière de tous les avares, elle le
gardait chez elle. Ces paroles troublèreait l ’esprit
d ’un jeune paysan qui servait les locataires de ma
tante, en qualité de portier. Il s’entendit avec un
vagabond qui rôdait aux environs ; tous les deux
pénétrèrent la nuit chez elle et tuèrent la pauvre
folle (i).

(i) Ce crime fut commis longtemps après Ja mort de mon


père.
VIE PI D O STpiE W SK Y 49

Je suppose, que ralcoolisme de mon grand-père


Michel devait être héréditaire, car son ivresse per­
sonnelle n’aurait pu causer tant de ravages dans
notre famille. Cette maladie resta dans la famille de
mon oncle Michel ; la seconde et la troisième géné­
ration en furent atteintes. Le fils de ma tante Barbe
était si bête, que sa bêtise frisait l’idiotie. Le fils
aîné de mon oncle André, jeune et brillant savant,
est mort de la paralysie progressive. Toute la
famille Dostoïewsky souffrait d’une excessive ner­
vosité.

VIE DE DOSTOÏEWSKY.
IV

LES PREMIERS PAS

Ayant fini ses études au Château des Ingénieurs,


Dostoïewsky reçut une place au Département des
Ingénieurs militaires. Il ne la garda pas longtemps
et s’empressa de donner sa démission. Son père
n’étRit plus là pour le forcer à servir TEtat ; il
n’avait aucun goût pour le service militaire et plus
que jamais voulait être romancier. Le jeune Grigo-
rovitch imita son exemple. Ils décidèrent d’habiter
ensemble, louèrent une garçonnière, prirent un
domestique. Grigorovitch recevait l’argent de sa
mère, qui habitait la province ; mon père recevait
le sien de Moscou, de son tuteur, qui lui envoyait
assez pour vivre modestement. Malheureusement,
mon père a toujours eu une idée extrêmement
fantaisiste de réconomie. Il resta toute sa vie
un shliahtitch Lithuanien, qui dépense tout l’ar­
gent qu’il a dans la poche, sans se demander
comment il vivra le lendemain. L’âge ne l’a pas
corrigé. Je me souviens d’un voyage que, dans ses
dernières années, nous avons fait tous ensemble, en
allant en Ukraine passer l ’été chez mon oncle Jean.
Nous avons dû nous arrêter à Moscou 'pour quel­
ques jours, et voici qu’à la grande indignation de
VIE DE DOSTOIEWSKY 51

ma mère, Dostoïewsky nous fit descendre dans


le meilleur hôtel de la ville et prit un appartement
au bel étage, tandis qu’à Pétersbourg nous habi­
tions un logement très modeste. Ma mère avait
beau protester, elle n’a jamais pu corriger son mari
de sa prodigalité. Quand, les jours de fête de
famille, nous avions des parents à dîner, mon
père s’offrait toujours pour aller acheter des hors-
d’œuvre, qui jouent un grand rôle aux dîners rus­
ses, les fruits et le dessert. Si ma mère avait l ’im-
prudence d’y consentir, Dostoïewsky se rendait
dans les meilleui^ magasins de la ville, et achetait
toutes les bonnes choses qu’il y trouvait. Je souris
toujours en lisant comment Dmitri Karamazow
achetait des provisions chez Plotnikow, avant de
partir pour Mokroé. Je crois me voir à Staraja-
Roussa, dans ce même magasin de Plotnikow, où
quelquefois j ’entrais avec mon père et suivais avec
l’intérêt d’un enfant gourmand sa manière origi­
nale de s’approvisionner. Quand j ’y allais avec ma
mère, elle en sortait, tenant un modeste paquet en­
tre ses doigts. Quand j ’y accompagnais mon père,
nous sortions du magasin les mains vides, mais plu­
sieurs petits garçons nous précédaient ou nous sui­
vaient chez nous, portant gaiement de gros pa­
niers et comptant sur un bon pourboire. Comme
un vrai shliahtitch, mon père ne s’est jamais
demandé s’il était riche ou pauvre. Autrefois, en
Pologne ou en Lithuanie, la noblesse du pays mou­
rait de faim chez elle, mais arrivait aux réunions
publiques en carrosses dorés, en magnifiques habits
52 VIE DE DOSTOIEW SKY

de velours. Elle vivait, criblée de dettes, ne payant


que te dixième de ce qu'elle empruntait, ne pen­
sant jamais à sa situation financière, s’amusant,
riant, dansant. Ces défauts de race mettent des siè­
cles à se corriger ; maints descendants de Dos-
toïewsky souffriront encore de la folle prodigalité
de leurs ancêtres. Cependant il y avait une grande
différence entre les shliahtitchis Lithuaniens et
mon père. Eux ne pensaient qu’à vivre gaiement,
se souciaint peu des autres. Lui, donnait l’aumône
à tous les pauvres qu’il rencontrait sur son che­
min, et n’a jamais su refuser l’argent à ceux qui
venaient lui parler de leurs malheurs et lui de­
mander de les secourir. Les pourboires qu’il dis­
tribuait aux domestiques pour le moindre service
étaient fabuleux et mettaient en rage ma pauvre
mère.
Il est évident qu’avec cette manière de vivre,
mon père dépensait plus que son tuteur ne pouvait
lui envoyer de Moscou. Il fit des dettes et voulant
se débarrasser des créanciers, proposa à son tuteur
de céder ses droits d'héritage pour une somme assez
modeste, payée immédiatement. N’ayant aucune
idée des journaux et des éditeurs, Dostoïewsky
espérait naïvement pouvoir gagner sa vie, en écri­
vant. Le tuteur accepta ce marché ; et cependant,
il n’aurait pas dû le faire. Mes tantes se dirent que
leur frère Fédor ne comprenait rien aux affaires, et
qu’on pouvait lui offrir les marchés les moins
avantageux. Elles essayèrent de le faire plus tard,
quand la famille des Dostoïewsky reçut un autre
TIE DE DOSTOIEWSKY 53

héritage, et la lutte que mon père eut à soutenir


contre lee exigences de ses sœurs, assombrit la
fin de sa vie. Je parlerai de cette affaire plus en
détail dans les derniers chapitres de mon livre.
Ayant payé ses dettes, Dostoïewsky dépensa vite
le peu d’argent qui lui restait. Il essaya de faire des
traductions (i), mais naturellement cela ne lui
donna pas beaucoup d’argent. C’est alors que sa
tante Koumanine lui vint en aide et lui servit une
pension. C’était une sœur de sa mère, qui avait fait
un riche mariage et vivait dans son joli hôtel de
Moscou, entourée d’une tribu de domestiques fidèles,
servie et amusée par d’innombrables dames
de compagnie, femmes pauvres, qui trem­
blaient devant elle et exécutaient toutes ses
manies de riche despote. Elle protégeait ses
neveux et ses nièces et distinguait particulière­
ment mon père, qui resta toujours son favori.
Seule de toute la famille, elle comprenait sa valeur
et était toujours prête à lui venir en aide. Mon
père aimait beaucoup sa vieille tante Koumanine,
tout en se moquant quelque peu d ’elte, à la ma­
nière de tous les jeunes neveux. Il l’a pjeinte dans
« le Joueur » en la «personne de la vieille grand-
maman moscovite qui arrive en Allemagne, joue
à la roulette, perd la moitié de sa fortune, et repart
pour Moscou aussi vite qu’elle est venue. Au mo­
ment où la roulette florissait en Allemagne, ma

(i) à cette époque q u ’il fit une excellente traduction


d^Eugéni^ Grandet.
54 VIE DE DOSTOIEWSKY

grand’tante Koumanine était trop vieitle pour voya­


ger. Il se peut cependant qu’elle jouât aux cartes
à Moscou et perdît de grosses sommes d’argent.
En la faisant venir en Allemagne et jouer à la rou­
lette à côté de lui, Dostoïevysky désirait, peut-être,
nous montrer d’où lui venait sa passion pour le
jeu.
On aurait tort cependant de supposer qu’en dé­
pensant beaucoup d’argent, mon père faisait la
noce. La jeunesse de Dostoïewsky fut extrême­
ment studieuse et laborieuse. Mon père sortait peu,
passait des journées à sa table à écrire, causait avec
ses héros, riait, pleurait, souffrait avec eux. Son
ami Grigorovitch, plus pratique, tâchait, tout en
écrivant, de faire des connaissances utiles à sa
future carrière, se faisait présenter dans les salons
littéraires, présentait ensuite son camarade Dos­
toïewsky. Grigorovitch était joli garçon, gai, élé­
gant, faisait la cour aux dames, charmait tout le
monde. Mon père était gauche, timide, taciturne,
plutôt laid ; il parlait peu, écoutait beaucoup. Dans
ces salons, les deux amis rencontrèrent le jeune
Tourguéneff, qui, lui aussi, était venu faire sa car­
rière de romancier à Pétersbourg. Mon père l’ad­
mirait beaucoup. « Je suis amoureux de Tourgué­
neff », écrivait-il naïvement à son frère Michel, qui,
ayant fini ses études militaires, servait à Reval, en
qualité d ’officier. « 11 est si beau, si gracieux, si
élégant î » Tourguéneff recevait l’admiration de
mon père d’un air superbe, il le prenait pour une
nullité.
VIE DE DOSTOÏEWSKY 55

Grigorovitch réussit à lier connaissance avec le


•poète Nekrassow, qui voulait publier une revue lit­
téraire. Grigorovitch désirait s’attacher à cette
revue d’une manière ou de l’autre. Ses premières
œuvres n’étaient pas entièrement achevées — il
courait un peu trop les salons — mais il savait que
mon père venait d’écrire un roman et le corrigeait
toujours, craignant de ne l’avoir pas bien fait. Gri­
gorovitch le persuada de lui confier son manuscrit
et alla le montrer à Nekrassow. Celui-ci lui deman­
da s’il connaissait l’œuvre de son camarade et, ayant
appris que Grigorovitch n’avait pas encore eu le
temps de la lire, lui proposa de parcourir ensemble
deux ou trois chapitres, afin de voir si elle valait
quelque chose.
Ils lurent ce premier roman (i) de mon père sans
quitter la place. L’aube blanchissait les fenê­
tres quand ils eurent fini. Nekrassow fut émer­
veillé. « Allons voir Dostoiéwsky », proposa-t-il à
Grigorovitch. « Je veux lui dire ce que je pense de
son œuvre ». « Mais il dort, il fait encore nuit »,
répondit Grigorovitch. « Qu’est-ce que cela fait I

(i) Ce roman s ’appelait (( Les Pamres Gens ». Avant de


l ’éciire, mon père commença une tragédie (( Marie Stuart »,
qu’il abandonna ensuite pour faire un drame a Boris Godou-
noff ». Le choix de ces sujets est fort significatif. Il est proba.
ble que dans cette première jeunesse de Dostoïewsky, le monde
normand de ses ancêtres paternels luttait dans son cœur aveo
le monde mongol de ses ancêtres moscovites. Cependant le
sang slave fut le plus fort et remporta la victoire sur les
normands et les mongols. Dostoïewsky mit de côté « Marie
Stuart » et « Boris Godounoff » et nous donna « Les Pauvres.
Gens », pleins de notre charmante pitié slave.
56 VIE DE DOSTOIEWSKY

C’est plus importamt, que le sommeil ! » Et l’en­


thousiaste courut, suivi de Grigorovitch, réveiller
mon père à cinq heures du matin et lui annoncer
qu’il possédait un grand talent.
Plus tard, on porta le manuscrit au célèbre criti­
que Biélinsky, qui. Payant lu, désira voir le jeune
auteur. Dostoïewsky entra chez lui, ein tremblant
d’émotion. Biélinsky le reçut d’un air sévère.
(( Savez-vous, jeune homme » lui dit-il, « ce que
vous venez d ’écrire ? Non, vous ne le savez pas !
Vous ne pouvez pas encore le comprendre. »
Nekrassow publia « Les Pauvres Gens » dans sa
revue, et ils obtinremt un grand succès. Mon père
se trouva célèbre du jour au lendemain. Tout le
monde voulut le connaître. « Qui donc est ce Dos­
toïewsky ? » disait-on de tous les côtés. Il y avait
déjà pas mal de temps que mon père fréquentait
les salons littéraires, et personne encore ne l ’avait
remarqué. Ce timide Lithuanien se blotissait tou­
jours dans un coin, dans une embrasure de fenêtre,
allait s’abriter derrière un paravent. On ne lui per­
mit plus de se cacher. On l’entoura, on le compli­
menta ; on le fit parler et on le trouva charmant. A
côté des salons littéraires où Ton recevait ceux qui
voulaiexit devenir romanciers ou ceux qui s’intéres­
saient à la littérature, il y avait alors à Pétersbourg
d’autres salons, plus intéressants, où l’on n ’admet­
tait que les écrivains, les peintres, les musiciens
célèbres. Tels furent les salons du prince Odoéwsky,
un poète distingué, du comte Sollohub, romancier
de beaucoup de goût, qui a donné des descriptions
VIE DE DOSTOIEWSKY 57

très fines de la vie russe dans la première moitié


du XIX® siècle et de son beau-frère, le comte
Vielégorsky, un polonais russifié. Tous ces messieurs
s’empressèrent de faire la connaissance de Dos-
toïewsky, l’attirèrent chez eux et le reçurent
cordialement. Mon père se plut surtout chez les
Vielégosky où l’on faisait d’excellente musique.
Dostoïewsky adorait la musique. Je crois cepen­
dant qu’il n’avait pas l ’oreille musicale, car il se
méfiait des morceaux inconnus et préférait enten­
dre les pièces qu’il connaissait déjà. Plus il les
écoutait, mieux il en jouissait.
Le comte Vielégorsky aimait passionnément la
musique, patronnait les musiciens et savait les dénh
cher dans les coins les plus obscurs de la capitale.
Il est probable que quelque type curieux de violo­
niste pauvre, alcoolique, ambitieux et jaloux, que
le comte Vielégorsky découvrit dans quelque man­
sarde et fit jouer à ses soirées, frappa rimagination
de mon père, car c’est chez le comte Vielégorsky,
qu’il place son roman « Nétotchka Nesvanona ».
En l’écrivant, Dostoïewsky fit un vrai chef-d’œu­
vre de psychologie féminine, mais peut-être que,
dans sa jeune inexpérience, ne l’a-t-ili pas assez
expliqué au public. On dit que la comtesse Vielé­
gorsky était née princesse Biron. Or, les princes
Biron, originaires de Courlande, ont toujours pré­
tendu appartenir aux souverains de l’Europe, plu­
tôt qu’à l’aristocratie européenne. Si on lit attenti­
vement « Nétotchka Nesvanova », on s’aperçoit
vite, que le prince S., qui avait donné rhospitalité
58 VIE DE DOSTOIEWSKY

à la pauvre orpheline, n’était qu’un homme de


bonne société et de bonne éducation ; tandis que sa
femme est très altière et donne à sa maison l’air
d’un vrai palais. Tous ceux qui Tentourent, par
lent d’elle comme d’une souveraine. Sa fille Katia
est ume vraie petite Altesse, gâtée et capricieuse, qui
tantôt terrorise ses sujets, tantôt en fait ses favoris.
Son amitié pour Netotchka devient tout de suite
très passionnée, même légèrement érotique. Les
critiques russes reprochèrent sévèrement cet éro­
tisme à Dostoïewsky. Or, mon père avait parfaite­
ment raison, car ces pauvres priincesses allemandes,
qui ne peuvent jamais se marier par amour et sont
toujours sacrifiées à l’intérêt de l’Etét, souffrent
souvent de cette amitié fénlinine passionnée et
même érotique. Cette maladie est héréd.itaire chez
elles et pouvait bien se déclarer chez leur desceai-
dante, la petite Katia, une enfant précoce. Les
Vielégorsky n’avaient pas de filles ; le type de
Katia est entièrement créé par Dostoïewsky, qui
l ’a fait, après avoir étudié le ménage princier.
En nous donnant le portrait de cette petite Altesse
névrosée, Dostoïewsky montre une connaissance de
psychologie féminine tout à fait remarquable dans
un jeune homme timide, qui n’ose pas s’approcher
des femmes. Son talent était déjà très grand à cette
époque ; malheureusement, les types lui man­
quaient. Rien de plus pâle, de plus éteint, que ces
malheureux pétersbourgeois, nés et élevés dans un
marécage. Ils ne sont, que des copies, des parodies,
des caricatures de l’Europe. « Ces gens-là sont tous
VIE DE DOSTOIEWSKY 59

morts depuis longtemps », disait récrivain russe


Michel Saltikow. « Ils ne continuent à vivre, que
parce que la police a oublié de les enterrer. »
Les amis de Dostoïewsky, les jeunes romanciers
qui commençaient leur carrière littéraire, n’eurent
pas la force de supporter son isuccès inattendu. Ils
devinrent jaloux de mon père, furent exaspérés à
l’idée que ce jeune homme, timide et modeste, était
reçu dans les salons des célébrités, où les postulamts
à la littérature n’étaient pas encore admis. Ils ne
comprenaient pas la valeur de son roman. « Les
Pauvres Gens » leur semblaient ridicules et en­
nuyeux. Ils les parodiaient en prose et en vers et
se moquaient impitoyablement du jeune auteur (i).
Pour lui nuire dans l’opinion publique, les camara­
des de Dostoïewsky laissèrent courir sur son compte
des anecdotes ridicules. Ils prétendirent que le suc­
cès lui avait tourné la tête, qu’il exigeait que chaque
page de son second roman, qui allait paraître dans
la revue de Nekrassoff, fût entouré d’un cadre pour
le distinguer des autres œuvres de la revue. Il va
sans dire que c’était un mensonge ; le roman a Le
Double » a paru sans aucun cadre. Les amis de
Dostoïewsky se moquèrent de sa timidité auprès des
femmes, racontèrent, qu’ayant été présenté dans un
salon à une jeune beauté, il s’évanouit d’émotion
à ses pieds. Mon père souffrit beaucoup en per­
dant ses illusions sur l’amitié. Il la comprenait au-

(i) Tourguéneff avait écrit un poème grotesque, dans lequel


il rendit mon père aussi ridicule que possible.
60 VIE DE DOSTOlE\VSKY

trament ; il croyait naïvement que ses amis allaient


se réjouir de son succès, comme lui se serait certai­
nement réjoui du leur. La méchancetc de Tourgué-
neff, qui, exaspéré par le succès des « Pauvres
Gens », ne savait plus quoi inventer pour nuire à
Dostoïewsky, fît surtout de la peine à mon père. Il
l’aimait tant, l’admirait si sincèrement ! C’est de ce
temps que date le commencement de leur animo­
sité, qui dura toute leur vie et fit tant parler d’elle
en Russie.
Quand on passe en revue tous les amis que mon
père a eus pendant sa vie, on s’aperçoit que ceux de
sa première jeunesse différaient totalement des
amis de son âge mûr. Jusqu’à quarante ans, Dos­
toïewsky est presque uniquement protégé par les
Ukrainiens, les Lithuaniens, les Polonais, les Bal­
tes. C ’est Grigorovitch, mi-Ukrainien, mi-Français,
qui se lie d’amitié avec mon père et tâche de trouver
un éditeur à son premier roman. C’est Nekrassoff,
dont la mère était Polonaise, qui lui fait son pre­
mier succès ; c ’est Bélinsky, d’origine Polonaise ou
Lithuanienne, qui révèle le talent de Dostoïewsky
au public russe. C’est le comte Sollohub, descen­
dant d’une grande famille Lithuanienne et le comte
Vielégorsky, un Polonais, qui le reçoivent cor­
dialement dans leurs salons. Plus tard, en Sibérie,
on verra Dostoïewsky pirotégé par un Suédois et des
Baltes. On dirait que tous ces gens-là reconnaissent
en lui un Européen, un homme de culture occiden­
tale, un écrivain qui porte en lui leur idée slavo-
normande. En même temps, tous ses ennemis sont
VIE DE DOSTOIEWSKY G1

des Russes. Ses camarades du Château des Ingé­


nieurs se moquent cruellement de lui ; ses jeunes
amis littéraires le haïssent, le méprisent, tâchent de
le tourner en ridicule. On dirait qu’ils sentent en
lui quelque chose d’hostile à leur idéal russe.
A quarante ans passés, quand Dostoïewsky
adopte définitivement l ’idée russe, la nationalité de
ses amis change complètement. Les slavo-nor­
mands disparaissent de sa vie. Les Russes recher­
chent son amitié et montent la garde autour de
Dostoïewsky. Après sa mort, ils continuent à le
garder aussi jalousement que par le passé. Chaque
fois que je parle de l ’origine lithuanienne de notre
famille, mes compatriotes froncent le sourcil et me
répondent avec impatience : (( Mais oubliez donc
cette Lithuanie de malheur ! Il y a si longtemps
que votre famille l’avait quittée. Votre père était
Russe, le plus Russe des Russes. Personne n’a
compris la vraie Russie aussi bien que lui ! »
Je souris en voyant cette jalousie, laquelle, au
fond, est de l’amour. Je pense qu’après tout, les
Russes ont raison, car ce sont eux qui ont donné à
Dostoïewsky son magnifique talent. La Lithuanie a
formé son caractère et civilisé son esprit ; l’Ukraine
réveilla la poésie dans le cœur de ses ancêtres ; mais
tout ce fagot, rassemblé pendant des siècles, ne
s’alluma que lorsque la sainte Russie y mit l’étin­
celle de son grand génie...
Le premier roman de mon père est sans doute
fort bien écrit, mais il n’est pas original. C’est une
imitation d ’un roman de Gogol, lequel, à son tour,
62 VIE DE DOSTOIEWSKY

imitait la littérature française de cette époque. On


trouve « Les Misérables » avec leur extraordinaire
Jean Valjean au fond de ce nouveau mouvement
littéraire. Certes, « Les Misérables » furent écrits
plus tard ; mais le type de Valjean, forçat d une
grande noblesse d’âme, commençait déjà à paraître
en Europe. Les idées démocratiques réveillées par
la Révolution Française poussaient les écrivains à
élever les pauvres gens, les paysans, les petits bour­
geois au même rang qu’occupaient les nobles et les
intellectuels de la grande bourgeoisie. Cette nou­
velle tendance littéraire plut beaucoup aux Russes,
lesquels n’ayant jamais eu d’aristocratie féodale,
furent toujours attirés par les idées démocratiques.
Les écrivains Russes qui, à cette époque, étaient des
gens du monde et de bonne éducation, ne voulurent
plus décrire les salons ; ils allèrent chercher leurs
héros dans les mansardes. Ils n’avaient aucune idée
de ces gens-là et au lieu de les écrire tels qu’ils
étaient en réalité, c’est-à-dire illettrés et abrutis
par la misère, ils prêtèrent à leurs nou­
veaux héros des sentiments chevaleresques, leur
firent écrire des lettres dignes de M“®de Sévigné.
C’était faux et absurde ; et cependant, ces romans
furent l’origine de cette magnifique littérature du
XIX®siècle, qui est la gloire de notre pays. On com­
prit peu à peu qu’avant de décrire un monde nou­
veau, il fallait commencer par l’étudier. On s’est
mis à observer les paysans, le clergé, les mar­
chands, les bourgeois ; on donna d’excellentes des­
criptions de la vie russe, que l’on connaissait encore
VIE DE DOSTOIEWSKY 6a

fort mal. Mais ce fut bien plus tard. A Tépoque


dont je parle, les romanciers russes écrivaient
plûtôt de chic et nous ont laissé des œuvres d’un
ridicule achevé.
Mon père comprit sans doute combien ces ro­
mans étaient faux ; car il tenta de se soustraire à ce
nouveau genre littéraire, en écrivant son second
roman. << Le Double » a infiniment plus de valeur
que (( Les Pauvres Gens ». Il est original, c ’est déjà
du « Dostoïewsky ». Les aliénistes de notre pays
admirent beaucoup ce petit chef-d’œuvre et s’éton­
nent qu’un jeune romancier ait p)u si bien décrire
les derniers jours d’un fou, sans avoir jamais étu­
dié la médecine (i). Et cependant, ce second roman
de mon père n’a pas eu le succès du premier. C’était
trop nouveau ; on ne comprenait pas encore cette
analyse minutieuse du cœur humain, qui eut tant
de vogue plus tard. Les fous n’étaient pas à la
mode ; on trouva ennuyeux ce roman sans héros et
sans héix>ïne. Les critiques ne cachèrent pas leur
désappointement. « Nous nous sommes trompés »,
écrivaient-ils, « le talent de Dostoïewsky est bien
moins grand que nous ne pensions. » Si mon
père avait été plus âgé, il n’aurait pas fait attention
aux critiques ; il aurait cultivé ce nouveau genre,
l’aurait imposé au public et nous aurait donné même

(i) Dostoïewsky attrâbiiait une grande valeur au « Double ».


Dains une <îettre éerite à son frère Michel après son retour de-
Sibérie, mon père dit, en parlant du « Double » : « C ’était là
une idée magnifique, un type d ’une grande importance sociale,
que j ’ai créé et annoncé le premier. »
64 VIE DE DOSTOIEWSKY

alors de très belles études psychologiques. Mais il


était encore trop jeune ; la critique le troubla. Mon
père eut peur de perdre son beau succès du pre­
mier roman et revint au faux genre de Gogol.
Cette fois il ne voulut plus écrire de chic. Il étu­
dia les nouveaux héros de la littérature russe, alla
chercher les habitants des mansardes dans les petits
cafés, dans les petits cabarets de la capitale. Il lia
conversation avec eux, les observa, nota minutieu­
sement leurs mœurs et leurs coutumes. Timide, ne
sachant trop comment les aborder, Dostoïewsky leur
proposait de jouer au billard avec lui. Il ne con­
naissait pas ce jeu, ne s y intéressait point, et natu­
rellement perdait beaucoup d’argent. Dostoïewsky
ne le regrettait pas : en jouant au billard, il pou­
vait faire de curieuses observations et noter des
expressions originales (i). Après avoir étudié pen­
dant plusieurs mois ce milieu curieux, qu’il ne con­
naissait pas auparavant, Dostoïewsky s’est mis à
décrire les petites gens, tels qu’ils étaient en réalité,
pensant plaire au public. Hélas ! Il eut moins de
succès encore. Le public russe consentait à s’intéres-

(i) Les amis de Dostoïewsky racontent dans leurs souvenii«,


q u ’il invitait souvent chez lui des inconnus, dont il faisait
connaissance dans les cafés et écoutait des journées entières
leurs conversations et leurs récits. Les amis de mon père ne
pouvaient pas comprendre quel plaisir il pouvait trouver, en
parlant avec les gens vulgaires ; plus tard, en lisant ses romans,
ils y retrouvaient les types qu’ils ont rencontrés chez Dos­
toïewsky. Il est évident que mon père, comme tous les jeunes
talents, ne pouvait écrire, à cette époque, que d ’après nature.
Plus tard, il n ’aura plus besoin de modèles et créera ses types
lui-même.
VIE DE DOSTOIEWSKY 65

ser à ces malheureux, à condition toutefois, qu’on


les lui servît à la Jean Valjean. Leur vie réelle, mes­
quine et vulgaire, n’intéressait personne.
Dostoïewsky douta alors de son talent. Sa santé
s’altéra, il devint nerveux, hystérique. L’épilepsie
couvait en lui et ne pouvant pas encore se déclarer
en crises épileptiques, l’opfpressait terriblement (i).
Il fuyait à présent les safons, restait enfermé chez
lui pendant de longues heures, ou errait par les
rues les plus sombres et les plus désertes de Pé-
tersbourg. Il se parlait, en marchant, gesticulait,
faisait retourner Iles passants. Les amis qui le ren­
contraient, le croyaient fou. Ce Pétersbourg, pâle
et stupide, éteignait son talent. Les gens du monde
n’y étaient que des caricatures de l’Europe ; la popu­
lation appartenait à la tribu finno-turque, race infé­
rieure, qui ne pouvait donner à Dostoïewsky
aucune idée du grand peuple russe. L’argent lui
manquait pour aller en Europe, au Caucase, en
Crimée, les voyages coûtaient très cher à cette épo­
que. Mon père s’étiolait à Pétersbourg et ne se sen­
tait heureux que chez son frère Michel, qui venait
de s’installer dans la capitale et, renonçant à la car-

(i) Le Docteur Janowsky, que mon père aimait beaucoup et


oodusuttait sou\ent au sujet de sa santé, raconte que bien
avant le ba^ne, Dostoïewsky «souffrait déjà d’une maladie
nerveuse, qui ressemblait beaucoup à l ’épilepisie. Comme j ’ai
dit plus haut, la famille de mon père prétendait qu’il eut sa
première attaque en apprenant la mort tragique de mon
grand-père Michel. Il est évident, que DostoïeAVsky souffrait
de l ’épilepsie dès l ’âge de dix-huit ans. Cependant elle n ’a pris
sa forme violente qu ’après le bagne.
VIE DE DOSTOÏEWSKY.
66 VIE DE DOSTOIEWSKY

rière militaire, voulait se donner à la littérature. II


avait épousé une allemande de Reval, M”®Emilie
Ditmar, et avait plusieurs enfants. Mon père aimait
beaucoup ses neveux ; leur rire enfantin chassait sa
mélancolie.
On est tout étonné de ne pas trouver de femme
dans la vie de Dostoïewsky à cette période de pre­
mière jeunesse, laquelle pourtant est celle de
l’amour pour la plupart des hommes. Pas une fian­
cée, pas une liaison, pas même un flirt ! Cette
extraordinaire sagesse ne peut être expliquée que
par le développement tardif de son organisme, ce
qui n’est pas rare au Nord de la Russie. La loi russe
permet à la femme de se marier à seize ans ; mais
tout dernièremejnt, quelques années avant la
guerre, les savants russes ont protesté contre cette
loi barbare. D’après leurs observations, l’organis­
me de la Russe du Nord ne se développe complè­
tement qu’à l’âge de vingt-trois ans. Si elle se
marie plus tôt, ses couches peuvent lui faire beau­
coup de mal et ruiner à jamais sa santé. C’est
justement à cette mauvaise loi que nos médecins
attribuent la nervosité et l’hystérie, qui désolent
tant de ménages russes. Si les savants disent vrai,
il faut en ce cas placer le développement complet de
l’organisme d’un Russe du Nord vers sa vingt-oin-
quième année, puisque partout les hommes se
forment plus tard que les femmes. Quant aux orga­
nismes anormaux, ceux des épileptiques, par exem­
ple, ils doivent se former encore plus lentement. 11
VIE DE DOSTOIEWSKY 67

est possible qu'à cet âge, les sens de Dostoïewsky


dormissent encore. Son organisme devait ressem­
bler à celui d'un collégien qui admire les femmes
de loin, en a grand peur, sans en avoir encore be­
soin. Les amis de mon père, qui inventaient des
anecdotes sur ses évanouissements aux pieds des jeu­
nes beautés, ont dû remarquer son étrange timidité
auprès des femmes (i). La période romanesque de
mon père commencera après le bagne, et alors il
ne s’évanouira plus.
Les héroïnes des premiers romans de Dostoïewsky
sont pâles, nébuleuses, peu vivantes. Il ne donna à
cette époque que deux bons portraits de femme —
ceux de la petite <( Netotchka Nesvanova » et de Ka-
tia, enfants de dix à douze ans. Ce roman est avec
(( Le Double », le meilleur de cette période. Il n’a
qu’un défaut, celui de presque tous les romans de
Dostoïewsky d’avant le bagne : ses héros sont trop
internationaux. Ils peuvent vivre sous tous les cieux,
parler toutes les langues, supporter tous les climats.

(i) Le Docteur Riet^enkampf, qui connaissait bien mon père


à cette époque de sa vie, écrit dans ses souvenirs : « A vingt
ans, les jeunes gens cherchent généralement un idéal de
femme et courent après toutes les beautés. Je (ne remarquais
rien de pareil chez Dostoïewsky. Il était indifférent envers les
femmes, avait presque de l’antipathie pour elles. » Riesenkampf
ajoute cependant que, Dostoïewsky s’intéressait aux romans de
cœur de ses jeunes amis et aimait à chanter des romances sen-
thnentaies. Dostoïewsky garda toute sa vie l ’habitude de
chanter les romances qui lui plaisaient. Il le faisait à mi-voix,
surtout quand il se croyait seul dans sa chambre.
68 VIE DE DOSTOIEWSKY

Ils a ’ont pas de patrie, et, comme tous les cosmo­


polites, sont pâles, vagues, éteints. Pour les rendre
vivants, il fallait leur créer une nationalité. C’est
ce que Dostoïewsky allait faire en Sibérie.
La c o n j u r a t io n de P e tr ach e w sk y

C'est à cette époque triste de sa vie, que mon


père se trouva mêlé au complot politique de Petra­
chewsky. Ceux qui ont connu plus t^rd les idées
monarchiques de Dostoïewsky ne pouvaient pas
comprendre comment il a pu se lier avec les révolu­
tionnaires. Otn ne peut, en effet, l’expliquer, si on
oublie roriglne lithuanienne de mon père. Il com­
plota contre le tsar, parce qu’il ne comprenait pas
encore le véritable sens de la monarchie russe :
dans cette période de sa vie, Dostoïewsky connaissait
mal la Piussie. Il a passé son enfance dans une sorte
de Lithuanie artificielle, créée par son père au sein
de Moscou. Dans son adolescence, au Château des
Ingénieurs, il s’est tenu aussi loin que possible de
ses camarades russes. Devenu romancier, il a fré­
quenté la société littéraire de Pétersbourg, la plus
déracinée de tout le pays. En ces temps, la Russie
était à peu près imconnue ; nos géographes, nos
historiens n’existaient pas encore. Les voyages
étaient difficiles et coûtaient cher. II n'y avait ni
chemins de fer, ni bateaux à vapeur dans le
pays. Les paysans-serfs travaillaient leurs terres et
se taisaient ; on appelait le moujik « un sphynx ».
70 VIE DE DOSTOIEWSKY

Les écrivains russes ne vivaient que par l’esprit de


l’Europe, ne lisaient que des livres français, an­
glais, allemands, partageaient toutes les idées des
Européens sur la liberté. Au lieu de renseigner
l’Europe sur les idées russes, nos écrivains lui de­
mandaient naïvement de leur expliquer ce qu’était
fa Russie. Or., si mes compatriotes connaissaient
mal la Russie, l’Europe ne la connaissait pas du
tout. Les écrivains, les savants, les hommes d’Etat,
les diplomates européens n’appreataient pas la lan­
gue russe, ne faisaient pas de voyages en Russie, ne
prenaient pas l'a peine d’aller étudier le moujik chez
lui. Ils se contentaient de demander des renseigne­
ments aux émigrés politiques qui peuplaient leurs
villes. Tous ces Israélites^, Polonais, Lithuaniens,
Arméniens, Finnois et Lettons ne connaissaient
même pas le russe et baragouinaient un affreux
jargon. Cela ne les empêchait pas de parler à
l’Europe au nom du « peuple russe ». Ils assuraient
les Européens que les moujiks souffraient sous le
joug des tsars et attendaient avec impatience que
les peuples de l’Europe vinssent les délivrer, leur
donner enfin cette république européenne à laquelle
(toujours selon les émigrés) le moujik rêvait jour
et nuit. L’Europe les croyait sur parole. Ce n’est que
de nos jours, quand, à la place du a tsarisme », les
Européens ont vu se dresser devant eux le défai­
tisme et le bolchévisme, qu’ils commencent à com­
prendre que les émigrés russes les ont, peut-être,
trompés. Toutefois, il se passera bien du temps
avant que l’Europa comprenne la vraie Russie. En
VIE DE DOSTOIEW'^SKY 71

attendant, le colosse russe lui réserve encore bien


des réveils douloureux et des surprises désagréables.
A l'époque de la conjuration de Pétrachewsky,
mon père é\mi plus Lithuanien que Russe, et l’Eu­
rope lui était plus chère que sa patrie. Ses romains
d’avant le bagne ne sont que des imitations des
œuvres européennes. Schiller, Balzac, Dickens,
Georges Sand, Walter Scott étaient ses maîtres. Il
croyait aux journaux européens, comme on croit
à rEvangile ; rêvait d’aller vivre en Europe ; pré­
tendait que là, seulement, il pourrait apprendre à
bien écrire ; il parlait de ce voyage dans ses lettres
aux amis et se désolait de ne pas pouvoir l’entrepren­
dre, faute d’argent. L’idée, que pour devenir un
grand écrivain russe, il devait aller plutôt à l’Orient
qu’à l ’Occident, ne lui venait même pas à l’esprit.
Dostoïewsky détestait profondément le sang mongol
des Russes ; il était bien Ivan Karamazow à cette
époque de sa vie.
L’émancipation des serfs était alors toute proche.
Tout le monde en parlait, tous en comprenaient la
nécessité. Comme toujours, notre gouvernement
tardait à faire cette réforme. Les Russes, qui con­
naissaient leur caractère national, lent et paresseux,
savaient bien qu’on n’avait qu’à patienter quelques
années pour l’obtenir. Les Polonais, les Lithua­
niens, les Baltes ne comprenaient pas cette lenteur
et croyaient que le tsar n’accorderait jamais la
liberté à son peuple. Ils désiraient le renverser, afin
de la donner eux-mêmes aux paysans. Dostoïewsky
partageait leurs craintes. Il ne connaissait pas la
72 VIE DE DOSTOIEWSKY

paresse orientale ; toute sa vie il fut actif et énergi­


que. Quand une idée lui paraissait juste, il la met­
tait immédiatement en action ; il me comprenait
pas la lenteur et la paresse de la bureaucratie russe.
Dostoïewsky ne pouvait pas oublier la mort tragi­
que de son père et désirait ardemment l’abolition
de l’esclavage, qui rendait cruels les maîtres et
poussait au crime les esclaves. Dans la disposition
d’esprit où mon père se trouvait alors, la rencon­
tre avec Pétrachewsky devait lui être fatale.
Comme l’indique bien son nom, Pétrachewsky était
sans doute d’origine Polonaise ou Lithuanienne, et
cette commune origine les attacha encore plus
étroitement l’un à l’autre. Pétrachewsky était élo­
quent, adroit ; il sut grouper autour de lui tous les
jeunes rêveurs de Pétersbourg et les enflammer.
L’idée de se sacrifier au bonheur du prochain
est bien douce aux cœurs jeunes et généreux, sur­
tout quand leur vie est aussi triste qu’était celle de
mon père. En erramt seul dans les rues sombres de
Pétersbourg, Dostoïewsky avait dû se dire maintes
fois qu’il serait beaucoup mieux de donner sa vie
pour une belle cause, que de traîner une existence
inutile.
Le procès de Pétrachewsky est le moins connu
de tous les procès politiques de la Russie. Les docu­
ments secrets qui ont été publiés ne donnent
que le tableau puéril d’un salon politique, assez ba­
nal, où les jeunes gens se réunissaient pour répéter
les lieux communs sur les nouvelles idées qui arri­
vaient de l’Europe, se prêter des livres défendus par
VIE DE DOSTOIEWSKY 73

la censure et déclamer des fragmeaits incendiaires


des brochures révolutionnaires. Cependant, mon
père a toujours prétendu que ce fut un complot
politique ; qu'il s'agissait de renverser le tsar et
d’introduire en Russie la république des intellec­
tuels. Il est probable que Pétrachewsky, tout en
préparant une armée de volointaires, n’a confié le
but secret de rentreprise qu’à quelques élus. Com­
prenant bien Fesprit, le courage, la force morale de
Dostoïewsky, PétracheAvsky lui réservait probable­
ment un des rôles principaux dans la future répu­
blique (i).
Mon oncle Michel s’intéressait aussi à cette so­
ciété ; mais, étant marié et père de famille, il
trouva plus prudent de ne pas trop fréquenter les
soirées de Pétrachewsky. Il profita cependant de
sa bibliothèque de livres défendus. Mon oncle
Michel était alors un grand admirateur de Fourier
et étudiait avec passion ses théories romantiques.
Mon oncle André fréquentait aussi les réunioins de
Pétrachewsky. A cette époque, il était un tout jeune
homme et venait à peine de commencer ses études

(i) D ’après l ’opinion d’utn meonbre de la société Pétra­


chewsky, seul Dostoïewsky présentait le type d ’un vrai conju­
ré : il était silencieux, peu expansif, n ’aimait pas à ouvrir son
ccerir à tout le monde, comme cela se fait en Russ^ie. Il garda
toute sa vie ce caractère plutôt réservé. Il le fut même avec
ma mère, et, aux premiers temps de leur mariage, elle eut
beaucoup de difficulté à le faire parler de sa vie passée.
Cependant, plus tard, quand Dostoïewsky comprit que sa
seconde femjue lui était vraiment dévouée, il lui ouvrit son
cœur et n ’eut plus de secrets pour elle.
74 VIE DE DOSTOIEWSKY

supérieures. Plusieurs années le séparaient de ses


frères aînés, et il les considérait plutôt comme des
chefs de famille que comme des camarades. A leur
tour, les frères aînés le traitaient en petit garçon,
Ces relations n’existent pas chez les Russes, mais on
les rencontre souvent dans les familles Polonaises
et Lithuaniennes. Mon père ne parlait jamais
politique avec son frère cadet, et mon oncle André
ignorait le rôle qu’il jouait dans la société de Pé-
trachewsky. André Dostoïewsky ne possédait pas le
talent littéraire de ses frères ; mais les lectures de
famille, que mon grand-père Michel contimiia au
profit de ses fils cadets, développèrent en lui un grand
intérêt pour la littérature. Plus tard, en servant l ’Etat
dans les différentes villes de province, il a toujours
su grouper autour de lui tous lés intellectuels de
l’endroit. Ayant entendu parler de la société inté­
ressante qui s’assemblait chez Pétrachewsky, il
pria un de ses camarades de le présenter. Il assista à
quelques réunions sans y rencontrer mon père. Un
soir que mon oncle x\ndré se promenait de groupe
en groupe, écoutant avec intérêt les discussions
politiques des jeunes gens, il vit tout à coup se
dresser devant lui son frère Fédor, pâle, le visage
bouleversé par la colère.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? — lui demanda-t-il
d’une voix terrible. — Va-t-en d’ici, va-t-en tout
de suite, et que je ne te revoie jamais dans cette
maison !
Mon oncle fut tellement effrayé par la colère de
son frère aîné, qu’il quitta immédiatement le salon
VIE DE DOSTOIEWSKY 75

de Pétrachewsky et n’y revint plus. Quand, plus


tard, la police découvrit le complot, les trois
frères Dostoïewsky furent arrêtés. Les réponses
naïves de mon oncle André firent comprendre aux
juges qu’il n’avait aucune idée de la conjuration,
et on le mit bientôt en liberté. La colère de son
frère le sauva. Mon oncle Michel dut passer en
prison quelques semaines. Dostoïewsky a dit plus
tard dans « le Journal de l’Ecrivain » que son
frère Michel savait beaucoup. Il est probable que
mon père n’avait pas de secrets pour lui. Mon on­
cle Michel savait aussi se taire et n’avoua rien. Il
a pu prouver facilement qu’il allait rarement chez
Pétrachewsky et n’a fait que lui emprunter des
livres. Il fut enfin relâche, et le prince Gagarine,
qui s’occupait de son affaire et connaissait l’ami­
tié qui liait les deux frères, s’empressa d’annoncer
à mon père que son frère venait d’être libéré et
qu’il ne devait plus avoir aucune crainte à son
sujet. Mon père n’a jamais oublié cette généreuse
action du prince Gagarine et en parla plus tard dans
« le Journal de TEcrivain ».
Dostoïewsky fut traité plus durement que ses frè­
res. On l’avait mis à la forteresse Pierre et Paul,
prison terrible des conjurés politiques. Mon père
y passa les plus tristes mois de sa vie. Il n’aimait
pas à en parler ; il préférait les oublier. Chose
étrange, le roman qu’il a écrit en prison (i), est
le plus poétique, le plus gracieux, le plus jeune et

(i) {( Un Petit Héros )>.


76 VIE DE DOSTOIEWSKY

le plus frais de tous ses livres. On dirait, en le


lisant, que Dostoïewsky a voulu faire entrer dans sa
sombre prison le parfum des fleurs, l’ombre poéti­
que des grands parcs aux arbres séculaires, le rire
frais des enfants, la beauté, l’élégance des jeunes
femmes. L’été régnait à Pétersbourg, et le soleil
glissait à peine sur les murs humides de la vieille
forteresse...
Gomme toujours en Russie, le procès de Pétra-
chewsky traîna longtemps. C’était déjà l’automne
quand le gouvernement s’avisa enfin de s’occu­
per sérieusement des conjurés. Nos procès politiques
sont presque toujours jugés par les tribunaux mili­
taires ; à la tête des généraux qui s’occupaient de
l’affaire Pétrachewsky, se trouvait le général Jac­
ques Rostovzow. Plus tard, il fut nommé président
de la commission qui devait émanciper les paysans
et mena une lutte passionnée contre la ligue très
forte des gros propriétaires qui désiraient émanci­
per les paysans en gardant toutes les terres pour
eux. Rotovzow, soutenu par Alexandre II, qui avait
beaucoup^ d’estime pour lui, remporte la victoire, et
les paysans reçurent des terres. Le général Rostov­
zow était un ardent patriote et considérait toutes les
conjurations politiques comme des crimes. Il étudia
avec attention les documents que la police avait sai­
sis chez Pétrachewsky et chez les jeunes gens qui le
fréquentaient et s’étonna, probablemnt, du peu de
preuves de culpabilité qu’on a pu obtenir. Ros­
tovzow n’était pas bête ; il comprit que le secret
VIE DE DOSTOlEWSKY

était bien gardé, et que seuls quelques initiés le


possédaient. Connaissant le talent et l’esprit de Dos-
toïewsky, il le soupçonna d’être un des chefs de la
société et résolut de le faire parler. Le jour du ju ­
gement, le général Rostovzow fut aimable et char­
mant pour mon père. Il parla à Dostoïewsky comme
à un jeune écrivain de grand talent, homme de
haute culture européenne, qui aurait eu le malheur
d’être impliqué dans un complot politique, sans bien
comprendre la gravité de ce qu’il faisait. Le général
indiquait évidemment à Dostoïewsky le rôle
qu’il devait accepter pour éviter une punition sé­
vère. Mon père fut toujours très naïf et très con­
fiant. Il ne comprit rien, sentit une vive sympathie
pour ce général qui le traitait non pas en criminel,
mais en homme du mo»nde et répondit volontiers
à ses questions. Rostovzow a dû prononcer quelque
parole imprudente ; car mon père comprit tout à
coup qu’on lui proposait de vendre les camarades
en échange de sa propre liberté. Dostoïewsky fut
profondément indigné qu’on pût lui proposer
un tel marché. Sa sympathie pour Rostovzow
se changea en haine. Il se raidit et lutta à chaque
question qu’on lui posait. Ce jeune homme hysté­
rique et nerveux, épuisé par des longs mois passés
en prison, fut plus fort que le général. Voyant que
ses ruses étaient déjouées, Rostovzow se fâcha,
quitta la salle du conseil, abaindonnant l’interroga­
toire aux autres membres du tribunal. Parfois, il
ouvrait la porte de la chambre voisine, où il s’était
retiré et demandait : « A-t-on fini d’interroger
78 VIE DB DOSTOÏEW’SKY

Dostoïewsky ? Je ne rentrerai dans la salle du con­


seil que lorsque ce pêcheur endurci n’y sera plus. »
Mon père n’a jamais pu pardonner à Rostovsow som
attitudehostiIe.il l’appelait comédien et toute sa vie
parlait de lui avec mépris. Il le méprisait d’autant
plus qu’au moment de son jugement, Dostoïewsky
était persuadé d’avoir eu raison, se considérait
comme un héros qui voulait sauver sa patrie. Les
angoisses par lesquelles mon père dut passer pen­
dant soai interrogatoire se gravèrent profondément
dans son esprit. Plus tard, elles trouvèrent leur ex­
pression dans le duel de Raskolnikow avec Porphyrii
et le duel de Dmitri Karamazow avec les juges qui
viennent l’interroger à Mokroé.
Les généraux, Rostovzow en tête, présentèrent
à Nicdlas I" Parrêt de mort. Il refusa de le
signer. L’empereur Nicolas notait pas méchant,
mais il était borné et n’avait aucune idée de la psy­
chologie. Cette science était, du reste, à peine con­
nue en Russie à cette époque-là. L’empereur n’a pas
voulu ôter la vie aux conjurés, mais il désira donner
« une bonne leçon à la jeunesse ». Ses conseillers
lui proposèrent une lugubre comédie. On annonça
aux prisonniers qu’ils allaient mourir. On les trans­
porta sur une place publique, où l’échafaud venait
d’être dressé. On les y fît monter, on attacha un
conjuré au poteau après lui avoir bandé les yeux.
Les soldats firent mine de vouloir fusiller les
malheureux... A ce moment survint un courrier
annonçapt que l’empereur commuait la peine capi­
tale en travaux forcés. Les mémoires du temps
VIE DE DOSTOIEWSKY 79

racontent que, par précaution, on n’avait même pas


mis des balles dans les fusils des soldats, et que le
courrier qui venait soi-disant du palais, se trou­
vait sur la place d’exécution bien avant l’arrivée
des conjurés. Tout cela est sans doute vrai ; mais
les malheureux jeunes gens l’ignoraient et se pré­
paraient à mourir. Si Nicolas F'’ avait été plus fim,,
il aurait compris qu’il serait -plus généreux de fu­
siller lés jeunes conjurés que de les faire passer par
de pareilles angoisses. Du reste, l’empereur ne fai­
sait qu’obéir aux mœurs de son temps ; nos grands-
pères aimaient beaucoup leS' comédies de fausse sen­
timentalité. Nicolas F"' crut, peut-être, procurer une
grande joie aux jeunes conjurés, en leur rendant
la vie sur réchafaud. Peu d’entre eux supportè­
rent cette joie ; les uns devinrent fous, lés autres
moururent jeunes. Il est possible que l ’épilepsie de
mon père n’eût jamais pris une forme aussi terrible
sans cette lugubre comédie.
Dostoiéwsky, nerveux, hystérique, affaibli par de
longs mois passés en prison, monta avec le plus
grand courage sur l’échafaud et regarda bravement
la mort en face. 11 raconte qu’il n ’éprouva en ce
moment qu’une crainte mystique à l’idée de se pré­
senter immédiatement devant Dieu, entrevue so­
lennelle, à laquelle il n’était pas encore préparé.
Ses amis, qui entouraient l ’échafaud, disent dans
leurs mémoires que Dostoïewsky était calme et
gardait la plus grande dignité. Dans « l’Idiot », mon
père décrit tout ce qu’il a souffert en ce moment.
En nous -peignant les angoisses par lesquelles passe
80 VIE DE DOSTOlEWSKY

un condamné à mort, Dostoïewsky ne nous dit rien


de la joie qu’il a éprouvée, en apprenant qu’il
était gracié. Il est probable que la première vague
de joie animale passée, il sentit une profonde amer­
tume, une profonde indignation à l’idée qu’on se
fût permis de jouer avec son cœur, de le torturer
aussi cruellement. Son âme pure, qui a déjà pris son
élan vers le ciel, a peut-être regretté d’être obligée
de redescendre sur la terre, de j^longer de nouveau
dans la boue qui nous entoure tous...
Mon père retourna dans sa forteresse. Quelques
jours plus tard, il partit pour la Sibérie accompagné
d’un gendarme. Il quitta Pétersbourg la veille de
Noël. En traversant en traîneau lés rues de la cajpi-
tale, mon père regardait les fenêtres éclairées des
maisons et se disait : « En ce moment, on allume
l’arbre de Noël chez mon frère Michel. Mes neveux
l’admirent, rient, dansent autour de l ’arbre, et je
ne suis pas au milieu d’eux. Dieu sait si je les
reverrai jamais. » Dostoïewsky ne regretta que ses
petits amis, en quittant ce Pétersbourg au cœur
froid...
Arrivé en Sibérie, mon père reçut à une des pre­
mières stations la visite de deux dames. C’étaient les
femmes des « Dekabristes » (i), qui se donnèrent

(i) Conjurés d’un complot politique contre Nicote I au


commencement de son règne. Ils ont tenté de renverBeir le
pouvoir monairchique au mois de décembre, d ’où leur nom de
(( dékabôstes ». Ils furent envoyés au bagne; leurs femmes les
y suivirent. Elles jouissaient d ’une plus grande liberté que
leurs maris, lesquels à l ’époque de la conspiration de Pétra-
VIE DE DOSTOIEWSKY 81

pour mission d’aller à la rencontre des prisonniers


politiques, de leur dire quelques paroles de con­
solation, et leur donner des conseils sur la Vie
qui les attendait au bagne. Elles présentèrent à mon
père la Bible, seul livre permis en prison. Profitant
d’un moment où le gendarme leur tournait le dos,
une de ces dames dit en français à mon père de bien
examiner le livre, quand il resterait seul. Dos-
toïewsky trouva un billet de vingt-cinq roubles,
collé entre deux feuilles de la Bible. C’est avec cet
argent que mon père a pu acheter un peu de linge,
de savon, de tabac, améliorer sa nourriture gros­
sière, se procurer du pain blanc. Il n’a pas eu d’autre
argent pendant toutes les années qu’il passa au
bagne. Ses frères, ses sœurs, sa tante, ses amis, tous
l’avaient lâchement abandonné, effrayés par son
crime et sa punition...

chewsky, avaient déjà purgé leur peine, mois restaient tou­


jours en Sibérie, sous la surveillance de la police. Les
dékabristes désiraient introduire en Russie la irépublique aris­
tocratique et. partager le pouvoir enUe les gens, eppartenaint a
l’union de la noblesse héréditaire. Les nobles ont toujours
eu un immense respect pour les dékabristes et les oontsidéraient
comme des martyrs.

VIE DK DOSTOIEWSKY.
VI

Le bagne

Quand un homme change brusquement de mi­


lieu, se voit obligé de vivre pendant des années dans
un tout autre monde que le sien, avec des gens
qui, par leur vulgarité ou manque d’éducation, peu­
vent le blesser et lui faire du mal, il cherche d’a­
vance un moyen de parer les coups les plus grossiers,
il arrête un plan d’action, il choisit une pose. Les
uns s’enferment dans le mutisme et Je dédain, espé­
rant qu’on les laissera en paix ; d’autres deviennent
flatteurs et tâchent d ’acheter leur repos par la plus
basse adulation. Condamné à \ivre plusieurs années
au bagne, au milieu d’un monde redoutable de cri­
minels qui, ayant tout perdu, ne craignent plus
rien et sont capables de tout, Dostoïewsky a pris une
attitude différente ; il adopta le ton de la fra­
ternité chrétienne. Ce ton ne lui était pas inconnu :
il l’avait déjà essayé, quand, tout petit, il s’appro­
chait en cachette de la grille du jardin privé de son
père et, risquant une punition, entrait en conversa­
tion avec les malades pauvres de l’hôpital Marie;
ou, à la campagne, quand il parlait avec les paysans^
serfs de Darovoïé et tâchait de se faire aimer d’eux,
en aidant les pauvres paysannes qui travaillaient
VIE DE POSTOIEWSKY 83

aux champs. Plus tard, il adopta le même ton fra­


ternel en allant étudier les pauvres gens de Péters*
bourg dans les petits cafés, les petits cabarets de le
capitale, en jouant au billard avec eux, leur faisant
servir par le cabaretier des rafraîchissements de leur
choix, tout en tâchant en même temps de surpren-
dre les secrets de leur cœur. Dostoïewsky compre­
nait bien, qu’il ne pourrait pas devenir célèbre en
fréquentant les salons élégants, où les gens bien
lavés, bien pommadés ont d’excellents fracs, des
cravates à la mode, la tête vide, l’âme pâle et le
cœur éteint. Chaque écrivain dépend du peuple,
des âmes simples, auxquelles la bonne éducation
n’a pas encore appris à cacher leurs souffrances sou?
des paroles banales. Les moujiks de la Jasnaia Po-
liana apprirent plus à Tolstoï que ne pouvaient le
faire ses amis moscovites. Les paysans qui accom­
pagnaient Tourguéneff à la chasse, lui donnèrent
plus d’idées originales que ses amis européens. A
son tour, Dostoïewsky dépendit des pauvres gens
et dès son enfance a cherché instinctivement un bon
moyen de s’approcher d’eux. Cette science, déjà à
demi acquise, allait lui rendre de grands services
en Sibérie.
Dostoïewsky ne mous a pas caché comment il
s’est pris pour se faire aimer des forçats. Dans son
roman « L’Idiot )> il nous raconte en détail ses pre­
miers pas. Le prince Muichkine, descendant d’une
longue lignée de gens de culture européenne,
voyage par une froide journée d’hiver. Il est Russe,,
mais ayant passé toute son adolescence en Suisse,.
84 VIE DE DOSTOIEWSKY

it connaît fort peu sa patrie. La Russie Tintéresse


beaucoup, l’attire vers elle ; H voudrait pénétrer
dans soin âme et découvrir ses secrets. Etant pauvre,
le prince voyage en troisième classe. 11 n’est pas
snob ; ses compagnons vulgaires et sales ne lui
inspirent aucun dégoût. Ce sont les premiers vrais
Russes qu’il voit ; il n’a rencontré en Suisse que nos
intellectuels, qui singeaient les Européens, ou les
émigrés politiques, lesquels sachant à peine bara­
gouiner le russe, tâchaient de se faire passer pour
de vrais patriotes, porteurs des rêves sacrés de no­
tre peuple. Le prince Muichkine comprend fort
bien que jusqu’alors il n’a vu que des copies et
des caricatures ; il désire connaître enfin les ori­
ginaux. En regardant avec sympathie ses compa­
gnons de la troisième classe il n’attend que la
première phrase pour lier conversation avec eux.
De leur côté, ses compagnons de voyage l’obser­
vent avec curiosité ; jamais encore ils n’ont vu
de si près cette sorte d’oiseau. Les manières polies, le
costume européen du prince leur semblent ridicules.
Ils entament la* conversation avec lui, afin d'en faire
un bouffon, de s’égayer, de se distraire à ses dé­
pens. Ils rient grossièrement, en se poussant le
coude, aux premières paroles du prince Muichkine ;
mais, à mesure qu’il parle, iis cessent de rire. Sa
politesse charmante, son absence de snobisme, sa
manière ingénue de les considérer comme ses
égaux, comme les gens de son monde, leur font
comprendre, qu’ils voient devant eux cet être
extrêmement curieux et extrêmement rare —
VIE DE DOSTOIEWSKY 85

un vrai chrétien. Déjà le jeune Rogogine se sent


attiré par cette bonté chrétienne et s’empresse de
raconter le secret de son cœur à cet inconnu distin­
gué, qui l’écoute avec tant d’intérêt. A peu près
illettré, Rogogine est en même temps fort intelli
gent ; il comprend que le prince Muichkine lui est
moralement supérieur. Il l’admire, il s’incline de­
vant lui et voit clairement que le pauvre prince n’est
qu’un grand enfant, un rêveur naïf, qui n ’a aucune
idée de la vie. Rogogine la connaît bien, cette vie
dure et terrible ; il sait combien le monde est mé­
chant et implacable. Le désir de protéger ce prince
charmant s’empare du cœur noble de Rogogine.
« Cher prince ! » lui dit-il, en le quittant à la gare
de Pétersbourg, <( viens me voir ! Je te ferai faire
une bonne pelisse et te donnerai de Targent et des
habits magnifiques, dignes de ton rang ».
Par une froide journée d’hiver, Dostoïewsky ar­
rive en Sibérie. Il voyage en « troisième classe »,
c’est-à-dire en compagnie des voleurs et des assas­
sins, que la mère-patrie renvoie loin d’elle, aux dif­
férents bagnes de la Sibérie. Il observe avec curio­
sité ses nouveaux camarades. La voilà enfin, la vraie
Russie qu’il a vainement cherchée à Pétersbourg 1
Les voilà, ces Russes, curieux mélange de Slaves
et de Mongols, qui ont su conquérir la sixième
partie du globe ! Dostoïewsky étudie les visages
sombres de ses compagnons de route, et déjà la se­
conde vue, que possèdent plus ou moins tous les
écrivains, lui permet de déchiffrer leurs pensées,
de lire dans leurs cœurs enfantins. Il regarde avec
VIE DE DGSTOIEWSKY

sympathie les forçats qui marchent à côté de lui et


n’attend que la -première pai'ole pour entrer en
conversation avec eux. De leur côté, les forçats l’ob­
servent avec curiosité, mais sans aucune bienveil­
lance. N’est-il pas noble, me vient-il pas de cette
classe maudite d ’éternels tyrans, qui traitaient leurs
serfs comme des chiens, ne voyaient en eux que
des esclaves, obligés à travailler toute leur vie, afin
que leurs maîtres puissent vivre dans la débauche ?
Ils entament la conversatiom avec Dostoïewsky,
espérant se moquer de lui, se distraire à ses dé­
pens. Ils se poussèrent les coudes et se moquèrent
de mon père, en entendant ses premières paroles ;
mais, à mesure qu’il parlait, les rires, les quolibets
cessaient. Les moujiks voyaient devant eux leur
idéal, uin vrai chrétien, homme sage, modeste, qui
plaçait Dieu au-dessus de tout, qui croyait sincè­
rement que ni le rang, ni l’éducation ne pouvaient
creuser de gouffre entre les hommes, que tous
étaient égaux devant Dieu, et que celui qui a la
chance de posséder la culture devait la répandre
autour de lui, au lieu de s’enorgueillir. C ’était ainsi
que les moujiks se représentaient les vrais nobles,
les vrais « baré », mais, hélas, ils ne les rencon­
traient que fort rarement sur leur chemin. A cha­
que parole que prononçait Dostoïewsky, il grandis­
sait aux yeux de ses camarades. Sa bonne remom-
mée lé suivit au bagne ; ceux de ses compagnons de
route qui furent incarcérés avec lui à Omsk par­
lèrent à leurs nouveaux camarades de l ’homme
étrange et rare qu’était ce Dostoïewsky, qui allait
VIE DE DOSTOIEWSKY 87

purger sa peine au milieu d’eux. Quelques forçats


au cœur noble cherchaient déjà le moyen de proté­
ger ce jeuoie malade, ce rêveur, qui, à force de pen­
ser aux héros de ses romans, n’a pas" eu le temps
de connaître la vie réelle. Les forçats se dirent que, si
le bagne était dur pour eux, habitués dès l’enfance
aux fatigues et aux privations, combien plus cette
vie infernale devait peser à Dostoïewsky, habitué au
confort, habitué surtout, grâce à sa position sociale,
à être respecté de tout le monde. Ils tâchèrent de le
consoler, lui dirent que la vie est longue, qu’il était
encore jeune, que le bonheur l’attendait à la sortie
du bagne. Ils eurent pour lui des délicatesses que
connaissent seuls les paysans russes. Mon père ra­
conte dans ses <( Mémoires de la Maison morte »
que souvent, quand il errait tristement autour de la
prison, les forçats venaient le rejoindre et lui po­
saient des questions sur la politique, rétranger, la
cour, la vie des capitales. « Ils n’avaient pas l’air de
s’intéresser à mes réponses », remarque mon père.
« Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi ils me
demandaient tous ces renseignements ». Pourtant
l’explication est bien simple : un forçat au cœur
tendre voyait Dostoïewsky se promener tristement,
en rêvant, les yeux perdus dans l’espace. Son cœur
se serrait, il voulait le distraire. D’après ses idées de
paysan, un monsieur ne pouvait pas s’intéresser
aux choses vulgaires, et le diplomate rustique ve­
nait parler à mon père des choses élevées : politi­
que, gouvernement, Europe. Les réponses l ’inté­
ressaient peu, mais son but était atteint. Dos-
88 VIE DE DOSTOÏEWSKY

toïewsky s’animait en lui répondant, son front se


déridait, la. mélancolie le quittait.
Ce n'*;st pas seulement un jeune homme triste et
malade que les forçats voyaient en mon père ; ils
comprenaient aussi son génie. Ces moujiks illettrés
ne savaient pas au juste ce que c’est qu’un ro­
man ; mais avec l’instinct infaillible d’un grand
peuple, ils devinèrent que Dieu avait envoyé ce
rêveur sur la terre pour qu’il y fît de grandes
choses. Ils comprirent sa valeur morale et le soignè­
rent tant qu’ils purent. Dostoïewsky raconte dans
ses Mémoires comment un jour les forçats furent
conduits au bain. Là, un forçat demanda à mon
père la permission de le laver et le fit, en prenant
mille précautions, le soutenant comme un enfant,
afin qu’il ne glissât pas sur le plancher mouillé. « Il
me lavait, comme si j ’étais en porcelaine », remar­
que Dostoïewsky, fort étonné de ces soins. Mon
père devinait juste : il était, en effet, un objet pré­
cieux aux yeux de ses humbles camarades. Ils sen-
taieoat qu’il allait être utile à la grande commune
russe et le protégèrent tous. Un jour, exaspérés par
la mauvaise nourriture qu’on leur donnait, les for­
çats firent une sorte de manifestation et demandè­
rent à voir le commandant de la forteresse d’Omsk,
Mom père crut de son devoir de se joindre à la ma­
nifestation (i), mais les forçats ne le permirent pas.
(i) J’ai dit plus haut que Dostoïewsky ne piieaiait aucune
part aux démonstrations des élèves du Château des Ingénieurs.
En voulant prendre part à celle des forçats, mon père montre
clairement q u ’il avait plus «d’estime pour eux que pour le®
nobles et les intellectuels russes.
VIE DE DOSTOIEWSKY 89

<c Votre placo n'est pas ici », lui cria-t-on de tous


les côtés, et l’on exigea de mon père qu’il rentrât
dans la prison. Les forçats savaient bien, qu’en pro­
testant contre la mauvaise nourriture, ils risquaient
une punition sévère et voulurent l’épargner à Dos-
toïewsky. Ces humbles moujiks avaient l’âme che­
valeresque. Ils furent plus généreux envers mon
père que ses camarades de Pétersbourg, ces écri­
vains mesquins et vulgaires, qui ne surent quoi in­
venter pour lui empoisonner son jeune succès litté­
raire.
Quand Dostoïewsky veut nous donner son por­
trait dans un de ses héros, et désire nous raconter
une époque de sa vie, il peint ce héros avec toutes
les idées et toutes les sensations que lui-meme avait
eues à cette époque-là. On trouve quelque peu
étrange que le prince Muichkine (i), qui n’est pas
criminel et n’a jamais été condamné, ne fasse à son
arrivée à Pétersbourg que parler des derniers mo­
ments d’un condamné à mort. On sent qu’il est
complètement absorbé par cette idée. Dostoïewsky
nous explique cette bizarrerie, en disant que le direc­
teur du sanatorium auquel les parents de Muichkine
avaient confié le pauvre prince, l’avait mené à Ge­
nève afin de lui faire voir une exécution. Ces Suis­
ses ont une étrange méthode de soigner les nerveux ;
il n’est pas étonnant qu’ils n’aient pas réussi à gué­
rir le pauvre prince. Mon père se sert de cette expli­
cation, tirée par les cheveux, afin de cacher au grand

(i) Le Féroe du roman « L ’Idiot ».


^0 VIE DE DOSTOIEWSKY

public que le prince Muichkine n’est, au fond, que


ce malheureux forçat, ce conjuré politique, Fédor
Dostoïewsky (i), qui pendant toute la première
année de son séjour au bagne, était hypnotisé par
ses souvenirs de Téchafaud et ne pouvait pas pen­
ser à autre chose. Dans « L’Idiot », le prince
Muichkine raconte toutes les impressions du con­
damné au domestique des Epantchine. Quand plus
tard la famille Epantchine le questionne sur la
peine capitale, le prince répond : « J’ai déjà raconté
mes impressions à votre valet de chambre ; je ne
veux plus vous en parler ». Les Epantchine ont
beaucoup de peine à décider Muichkine à revenir
là-dessus. Ce fut exactement l’attitude de Dos­
toïewsky : il raconte ses souffrances aux forçats et
refuse d’en parler plus tard avec les intellectuels de
Pétersbourg. Ils ont beau le questionner avec avi­
dité, Dostoïewsky fronce le sourcil et change de
conversation.
Il est fort curieux que le prince Muichkine, amou­
reux de Nastassia Philipovna, ne devienne pas son
amant et dise à une jeune fille qui l’aime et vou­
drait l’épouser : « Je suis malade, je ne puis pas me
marier. » C’était probablement la conviction de
Dostoïewsky pendant sa première jeunesse ; il n’a
changé d’idée qu’après le bagne. La ressemblance de

(i) Il vÆi sans dire qu’en se peignant sous les traits d ‘un
prince, Dostoïewsky ne cédait à aucune idée de snobisme. Il
voulait montrer quelle immense influence morale peut avoir
sur le peuple un homme de haute culture héréditaire, s ’il
traite le peuple en frère, en chrétien et non pas en snob.
VIE DE DOSTOIEWSKY 91

Dostoïewsky avec son héros va jusqu’aux moindres


détails. Ainsi le prince Muichkine arrive à Péters-
bourg sans valise, avec un mince paquet qui len-
ferme un peu de linge. Il n’a pas le sou, et c’est le
général Epantchine qui lui donne vingt-cinq rou'
blés. Dostoïewsky arrive en Sibérie avec un petit
paquet de linge que la police lui a permis d’empor­
ter ; il ne possède pas un copeck, et ce sont les
femmes des dékabristes qui lui apportent vingt-
cinq roubles J collés entre les feuilles de la Bible.
Si les forçats protégèrent mon père, il dut à son
tour avoir sur eux une grande influence morale.
Dostoïewsky est trop modeste pour nous en parlec ;
c ’est Nekrassoff qui s’en charge. Ce poète russe
était fort clairvoyant : dès le premier roman de mon
père, (( Les Pauvres Gens », qu’il s’empressa de pu­
blier dans sa revue, il reconnut l’immense talent de
Dostoïewsky. Ayant fait sa connaissance, Nekras­
soff fut frappé par la pureté de cœur, par la noblesse
de l’âme du jeune romancier. Le monde mesquin,
jaloux, intrigant, dans lequel vivaient les écrivains
russes de cette époque, empêcha Nekrassoff de
devenir l’ami intime de mon père ; mais il ne put
jamais l’oublier. Quand Dostoïewsky fut envoyé au
bagne, Nekrassoff pensa souvent à lui. Ce poète se
distinguait des autres par sa coninaissance profonde
de l’âme des paysans. Il avait passé toute son enfance
dans la petite propriété de son père et y revint plus
tard chaque été. Connaissant le peuple russe, con-
naissamt Dostoïewsky, 11 s’est demandé quelles se­
raient les relations entre les forçats et ce jeune
92 VIE DE DOSTOIEWSKY

romancier. Les poètes pensent en vers, et Nekras-


soff nous a laissé un excellent poème « Les Malheu­
reux )), dans lequel il nous peint la vie de Dos-
toïewsky au milieu des criminels. Il ne l’appelle
pas par son nom — la censure, fort sévère à cette
époque, ne l’aurait pas permis — mais il le dit à ses
amis littéraires ; plus tard, il le dira aussi à Dos-
toïewsky.
Le poème est raconté par un forçat, ancien
homme du monde, qui tua une femme dont il était
jaloux. Envoyé au bagne, il se lie d’amitié avec les
pires forçats, boit, joue aux cartes avec eux, tout en
les méprisant. Son attention est attirée par un pri­
sonnier qui ne ressemble pas aux autres. Il est très
faible, sa voix est celle d’un enfant, ses cheveux
sont clairs et fins comme le duvet (i). Il est très
silencieux, vit à part des autres, ne fraternise avec
personne. Les forçats ne l’aiment pas, parce qu’il a
« les mains blanches », c’est-à-dire ne sait pas exé­
cuter les gros travaux. Voyant qu’il travaille toute
la journée, mais grâce à sa faiblesse n’arrive qu’à
faire peu de choses, les forçats se moquent de lui
et le surnomment « la taupe ». Ils s’amusent à le
pousser, rient en le voyant devenir pâle et se mor­
dre les lèvres, en entendant les ordres grossiers des
gardiens. Un soir, enfermés en prison, les forçats
jouent aux cartes et s’enivrent. Un prisonnier, ma-

(i) En peignant le portrait du prince Muichkine dans


K L ’Idiot », Dostoïewsky dit qu’ibétait très maigre, avait l’air
d’un malade. Ses che\eux étaient isi clairs, qu ’il-s en paraissaiem
presque blanc«.
VIE DE DOSTOIEWSKY 93

lade depuis longtemps est à l’agonie ; les forçats se


moquent de lui et lui chantent des « requiem »
ignobles. « Malheureux ! N’avez-vous pas peur de
Dieu ? » s’écrie quelqu’un d’une voix terrible. Les
forçats se retournent stupéfaits. C’est « la t^upe »,
qui parle et qui, à présent, a l’air d’un aigle. Le
prisonnier silencieux leur ordonne de se taire, de
respecter les derniers moments du mourant, leur
parle de Dieu, leur montre l’abîme où ils roulent.
Depuis ce jour, il devient le maître de tous les cri­
minels qui n’ont pas perdu la conscience de leurs
crimes. Ils l’entourent d’une foule respectueuse,
boivent avidement ses paroles. Ce prisonnier est
un savant ; il parle aux forçats de la poésie, de la
science, de Dieu, mais surtout de la Russie. Il est
patriote, admire son pays, lui prédit un grand ave­
nir. Ses discours ne sont pas éloquents et ne brillent
pas par la beauté du style ; mais il possède l’art de
parler à l’âme, de toucher profondément le cœur
de ses élèves. Dans le poème, le prisonnier idéaliste
meurt au bagne, entouré du respect et de l’admira­
tion des forçats. Ils le soignent avec dévouement
pendant sa maladie, agencent une sorte de litière
et le portent tous les jours dams la cour de la prison,
pour lui faire respirer l’air frais et voir le soleil
qu’il aime tant. Après sa mort sa tombe devient le
but de pèlerinage de tous les habitants de l’endroit.
Quand mon père revint de la Sibérie, Nekrassoff
lui montra ce poème et lui dit : « C’est vous qui en
êtes le héros ! » Mon père fut très touché de ces
paroles, admira beaucoup le poème « Les Malheu­
94 VIE DE DOSTOIEWSKY

reux », mais quand ses amis littéraires lui demandè­


rent si Nekrassoff Tavait bien peint, mon père ré­
pondit en souriant : « Oh non, il a exagéré mon
importance. C’est moi, au contraire, qui fut le
disciple des forçats. »
Il nous est difficile de juger lequel des deux, de
Nekrassoff ou de Dostoïewsky, avait raison. Le
poème de Nekrassoff pouvait bien n’être qu’un rêve
poétique ; mais il montre quelle haute idée se fai­
sait Nekrassoff de mon père. En parlant de Dos­
toïewsky, comme il l’a fait dans les « Malheu­
reux », Nekrassoff le venge avec éclat de toutes les
basses accusations de ses rivaux littéraires, qui ne
savaient qu’inventer pour couvrir de boue ce
grand talent si au-dessus de tous. Chose curieuse,
pas un des biographes de Dostoïewsky n’a men­
tionné le poème de Nekrassoff (i), tout en répétant
consciencieusement les calomnies ignobles que les
jeunea écrivains firent courir sur Dostoïewsky à
l’époque du succès des « Pauvres Gens ». Et cepen­
dant les biographes de mon père ne peuvent pas
ignorer qu’il est le héros du poème « Les Malheu­
reux », puisque Dostoïewsky a raconté lui-même
dans (( Le Journal de l’écrivain » sa conversation
avec Nekrassoff après son retour de Sibérie. On
dirait qu’ils désirent cacher au public l ’opinion
flatteuse du poète russe.

(i) Sauf Nicolas Strahoff, qui en parle dans ses Mémoire*.


vil

Ce que les forçats ont appris a D ostoïewsky

Dostoïewsky avait quelque raisoe de dire que les


forçats furent ses maîtres. En effet, ils lui apprirent
ce qu’il lui importait le plus de savoir : connaître
et aimer notre belle et généreuse Piussie. En
se trouvant pour la première fois dans un milieu
vraiment national, Dostoïewsky sentit le sang de sa
mère parler de plus en plus haut dans son cœur.
Mon père commença de subir ce charme russe le­
quel, au fond, est la vraie force de notre pays. Ce
n’est pas par le feu et par le fer que la Russie a vain­
cu ses voisins ; c ’est son cœur qui a formé l’immense
empire russe. Notre armée est faible, mos pauvres
petits soldats sont souvent battus ; mais partout où
ils passent, ils laissent un souvenir inoubliable. Ils
fraternisent avec les vaincus, au lieu de les oppri­
mer, leur ouvrent leur cœur, les traitent en cama­
rades ; et les vaincus, touchés par cette générosité,
gardent éternellement leur souvenir. (( Là, où te
drapeau russe a flotté un jour, il flottera toujours »,
dit-on en Russie. Mes compatriotes connaissent bien
leur charme.
Le paysan russe, si sale, si sauvage, toujours en
haillons, est, en effet, un grand charmeur. Son
:96 VIE DE DOSTOIEWSKY

cœur est doux, tendre, gai, comme celui d’un


enfant. Il n’a pas d’instruction, mais son esprit est
large, clair, perçant. Il observe beaucoup et réflé­
chit à des chosés qui ne viendi^ient jamais à l’idée
d ’un petit bourgeois de l’Europe. Il travaille toute
sa vie, mais ne s’intéresse pas au gain. Ses besoins
matériels sont petits ; ses besoins moraux — beau­
coup plus grands. Il est rêveur, son âme cherche la
poésie. Souvent il abandonne ses champs, sa fa­
mille, va visiter 1^ Couvents, prier sur les tombeaux
des saints, s’embarque pour Jérusalem. Il appar­
tient à ces peuples orientaux qui ont donné au
monde Krichna, Bouddha, Zaratoustra, Mahomet.
Le paysan russe est toujours prêt à abandonner le
monde pour aller chercher Dieu au désert. Il vit
beaucoup plus au-delà que sur la terre. Il possède
un grand idéal de justice : « Pourquoi se que­
reller, pourquoi se disputer ? Il faut vivre selon la
vérité de Dieu », entend-on dire souvent aux pay­
sans russes. Cette vérité de Dieu les préoccupe
beaucoup ; ils tâchent de vivre selon l’Evangile. Ils
aiment à caresser les petits enfants, consolent les
femmes qui pleurent, aident les vieillards. Il est
fort rare de trouver un gentleman dans les villes
russes, mais on en trouve beaucoup dans nos vil­
lages'.
En étudiant ses compagnons de bagne, Dos-
toïwsky rendit justice à leur cœur généreux, à leur
âme abondante et belle ; il apprit enfin à aimer sa
patrie comme elle méritait de l’être. C’est par les
humbles forçats de la Sibérie que la Russie a con­
VIE DE DOSTOIEWSKY 97

quis le cœur lithuanien de Dostoïewsky et Ta con­


quis pour jamais. Mon père ne savait pas faire les
choses à demi. D s’est donné cœur et âme à la
Russie et servit dès lors Taigle russe aussi fidèlement
que ses ancêtres avaient servi le drapeau des Radwan.
Ceux qui voudraient bien comprendre le change­
ment des idées de Dostoïewsky, devraient étudier
sa lettre au poète Maïkoff, écrite de Sibérie peu
de temps après sa sortie du bagne. C’est un vrai
hymne à la Russie. (( Je suis Russe, mon cœur est
Russe, mes idées sont Russes », répète Dostoïewsky
à chaque ligne. En lisant cette lettre, il est facile de
comprendre ce qui s’est passé dans son cœur. Tout
jeune homme sérieux et idéaliste cherche à deve­
nir patriote, car seul le patriotisme peut lui
donner la force de bien servir son pays. Un jeune
Russe est patriote d’instinct, mais un Slave dont
la famille paternelle vient d’un autre pays et qui
est élevé dans u>ne autre culture ne peut pas avoir
ce patriotisme instinctif. Avant de se mettre au ser­
vice de la Russie, le jeune Lithuanien désirait
qu'on lui expliquât le but que poursuivait ce
pays, A sa sortie de l’Ecole des Ingénieurs, Dos­
toïewsky chercha cette explication dans la société
de Pétersbourg et ne la trouva pas. Il ne rencontra
dans les salons pétersbourgeois que des gens qui
voulaient faire leur carrière, ou des intellectuels
qui haïssaient leur pays et rougissaient d’être Rus­
ses. Ces gens pâles et éteints ne pouvaient donner
à mon père qu’une bien faible idée de la grandeur
de notre Russie. Dans le roman « l’Adolescent »,
VIE DE DOSTOÏEWSKY.
98 VIE DE DOSTOIEWSKY

Dostoïewsky montre vm type curieux, letudiant


Kraft, un Russe d’origine germanique, qui se sui-
eide, parce qu’il arrive à l’idée que la Russie ne
pourra jouer qu’un rôle secondaire dans la civili­
sation humaine. Il est fort possible que dans sa
première jeunesse Dostoïewsky souffrait de la ma­
ladie de Kraft, dont souffrent plus ou moins tous
les Rus^s d’origine étrangère. Bien des fois mon
père a répété à ses amis qu’il était alors prêt
à se suicider et que son arrestation l’avait sauvé.
Mais si les stupides Pétersbourgeois n’ont pu don­
ner à Dostoïewsky aucune idée du patriotisme,
en revanche, le peuple russe que mon père ren­
contra au bagne lui enseigna vite la grande idée
russe de la fraternité chrétienne. Idée magnifique,
qui avait réuni tant de peuples sous notre drapeau.
Ebloui par sa beauté, le jeune Lithuanien a voulu
s’y mettre aussi. Etait-il' le premier slavo-nor­
mand, qui se donnait corps et âme à la Russie ?
Non ! Dostoïewsky n’a fait que suivre l’exemple
d’autres glorieux admirateurs de notre pays. Tous
les grands-ducs moscovites, qui ont fondé la grande
Russie, qui défendirent l’Eglise Orthodoxe, qui se
sont battus courageusement contre les Tatars, étaient
aussi des slavo-normands, descendants du prince
Rurik. Grâce à leur clairvoyance, ces premiers pa­
triotes russes comprirent notre grande Idée beau­
coup mieux que ne pouvaient le faire les Russes
eux-mêmes, trop jeunes encore et trop aveugles.
H arrive souvent que les jeunes peuples servent
leur idée nationale instinctivement, sans bien la
VIE DE DOSTOIEWSKY 99

comprendre, et c’est pourquoi leur patriotisme n’est


jamais grand. Ce n’est qu’en mûrissant que les na­
tions se rendent peu à peu compte de l’Idée à la­
quelle elles travaillent et, comprenant enfin le ser­
vice que leurs ancêtres ont rendu à l’humanité, de­
viennent fiers de leur pays. Chez les peuples qui
commencent à vieillir, le patriotisme arrive à son
apogée et leur donne souvent le vertige. C’est alors
que l’on voit apparaître les Napoléon et les Guil­
laume, lesquels, orgueilleux de leur culture natio­
nale, désirent l ’imposer de force au monde entier.
Ayant enfin compris l’Idée russe, Dostoïewsky
suivit avec ardeur l’exemple des illustres slavo-
normands, dont il connaissait si bien l’histoire. Il
l ’avait étudiée dans son enfance, en lisant avec
admiration, en apprenant par cœur les livres de
Karamzine, cet historien des princes slavo-nor­
mands par excellence. Comme autrefois les
grands-ducs moscovites, Dostoïewsky expliqua
l’Idée russe à ses compatriotes ; comme eux il ché­
rit tout ce qui était original en Russie : nos idées,
nos croyances, nos coutumes et nos traditions. Il
commença son service patriotique, en renonçant à
ses idées républicaines. Jadis elles lui paraissaient
fort belles, quand il les exposait dans les salons pé-
tersbourgeois au milieu d’une foule enthousiaste
de Polonais, de Lithuaniens, de Suédois de Fin­
lande, d’Allemands des provinces baltiques et de
jeunes Russes, qui avaient reçu, comme lui, une
éducation cosmopolite. A présent qu’il était au ba­
gne et causait tous les jours avec les représentants du
100 VIE DE DOSTOIEWSKY

peuple russe, venus en Sibérie de tous les points de


notre immense pays, l’idée d’introduire dans la
sainte Russie les institutions modernes de l’Europe
lui paraissait absurde. Il voyait que le peuple russe
ne possédait que la culture byzantine, arrêtée dans
son développement lors de la conquête de Byzance
par les Turcs. Le clergé orthodoxe, qui avait pro­
pagé cette culture parmi nos paysans, n’a pas pu
la développer, et le peuple russe continue à vivre
au XV® siècle, partage toutes les idées mystiques et
naïves de cette époque. Il est évideoit que l ’intro­
duction des idées européennes du xix® siècle dans
un milieu si peu préparé à les recevoir, ne pouvait
que produire une terrible anarchie, dans laquelle
devait sombrer toute la civilisation européenne que
les descendants de Pierre le Grand avaient intro­
duite à grands frais en Russie. En prenant part à la
conjuration de Pétrachewsky, mon père rêvait de
remplacer la monarchie pai^ une république d’in­
tellectuels. Il voyait à présent que ce serait impos­
sible, car le peuple haïssait tous les « baré » (nobles
ou intellectuels bourgeois) d’une haine féroce et
implacable. Les paysans ne pouvaient pas oublier
la cruauté de leurs maîtres et se méfiaient de tous
les nobles ou gens de bonne éducation. Dostoïewsky
comprit qu’on ne pourra introduire en Russie
qu’une république de paysans, c’est-à-dire un rè­
gne de la brutalité et de l’ignorance, fait pour éloi­
gner notre p<ays de l’Europe encore davantage. Le
peuple russe déteste profondément les Européens ;
il n’a de sympathie que pour les pays slaves et les
VIE DE DOSTOIEWSKY 101

peuplades mongoles de l’Asie, auxquelles il est


attiré par le sang. L’introduction du régime répu­
blicain devait transformer la Russie en un pays
mongol, et tout le travail européen de nos tsars et
de notre noblesse devait périr. Dostoïewsky aimait
trop l’Europe à cette époque de sa vie pour vouloir
séparer la Russie de l’influence européenne. Plutôt
que d’entraîner son pays dans l’abîme de la bruta­
lité et de l’ignorance, il préféra renoncer à ses idées
politiques. Il y a fallu du temps. Voici ce qu’en
dit Dostoïewski dans « Le Journal de l’Ecrivain » :
« Ni les années de bagne, ni les souffrances ne
nous (i) ont brisés. Une autre chose a changé nos
idées et notre cœur : l ’union avec le peuple, la
fraternité dans le malheur. Cela ne se fit pas d’un
seul coup ; au contraire, fort lentement. De tous
mes camarades politiques, j eus le plus de facilité
à revenir à l’idée russe, ear je venais d’une famille
patriote et profondément religieuse?. Dans notre
famille, nous connaissions l’Evangile dès l’enfance.
J’avais à peine dix ans, que je connaissais déjà
tous les épisodes principaux de l’histoire russe de
Karamzine, que mon père nous lisait tous les soirs.
La visite du Kremlin et des cathédrales moscovites
fut toujours pour moi un événement solennel. »
Ayant vérifié que les institutions européennes
du XIX® siècle ne convenaient pas au peuple russe,
Dostoïewsky chercha d’autres moyens d’améliorer

(i) En disant « nous », mon père parle de ses camarades de


la société Pétrachewsky, dont quelques-uns ont aussi changé
d ’idées politiques après le bagne.
102 VIE DE DOSTOIEWSKY

la civilisation de son pays. II pensait qu’il fallait


travailler au développement de la culture byzan­
tine, qui avait déjà pris racine dans le cœur et l’es­
prit de nos paysans. De son temps, la culture byzan­
tine était déjà bien plus grande que la culture
moyenne de l’Europe. Ce n’est que lorsque les sa­
vants grecs, chassés de Constantinople par l’inva­
sion des Turcs, vinrent se réfugier dans les grandes
villes européennes, que la culture de l’Europe com­
mença à sortir des brouillards du moyen-âge. Si la
civilisation byzantine aida à développer la culture
européenne, elle pouvait bien faire la meme chose
pour la Russie. Dostoïewsky se mit alors à étudier
notre Eglise, qui a su garder religieusement cette
civilisation et la conserver telle qu’elle l’avait reçue
de Byzance. Les derniers patriarches moscovites,
plus lettrés que les anciens, commençaient déjà à
développer cette civilisation d ’après les idées russes,
quand leur travail, qui aurait pu donner de si
grands résultats, fut brusquement interrompu par
Pierre-le-Grand. Jusqu’alors mon père avait donné
peu d’attention à l’église orthodoxe. On aura beau
chercher, on ne la trouvera dans aucun de ses livres
d’avant le bagne. Désormais cette église sera men­
tionnée dans chaque nouveau roman ; les héros de
Dostoïewsky en parleront de plus en plus et dans
son dernier livre, « Les Frères Karamazow », le
couvent orthodoxe dominera toute la scène. Mon
père voyait à présent quel rôle important joue la
religion en Russie et il se mit à l’étudier avec pas­
sion. Plus tard, il visitera les couvents, parlera avec
VIE DE DOSTOIEWSKY 103

les moines, se fera initier aux traditions de la reli­


gion orthodoxe, deviendra son défenseur, osera dire,
le premier, que notre église est paralysée depuis
Pierre le Grand, réclamera son indépendance, vou­
dra voir un patriarche à sa tête. Et le clergé russe
s’empressera d’aller à sa rencontre. Habitué à se
voir méprisé par les intellectuels de la Russie,
comme une institution caduque et imbécile, le
clergé russe sera touché par la sympathie de Dos-
toïewsky, rappellera <( le «vrai fils de l’église ortho­
doxe )) et restera fidèle à sa mémoire.
Mon pèré étudia aussi la monarchie russe et com­
prit enfin que le tsar, ce soi-disant despote orien­
tal, n’était aux yeux du peuple russe que le chef
de leur grande commune, le seul homme de tout le
pays qui est inspiré par Dieu. D’après les croyan­
ces orthodoxes, le couronnement est un sacrement ;
le Saint-Esprit dfôcend sur le tsar et le guide dans
tous ses actes. Autrefois, l’Europe entière partageait
cette croyance ; mais à mesure que les idées athéis-
tes gagnaient du terrain, elle disp<arut peu à peu,
et à présent elle fait sourire les Européens. Le peu­
ple russe qui continue à vivre au xv® siècle, garde
religieusement cette croyance. Profondément mys­
tique, il a besoin de l ’aide divine et ne peut pas
s’en passer. Les Russes n’obéiront qu’à rhomme
couronné dans une cathédrale de Moscou par un
archevêque ou un patriarche. Si intelligent que
puisse être le Président de la République russe, il ne
sera aux yeux de nos paysans qu’un bavard plus
ou moins ridicule; l’auréole du couronnement lui
104 VIE DE DOSTOIEWSKÏ

manquera toujours. Le peuple se méfiera de lui ;


il n’ignore pas, hélas, combien il est facile d’ache­
ter un fonctionnaire russe. Nos présidents auront
beau signer des alliances et promettre aux Euro­
péens le concours de l’armée russe, ils ne .pourront
pas faire honneur à leur signature. Il suffira de
laisser courir le bruit que le Président est acheté par
l'Europe pour provoquer immédiatement la défec­
tion.
Ayant compris quel rôle immense joue le tsar
en Russie, quelle puissance morale il exerce sur
nos paysans, grâce à son couronnement, combien
lui seul a le pouvoir de les tenir réunis et de les
préserver de l’anarchie, qui guette tous les peuples
mongols, Dostoïewsky devint monarchiste. Grande
fut l’indignation de tous nos écrivains, de _toute
cette société intellectuelle de Pétersbourg qui lut­
tait contre « le tsarisme », quand ils apprirent que
Dostoïewsky avait renoncé à ses idées révolution­
naires. Tandis que mon père étudiait le peuple
russe au bagne, ces messieurs continuaient à ba­
varder dans les salons pétersbourgeois, puisaient
leur connaissance de la Russie dans les livres euro­
péens, et prenaient nos paysans pour des idiots,
auxquels on pouvait imposer toutes les lois et tou­
tes les institutions, sans même prendre la peine de
les consulter. Les intellectuels ne comprirent pas la
raison qui a changé les idées de Dostoïewsky et ne
purent jamais ïui pardonner « sa trahison de la
sainte cause de la liberté ». Ils haïrent mon père
pendant toute sa vie et conÜnuèrent à le haïr après
VIE DE DOSTOIEWSKY 105

sa mort. Chaque fois que paraissait un nouveau


roman de Dostoïewsky, ce n’étaient pas les critiques
impartiaux qui l’analysaient et donnaient à l’auteur
ces sages conseils que tout écrivain attend avec im­
patience. C’était une meute de chiens enragés qui
se jetait sur les chefs-d’œuvres de mon père et sous
le prétexte de les critiquer, mordait Dostoïewsky, le
déchirait, le couvrait d’injures, l’offensait cruelle­
ment. L’influence morale que mon père eut sur les
étudiants de Pétersbourg et qui devenait toujours
plus grande à mesure que grandissait son talent,,
mettait en fureur les écrivains Russes. Quand Tre-
tiakow (i) désira avoir dans son « Salon des grands
écrivains Russes » le portrait de mon père et le
commanda à un peintre célèbre, l’indignation des
ennemis politiques de Dostoïwsky ne connut plus
de bornes et leur fît perdre toute mesure. « Allez à
l’exposition regarder ce visage de fou », aboyèrent-
ils aux abonnés de leurs journaux, « et vous com­
prendrez enfin qui vous aimez, qui vous écoutez,
qui vous lisez ».
Cette haine féroce et implacable fit bien de la
peine à mon père. Il désirait vivre en paix avec les
autres écrivains, travailler avec eux au bonheur, à
la gloire de son pays. 11 ne pouvait pas renoncer à
ses opinions, basée sur l’étude profonde du peuple
russe, qu^il a commencée au bagne et poursuivie
toute sa vie. Il n’avait pas le droit de cacher la vérité

(i) Un riche marchand de Moscou, qui légua à sa ville


natate une superbe galerie de peinture nationale.
106 VIE DE DOSTOIEWSKY

à la Russie, il devait lui montrer l ’abîme où la


conduisaient les socialistes et les anarchistes des sa­
lons pétersbourgeois. Le sentiment du devoir
accompli lui donnait des forces pour lutter, mais sa
vie fut bien dure. Dostoïewsky mourut sans avoir
pu prouver qu’il avait raison. C ’est nous, victimes
malheureuses de la Révolution Russe, qui voyons
s’accomplir à présent toutes ses prédictions, et qui
expions le bavardage stupide de nos libéraux...
Ce n’est pas seulement l’âme russe que mon père
étudia au bagne ; il y fit aussi une étude profonde
de la Bible, seul livre qu’il fût permis de lire en
prison. Tous, nous nous glorifions d’être chrétiens,
et cependant lequel de nous connaît bien l’Evan­
gile ? La plupart des gens se contentent de l’avoir
entendu à l’église, et se rappellent vaguement leurs
leçons de la première communion. Il est possible
que dans sa jeunesse mon père connût la Bible,
comme la connaissent généralement les jeunes
gens de son monde, c’est-à-dire superficiellement.
Il l’avoue lui-même dans l’auto-biographie de
Socima (i), qui est une sorte d’auto-biographie de
Dostoïewsky. « Je ne lisais pas la Bible )> raconte
Socima, en parlant des années de sa jeunesse,
« mais je ne m’en séparais jamais. J’avais un pres­
sentiment qu’un jour j ’en aurais besoin ». D’après
les lettres adressées à mon oncle Michel, Dos­
toïewsky entreprit l’étude de la Bible à la forte­
resse Pierre et Paul. Il la poursuivit au bagne, où

(i) « Les Frères Karamazow ».


VIE DE DOSTOIEWSKY 107

pendant quatre ans, il n’a eu que l’Evangile à lire.


Il étudia le liv re précieux que les femmes des^éka-
bristes lui avaient offert à son arrivée en Sibérie ;
il réfléchit à chaque mot, l’apprit par cœur et ne
l’oublia jamais. Aucun écrivain de son temps n’a eu
Uine culture chrétienne aussi vaste que Dostoïewsky.
Toutes ses œuvres en sont pénétrées ; c ’est juste­
ment ce qui fait leur force. « Quel étrange ha­
sard que votre père n’ait eu que l’Evangile à lire
pendant les quatre années les plus importantes de
la vie d’un homme, quand se forme définitivement
son caractère », me dirent souvent les admirateurs
de mon père. Un hasard ? Y a-t-il vraiment des
hasards dans notre vie ? Tout n’est-il pas prévu
d’avance ? L’œuvre de Jésus n’est pas achevée : dans
chaque génération, Il choisit Ses disciples, leur fait
signe de Le suivre et leur donne le même pouvoir
sur le cœur humain, qu’il a donné autrefois aux
pauvres pêcheurs de Galilée...
Dostoïewsky n’a jamais voulu se séparer de son
vieil Evangile du bagne, de cet ami fidèle qui le
consola dans le temps le plus triste de sa vie. Il
l’emportait dans ses voyages. Ile gardait dans un
tiroir de sa table à écrire, à la portée de sa main.
Mon père prit l’habitude de le consulter dans les
moments importants de l’existence. Il ouvrait l’Evan­
gile au hasard, lisait les premières lignes qui lui
tombaient sous les yeux et les considérait comme
une réponse à ses doutes.
108 VIE DE DOSTOIEWSKY

Dostoïewsky n’a rien écrit au bagne (i). Toute­


fois il quitta sa prison d'Omsk beaucoup plus grand
écrivain qu’il n’y était entré. Le jeune Lithuanien
qui, certes, aimait beaucoup la Russie, mais n’y
comprenait pas grand’chose, fut transformé au
bagne en vrai Russe. S’il conserva toute sa
vie le caractère et la culture lithuanienne de ses
ancêtres, il n’en aima la Russie que plus profondé­
ment. Il la jugea en Slave bienveillant, conquis par
le charme des Russes. Nos défauts ne l’effrayaient
pas ; il comprenait qu’ils venaient de l’extrcme jeu­
nesse de notre peuple et devaient disparaître avec le
temps. Fils de la petite Lithuanie qui a eu son
heure de grandeur, mais qui probablement n’en
aura plus, Dostoïewsky désira mettre son talent au
service de la grande Russie. Peut-être comprenait-
il qu’il le devait au sang de sa mère et que les
Russes avaient, par conséquent, plus de droit sur
ce talent que les Lithuaniens ou les Ukrainiens.
Du reste, l’idée de séparer la Russie en une quan­
tité de petits pays si à la mode de nos jours, n’exis­
tait pas alors, et en travaillant pour la Russie, Dos­
toïewsky croyait travailler aussi pour l’Ukraine et
la Lithuanie.
Devenu admirateur profond et disciple passionné
du Christ, ayant une patrie aimée à servir, Dos-

(i) Mon père n ’y a pris que quelques notes, des mots, de»
expressions curieuses des forçats, qui lui servirent plus tard
à écrire « Les Mémoires de la Maison morte '». II les a écrites
dans un petit cahier, q u ’il fabriqua lui-même. Ce cahier se
trouve au Musée Dostoïewsky, à Moscou.
VIE DE DOSTOIEWSKY 109

toïewsky «tait plus prépare à sa grande œuvre


qu*il ne le fut avant le bagne. 11 n’avait plus besoin
d’imiter les grands écrivains de l’Europe ; il n’a­
vait qu’à puiser ses sujets dans la vie russe, se rap­
peler les confessions des forçats, les idées, les
croyances de nos moujiks. Ce Lithuanien ayant
compris enfin l’idéal de la Russie, s’inclina devant
l’Eglise Russe, et, oubliant l’Europe, se voua tout
entier à la peinture des mœurs slavo-mongoles de
notre grand pays.
V III

D ostoïewsky soldat

La dernière année du bagjne fut pl\is facile pour


Dostoïewsky que les trois premières. La brute qui
commandait la forteresse d’Omsk et empoisonnait
les forçats, fut enfin déplacée. Le nouveau com­
mandant d'Omsk était un homme instruit, de cul­
ture européenne. Il s’intéressa à mon père et tâcha
de lui être utile. La loi lui x>ermettait d’employer
les forçats lettrés pour les travaux de sa chancelle­
rie. Il se faisait envoyer mon père, qui traversait la
ville, escorté d’un soldat. Le commandant donnait
à Dostoïewsky quelque travail facile, lui faisait ser­
vir de bons repas, lui apportait des livres, lui mon­
trait des journaux que mon père dévorait avec
avidité ( t). Depuis quatre ans, il n’avait pas vu
un journal et ne savait pas ce qui se p^assait dans
le monde. Il renaissait, il allait bientôt quitter sa
(( Maison Morte ». « Quel bon moment ! » s’écrie-t-

(i) Mon père n ’a jamais parlé puibliquement de ce com­


mandant, craignant de lui nuire aux yeiLX du gouvernement,
mais il en parla sou^’ent à ses parents. i\utant Dostoïewsky
détestait de raconter les souffrances qu’il avait endurées au
bagne, autant il aimait à se rappeler les gens qui avaient été
bons pour lui pendant la rude épreuve.
VIE DE DOSTOIEWSKY 111

il, ravi, en racontant dans ses Mémoires sa sortie


du bagne.
En même temps que lui, quittait la prison son
camarade politique Douroff. Hélas 1 Le pauvre
garçon n'avait plus la force de se réjouir de sa
liberté. « Il s’éteignait comme une chaindelle »,
raconte mon père. « Il était entré au bagne jeune
et beau; il en sortait à demi-mort, grisonnant,
courbé, se tenant à peine debout. » Et pourtant
Douroff n’était pas atteint d’épilepsie comme mon
père, et jouissait d’une excellente santé au moment
de son arrestation. Comment expliquer alors la ma­
nière différente dont ces deux conjurés envisa­
geaient le monde après quatre années de bagne ?
Il faut, ce me semble, chercher l’explication dans
leur nationalité. Douroff, étant Russe, appartenait
à un peuple très jeune encore, qui perd vite ses
forces, se décourage au premier obstacle, ne sait
pas lutter. Dostoïewsky était Lithuanien, appar­
tenait à un peuple beaucoup plus âgé, et qui a
du sang normand dans les veines. La lutte a
toujours été un plaisir exquis pour les Lithua­
niens. Voici ce que dit à ce sujet Vidûnas, qui
a si bien étudié son peuple : (( Qu’il arrive au
Lithuanien ce qu’on voudra, il ne se laisse pas
accabler. Ce qui ne veut pas dire qu’il reste indif­
férent à ce que lui apporte la vie. Sa sensibilité est
trop vive pour cela, mais elle possède une élasti­
cité et un ressort considérables. Ce qui est inévita­
ble est supporté, et de nouveau envisagé avec cou­
rage. Le Lithuanien aspire involontairement à la
112 VIE DE DOSTOIEWSKY

maîtrise des divers événements de la vie. On re­


marque le mieux cela, quand il s’agit pour lui de
venir à bout de quelque chose de difficile. La ten­
sion dans laquelle se trouve alors l’esprit, se fait
jour d ’une façon très caractéristique ; peu importe
ce qu’entrepreaid le Lithuanien, un dur travail,
quelque chose de dangereux ou de pénible, plus
la difficulté est grande, plus il a la tendance à
accepter tout avec sérénité, badinage, plaisante­
rie. »
Il est probable que Dostoïewsky commença cette
lutte pour la vie dès le premier jour du bagne. Il lutta
contre le désespoir, en étudiant avec intérêt le ca­
ractère des forçats, leurs mœurs, habitudes, idées,
conversations. Voyant en eux les futurs héros de
ses romans, Dostoïewsky nota avec soin toutes les
précieuses observations que les forçats ont dû lui
fournir ; les étrangers ne peuvent pas se faire une
idée de l ’esprit juste, pénétrant et observateur du
paysan russe. Quand, les jours de fête, les forçats
s’enivraient et retournaient à l ’état de brutes, Das*
toïewky, dégoûté, cherchait consolation dans les
paroles de l’Evangile. « Je ne pluis pas voir son
âme ; qui sait, peut être, est-elle plus belle que la
mienne » se disait mon père, en regardant quel­
que forçat ivre, qui titubait, en proférant des
chansons obscènes. Dostoïewsky comprit vite quel
excellent remède contre le désespoir lui présen­
taient les travaux forcés. Avec cet instinct actif
qui vit au fond de l’âme de chaque Lithua­
nien, Dostoïewsky les considéra comme du sport
VIE DE DOSTOIEWSKY 113

et s’y adonna avec cette passion qu’il apportait à


tout ce qui l’intéressait. Dans certains chapitres
de la « Maison Morte )>, on voit cllairement com­
bien lui plaisent les travaux en plein air ou le pilage
de l’albâtre (i). Obligé de cacher aux forçats la
colère, le dégoût, le mépris, que certains de leurs
actes excitaient en lui, Dostoïewsky disciplina son
caractère nerveux. La vie réelle, dure et implacable,
le guérit des craintes imaginaires, a Si tu t’imagines
que je suis toujours nerveux, irritable et obsédé p*ar
l’idée de maladie, comme je l’étais jadis à Péters-
bourg, tu dois chasser cette idée ; il ne m’est pas
resté le moindre vestige de tout cela », écrit-il à son
frère Michel après sa sortie du bagne.
Une autre idée, bien plus grande, soutint et
consola Dostoïewsky pendant son séjour au ba­
gne. Profondément croyant, comme il a toujours
été, mon père a dû se demander souvent pourquoi
Dieu l ’avait puni si sévèrement, lui, innocent,
martyr d’une belle idée. Il se croyait alors un
héros, il était très fier de la conjuration de Pétra-
chewsky. L’idée que cette conjuration était un
crime et pouvait plonger la Russie dans l’anarchie,
l’idée qu’une poignée de jeunes rêveurs n’avaient
pas le droit d’imposer leur volonté à un immense

(i) Eji parlaait d ’un travail qu’il était obligé de faine au


bague, Dostoïewsky dit : « Je devais tourner la roue ; c’était
difficile, mais cela me servait d’excellente gymnastique. »
Plus loin, mon père raconte qu’il fut obligé de porter des bri­
ques sur le dos et que ce travail lui plaisait beaucoup, parce
q u ’il développait sa force physique.

VIE DE DOSTOÏEWSKY. 8
114 VIE DE DOSTOIEWSKY

pays, ne lui vint à Tesprit que bien plus tard,


une dizaine d ’années peut-être après qu’il eut
quitté le bagne. Se croyant innocent, ne se con­
naissant aucun vice, n’ayant jaraais eu que des
pensées nobles et pures, Dostoïewsky a dû se de­
mander avec stupeur en quoi il a pu mériter ses
horribles souffrances, par quelle action il a pro­
voqué le courroux de Dieu, qu’il a toujours
aimé tendrement et respectueusement. Il s’est dit
alors que Dieu lui avait envoyé ses souffrances,
non pas pour le punir, mais afin de le fortifier,
d’en faire un grand écrivain, utile à son pays, à
son peuple. Le public ignorant confond souvent
l’homme de talent avec son talent et ne sait pas les
séparer. Or, les gens de talent ne font jamais cette
faute. Grands ou petits, ils savent tous que leur
talent est un don à part, qui appartient plutôt à
la communauté des hommes qu’à eux personnel­
lement. Pour peu qu’il soit croyant, chaque écri­
vain, musicien, sculpteur, savant, se croit être un
messie et accepte docilement sa croix. Chacun
d’eux a la sensation très nette qu’en le douant
d’un talent, Dieu n’avait pas l’intention de le pla­
cer au-dessus de la foule ; au contraire. Il les a sa­
crifiés au bonheur des autres, et fait d’eux les servi­
teurs de l’humanité. Plus le talent est grand, plus lu­
mineuse devient cette idée de sacrifice aux yeux de
l’homme de génie. Parfois, il s’indigne d’avoir été
sacrifié et repousse avec colère la coupe amère
que le sort lui tend. A d’autres moments, il est
extrêmement flatté à l’idée que Dieu l’a choisi
VIE DE DOSTOIEWSKY 115

pour propager Ses idées sur la terre. A mesure que


rhomme de génie réfléchit à sa mission, sa colère,
sa révolte disparaissent. Il pMne au-dessus de la
foule, il se sent plus près de Dieu que les autres
mortels et son zèle pour sa mission grandit tous
les jours. « Fais-moi souffrir, si cela peut aug­
menter mon talent, mon influence sur les hom­
mes », dit-il courageusement à Dieu. « Ne me mé­
nage pas ! Je isupporterai tout, pourvu que l’œu­
vre pour laquelle Tu m ’as envoyé sur la terre soit
bien faite. » Quand l’homme de génie est arrivé à
cette résignation, rien ne t’effraie plus et son
dévouement à la cause de l’humanité m’a pas de
bornes. Plus tard, revenu à Pétersbourg, Dos-
toïewsky disait à ses amis, qui qualifiaient sa pu­
nition d’injustice : « Non, elle fut juste. Le peu­
ple nous aurait condamnés ; j ’ai compris cela au
bagne. Et puis, qui sait. Dieu m ’y envoya peut-
être, afîm que j ’y apprisse l’essentiel, sans quoi
l’on ne peut vivre, sans quoi on s’entre-dévorerait,
afin que j ’apporte cet essentiel aux autres, et qu’ils
deviennent meilleui^, si peu que ce soit, si petit
que soit leur nombre. Rien que cela valait la peine
d’aller au bagne. »

D’après la loi russe, la punition de Dostoïewsky


n’était pas encore finie. Il devait servir, comme
soldat, dans un régiment de Semipalatinsk (i),

(i) Petite ’sâikî sibérienne.


116 VIE DE DOSTOlEWSKY

jusqu’au moment où il serait nommé officier et


reprendrait enfin sa position d’homme libre. Mais
le service de soldat était presque la liberté à côté
de ce qu’il avait enduré au bagne. Les officiers de
son régiment le traitèrent plutôt en camarade
qu’en subordonné. En ce temps, les Sibériens
avaient une grande vénération pour les criminels
politiques. Les dékabristes, qui appartenaient aux
meilleures familles du pays, et qui supportèrent
leur punition avec beaucoup de dignité, sans jamais
se plaindre, avaient préparé le terrain pour les con­
jurés de Pétrachewsky. Mon père aurait été reçu à
bras ouverts par tout^ la ville, si même il n’eût pas
été écrivain. Ses romans, qu’on lisait beaucoup en
rprovince, augmentèrent la sympathie des habi­
tants de Semipalatinsk pour lui. De son côté, mon
père chercha leur amitié. L’intimité dans laquelle
il avait dû vivre avec les forçats l’avait guéri pour
toujours de sa sauvagerie lithuanienne. Il n’éprou­
ve plus de dédain pour les Moscovites ignorants ;
mon père sait à présent que le manque de culture
n’empêche pas les Russes d’avoir un cœur d’or. Il
va dans le monde, prend part aux distractions de
Semipalatinsk, se fait aimer par toute la ville. Mon
père devient Russe. Une grande joie de vivre s’em­
pare de Dostoïewsky. Pendant que le pauvre Douroff
s’éteignait comme une chandelle et allait mourir peu
après sa sortie du bagne, Dostoïewsky reprenait la
vie au point où il l’avait laissée au moment de sa
condamnation. H s’empresse de renouer des rela­
tions amicales avec ses parents de Moscou et de
VIE DE DOSTOIEWSKY 117

Pétersbourg (i). Il leur pardonne généreusement


de l ’avoir abandonné au bagne ; dans sa joie d’être
enfin libre, il appelle ses sœurs, si froides envers
lui, « les anges ». Il écrit à ses amis littéraires de
Pétersbourg, se fait envoyer leurs œuvres, s’inté­
resse à ce qu’ils ont fait pendant (( sa mort ». Il se
lie d ’amitié avec les officiers et les soldats de son
régiment (2). A l’occasion du départ d’un de ses
nouveaux amis, un certain Valibanoff, Dos-
toïewsky se fit photographier avec lui chez le pho­
tographe peu habilé de Semipalatinsk. C’est à cette
circonstance que nous devons de posséder runique
^portrait de mon père du temps de sa jeunesse.
Quelques mois après sa sortie du bagne, Dos-
toïewsky rencontra à Semipalatinsk un homme de
son monde, le jeune baron Vrangel, qui venait
d’arriver en Sibérie pour les affaires de son minis­
tère. C’était un Balte d’origine Suédoise, complète­
ment russifié, grand admirateur du talent de mon
père. Il proposa à Dostoïewsky de vivre ensemble,
et mon père accepta la proposition. Il est fort cu­
rieux que les deux fois que Dostoïewsky consentit à
cohabiter avec un camarade, ce fut toujours avec des

(1) Mon père a pu envoyer ses premières lettres à mon frère


Michel et recevoir de lui quelque argent, étant encore au bagne,
grâce à l ’amabilité du commandant, qui servit d ’intermédiaire
entre les deux frères.
(2) Dostoïewsky raconte plus lard dans le jourinal Le Citoyen,
qu’il aimait à lire à haute voix à ses camarades, les soldats, le
soir, quand ils se rassemblaient tous dans les salles de la
caserne. Mon père avoue que ces lectures et les discussions des
soldats, qui s’ensuivaient, lui donnaient beaucoup de plaiisdr.
118 VIE DE DOSTOIEWSKY

^lusses d’origine européenne, Grigorovitch — un


Français, Vrangel um Suédois. — Il est probable que
mon père n^auiait jamais supporté la vie à moitié
orientale des Russes, qui passent le jour à dormir,
après avoir joué aux cartes toute la nuit. Il avait
besoin d’une vie réglée, d’un camarade bien élevé,
qui saurait respecter ses heures de travail et de mé­
ditation. Il fut heureux en vivant avec le jeune
Vrangel. En hiver, ils habitaient la ville ; en été,
les deux amis louaient aux environs de Semipala-
tinsk une maisonnette de paysan, en guise de
villa, et s’amusaient à planter des fleurs, que tous
les deux aimaient beaucoup.
Plus tard, le baron Vrangel cha'i\gea de minis­
tère et se voua à la diplomatie. Il fut notre chargé
d’affaires aux Balkans, y vécut longtemps et con­
nut bon nombre de gens remarquables. Cependant,
arrivé à la fin de sa vie, il ne se rappelait que son
amitié pour Dostoïewsky. Mes compatriotes qui
le connurent à son dernier poste de consul de Rus­
sie à Dresde, me racontèrent que chaque fois
qu’un Russe venait faire sa connaissance, le baron
Vrangel commençait par lui dire qu’il avait été
l’ami du grand écrivain Dostoïewsky et lui racon­
tait leur vie commune de Semipalatinsk dans ses
menus détails. « Cela devenait une vraie manie »,
me disaient naïvement les Russes. Ils auraient
compris son enthousiasme, s’il se fût agi de l’ami­
tié d ’un duc ou d’un marquis ; mais un écrivain !
Il n’y avait vraiment pas de quoi être fier. Ce ba­
ron Balte était beaucoup plus intelligent et plus
TIE DE DOSTOIEWSKY 119

civilisé que mes pauvres snobs de compatriotes, si


ignorants, hélas, si vulgaires dans leurs goûts et
dans leurs idées. Arrivé à la vieillesse, faisant le
résumé de sa carrière, le baron Vrangel comprit
que la plus belle page de sa vie était ramitié du
grand écrivain, son plus réel service envers
rhumanité — les quelques mois de tranquillité,
que grâce à sa délicatesse, à sa bonne éducation,
il avait pu procurer à un homme de génie malade,
abandonné de ses parents et qui avait besoin de repos
après la terrible épreuve qu’il venait de traverser..
Le baron Vrangel a publié ses mémoires sur
mon père. Il n’a pas pu décrire la vie intime de
Dostoïewsky (mon père me la racontait qu’à ses
parents ou aux amis éprouvés par de longues
années de fidélité), mais il donne une bonne des­
cription de la société de Semipalatinsk et du rôle
que ïnon père a joué dans cette petite ville. Les
mémoires du baron Vrangel sont lies seuls que
nous possédons sur cette époque de la vie de Dos-
toïewsky.
IX

L e prem ier mariage de D ostoïewsky

Les travaux forcés que mon père a dû exécuter


au bagne étaient fort durs, mais ils lui firent du
bien, en lui développant le corps. Il n'était plus
um malade, ni un adolescent à formation tardive.
Il était devenu homme, et il voulait aimer.. La
première femme venue, pour peu qu’elle fût plus
adroite que les beautés rustiques de Semipalatinsk,
pouvait s’emparer de son cœur. C’est ce qui arriva
quelques mois après qu’il eut quitté le bagne. Mais
quelle terrible femme le sort n’allait-il pas envoyer
à mon pauvre père !
Parmi les officiers du régiment de Semipalatinsk,
il y avait un certain capitaine Issaïeff, un brave
homme, d’assez médiocre intelligence, très faible
de santé, condamné par tous les médecins de la
ville. Il fut charmant pour mon père et l’invita
souvent à venir le voir. Sa femme Maria Dmitriev-
na (i), reçut Dostoïewsky avec beaucoup de grâce,
tâcha de lui plaire et de l’apprivoiser. Elle savait
qu’elle allait bientôt devenir veuve et n’avoir pour
toute ressource que la maigre pension que le gou-

(i) Fille de Dmitri.


VIE DE DOSTOIEWSKY 121

vernement russe sert aux veuves d’officiers, à


peine suffisante pour la nourrir avec son fils,
un enfant de sept ans. Prévoyante, elle cherchait
déjà un second mari. Dostoïewsky lui sembla être
le meilleur parti de la ville : il était écrivain de
grand talent, avait une tante riche à Moscou, qui,
de nouveau, lui einvoyait souvent de l’argent. Ma­
ria Dmitrievna joua à la femme poétique, incom­
prise par la société d’une petite ville de province et
qui cherchait une âme d’élite, un cœur aussi élévé
que le sien. Elle s’empara vite de l’âme ingénue de
mon père qui, à trente-trois ans, aimait pour la
première fois.
Cette amitié amoureuse s’interrompit brusque­
ment. Le capitaine reçut l’ordre d’aller servir à
Kousnetzk, petite ville sibérienne, où se trouvait
un autre régiment, appartenant à la même division,
que celui de Semipalatinsk. Il emmena avec lui sa
femme, son enfant et mourut quelques mois après
son arrivée à Kousnetzk de la phtisie dont il souf­
frait depuis longtemps. Maria Dmitrievna fait part
à Dostoïewsky de la mort de son mari et entretient
avec lui une vive correspondance. En attendant que
le gouvernement lui accorde sa maigre pension de
veuve d’officier, elle vit dans la misère et s’en
plaint amèrement à mon père. Dostoïewsky
lui envoie presque tout l’argent qu’il reçoit
de ses parents. Il la plaint sincèrement, vou­
drait la protéger, mais sa sympathie pour Maria
Dmitrievna est plutôt de la pitié que de l’amour.
Ainsi, quand Maria Dmitrievna lui annonce qu’elle
122 VIE DE DOSTOIEWSKY

a trouvé à Kousnetzk un fiancé et va se marier pro­


chainement, il s’en réjouit, au lieu d’en être désolé :
il est ravi à l’idée que la pauvre femme a trouvé en­
fin un protecteur. Il fait même des démarches
auprès de ses amis, afin d’obtenir pour son rival la
place qu’il sollicite dans un ministère. Du reste,
Dostoïew sky ne considère nullement comme uji rival
le futur mari de Maria Dmitrievna. A cette époque,
mon père n’était pas sûr de pouvoir se marier un
jour et se considérait plutôt comme un malade.
L'épilepsie, qui couvait en lui depuis longtemps,
commençait à se déclarer. Il avait des crises étran­
ges, des convulsions subites, qui fe brisaient et le
rendaient incapables de travailler. Les médecins du
régiment qui le soignaient, hésitaient encore à se
prononcer sur la nature de ces crises ; ce n’est que
bien plus tard qu’ils donneront le nom d’épilepsie à
la maladie de Dostoïewsky. En attendant, tous — ses
médecins, ses camarades de régiment, ses parents,
le baron Vrangel, son frère Michel — lui déconseil­
lent de se marier, et Dostoïewsky se résigne triste­
ment au sort de vieux garçon. Il continue à être le
prince Muichkine (i), lequel, tout en aimant Nasta-
sia Philipovna, la laisse partir avec Rogogine et
entretient avec son rival des relations amicales.
Pendant ce temps. Maria Dmitrievna se brouille
avec son fiancé, qui quitte la ville de Kousnetzk.
Elle a enfin reçu sa pension de veuve, mais la mai­
gre pitance ne suffit pas à la femme capricieuse

(i) « L ’Idiot ».
VIE DE DOSTOIEWSKY 123

et ambitieuse. Elle revient de nouveau à sa pre­


mière idée depouser Dostoïewsky (i). Dans les let­
tres qu'elle lui écrit de plus en plus souvent, Ma­
ria Dmitrievna exagère sa misère, prétend qu’elle
en est lasse et menace de se suicider avec son petit
garçon. Dostoïewsky, très inquiet, voudrait la
voir, la sermonner, lui faire entendre raison. Gom­
me ancien prisonnier politique, il n’a pas le
droit de s’absenter de Semipalatinsk (2). Ses cama­
rades, les officiers, auxquels il confie son désir d’al­
ler à Kousnetzk, trouvent le moyen de l’y envoyer
<( pour affaire de régiment ». La division dont le
siège est à Semipalatinsk envoyait à son régiment
de Kousinetzk un fourgon de cordes, lequel, d’après
la loi, devait être escorté de soldats et d’officiers
armés. On n’avait pas l’habitude de confier à Dos­
toïewsky de pareilles besognes — il fut toujours
secrètement protégé par ses officiers — mais cette
fois mon père fut très heureux d’en profiter et fit
plusieurs centaines de verstes, assis sur des cardes.

(1) En ce temps, mon père était déjà officier.


(2) Cependant Dostoïewsky y devait souvent escorter les mis­
sions scientifiques qui voyageaient en Sibérie par ordre du
gouvernement. Ainsi dans une lettre mon père raconte com­
ment il est allé à Barnaoule, petite ville entre Semipalatinsk
et Kousnetzk, en accompagnant M. Pierre Semenoff et ses
amis, membres de la société géographique. En apprenant leur
arrivée, le général Gerngross, gouverneur de la ville de Bar*
naoule, invita toute la mission à ison bal et fut particulièrement
airfeable avec mon père. Aux yeux de ce Balte, Dostoïewsky, qui
venait à peine de quitter le bagne, n ’était pas un forçat, mais
un écrivain célèbre.
124 VIE DE DOSTOIEWSKY

qu’il était censé garder (i). Maria Dmitrievna


le reçut à bras ouverts et reprit vite son ancienne
influence sur mon père, un peu refroidie, peut-être,
par une longue séparation. Emu de ses plaintes, sen­
sible à ses malheurs, à ses menaces de suicide, Dos-
toïewsky oublia les conseils de ses amis, la demanda
en mariage, promit de la protéger, d ’aimer son
petit Paul. Maria Dmitrievna accepta avec empres­
sement cette proposition. Mon père revint dans son
fourgon à Semipalatinsk et demanda au comman­
dant du régiment la permission de se marier. Elle
lui fut aceordée, ainsi qu’un congé de quelques se­
maines. Mon père retourna à Kousnetzk, plus con­
fortablement que la première fois, dans une bonne
calèche de voyage, où il avait l’intention de ra­
mener à Semipalatinsk la nouvelle M“ ®Dostoïewsky
et son futur beau-fils. Le congé accordé à mon père
n ’était pas long — le gouvernement avait peur de
teisser les prisonniers politiques courir les grands
chemins — et Dostoïewsky dut se marier peu de
jours après son arrivée à Kousnetzk. Que mon
père était heureux, en se rendant à l’église pour
épouser Maria Dmitrievna ! Le bonheur allait enfin
lui sourire, le sort allait le récompenser de ses souf­
frances au bagne en lui donnant une femme douce

(i) Une verste est un peu moins d ’un kilomètre. La distance


entre Semipalatinsk et Kousnetzk est immense et je ne crois
pas que mon père pût la faire, assis sur des cordes. Il est
probable que ises camarades lui firent escorter d ’abord quelques^
autorités en voyage et qu’il ne voyagea en fourgon, qu'à partir
de Barnaouie.
VIE DE DOSTOIEWSKY 125

aimante, qui, peut-être, le rendrait père. Tandis


que Dostoïewsky se laissait bercer par ces doux rê­
ves de bonheur, à quoi réfléchissait sa fiancée P La
veille de son mariage, Maria Dmitrievna passa la
nuit chez son amant, un petit précepteur, joli gar­
çon, qu’elle avait découvert dès son arrivée à Kous-
netzk et qu’elle aimait depuis longtemps e«i ca­
chette (i).
Cette coquine était la fille d ’un mameluk de
Napoléon, fait prisonnier pendant la retraite de
Moscou, emmené à Astrakan, sur la mer Caspienne,
où il changea de nom et de religion, afin d’épouser
une jeune fille de bonne famille, qui devint éper-
dûment amoureuse de lui. Elle le fit entrer dans
Tarmée russe ; plus tard il devint colonel et com­
manda un régiment dans quelque trou de province.
Mon père ne l’avait jamais connu. Par un jeu de
la nature, Maria Dmitrievna n’hérita que le type
russe de sa mère. J’ai vu son portrait : rien en elle
ne trahit son origine orientale. En revanche, son
fils Paul, que j ’ai connu plus tard, était presque un
mulâtre. Il avait la peau jaune, les cheveux noirs
et luisants, roulait les yeux comme font les nègres,

(i) Il est probable que le fiancé de Kousnetzk, dont je ne


connais pas le nom, renonça à son imairiage avec Maria Dmi-
Irievna, en découvrant son amour clandestin pour le joli précep­
teur. Mon père, qpii n ’avait fait que deux séjours très courts à
Kousnetzk et qui n ’y connaissait personne, ne pouvait pas
connaître la liaison secrète de sa fiancée d’autant moins,
q u ’en sa présence. Maria Dmitrievna jouait toujours à la
femme sérieuse et honnête.
126 VIE DE BOSTOIEWSKY

faisait beaucoup de gestes, était méchant, imperti­


nent et stupide.
Au moment du second mariage de sa mère, c’était
un joli petit garçon vif et gai, que mon père cares­
sait pour faire plaisir à Maria Dmitrievna ; Dos-
toïewsky ne soupçonnait pas l’origine africaine de
sa femme, g u ’elle cachait soigneusement ; *îl ne
l’a découverte que bien plus tard. Rusée, comme
le sont toutes les négresses. Maria Dmitrievna joua
à la femme modèle, sut grouper autour d’elle tous
les gens lettrés de Semipalatinsk, et organisa une
sorte de salon littéraire. Elle se faisait passer pour
française, parlait le français comme on parle sa lan­
gue natale, et lisait beaucoup : elle avait reçu une
bonne éducation dans un institut de jeunes filles
nobles, appartenant à l’Etat. La société de Semipa­
latinsk prenait la nouvelle M"”®Dostoïewsky pour
une femme sérieuse. Le baron Vrangel parle d’elle
avec respect dans ses mémoires et la trouve char­
mante. Et toujours, en cachette, elle allait à la
brune, voir son petit précepteur, qui l’avait suivie
à Semipalatinsk. Elle s’amusait follement de trom­
per tout le monde et son pauvre rêveur de mari. Dos­
toïewsky connaissait ce jeune homme, comme l’on
connaît tout le monde dans une petite ville de pro­
vince ; mais ce joli garçon était si nul, que jamais
l’idée qu’il pût être son rival ne vint même effleurer
son esprit. Il pfrenait Maria Dmitrievna pour une
femme fidèle, qui lui était entièrement dévouée.
Elle avait cependant un caractère affreux, des colè­
res brusques et terribles. Mon père les attribuait à la
VIE DE DOSTOIEWSKY 127

faiblesse de sa santé (Maria Dmitrievna était quelque


peu poitrinaire) et lui pardonnait les scènes violente^^
qu'elle lui faisait à tout propos. Elle était bonne mé­
nagère, et savait arranger un <( home » confortable.
Après les horreurs du bagne, sa maison paraissait un
vrai paradis à Dostoïewsky. Malgré les craintes de ses
parents et de ses camarades, le mariage lui faisait du
bien. Il engraissait, devenait plus gai, avait Tair plus
content. La photographie de Semipalatinsk, dont
j ’ai parlé au chapitre précédent, nous montre un
homme plein de force, de vie, d’énergie. Elle ne
ressemble en rien au portrait du prince Muichkine
de « l ’Idiot », ni à celui du forçat-prophète du
poème de Nekrassoff. L’épilepsie de mon père, qui
s’était enfin déclarée, avait calmé ses nerfs. Il souf­
frait beaucoup pendant ses crises, mais, en revan­
che, son esprit devenait plus lucide, plus callme,
quand elles avaient cessé. L’air sain, vif et sec de la
Sibérie, le service militaire, qui lui tenait lieu de
gymnastique, la vie paisible d’une petite ville de pro­
vince, tout contribuait à rendre la santé de Dos­
toïewsky meilleure. Gomme toujours, il était absor­
bé par ses romans. Il remplissait consciencieusement
ses devoirs militaires, mais n’y mettait pas de cœur.
Mon père ne rêvait qu’au moment où il pourrait don­
ner sa démission et redevenir un écrivain libre et
indépendant. Pendant son séjour à Semipalatinsk,
Dostoïewsky a écrit deux ouvrages : « Le Rêve de
l’oncle » et « Sélo Stépantchikowo ». Les héros de
ses nouveaux romans ne sont plus les cosmopoli­
tes d’avant lé bagne. Ils ne ressemblent en rien aux
128 VIE DE DOSTOIEWSKY

pâles pétersbourgeois : ils habitent la campagne ou les


petites villes de provimce, sont très russes et très
vivants. En lisant ces premières œuvres d après le
bagne, on s’aperçoit que Dostoïewsky a renoncé
définitivement au faux genre de Gogol et revient à
l’idée du « Double ». Dans ces nouveaux romains, il
peint des types anormaux : le prince K..., un dégé­
néré, qui tombe en enfance, et un aventurier Foma
Opiskine, qui possède une grande force d’hypno­
tisme. Ces deux romans de mon père sont gais et
railleurs, tandis que ses romans d’avant le bagne
étaient presque tous mélodramatiques. Il est évi­
dent que Dostoïewsky est arrivé à cette époque
de son existence où l’homme ne prend plus la vie
au tragique, se moque quelque peu d’elle, la consi­
dère avec impartialité, commence à comprendre
qu’il n’est que de passage ici-bas, que cette vie n’est
qu’un épisode dans la longue série d'existences que
l’âme humaine doit traverser. Cette ironie
s’accentue à mesure que grandit le talent de
l ’écrivain et qu’il comprend de mieux en mieux
les hommes et la vie. Elle ne devient jamais mé­
chante, ni amère, car l’amour pour l ’humanité,
l’admiration pour la fraternité chrétienne de l ’Evan­
gile grandissent encore plus fort dans le cœur de
Dostoïewsky.
Mon père avait reçu la permission de publier ces
deux romans ; mais il fut obligé de laisser dans son
portefeuille le manuscrit des « Mémoires de la Mai­
son Morte ». Il y travaillait depuis longtemps ; il en
comprenait bien la valeur, sans pouvoir les pu­
VIE DE DOSTOlEWSKT 129

blier à cause de la censure fort sévère pour tout ce


qui touchait aux prisons. Dostoïewsky était libre à
présent d'habiter n’importe quelle ville de la Sibé­
rie, mais ne pouvait pas rentrer en Russie. D’ail­
leurs, mon père ne rêvait qu’au moment où il pour­
rait revenir à Pétersbourg, qu’il détestait cepen­
dant. Un signe particulier distingue les intellec­
tuels nomades de la Lithuanie : ils ne peuvent vivre
ni à la campagne, ni en province ; ils doivent être
là où la civilisation du pays qu’ils habitent bat
son plein. Les grandes réformes qui ont fait la
gloire du règne d’Alexandre II se préparaient à
Pétersbourg. C’est là que mon père voulait être, au
milieu des autres écrivains russes. Il craignait, à res­
ter en Sibérie, de ne plus comprendre les nouvelles
idées qui agitaient alors notre pays. Dostoïewsky
cherchait fiévreusement un moyen d’obtenir la per­
mission de retourner en Russie. Il écrivait des let­
tres sans nombre, s’adressait à tous ses anciens
amis et découvrit enfin un protecteur. La guerre
de Sébastopol venait de finir. Tout le monde parlait
du général Todleben, qui s’y était distingué et ve­
nait d’être fait comte. Mon père se rappela les frè­
res Todleben qu’il avait connus autrefois au Château
des Ingénieurs. Il leur écrivit, les pria d’intercéder
en sa faveur auprès du gouvernement. Les Todleben
se rappelaient fort bien leur ancien camarade
d’école. Dostoïewsky ne leur avait jamais semblé
aussi étrange qu’il paraissait aux yeux de ses camara­
des russes : les Todleben venaient de Courlande et
leurs ancêtres ont dû se rencontrer maintes fois
VIE DE DOSTOÏEWSKY.
130 VIE DE DOSTOIEWSEY

avec les DostoïeAvsky sur les bords du Niémen. Us


prièrent leur frère célèbre de faire des démarches
en faveur de mon père. Le gouvernement russe ne
pouvait rien refuser au comte Todleben, que tout
le monde appelait « le défenseur de Sébastopol ».
Dostoïewsky reçut bientôt la permission d'habiter
toute la Russie, sauf les deux capitales. Mon père
choisit comme séjour permanent la ville de Tver,
située sur la Volga et station du chemin de fer
de la ligne Pétersbourg-Moscou. 11 donna avec
joie sa démission d’officier, fit ses adieux à ses
camarades de régiment et aux braves geais de
Semipalatinsk qui l’avaient reçu avec tant d’hos­
pitalité et partit pour la Russie avec sa femme et
son beau-fils. Pour faire ce long voyage, Dos­
toïewsky acheta une calèche qu’il revendit en arri­
vant à Tver ; c’est ainsi que l’on voyageait alors
dans notre pays. Quelle joie pour mon père de par­
courir, libre et indépendant, la même route que
dix ans auparavant il avait dû faire en compagnie
des gendarmes ! Il allait revoir son frère Michel, ren­
trer dans ce monde littéraire où il pouvait échanger
avec des amis les idées qui l ’intéressaient. Il allait
présenter à la famille sa chère femme qui l’aimait
tant ! Tandis que Dostoïewsky rêvait ainsi dans sa
calèche, à la distance d’un relai voyageait dans une
britshka (i) le joli précepteur que sa maîtresse em­
menait avec elle, comme un petit chien de man­
chon. A chaque station, elle lui laissait quelques

(i) Sorte de cabriolet.


VIE DE DOSTOIEWSKY 131

mots d'amour écrits en hâte, l'informait où ils


allaient s’arrêter pour la nuit, lui ordonnant de s’ar­
rêter lui-même à la station précédente afin de ne pas
les dépasser. Cette négresse blanche a bien dû s’amu­
ser en route, à contempler l’air naïvement heureux
de son pauvre romancier de mari.
Installé à Tver, mon père se lia bientôt d’amitié
avec le comte Baranoff, gouverneur de la ville. Sa
femme, née Wassiletchikoff, était une cousine du
comte Soliohub, écrivain qui avait eu autrefois un
salon littéraire à Pétersbourg. Mon père qui, dans sa
jeunesse, avait beaucoup fréquenté ce salon, avait
été présenté à Wassiletchikoff lors de son succès
des « Pauvres Gens ». Elle n’avait jamais pu l’ou­
blier. Sitôt qu’elle eut appris l’arrivée de Dos-
toïewsky à Tver, elle s’empressa de renouer les r*e-
lations. Elle l’invita souvent chez elle et obligea
son mari à s’occuper des affaires de mon père. Le
comte Baranoff fit de son mieux pour lui obtenir
la permission d’habiter Pétersbourg. Informé que
le chef de la gendarmerie, le prince Dolgorouky,
s’opposait à ce retour, le comte conseilla à mon père
d’écrire une lettre à l’empereur. Comme bien d’au­
tres enthousiastes, Dostoïewsky était à cette époque
amoureux d’Alexandre II. Il avait composé des vers
à l’occasion de son couronnement et attendait beau­
coup de son règne. Il écrivit à rempereur une lettre
fort simple et fort digne, lui raconta les malheurs
de sa vie et lui demanda la permission de vivre à
Pétersbourg. Cette lettre plut beaucoup à Alexan­
dre II, et il accorda à mon père ce qu’il demandait.
132 VIE DE DOSTOIEWSKY

Heureux à l’idée de pouvoir vivre enfin dans le mon­


de littéraire, auprès de son frère Michel, Dos-
toïewsky partit immédiatement pour Pétersbourg
avec sa femme et son beau-fils, qu’il plaça dans un
corps de cadets. Mon père obtint bientôt l’autorisa­
tion de publier « Les Mémoires de la Maison morte ».
Le règne de Nicolas P"" était bien fini ; on n’avait plus
peur de la lumière, on la cherchait, au contraire.
« Les Mémoires » eurent un immense succès et placè­
rent Dostoïewsky au premier rang des écrivains
russes. Depuis ce temps, il n’a plus perdu cette po­
sition élevée ; chaque nouveau roman ne faisait
que l ’affermir. La vie commençait à sourire à mon
père. Hélas, le sort lui préparait une nouvelle
et cruelle épreuve.
Le changement de climat n’avait pas réussi à
Maria Dmitrievna. L’air humide et marécageux de
Pétersbourg développa la phtisie, qui la guettait
depuis longtemps. Epouvantée, Maria Dmitrievna
retourna à Tver, dont le climat est plus sain.
C’était trop tard ; la maladie suivit son cours et
en quelques mois Maria Dmitrievna devint mé-
coninaissable. Cette femme, qui toussait et crachait
du sang, dégoûta vite son jeune amant, lequel
jusqu’alors la suivait partout. Il ne voulut plus
d’elle et s’enfuit de Tver sans laisser d’adresse. Cet
abandon exaspéra Maria Dmitrievna. Dans une des
scènes qu’elle faisait à son mari, elle avoua tout à
Dostoïewsky et lui raconta dans les moindres dé­
VIE DE DOSTOIEWSKY 133

tails son amour pour le jeune précepteur (i). Par un


raffinement de cruauté, elle dit à mon père com­
bien ils s’étaient amusés tous les deux, en se mo­
quant du mari trompé, et lui confessa qu’elle ne
l’avait jamais aimé, qu’elle l ’avait épousé par iinté-
rêt. « Aucune femme qui se respecte », disait à
mon père cette coquine, « ne pourra jamais aimer
un homme qui a travaillé quatre ans au bagne
en compagnie des voleurs et des assassins. »
Pauvre père ! Il écoutait navré la confession
folle de sa femme. C’était donc cela, le grand
amour, le grand bonheur auxquels il croyait naï­
vement depuis des années 1 C’était cette mégère,
qu’il prenait pour la femme aimante et dévouée !
Dostoïewsky eut horreur de Maria Dmitrievna, la
quitta, is’enfuit à Pétersbourg, chercha la consola­
tion auprès de son frère Michel, près de ses niè­
ces et de ses neveux. Il se voyait à l’âge de qua­
rante-deux ans, sans avoir jamais été aimé. « Aucune
femme ne pourra aimer un ancien forçat », se ré­
pétait-il avec tristesse les paroles ignobles de
Maria Dmitrievna. Seule la fille d’un esclave pou­
vait avoir cette pensée de laquais ; jamais pareille
idée ne serait venue à l ’esprit d’une européenne au
cœur noble. Hélas ! Dostoïewsky connaissait mal
les femmes à cette époque de sa vie. La pensée
qu’il n’aurait jamais ni enfants, ni foyer conjugal.

(i) Occupé par la publication de son roman, Dostoïewsky


demeurait à Pétersbourg, tout en se rendant souvent à T ver,
afin de voir sa iemme.
134 VIE DE D05T 01EWSKÏ

le rendait bien malheureux. Il a mis toute sa colère


de mari trahi dans le roman « L’Eternel mari »,
qu’il écrivit plus tard. Il est curieux de noter que
Dostoïewsky peint le héros du roman « i’Eternel
mari », comme un être méprisable, laid, vieux,
vulgaire et ridicule. Il est possible que mon père
se soit méprisé d’avoir été si naïf, si crédule, de n’a­
voir pas découvert plutôt l’intrigue infâme et puni
les amants perfides. Tout en souffrant et en se dé­
sespérant, Dostoïewsky continuait à envoyer de
l’argent à Maria Dmitrievna, plaçait auprès d’elle
des domestiques de confiance, écrivait à ses soeurs
de Moscou, les priait d’aller la visiter à Tver ; plus
tard il y alla lui-même plusieurs fois, afin de voir si
sa femme malade ne manquait de rien. Leur ma­
riage était brisé, mais le sentiment du devoir
envers celle qui portait son nom, restait toujours
fort dans le cœur de Dostoïewsky. Maria Dmitrievna
ne désarmait pas. Elle haïssait mon père de cette
haine implacable, que connaissent seules les négres­
ses. Les gens qui la soignaient racontèrent plus
tard qu’elle passait de longues heures, immobile
dans son fauteuil, plongée dans ses méditations dou­
loureuses. Elle se levait brusquement et parcourait
fiévreusement les chambres de son appartement. Ar­
rivée au salon, elle s’arrêtait devant le portrait de
Dostoïewsky, le regardait longtemps, lui montrait le
poing et s’écriait : « Forçat, ignoble forçat ! » A cette
heure, elle haïssait aussi son premier mari et parlait
de lui avec mépris. Elle haïssait son fils Paul et refu­
VIE DE DOSTOIEWSKY 135

sait de le voir. Maria Dmitrievna fut toujours très


ambitieuse ; elle désirait ardemment placer son en­
fant au lycée, école aristocratique de Pétersbourg.
Pour lui faire plaisir, mon père fit des démarches,
mais ne put obtenir qu’une bourse au corps des ca­
dets à laquelle le jeune garçon avait droit comme fils
d’officier. Voyant que Paul était paresseux et ne
voulait rien apprendre, Maria Dmitrievna en conçut
un profond dépit, lequel plus tard se changea en
haine. Dostoïewsky avait beau intercéder en faveur
du petit Paul auprès de sa femme, elle refusait obsti­
nément de ile voir. Mon père fut obligé d’envoyer
son beau-fils passer les vacances dans la famille de
son frère Michel.
U ne av en tu r e p a s s io n n e l l e

A son retour de Sibérie, mon père trouva Michel


Dostoïewsky entouré de jeunes écrivains fort remar­
quables. Mon oncle Michel s’était fait un nom dans
la littérature russe par ses excellentes traductions de
Schiller et de Goethe ; il aimait à rassembler dans
sa maison les écrivains de Tépoque. Dostoïewsky
lui proposa donc d’éditer un journal. Il brûlait d’en­
vie de faire comprendre à nos intellectuels la grande
Idée russe qu’il avait trouvée au bagne et dont la
société russe, sourde et aveugle, ne se doutait même
pas. On appela le journal « Wremia « (i) et on par­
tagea la besogne entre les deux frères ; mon oncle
Michel se chargea de la part éditrice et financière :
mon père s’occupa de la partie littéraire. Il publia
dans le « Wremia » ses romans et ses articles criti­
ques. Le journal eut beaucoup de succès ; la nou­
velle idée plaisait aux lecteurs. Les deux frères Dos­
toïewsky invitèrent à collaborer de très bons écri­
vains, gens sérieux, qui comprenaient la valeur de
mon père. Au lieu de se moquer de lui, comme jadis
ses jeunes camarades de la littérature, ils devinrent

(i) « Wr<îinia », « Le Temps ».


VIE DE DOSTOIEWSEY 13 7

ses amis et ses admirateurs. Parmi eux il faut surtout


noter le poète Apollon Maïkoff (que Dostoïewky con­
nut aussi un peu avant le bagne) et le philosophe
Nicolas Strahoff, qui restèrent les amis de Dos-
tcüewsky pendant toute sa vie et assistèrent à sa
mort.
Après (( Les Mémoires de la Maison Morte »,
mofn père publia « Les Humiliés et les Offensés »,
son premier grand roman, qui eut aussi beaucoup
de succès. Dostoïewsky fut très entouré et très
complimenté dans les salons littéraires de Péters-^
bourg, qu’il fréquentait de nouveau. Il se montra
aussi en public. Pendant le séjour de mon père en
Sibérie, lies étudiants et les étudiantes de Péters-
bourg avaient commencé de jouer un rôle important
dans la vie intellectuelle. Afin de venir à l’aide de
leurs camarades pauvres, ils organisaient des soi­
rées littéraires, où les écrivains célèbres lisaient des
pages choisies de leurs œuvres. Les étudiants les
payaient en applaudissemefnts frénétiques, leur
faisaient une énorme réclame, que les romanciers
ambitieux recherchaient beaucoup, en flattant les jeu­
nes gens. Mon père n’était pas ambitieux et ne flattait
jamais les étudiants ; au contraire, il leur disait
toujours l’amère vérité. C’est pourquoi les jeunes
gens le respectaient plus que les autres écrivains et
l’applaudissaient davantage. La vogue dont jouissait
Dostoïewsky au milieu des étudiants fut remarquée
par une jeune fille, nommée Pauline N. Elle repré­
sentait ce type curieux de « l ’éternelle étudiante »,
138 VIE DE DOSTOIEWSKY

qui n’existe qu’en Russie. Pauline N. venait d’une


province russe où elle avait des parents riches ; ils
lui envoyaient assez d’argent pour vivre à son aise
à Pétersbourg. Chaque automne régulièrement, elle
s’inscrivait comme étudiante à l’Université (i), mais
ne passait jamais d’examens et ne faisait aucune
étude. En revanche, elle fréqueïitait assidûment
l ’Université de Pétersbourg, flirtait avec les étu­
diants, allait les voir chez eux, empêchait les jeunes
gens de travailler, les poussait à la révolte, leur fai­
sait signer des protestations, assistait à toutes les
manifestations politiques, marchait à la tête de leurs
cortèges, portait le drapeau rouge, chantait la Mar­
seillaise, injuriait et provoquait les cosaques, frap­
pait les chevaux des gendarmes, était à son tour
battue par la police, passait la nuit au violon et à
à soïî retour à l’Université, était portée en triom­
phe par les camarades en tant que victime glorieuse
du « tsarisme odieux ». Pauline assistait à tous les
bals, à toutes les soirées littéraires des étudiants,
dansait, criait, applaudissait avec eux, partageait tou­
tes les nouvelles idées qui agitaient la jeunesse.
L’amour libre était alors à la mode. Jeune et jo­
lie, Pauline suivit avec empressement cette nou­
veauté, roula d ’un étudiant à l’autre, et servit Vénus
tout en croyant servir la civilisation européenne. Le
succès de Dostoïewsky ne pouvait manquer de s’im-

permettait d ’étudier provisoirement à t’université, avec les


cours supérieurs pour les jeunes filles. Le gouvernement leur
permettait d ’étudier pro\isoirement à runiversité avec les
jeunes gens.
VIE DE DOSTOIEWSKY 139

poser à elle : Pauline s’empressa de partager cette


récente passion des étudiants. Elle tourna autour de
mon père, lui fît des avances. Dostoïewsky ne les
remarqua pas. Elle lui écrivit alors une déclaration
d’amour. Sa lettre resta dans les papiers de mon
père ; elle est simple, naïve et poétique. On croirait
entendre une jeune fille timide, éblouie par le génie
du grand romancier. Dostoïewsky lut la lettre de
Pauline avec émotion. Cette déclaration d’amour
arrivait au moment où ii en avait le plus besoin.
Son cœur était torturé par la trahison de sa fem­
me ; il se méprisait comme un mari trompé, ridi­
cule. Et voici qu’une jeune fille, fraîche et jolie,
lui offrait son cœur î Ainsi sa femme n’avait pas
raison ! Il pouvait être aimé, même après avoir tra­
vaillé au bagne, en compagnie des voleurs et des
assassins. Dostoïewsky s’empressa de saisir au vol
la consolation que le sort lui offrait. Il n’avait
aucune idée des mœurs légères de Pauline. Mon
père ne connaissait la vie des étudiants que de la
chaire où il leur lisait ses œuvres. Les étudiants
l’entouraient d’une foule respectueuse ; lui, par­
lait de Dieu, de la patrie, de la civilisation. L’idée
d ’initier cet écrivain illustre qui imposait à tout le
monde, à leurs petites saletés de jeunes gens, ne
pouvait pas leur venir à l’esprit. Si, plus tard, ils
s’aperçurent de l ’amour de Dostoïewsky pour
Pauline N., ils se sont naturellement bien gardés
de le renseigner sur son compte. Mon père pre­
nait Pauline pour une jeune provinciale, grisée
par les idées exagérées de liberté féminine qui
140 VIE DE DOSTOIEWSKY

régnaient alors en Russie. Il savait que Marie Dmi-


trievna était condamnée par ies médecins et que
dans quelques mois il pourrait épouser Pauline.
Il n’eut pas la force d ’attendre, de repousser ce
jeune amour qui s’offrait librement, sans se sou­
cier du monde et de ses convenances. Dostoïewsky
avait quarante-deux ans et n’avait jamais encore été
aimé...
Les deux amants décidèrent de passer leur lune
de miel à l ’étranger. Depuis longtemps déjà mon
père rêvait de faire un tour en Europe. Ivan
Karamazow, ce portrait de Dostoïewsky à vingt
ans, rêve aussi d’aller à l’étranger. Selon lui, l’Eu­
rope n’était qu’un vaste cimetière ; mais il voulait
s’incliner respectueusement devant les tombeaux
des Grands Morts. Aujourd’hui que Dostoïewsky
avait enfin de l’argent, il se hâta de réaliser un
désir si longtemps caressé. Le jour du départ s’ap­
prochait ; au dernier moment mon père fut retenu
à Pétersbourg par les affaires du journal « Wre-
mia )). Pendant les périodes d’alcoolisme de mon
oncle Michel, qui devenaient de plus en plus fré­
quentes, Dostoïewsky était obligé de s’occuper de
toutes les affaires du journal. Pauline partit seule,
en lui donnant rendez-vous à Paris. Deux semai-
nés plus tard, Dostoïewsky reçut une lettre dans la­
quelle Pauline lui annonçait qu’elle aimait un
Français, dont elle venait de faire la connaissance à
Paris. « Tout est fini entre nous », écrivait-elle à
mon père, a C’est ta faute ! Pourquoi m’as-tu lais­
sée seule si longtemps !» A la lecture de cette lettre.
VIE DE DOSTOIEW SKY 141

Dostoïewsky partit comme un fou pour Paris. Lui,


qui voyageait à l’étranger plour la première fois de sa
vie, traversa Berlin et Cologne sans les voir. Plus
tard, en revenant sur les bords du Rhin, Dos-
toïewsky demanda pardon à la cathédrale de Colo­
gne de n’avoir pas remarqué sa beauté. Pauline lé
reçut froidement, lui déclara qu’elle avait enfin
trouvé son idéal d’homme, qu’elle ne voulait plus
retourner en Russie, que son amant français l ’ai­
mait passionnément et la rendait très heureuse.
Mon père a toujours respecté la liberté des autres
et ne faisait sur ce point aucune différence entre
les hommes et les femmes. Pauline n’était pas sa
femme. Elle n’avait pas prononcé de serment ; elle
s’était donnée librement et par conséquent était libre
de se reprendre. Mon père s’inclina devant sa vo­
lonté et ne chercha plus à la voir, ni à lui parler.
Puisqu’il n’avait plus rien à faire à Paris, Dos-
toïewsky se rendit à Londres, pour voir Alexandre
Herzen. En ce temps, on allait en Angleterre voir Her-
zen, comme on alla plus tard voir Tolstoï à Jasnaïa
Poliana. Mon père était loin de partager les idées
révolutionnaires de Herzen. Mais l ’homme l ’inté­
ressait, et il profita de l’occasion pour faire sa
connaissance. Dostoïewsky trouva Londres bien
plus intéressant que Paris. Il y resta longtemps,
l’étudia à fond, s’extasia devant la beauté des jeu­
nes Anglaises, et dit plus tard dans ses souvenirs de
voyage qu’elles représentent le type le plus par­
fait de la beauté féminine. Cet engouement de
Dostoïewsky pour les Anglaises est fort significatif.
142 VIE DE DOSTOIEWSKY

Les Russes qui voyagent en Europe s'intéressent


surtout aux Françaises, Italiennes, Espagnoles et
Hongroises. Les Anglaises les laissent généralement
froids ; mes compatriotes trouvent qu’elles sont
« trop maigres ». N’est-ce pas la preuve que le goût
de Dostoïewsky était moins oriental, et que la beauté
des jeunes Anglaises toucha quelque corde nor­
mande de son cœur lithuanien (i) ?
Mon père revint enfin à Paris ; et là, ayant apjiris
que son ami Nicolas Strahoff se rendait aussi à l’é­
tranger, il lui donna rendez-vous à Genève et lui pro­
posa de faire ensemble un voyage en Italie. Une
phrase curieuse se trouve dans cette lettre : « Nous
nous promènerons à Rome et, qui sait, nous cares­
serons peut-être une jeune Vénitienne en gon­
dole ». De pareilles phrases ne se rencontrent
presque jamais dans les lettres de mon père. Il est
évident que Dostoïewsky avait à cette époque besoin
d ’un roman avec n’importe quelle femme pour se
réhabiliter à ses propres yeux, pour se prouver que
lui aussi pouvait être aimé. Et cependant il n ’y a
pas eu de « jeune Vénitienne en gondole » pen­
dant ce voyage des deux amis ; le cœur de Dos­
toïewsky appartenait à Paufine. Il refusa toutefois
d’accompagner Strahoff à Paris, où il pouvait la

(i) Doetoïewsky prétendait que les Anglais abandonneront


bientôt l ’île de la Grande Bretagne, a Si nos fils ne voient
pas le départ des Anglais de l ’Europe, nos petits-fils le ver­
ront )), disait-il.
VIE DE DOSTOIEWSKY 14S

rencontrer et rentra seul en Russie. Il a décrit les


impressions de ce prémier voyage en Europe dans
le journal « Wremia ».
Vers le printemps, Pauline lui écrivit de Paris et
lui fit part de ses malheurs d’amour. Son amant
Français la trompait ; elle n’avait cependant pas la
force de le quitter et suppliait mon père de venir
la voir à Paris. Comme Dostoïewsky ne se déci­
dait pas à faire le voyage, Pauline le menaça de se
suicider, menace favorite des femmes Russes.
Effrayé, mon père partit enfin pour la Fraince et
tâcha de faire entendre raison à la jolie éplorée.
Trouvant Dostoïewsky trop froid, Pauline mit en
avant les grands moyens. Un jour elle s’amena
chez mon père à sept heures du matin, le réveilla
et brandissant un énorme couteau tout neuf qu’elle
venait d’acheter, lui déclara que son ^mant Français
était un misérable et qu’elle voulait le punir, en lui
plongeant ce couteau dans la gorge ; qu’elle cou­
rait justement chez lui, mais désirait auparavant
voir mon père, afin de le prévenir du crime qu’elle
allait commettre. Je ne sais si mon père fut dupe de
cette vulgaire tragédie. Dans tous les cas, il con­
seilla à Pauline de laisser son grand couteau à Paris
et de l’accompagner en Allemagne. Pauline y con­
sentit ; c’était justement ce qu’elle voulait elle-
même. Ils s’en furent sur les bords du Rhin et
s'installèrent à Wiesbade. La, mon père joua avec
passion à la roulette, fut heureux, en gagnant,
éprouva un désespoir non moins délicieux, en per­
144 VIE DE DOSTOIEWSKY

dant (i). Plus tard ils virent ensemble l’Italie, qui


avait laissé une charmante impression à mon père ;
ils visitèrent Naples et Rome. Pauline flirtait avec
tous les hommes qu’elle rencontrait sur son che­
min et donnait bien des soucis à son amant. Mon
père a conté plus tard ce voyage extraordinaire
dans le roman « Le Joueur ». Il le plaça dans un
autre cadre, mais a laissé le nom de Pauline à l’hé­
roïne .
En réfléchissant à cette période de la vie de Dos-
toïewsky, on se demande avec étonnement com­
ment un homme qui, à vingt ans, fut sage comme
une image, a pu faire de pareilles folies à qua­
rante. On ne peut l’expliquer autrement, que par le
développement anormal de son corps. A vingt ans
mon père fut un écolier timide ; à quarante ans, il
passa par cette fougue de jeunesse, laquelle s’im­
pose à presque tous les hommes. « Oui n’a pas fait
ses folies à vingt ans, les fera à quarante », dit un
sage proverbe qui prouve ainsi que ce curieux
déplacement d’âge n’est pas aussi rare qu’on le croit.
Il y avait dans cette escapade de Dostoïewsky la
révolte d ’un honnête homme, d’un mari fidèle à
sa femme, tandis qu’elle se moquait de lui avec son
amant. Mon père voulait évidemment se prouver
à lui-même qu’il pouvait aussi tromper sa femme.

(i) D(»toïewsky fit connaissance de la roulette au cours de


son premier voyage en Europe et gagna même une forte somme
d ’argent. Le jeu le laissa d ’abord assez froid; ce n ’est qu’à son
second voyage, en compagnie de Pauline, que mon père s’est
pris de passion pour la roulette.
VIE ©E DOSTOIEWSKY 145

mener la vie légère des autres hommes, jouer avec


l’amour, s’amuser avec les jolies filles. Bien des
signes l’indiquent. Il est fort curieux, par exemple,
que Dostoïewsky se soit peint dans le roman « Le
Joueur » sous les traits d’un précepteur (i). Re­
poussé par la jeune fille qu’il aime, ce précepteur va
immédiatement trouver une cocotte, qu’il méprise,
et part avec elle pour Paris, afin de se venger de la
jeune fille, qu’il continue cependant à aimer. Mais
à part la vengeance du mari trompé, il y a aussi
de la vraie passion dans ce roman de Dostoïewsky.
Voici ce que dit le héros du « Joueur » à propos de
Pauline : c( Il y a des moments où j ’aurais donné la
moitié de ma vie pour pouvoir l ’étrangler. Je le
jure, s’il m’avait été possible de lui plonger un cou­
teau dans le sein, je l’aurais fait avec délices. Et
«pourtant, je le jure par tout ce qui m ’est sacré, si,
au sommet du Schlangenberg, elle m’avait dit
<( Jetez-vous dans ce précipice ! » j ’aurais obéi et
même avec plaisir. »
Tout en se vengeant de Maria Dmitrievna avec
Pauline, Dostoïewsky prenait cependant toutes les
précautions pour que sa femme malade u ’en sût
rien. Il avait besoin de se réhabiliter à ses propres
yeux, mais n’avait nullement envie de faire de la
peine à la malheureuse poitrinaire. Ses précautions
furent si bien prises que, seuls, les parents et quel­
ques amis intimes connurent ce roman. Il explique

(i) G^mme j ’ai dit plus haut, c ’est avec un jeune précepteur,
que Maria Dmitrie\Tia troonpait mon père.

VIE DE DOSTOÏEWSKY. 10
146 VIE DE DOSTOIEWSKY

cependant le caractère de plusieurs héroïnes de Dos-


toïewsky, capricieuses et fantasques. Aglaé, de
« ridiot », Lise des « Possédés », Grouchenka, des
« Karamazow » et bien d'autres encore sont plus ou
moins des Paulines N. C’est dans ce roman de mon
père qu’on peut trouver, ce me semble, l’explication
de l’étrange amour-haine de Rogogine pour Nastas-
sia Philipovna.
Dostoïewsky rentra à Pétersbourg en automne et
apprit que Ja maladie de sa femme était arrivée à
son dernier degré. Pris de pitié pour la malheu­
reuse (i), mon père oublia sa rancune, partit
immédiatement pour Tver et persuada la mou­
rante de se rendre avec lui à Moscou, où elle pouvait
se faire soigner par de bons médecins. L’agonie de
Maria Dmitrievna dura tout l’hiver. Mon père ne la
quitta pas et lui prodigua tous ses soins. Il sortait
peu, absorbé par son roman <( Le Crime et le Châ­
timent », qu’il était en train d’écrire. Quand au
printemps Maria Dmitrievna mourut enfin, Dos­
toïewsky écrivit quelques lettres de faire-part à ses
amis et parla de la morte avec respect. Il avouait
qu’il n’avait pas été heureux avec elle, mais préteai-
dait que sa femme l’avait aimé malgré leurs que­
relles. L’honneur du nom fut toujours cher à Dos­
toïewsky et l’obligea de cacher à ses amis la tra-

(i) Pendant sa liaison avec Pauline, Dostoïewsky ne cesse de


s’occuper de sa femme malade. En voyageant avec Pauline en
Italie, il écrit souvent à son frère Michel et l ’engage à envoyer
à Maria Dmitrievna l ’argent que le journal a Wremia » lui
devait pour ses articles.
VIE DE DOSTOIEWSKY 147

hison dont il avait été victime. Seuls ses parents con­


nurent cette triste histoire. Mon père dut aussi ca­
cher la vérité à cause de son beau-fils Paul, qu’il éle­
vait dans les sentiments de respect pour ses parents
morts. Je me rappelle que, plus tard, à un dîner de
famille, Paul Issaïeff parla dédaigneusement de
son père, assurant qu’il n’avait été qu’un « chiffon
mouillé » entre les mains de sa femme. Dostoïewsky
se fâcha, défendit la mémoire du capitaiine Issaïeff
et ordonna à son beau-fils de ne jamais parler sur
ce ton de ses parents.
Comme j ’ai dit plus haut, Dostoïewsky avait
l’intention d’épouser PauMne après la mort de sa
femme. Mais depuis leur voyage en Europe, ses
idées sur son amante étaient bien changées. Du
reste Pauline ne tenait nullement à ce mariage et
désirait garder toute sa liberté de jolie fille. Ce
n’est pas mon père qui lui plaisait, mais sa gloire
littéraire, et surtout son succès auprès des étu­
diants. Le jour où Dostoïewsky cessa d’être à la
mode, Pauline s’empressa de l’abandoniner. Mon
père commença bientôt à publier « Le Crime et le
Châtiment ». Comme toujours, les critiques se
jetèrent sur ce chef-d’œuvre dès les premiers chapi­
tres et aboyèrent, à qui mieux mieux. L’un d’eux
annonça au public que Dostoïewsky venait d’in­
sulter l’étudiant russe dans la personne de Raskol-
nikow (i). Cette sottise, comme toutes les sottises

(i) Dans son célèbre roman, Dostoïewsky montra une clair­


voyance remarquable. Quelques jours avant la publication du
premier chapitre de (( Crime et Châtiment », un crime fut
148 VIE DE DOSTOIEWSKY

d’ailleurs, eut un énorme succès à Pétersbourg. Les


étudiants, qui la veille encore admiraient Dos-
toïewsky, se tournèrent contre lui, comme un seul
homme. Mon père n’étant plus à la mode, Pauline
ne voulut plus de lui. Elle déclara à Dostoïewsky
qu’elle ne pouvait pas lui pardonner son crime
envers l’étudiant russe, cet être sacré à ses yeux,
et qu’elle rompait avec lui. Mon père n’insista pas ;
il n’avait plus aucune illusion sur cette coureuse.

commis à Moiscou, tout à fait pareil à celui de Raskolnikoff.


étudiaut tua uu usiErier, croyaiiit que « tout était permis ». Les
amis de mon père furent profondément frappés par cette
coïncidence, mais ses antiques n ’y attachèrent aucune impor­
tance. Et cependant la clairvoyance de Dostoïewsky aurait dû
leur faire comprendre que loin de vouloir insulter nos étudiants,
il avait bien vu quels ravages produisaient dans leurs cerveaux
enfantins les utopies anarchistes, que l ’Europe nous envoyait
à profusion.
XI

U n e amitié littér aire

Pauline N. mit fin à la période passionnelle de la


vie de Dostoïewsky, qui n’a duré en tout qu’une
dizaine d’années, de trente-trois à quarante-trois ans.
L’amour africain de Maria Dmitrievna et la passion
quelque peu orientale de Pauline N. ne laissèrent
pas de bons souvenirs à Dostoïewsky : ils étaient
trop contraires à sa nature et à l’idéal véritable de
ses ancêtres. Il cherche une jeune fille chaste et
pure, une honnête femme et une fidèle compagne
de sa vie. Ses deux autres romans vécus seront des
romans de cœur et non pas des sens. Examinons
d’abord le premier.
En ces années-là, vivait au fond de la Lithuanie
un riche propriétaire, M. Korvin-Kroukowsky, qui
appartenait à la noblesse lithuainienne et prétendait
descendre de Korvin, roi quelque peu fabuleux de
k Lithuanie payenne. Il était marié et avait deux
filles, auxquelles il donnait une éducation très soi­
gnée. La cadette Sophie (i) épousa plus tard M. Kova­
lewsky et fut professeur de mathématiques à l’Uni-

(i) Au moment dont je parle, Sophie avait quinze ans; elle


n ’a joue aucun rôle dans la vie de Dostoiewsky.
150 VIE DE DOSTOIEWSKY

versité de Stockholm, première femme admise à


cette place. L’aînée, Anna, une jolie fille de
dix-neuf ans, préférait les belles-lettres. Elle était
grande admiratrice de mon père et connaissait
toutes ses œuvres. Le roman <( Le Crime et le Châ­
timent » produisit sur elle une vive impression.
Elle écrivit à Dostoiewsky une longue lettre qui lui
plut beaucoup. Il répondit immédiatement à
Kroukowsky. Une correspondance s’ensuivit et dura
quelques mois. Anna supplia alors son père de la
mènera Pétersbour^, pour y faire la connaissance de
son écrivain favori. Toute la famille arriva dans la
capitale et s’installa dans un logement meublé ; on
s’empressa d’inviter mon père et l’on fut charmant
pour lui. Dostoiewsky revint souvent dans cette
maison bospitalière et fiinit par demander en ma­
riage Anna Kroukowsky. Il était veuf et s’ennuyait
de vivre seul. Maria Dmitrievna l’avait habitué au
foyer conjugal, au confort, que seule une femme
peut donner à la maison. Il désirait avoir des en-
faints et voyait avec terreur fuir les années de sa jeu­
nesse. Dostoiewsky n’était pas amoureux d’Anna ;
elle lui plaisait comme une jeune fille bien élevée,
gaie, spirituelle, aimable. Sa famille lithuanienne
lui convenait. Kroukowsky n’aimait pas non
plus mon père, mais elle avait une grande admi­
ration pour son talent. Elle consentit avec joie
à devenir sa femme ; leurs fiançailles, cependant,
furent de courte durée. Le fait est que leurs idées
politiques étaient tout opposées. Dostoiewsky deve­
nait de plus en plus monarchiste et patriote russe.
VIE DE DOSTOIEWSKY 151

Anna Kroukowsky était cosmopolite et terriblement


anarchiste. Tant qu’ils parlaient littérature, tout
allait bien ; des qu’ils passaient aux questions poli­
tiques, ils commençaient à se disputer et à se que­
reller. C’est ce qui arrive souvent en Russie, où l’on
n ’a pas encore appris l’art de discuter sur la politique
avec calme. Les fiancés s’aperçurent à tempis que leur
mariao;‘e serait un enfer et ils y renoncèrent. Il leur
fut bien plus difficile de renoncer à leur amitié. Ren­
trée à la campagne, Anna cçntinua d’écrire à mon
père, et il lui répondit, comme par le passé. L’hiver
suivant, les Kroukowsky vinrent de nouveau à Péters-
bourg et Dostoïewsky les fréquenta aussi souvent
que rhiver précédent. L’amour de mon père pour
M“® Kroukowsky n’était, au fond, qu’une de
ces amitiés littéraires dont les écrivains ont autant
besoin que de l’amour. Quand Dostoïewsky se fiança
à ma mère, Anna Kroukowsky fut la première à l ’en
féliciter chaleureusement. Peu de temps après le se­
cond mariage de mon père, Anna fut à l’étranger
avec ses parents et rencontra en Suisse un Français,
M. J., anarchiste comme elle. Ils passèrent des mo­
ments délicieux à détruire l’univers et à le recons­
truire sur des bases plus harmonieuses ; ils pri­
rent tant de goût à ce métier, qu’ils finirent par se
marier. L’occasion de mettre en pratique leuts théo­
ries anarchistes se présenta bientôt. La guerre entre
la France et l’Allemagne éclata, Paris fut assiégé, la
Commune régna. Les deux J. y prirent une part
active. Après avoir mis le feu à une précieuse collec­
tion d’art, qu’il fallait, paraît-il, brûler pour que
152 VIE DE DOSTOIEWSKY

rhumanité fût plus heureuse, J. se sauva de


Paris. Son mari fut arrêté et mis en prison. Gédaait
au désespoir de sa fille qui adorait son mari, le vieux
Korvin-Kroukowsky vendit une partie de ses terres,
gagna Paris, et, pour cent mille francs, arrangea
l’évasion de son gendre. Pendant longtemps la
famille J. ne put rentrer en France. Ils s’installè­
rent à Pétersbourg, où J. continua d’être l’amie
de mon pèce. Par sympathie pour son amcienne
fiancée, Dostoïewsky reçut cordialement son com­
munard de mari, quoiqu’il n’y eût rien de com­
mun entre eux. J. devint à son tour l’amie de
ma mère ; son fils unique, Georges J. fut mon petit
camarade d’enfance.
Je crois que mon père a dépeint Kroukowsky
dans la personne de « Katia », fiancée de Dmitri
Karamazow. Katia n’est pas Russe ; c ’est une vraie
jeune fille lithuanienne, fière, chaste, ayant une
grande idée de l’honneur de la famille, se sacrifiant
pour sauver celui de son père, fidèle à sa promesse
de fiancée, à sa mission de sauver Dmitri Karama­
zow, en corrigeant les défauts de son caractère. Les
jeunes filles Russes sont bien plus simples. La pas­
sion orientale ou la pitié slaye l’emportent chez
elles sur toutes les autres considérations.
X II

D oSTOÏEWSKY, chef I)E famille

Vers l’époque de la publicatioiii du célèbre roman


de mon père « Le Crime et le Châtiment », les affai­
res de mon oncle Michel commencèrent à se gâter.
Son journal « Wremia » fut interdit et suspendu
à la suite d’un article politique que la censure avait
mal compris. Quelques mois plus tard, Michel Dos-
toïewsky obtint la permission de publier un nou­
veau jounnal sous le nom « d’Epoha » (i) ; mais
comme il arrive souvent en Russie, ce nouveau
journal n’eut pas le succès du premier, quoique
mon oncle eût invité à collaborer les mêmes écri­
vains. « L’Epoque » parut pendant quelques mois et
finit par s’éteindre, faute de lecteurs. Ce fut un
grand coup pour Michel Dostoïewsky. Sa santé,
déjà affaiblie par l’abus de l’alcool ne put le suppor­
ter et il mourut après une courte maladie. Comme
la plupart de mes compatriotes, mon oncle vivait
largement et n’avait rien mis de côté, espérant lais­
ser à ses enfants un journal qui donnait de gros

(i) « L ’Epoha », « L ’Epoque ». Mon père, qui en ce mo­


ment trouvait à Moscou, auprès de sa femme malade, ne
s ’occup» du journal (( Epoha » q u ’après îa mort de son frère.
154 VIE DE DOSTOIEWSKY

revenus. Ses fils étaient encore très jeunes et n’a­


vaient pas fini leur éducation. Ils ne pouvaient, par
conséquent, pas aider leur mère. Mon oncle laissa
des dettes considérables. D’après la loi russe, ces
dettes s’éteignaient avec lui ; sa famille, n’ayant
rien hérité, n’était pas obligée de les payer. On fut
donc très étonné, quand mon père déclara aux
créanciers de Michel Dostoïewsky qu’il se considé­
rait comme responsable pour toutes les obligations
signées par son frère et qu’il allait travailler doréna­
vant, afin de les payer aussi vite que possible. Il
promit, en outre, à sa belle-sœur de la soutenir avec
ses„ quatre enfants jusqu’au moment où ses fils
pourraient gagner leur vie. î.es amis de mon père
furent effrayés de sa résolution ; ils firent de leur
mieux pour le dissuader de payer les dettes de son
frère, qu’aucune loi ne pouvait lui attribuer. Dos­
toïewsky crut qu’ils lui conseillaient une infamie.
Les amis ne se comprenaient plus. L.es camarades
littéraires de mon père jugeaient en Russes, Dos­
toïewsky pensait en Lithuanien. Il avait beau admi­
rer la Russie, il continuait à vivre selon les tradi­
tions de ses ancêtres. En étudiant le caractère de
Dostoïewsky, il ne faut pas oublier que la Lithua­
nie avait reçu son idée de la famille et de l’Etat des
chevaliers de l’Ordre Teulonique, lesquels, après
avoir conquis la Lithuanie « par le feu et par le
fer », introduisirent dans le pays toutes les institu­
tions et toutes les idées chevaleresques du moyen-
âge. D’après ces idées, le respect de lia famille se
trouve au premier plan. On l’entendait plus ample­
VIE DE DOSTOIEWSKY 155

ment alors qu’on ne la comprend de nos jours.


Tous ceux qui pvortaient le même nom étaient consi­
dérés comme membres de la même famille et se
tenaient responsables les uns pour les autres. L’hon­
neur de la famille leur servait d’idéal suprême ; hom­
mes, femmes, tous ne vivaient que pour lui. A la
mort du père, le fils aîné devenait le chef de la
famille et la gouvernait. En cas de décès prématuré,
le second fils prenait sa place et héritait de toutes
ses obligations. Ce m’est pas pour rien que Dos-
toïewsky admirait la beauté gothique de la cathé­
drale de Cologne ; son âme aussi était gothique.
Il trouva tout simple de se sacrifier à la famille
de son frère et de prendre sur lui toutes ses dettes.
De leur côté, les camarades de mon père eurent
raison de trouver bizarre une pareille con­
duite, car dans cette Russie qui possède une civi­
lisation byzantine, l’idée de la famille n’existe
presque pas. On s’occupe tant bien que mal
de ses enfants, mais on reste généralement indiffé­
rent au soi t de ses frères et de ses sœurs, a Ce m’est
pas moi qui ai fait ces dettes ; pourquoi dois-je les
payer ? » aurait dit chaque Russe qui se fût trou­
vé à la place de mon père, et il aurait considéré
son action comme romanesque, ou presque ridicule.
Loin de se croire ridicule, Dostoïewsky prenait très
au sérieux son rôle de chef de famille. S’il sacrifiait
sa vie à la mémoire de son frère Michel, il exigeait,
qu’à leur tour, ses neveux et nièces le considérassent
comme leur guide et leur protecteur et qu’ils suivis­
sent ses conseils. Cette exigence exaspérait les en­
156 VIE DE DOSTOIEWSKY

fants de mon oncle Michel. Ils trouvaient naturel de


vivre aux dépens de leur oncle, mais ne tenaient
nullement à lui obéir. Ils se moquaient de Dos-
toïewsky derrière son dos et le trompaient sans ver­
gogne. Une de ses nièces, sa favorite, était aimée
d’un étudiant, jeune homme assez nul, qui haïssait
Dostoïewsky, « parce qu’il avait insulté l’étudiant
russe dans la personne de Raskolnikow. » Un jour,
en discutant politique avec mon père, il lui manqua
de respect. Dostoïewsky se fâcha et ordonna à sa
belle-sœur de fermer sa porte au jeune impertinent.
On fît semblant de lui obéir, mais on continua de
recevoir l’étudiant amoureux en cîichette. Dès
qu’il eut terminé ses études à l’Université et obtenu
une place dans un ministère, il s’empressa d’épou­
ser ma cousine. L’ingrate éprouva un grand plaisir
à se marier clandestinement, sans inviter à la noce
son oncle, lequel, pendant ce temps, travaillait com­
me un nègre, afin de soutenir sa famille. Un jour,
le rencontrant plus tard chez sa mère, la jeune ma­
riée éclata de rire au nez de Dostoïewsky et le traita
en vieil imbécile. Mon père fut profondément blessé
par cette ingratitude. III aimait sa nièce Marie
comme sa propre fille, la caressait, ramusait, quand
elle était petite ; plus âgée, il avait été fier de son ta­
lent musical (i), de ses succès de jeune fille. Le mari

(i) Ma cousine Marie était une des meilleures élèves d ’Antoine


Rubinstein. Souvent, quand mon père était invité à lire dans
une soirée littéraire et musicale, il insistait pour que sa
nièce Marie fût invitée à jouer au piano. Mon père était plus fier
de son succès que du sien.
VIE DE DOSTOlEWSKY 157

de ma cousine Marie comprit bientôt la sottise qu’il


avait faite en se brouillant avec récrivain illustre.
Six, sept ans plus tard, quand mes parents revin­
rent de l’étranger, il essaya de renouer des relations
amicales, et tacha d’intéresser mon père au sort de
ses nombreux enfants. Dostoïewsky consentit à rece­
voir sa nièce, mais il n’a pas pu lui rendre son affec­
tion, qui était morte.
La seconde de mes cousines blessa plus cruelle­
ment encore le cœur de Dostoïewsky. Elle devint
amoureuse d’un savant assez connu, abandonné par
sa femme, laquelle tout en aimant un autre homme,
se refusait à divorcer et à rendre la liberté au mari
trompé (i). Ma cousine brava l’opinion publique et
devint la maîtresse, Ou, comme on disait alors, <( lia
femme civile » du savant, qui n’avait pas le droit de
l’épouser. Elle a vécu avec lui jusqu’à sa mort, plus
de vingt ans, et fut considérée par tous les amis du
savant, comme sa vraie femme. Malgré l’honnêteté
de cette liaison, mon père n’a jamais pu la pardon­
ner à sa nièce. Le fait eut lieu quelques années après
le mariage de mes parents, et ma mère m ’a raconté,
par la suite, que Dostoïewsky sanglota comme un
enfant en apprenant « le déshonneur » de sa nièce.
(( Comment a-t-elle osé déshonorer notre nom hon­
nête de Dostoïewsky ? » répétait mon père, en pleu­
rant amèrement. Il défendit à ma mère d’avoir au-

(i) A cette époque, il était très difficile d ’obtenir le divorce


en Russie. On ne pouvait presque pas l ’avoir sans le conisente-
ment mutuel des époux.
158 VIE DE DOSTOIEWSKY

cun rapport avec la coupable ; je n’ai jamais connu


cette cousine-là.
Il est évident que mon père ne pouvait pas être
heureux dans la famille de son frère Michel, tout à
fait incapable de le comprendre. Dostoïewsky ap­
partenait à cesi hommes, si rares de nos jours, qui
meurent de désespoir, si leurs fils font une mau­
vaise action, si leurs filles tournent mal. Le senti­
ment de l’honneur dominait chez lui tous les au­
tres. Il continuait à vivre d’après les idées chevale­
resque de ses ancêtres, tandis que ses neveux ne se
souvenaient plus de la culture européenne de leur
famille lithuainienne, et préféraient les mœurs faci­
les de ta société mi-orientale de la Russie. Ils
avaient, en outre, hérité de leur mère allemande,
cette sécheresse de cœur qu’on observe chez les Alle­
mands des provinces baltiques.
Outre ses neveux, mon père dut s’occuper de son
frère Nicolas, pauvre alcoolique, lui aussi, qui après
la mort de mon oncle Michel resta à la charge de
mon père. Dostoïewsky le plaignait beaucoup et fut
toujours bon pour lui. Cependant, il n’a jamais eu
pour son cadet le grand amour qu’il avait eu pour
son frère aîné. L’oncle Nicolas était trop nul ; le pau­
vre homme ne pensait qu’à sa bouteille. Dostoïewsky
aidait encore ma tante Alexandra, la seule de ses
trois sœurs qui vécut à Pétersbourg et dont le mari
très malade ne pouvait pas travailler. Elle ne lui sa­
vait aucun gré de son aide généreuse et se disputait
continuellement avec son frère. La famille de Dos-
VIE DE DOSTOIEWSKY 15^

toïewsky était bien étrange ; au liieu de se glorifier


d’avoir pour frère et parent un homme de génie, elle
le détestait, au contraire, d’avoir su se distinguer.
Seul, mon oncle André était fier du talent littéraire
de son frère aîné ; mais il habitait la province et ne
venait que très rarement à Pétersbourg.
Pour désagréables que fussent les parents de
Dostoïewsky, il leur pardonnait beaucoup en mé­
moire de sa mère, des souvenirs de son enfance et de
sa jeunesse. 11 lui était beaucoup plus difficile de
supporter la méchanceté et le mauvais caractère de
son beau-fils, Paul Issaïeff, auquel ne l’unissait au­
cun lien de sang. Paresseux et stupide, Paul n’a
jamais voulu rien faire à l’école militaire où Dps-
toïewsky l’avait placé ; la direction de l’école finit par
le renvoyer. Ce quart de mameluk fut victime de la
gloire littéraire de son beau-père et comme ébloui
par le succès des romans de Dostoïewsky. Autant
mon père resta modeste et simple, autant son beau-
fils était devenu orgueilleux et arrogant. Il traitait
tout le monde avec mépris et parlait continuellement
de son « papa », le célèbre écrivain Dostoïewsky, ce
qui ne rempéchait pas d’être très impertinent en­
vers son beau-père. Il croyait désormais n'avoir plus
besoin d’étudier ni de travailler. Son (( papa » était
là pour lui donner de l’argent et il ne se gênait pas
pour lui en demander. Dostoïewsky n’avait pas su
élever son beau-fils. Préoccupé de ses romans et de
ses articles au « Wremia » il ne put s’occuper sérieu­
sement du petit Paul. Maria Dmitrievna était si
160 VIE DE DOSTOIEWSKY

cruelle et si injuste envers son fils, que Dostoïewsky


sentit une grande pitié pour le pauvre orphelin et
le gâta pour deux. Il lui donna trop de friandis-es,
trop (te joujoux, et par la suite plus d’argent de
poche qu on n’en donne habituellement aux jeunes
gens. Habitué de la sorte à une vie riche et oisive,
Paul Issaïeff n’a plus pu se corriger. Dostoïewsky se
repentait alors d’avoir si mal élevé son beau-fils.
« Un autre beau-père aurait su être plus sévère et
faire de Pacha (i) un homme utile à sa patrie, » di­
sait-il tristement à ses amis, et il gardait auprès de
lui ce fainéant comme une punition du ciel pour
un devoir mal accompli.
Quand ses parents de Pétersbourg l’ennuyaient
trop, Dostoïewsky allait à Moscou se reposer dans
la famille de sa sœur Véra : mariée à un Moscovite,
elle avait beaucoup' d’enfants. Ses neveux de Mos­
cou étaient plus simples et moins orgueilleux que
les enfaints germanisés de Michel Dostoïewsky. Ils
l’aimaient beaucoup pour sa gaieté et sa jeu­
nesse d’âme. Dostoïewsky décrit cette famille
dans le roman « L’Eternel mari » sous le nom de
la famille Zahlébinine. Lui-même y jouait le rôle
de Weltchaninoff, un homme d’une quarantaine
d’années, qui aime la jeunesse et trouve du plai­
sir à s’amuser avec les jeunes gens et les jeunes
filles, à danser, à chanter avec eux. Dostoïewsky s’in­
téressait particulièrement à ses jeunes nièces. L’aî-

(i) Pacha, diminutif d« Paul.


VIE DE DOSTOIEW^SKY 161

née, Marie, était l’élève favorite de Nicolas Rubins-


tein, directeur du Conservatoire de Moscou. « Si
avec de tels doigts, elle avait encore de la tête, quelle
grande musicienne elle aurait pu être ! » disait sou­
vent Rubinstein, en parlant de ma cousine. « La
tête )) lui manquait probablement, car Marie ne
devint jamais célèbre ; cependant elle jouait très
bien du piano, et mon père ne se lassait pas d’écou­
ter son jeu brillant. Dostoïewsky s’intéressait encore
plus à sa nièce Sophie, une jeune fille intelligente
et sérieuse. Il croyait, je ne sais pas trop pour quelle
raison, qu’elle avait hérité de son talent littéraire.
Ma cousine Sophie parlait souvent du roman qu’elle
avait l’intention d’écrire, mais ne trouvait pas de
sujet qui lui plut. Toute sa famille, y inclus mon
plère, lui proposait différents sujets : ils ne lui
disaient rien. Quelques années après le mariage de
mes parents, ma cousine Sophie se maria à son tour
et abandonna ses ambitions d’auteur.
Cet amour quelque peu moyenâgeux pour tous
les membres de sa vaste famille causa plus tard bien
du chagrin à ma mère. Elevée dans les idées rus­
ses, elle croyait que tout l’argent gagné par son
mari devait apparteinir à sa femme et à ses en­
fants, d’autant plus qu’elle faisait de son mieux
pour aider Dostoïewsky dans ses travaux. Ma mère
n’arrivait pas à comprendre pourquoi son mari
la privait des choses nécessaires pour venir en aide
à quelque membre de sa famille qui ne l’aimait pas
et lui enviait sa gloire de grand écrivain. Ce n ’est que
VIE DE DOSTOÏEWSKY. 11
162 VIE DE DOSTOIEWSKY

plus tard, à mesure que mes frères et moi grandî­


mes, que tout l’amour de Dostoïewsky se reporta
enfin sur nous. Mais jusqu’à sa mort, il aida son
frère malade Nicolas et ce fainéant de Paul Issaïeff.
X III

L es origines de ma famille maternelle

Dostoïewsky comprit bientôt ce que c ’était que


d’avoir des dettes. A peine eût-il mis sa signature
aux papiers, signés par son frère Michel, que les
créanciers, qui auraient dû lui être recoinnaissants
de ce qu’il voulait payer des créances (reconnues
nulles par la loi) devinrent, au contraire, insolents,,
réclamèrent le payement immédiat de leur argent,
et menacèrent de le mettre en prison. Afin de satis­
faire les plus intransigeants, Dostoïewsky fît à son
tour des dettes, s’engagea à payer de gros intérêts,
et tomba cnlre les mains d’un éditeur peu scrupu­
leux, un certain Stellowsky qui lui acheta pour une
petite somme le droit de faire une édition complète
de toutes ses œuvres. Stellowsky exigea, en outre-,
de mon père qu’il ajoutât à cette édition un nouveau
roman d’une certaine quantité de pages. Le roman
devait être livré le premier novembre de la même
année ; si ce jour-là il n’était pas écrit, Dostoïewsky
perdait ses droits d’auteur et ses œuvres devenaient
la propriété de Stellowsky. Pressé par les créan­
ciers de son frère Michel, mon père dut accepter
ces conditions barbares. Il mit de côté « Le Grime et
164 VIE DE DOSTOIEWSKY

le Châtiment », pour écrire fièvreusement « Le


Joueur ». Dostoïewsky travaillant jour et nuit, ses
yeux s’affaiblirent, il fut obligé de consulter un ocu­
liste. Celui-ci lui défendit tout travail sous peine de
devenir aveugle.
Mon père fut au désespoir. On était déjà au com­
mencement d ’octobre et le roman n’existait qu’en
brouillon. Les amis de Dostoïewsky, très inquiets
à son sujet, cherchaient un moyen de lui venijr en
aide (i). « Pourquoi ne prenez-vous pas un sténogra­
phe ? » lui dit A. Milioukoff. « Vous auriez pu lui
dicter votre roman et il Taurait écrit pour vous. »
En ce temps, la sténographie était encore une nou­
veauté en Russie. Un certain Olhine, qui l’avait
étudiée à l ’étranger, venait de fonder des cours, où

(i) Stellowisky, qui était un vrai usurier, menaçait mon père


de le mettre en prison, et la police envoya un Qigent à Dos-
toïewsky pour le prévenir de ces menaces. Mon père reçut oet
agent aimablement, lui parla avec tant de sincérité de sa déplo­
rable pæition fîinancière, que l ’agent de police fut profondé­
ment ému ; au lieu d ’aider Stellowsky à enfermer mon père,
il mit toute sa science juridique à son service, tâchant à le tirer
des griffes de Tusurier. Il s ’était pris d ’une grande admiration
pour Dostoïewsky; il vint le voir souvent et lui racontait toutes
les scènes bizarres qu’il avait eu roccasion d ’observer pendant
sa carrière. C ’est grâce à cet agent que mon père a pu si bien
écrire la partie policière de « Grime et Châtiment ». Cet épi­
sode montre clairement de quelle manière mon père se faisait
des amis. On ne s ’étonne plus qu’il ait pu transformer en ser­
viteurs fidèles les forçats les plus farouches. Cela prouve aussi
que le caractère du prince Muichkine, de « L ’idiot », lequel
possède aussi le don de transformer ses ennemis en amis, est
bien le véritable caractère de Dostoïewsky.
VIE DE DOSTOIEWSKY 165

il préparait à la hâte les premiers sténographes


russes. Mon père alla le voir, lui expliqua son cas et
le pria de lui envoyer un bon sténographe. « Hé­
las I » lui répondit Olhine, « je ne puis vous recom­
mander aucun de mes élèves. J’ai ouvert mes cours
au printemps, j ’ai dû les fermer pour tout l’été (i),
et pendant les vacances mes élèves ont oublié le peu
qu’ils savaient. Je n ’ai qu’une seule bonne élève,
mais elle n’a pas besoin d’argent et s’occupe de sté­
nographie plutôt pour s’amuser que pour gagner
sa vie. Elle est encore très jeune, et je ne sais pas
si sa mère lui permettra d’aller travailler chez un
homme. Dans tous les cas, je vais dès demain lui
proposer votre travail et je vous ferai savoir sa
réponse. »
Cette jeune fille dont parlait Olhiine, devint plus
tard ma mère. Avant de raconter ce roman de cœur
de Dostoïewsky, je voudrais dire quelques mots au
sujet de la famille dans laquelle avait grandi sa
seconde femme, qui fut son ange gardien pendant
les quatorze dernières années de sa vie.
Mon grand-père maternel!, Grégoire Ivano-
vitch (2) Snitkine, était d’origine ukrainienne.
Ses ancêtres appartenaient à une famille de co­
saques, établie sur les bords de la Dniepre aux
environs de la ville de Krememtchoug. Ils s’appe
îaient Snitko. Quand l’Ukraine fut annexée à la
Russie, ils vinrent s’installer à Pétersbourg et pour

fi) En Russie, les vacanees d ’été dTirrnt trois mois.


(2) Fils d ’Ivan.
166 VIE DE DOSTOIEWSKY

montrer leur fidélité à l’empire, changèrent leur


nom ukrainien de Snitko au nom russe de Snitkine.
Ils le firent sincèrement, sans aucune bassesse ou
flatterie ; pour mes ancêtres maternels, l’Ukraine
resta toujours la Petite Russie, sœur cadette de la
grande Russie, qu’ils admiraient de tout leur cœur.
Etablis à Pétersbourg, mes ancêtres continuèrent à
vivre selon les traditions ukrainiennes. En ce temps,
l’Ukraine se trouvait sous l’influence des prêtres
catholiques, qui avaient la réputation d’être les
meilleurs éducateurs des jeunes gens. C’est pour
cette raison que mon arrière grand-père Ivan Snit­
kine, tout en étant orthodoxe, plaça son iils Gré­
goire au collège des jésuites, qui venait d’être fondé
à Pétersbourg (i). Mon grand-père y reçut une
éducation soignée, telle qu’on la reçoit générale­
ment chez les pères, mais il resta toute sa vie le
moins jésuite des hommes. C’était un vrai slave :
faible, timide, bon, sentimental et romanesque.
Dans sa jeunesse, il eut une grande passion pour la
célèbre Asenkova, la seule tragédienne classique
que nous ayons eue en Russie. Mon grand-père
passait toutes ses soirées au théâtre et connaissait
ses monologues par cœur. A cette époque, la direc­
tion des théâtres impériaux permettait aux admira­
teurs des artistes d’aller les saluer sur la scène. La
jeune passion de mon grand-père, timide et repec-
tueuse, plut beaucoup à Asenkova, et elle lui ac-

(i) O. collège fut formé plus tard, par ordre du gouverne-


m-ent ruisste.
VIE DE DOSTOÏEWSKY 167

corda quelques petites faveurs. C’est à mon grand-


père qu’elle confiait son châle et son bouquet de
fleurs, quand elle montait sur la scène réciter les
beaux vers de Racine et de Corneille ; c’est son bras
qu’elle prenait pour rentrer chancelante, épuisée,
dans sa loge, tandis que les spectateurs émerveitlés
applaudissaient frénétiquement l ’artiste adorée. Les
autre admirateurs d’Asenkova devinrent jaloux de
mon graind’père, réclamèrent à leur tour le droit de
garder son châle et de la reconduire dans sa loge.
(( Non ! )) disait Asenkova aux jaloux. « Non ! ces
faveurs appartiennent à Grégoire Ivanovitch. Je me
sens si bien à son bras ! » La pauvre Asenkova était
très faible, très malade ; poitrinaire, elle mourut
toute jeune. Le désespoir de mon grand-père fut
immense ; pendant de longues années, il n’eut pas
le courage d’entrer au théâtre, qu’il aimait cepen­
dant beaucoup. Il n’oublia jamais la grande tragé­
dienne et allait souvent prier sur sa tombe ; ma mère
raconte, qu’un jour, quand elle était encore toute
petite, son père la mena avec son frère et sa sœur
aînée au cimetière, plaça les enfants à genoux devant
le monument d’Asenkova et leur dit : « Mes enfants,
priez Dieu pour le repos de l’âme de la plus grande
artiste de notre siècle ! »
Je croyais que cette passion de mon grand-père
n’était connue que de notre famille. Je fus fort
étonnée, en la retrouvant dans un journall histori­
que, racontée par un vieil amateur de théâtre. Il
prétend que la passion de mon grand-père n’était
pas l’amour d’un jeune homme pour une jolie fem­
168 VIE DE DOSTOIEWSKY

me, mais bien l’admiration pour le talent d’une


grande artiste. Il faut croire qu’une passioin de ce
genre était rare en Russie, si le vieux chroniqueur
en a gardé souvenir si longtemps. Il ajoute un dé­
tail qui m ’était inconnu : quelque temps après la
mort d’Asenkova, une de ses sœurs débuta, comme
tragédienne. Le soir de son début, on vit reparaître
mon grand-père, qui ne se montrait plus au théâ­
tre depuis la mort de son idole. Il écouta avec attem
tion la jeune débutante ; son jeu lui déplut et il
disparut de nouveau.
Mon grand-père avait un de ces types qui vieillis­
sent vite. Vers trente-cinq ans, il a perdu tous ses
cheveux et la plupart de ses dents. Son visage était
couvert de rides, et il avait l’air d’un vieux mon­
sieur. C’est à cet âge pourtant qu’il se maria dans
des circonstances assez bizarres.
Ma grand-mère maternelle, Marie-Anne Milto-
péus, était une Suédoise de Finlande. Elle préten­
dait que ses ancêtres étaient Anglais, et qu’au xvii®
siècle ils avaient dû quitter leur pays à la suite des
troubles religieux. Ils s’installèrent en Suède, se
marièrent avec des Suédoises, et plus tard passèrent
en Finlande, où ils achetèrent des terres. Leur nom
anglais devait être Milton ou Miltope, car la termi­
naison « us » est suédoise. En Suède, les gens qui
s’occupaient de science, professeurs, écrivains, sa­
vants, médecins, pasteurs, avaient l ’habitude de
l’ajouter à leur nom. Je ne sais pas de quoi s’occu­
pait mon arrière grand-père Miltopéus : je sais seu­
lement, qu’il a rendu de tels services à ses conci-
VIE DE DOSTOÏEWSKY 16^

tôyens, qu’ils l’ont enseveli dans la cathédrale d’Abo,


cette Abbaye de Westminster de la Finlande, et
qu’oü a éri^é un monument de marbre sur sa tombe-
Ma grand-mère perdit toute jeune ses parents et
fut élevée par ses tantes, qui ne la rendirent pas
heureuse. En grandissant, Marie-Anne devint très
belle, d’une beauté toute normande. Grande, svelte,
les traits d’une régularité classique, un teint éblouis­
sant, des yeux bleus, de magnifiques cheveux dorés,,
elle faisait l’admirationi de tout le monde. Marie-
Anne avait une voix superbe ; ses amies ta surnom­
maient <( la seconde Christine Nilson ». Leurs com­
pliments tournèrent la tête de ma grand’mère, qui
décida de devenir cantatrice. Elle partit pour
Pétersbourg, où ses frères servaient en qualité d’of­
ficiers dans un régiment de la garde impériale, et
leur fit part de son projet, (c Mais tu es folle I » lui
dirent ses frères effrayés. (( Tu veux nous faire
chasser du régiment ! Les camarades ne nous i>er-
mettront pas de rester, si tu deviens actrice. » En
Russie, on a toujours^ été fort sévère sur ce point ;
avant d ’épouser une artiste, l’officier devait donner
sa démission. Il est probable que du temps de la
jeunesse de ma grand-mère les officiers russes ne
pouvaient avoir aucune parente sur la scène. Marie-
Anne dut sacrifier ses ambitions de cantatrice à la
carrière militaire de ses frères. Elle le fit d’autant
plus volontiers, que peu de temps après son arrivée
à Pétersbourg elle devint amoureuse d’un de leurs
camarades, jeune officier Suédois. Les amoureux
échangèrent leurs serments ; ils allaient se marier,
T 70 VIE DE DGSTOIEWSKY

quand la guerre éclata ; rofficier fut envoyé au


front et tué l ’un des premiers. Marie-Anne était trop
fîère pour pleurer ; mais son cœur se brisa. EJie
continua de vivre chez ses frères, mais ne regarda
plus les hommes ; ils n’existaient plus pour elle.
Ses belles-sœurs trouvaient fort encombrante cette
belle-fille au caractère autoritaire, qui ne cédait le
pas à personne. En ce temps, une femme apparte­
nant à uine bonne famille ne pouvait pas vivre
seule ; elle devait habiter la maison de son mari ou
de ses parents. Il fallait, par conséquent, la marier
pour se débarrasser d’elle. Ses belles-sœurs se mi­
rent à l ’œuvre, organisèrent des soirées, invitèrent
des jeunes gens. La belle Suédoise, qui chantait
d ’une voix passionnée, plaisait beaucoup. Plu­
sieurs partis se présentèrent ; Marie-Anne refusait
tout le monde. (( Mon cœur est brisé », disait-elle
à ses parents, <( je ne puis aimer personne ». Les
bellesHsœurs se fâchaient, en écouta(nt ces paroles
qui leur paraissaient absurdes et tâchaient de faire
entendre raison à leur parente exaltée. Un jour
qu’elles insistaient pour qu’elle acceptât un parti
avantageux qui se présentait, Marie-Anine leur dit,
agacée : <( Tenez, votre protégé me dégoûte à tel
point, que s’il fallait absolument me marier, j ’aime­
rais encore mieux épouser ce pauvre vieux Snit-
Idne ; lui, au moins, est sympathique ». Marie-
Anne laissa tomber ces paroles imprudentes sans y
attacher aucune importance. Ses belles-sœurs les
«aisirent au vol. Elles dépêchèrent des amies dé­
vouées auprès de mon grand-père, qui lui parle-
VIE DE DOSTOIEWSKY 171

rent avec force éloquence de la passion ardente que


ses charmesi avaient allumée dans le cœur de
Miltopéus. Mon grand-père fut très étonné.
Certes, il admirait beaucoup la belle Suédoise et
écoutait avec plaisir ses airs d'opéra, mais jamais
l’idée qu’il pût plaire à cette belle fille ne lui était
venue à l’esprit. Elle ne faisait aucune attention à
lui, souriait d’un air distrait, en passant, lui adressait
rarement la parole. Enfin, si vraiment elle l’aimait
tant que cela, il était prêt à l’épouser.
Les belles-sœurs de Marie-Anne lui présentèrent
avec triomphe la demande en mariage de mon
grand-père. La pauvre fille fut très effrayée. « Mais
je ne veux pas épouser ce vieux monsieur », disait-
elle à ses belles-sœurs. « J’ai parlé de lui, par com­
paraison, pour vous faire comprendre, à quel point
l ’autre prétendant m’était odieux ». Cette explica­
tion arrivait trop tard. Les parentes de Marie-Anne
lui dirent sévèrement qu’une jeune fille bien élevée
ne devait jamais prononcer de paroles impruden­
tes ; que l’on pouvait, à la rigueur, refuser ûn pré­
tendant, qui se préseintait sans savoir comment la
demande allait être reçue, mais que refuser une
demande en mariage que l’on venait de provoquer
serait insulter un honnête homme qui ne méritait
certes pas une pareille insulte ; que Marie-Anne
avait déjà vingt-sept ans, que ses frères ne pou­
vaient pas la garder indéfiniment chez eux, et qu’il
était temps pour elle de penser sérieusement à son
avenir. Ma grand-mère comprit que ses belles-sœurs
lui avaient tendu un piège et se résigna à l’inévita­
172 VIE DE DOSTGlEWSKY

ble. Heureusement que ce «pauvre vieux Snitkine»


lui était sympathique.
Le mariage de ces deux rêveurs ne tourna pas
trop mal. Mon graind-père n’oublia jarmais la célè­
bre Asenkova, ma grand-mère pensa toujours à son
cher fiancé, pauvre officier blond, mort sur le
champ de bataillé ; cela ne les a pas empêchés d’a­
voir plusieurs enfants. Leurs caractères se conve­
naient ; ma grand-mère était autoritaire, son mari
timide ; elle ordonnait, il obéissait. Toutefois, mon
grand-père a toujours su imposer sa volonté quand
il s’agissait des choses qui lui tenaient au cœur. Il
désira que sa femme changeât de religion, lui expli­
quant que les enfants ne pourraient pas être bons
chrétiens, si leurs parents appartenaient à des cultes
différents. Ma grand’mère devint orthodoxe, mais
continua de lire l’Evangile en Suédois. Plus tard,
quand les enfants commencèrent à parler, mon
grand-père défendit à sa femme de leur apprendre
sa langue natale^ <( Cela m’ennuie que vous parliez
entre vous le suédois, que je ne comprends pas »,
disait-il. Cette défense était fort désagréable à ma
grand-mère, qui n’a jamais pu apprendre à parler
correctement le russe. Elle parla toute sa vie un lan­
gage pittoresque, qüi faisait sourire ses amis. Quand
il s’agissait de choses sérieuses, elle préférait s’expli­
quer en allemand avec ses enfants.
Après leur mariage, mes grands-parents habitè­
rent d’abord un logement, comme cela se fait à Pé-
tersbourg. Ce genre de vie déplut à ma grand-
VIE DE DOSTOlEWSKY 173

mère, qui s’était habituée en Finlande à une exis­


tence plus large. Elle pria son mari d ’acheter un
terrain qui était à vendre au bord de la Néva, dans
un quartier désert, non loin du couvent de Smolny.
Elle s y fit bâtir une maisoin spacieuse et l’entoura
d’un grand jardin. En plein Pétersbourg, elle vécut
comme à la campagne. Elle avait ses fleurs, ses
fruits, ses légumes. Ma grand-mère n’aimait pas les
parents ukrainiens de son mari et ne les recevait
que les jours de fête de famille. En revainche, tou­
tes les Suédoises qui débarquaient à Pétersbourg et
qui connaissaient d’une manière ou de l ’autre un
de ses nombreux parents de la Finlande, venaient la
voir, déjeuinaient, dînaient chez elle, y couchaient
même parfois. La maison de mes grands-parents
était vaste et contenait plusieurs chambres d’amis.
En repartant pour la Finlande, les amies Suédoises
de ma grand-mère plaçaient sous sa protectioin leurs
enfants qu’elles venaient de mettre dans les divers
établissements de la couronne, leurs fils, qu’elles
avaient fait entrer, comme officiers, dans les régi­
ments russes. Les jours de fête, à Noël, à Pâques,
la maison et le jardin de mes grands-parents reten­
tissaient des rires, des conversations suédoises des
petites pensionnaires, des élèves des corps de ca­
dets, des jeunes officiers timides, qui parlaient
encore mal le russe et se sentaient heureux de retrou­
ver un coin de Finlande dans ce Pétersbourg incon­
nu. Gomme toutes les femmes des nations germani­
ques, ma grand’rnère se souciait fort peu de sa non-
174 VIE DE DOSTOiEWSKY

velle patrie et ne pensait qu’a servir les intérêts des


gens de sa race.
Cette Finlande, qui envahissait la maison de ses
parents, déplaisait fort à ma mère. Les dames sué­
doises, aux profils sévères, empesées et cérémonieu­
ses, qui parlaient une langue inconnue, lui fai­
saient peur. La petite Anna se réfugiait auprès de
son père, auquel elle ressemblait beaucoup et dont
elle était la favorite. Il la menait à l ’église, lui fai­
sait visiter les couvents de Pétersbourg, la conduisait
tous les ans en pèlerinage au célèbre monastère de
Waiiaam. situé sur les îles du lac Ladoga. Ma
mère garda toute sa vie un souvenir ému de cet
homme si simple, si bon, si romanesque et senti­
mental. Elle devint croyante comme lui et resta
fidèle à l’Eglise orthodoxe. Les nouvelles idées reli­
gieuses, sur lesquelles se jetaient avec avidité ses
amies russes, n’avaient pas de prise sur elle ; ma
mère croyait plus à la sagesse des pères de l’Eglise
qu’aux auteurs à la mode. Comme son père, elle
aimait passionnément la Russie et n’a jamais pu p'ar-
donner à ma grand’mère rindifférence, presque le
mépris, que celle-ci professait pour le pays de son
mari. Ma mère se croyait une vraie Russe. Cepen­
dant, elle ne l’était qu’à moitié : son caractère était
plutôt suédois. La rêverie et la paresse orientale de
la femme russe étaient inconnues à ma mère ; elle
fut toute sa vie très active ; je ne l’ai jamais vue
rester les bras croisés. Elle savait se créer de nou­
velles occupations, se passionnait pour elles et
les menait généralement au bout. Elle n’a jamais eu
VIE DE DOSTOIEWSKY 175

li’esprit large des femmes russes, qu’elles élargissent


encore en lisant énormément ; mais elle possédait
l ’esprit pratique, qui manque à la plupart de mes
compatriotes. Cet esprit imposait à ses amies rus­
ses; plus tard, dans son veuvage, elles prirent l’ha­
bitude de consulter ma mère dans les cas difficiles
de leur vie, et les conseils qu’elle leur donnait fu­
rent rarement mauvais. A côté des bonnes qualités
de ses ancêtres suédois, ma mère hérita aussi de
quelques-^uns de leurs défauts. Son amour-propre
fut toujours exagéré, presque maladif ; elle s’offen­
sait pour un rien et devenait facilement la proie des
gens qui savaient la flatter. Ma mère était un peu
mystique, croyait aux songes, aux pressentiments,
possédait en petit ce curieux don de double vue,
propre à bien des Normandes. Elle prédisait tou­
jours en riant, en s’amusant, sans attacher aucune
importance à ce qu’elle disait et ét^iit la première
étonnée, presque effrayée, quand ses prédictions,
parfois fort bizarres, se réalisaient, comme par en­
chantement. Cette double vue a complètemerlt dis­
paru vers ses cinquante ans, en même temps que
disparaissait l’hystérie qui désola la jeunesse de ma
mère. Sa santé fut toujours faible ; elle était anémi­
que, nerveuse, ne savait pas se reposer, avait sou­
vent des attaques de nerfs. Cette nervosité s’aggra­
vait de la malheureuse indécision des Ukrainiens,
qui les fait hésiter entre mille partis à pjrendre et les
oblige à transformer en drames et même quelque­
fois en mélodrames, les choses les plus banales du
monde.
XIV

L ’adolescence de ma mère

A mesure que grandissaient les enfaets, deux


camps ennemis se formèrent dans la maison de mes
grands-parents ; cela arrive souvent, quand le père
et la mère sont de races différentes. Le camp sué­
dois était composé de ma grand-mère et de sa fille
aînée, Marie, une jeune personne fort autoritaire ;
le camp ukrainien contenait mon grand-père et sa
fille favorite, Anna. Les Suédois ordonnaient, les
Ukrainiens obéissaient, tout en grognant. Mon on­
cle Jean servait de trait d’union entre les camps
eninemis. Il hérita de la beauté normande de sa
mère avec le caractère ukranien de son père et était
également chéri de ses parents.
Ma tante Marie était une belle persoune, grande
et svelte, aux yeux bleus et aux magnifiques che­
veux dorés. Elle eut un grand succès dans le monde
et des prétendants sans nombre. Elle fit un mariage
d ’amour en épousant le professeur Paul Svatkowsky,
à qui la grande duchesse Marie avait confié l’éduca­
tion de ses fils orphelins, les ducs de Leuchtenberg.
Au moment du mariage de ma tante, l’éducation
des jeunes princes était achevée, mais M. Svat­
kowsky continuait à demeurer au Palais Marie, en
VIE DE DOSTOIEWSKY 177

qualité de leur ami. Ma tante habita ce beau pa­


lais, eut des amies chic, de belles toilettes, de beaux
équipages. Quand elle venait voir ses parents, son
ton se faisait encore plus autoritaire. Elle traitait
sa sœur cadette en petite pensionnaire, ce qui, du
reste, n’était pas étonnant, puisq^ue, à cette époque,
ma mère n’avait pas encore fini ses études au gym­
nase des jeunes filles, où l’avaient placée ses parents.
Son amour-propre maladif fut blessé plar la tyrannie
de sa sœur aînée. Ma mère était fière ; elle ne voulait
pas être protégée, elle rêvait d’indépendance. En
ces années-là, une grande vague de liberté soulevait
toute la Russie. Les jeunes filles russes, jusqu’alors
élevées plutôt à la française, ne voulurent plus épou­
ser les maris que leurs parents avaient choisis pour
elles et refusèrent d’aller dans le monde. Leurs mè­
res avaient trop dansé ; les filles méprisaient les bals
et préféraient les soirées littéraires ou les conféren­
ces scientifiques. Elles se moquaient des romans et se
passionnaient pour les œuvres de Darwin. Leur
mise devint très négligée. Les jeunes filles cou­
paient court leurs cheveux pour ne pas perdre du
temps à leur coiffure. Elles portaient des lunettes,
des robes noires, des blouses d’hommes. Leur rêve
était d’aller faire leurs études à l’Univei'sité. Les pa­
rents s’y opposaient-ils, les jeunes filles s’enfuyaient
avec des étudiants idéalistes qui les épousaient, pour
les délivrer du « despotisme odieux des parents ».
Ces mariages restaient généralement platoniques ;
les époux vivaient séparés et se voyaient même rare­
VIE DE DOSTOIEWSKY. 12
178 VIE DE DOSTOIEWSKY

ment. En revanche, la jeune femme choisissait un


amant parmi les étudiants qui l’entouraient à TUni-
versité, et vivait avec lui en « mariage civil ».
L’amour libre semblait à cette folle jeunesse l’idéal
de l’amour. Quelques-uns allèrent même plus loin ;
les étudiants et les étudiantes se cotisèrent pour
louer de grands appartements et fondèrent des com­
munes, où toutes les femmes devaient appartenir à
tous les hommes. Les jeunes gens furent très fiers
de cette bizarre institution qu’ils pfienaient naïve­
ment pour le dernier mot de la civilisation humaine.
Ils ignoraient qu’ils revenaient, au contraire, en
arrière, à ces tribus antédiluviennes, qui ne connais­
saient pas encore le mariage.
Eievée comme elle avait été, ma mère ne pou­
vait naturellement pas partager ces folies. Obéis­
sant aux ordres de l ’Eglise orthodoxe, elle considé­
rait l’amour libre comme un péché mortel. Les
cheveux coupés et les lunettes lui semblaient bien
laids ; ma mère aimait les jolies toilettes et les
coiffures gracieuses. Elle essaya de lire Darwin,
le trouva fort ennuyeux ; l’idée d’avoir un singe
pour ancêtre lui sourit peu. Sa jeune imagination
ne se passionnait que pour les romans et les poésies
des auteurs russes. Ma mère n’éprouvait aucune
envie de se faire enlever par un étudiant ; elle pré­
férait quitter la maison paternelle au bras de son
mari, après avoir reçu la bénédiction de ses parents.
De tout ce nouveau mouvement vers la liberté, ma
mère n’a choisi que ce qu’il avait de vraiment
VIE DE DOSTOIEWSKY 179

ban — le travail et rindépendance qu’il donne à


ceux qui s’y livrent sérieusement. Elle fit de bonnes
études au gymnase des jeunes filles et reçut, en ter­
minant son éducation, une médaille d’argent, ce
dont elle re^ta toujours très fière. Elle suivit quel­
que temps les cours supérieurs, organisés par les
parents de ses amies d'école. A ce moment, les
mœurs des étudiants à l’Université devinrent si
scandaleuses, que les parents effrayés se cotisaient
entre eux et invitaient les professeurs à donner des
leçons ]i^ivées à leurs filles, pour leur permettre de
continuer leurs études et les sauver, en même
tempes, de la dépravation. Ma grand’mère paya sa
quote part ; mais les études supérieures n’avaient
rien pour plaire à sa fille Anna. Cette médaillée n’ai­
mait pas la science ; elle ne comprenait surtout pas
où cette science pouvait la mener. Les jeunes filles
russes adorent le vague : étudier pour développer
son esprit, pour mieux comprendre la vie, pour
jouir davantage de la littérature sont les buts qu’el­
les se proposent généralement. Le vague répugnait
au cœur de la petite Suédoise pratique qu’était ma
mère. Elle désirait apprendre un métier qui lui
permît de gagner immédiatement de l’argent et lui
donnât la possibilité d’acheter des livres, des billets
de théâtre, de faire plus tard des voyages. Ma grand’
mère tenait les cordons de la bourse ; elle n’aimait
pas à dépenser son argent pour des choses qui lui
semblaient inutiles ; ma mère, de son côté, était
trop fière pour mendier chaque centime ; elle préfé­
rait le gagner elle-même. Elle lut dans les journaux
180 VIE DE DOSTOIEWSKY

l’annonce des cours de sténographie, par laquelle M-.


Ohline promettait à ceux qui feraient de bonnes étu­
des, des places dans les tribunaux, aux séances des
sociétés scientifiques, aux différents congrès, par­
tout enfin où Ton doit écrire vite les discours. Cette
promesse plut à ma mère ; elle alla s’inscrire aux
nouveaux cours et les suivit avec zèle. Cette science,
toute mécanique, aurait rebuté une jeune fille de
beaucoup d’imagination ; ma mère, qui en avait
fort peu, la trouva très intéressante. Son père était
alors gravement malade, alité depuis plusieurs mois.
En rentrant des cours, ma mère allait immédiate­
ment voir comment il se portait. Mon grand-père
se faisait soulever sur ses coussins et, feuilletant
d’une main tremblante les cahiers de sa fille, il lui
demandait avec intérêt ce que tous ces signes mys­
térieux voulaient bien dire. Le pauvre malade était
tout content que sa favorite eût enfin trouvé une
occupation qui l’intéressât. Mon grand-père mourut
quelques semaines plus tard ; ma mère le pleura
amèrement et, pour se distraire, s’occupa encore plus
assidûment de sténographie. L’intérêt qu’avait
porté à ses études son cher mort augmentait
son zèle. Quand les vacances arrivèrent, les cours
prirent fin et ma mère craignit d’oublier la sténogra­
phie pendant l’été. Elle proposa à M. Ohline de co­
pier les livres et de lui envoyer ses copies à corriger.
Olhine, qui n’avait pas été sans la distinguer des
autres élèves, y consentit avec plaisir. Ma mère tra­
vailla beaucoup pendant l’été et en automne se
trouva à la tête de sa classe. Voilà comment elle fut
VIE DE DOSTOIEWSKY 181

la seule sténographe que son professeur pût recom­


mander à Dostoïewsky. Il avait cependant raison de
craindre l’opposition de ma grand’mère, laquelle
comme toutes les Suédoises de son temps, était très
sévère sur la question des convenances. La gloire
littéraire de mon père sauva la situation.
Le fait est que Dostoïewsky était l’écrivain favori
de mon grand-père Grégoire, qui devint son admi­
rateur dès le premier roman et suivit avec sympa­
thie isa jeune carrière littéraire. Il fut probablement
séduit par la poésie ukrainienne des premières
œuvres de Dostoïewsky. Quand son auteur favori
fut envoyé au bagne, mon grand-père le crut dis­
paru à jamais. Resté fidèle à sa mémoire, il parlait
souvent de lui à ses enfants, (c Les auteurs moder­
nes ne valent rien », leur disait-il. « De mon temps,
les écrivains étaient bien plus sérieux ; le jeune
Dostoïewsky par exemple. Quel talent magnifique,
quelle âme sublime il avait I Quel dommage que sa
destinée littéraire ait été si vite brisée ! » Lorsque
Dostoïewsky recommença d’écrire, mon grand-père
redevint son admirateur. Il s’empressa de s’abonner
aux revues qui publiaient les œuvres de mon père
et les lut avec passion. Ses enfaints, lesquels à l’épo­
que de la jeunesse de Dostoïewsky étaient des bé­
bés, partagèrent alors l’admiration de leur père.
« Les Humiliés et les Offensés » produirent sur leurs
jeunes imaginations une impression profonde. Si
tôt que paraissait le nouveau cahier de la revue,
toute la famille guettait fiévreusement l’arrivée du
facteur. Mon grand-père s’emparait le premier du
182 VIE DE DOSTOIEWSKY

volume et allait le lire dans son cabinet d’études. A


peme le quittait-il pour un instant, que déjà ma
mère s’y faufilait sournoisement, et, cachant la
revue sous son tablier d’écolière, courait la lire au
jardin, à l ’ombre de son arbre favori. Ma tante Ma­
rie, qui à cette époque n’était pas encore mariée,
surprenait sa sœur en flagrant délit et Ilui arrachait
le livre des mains, en invoquant son droit d’aî­
nesse. Toute la famille de mon grand-père batail­
lait autour des « Humiliés et des Offensés », pleu­
rait sur les malheurs de Nathalie et de la petite Nelly
et suivait avec angoisse les péripéties du roman.
Seule, ma grand-mère ne s’y intéressait pas. Elle
détestait les romans et n’en lisait jamais ; la poli­
tique l ’absorbait toute entière. Je me rappelle ma
grand-mère plus tard, à l’âge de soixante-dix ans,
lisant gravement le journal à travers ses lunettes.
Elle suivait avec passion tous les événements poli­
tiques de rEurope et en parlait toute la journée.
Le mariage de Ferdinand de Cobourg la préoccupa
beaucoup. La princesse Clémentine saurait-elle lui
trouver un bon parti parmi les jeunes princesses
de l ’Europe ? Cette grave question donna bien
des soucis à ma pauvre grand-maman...
Mon grand-père parlait toujours de Dostoïewsky
comme de l’écrivain de sa jeunesse et ma mère
était persuadée que son auteur favori devait être
un très vieux monsieur. Quand Olhine lui proposa
de travailler chez Dostoïewsky, ma mère fut très
flattée et consentit avec joie. Grand-maman,
qui, elle aussi, prenait Dostoïewsky pour un vieil­
VIE DE DOSTOIEWSRY 183

lard illustre, ne fit aucune objection. Le jour de


la première séance, ma mère se fit une coiffure
sérieuse et regretta pour la première fois de n’avoir
pas de lunettes à se mettre sur le nez. Chemin fai­
sant, elle tâchait de se représenter comment allait
se passer cette première séaince. <( Nous travaille­
rons une heure, ensuite nous parlerons littérature »,
songeait-elle naïvement. « Je lui dirai toute mon
admiration pour son talent, je lui indiquerai mes
héroïnes favorites... Il ne faut pas oublier de lui de­
mander pourquoi Nathalie d’ « Humiliés et Offen­
sés » n’a p(as épousé Vania, qui l’aimait tant... Peut-
être ferai-je bien de critiquer quelques scènes du
roman, afin de montrer à Dostoiewsky que je ne
suis pas une petite oie et que je me connais aussi
en littérature. Il en aura plus de considération pour
moi... » Hélas, la réalité s’empressa de renverser
les rêves naïfs de ma mère. Dostoiewsky venait d’a ­
voir une attaque d’épilepsie la nuit précédente,
il était distrait, nerveux et cassant. H ne fit aucune
attention aux charmes de sa jeune sténographe et
le traita comme une sorte de machine Remington.
Il lui dicta le premier chapitre du roman d’une voix
brusque, trouva qu’elle écrivait trop lentement, lui
fit relire ce qu’il venait de lui dicter, et se fâcha,
disant qu’elle ne l’avait pas compris. H se sentait
encore de son attaque, et il mit sans façon sa sténo­
graphe à la porte, en lui recommandant de revenir
le lendemain à la même heure. Ma mère fut profon­
dément blessée ; elle était habituée à être traitée par
les hommes d’une manière différente. Sans être jolie,
184 VIE DE DOSTOlEWSKY

ma mère était fraîche, gaie, aimable et plaisait beau­


coup aux jeunes gens qui fréquentaient la maison
de ma grand-mère. A dix-neuf ains, ma mère n’é­
tait, au fond, qu’une enfant. Elle ne comprenait pas
qu’une femme qui travaille pour de l’argent sera
toujours traitée autrement qu’une ingénue qui flirte
avec ses jeunes amis dans le salon de sa mère. Elle
rentra furieuse chez elle et se coucha avec la ferme
intention d’écrire le lendemain une lettre à Dos-
toïewsky, pour lui expliquer que sa faible santé ne
lui permettait pas de continuer les séances sténo-
graphiques. La nuit porta conseil. Ma mère se dit en
se réveillant qu’il faut finir un travail, quand on
Ta commencé ; que son professeur de sténographie
pourrait bien se fâcher si elle refusait par caprice la
première lâche qu’il venait de lui confier et ne plus
la recommader à personne ; qu’après tout, <( Le
Joueur )) devait être écrit pour le premier novembre,
et que rien ne l’obligeait de continuer, passé ce ter­
me, des relations avec ce désagréable Dostoïewsky.
Ma mère se leva, copia soigneusement ce que mon pè­
re lui avait dicté la veille et se rendit chez lui à l’heure
fixée. Elle aurait été bien effrayée si quelqu’un avait
pu lui prédire ce jour-là, qu’elle sténographierait les
oeuvres de Dostoïewsky pendant quatorze années...
L e s fiançailles

Ma mère possédait un de ces albums aux feuilles


roses, bleues et vertes, auxquelles les jeunes filles
aiment à confier le soir les grands événements de
leur jourinée. Ma mère le faisait d’autant plus vo­
lontiers, qu’elle écrivait ses impressions en style
sténographique et pouvait dire beaucoup de choses
en peu de temps. Elle garda ce naïf journal de sa
jeunesse, ce qui lui a permis de reconstituer plus
tard l’époque de ses fiançailles et de sa lune de miel
presque jour par jour. Ces souvenirs intéressants
allaient paraître quand la Grande Guerre a éclaté.
On a été obligé d’en remettre la publication à
une date plus favorable. Je ne veux pas priver ma
mère du plaisir de raconter en détail cette époque
importante de son existence. Je me contenterai de
tracer à grands traits cette période de la vie de Dos-
toïewsky et de peindre le roman de mes parants de
mon point de vue, comme je comprends leurs ca­
ractères.
La première blessure d’amour-propre guérie, ma
mère s’était mise bravement au travail ; elle allait
tous les jours écrire « Le Joueur » sous la dictée de
mon père. Dostoïewsky s’aperçut peu à peu que sa
186 VIE DE DOSTOIEW'SKY

machine ilemington était une charmante jeune fille,


grande admiratrice de son talant. L’émotion avec
laquelle ma mère parlait de ses héros et de ses
héroïnes plut beaucoup à Dostoïewsky. Il trouva
sa jeune sténographe fort sympathique et prit l’ha^
bitude de lui confier ses peines, de lui raconter les
ennuis que lui causaient les créanciers de son frère
et les affaires de ses nombreux parents. Ma mère
l ’écoutait étonnée, consternée. Son imagination
naïve de jeune fille lui représentait l ’illustre écri­
vain entouré d’une foule d’admirateurs, qui for­
maient autour de lui une garde d’honneur, le pré­
servaient de tous les dangers qui pouvaient menacer
sa santé et empêcher la création de ses chefs-d’œu­
vre. Au lieu de ce tableau réjouissant, ma mère
voyait devant elle un homme malade, fatigué, mal
logé, mal inourri, mal servi, traqué comme une bête
fauve par des créanciers impitoyables, exploité sans
pitié par d’égoïstes parents. Ce grand écrivain ne
possédait que quelques amis, qui se contentaient de
lui donner des conseils, mais ne prenaient pas la
peine d’avertir le public russe ou le gouvernement
de leur pays de la position terrible dans laquelle se
trouvait cet homme de génie, du gouffre qui l’en­
tourait et dams lequel pouvait sombrer sc»n magni­
fique talent. Les ancêtres normands qui vivaient
dans l’âme de ma mère furent indignés en consta­
tant l’abandon dans lequel se trouvait ce grand
homme russe. Ces pieux Anglais, qui préférèrent
quitter leur pays plutôt que de changer de religion,
ces Suédois lettrés, qui ajoutaient la terminaison
VIE DE DOSTOlEWSKY 187

latine à leurs noms, pour montrer combien ils vé-


inéraient la science, dirent sévèrement à ma mère :
(( Si tu es obligée de vivre dans un pays encore
jeune et ignorant, incapable de comprendre que le
talent d’un de ses enfants appartient au peuple
tout entier, que tous en profitent ou en profi­
teront, et que tous, par conséquent, doivent le pro­
téger ; si tes contemporains ne comprennent pas
encore ces vérités, pourtant bien simples, c’est à toi,
notre descendante, que nous confions la mission
de protéger ce grand homme. » Les ancêtres aux­
quels les sages Romains élevaient des autels dans
leurs maisons jouent dans notre vie un rôle bien
plus important que nous ne le pensons générale­
ment. Ils protègent leurs descendants, veillent ja­
lousement sur leurs premiers pas, guident leur
jeune vie. A mesure que se forme leur personna­
lité, les ancêtres se retirent lentement, quittes à
revenir aux moments importants, quand leurs des­
cendants hésitent entre deux routes à prendre.
Obéissant aux ordres impérieux de ses aïeux euro­
péens, ma mère conçut le projet de protéger
Dostoïewsky, de partager le lourd fardeau qu’il ve­
nait de mettre sur ses épaules, de le sauver de ses
parents peu scrupuleux, de l’aider dans son travail,
de le consoler dans ses peines. Ma mère ne pouvait
naturellement pas être amoureuse de cet homme
qui avait vingt-sept ans de plus qu’elle. Mais elle
comprit la belle âme de Dostoïewsky aussi vite que
son père avait compris jadis l’âme pure d’Asenkova
et s’inclina devant elle. Elle eut pour son mari la
188 VIE DE DOSTOIEWSKY

même admiration que le talent de la jeune tragé­


dienne avait inspirée à mon grand-ppre. Celui-ci
considérait Asenkova comme la plus grande artiste
de notre siècle et lui resta fidèle toute sa vie. Ainsi
ma mère n’a jamais voulu admettre qu’il existât
non seulement eon Russie, mais même dans le
monde entier, un romancier égal! à Dostoïewsky. Il
y avait dans ces deux admirations, qui se ressem­
blaient tant, beaucoup d’amour hellénique pour
l ’art, très rare en Russie, et que les Ukrainiens ont
dû hériter des colons grecs établis jadis sur les bords
de la mer Noire. Ma mère n’était cependant Ukrai­
nienne qu’à moitié ; la pitié russe ne lui était pas
inconnue. Elle la sentit, cette bellfe pitié chrétienne
de notre peuple, en voyant cet homme de génie si
bon, si confiant, qui ne pensait jamais à lui, et
toujours prêt à donner aux autres tout ce qu’il
possédait. Jeune, pleine de force, ma mère voulut
veiller sur l’écrivain illustre qui marchait vers son
déclin. Ses dettes, ses nombreuses obligations au­
raient pu effrayer une jeune fille timide. Le sang
normand de ma mère avait, au contraire, soif de
la lutte ; elle était prête à déclarer la guerre à tout
le monde.
Une jeune Russe se trouvant à la place de ma
mère se serait perdue dans les nuages, aurait passé
son temps à imaginer toutes les occasions héroïques
dans lesquelles elle pourrait donner sa vie à Dos­
toïewsky. Les Suédoises quittent rarement la terre ;
au lieu de rêver, ma mère se mit immédiate­
ment à l ’œuvre et commença par sauver mon père
VIE DE DOSTOlEWSKY 189

des griffes de son éditeur. Elle supplia Dosloïewsky


de prolonger les séances sténographiques, passa les
nuits à copier ce q u ll lui avait dicté dans la journée
et fit si bien que « Le Joueur » fût achevé au jour
fixé par Stellowsky, qui fut bien penaud, en voyant
manquer le piège habile qu’il avait tendu à mon
père. Dostoïewsky se rendait nettement compte qu’il
n’aurait pas pu écrire son roman aussi vite sans l’ai­
de de sa jeune sténographe ; il lui fut profondément
reconnaissant de l’intérêt passionné qu’elle portait
à ses affaires. Il ne voulait plus se séparer d’elle et
lui proposa de travailler ensemble aux derniers
chapitres de « Grime et Châtiment » qui restaient
encore à faire. Ma mère y consentit avec plaisir.
Pour fêter la fin heureuse de leur premier travail,
elle invita mon père à venir prendre le thé chez elle
et le présenta à sa mère. Grand-maman qui lisait
dans le cœur de sa fille à livre ouvert, et prévoyait
depuis longtemps comment allaient finir les séan­
ces sténographiques, reçut Dostoïewsky comme on
reçoit un futur beau-fils. Ce coin de Suède, trans­
porté en Russie, plut beaucoup à mon père ; il dut
lui rappeler la Lithuanie, transportée par son père
au sein de Moscou et dans laquelle il a passé son
enfance. Dostoïewsky comprit dans quel milieu
austère était élevée sa petite sténographe et à quel
point elle différait des jeunes filles de ce temps,
lesquelles, sous prétexte de liberté, menaient la vie
des prostituées. Dostoïewsky conçut alors le désir
d’épouser sa sténographe, quoique lui non plus ne
fût pas amoureux. Comme la plupart des hommes
190 VIE DE DOSTOIEWSKY

du Nord, mon père avait un tempérament plutôt


froid ; pour le passionner, il fallait, ou les ruses
africaines de Maria Dmitrievna, ou l’effronterie de
Pauline. Une jeune fîlfe bien élevée qui se tenait
sur la réserve et ne dépassait jamais les limites
d’une innocente coquetterie, ne pouvait naturelle­
ment pas exciter beaucoup les sens. Mais Dos-
toïewsky pensait que cette jeune fille, sévèrement
élevée, serait une excellente mère de famille et c’est
justement ce que mon père cherchait depuis
longtemps. La voix du sang parlait aussi en lui ;
fille d’une Suédoise et d ’un Ukrainien, ma mère
présentait le meme mélange du sang slave avec le
sang normand que mon père. Et cependant il hési­
tait à faire la demande en mariage. Le fait est
que ma mère semblait bien jeune à Dostoïewsky.
Elle était à peu près du même âge ([u’Anna Krou-
kowsky, mais avait bien moins d’aplomb que la jeu­
ne anarchiste. Les idées politiques, morales, reli­
gieuses de M“®Korvin-Kroukowsky étaient définiti­
vement arrêtées. Elle critiquait sévèrement l’uni­
vers mal conçu, mal exécuté par Dieu et se pro­
mettait bien de corriger les fautes du Créateur. Ma
mère s’inclinait devant Dieu et ne trouvait rien à
redire à Son œuvre. Ses idées sur la vie étaient
encore bien vagues ; elle agissait plutôt par ins­
tinct que par réflexion. Quand elle causait avec
Dostoïewsky, ma mère riait et s’amusait comme
une enfant qu’elle était. Mon père souriait en l ’écou­
tant et se demandait avec effroi : « Qu’est-ce que je
vais faire avec ce bébé sur les bras ? » Cette jeune
VIE DE DOSTOIEWSKY 191

fille qui, Tannée précédente, portait encore le tablier


d’écolière, ne lui paraissait pas mûre pour le ma­
riage. Il est probable que Dostoïewsky aurait hésité
si un songe prophétique n’avait pas hâté sa déci­
sion. Mon, père rêva qu’il avait perdu un objet im­
portant ; il le cherchait partout, fouillait avec
impatience les armoires, jetait par terre les choses
inutiles qui enoombraient sa chambre. Tout à coup
ill aperçut au fond d’un tiroir un diamant, un tout
petit diamant qui brillait si fort, si fort, qu’il en
éclairait toute la chambre. Mon père le regardait
avec étonnement ; comment ce bijou pouvait-il se
trouver dans le tiroir ? Qui l’avait placé là ? Et
brusquement, comme cela arrive dans les songes,
mon père comprit que ce petit diamant qui brillait
si fort était sa petite sténographe. Il se réveilla tout
ému, tout heureux : (( Il faut que je la demande
en mariage dès aujourd’hui », se dit Dostoïewsky.
II n’a jamais regretté sa décision. Comme jadis la
pauvre Asenkova, il aurait pu dire en parlant de
sa femme : « Je me sens si bien à son bras... »
S’étant fiancé à ma mère, Dostoïewsky alla la
voir tous les jours, mais ne mit aucun empresse­
ment à avertir ses parents de son prochain maria­
ge ; il savait trop bien comment sa famille allait rece­
voir cette nouvelle. Son beau-fils fut le premier à
découvrir le secret ; il fut consterné en apprenant
« la trahison » de son beau-père. Ce quart de ma­
melouk avait si bien arrangé sa vie I Son beau-
père travaillera et lui s’amusera ; plus tard, il héri­
tera des œuvres de Dostoïewsky et vivra des rentes
192 VIE DE DOSTOIEWSKY

qu’elles lui donneront. Et voici qu’une jeune fille


que Dostoïewsky connaît à peine renverse tou«
ces beaux projets ! Paul Issaïeff fut profondé­
ment indigné. Il chaussa ses lunettes, ce qu’il faisait
chaque fois qu’il voulait se donner de l’impor­
tance, et annonça à son beau-père qu’il avait à lui
parler sérieusement. Il mit Dostoïewsky en garde
contre les passioins funestes des « vieillards » (i),
lui expliqua tous 'les malheurs que ce mariage avec
une jeune fille devait lui apporter, lui parla sévère­
ment de ses devoirs de beau-^père. « Je compte aussi
me marier un jour », lui dit-il « j ’aurai probable­
ment des enfants ; ce sera votre devoir de travailler
pour eux ». Mon père se fâcha et mit l’imbécile à la
porte. C’est ainsi que finissaient généralement les
explications entre le beau-père et le beau-fils.
Paul Issaïeff s’empressa d’avertir la famille de
mon père du danger qui menaçait leur sécurité de
parasites. Les neveux de Dostoïewsky furent très
effrayés : eux aussi espéraient vivre toute leur vie
aux dépens de leur oncle ; eux aussi comptaient de­
venir un jour ses héritiers. La belle-sœur de Dos­
toïewsky désira à «on tour avoir une explication
sérieuse avec lui. (( Pourquoi voulez-vous vous re­
marier P » lui disait-elle, fâchée. « Vous xi’avez pas
eu d’enfants de votre premier mariage quand vous
étiez jeune encore ; comment pouvez-vous espérer
d’en avoir à votre âge ? » Ce mariage avec une
jeune fille de dix-neuf ans paraissait une absur-

(i) Mon père avait, à oette époque, quarante-sept ans.


VIE DE DOSTOÏEWSKY 193

dite, pfresque du vice, aux parents de mon père.


Ses camarades littéraires étaient aussi quelque peu
surpris. Ils ne pouvaient pas comprendre pourquoi
Dostoïewsky qui, à trente-trois ans, avait épousé une
femme de son âge, peut-être plus âgée que lui, ne
s’intéressait, à quarante ans passés, qu’aux toutes
jeunes filles. Anna Kroukowsky et ma mère étaient
toutes deux à peu près du même âge, quand Dos­
toïewsky les demanda en mariage. Il me semble
qu’on peut expliquer cette bizarrerie par la trahi­
son de Maria Dmitrievna : elle avait produit sur
l’âme de mon père une impression profonde, inou­
bliable. Dostoïewsky se défiait à présent des femmes
d ’un certain âge. Il ne croyait plus qu’à l’inno-
cence d ’un cœur jeune, d’une âme encore pure,
qu’un homme d’esprit saura toujours façonner à sa
manière (i). En épousant ma mère, Dostoïewsky
travailla beaucoup à son éducation morale. Il sur­
veilla ses lectures, lui interdit les livres érotiques, la
mena dans les musées, lui montra les beaux ta­
bleaux, les statues célèbres, tâcha d’éveiller dans
son âme juvénile l’amour pour tout ce qui était
grand, pur et noble.
Il fut récompensé par la fidélité absolue de sa
femme, nom seulement pendant sa vie, mais encore
après sa mort. Il est possible que les ancêtres nor­
mands de ma mère y furent aussi pour quelque
chose.

(i) Le liéros de « L ’Et-emel maii )> ne is’intérosse, lui ausisl,


qu’aux jeunes, filles, après la mort de la femme qui l ’a trahi.

VIE DE DOSTOÏEWSKY. 13
194 VIE DE D06T01EWSKY

Comme la plupart des Lithuaniens, Dostoïewsky


était pur et chaste. <( Le Lithuanien méprise l’im­
pudence et le dévergondage », dit Vidûnas. « 11
n’y a pas d’obscénités datns ses chants populaires et
on ne trouve pas en Lithuanie, sur les haies et sur
les murs, ces caricatures pornographiques, si fré­
quentes dans d’autres pays. » En visitant Paris,
Dostoïewsky fréquenta les cafés et alla voir les dain-
ses aux casinos des Champs-Elysées. Les chansons
scabreuses qu’il y avait entendues et les danses
érotiques qu’il y avait vues, l’ont profondément
indigné ; il en parlait avec dégoût à ses amis rus­
ses. Ce fut probablement la raison pourquoi mon
père, en faisant plus tard visiter à sa jeuine femme
l’Allemagne, la Suisse, Pltalie et l’Autriche ne
l’a pas menée en France. Toutefois, le dégoût
que Dostoïewsky avait ressenti en étudiant la vie
parisienne ne changea rien à son admiration pour
la littérature française. Il fut un des rares voya­
geurs qui surent distinguer entre la France qui tra­
vaille et la France qui s’amuse.
XVI

L e second mariage de D ostoïewsky

Malgré roppositiQn de ses parents, Dostoïewsky


épousa ma mère le 12 février du même hiver (i),
cinq mois après avoir fait sa connaissance. Comme
il n’avait pas d’argent, il ne put emmener sa
jeune femme en voyage de noces. Les nouveaux
mariés s’installèrent dans un logement que grand-
maman veinait de meubler pour eux. Cette idée de
passer la lune de miel à Pétersbourg fut une grande
imprudence et faillit compromettre leur bonheur-
Puisqu’ils n’avaient pas réussi à empêcher le
mariage de Dostoïewsky, ses parents conçurent le
projet de séparer les nouveaux mariés. Ils changè­
rent de tactique ; d’ennemis ils devinrent amis de
ma mère, et prétendirent être ses admirateurs pas­
sionnés. Ils envahirent la maison de mes parents et
ne le laissèrent presque jamais seuls. Eux, qui autre­
fois négligeaient mon père et n’allaient que rare-

(i) Aucun des frères Dostoïewsky ne se maria avec une


Hutsse. Ma mère était moitié iiknainieinne, moitié suédoise. La
femme de mon oncle Michel était une Ajllemande des provinces
kriUiques; la femme d ’Anidré Dostoïewsky, une Ukrainienne
(mon oncle Nicolas resta garçon). En (revanche, mes cousins et
mes neveux ne se marieront q u ’avec des Russes. Il est probable
que la vraie russifîcation ne commence qu’à la troisième géné­
ration.
196 VIE DK DOSTOIEWSKY

ment le voir chez lui, passaient à présent leurs jour­


nées chez les nouveaux mariés, déjeunaient,
dînaient à leur table et ne les quittaient que sonné
minuit. Ma mère fut fort étonnée de ces façons
d’agir, mais n’osa pas protester ; elle était habituée
dès son enfance à être polie et aimable avec tous les
visiteurs de sa mère, meme avec ceux qui ne lui
plaisaient pas. Les parents intrigants profitèrent de
sa timidité de jeune femme, s’emparèrent de son
ménage et y régnèrent en maîtres. Sous prétexte de
sages conseils à lui donner, ils supplièrent ma mère
de ne pas déranger trop souvent son mari, de le
laisser tranquillle dans son cabinet d’études. <( Vous
êtes encore trop jeune pour lui », disaient ces
perfides, <( vos conversations naïves ne peuvent pas
ramuser. Votre mari est un homme sérieux, il a
besoin de réfléchir beaucoup à ses romans. » D’au­
tres parents prenaient à part mon père et lui
disaient qu’il était trop vieux pour sa jeune femme
et qu’il l’ennuyait. « Ecoutez comme elle rit et
babille gentiment avec ses jeunes ineveux », lui
chuchotait à l’oreille sa belle-sœur. (( Votre femme a
besoin de la société des gens de son âge. Laissez-la
s’amuser avec eux, sinon elle pourra vous prendre
en grippe ». Mon père se sentait blessé, en enten­
dant répéter qu’il était trop vieux pour sa jeune
femme ; ma mère était indignée à l’idée que son
grand homme de mari la trouvait bête et ennuyeuse.
Ils se boudaient, trop fiers tous les deux pour s’ex­
pliquer frainchement. Si mes parents avaient été
amoureux, ils auraient fini par se quereller et à se
VIE DE D0ST01EW8KY 197

reprocher ces griefs imaginaires, ils auraient


déjoué les machinations des intrigants ; mais en se
mariant, mes parents n’avaient que de la sympa­
thie Tuin pour rautre. Cette sympathie pouvait
devenir un grand amour dans des circonstances
favorables ; elle pouvait aussi se transformer
en une profonde aversion. Ma mère voyait avec
effroi avec quelle rapidité diminuait radmiration
qu’elle avait eue pour Dostoïewsky avant leur ma­
riage. A présent, elle le trouvait bien faible, bien
aveugle, bien naïf. « C’est son devoir d’homme de
me protéger contre ces intrigants et de les mettre
à la porte », se disait la pauvre mariée. « Au lieu
de me défendre, il laisse ses parents commander
chez moi et manger mes dîners, en se moquant tout
haut de mon iriexpéiience de jeune ménagère. »
Pendant que ma mère pleurait dans sa chambre,
son mari restait seul dans son cabinet d’études et, au
lieu de travailler à ses romans, se disait tristement
que son reve de foyer conjugal n’avait pas beaucoup
de chances de se réaliser. « Comment ne comprend-
elle pas la différence qui existe entre moi et mes
stupides neveux ? » reprochait-il mentalement à
ma mère ; et il jugeait sévèrement la prétendue
légèreté de sa jeune femme. Les parents de Dos-
toïewsky se frottaient joyeusement les mains, leurs
affaires allaient on ne peut mieux...
Le printemps s’approchait ; on commençait è
faire des projets de villégiature. La belle-^soeur de
mon père lui proposa de louer une grande villa a
Pavlovsk, aux environs de Pétersbourg. <( Nous pour­
198 VIE DE DOSTOÏEWSKY

rions y loger tous ensemble et ne plus nous sépa­


rer )), disait-elle à Dostoïewsky. <( Quel charmant été
nous allons passer ! Nous feroins tous les jours des
excursions et emmènerons votre femme pour toute
lia journée. Vous resterez à la maisoni et pourrez
travailller à votre roman, sans être dérangé. » Ces
projets souriaient fort peu à mon père, encore
moins à sa femme. Ma mère dit à son mari qu’elle
aurait préféré passer l’été à l’étranger ; que depuis
longtemps déjà elle désirait visiter l’Allemagne et la
Suisse. Mon père voulait aussi revoir l’Europe, dont
il gardait un charmant isouvenir. Il avait déjà fait
trois voyages à l’étranger, le troisième presque uni­
quement pour jouer à la roulette. A présent il se
croyait guéri de cette funeste passion : d’ailleurs il
se trompait. Pendant son voyage d’Europe en com­
pagnie de ma mère, Dostoïewsky eut plusieurs
accès de cette maladie. Elle s’atténuait pourtant
et cessa tout à fait vers ses cinquante ans. Comme
sa passion pour les femmes, la passion de la roulette
ne dura en tout qu’une dizaine d’années.
Mon père se mit à la recherche de l’argent dont il
avait besoin pour faire le voyage de noce projeté. Il
ne voulut pas s’adresser à sa tante Koumanine, car
elle venait de lui donner, il y avait à peine quelques
mois, dix mille roubles, qui furent dépeinsés pour
la publication de L’Epoha ». Il préféra recourir
à M. Katkow, éditeur d’une grande revue mosco­
vite, dans laquelle Dostoïewsky publiait à présent
ses œuvres. Mon père alla le voir à Moscou, lui
exposa le sujet du nouveau roman qu’il voulait
VIE DE DOSTOIEWSKY 199

commen€er et lui demanda une avance de quel­


ques billets de mille. Katkow, qui considérait
Dostoïewsky comme la a great attraction » de sa
revue, s’empressa de satisfaire à sa demande. Mon
père annonça alors à sa famille qu’il comptait par­
tir prochainement pour l’étranger avec sa jeune fem­
me. Les intrigants déconcertés déclarèrent à Dos­
toïewsky que si vraiment il voulait les quitter pour
trois mois, il devait au moins leur laisser de l’ar­
gent. Chacun produisit la liste des choses dont il
avait besoin et quand mon père les eut tous satis­
faits, il lui resta si peu d’argent qu’il dut renoncer
au voyage projeté.
Ma mère était au désespoir, a Ik vont me brouil­
ler avec mon mari pendant cet été I » pleura-t-elle
chez sa mère. « Je le sens, je vois clair dans leurs
intrigues ! » Grand-maman était fort soucieuse ; le
mariage de sa fille cadette tournait décidément mal.
Elle aussi craignait le séjour de Pavlovsk et préférait
voir sa fille partir pour l’étrangei'. Elle ne pouvait
malheureusement pas lui fournir l’argent du voya­
ge ; la fortune (]ue possédait mon grand-père Gré­
goire avait été employée à bâtir deux maisorns de
rapport â côté de celle que mes grands-parents habi­
taient eux-mêmes. Restée veuve, ma grand-mère
vivait des rentes que ces maisons lui rapportaient.
Elle fut obligée d’engager une partie de ses revenus
pour donner un joli trousseau à sa fille et meubler
son nouveau logement. Il lui était par conséquent
fort difficile de trouver immédiatement une grosse
somme. Après avoir mûrement réfléchi, grand-
200 VIE DE DOSTOlEWSKY

maman conseilla à sa fille d’engager ses meubles.


(( En automne, quand vous reviendrez à Péters-
bourg, je saurai trouver de l’argent pour les déga­
ger », lui dit-elle. « Pour le moment, l’essentiel est
d’arracher ton mari à l’influence funeste de tous ces
intrigants. »
Toute jeune mariée est fière de son trousseau.
Elle aime son joli mobilier, son argenterie, ses
belles porcelaines', ses cristaux, même sa batterie de
cuisine, qui brillle si fort. Ce sont les premiers ob­
jets qui sont vraiment à elle et dont elle peut dispo­
ser à son gré. Lui demander de s’en séparer après
trois mois de jeu à la ménagère modèle est une
vraie cruauté. Il faut cependant rendre justice à ma
mère ; elle n’eut pas un moment d’hésitation et sui­
vit avec empressement le sage conseil de grand-
maman. Son bonheur conjugal lui était bien plus
cher que la plus belle argenterie du monde. Elle
pria sa mère de s’occuper de l’engagement et de lui
envoyer l’argent à l’étranger. Avec la petite somme
que grand-maman put lui donner imimédiatement,
ma mère s’empressa d’emmeiner son mari, qui, lui
aussi, était fort aise de partir. Ils se mirent en
route deux jours avant Pâques, ce qui était con­
traire à toutes les habitudes religieuses de ma mère.
Elle avait une telle peur de voir les artisans d’intri­
gue monter au dernier moment quelque nouvelle
machination, qu’elle ne respira librement qu’en
traversant la frontière. Ma mère aurait été fort
effrayée, si quelqu’un lui avait dit ce jour-là qu’elle
ne pourrait la repasser que quatre ans plus tard...
XVII

SÉJOUR EN E u r o pe , première partie

Le voyage de noces de mes parents est aussi ra­


conté dans les mémoires de ma mère avec ses
menus détails. Je renvoie le lecteur à ce livre, qui
devait paraître après la guerre, et je ne dirai que
quelques mots sur la vie de mes parents à l’étranger.
Après s’être reposés à Vilina et à Berlin, mes
parents arrivèrent à Dresde et s’y fixèrent pour
deux mois. Il!s avaient quitté Pétersbourg par une
de ces bourrasques de neige qui sont si fréquentes
en Russie au mois d’avril ; à Dresde, ils trouvèrent
le printemps. Tous les arbres étaient en fleurs ; les
oiseaux chantaient, le ciel était bleu, toute la nature
avait un air de fête. Ce brusque changement de cli­
mat produisit une grande impression sur mes pa-
renls. Ils dînèrent en plein air sur la terrasse de
Brühl!, allèrent écouter la musique au Grosisen Gar-
ten, parcoururent la pittoresque Suisse Saxonne.
Leurs cœurs s’ouvraient. Désormais, il n’y avait plus
personne entre eux ; et déjà ils se comprenaient
beaucoup mieux qu’auparavant. La sympathie que
mes parents avaient ressentie l’un pour l’autre avant
leur mariage, se transforma vite en amour, et leur
vraie lune de miel commença enfin. Ma mère n’a
202 VIE DE D05T01EWSKY

jamais pu oublier ces deux mois enchanteurs. Plus


tard, dans son veuvage, quand elle a dû faire de
nombreuses stations aux sources de Karlsbad et de
Wiesbade, elle finissait sa cure en allant passer
quelques semaines à Dresde. Ma mère visitait tous
les endroits où elle s’était promenée jadis avec son
mari, allait revoir les tableaux qu’il admirait à la
fameuse galerie de peinture, dînait dans les restau­
rants où ils prirent autrefois leurs repas, rêvait au
passé, en écoutant la musique au Grossen Garten...
Elle disait que ces semaines passées à Dresde étaient
les meilleures de ses voyages en Europe.
Je n’ai jamais pu comprendre cet amour d'une
jeune fille de dix-neuf ans pour un homme de
quarante-sept et j ’ai souvent demandé à ma mère
comment elle a pu être amoureuse d’un mari qui
avait plus que le double de son âge. — « Mais il était
jeune ! » me répondait-elle en souriant. « Si tu sa­
vais, cdmme ton père était encore jeune ! il riait,
plaisantait, s’amusait de tout, comme un jeûne hom­
me. Ton père était beaucoup plus intéressant, beau­
coup plus gai que les jeunes gens de cette époque, les­
quels, suivant la mode, portaient tous des lunettes et
avaient Tair de vieux professeurs de zoologie. »
Il est vrai que les Lithuaniens, ce curieux mé­
lange de Slaves et de Normands, conservent long­
temps leur jeunesse d’âme. A cinquante ans passés,
ils s’amusent quelquefois comme de jeunes gar­
çons ; en les regardant, on se dit qu’ils auront beau
avancer en âge, ils ne ^deilliront jamais. C’est ce
qui arriva à Dostoïewsky ; il est mort à cinquante-
VIE DE DOSTOlEWSKY 203

neuf ans, mais il resta jeune jusqu’à son dernier


jour. Il n’a pas même eu de cheveux blancs, sa che­
velure garda toujours sa teinte de blond foncé.
D’un autre côté, ma mère hérita du caractère suédois
de ses aïeules. Or, lés Suédoises ont une particula­
rité qui les distingue des autres femmes de l’Eu­
rope ; elles ne savent pas critiquer leurs maris.
Elles voient clairement leurs défauts, tâchent de
les corriger, mais ne les jugent jamais. Il me sem­
ble que, seules, les Suédoises ont réalisé jusqu’à
présent la belle idée de l’Apôtre Paul, que le mari
et la femme ne sont qu’un seul être. « Comment
peut-on critiquer son mari ? » me répondent avec
indignation les Suédoises, quand je leur parle de
cette bizarrerie nationale. « Il nous est trop cher,
pour qu’on le critique. » C’était justement le point
de vue de ma mère ; son mari lui était trop cher
pour être critiqué. Elle préféra l’aimer et c’était
après tout le meilleur moyen pour être heureuse en
ménage. Toute sa vie, ma mère parla de son mari
comme d’un homme idéal, et, restée veuve, éleva ses
enfants dans le culte de Dostoïewsky.
Au mois de juillet, quand les cTialeurs commen­
cèrent à Dresde, mes parents partirent pour Baden-
Baden. Ce fut une malheureuse idée ; à peine mon
père eut-il vu la roulette, que la passion du jeu
s’empara de lui, comme une maladie. Il joua, per­
dit, passa par des moments de bonheur et de déses­
poir suprêmes. Ma mère fut très effrayée. En sténo-
graphiant « Le Joueur », elle ignorait que mon
père s’y était peint lui-même. Elle pleura, le sup­
204 VIE DE DOSTOIEW^SKY

plia de quitter Baden-Baden, et réussit enfin à rem­


mener en Suisse. Arrivé à Genève, mon pjère, dégri­
sé, maudit sa malheureuse passion. Genève plut à
mes parents, et ils se décidèrent à y passer tout l’hi­
ver. Ils ne voulaient plus retourner à Pétersbourg ;
ils étaient heureux à l’étranger et pensaient avec
horreur aux intrigues de leur famille. Ma mère, du
reste, ne pouvait plus faire de longs voyages ; elle
était enceinte et cette première grossesse fut très
pénible. Elle fuyait à présent les hôtels bruyants ;
mes parents louèrent un petit appartement chez
deux vieilles filles qui furent très bonnes pour
ma mère. Elle restait la plupart du temps couchée
et ne se levait que pour dîner au restaurant. Ma mère
rentrait pour se recoucher aussitôt, tandis que son
mari restait au café à lire les journaux russes et
étrangers. Depuis qu’ils vivaient en Europe, Dos-
toïewsky se passionnait pour toutes tes questions
européennes (i).
Mes parents menèrent à Genève une vie très soli­
taire. Au commencement de leur séjour en Suisse,
ils y rencontrèrent un ami russe qui vint souvent
les voir. Il partit bientôt pour Paris, et mes parents
ne cherchèrent pas d’autres connaissances ; ils se
préparaient pour le grand événement qui allait
transformer leur vie.
Ma petite sœur est venue au monde en février et
fut nommée Sophie en l’honneur de la nièce favo-

(i) SoTî jounnal favori était VIndépendance Belge^ qu’il men«


tienne souvent dans ses œiivr<5S.
VIE DE DOSTOIEWSKY 205

rite de mon père, fille de ma tainte Véra. Dos-


toïewisky fut très heureux ; il pouvait enfin goûter
le bonheur d’être père auquel il rêvait depuis si
longtemps. « C ’est la plus grande joie que l’homme
puisse connaître icinbas )>, écrivit-il à un de ses
amis. Mon père s’intéressa énormément à son bébé,
observa son âme, qui le regardait par les petits
yeux encore troubles de l’enfant, prétendit que la
petite le reconnaiissait et lui souriait. Hélas, cette
joie fut de courte durée I
Les premières couches de ma mère furent très
pénibles et soni anémie s’en aggrava. Elle n’avait
pas de lait et ne pouvait pas nourrir son enfant. On
chercha une nourrice, et on n’en trouva pas à Ge­
nève. Les paysannos suisses ne se déplaçaient pas ;
les dames qui désiraient mettre leurs bébés en nour­
rice, étaient obligées de les envoyer à la montagne.
Ma mère refusa avec indignatioin de se séparer de
sof4 tiésof et décida d ’élever la petite Sophie au
biberon. Comme la plupart des aînés, Sophie était
très frêle. Ma mère connaissait fort imparfaitement
les soins à donner aux i)etits enfants ; les bonne»
vieilles filles qui l’aidaicint à soigner son bébé les
connaissaient encore moins qu’elle. La pauvre
petite Sophie végéta comme elle put pendant trois
mois et préféra changer de planète.
Le désespoir de mes parents fut immense. Grand-
maman qui arrivait justement de Pétersbourg, afin
de faire connaissance avec sa nouvelle petite-fille, les
consola autant qu’il était en son pouvoir. Comme
sa fille passait tout son temps au cimetière à san­
206 VIE DE DOSTOlEWSKY

gloter sur la petite tombe chérie, grand-maman


conseilla à mon père de remmener à Vevey. Tous
les trois y passèrent le plus triste des étés. A cha­
que instant ma mère s’échappait de la maison, pre­
nait le bateau et allait à Genève porter quelques
fleurs à sa chère morte. Elle rentrait, en pleurant ;
sa santé s’altérait de plus en plus. De son côté mon
père se sentait mal en Suisse. Habitant des plaines,
il était habitué aux larges horizons ; les montagnes
du lac Léman roppressaient. « Elles m’écrasent,
elles rapetissent mes idées », se plaignait-il à ma
mère. <( Je ne saurais écrire rien qui vaille dans ce
pays. »
Mes parents décidèrent alors d’aller hiverner en
Italie ; on espérait que le soleil du Midi rétablirait
la santé de ma mère. Mes parents partiront seuls ,
grand-maman resta en Suisse avec ses petits en­
fants Svatkovsky, lesquels devaient par ordre du
médecin passer un hiver à Genève.
Mes parents prirent la diligence et traversèrent le
Simplon. Ma mère s’est toujours rappelée ce voyage
avec plaisir. On était en août, le temps fut splen­
dide. La diligence montait lentement, les voya-
geum préféraient aller à pied, en prenant les rac­
courcis. Ma mère marchait, appuyée au bras de son
mari ; il lui semblait qu’elle laissait son malheur de
ce côté des Alpes, et que là, en Italie, la vie allait
lui sourire de nouveau. Ma mère avait à peime vingt
et un ans ; à cet âge on a une telle soif de bonheur
que la mort d’un bébé de trois mois ne peut pas
attrister longtemps la vie.
VIE DE DO&TOÏEWSKÏ 207

En arrivant en Italie, meis parents s’arrêtèrent


d’abord à Milan. Moin père désirait revoir la fameuse
cathédrale, qui avait frappé son imagination lors
de son premier voyage en Europe. Il la visita en
détail, s’émerveilla devant la façade, voulut même
monter sur le toit, afin d’admirer la vue qui s’étend
sur la plaine de Lombardie. Quand les pluies d’au­
tomne commencèreint, mes parents partirent pour
Florence et s’y installèrent pour tout le reste de l’hi­
ver. Ils n’y connaissaient personne et passèrent plu­
sieurs mois en tête-à-tête. DostoïeAVsky n’aimait pas
les relations de passage qui m’obligent à rien.
Quand un homme lui plaisait, il lui donnait son
cœur et restait son ami toute sa vie, mais il trouvait
inutile de distribuer son amitié à tous les passants.
Mon père fut fort occupé à Florence ; il écrivait
son roman « L’Idiot », qu’il avait commencé à Ge­
nève. Ma mère l ’aidait, en sténographiant les scè­
nes qu’il lui dictait. Elle craignait cependant de le
troubler dans ses heures de méditations et s’était
proposée pour tache l’étude approfondie de Florence
avec ses belles églises et ses magnifiques collections
d’art. Elle avait l’habitude de donner rendez-vous à
son mari devant quelque tableau célèbre ; quand il
avait fini d’écrire, Dostoïewsky venait la rejoindre
au Palazzo Pitti. Mon père n’aimait pas à étudier les
galeries de peinture un Baedecker à la main ; dès la
première visite il choisissait quelques tableaux qui
lui plaisaient et revenait souvent les admirer, sans
faire attention aux autres. II faisait de longues sta­
tions devant ses toiles favorites, en expliquant à sa
208 VIE DE DOSTOÏEWSKY

jeune femme toutes les idées que ces tableaux célè­


bres éveillaient en lui. On allait ensuite se promener
par la ville, le lon^ de TArno. En rentrant à la mai­
son, mes parents faisaient souvent un détour pour
voir les portes du Baptistère, devant lesquelles mon
père s’extasiait. Quand il faisait beau, ils se ren­
daient aux Cachines ou au jardin Boboli. Les roses
qui y fleurissent au mois de janvier frappèrent
beaucoup leur imagination du Nord. A cette époque
de l’année, mes parents étaient habitués à voir des
rivières couvertes de glace, les rues pleiines de
neige, les passants emmitouflés dans leurs fourru­
res; les fleurs de janvier leur paraissaient invrai­
semblables. Mon père parle des roses de Boboli dans
ses lettres à ses amis ; ma mère en parle dans ses
mémoires.
Mes parents furent très heureux à Florence ; il
me semble que ce fut le temps le plus harmonieux
de leur voyage de noces. Dostoïewsky aimait beau­
coup ritalie ; il disait que le peuple italien lui rap­
pelait le peuple russe. Il y a en effet beaucoup de
sang slave chez les Italiens du Nord. Les Vénètes,
qui bâtirent Venise, étaient d’origine slave et ap­
partenaient à la même tribu slave que les Busses,
dont le berceau se trouve aux Carpathes. En se
mariant avec les Italiens, les Vénètes donnèrent leur
sang slave aux habitants du nord de l’Italie. Ce sang
coula par toute la plaine du Pô et descendit le long
des Appennins. Les Russes qui voyagent en Italie
sont souvent surpris de rencontrer au fond de la
Toscane et de l’Ombrie, les mêmes types de paysan-
VIE DE BOSTOIEWSKY 209

nés qu’ils avaient vus en Russie. C’est le même


regard doux et patient, la même ardeur au travail,
le même sentiment d’abnégation. Le costume, la
manière de nouer le fichu sur la tête sont tout
pareils. C’est à cause de ce sang slave que les Russes
aiment tant l’Italie ; nous la considérons un peu
«comme notre seconde patrie.

Y IE DE DOSTOIEW SKY. 14
XVIII

Séjour en E urope ; seconde partie

Vers le printemps, ma mère s’est sentie enceinte


pour la seconde fois. Mon père fut très heureux, en
apprenant cette nouvelle ; la naissance de la petite
Sophie n’avait fait qu’aiguiser son désir d’être père.
Comme te climat de Florence convenait à ma mère,
mes parents ont eu d’abord l’idée de passer
encore une année en Italie. Ils changèrent cepen­
dant d’avis à mesure que s’approchait la délivrance
de ma mère. Le fait est que les hôtels et les apparte­
ments meublés de Florence r?e connaissaient pas
alors ces domestiques polyglottes qui partent éga­
lement mal toutes les langues. A cette époque, les
modestes serviteurs florentins se contentaient de
parler un bon italien. Ma mère apprit vite à bara­
gouiner cette langue et servait d’interprète à mon
père qui, occupé comme il était de soin roman, ne
pouvait pas faire une sérieuse étude de ritalien. A
présent qu’elle devait s’aliter, et devenir peut-être
dangereusement malade, ma mère se demandait
comment son mari se débrouillerait au milieu des
domestiques et des garde-malades italiens. Mon père
se 1e demandait aussi ; il disait à sa femme qu’il au­
rait préféré passer l’hiver dans un pays dont il aurait
VIE DE DOSTOIEWSKY 211

connu la langue. Dostoïewsky commençait alors de


s’intéresser à la question slave, laquelle plus tard
l’absorba tout entier ; il proposa donc à ma mère
d’aller vivre à Prague où il voulait étudier les Tchè­
ques. Mes parents quittèrent Florence vers la fin de
l’été. Pour ne pas fatiguer ma mère, on voyagea à
petites journées, s’arrêtant à Venise, Trieste, Vienne,
Une grande déception attendait mes parents à Pra­
gue ; cette ville ne possédait pas alors d’appartements
meublés. Dostoïewsky voulut revenir à Vienne,
espérant y trouver quelques sociétés tchèques, litté­
raires ou autres ; mais Vienne n’avait pas plu à ma
mère. Elle proposa à son mari de s’installer à
Dresde, dont elle avait gardé un souvenir radieux.
Mon père y consentit ; lui aussi se rappelait avec
plaisir leur premier séjour en Saxe.
Mes parents arrivèrent à Dresde deux semaines
avant ma naissance. Dostoïewsky fut heureux
d ’avoir de nouveau une petite fille à aimer. (( Je l’ai
vue cinq minutes après sa venue au monde »,
écrivait-il a un de ses amis. <( C’est une beauté et
tout mon portrait ». Ma mère riait beaucoup en
entendant ces paroles. « Tu te flattes », disait-elle à
son mari. « Est-ce que tu te crois beau ? » Dos­
toïewsky n’a jamais été beau, sa fille non plus,
mais elle fut toujours fière de ressembler à son
père.
Le propriétaire du logement meublé qu’occu­
paient mes parents vint prévenir Dostoïewsky que,
d’après les lois de la ville de Dresde, il devait se ren­
dre immédiatement au bureau de police, afin d’an-
212 VIE DE DOSTOIEWSKY

non^er aux autorités saxonnes la naissance de son


enfant.
Dostoïewsky s’en fut donc au bureau et déclara
à ces messieurs de la police qu’il était l’heureux pè­
re d’une petite fille qui s’appelait « Aimée ». Les
Saxons ne se contentèrent pas de ces renseignements
et firent décliner à mon père ses nom, prénom, âge,
position sociale, date de naissance. Ayant épuisé
leur curiosité sur le compte de mon père, ils passè­
rent à sa femme et demandèrent quel était son nom
de jeune fille.
Son nom de jeune fille ? Diable ! Diable ! Dos­
toïewsky ne s’en souvenait plus. Il avait beau fouil­
ler dans sa mémoire, ce nom ne revenait pas. Mon
père expliqua son cas à la police et demanda la per­
mission d ’aller consulter sa femme. Les braves
Saxons le regardaient, ébahis ; de mémoire d’homme
on n’avait encore vu à Dresde un mari aussi distrait.
Ils accordèrent à Dostoïewsky la permission de se
renseigner près de sa femme ; mon père revint fu­
rieux à la maison.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il sévère­
ment à sa femme.
— Moi ? Je m’appelle Anna, répondit ma mère
très étonnée.
— Je sais que tu t’appelles Anna ! Je te demande
ton nom de jeune fille.
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
— Mais ce n’est pas moi qui veux le savoir, c ’est
la police d ’ici. Ces Allemands sont si curieux. Ilis
VIE DE DOSTOIEWSKY 213

tienneint absolument à savoir corament tu t’appelais


avant le mariage ; et je Tai totalement oublié.
Ma mère renseigna son mari et lui conseilla
d’écrire son nom de jeune fille sur un bout de pa­
pier. « Autrement tu roublieras de nouveau », lui
dit-elle, en riant. Dostoïewsky suivit son conseil
et courut rnontrer avec triomphe son petit bout de
papier aux autorités saxonnes (i).
Le climat de l’Italie avait fait beaucoup de bien
à ma mère ; sa santé s’était rétablie et elle put me
nourrir elle-même. Elle me confia à une bonne alle­
mande, ne se fiant plus à soin expérience des bébés.
Ma grand-mère vint assister aux couches de sa fille
et me prodigua les soins, dans la crainte d’un nou­
veau malheur. Du reste, je ressemblais fort peu à
ma sœur aînée ; j ’étais une robuste slavo-normande,
bien décidée h ne pas quitter cette planète avant de
l’avoir bien étudiée.
Depuis la mort de la petite Sophie, ma grand’-
mère n’était plus rentrée en Russie. En quittant
Pétersbourg pour quelques mois, elle avait confié
l’administration de ses maisons à un de ses parents.
(i) Mon nom russe est (c Lubov ». Sa prononciaition est un
peu difficile pour las etrangers, eit nous avons pris rhabitude
en Ruisisie de le traduire par le nom d’Aimée, qui a à peu près
le meme isenis. Mon père m ’appelait <( Liuba )>, qui est le
diminutif russe de (( Lubov », et c ’est sous ce petit nom que
je fîguie dans sas lettres de Dresde. En grandissanl, j ’ai
préféré le petit nom de (( Lilia )>, que me donnait grîmd-maiman
et qui était plus facile pour ma langue d’enfants. Pour me
faire plaisir, mes parents m ’appelèrent <c Lila », et c ’est ainsi
que Dostoïewsky me nomme dans toutes ses lettres de la
dernière période de sa vie.
214 VIE DE DOSTOIEWSKY

Occupé par d’autres affaires, il loua toute la pro-


ÿiriété à long bail, sans se donner la peine de con-
suliter ma grand-mère. Ne pouvant plus habiter sa
maiscm de Pétersbourg, grand-maman préféra res­
ter auprès de sa fille Anna. Elle l’avait fait d’autant
plus volontiers, que sa fille favorite Marie passait,
elle aussi, la plupart de son temps en Europe. Son
mari s’occupait des affaires d’un de ses anciens élè­
ves, le duc de Leuchtenberg, qui vivait à rétranger
et venait souvent le voir tantôt à Genève, tantôt à
Rome. Ma tante Marie qui était très liée avec la
femme morganatique du duc, aiccompagnait tou­
jours son mari, et emmenait souvent scs enfants.
Grand-maman allait d’une fille à l’autre et se sentait
chez elle à l’étranger ; l’Europe paraissait h cette
Suédoise bien plus intéressante que la Russie. Elle
souffrait cependant d’être séparée de son fils, lequel
étudiait à cette époque l’agriculture è l’Académie de
Pétrowskoë, près de Moscou. Ma mère aimait beau­
coup son frère Jean et désirait aussi le revoir après
tant d’années de séparation. Toutes les deux écri­
virent à mon oncle et le supplièrent de venir les
embrasser à Dresde. Il obtint un congé et vint en
Allemagne voir sa mère et sa sœur Anna, qui fut
toujours sa préférée. Mon oncle Jean ne comptait
rester à Dresde que deux mois ; il fut forcé <l’y dc^
meurer plus de deux ans. Une étrange fatalité pesait
sur la famille de ma mère : chaque fois quhin
d ’eux venait passer quelques mois en Europe, ill était
obligé pour une raison ou pour une autre d ’y rester
plusieurs années. Ma tante Marie y resta même
VIE DE DOSTOIEWSKY 215

pour toujours ; elle mourut à Rome deux ans plus


tard et y fut enterrée.
Mon oncle Jean avait à rAcadémie un camarade
d ’études nommé Ivanoff. Mon oncle l’aimait et l’ad­
mirait beaucoup. Ivanoff, qui était plus âgé que lui,
protégeait mon oncle et le surveillait comme un
frère cadet. Quand Ivanoff apprit que grand’maman
voulait voir son fils, il insista beaucoup pour que
mon oncle se rendît sans retard à l’invitation
de ses parents. Connaissant le caractère quelque
peu indécis de son jeune camarade, Ivanoff alla
lui-même voir le directeur de l’Académie, le per­
suada d’accorder à mon oncle la permission de
quitter récole pour deux mois, fit des démarches
pour lui procurer plus vite son passeport à l’étranger
et accompagna son jeune camarade à la gare. Mon
oncle fut quelque peu surpris de cet empressement
à le voir partir, mais il n’y avait pas attaché grande
importance. Arrivé à Dresde, il parla avec enthou­
siasme de son cher ami Ivanoff, lui écrivit des let­
tres, attendit avec impatience ses réponses. Or,
quelques semaines plus tard, ce pauvre Ivanoff
fut trouvé assassiné au fond du parc qui entourait
rAcadémie. La police se mit à la recherche de l’as-
sassin et fîinit par découvrir un complot politique,
dont la plupart des étudiants faisaient partie. Ces
jeunes fous travaillaient à renverser le gouverne­
ment au lieu de s’occuper de leurs études agricoles.
Ivanoff était un des membres les plus actifs de la
conspiration ; il se ravisa cependant, eut des doutes
et finit par déclarer à ses camarades qu’il quittait la
216 VIE DE DOSTOIEWSKY

société secrète. Les jeunes révolutionnaires, furieux,


décidèrent de punir de mort sa trahison ; ils l’atti­
rèrent une nuit au fond du parc et là un de ses ca­
marades, nommé Netchaïeff, l’assassina pendant que
les autres tenaient Ivanoff par les bras. Cette affaire
politique, connue sous le nom de « procès de Net­
chaïeff », fit grand bruit en Russie ; on s’en souvient
encore.
Le curieux dans toute cette histoire, c’est que
mon oncle qui ne quittait presque jamais Ivanoff
n’avait eu aucune idée de ce complot. Il est
probable qu’Ivanoff, qui l’aimait sincèrement, dé­
fendit à ses camarades de l’attirer dans cette affaire
dangereuse. Pauvre oncle Jean, il pleura amèrement
la mort de son ami ; il comprenait à présent pour­
quoi Ivanoff insistait tellement sur son départ pour
rétranger. Il savait probablement quel sort lui ré­
servaient ses camarades et désirait mettre son jeune
ami à l’abri du danger. Grand-maman fut très
effrayée en apprenant rassassinat d’Ivainoff et
défendit à son fils de retourner en Russie, d’autant
plus que par ordre du gouvernement l’Académie
d’Agriculture fut fermée pour toute la durée du pro­
cès. Mon oncle se fixa à Dresde auprès de sa mère ;
plus tard, il épousa une jeune fille de la colonie
russe de l’endroit.
Le procès de Netchaïeff frappa beaucoup l’imagi­
nation de Dostoïewsky et lui servit de sujet pour
son célèbre roman <( Les Possédés ». Ses lecteurs
y reconnurent vite l’affaire Netchaïeff, quoique mon
père ait placé le roman dans un autre milieu. Les cri­
VIE DE DOSTOÏEWSKY 217

tiques ont prétendu que Dostoïewsky vivant à


l’étranger pendant le procès de Netchaïeff, n’avait
rien compris à cette affaire. Personne n’a su que
mon père avait eu l’occasion de se faire une idée très
nette de ce complot en questionnant mon oncle
Jean, qui fut intimement lié avec la victime, Fas-
sassin et les autres révolutioninaires de l’Académie
et put lui raconter leurs conversations et leurs idées
politiques (i). Schatoff, Vrekhovensky et bien d’au­
tres 'héros des « Possédés » sont des portraits. Natu­
rellement, Dostoïewsky ne pouvait pas le dire à ses
critiques pour ne pas compromettre son beau-frère.
Toute la famille de mon oncle était très heureuse
que la police eût oublié son existence et n’eût pas
réclamé sa présence au procès, en qualité de
témoin. Il aurait pu se troubler, prononcer quelque
parole imprudente, être compromis à son tour. lî
est probable que les étudiants de li’Académie imitè­
rent l’exemple d’Ivainoff et évitèrent de compromet­
tre mon oncle, qui était aimé de tous ses camara­
des. C’était un homme charmant, une nature
vraiment chrétienne. 11 traitait tous ceux qu’il ren­
contrait sur son chemin, comme des frères. On com­
mençait par se moquer de lui et Ton finissait par
Ti) Mon onck Jeînn était très intelligent et très brave. Il
avait hérité les idées religieuses et monarchiques de son père et
ne se gênait pas pour les proclamer tout haut. C’est probable­
ment pour cela que ses camarades se cachèrent de lui dans
leur complot. Si nos révolutionnaires étaient impitoyables en­
vers ceux qui les quittaient, après avoir partagé leurs idées,
ils laissaient tranquilles les gens qui avaient le courage de
leurs opinions.
218 VIE DE DOSTOIEWSKY

l’aimer sincèrement. Dostoïewsky a toujours eu


beaucoup d’amitié pour son beau-frère, (i).
Quand la colonie russe apprit que le célèbre écri­
vain Dostoïewsky s’était fixé à Dresde avec sa
famille, bien des gens désirèrent faire sa connais­
sance, vinrent le voir et rinvitèrent chez eux. Ma
mère pouvait mener à Dresde une vie beaucoup
plus gaie qu’à Florence ou à Genève et cependant
elle y fut très malheureuse. Elle souffrait à présent
du mal du pays, cette curieuse maladie qui atteint
souvent les jeunes êtres, trop brusquement arrachés
de leur sol. Elb' haïssait rAllemagne, et tous les
étrangers. Dresde, qui autrefois lui paraissait
charmante, lui semblait à présent odieuse. Elle
avait des moments de désespoir en pensîunt que
jamais, peut-être, elle ne reverrait sa chère, chère
Russie. Ma mère souffrait d’autant plus que sa san­
té était rétablie et que sa nature normande réclamait
ses droits, voulait agir et lutter. Ma mèn‘ S’étiolait
dans un appartement meublé entre son mari et son
enfant ; il lui semblait qu’à Pétersbourg elle aurait
sûrement trouvé le moyen de payer plus vite les

(i) Il arriva une ehose oiirieuae an roman « Les ».


Dostoïewsky l’avait commeneé en prenaint, <x>mme héros,
Nicolas Stavroguine. Ayant écrit presque tout le ix)man, mon
père s ’aperçut que le jeune Verkhovensky était beaucoup plus
intéressant et le prit pour héros. Tl dut réécrire presque tout le
roman et rejeter plusieurs ohapitres, dans lesquels il dévelop­
pait son étude de Stavroguine. Ma mère a voulu publier un de
ces chapitres dans sa dernière édition, au commencement de ce
siècle. Avant de te faire, elle demanda conseil à quelques vieux
camarades de mon père, lesquels s ’opposèrent à cette publica­
tion.
VIE DE DOSTOiEWSKY 219

dettes qui écrasaient sa vie. D’un autre côté, les af­


faires de sa famille lui donnaient beaucoup de
soucis. Une des maisons de rapport de mes grands-
parents devait appartenir à ma mère d’après le
testament de mon grand-père Grégoire. La loi russe
ne lui permettait pas d’en disposer avant la majorité
de son frère Jean. Il allait justement avoir bientôt
vingt-et-un ans : ma mère espérait vendre sa maison
et payer ainsi les dettes de son mari. L’entrepreneur
qui avait loué toute la propriété de ma grand’mère,
s’acquitta régulièrement pendant les premiers mois :
peu à peu il cessa de payer et ne répondit plus aux
lettres. Ma mère écrivit alors à ses amies de Péters-
bourg, les pria d’aller le voir, et de lui parler affaire.
Elles se rendirent chez l’entrepreneur, mais il était
toujours absent ; les voisins qu’elles questionnèrent
sur son compte, racontèrent que ses affaires étaient
très embrouillées, et qu’il avait des démêlés avec la
police. Tout cela donnait beaucoup d’inquiétudes à
ma mère, et elle suppliait son mari de rentrer en
Russie. Elle ne craignait plus les intrigues de la pa-
rentée ; ma mère savait qu’elle poascHiait désormais
la confiance de son mari. Son caractère, du reste,
avait totalement changé — ses amies d’enfance ont
eu beaucoup de peine à reconnaître leur gaie cama­
rade d’école. Les privations, Lexil, l ’influence de
l’Europe, où la vie est beaucoup plus sérieuse et
plus difficile que dans l’enfantine Russie, tout avait
vieilli ma mère avant l’âge.
Dostoïewsky ne souffrait pas du mal du pays ; il
se sentait bien à l’étranger ; sa santé s’améliorait,
220 VIE DE DOSTOIEWSKY

les attaques d’épilepsie devenaieint de plus en plus


rares. Cependant lui aussi désirait rentrer à Péters-
bourg ; ill craignait de ne plus comprendre la Rus­
sie, s’il restait plus longtemps à Dresde. Toute sa
vie, en Allemagne, comme en Sibérie, il eut cette
crainte. 11 est probable que Dostoïewsky se rendait
bien compte combien peu il était Russe. Tourgué-
neff, le comte Alexis Tolstoï passaient leur vie à
rétranger, ce qui ne les empêchait pas de donner à
leurs lecteurs des types admirables de la Grande
Russie. Ils parlaient presque toujours le français et
ils écrivaient leurs œuvres dans une excellente lan­
gue russe. Ces écrivains portaient la Russie dans
leur sang et restaient éternellement Russes, tout en
croyant naïvement être de vrais Européens. Mon
père qui, au contraire, se glorifiait d’être Russe, fut
en effet beaucoup plus Européen qu’eux. L’Europe
pouvait l’absorber ; il était par conséquent plus dan­
gereux pour lui de s’éloigner de la Russie. Sa con­
naissance de la langue russe pouvait aussi en souf­
frir. On a souvent reproché à mon père son style
lourd, incohérent, mal soigné ; on rattribuait géné­
ralement à ce que Dostoïewsky était obligé de tra­
vailler pour gagner sa vie et n’avait pas le temps de
corriger ses manuscrits. Cependant tous ceux qui
possèdent un bon style, savent combien il est facile
d’écrire bien du premier coup. Je crois que
lé mauvais style de Dostoïewsky avait une autre
cause ; il écrivait mal le russe, parce que cette lan­
gue fut inconnue à ses ancêtres.
Pendant la seconde moitié de son séjour à
VIE DE DOSTOlEWSKY 221

Dresde, ma mère devint enceinte pour la troisième


fois. Elle voulait d’abord faire scs couches à Dresde ;
ensuite, craignant que la maladie ne la retînt
encore une année en Alllemagne, elle changea brus­
quement d’avis et obligea son mari à se mettre
immédiatement en route. Nous arrivâmes à Peters-
bourg quelques jours avant la naissance de mon
frère Fédor.
XIX

L e retour en R ussie

On était en juillet, et mes parents trouvèrent la


ville vide, tous leurs amis étaient partis pour la
campagne. Le premier à rentrer fut le beau-fils de
mon père, Paul! Issaïeff, qui venait justement de se
marier avec une jolie fille d’une famille bourgeoise.
Comme ma mère était encore faible après ses
couches récentes et ne pouvait pas chercher d’ap­
partement, il se mit à sa dispositioin. Il courait
toute la journée, dessinait les plans des logements
et le soir les soumettait à l’examen de ma mère.
— Mais pourquoi cherchez-vous de grands
appartements P — lui disait-elle. — Tant que nos
dettes ne seront pas payées, nous devons mous con'
tenter de quatre, cinq chambres, tout au plus.
— Gomment, quatre, cinq chambres ? Et où
logerons-nous alors, ma femme et moi ?
— Vous comptez habiter avec nous ? demainda
ma mère très étonnée.
— Naturellement ! Est-ce que vous aurez le cœur
de séparer le fils de son père ?
Ma mère se fâcha.
— Vous n’êtes pas le fils de mon mari ; vous
n’êtes que son beau-fils — lui dit-elle sévèrement.
VIE DE DOSTOlEWSKY 22a
— Au fond, il n’y a aucune parenté centre vous.
Mon mari a pu s’occuper de vous, quand vous
étiez -petit ; son devoir à présent est de protéger ses
propres enfants. Vous êtes assez grand pour tra­
vailler et gagner votre vie.
Paul Issaïeff n’en revenait pas d’entendre ces
paroles. Gomment ? Il n ’était plus le fils du célèbi'e
Dostoïewsky ? D’autres que lui avaient plus de
droits sur (( son papa ? » Juste ciel ! Qui donc a pu
tramer un complot aussi infâme contre lui P II était
extrêmement fâché ; sa jeune femme le fut encore
plus.
— Il m ’a promis, — racontait-elle naïvement à
ma mère — que nous habiterions tous ensemble, que
vous vous occuperiez du ménage, et que je n’aurais
rien à faire. Si j ’avais pu prévoir qu’il me trompait,
je ne l’aurais sûrement pas épousé.
Gette petite égoïste devint avec le temps et les
malheurs une excellente mère de famille, respectée
de tous ceux qui la connurent. Pauvre femme ! Sa vie
conjugale n’a été qu’une longue suite de souffrances.
Puisque rien ne pouvait fléchir la volonté de
ma mère, et que Dostoïewsky partageait sur ce sujet
les idées de sa femme, Paul Issaïeff alla se plaindre
aux parents de mon père. Il leur parla amèrement
des noires intrigues de sa « belle-mère », qui dési­
rait séparer « le fils de son père ». Les parents de
Dostoïewsky avaient plus d’esprit que lui. Ils com­
prirent que le caractère de ma mère avait changé,
et que la jeune mariée timide avait fait place à la
224 VIE DE DOSTOÏEWSKY

femme sérieuse, décidée à défendre son foyer con­


jugal contre les intrus. Ils en prirent leur parti et
renoncèrent aux intrigues. Leur position avait, du
reste, beaucoup changé pendant ces quatre années.
Mes cousins avaient enfin achevé leurs études et
pouvaient gagner leur vie ; mes cousines étaient
établies, et leurs maris aidaient leur mère. Ma tante
Alexandra, devenue veuve, épousa en secondes no­
ces un homme riche. De toute cette famille, seuls,
le malheureux oncle Nicolas et l ’éternel fainéant
Paul Issaïeff restèrent seuls à la charge de mon père.
Dès que la santé de ma mère fut rétablie, elle
loua un modeste appartement et le garnit de meu­
bles d’occasion. Son joli mobilier était vendu depuis
longtemps. Paul Issaïeff qui, pendant l’absence de
ma grand-mère, s’était chargé de payer les intérêts
pour les objets engagés, avait préféré dépenser pour
ses amusements l’argent que mes parents lui en­
voyaient de l ’étranger. Une autre déception, bien
plus cruelle, attendait ma mère à Pétersbourg. La
propriété de grand-maman fut vendue aux enchè­
res par ordre de la police et changea plusieurs fois
de propriétaires. Grâce au bail, mal rédigé, l’entre­
preneur avait pu la faire passer pour sienne. Il fal­
lait commencer un procès, et les procès coûtent
cher en Russie. Ma mère préféra abandonner sa part
d’héritage ; grand-maman suivit son exemple,
bien qu’à la suite de ce malheureux voyage à l’étran­
ger, elle se trouvât complètement ruinée. Heureuse­
ment, mon oncle Jean venait de faire un riche ma­
riage à Dresde. Avec la dot de sa femme, il acheta
VIE DE DOSTOlEWSKY 225

une belle propriété au gouvernement de Koursk et


commença de mettre en pratique les théories qu’il
avait étudiées à l’Académie d’Agriculture. Grand’mè-
re vécut avec lui et sa famille, se p?assionnant pour
toutes les fantaisies agricoles de son fils. Sa fille fa­
vorite était morte, elle venait rarement à Péters-
bourg. Ses relations avec Dostoïewsky furent tou­
jours cordiales, mais elle ne joua presque aucun
rô-le dans sa vie.
Quand les créanciers de mon oihcle Michel appri­
rent que Dostoïewsky était revenu à Péters-
bourg, ils accoururent et menacèrent de nou­
veau de le mettre en prison. Ma mère
commença alors cette lutte, à laquelle elle
s’était préparée h Dresde. Elle les sermonna, les
raisonna, trouva d’autres usuriers, auxquels elle
emprunta de lî’argent pour payer les plus impa­
tients. Dostoïewsky s’émerveillait de la facilité, avec
laquelle sa femme additionnait les gros chiffres et
maniait la langue difficile des notaires. Lorsque les
éditeurs venaient le voir et lîui proposaient quelque
nouvelle édition, Dostoïewsky les écoutait grave­
ment et leur disait ensuite : « Je ne puis rien vous
dire pour le moment ; j ’ai besoin de consulter ma
femme. » On comprit bientôt qui s’occupait d’af­
faires dans la famille de Dostoïewsky et l’on s’adres­
sa à sa femme directement. De cette manière mon
père se trouva débarrassé de tous les détails
ennuyeux et put se donner tout entier à son œuvre.
Afin de payer plus vite les dettes, ma mère intro­
duisit une sévère économie dans son ménage. Pen­
VIK DE DOSTOÏEWSKY. 15
223 V^ÏE DE DOSTOlEWSKY

dant plusieurs années, nous dûmes nous conten­


ter de modestes appartemeints ; nous n’avions que
deux domestiques, et notre nourriture était très fru­
gale. Ma mère faisait elle-méme ses robes et confec­
tionnait des pelisses pour ses enfants. Elle n’allait
pas dans le monde et fort rarement au théâtre,
qu’elle aimait cependant beaucoup. Cette v'ie triste
n’était pas normale à son âge et la rendait malheu­
reuse. Ma mère pleurait souvent ; son esprit mélan­
colique, enclin à voir les choses en noir, lui repré­
sentait son mari vieilli, infirme, ses enfants mala­
des, toute sa famille dans la détresse (i). Elle ne
pouvait pas comprendre la sérénité de mon père.
« L’argent ne nous manquera jamais », lui disait-il
d’un ton ferme. « Mais d’où pourra-t-il venir ? »
demandait alors ma mère, étonnée, fâchée de son
insouciance. « Va-t-il donc nous tomber du ciel ? »
Ma mère était alors trop jeune ; ce n’est qu’a partir
de quarante ans que nous commençons à com­
prendre certaines vérités. Mon père savait que tous
les hommes sont des ouvriers de Dieu et que s’ils
remplissent fidèlement leur tâche, leur Patron
Céleste saura pourvoir à ce que rien ne leur man­
que. Dostoïewsky avait une confiance absolue en
Dieu, et ne s’est jamais préoccupé du sort de sa

(i) La tanl<î Kounianine ne pouvait, plus venir en aide à


notice faimille. Elle mourut pendant le s<5jour de mes parente
en Europe et laissa une succession fort embrouillée. Ses héri*
tiers passèrent de longues années à se disputer entre eux; ce
n ’est qu’après la mort de mon père que nous avons, enfin, reçu
notre part.
VIE DE DOSTOlEWSKÏ 227

famille. Il avait raison ; car après sa mort nous


n’avons manqué de rien.
Pour consoler sa femme et pour faciliter sa lourde
tâche, mon père accepta de devenir rédacteur en
chef du journal « Le Citoyen », édité par le prince
Mestchersky, un imbécile, qui était la risée de tous
les autres journalistes. Elevé par des nurses anglai­
ses et par des gouverneurs français, le prince
Mestchersky ne parlait même pas couramment
le russe ; mon père devait le surveiller beaucoup
afin qu’il ne dît pas quelque sottise dans son
journali. Ce métier l’épuisait térriblement et à
peine les dettes les plus importantes furent-elles
payées que mon père s’empressa d’abandonner « Le
Citoyen » et son fantastique éditeur à leur sort.
De son côté, ma mère ne perdait pas tout son
temps à pleurer. Elle s’était mise à éditer les romans
de mon père qui avaient d’abord paru dans les re­
vues, ce qui lui rapporta un peu d’argent. Elle y
prit surtout de ^expérience ; elle devint avec le
temps une excellente éditrice et fit après la mort de
son mari plusieurs éditions de ses œuvres complètes.
Ma mère a été la première femme russe qui s’occu­
pât de grandes éditions. Son exemple fut suivi par
la comtesse Tolstoï, qui vint à Pétersbourg faire la
connaissance de ma mère et lui demander conseil.
Ma mère lui donna tous les renseignements néces­
saires et, depuis ce temps, les œuvres de Tolstoï fu­
rent éditées par sa femme. Plus tard, en passant par
Moscou, ma mère a montré à la comtesse le Musée
qu’elle avait organisé en mémoire de son mari dans
228 VIE DE DOSTdÏEWSKY

une tour du Musée historique de Moscou. L’idée plut


à la comtesse Tolstoï, et elle demanda à l’administra­
tion du musée une autre tour, toute pareille, afin
d’y fonder le musée de Tolstoï. Ces deux euro­
péennes (i) ne se contentaient pas d’être épouses
et mères ; elles voulaient aider leurs époux à pro­
pager leurs idées et mettaient en lieu sûr tous les
souvenirs de leurs grands hommes de maris. Une
autre amie de ma mère, M"'® Schestakoff lui de­
manda des eonseils pour Torganisation d’un musée
à la mémoire de son frère, le célèbre compositeur
Glinka. Ma mère l’aida beaucoup et fut de cette
manière la fondatrice d’un musée et l’inspiratrice
de deux autres.
Mon père menait une vie très retirée pendant les
premières années de son retour en Russie ; il sortait
peu et ne voyait que quelques amis intimes. Il se
montrait rarement en public ; les étudiants de Pc-
tersbourg lui gardaient toujours rancune et l’invi­
taient rarement à leurs soirées littéraires. A peine
commençaient-ils à oublier que <( Dostoïewsky »
avait insulté l’étudiant russe dans la personne de
Raskolnikow », que mon père les offensa plus cruel­
lement encore. Dans son roman (( L(vs Possédés »,
il leur dit aussi clairement que possible que irs
révolutionnaires étaient des fous et des imbéciles
Les jeunes gens furent stupéfaits ; ils les preiiaicmt,
au contraire, pour les grands hommes de Plutarqu3.

(i) La comtesse Tolstoï est la fille du docteur Bers, d ’origine


balte.
VIE DE D O STQ lE W SO 229

Cette admiration de la jeunesse russe pour les anar­


chistes qui étonne si fort l ’Europe, s’explique faci­
lement par la paresse orientale de mes compatrio­
tes. Il est, en effet, beaucoup plus facile de jeter
une bombe et de s’enfuir à l’étrainger que de faire
de bonnes études et de mettre toute sa vie au service
de la patrie, comme cela se fait dans les pays plus
mûrs et plus civilisés.
Dostoïewsky n’attachait aucune importance à la
colère des étudiants et ne regrettait pas son ancien
succès près d’eux. Ils n’étaient, à ses yeux, que
des pauvres égarés ; un homme sérieux n’a pas
besoin de compliments enfantins. La joie que lui
donnait la création de ses chefs-d’œuvre le récom­
pensait amplement de son travail ; les applaudisse­
ments vulgaires ne pouvaient rien y ajouter. Il me
semble que mon père fut plus heureux pendant les
premières années de son retour à Pétersbourg que
plus tard, dans la période tourmentée de ses triom­
phes. Il était aimé de sa femme ; ses enfants,
encore petits, ramusaient par leur rire enfantin et
leurs questions ingénues ; de vieux amis venaient
souvent le voir, et il pouvait échanger avec eux ses
idées favorites. Sa santé s’améliorait, les attaques
d’épilepsie devenaient plus rares et la maladie mor­
telle qui devait l ’emporter ne s’était pas encore
déclarée.
XX

Le petit A lexis

En été, nous allâmes passer quatre mois à Staraja


Roussa, une petite ville d’eaux du gouvernement de
Novgorod, située non loin du grand lac d’Ilmène.
Les médecins conseillèrent à mes parents d’y aller
pour ma santé, la première année de notre retour
en Russie. Les bains de Staraja Roussa m’ont fait
beaucoup de bien, et mes parents y revinrent les
années suivantes. Cette petite ville, paisible et en
dormie, plaisait beaucoup à Dostoïewsky, il s’y sen­
tait à l’aise pour créer ses œuvres. Nous habitions la
petite villa du colonel Gribbe, un Balte au ser­
vice de la Russie. Avec quelques économies, yjéni-
blbment amassées durant sa carrière militaire, le
vieux colonel s’était fait construire une maisonnette
dans le goût allemand des provinces baltiques,
pleine de surprises, d’armoires cachées dans les
murs, de planchers qui se levaient pour donner
passage à des escaliers tournants, sombres et pous­
siéreux. Tout était petit dans cette maisofn ; les
chambrettes. Lasses et étroites, étaient meublées de
vieux meubles empire ; des glaces vertes reflétaient
de travers les visages qui avaient le courage de s’y
regarder. Des rouleaux de papier collé sur toile, qui
VIE DE DOSTOIEWSKY 231

pendaient aux murs, en guise de tableaux, exhi­


baient à nos yeux ébahis d’enfants des chinoises
monstrueuses avec des ongles d’une aune et des
pieds écrasés par des souliers de bébé. Une véranda
couverte, aux vitres de différentes couleurs, faisait
notre joie, et le -petit billard chinois avec ses boules
de verre et ses petites clochettes nous égayait pen­
dant les longues journées de pluie habituelles à nos
étés du nord. Derrière la maison se trouvait un jar­
din avec de ridicules petites plate-bandes, plantées
de fleurs. Toutes sortes de fruits poussaient dans ce
jardin, sillonné de petits canaux ; le colonel
Gribbe les avait creusés lui-même, afin de préserver
ses framboises et ses groseilles contre les inondations
printanières d’une perfide rivière, la Pérérititza, au
bord de laquelle sa petite villa était construite. Le
colonel habitait en été deux chambrettes au rez-de-
chaussée et louait tout le reste de la maison aux
baigneurs. C’était la mode à Staraja Roussa, où il
n’y avait pas alors de vraies villas. Plus tard, après
la mort du vieux colonel, mes parents achetèrent la
maisonnette à ses héritiers pour un morceau de
pain (i). Mon père y passa tous les étés jusqu’à sa

(i) Le oolonel Gribbe avait en sa poasession qua-lre minia­


tures, q u ïl avait achetées à un soldat de son régiment, lequel
a dû les vok;,r dans quelque pailais polonais, lors d ’une des
nombreuses révoltes polonaises. Ces miniaturios représentaient
les portraits de trois princes et d ’une princesse de la dynastie
lithuanienne des Jagellons. Mon père, qui admirait beaucoup
ces miniatures, les acheta aux héritiers du vieux colonel et les
mit dans sa chambre. Il disait que la jeune princesse lui
232 VIE DE BOSTOlEWSKY

mort, à rexception de leté 1877 que nous passâ­


mes au gouvernement de Koursk, chez mon oncle
Jean. Il a situé <( Les frères Karamazow » dans cette
ville ; en les lisant plus tard, j ’ai reconnu facile­
ment la topographie de Staraja Roussa. La maison
du vieux Karamazow est notre villa, légèrement
modifiée ; la belle Grouchenka est une jeune pro­
vinciale que mes parents ont connue à Staraja
Roussa ; le magasin Plotnikow, le fournisseur fa­
vori de mon père. Les cochers des troïkas, André et
Timothée, sont nos cochei's favoris qui nous con­
duisaient tous les aiUs au bord du lac d’Ilmène, où
les bateaux s’arrêtaient en automne. Il fallait les
attendre quelquefois plusieurs jours, et ce séjour
dans un grand village au bord du lac est aussi décrit
par Dostoïewsky dans les derniers chapitres des
« Possédés ».
Mon père menait à Staraja Roussa une vie très re­
tirée. Il allait rarement au Parc et au Casino, qui
servaient de rendez-vous aux baigneurs. Il préférait
faire ses promenades le long de la rivière, dams les
endroits écartés. Il prenait toujoursi le même che­
min et le parcourait les yeux baissés, absorbé par
ses méditations. Comme il sortait toujours à la
même heure, les mendiants rattendaient sur son
passage, sachant bien qu’il ne refusait jamais l’au­
mône. Tout entier à ses pensées, mon père la dis­

rappelait sa mère ; cependmt je ne trouve aucune ressemblance


enti'c cette miniature et ma grand-mèi'e moscovite. Est-ce bien
sa mère que Dostoïewsky admirait dans ee portrait ? N ’élait-ce
pîis plutôt quelque aïeule lithuanienne ?
VIE DE DOSTOlEWSKY 233

tribuait machinalement, sans s’apercevoir qu’il la


donnait toujours aux mêmes personnes. Ma mère
voyait, au contraire, clairement les ruses des men­
diants et s’amusait beaucoup de la distraction de
son mari. Elle était jeune et aimait à lui jouer des
tours. Un soir d’automne, comme son mari ren­
trait de la promenade, ma mère jeta sur sa tête un
vieux châle, me prit par la main et alla se met­
tre sur son passage. Quand mon père s’approcha de
nous, maman lui dit d’une voix plaintive : « Cher
Monsieur, ayez pitié de moi I J’ai un mari malade
et deux petits enfants sur les bras I » Dostoïewsky
s’arrêta, regarda ma mère et lui tendit l’aumône. Il
devint furieux, quand sa femme éclata de rire en
la recevant. « Comment as-tu pu me jouer un pa­
reil tour ? )) lui disait-il amèrement. « Et cela en
présence de ton enfant I »
Cette éternelle distraction, que connaissent bien
des savants et des écrivains, ennuyait beaucoup
mon père, lui paraissait ridicule et humiliante. Il
désirait ardemment être pareil à tout le monde.
Ilélas, il est si difficile au grand talent d’être
banal ! Dostoïewsky n’a jamais pu vivre de
la même manière que les autres hommes.
Comme autrefois, au Château des Ingénieurs, il
resta toute sa vie seul dans rembrasure d’une fenê­
tre, rêvant, lisant, admirant la nature, tandis que le
reste de rhumanité riait, pleurait, jouait, courait et
s’amusait en foule. Un gratnd écrivain touche à
peine la terre ; il passe ses journées dans le monde
imaginaire de ses héros. Il mange machinalemerît„
234 VIE DE DOSTOlEWSKY

sans s’apercevoir de quoi est compose son dîner. 11


est tout étonné de voir arriver la nuit ; il lui sem­
ble que le jour vient à peine de commencer. 11 n’en­
tend pas les choses banales qui se disent autour de
lui ; il erre dans les rues, en se parlant, en riant,
en gesticulant, faisant sourire les passants, qui le
prennent pour un fou. 11 s’arrête, frappé soudain
par le regard, le sourire d’un inconnu, qui se photo­
graphient dans son cerveau. Une parole, une
phrase qui viennent à son oreille, lui font entrevoir
toute une vie, tout un idéal, lesquels plus tard
trouveront leur expression dans ses romans.
La petite villa de Staraja Roussa n’existe plus. Bâ­
tie en poutres d’occasion, achetées écoiiomi([ue-
ment par le vieux colonel, elle n’a pas pu résister
aux inondations annuelles de la Pérérititza et
s ’est un jour écroulée malgré tous les efforts faits
pour la sauver. Tant que la villa fut debout, elle attira
de inombreux visiteurs. Tous les baigneurs de Sta­
raja Roussa faisaient le pèlerinage de cette petite
maison où Dostoïewsky avait passé les derniers étés
de sa vie. On regardait la table où il avait écrit « Les
Frères Karamazow », les vieux fauteuils où il se re­
posait en lisant, les nombreux souvenirs que nous
avons gardés de lui (i). Parmi ces pieux pèlerins,
vint un jour le graind-duc Wladirnir, qui passait en
revue les jeunes soldats aux environs de Staraja
Roussa. Il avoua à ma mère qu’il était un grand

(i) Tous oeis iimeubles et ees souvenirs font partie d ’un petit
musée que nous avons installé ikins la nouvelle villa.
VIE DE DOSTOÏEWSKY 235

admirateur de Dostoïewsky. « Ce n’est pas la pre­


mière maison où il a habité que je visite », dit-il.
« En passant par la Sibérie, je me suis arrêté à
Omsk, afin de voir la prison où il a tant souffert.
Elle est tout à fait ehangée à présent. Les « Mémoi­
res de la Maison Morte » ont fait un bien énorme à
toutes les prisons de la Sibérie. Quel immense
talent avait votre mari ! Comme il savait remuer
notre cœur ! » Le grand-duc Wladimir était le
petit-fils de Nicolas qui a condamné mon père
aux travaux forcés. En Russie, les idées marchent
vite, et les petits-fils ne refusent pas de reconnaître
les torts de leurs grands-parents.
Staraja Roussa plaisait tant à mon père que ma­
man lui proposa d’y passer un hiver pour faire des
économies et en finir plus vite avec les dettes. On
choisit une autre villa, au centre de la ville, plus
grande et mieux chauffée, et nous y passâmes plu­
sieurs mois. C’est à la suite de cet hiver qu’est né
mon second frère Alexis. Mes parents ont eu quel­
ques discussions à propos de son nom. Ma mère vou­
lait le nommer Jean, en l’honneur de son frère,
qu’elle aimait tendrement. Dostoïewsky désirait lui
donner le nom de Stéfane, en l’honneur de cet épis-
cope Stéfane qui, d’après mon père, était le fonda­
teur de notre famille orthodoxe. Ma mère fut quel­
que peu étonnée de cette intention, car mon père
parlait fort rarement de ses ancêtres. Il me semble
que Dostoïewsky, qui s’intéressait de plus en plus
à l’Eglise orthodoxe, voulait ainsi témoigner sa grati­
tude à celui qui, le premier de notre famille lithua­
236 VIE DE DOSTOÏEWSKY

nienne, se tourna vers l ’orthodoxie. Cependant, le


nom de Stéfane déplut à ma mère, et mes parents
tombèrent d’accord pour donner à l’enfant le nom
d’Alexis qui leur était sympathique à tous les deux.
A cette époque, ma mère se portait si bien qu’elle a
mis son enfant au monde presque sans souffrance.
Le petit Alexis paraissait fort et bien portant, mais
il avait un drôle de front ovale, presque anguleux ,
sa petite tête avait la forme d’un œuf. Il n’en était
pas enlaidi, il en avait seulement un petit air
étonné. En grandissant, Alexis devint le favori
de Dostoïewsky. On nous défendait, à mon frère
aîné et à moi, d’aller dans la chambre de notre père,
sans y être invité par lui, mais cette consigne n’exis­
tait pas pour le petit Aliocha. Dès que sa bonne
courait chez son père, en criant : « Papa, Zizi 1» (i^
Dostoïewsky mettait de côté son travail, plaçait l’en­
fant sur ses genoux, tirait sa montre et l’appliquait
à l’oreille du petit. Le bébé extasié écoutait le tic-
tac de la montre, en battant de ses petites mains.
Aliocha était très intelligent, très gentil ; il fut
amèrement pleuré par toute la famille, quand il
mourut brusquement à l’ûge de deux ans et demi.
Ce fut à Pétersbourg, au mois de mai, la veille
de notre départ pour Stara j a Roussa. Les malles
étaient déjà faites, on achetait les dernières emplet­
tes, quand un jour Aliocha tomba tout à coup en
convulsions. Le médecin rassura ma mère, dit que
cela arrivait souvent aux enfants de cet âge. Alio-

(i) Prônonckition enfantine du mot « tachaæi », monto.


VIE DE DOSTOlEWSKY 237

cha pas^sa une bonne nuit, se réveilla frais et dispos,


se fit apporter ses joujoux dans son petit lit, joua
un instant et brusquememt retomba de nouveau en
convulsions. Au bout d’une heure, it était mort.
Tout fut si prompt, qu’on n’a pas même eu le temps
de nous éloigner, mon frère aîné et moi, de ce triste
spectacle. Voyant mes parents sangloter éperdu­
ment sur le corps inanimé d’AMocha, j ’ai eu une
attaque de nerfs. On s’empressa de me conduire
chez des amis, près de qui je suis restée deux
jours ; on ne me ramena à la maison que le jour
de l’enterrement. Ma mère voulut ensevelir son
cher petit à côté de mon grand-père Grégoire, qui
repose au cimetière d’Ochta, de l’autre côté de la
Néva. Comme le pont qui relie à présent les deux
bords du fleuve n’existait pas alors, il fallut faire
un long détour. Nous montâmes en landau tous les
quatre — papa, maman, mon frère Fédor et moi —
et Il’on plaça le petit cercueil au milieu de nous. En
route, on pleura beaucoup, on caressa le pauvre
petit cercueil blanc, couvert de Heurs, on se rappe­
lait tous les mots favoris du cher bébé. Après un
court service à l’église, on porta le cercueil au cime­
tière. Comme je me rappelle ce jour-là I C’était une
radieuse journée de mai ; tout était en fleurs, l'es
oiseaux chantaieint dans les branches des vieux ar­
bres, les litanies du prêtre et du chœur sonnaient
mélodieusement dans ce cimetière poétique. Les lar
mes coulaient le long des joues de mon père ; il
soutenait sa femme, qui sanglotait. Elle ne pouvait
238 VIE DE DOSTOlEWSKY

pas détacher ses yeux de la petite boîte, qui dispa>


raissait peu à peu sous la terre...
Les médecins expliquèremt à mes parents que le
petit Alexis était mort à cause de la mauvaise confor­
mation de son front ; son cerveau n’avait pas trouvé,
en grandissant, de place dans la petite tête déformée.
Pour ma part, j ’ai toujours pensé que le petit Alio-
cha, qui ressemblait beaucoup à son père, avait
hérité de son épilepsie. Mais Dieu fut bon pour lui
et l’enleva dès la première attaque.
L’hiver qui précéda la mort du petit Alexis, une
célèbre cartomancienne de Paris vint à Pétersbourg.
On racontait des merveilles de ses prédictions et de
sa clairvoyance. Mon père, qui s’intéressait à loutcs
les manifestatioins occultes, désira la voir et sc ren­
dit chez elle, en compagnie d’un ami. Il fut surpris
de toutes les choses exactes qu’elle lui dit sur son
passé. En parlant de son avenir, elle avait dit entr’-
autres : « Un grand malheur vous menace ce prin­
temps ». Frappé de ces paroles, Dostoïcwsky les
avait rapportées à sa femme. Ma mère, qui était su­
perstitieuse, y pensa souvent en mars et en avril ;
elle les avait complètement oubliées en mai, occupée
par les préparatifs du départ. Combien de fois mes
parents se rappelèrent cette prédiction pendant le
triste été qui suivit la mort de notre petit Alexis I
XXI

L e journal de l ’écrivain

Enfin, les dettes furent payées ! Mon père put


dès lors s’occuper de son art en maître et non
plus en esclave. Il pouvait procurer quelques joies
à ses enfants, faire quelques cadeaux à sa pauvre
femme, qui avait sacrifié toute sa jeunesse afin de
l’aider à régler ses dettes d’honneur. Les premiers
diamants que Dostoïewsky offrit à ma mère étaient
bien petits, mais sa joie en les offrant fut bien
grande...
Et cependant mon père ne pensa pas à jouir du
repos si durement gagné. Au contraire ! A peine
débarrassé de ses charges, il se jeta dans l’arène pu­
blique et commença de publier le « Journal de
l’Ecrivain » (i), auquel il rêvait depuis longtemps.
Les romanciers russes ne peuvent pas s’occuper
uniquement de l’art, comme le font leurs confrères
européens; il arrive toujours un moment où ils
doivent devenir prédicateurs, confesseurs ou éduca­
teurs. Notre pauvre église paralysée, notre horrible
école ne saurait rempilir normalement leurs fonc-

(i) Il avait aussi publié sous ce titre ses articles au journal


Le Citoyen.
240 VIE DE DOSTOlEWSKY

tiens et chaque écrivain, vraiment J)atriote, est


obligé de prendre sur lui une partie de leurs de­
voirs. Depuis son retour de l’étranger, Dostoïewsky
voyait avec inquiétude, avec quelle vitesse la pau­
vre Russie roulait vers l’abîme dans lequel elle se
trouve à présent, trente-cinq ans après sa mort. Il
venait de passer trois ans en Italie et en Allemagne
à l’époque du plus grand épanouissement de leur
patriotisme. En revenant à Pétersbourg, mon père
n’y rencontra que des mécontents qui haïssaient
profondément leur pays. Les malheureux intellec­
tuels russes, élevés dans nos écoles cosmopolites,
détestaient leur patrie et ne faisaient qu’un rêve :
transformer la Russie, si originale, si intéressante,
pleine de génie et d’avenir, en une ridicule carica­
ture de l’Europe. Cet état d’esprit était d’autant plus
dangereux que notre peuple restait grand patriote,
admirait son magnifique pays, était fier d’être
Russe et méprisait sincèrement tous les Européens.
Dostoïewsky qui connaissait si bien ces deux mi­
lieux — celui de nos intellectuels et celui de nos
paysans — savait combien ceux-ci étaient forts et
faibles ceux-là. 11 comprenait que nos intellectuels
n’existent que par la grâce de nos tsars ; que le jour
où, dans leur ignorance, ils auraient renversé le trô­
ne, le peuple profiterait de l’occasion, et se vengerait
de tous les « barés » (i), qu’il méprise et qu’il hait
pour leur athéisme et leur cosmopolitisme. L’esprit

(i) Nom qii€ le peuple ru»sise donne î\ tous les nobles et Sk


tous les intellectuels.
VIE DE DOSTOlEWSKY 241

prophétique de Dostoïewsky avait prévu toutes les


horreurs de la Révolution russe
En eommeinçant & publication Au « Journal de
l’Ecrivain », Dostoïewsky espérait rapprocher cette
poignée d’intellectuels égarés et la grande masse du
peuple, en réveillant chez eux le sentiment de la
patrie et de la religion (i). Sa voix ardente ne
prêcha pas dans le désert ; bien des Russes compre­
naient Je danger de cet abîme moral qui séparait nos
paysans de nos intellectuels et désiraient le com­
bler. Les pères répondirent les premiers à l’appel de
Dostoïewsky. Ils vinrent le voir, le consultèrent sur
l’éducation de leurs enfants, lui écrivirent des let­
tres du fond de la province et lui demandèrent des
conseils. Ces pères soucieux de leur devoir apparte­
naient à toutes les classes de la société russe. Il y en
avait de tout à fait humbles, de petits bourgeois
qui, se privant de tout, avaient réussi à donner une
éducation supérieure à leurs enfants et les voyaient
avec terreur devenir athées et ennemis de la Russie.
Il y eut aussi le grand-duc Constantin Nicolaévitch,
qui pria mon père de prendre une influence sur ses
jeunes fils, Constantin et Dmitri. C’était un homme
iintelligent, d’une vaste culture européenne ; il dé-

(i) Dams son, Journal de VEcrivain de 187G, Dos.toïewisky dit :


« Le remède contre notre maladie intellectuelle ise trouve dans
notre union avec le peuple. J ’ai commencé mon Journal de
VEcrivain, afin de parler de ce remède aussi souvent que
possible. » Mon père reprenait ainsi la propiigande de la même
idée qu’il avait prêchée jadis dans son journal Wremia avec
l ’aide de son frère Michel.

VIE DE DOSTOlEWSKY. IG
242 VIE DE DOSTOlEWSKY

sirait voir ses fils devenir patriotes et rester chré­


tiens. L’amitié de mon père pour les jeunes
princes dura jusqu’à sa mort ; il les aima tous les
deux, mais il distinguait particulièrement 1e grand-
duc Constantin, ein qui il devinait le futur
poète (i).
Après les pères vinrent les fils. A peine Dos-
toïewsky eut-il commencé à parler patrie et
religion, les étudiants et les étudiantes de Pé-
tersbourg accoururent en foule, oubliant leurs
anciens griefs contre lui. Cette pauvre, pauvre jeu­
nesse russe ! Y en a-t-il au monde une autre aussi
anormale, aussi estropiée ? Tandis qu’en Europe,
les parents tachent d’éveiller le patriotisme dans
le cœur de leurs enfants, d’en faire de bons Fran­
çais, de bons Anglais, de bons Italiens, les parents
Russes font de leurs enfants les ennemis de leur
pays. Dès leur plus tendre enfance, les petits Russes
entendent leurs pères insulter le tsar, raconter des
saletés sur sa famille, se moquer des prêtres et de
religion, parler de notre chère Russie, comme d’une
honte, d’un crime contre l’humanité. Quand, plus
tard, les enfants russes commencent à fréquenter
l’école, ils retrouvent chez leurs maîtres le même
mépris pour leur patrie ; tandis que les écoles des
autres pays se donnent pour tâche de cultiver le
patriotisme au cœur des jeunes citoyens, les pro­
fesseurs russes enseignent aux étudiants Ha haine

(i) Plus tard le grand duc Constantin publia de jolies


poésies et des pièces de théâtre sons les initiales K. R. : Kone-
tan tin Romanoff.
VIE DE BOSTÜIEWSKY 243

de l’église orthodoxe, de la monarchie, de notre


drapeau national, de toutes nos lois et de nos
inistilutioinsi. Ils leur apprennent à admirer l ’Interna­
tionale, qui, selon eux, va apporter un jour la jus­
tice en Russie. Ils leur pmlerit, les larmes aux yeux,
de cette nation idéale, qui n’a pas de patrie, n’a
aucune religion, parle également mal toutes les
langues, et dont les chefs, ces futurs grands hom­
mes de la Russie, reçoivent leur éducation dans les
cafés de Paris, de Genève et de Zurich. Hélas ! les
étudiants Rusises avaient beau hurler les chansons
de l’Internationale, ils avaient beau promener les
drapeaux rouges dans les rues de Pétersbourg et de
Moscou, le désespoir s’emparait de leur cœur, la
mort glaçait leurs âmes et les poussaient au sui­
cide. Peut-on 'être heureux, en haïssant sa patrie ?
Ces pauvres jeunes gens, ces pauvres jeunes filles
venaient chez mon père en pleurant, en sanglotant,
lui ouvrir leur cœur tout entier. Dostoiewsky les
recevait, comme ses fils et ses filles, il s’intéressait
à toutes leurs peines, ek répondait avejc patience à
leurs questions naïves sur la vie qui les attendait
au-delâ. Nos étudiants sont de grands enfants, et
quand ils trouvent sur leur chemin un homme di­
gne de respect, ils l’écoutent comme un maître et
exécutent à la lettre tous ses conseils. Mon père
sacrifia de son art à la publication du « Journal de
l’Ecrivain », mais ces années ne furent, certes, pas
perdues pour la Russie.
Les étudiantes surtout admiraient Dostoïewsky,
car il les traitait toujours avec respect. Jamais il
244 VIE DE DOSTOlEWSKT

ne leur donna de ces conseils orientaux, que nos


écrivains aiment à prodiguer aux jeunes filles rus­
ses : (( A quoi bon étudier ? Mariez-vous au plus vite
et tâchez d'avoir le plus d ’enfants possible. » Dos-
toïewsky ne leur prêchait pas lie célibat ; mais il
leur disait qu’il fallait se marier par amour, et qu’en
attendant, elles devaient étudier, lire, réfléchir,
afin de devenir plus tard des mères éclairées et don­
ner à leurs enfants une éducation européenne.
« J’attends beaucoup de la femme russe », répé­
tait-il souvent dans son journal. Dostoïewsky
comprenait que le caractère de la Slave est plus
fort que celui du Slave, qu’elle travaille mieux et
supporte plus stoïquement le mallheur. Il espérait,
que plus tard, quand la femme russe deviendra
tout à fait libre (jusqu’à présent, elle n’a fait qu’en-
tr’ouvrir les portes de son harem, mais n'en
est pas encore sortie), elle jouerait un grand rôle
dans son pays. On peut dire de Dostoïewsky qu’il
fut lie premier féministe russe.
Les étudiants invitèrent de nouveau mon père à
lire ses œuvres dans leurs soirées littéraires. A cette
époque, la maladie mortelle qui devait emporter
Dostoïewsky, s’était déjà déclarée. Il souffrait d’un
catarrhe des voies respiratoires, et la lecture à haute
voix le fatiguait beaucoup. Cependant, mon père
ne refusait jamais de prendre part à ces soirées ; iï
savait combien de bonnes pensées on peut éveiller
dans les jeunes cerveaux par des lectures bien choi­
sies. Il aimait surtout à lire le monologue de Mar-
meladow, le pauvre alcoolique, qui, du fond de
VIE DE DOSTOlEWSKY 245

l’abîme où ill s’est laissé tomber, croit toujours en


Dieu, espère humblement son pardon. Le malheu­
reux rêve qu’au Jugement dernier. Dieu, après
avoir récompensé les braves et les vertueux, se sou-
vieindra aussi de lui. Humble, honteux, se cachant
derrière les autres, il attend, n’osant pas lever les
yeux, que le Seigneur lui dise une parole de pitié...
Toute la philosophie religieuse de notre peuple-
enfant se retrouve dans ce chapitre de « Crime et
du Châtiment. »
Dostoïewsky devint bientôt un lecteur à la mode :
il lisait admirablement et savait toucher le cœur de
son auditoire. Le public l’applaudissait frénétique­
ment et le rappelait sans fin sur l’estrade. Mon père
remerciait, en souriant, mais ne se faisait aucune
illusion sur ses auditeurs. « Ils m’applaudissent,
et ne me comprennent pas », disait-il tristement
à ses camarades, lesquels, comme lui, prenaient
part aux soirées littéraires. Dostoïewsky avait rai­
son. Nos intellectuels comprenaient instinctive­
ment (|ue mon père savait la vérité, sans être
capables de changer leur mentalité. L’esclavage
de notre peuple a fait plus de mal aux nobles et aux
intellectuels qu’aux paysans. Très fort, le peuple
russe a supporté trois siècles d’esclavage, sans per­
dre sa dignité. Très faibles, nos intellectuels ont
gardé une caboche de tyrans longtemps après f éman­
cipation de nos paysans. Leur orgueil de petits es­
prits les empêchait de partager les idées, les tradi­
tions du peuple. Ne pouvant pas oublier que jadis
leurs pères ont régné sur les serfs en maîtres, ils
246 VIE DE DOSTOlEWSKY

continuaient à traiter en esclaves les paysans éman­


cipés, et à leur imposer de force les utopies qu’ils ont
apprises dans les livres européens. Comme jadis mon
grand-père Michel, pour ne s’être pas donné la peine
d’étudier le caractère du peuple russe fut tué par lui,
ainsi la société intellectuelle de notre pays a conti­
nué de vivre dans l’espace, suspendu entre l’Eu­
rope et la Russie : elle devait être cruellement punie
par la Révolution.
La faveur des étudiants, dont jouissait de nou­
veau Dostoïewsky, amena un événement quelque
peu bizarre et cependant logique. Un jour que ma
mère était sortie, la bonne auinonça à mon père la
visite d’une dame inconnue, qui refusait de dire son
nom. Dostoïewsky, habitué à recevoir des incon­
nues, qui venaient se confesser h lui, pria la bonne
de la faire entrer dans son cabinet d’études. Une
dame en noir, le visage couvert d’une épaisse voi­
lette, entra chez mon père et s’assit sans dire un
mot. Dostoïewsky la regarda, étonné.
— A quoi dois-je riioiineur de vous voir chez
moi ? lui demanda-t-il.
Pour toute réponse l’inconnue rejeta brusque­
ment isa voilette et le regarda d’un air tragique.
Mon père fronça le sourcil, il n’aimait pas les tra­
gédies.
— Voulez-vous me dire votre nom. Madame ? lui
dit-il sèchement.
— Comment ! Vous ne me reconnaissez pas ?
murmura la visiteuse d’un air de reine outragée.
VIE DE DOSTOlEWSKY 247

— Mais mon, je ne vous reconnais pas. Pourquoi


ne voulez-vous pas me dire votre nom ?
— Il ne me reconnaît pas ! soupirait tragique­
ment la dame en noir. Mon père perdit patience.
— Qu’est-ce que ce mystère ? s’écria-t-il, agacé.
Veuillez m’expliquer le motif de votre visite. Je suis
fort occupé en ce moment et ne peux pas perdre
mon temps sans raison.
L’inconnue se leva, abaissa sa voilette et quitta
la chambre. Dostoïewsky la suivait perplexe. Elle
ouvrit la porte d’entrée et descendit en courant
l ’escalier. Mon père resta songeur au milieu de l ’an-
tichambre. Un souvenir loiintain commençait à
poindre dans sa mémoire. Où a-t-il vu cet air tra­
gique ? Où a-t-il entendu cette voix de mélodrame ?
(( Mon Dieu ! » s’écria-t-il enfin, « c ’était ellle,
c’était Pauline ! »
Ma mère rentrait justement. Dostoïewsky lui ra­
conta, bouleversé, la visite de son ancienne maî­
tresse.
— Qu’ai-je fait I — répétait mon père. — Je l’ai
offensée mortellement. Elle est si fi ère ! Elle ne me
pardonnera jamais de ne l ’avoir pas reconnue ; elle
se vengera. Pauline sait combien les enfants doi­
vent m’être chers, cette folle est capable de les tuer.
De grâce, ne les laisse plus sortir de la maison !
— Mais comment as-tu pu ne pas la reconnaître ?
— demanda ma mère. — Est-elle changée à ce
point ?
— Mais non... à présent, que j ’y pense, je vois
qu’au contraire, elle a fort peu changé... Que veux-
248 VIË DE DOSTOlEWSKY

tu ! Pauline est complètement sortie de ma mémoi­


re ; c ’est comme si elle n’y avait jamais été.
Le cerveau des épileptiques est anormal. Leur
mémoire ne peut retenir que les faits qui l’ont par­
ticulièrement frappée. Il est probable que Pau­
line N. appartenait à l’espèce de ces jolies filles que
les hommes aiment beaucoup, quand ils se trou­
vent en leur pi'ésence, mais qu’ils oublient, dès
qu’ils les perdent de vue (i).

(i) A cinquan/te ans passés, Pauline V. épousa un étudiant


do vingt ans, grand admirateur de mon père. Ce jeune
enthousiaste, qui devint plus tard un écrivain et journaliste
distingué, ne pouvait pas se consoler de n ’avoir pas connu
Dostoïewsky ; il voulut, au moins, épouser colle que son
anteur favori avait aimée. On peut se représenter facil-emenit
comment a dû finir un mariage aussi extraordinaire.
XXII

D ostoïewsky intime

Les étudiants russes ont peu d’ordre ; en venant


chez mon père à n’importe quelle heure de la jour­
née, ils l’empêchaieint de travailler. Dostoïewsky,
qui ne refusait jamais de les recevoir, fut obligé
d’écrire pendant la nuit. Auparavant, déjà, quand
il avait quelques chapitre importants à faire, il pré­
férait les créer, quand tout le monde dormait autour
de lui. Par la suite, cette façon de travailler devint
une habitude. Dostoïewsky écrivait jusqu’à quatre
ou cinq heures du matin et ne se levait qu^après
onze heures 11 couchait dans son cabinet d’études
sur un sopha. C’était alors la mode en Russie, et nos
magasins de meubles fabriquaient des sophas turcs
avec un grand tiroir où l’on cachait les coussins, les
draps et la couverture pendant la journée. De cette
manière, la chambre à coucher pouvait être trans­
formée en un clin d’œil en salon ou cabinet d’étu­
des. Sur le mur, au-dessus du sopha, était accrochée
une grande et belle photographie de la Madone Six-
tine, dont les amis de mon père lui avaient fait ca­
deau, sachant combien il aimait ce tableau de Ra­
phaël. Le premier regard de Dostoïewsky, en s’éveil-
250 VIE DE DOSTOlEWSKY

laiit, était pour le doux visage de cette madone qu’il


considérait comme l’idéal de la femme.
En se levant, mon père commençait par faire de
la gymnastique ; il allait ensuite se laver dans son
cabinet de toilette. Il faisait des ablutions minu­
tieuses, en dépensant beaucoup d’eau, de savon et
d ’eau de Cologne. Dostoïevvsky avait une vraie
passion pour la propreté, quoique cette vertu ne soit
pas précisément celle des Russes. Elle n’a fait son
apparition en Russie que vers la seconde moitié du
XIX®siècle (i). Jusqu’aujourd’hui, on a pu rencontrer
chez nous de vieilles piincesses authentiques qui
ont les ongles en deuil. Les ongles de Dostoïewsky
n ’ont jamais porté cette livrée funèbre. Tout occupé
qu’il fût, il trouvait toujours du temps p?our faire
soigneusement sa manicure. Il avait l’habitude de
chanter en se lavant. Son cabinet de toilette se trou­
vait à côté de notre chambre d’enfants, et je l’enten­
dais tous les matins chanter d’une voix douce tou­
jours la même petite romance :
Mie la réveillez pas le matin I
Elle dort si Lion à raiibe I
Le matin respire sur sa poitrine
Rougit doucement æs joues.....

Mon père rentrait ensuite dans sa chambre et


finissait sa toilette. Jamais je ne l’ai vu en robe de

(i) Nos grands-mères racontent qu’au temps de leur


jennesise, Jes jeunes filles qui allaient au bal envoyiaient leurs
servantes dans la chambre de leur mère pour lui demander
comment elles devaient se laver .le cou, pour un jgratud ou
pour un petit décolleté...
VIE DE DOSTOIEWSKY 251

chambre ou en pantoufles, que les Russes ont l ’ha­


bitude de garder une bonne partie de la journée.
Dès le matin, il était correctement vêtu, chaussé,
cravaté, portant une belle chemise blanche au col
empesé (i). Mon père avait toujours de beaux ha­
bits ; même quand il était pauvre, il! les faisait
faire chez le meilleur tailleur de la ville. Il soignait
beaucoup ses vêtements, les brossait toujours lui-
même et possédait le secret de les garder longtemps
neufs. Le matin, mon père portait un veston. S’il
lui arrivait d’y mettre une tache de stéarine, en
déplaçant les bougies, il enlevait immédiatement
le veston et priait la bonne de la faire partir. « Les
taches me gênent » se plaignait-il. « Je ne puis tra­
vailler, tant qu’elles sont là. J’y pense tout le temps,
au lieu de réfléchir à mon ouvrage. )> Sa toilette
achevée et scs prières faites, Dostoïewsky allait dans
la salle à manger prendre son thé. C’est alors que
nous venions lui souhaiter le bonjour et causer avec
lui de nos affaires enfantines. Mon père aimait à se
verser le thé lui-même et le prenait toujours très
fort. Il en buvait deux verres et emportait le troisiè
me dans sa chambre où il le finissait à petites gor­
gées, en travaillant. Pendant son déjeuner, la bonne
aérait et nettoyait sa chambre. Il y avait peu de meu­
bles ; tous étaient rangés le long des murs et devaient
rester toujours à la même place. Quand plusieurs
amis venaient ensemble voir mon père et déran-

(i) A celte époque, seuls les gens du peuple portaient des


cbeinises de couleur.
252 VIE DE DOSTOlEW^SKY

geaient ses chaises et ses fauteuils, il les remettait


lui-même à leur place après le départ des visiteurs.
L’ordre régnait aussi sur sa table à écrire. Les jour­
naux, la boîte à cigarettes^ les lettres qu’ill recevait,
les livres qu’il consultait, tout devait rester où il
l’avait mis ; le moindre désordre irritait mon père.
Sachant quelle importance il attribuait à cet ordre
méticuleux, ma mère venait tous les matins jeter
un coup d’œil sur la tablé à écrire de son mari.
Elle s’installait ensuite à côté et préparait sur un
guéridon son cahier et ses crayons. Ayant terminé
son déjeuner, mon père rentrait dans sa chambre
et commençait immédiatement à dicter les chapi­
tres qu’il avait créés la nuit précédente. Ma mère les
sténographiait et les copiait. Dostoïewsky corrigeait
ces copies, et y ajoutait souvent beaucoup de dé­
tails ; ma mère les recopiait encore une fois et les en­
voyait à la typographie. De la sorte, elle épargnait
énormément de travail à son mari. Il est probable
que Dostoïewsky n’aiuait pas pu écrire tant de ro­
mans si sa femme n’avait pas eu l’idée d’apprendre
la sténographie. L’écriture de ma mère était fort
belle ; celle de mon père était moins régulière, mais
plus élégante. Je rappelais (( écriture gothique »,
peut-être parce que tous ses manuscrits étaient
illustrés de fenêtres gothiques, finement dessinées
à la plume (i). Dostoïewsky les dessinait machina­
lement, en réfléchissant à son travail ; on dirait

(i) Au châtrau des ingénieuiis, on apportait un grand soin


à r€nscignen)^nt du dessin.
VIE DE DOSTOlEWSKY 253

que son âme avait besoin de ces lignes gothiques,


qu’il a tant admirées dans les cathédrales de Milan
et de Cologne. Quelquefois, il dessinait sur son ma­
nuscrit des têtes, des profils, tous très intéressants
et caractéristiques.
En dictant ses œuvres à ma mère, Dostoïewsky
s’arrêtait parfois et lui demandait son avis. Ma mère
se gardait bien de critiquer. Les critiques mé­
chantes des journaux faisaient assez de peine à son
mari, et elle ne voulait rien y ajouter de plus. Tou­
tefois, craignant que les compliments ne devinssent
monotones, ma mère hasardait quelques légères
observations. Si riiéroïne du roman était habillée
en bleu, elle la voyait en rose ; si une armoire se
trouvait à gauche de la scène, elle préférait la voir
â droite ; elle changeait la forme de chapeau du
héros et lui coupait parfois la barbe. Dostoïeswky
s’empressait de faire les corrections demandées^
croyant naïvement faire ainsi grand plaisir à ?a
femme. Il comprenait ses ruses aussi peu qu’au-
trefois celles des forçats, lesquels, pour le distraire,
venaient lui parler de la politique et lui posaient des
questions sur la vie des capitales. Dostoïewsky était
si limpide que l’idée que quelqu’un pût désirer le
tromper ne lui venait même pas à l’esprit. Lui-
même ne mentait qu’une fois par an, le jour du pre­
mier avril. Le poisson d’avril était une tradition et
mon père les aimait toutes. Un matin de printemps,
il sortit de sa chambre le visage bouleversé. <( Sais-
tu ce qui m’est arrivé cette nuit ? » dit-il à ma mère.
254 VIE DE DOSïOlEWSKY

en entrant dans la salle à manger. « Un rat est venu


dans mon lit ; je l’ai étranglé... De grâce, dis à la
bonne de l’enléver, je ne rentrerai pas dans ma
chambre tant que le rat y sera, il me fait hor­
reur I ;) Et Dostoïewsky se couvrit le visage de ses
deux mains. Ma mère appela la bonne et l’accom­
pagna dansi^la chambre de son mari. Mon frère et
moi les suivîmes ; nous n’avions encore jamais vu
de rat et nous étions curieux de voir comment il
était fait. La bonne secoua les coussins, les draps,
la couverture, souleva le tapis, rien 1 Le cadavre du
rat avait disparu. <( Mais où l’as-tu jeté ? » demanda
ma mère en revenant à la salle à manger, où son
mari prenait tranquillement le thé. 11 se mit à rire.
« Premier avril ! » (i) aiinonça-t-il, enchanté de sa
ruse.
Quand il avait fini de dicter, Dostoïewsky nous
faisait venir, afin de nous donner quelques friandi­
ses pour notre goûter. Mon père aimait beaucoup
les friandises ; il gardait dans un tiroir de sa bi-
Llliothèque des boîtes de figues sèches, des dattes,
des noix, du raisin sec et ces pâtes aux fruits que
l’on fait on Russie. Dostoïewsky aimait d’en man­
ger pendant la journée, quelquefois même la nuit.
Ce « dastarhan » (2) était, je crois, la seule habitude
orientale que mon père eût héritée de ses ancêtres
russes ; il est possible que son faible organisme ait

(1) En Russi’C, on dit « Pænnie.r Avril », an lieu de « Pok-


son d ’A Viril ». Nous 'ne connaisisonis pais cette bête-là.
(2) On lappelle « da'Sta,rhan » la coMation que l ’on offre aux
invitas en Orient.
VIE DE DOSTOlEWSKY 255

eu besoin de toutes ces sucreries. En nous faisant ve«


nir, Dostoïew'sky nous donnait iargemeînt notie
part de friandises, et les partageait également entre
mon frère et moi. A mesure que nous grandissions,
il devenait plus sévère, mais il fut très tendre avec
nous, quand nous étions petits. Dans mon enfance,
je fus très nerveuse et je pleurais souvent. Pour
me distraire, mon père me proposait de danser avec
lui. On rangeait les meubles du salon, ma mère pre­
nait, comme cavalier, son fils, et nous dansions la
contre-danse. Comme il n’y avait personne peur
jouer du piano, nous chantions tous les quatre une
ritournelle quelconque, en guise d’accompagne­
ment. Ma mère complimentait son mari de l’exacti­
tude avec laquelle il exécutait les pas compliqués de
la contre-danse. « Ah ! )> lui répondait-il, en s’épon­
geant le front et en toussant, « si tu avals pu voir
comme je dansais bien la mazourka dans ma jeu­
nesse » (i).
Vers quatre heures, mon père sortait pour faire sa
promenade quotidienne. Il parcourait toujours le
même chemin, absorbé par ses pensées et ne recon­
naissant pas les amis qu’il rencontrait. Parfois, il
entrait chez quelque camarade, afin de discuter
avec lui une question politique ou littéraire qui l’in-
téressait. Quand Dostoïewsky avait de l’argent, il
achetait chez Ballet (le meilleur confiseur de Pé-
tersbourg), une boîte de bonbons ou choisissait du
raisin et des poires dans un magasin gastronoini-

(i) Damse nalioiualte des Lithuanienis et des Polonais.


256 VIE DE DOSTOÏEWSKY

que, le meilleur de la ville. Il prenait toujour» ce


qu’il y avait de mieux et avait horreur du second
ordre et du bon marché. Mon père apportait lui-
même ses emplettes et nous les faisait servir, en
guise de dessert. On dînait à six heures, à cette épo­
que, et l ’on prenait lé thé à neuf. Dostoïewsky
abandonnait à la lecture cette partie de la soirée et
ne se mettait à travailler qu’après le thé, quand
tout le monde était couché. Il venait auparavant
nous voir dans nos petits lits, nous souhaiter une
bonne nuit, nous donner sa bénédiction, réciter
avec nous une courte prière à la Vierge, la même
que ses parents lui faisaient dire quand il était en­
fant. Il nous embrassait ensuite et, retournant
dans sa chambre, se mettait à travailler. Dostoïewsky
n’aimait pas les lampes et préférait écrire à la lu­
mière de deux bougies (i). En travaillant, il fumait
beaucoup et buvait de temps à autre du thé très
fort. Il m’aurait sûrement pas pu veiller si tard sans
ces stimulants.
La meme vie, régulière, monctone, un jour res­
semblant à l’autre, continuait à Staraja Roussa.
Mon père ne pouvait plus passer tout l ’été avec
nous ; il devait aller tous les ans à Eins, afin d ’y
faire une cure. Les eaux d’Ems lui faisaient énormé-
meint de bien, mais il s’ennuyait beaucoup en Alle­
magne. Il comptait les jours qui le séparaient de
son retour en Russie et attendait avec impatience le

(i) Lii lumière électrique n ’exiBlait pas alors, ou était à


peine connue.
VIE DE DOSTOlEVVSKY 257

moment où il serait assez riche pour se faire ac­


compagner à l’étranger de toute sa famille. Tl
pensait à nous, en voyant les petits Allemands che­
vaucher joyeusemeint sur les ânes et rêvah de pro­
mener ainsi ses enfants. Rentré à Staraja Roussa,
Dostoïewsky nous parlait souvent des petits ânes
allemands pour nous amuser. Il n’y a pas d’ânes
en Russie, et cet animal inconnu qui paraissait
aimer particulièrement les enfants, nous intriguait
beaucoup, mon frère et moi. Nous ne nous lassions
pas de questionner notre père sur les' qualités mo­
rales et physiques des petits âmes à longues oreilles.
Dostoïewsky nous rapportait toujours de beaux
cadeaux de l’étranger. C’étaient généralement des
choses utiles, chères, choisies avec beaircoup de
goût : pour ma mère, une élégante lorgnette de théâ­
tre, peinte sur porcelaine, un éventail en ivoire, déli­
catement sculpté, de belles dentelles de Chantilly,
une robe de soie noire, du linge finement
brodé. A moi, des robes de picpié blanc pour l’été,
de petites robes de soie, garnies de dentelles, pour
riiivor. Au contraire des [)arenls qui habillent leurs
filles en bleu ou en rose, mon père choisissait des
robes vert d’eau. 11 aimait beaucoup le vert d’eau et
en habillait souvent les héroïnes de ses romans.
Dostoïewsky a, toute sa vie, été très hospitalier i i
les jours de fêtes de famille il aimait â réunir autour
de sa table ses parents et ceux de ma mère. Il était
fort aimable pour eux, choisissait les conversations
qui pouvaient les intéresser, riait, plaisantait, con­
sentait même à jouer aux cartes quelquefois, quoi-
VIB DE DOSTOÏEWSKY. 17
258 VIE DE DOSTOlEWSKY

qu’il n’aimât pas le jeu. Malgré ses efforts et l’ama­


bilité de ma mère, ces réunions finissaient générale­
ment mal, grâce à cette brebis galeuse, Paul Issaïeff,
qui voulait assister à toutes nos fêtes de famille. Il
n’avait aucune idée comment on doit se conduire
dans le monde. Fils d’un officier de bonne fa­
mille (i) élevé au corps des cadets avec de petits
garçons polis et civilisés, passant ses vacances chez
moin oncle Michel, qui recevait l ’élite des écrivains
de cette époque, Paul Issaïeff se conduisait exacte­
ment comme ses ancêtres maternels ont dû se con­
duire jadis dans quelque oasis du Sahara ; j ’ai rare­
ment vu un atavisme aussi curieux. Méchant et
insolent, il disait des impertinences et blessait tout
le monde. Nos parenLs étaient indignés et se plai­
gnaient à mon père. Dostoïewsky se fâchait et met­
tait son beau-fîls à la pJorte ; mais, comme le naturel,
Paul Issaïeff rentrait par la fenêtre. Il se crampon­
nait de plus en plus à son « papa », continuait à ne
rien faire et â lui demander de l’argent. Les amis de
Dostoïewsky détestaient son beau-fils et ne l’invi­
taient jamais chez eux. Voulant débarrasser mon
père de ce parasite, ils procuraient à Issaïeff
d’excellentes places dans les banques privées (2)-
Tout homme raisonnable aurait tâché de garder
ces places et d’assurer ainsi son avenir ; mais Paul
issaïeff n’y restait jamais longtemps. Il traitait en
esclaves non seulement ses collègues, mais aussi
(1) Le capitaine lissaïcff appartenait à la noblesse hérédilairie.
(2) N’ayant fini aucune école de gouvernement, il ne pou­
vait pa« travailler dans nos ministères.
VIE DE DOSTOlEWSKY 259

ses supérieurs, leur parlait continuellement de son


beau-père, le célèbre écrivain Dostoïewsky, qui
avait des amis parmi les grands-ducs et les minis­
tres, et meinaçait ses collègues de sa vengeance
toute puissante. On commençait par s’amuser beau­
coup de cette manie des grandeurs ; quand on en
aVait assez, on jetait Paul Issaïeff à la porte et il
revenait à Dostoïewsky, comme un faux jeton.
Fidèle aux traditions de ses ancêtres, les mameluks,
il mettait tous les ans un enfant au monde. Il leur
donnait les noms que nous portions, Fédor, Alexis,
Aimée. Il désirait évidemment prolonger sa parenté
de fantaisie, faire de ses enfants une sorte de petits-
fils de Dostoïewsky. Parasite bii-méme, il espérait
en faire aussi des parasites. 11 n’y a pas réussi.
Ses enfants, auxquels leur mère a su donner uiie
excellente éducation, sont devenus beaucoup plus
sérieux, plus laborieux, plus dignes de respect que
leur père. La Russie les absorbe et les délivre peu à
peu de leur « marnclukisme ». Qui sait ? Ce sang
nègre, (|ui fit le malheur de Paul Issaïeff et de sa
mèrf‘, donnera, peut-être, quelque grand talent à
un de leurs descendants et en fera un homme re­
marquable. Pareille chose s’est déjà vue en Russie
Ma mère protestait de toutes ses forces contre
cette fausse parenté. Elle protégeait nos têtes blon­
des de slavo-normands et ne voulait pas qu’il y
eût quoi que ce soit de eommun entre elles et la
peau jaune du malheureux mulâtre. Elle avait rai­
son, car la loi russe n’admet aucune parenté entre le
beau-père et le beau-fils. En revanche, l’Eglise
260 VIE DE DOSTOlEWSKY

Orthodoxe reconnaît entre eux une parenté spiri-


tuelle. n eslj possible que Dostoïewsky, qui resta toute
sa vie (i) le fils fidèle de notre église, reconnût aussi
cette parenté. Toutefois, il a dû considérer qu’elle de­
vait mourir avec lui, car Dostoïewsky ne nous a
jamais ordonné de traiter Paul Issaïeff en frère. On
nous défendait de le tutoyer ou de l’appeler par son
petit nom. Nous l’adorions, cependant, mon frère
Fédor et moi ; il n’a jamais été ni bon, ni aimable
avec nous, mais il nous amusait énormément.
Quand il venait voir son beau-père, nous nous faufi­
lions dans la chambre de Dostoïewsky et là, blottis
derrière les fauteuils, retenant notre souffle, afin de
n ’être pas remarqués et renvoyés, nous dévorions de
nos yeux d’enfants les gestes extraordinaires et les
poses inattendues de Paul Issaïeff, nous écoutions
avec délices ses conversations abracadabrantes, ü
nous servait de polichinelle, comme le Guignol que

(i) Mou père s-c croy«iit «surtout respouisablc de la conduite


tncrale de ison bçau-llls. U ilc fois, pendant son long ^*jour à
l’étranger, il isoupçonna Paul Issaïeff d ’avoir voulu faire |un
faux. Dostoïewsky raconte /dîins une lettre à Maïkoff, qu’il
souffrit be<'uicoup à cette idée et priait Dieu ardemment qu’il
n ’en fût rien. Mon ])ore fut très lieureux en apprenant qu’il
sciait trompé. Je ne crois du jestc pas que Paul Is^ssiw'ff fuit
capable d ’uiuî action honteuse. S ’il eût été fripon, il eût pu so
faiixî une jolie fortune pondant la vie de son beau-père qui,
toujours coTi(fiant, toujours distrait, signait tons les papiers
q u ’on lui présentait sanis meme priondre la ,p(dne de regarder à
quoi il s ’engageait. Bien des gens ont profité de eette confiance
et de cette distKiction, mais Paul Issaïeff ri’a jamais cherché à
se procurer de l’argent par de vilains moyens. Paresseux toute
sa vie, il fut honnête à sa manière.
VIE DE DOSTOlEWSKY 261

les petits Parisiens vont voir aux Champs-Elysées, et


dont tous les enfants ont besoin à un certain âge.
Mais isi nous nous moquions de Paul Issaïeff, Dos^
toïewsky ne se moquait jamais de son malheureux
beau-fils. Chaque fois qu’it s’apercevait que ses amis
ou ses parents traitaient Paul Issaïeff avec mépris,
mon père sentait pour lui une grande pitié et, pour
le consoler, allait le voir chez lui ; il caressait ses
enfaints, parlait de leur éducation avec Issaïeff,
et lui donnait les bons conseils dont elle a su si bien
profiter plus tard.
Paul Issaïeff est mort depuis longtemps. Sous le
prétexte qu’il avait empoisonné la vie de Dos-
toïewsky, les intellectuels russes n’ont jamais rien
fait pour sa famille. Je pense cependant qu’ils au­
raient mieux prouvé leur admiration pour mon
père en s’occupant de cette famille qui, autrefois, fut
chère à Dostoïewsky. Après tout, les enfants de Paul
Issaïeff, lesquels n’étaient que des bébés au moment
de la mort de mon père, ne lui ont jamais fait de
mal. Au contraire, ils ont eu beaucoup à souffrir
du malheureux caractère de Paul Issaïeff et furent
par conséquent victimes de son éducation manquée.
Ils n’en avaient que plus de droit à l’aide et à la pro­
tection.
XXIII

D ostoïewsky père de famille

C ’est probablement la vue de ce triste Polichi­


nelle qui obligea Dostoïewsky à s’occuper sérieu ■
sement de nous, de mon frère Fédor et de moi.
Ayant manqué l’éducation de son beau-fils, il ap­
porta un grand soin à ne pas manquer celle de ses
propres enfants. H la commença très tôt, à l’âge
auquel la plupart des pères laissent encore leurs en­
fants dans la nursery. Peut-etre savait-il que sa
maladie était mortelle, et qu’il fallait se dépécher
de semer les bonnes idées. Il choisit, pour le faire,
le même moyen qu’aiitrefois son père, la lecture des
grands auteurs. Dans la famille de mon grand-père
Michel, les enfants lisaient à tour de rôle. Dos­
toïewsky fut obligé de nous faire la lecture lui-
même, car nous savions à peine lire, quand com­
mencèrent nos soirées littéraires. I^a première se
grava profondément dans ma mémoire. Un soir
d’automne, à Staraja Poussa, que la pluie tombait
à verse et les feuilles jaunes couvraient la terre, Dos­
toïewsky nous annonça qu’il allait lire à haute voix
(( Les Brigands » de Schiller. J’avais alors sept ans
et mon frère venait d’en avoir six... Ma mère voulut
assister à cette première lecture. Dostoïewsky lisait
VIE DE DOSTOlEWSKY 263

avec chaleur, s’arrêtant parfois pour nous expliquer


quelque expression par trop difficile. Nous Técou-
lions, bouche bée ; ce drame germanique paraissait
bien étrange à nos cerveaux d’enfants- Que pouvait-
elle nous dire, cette Allemagne fantastique, si­
tuée on ne sait où, pays extraordinaire où notre
père devait aller s’ennuyer tous les ans par ordre du
médecin, et où les enfants sages chevauchaient sur
le dos de petits ânes, qui avaient de longues oreil­
les ? Hélas ! il n’y avait pas de petits ânes dans les
« Brigands ! » Il y avait, en revanche, un père fort
désagréable, qui se disputait avec ses fils ; il y avait
aussi une jeune fille, qui voulait les mettre d’accord
et qui pleurait tout le temps. « Elle a bien raison de
le faire, la pauvre fille ! » me disais-je mélancoli­
quement, en écoutant la lecture passionnée de mon
père. (( Gela doit être assommant de vivre avec des
gens qui se disputent du matin au soir. Et cepen­
dant, ils auraient dû être heureux, puisqu’ils habi­
tent l’Allemagne, ce pays merveilleux, où vivent les
petits ânes à longues oreilles. Tous les pays n’étaient
pas aussi favorisés ; la Russie, par exemple, en man­
que totalement. Pourquoi alors n’étaient-ils pas con­
tents, pourquoi se querellaiont-ils tout le temps ?
Ces Allemands devaient avoir un bien mauvais
caractère... »
Si, â l’âge de sept ans, j ’étais incapable de com­
prendre les œuvres de Schiller, en revanche, je
comprenais fort bien que ce drame extravagant
intéressait beaucoup mon père et que -pour lui
264 VIE DE DOaTOlEWSKY

plaire, il fallait avoir l ’air de s’y intéresser aussi.


Rusée, comme le sont d’ordinaire toutes les petites
filles, je faisais la savante, hochais la tête d’un air
entendu, avec la mine d’apprécier beaucoup le génie
de Schiller. Sentant le sommeil me gagner, à me­
sure que les frères Moor devenaient de plus en plus
brigands, j ’écarquillais autant que je pouvais mes
pauvres yeux fatigués d’enfant ; mon frère Fédor
s’endormit franchement... A la vue d’un pareil audb
toire, Dostoïewsky s’arrêta, rit, se moqua de lui-
même. (( Ils ne peuvent pas comprendre, ils sont
encore trop jeunes », dit-il tristement à sa femme.
Pauvre père I 11 espérait revivre avec nous l’émo-
lion que lui avaient procurée jadis les drames de
Schiller ; il oubliait que, pour tes goûter, il avait dû
avoir au moins le double de notre âge.
Dostoïewsky attendit quelques mois avant de re­
commencer les lectures. Cette fois il choisit les vieil­
les légendes russes, que nos bardes rustiques racon­
tent aux veillées des villages. Ces llomères illettrés
possèdent une mémoire prodigieuse et peuvent réci­
ter des milliers de vers sans se tromper. Ils les disent
d’une voix chantante, avec beaucoup de goût et
d’enthousiasme ; ces bardes sont de vrais poètes et
ajoutent souvent du leur aux poèmes qu’ils récitent.
Le sujet de ces légendes est la vie des chevaliers du
prince Wladimir, ce roi Arthur russe, qui aimait
aussi à rassembler autour de sa table ses compa­
gnons de guerre. Notre peuple, qui n’a aucune idée
de l’histoire, mêle à ces légendes des ix®et x®siècles,
les légendes païennes, beaucoup plus anciennes, de
VIE DE DOSTOIEWSKY 26S

sorte que les chevaliers de la cour mi-slave, mi-nor­


mande de Wladimir, sont obligés dans ces poèmes
de combattre les nains et les géants. Ces légendes
curieuses sont écrites moitié en russe, moitié en vieux
slave, ce qui les rend encore plus poétiques (i).
Elles convenaient mieux à nos imaginations enfan­
tines que les tragédies de Schiller. Nous écoutions
ravis, émus, pleurant à chaudes larmes les malheurs
des chevaliers errants, nous réjouissant de leurs vic­
toires. Dostoïewsky souriait en voyant notre émo­
tion et s’enthousiasmait lui-même pour ces belles
poésies de notre peuple- Après les légendes, il nous
lut les nouvelles de Pouchkine, écrites dans une
admirable langue russe ; les nouvelles caucasiennes
de Lermontoff ; « Taras Boulba » de Gogol, magni­
fique roman des moeurs cosaques de Taincieniie
Ukraine. Ayant ainsi formé quelque peu notre goût
littéraire, Dostoïewsky entreprit de nous réciter les
poésies de Pouchkine et d’Alexis Tolstoï, deux poè­
tes nationaux qu’il affectionnait particulièrement.
Dostoïewsky récitait admirablement leurs poésies ;
il y en avait une, qu’il ne pouvait pas lire sans avoir
lès larmes aux yeux. Cette poésie de Pouchkine « Le
Chevalier pauvre » est un vrai poème du moyen-
âge, Thistoire d’un rêveur, d’un Don Quichotte
profondément religieux qui, toute sa vie erre en

(i) La likirgie orthodoxe, lY*vangile et les prières sont dites


en vieux slave dans nos églises, de soorte q u ’en Russie tout le
monde comprend plus ou moins le vieux slave, même les
enfants, lesquels dans notre pays oommenoent à entendre In
messe dès l ’àge de deux ans.
^66 VIE DE DOSTOIEWSKY

Europe et en Orient, combattant pour les idées de


l’Evangile. Il a une vision au cours de ses voya­
ges : dans un moment d ’exaltation suprême, il
aperçoit la Sainte Vierge au pied de la Croix. Il
baisse « un rideau d’acier v> sur son visage et, fidèle
à la Madone, ne regarde plus les femmes. Dans
(( L’Idiot », Dostoïewsky raconte comment une de
ses héroïnes récitait cette poésie. « Un spasme de
joie traversa son visage » dit-il, en décrivant cette
scène. C’est justement ce qui arrivait à Dos­
toïewsky, quand il la récitait ; son visage se trans^
figurait, sa voix tremblait, ses yeux se voilaient de
larmes. Cher père! C’est sa propre biographie qu’il
nous lisait là ! Lui aussi était un chevalier pauvre,
sans peur et sans reproche, qui combattit toute sa
vie pour les grandes idées. Lui ausisi eut une vision
céleste ; mais ce n’est pas la Vierge du moyen âge
qui lîui est apparue, c ’est Christ qui est venu ^e
trouver au bagne et lui a fait signe de Le suivre...
Tout en attribuant une grande importance à la
lecture, Dostoïewsky ne négligeait pas non plus le
théâtre. En Ruâsie, les parents ont rhabitude de
mener leurs enfants au ballet. Dostoïewsky n’ai­
mait pas le ballet et n’y allait jamais ; il préférait
nous mener à l’Opéra. Chose étrange, il choisissait
toujours le même opéra (c Rousslan et Ludmilla »,
que Glinka a composé d’après un poème de
Pouchkine. On aurait dit que Dostoïewsky désirait
graver cet opéra dans nos cœurs enfantins. Le
sujet est, en effet, fort curieux ; c ’est une allégorie
politique, une sorte de prophétie sur l’avenir des
VIE DE DOSTOlEWSKY 267

■ peuptes slaves. Ludmilla, fille chérie du prince


Wladimir, représente les Slaves d’Occident. Tcher-
inomoor, un magicien oriental, affreux nain à la
barbe longue, lequel personnifie la Turquie, arrive à
Kiew, au moment d’une grande fête, plonge tout le
inonde dans un sommeil magique, s’empare de la
belle Ludmilla et l’emporte dans son château. Deux
chevaliers, Rousslan — la Russie, et Farlaff — l’Au­
triche, se mettent à la poursuite du nain et après
diverses aventures parviennent au château du Tcher-
nomoor. Rousslan le provoque en duel : Tcherno-
moor accepte le défi, mais avant de sé rendre au
combat, il plonge de nouveau la pauvre Ludmilla
dans un sommeil magique. Tandis qu’ils se battent,
le rusé Farlaff ravit le corps endormi de Lud­
milla et l’apporte à Kiew au prince Wladimir, le­
quel avait promis la main de Ludmilla à cdui des
chevaliers qui saurait la délivrer. Farlaff a beau
réveiller la belle endormie, Ludmilla ne répond
rien à ses avances. Rousslan ayant tué l ’affreux
l ’cliernomoor, s’empare de son anneau magique.
TI vient, lui aussi, à Kiew, met l’anneau au doigt de
Ludmilla endormie et la réveille. Elle se jette
dans ses bras, le reconnaît, l’appelle son cher fiancé,
se détourne dédaigneusement de Farlaff et se mo­
que de ses prétentions. Et puisque décidément Lud­
milla ne veut pas de lui, Farlaff — Autriche s’en­
fuit honteusement.
Ce magnifique opéra, monté avec un grand luxe,
est fait pour éblouir les yeux des enfants. Nous
l’admirions beaucoup, mon frère et moi, ce qui ne
268 VIE DE DOSTOlEWSKY

nous empêcha pas de lui faire une infidélité. Un


soir, en arrivant au théâtre, nous apprîmes qu’un
des chanteurs était tombé subitement malade et
qu’on avait dû remplacer « Rousslan et Ludmilla »
par « Le cheval de bronze », opéra comique fort à la
mode en ce lemps-là. Mon père se fâcha, parla de
retourner à la maison. Nous protestâmes, nous
pleurâmes ; il ne voulut pas nous faire de la peine
et nous laissa écouter cet opéra chinois ou japonais
Nous étions émerveifiés ; il y avait tant de clochet­
tes, on y faisait tant de bruit I L’immense cheval
de bronze qui figurait dans tous les actes, frappa
surtout notre imagination enfantiine. Dostoïewsky
fut très mécontent de cette admiration. Il ne voulait
évidemment pas que nous nous laissions éblouir par
les merveilles de rExtiême-Oriont ; il préférait que
nous fussioïis fidèles à sa chère, chère Ludmilla...
Quand Dostoïewsky allait à Enis, ou était trop
occupé pour nous faire la lecture lui-même, il priait
ma mère de nous lire les œuvres de Walter Scott et
de Dickens, <( ce grand chrétien », comme il l’ap­
pelle dans son « Journal de l ’Ecrivain ». Pendant
les repas, Dostoïewsky nous questionnait sur nos
impressions et évoquait des épisodes entiers de ces
romans. Mon père, qui oubliait le nom de sa femme
et le visage de sa maîtresse, se rappelait tous les
noms anglais des héros de Dickens et de Walter
Scott qui avaient frappé jadis son imagination
d’adolescent et parlait d’eux, comme d’amis intimes.
Dostoïewsky était très fier de mon amour pour la
lecture. J’ai appris à lire en quelques semaines et je
VIE DE DOSTOIEWSKY 269

dévorais tous les livres qui me tombaient sous la


main. Ma mère protestait contre cette lecture désor­
donnée, laquelle était, en effet, très mauvaise
pour une petite fille nerveuse. Dostoïewsky rencou-
rageait, au contraire, retrouvant dans cet amour
pour la lecture sa propre passion pour les livres. Il
clioisissait pour moi des romans historiques de sa
bibliothèque, les nouvelles sentimentales de Ka-
ramzine, me demandait mes impressions, m ’expli­
quait les choses que j ’avais mal comprises. J’avais
pris l’habitude de lui tenir compagnie pendant son
déjeuner, et c’était le meilleur temps de ma joun
née. Nos conversations littéraires commençaient ;
hélas ! elles furent de courte durée.
Le premier livre que j ’ai reçu en cadeau de mon
père, fut l’histoire de la Russie de Karamzine avec
de belles illustrations. Mon père m’expliquait ces
gravures qui représentent ^arrivée de Rurik à
Kiew, le combat de son fils Igor contre les tribus
nomades, lesquelles entouraient de tous les côtés la
nation encore faible des Slaves. 11 me montrait en­
suite Wladimir introduisant la religion chrétienne
dans sa principauté, Jaroslaw, édictant les premiè­
res lois européennes, et les autres descendants de
Rurik, lesquels plus tard ont fondé la Moscovie,
et défendu la Grande Russie naissante contre les
invasions tartares. Les princes slavo-normands de­
vinrent mes héros favoris. Comme dans un rêve,
j ’entendais leurs chants, leurs cris de guerre. Mon
héroïne favorite fut Rognéda, fille du prince nor­
mand Rogvolod ; j ’aimais à jouer son rôle dans nos
270 VIE DE DOSTOlEWSKY

représentations enfantines. Plus tard, en com­


mençant mes voyagea en Europe, je cherchais par­
tout les traces de mes chers Normands. Je m’é­
tonnais que les Européens parlent toujours de la
culture latine et germanique et oubliant la culture
normande, laquelle était cependant bien plus
grande. Au temps où l’Europe était plongée dans la
barbarie du Moyen Age, les Normands connais­
saient déjà la liberté de conscience, et protégeaient
toutes les religions pratiquées dans leur royau­
me. Au lieu de se prosterner devant la force et la
richesse, ils s’inclinaient devant les poètes et les
savants, les attiraient à leur cour, partageaient
même leurs travaux. Ainsi en Sicile, le priince nor­
mand Roger II aida le savant arabe Edrizy à écrire
le premier livre de géographie sous le titre naïf de
« la Joie de celui qui aime à voyager ». La civilisa­
tion des Normands était si élevée pour leur époque
qu’elle ne pouvait même pas être admise par l’Euro­
pe, encore barbare ; elle n’a pu exister que dans quel­
ques petits pays oubliés de tout le monde, tels que
la Lithuanie ou la Sicile. Et cepeindant cette magni­
fique civilisation n ’est pas morte ; elle continue à
vivre dans les âmes des descendants et de temps à
autre se manifeste dans les œuvres de quelque grand
poète ou écrivain.
Une ohose m’a paru étrainge plus tard, quand je
me suis mise à analyser cette période de ma vie ;
c ’est que mon père ne me donna aucun livre d’en­
fant. Robinson Grusoé fut le seul livre de ce genre
que j ’ai lu, et c’est ma mère qui m’en avait fait
VIE DE DOSTOiEWSKY 271

cadeau. Je suppose que Dostoïewsky ne connaissait


pas 'les livres d’enfants. Dans sa jeunesse, ces tivres
n’existaient pas encore en Russie et il a dû commen­
cer la lecture des grands écrivains dès Tage de
huit à neuf ans. Une autre chose encore plus curieu­
se me frappe, quand je pense à nos entretiens. Dos­
toïewsky qui me parlait avec tant de plaisir de la
littérature, ne m’a jamais dit un seul mot de
son enfance. Tandis que ma mère me racontait
dans les moindres détails sa vie de petite fille, ses
premières impressions, son amitié pour son frère
Jean, je ne puis me rappeler un seul détail de l ’en­
fance de mon. père. Il gardait avec moi le même
mutisme que garda jadis son père, lequel n’a ja­
mais voulu dire à ses fils quoi que ce soit à propos
de leur grand-père André ou de leurs oncles ukrai­
niens.
Dostoïewsky s’intéressait aussi à notre éducation
religieuse et aimait à faire ses dévotions en commun^
avec toute sa famille,. En Russie, on communie une
fois par an, et Ton se prépare à cet événement
solennel par une semaine de prières. Mon père
remplissait consciencieusement ses devoirs reli­
gieux, jeûnait, allait deux fois par jour à l ’Eglise et
mettait de côté toutes ses occupations littéraires. 11
aimait aussi nos services admirables de la Semaine
Sainte, surtout la messe de la Résurrection, pleine
de chants d’allégresse. Les enfants n’assistent pas à
cette messe, qui commence à minuit et finit vers
deux ou trois heures du matin. Mon père désira ce­
pendant me faire voir ce magnifique service divin.
272 VIE DE DOSTOlEWSKY

quand j ’avais neuf ans à peine. Il me plaça sur une


chaise, afin que je pusse mieux suivre la messe et,
me soutenant dans ses bras, m’expliqua le sens de
ces belles cérémonies.
XXIV

D ostoïewsky et T ourguéneff

Arant de passer aux dernières aiunées de mon


père, j ’aimerais dire quelques mots sur ses rela­
tions avec Tourguéneff et Tolstoï. En parlant avec
les admirateurs européens de Dostoïewsky, j ’ai
souvent remarqué que ces relations les intéressaient
particulièrement.
Mon père fit connaissance avec Tourguéneff,
quand tous les deux étaient jeunes et pleins d’ambi­
tion, comme le sont généralement tous les jeunes
gens qui commencent leur carrière. A cette époque,
ils étaient encore inconnus au public russe ; leur
talent était à peine développé. Ils fréquentaient les
mêmes salons littéraires, écoutaient les mêmes cri­
tiques, s’inclinaient devant les mêmes maîtres, poè­
tes ou romanciers^ favoris. Tourguéneff plut beau­
coup à mon père ; il l’admira, comme uin collégien
admire un camarade plus beau, plus élégant que
lui, qui a plus de succès auprès des femmes et qui
lui semble être un idéal d’homme. Cependant, à
mesure que Dostoïewsky connaissait mieux Tour­
guéneff, son admiration pour lui se changeait peu
à peu en aversion. Plus tard, il appela Tourguéneff
« fanfaron », mot qui, en ce temps, remplaçait en
VIE DE d o s t o ïe w s k y . 18
274 VIE DE DOSTOlEWSKY

Russie celui de (( poseur ». Cette opinion de Dos-


toïewsky a été partagée par la plupart de ses camara­
des littéraires. En questionnant plus tard les vieux
écrivains russes sur leurs relations avec Tourgué-
neff, j ’ai toujours remarqué un certain ton mépri­
sant pour parler de lui et qui disparaissait dès qu’il
s’agissait de Tolstoï. Tourguéneff avait mérité quel­
que peu ce mépris. Il appartenait à ce genre d’hom­
mes qui sont incapables d’être naturels et qui dési­
rent toujours se faire passer pour ce qu’ils ne sont
pas en réalité. Dans sa jeunesse, Tourguéneff posa
pour l’aristocrate, pose à laquelle il n’avait aucun
droit. L’aristocratie russe est fort restreinte, c’est
plutôt une coterie qu’une classe. Elle se compose de
quelques descendants des anciens boyards russes et
ukrainiens, des chefs des tribus tartares, annexées
à la Russie, de quelques barons des provinces balti-
ques et de quelques comtes et princes polonais- Tous
ces gens qui ont été élevés de la même manière,
se connaissent entre eux, sont presque tous en pa-
i:enté, ont des relations avec raristocratie européen­
ne. Ils donnent de grandes fêtes aux ambassadeurs,
ils augmentent l’éclat de la Cour de Russie. Ils ont
fort peu d’influence sur la politique de leur pays,
laquelle depuis la seconde moitié du xix® siècle est
passée aux mains de notre noblesse héréditaire, qui
est tout autre chose que l’aristocratie et qui n’a rien
de commun avec la noblesse féodale de l’Europe.
J’ai déjà expliqué son origine, en parlant de la
schliahta lithuanienne. Cette union, plutôt guerrière
en Pologne et en Lithuanie, se transforma en Russie
VIE DE DOSTOlEWSKY 275

en imç union agraire des propriétaires ruraux.


Catherine II la protégea beaucoup, désirant créer en
Russie une sorte de Tiers-Etat. Les propriétaires de
chaque province se cotisaient entre eux et choisis­
saient un maréchal de la noblesse qui s’occupait de
leurs affaires. 11 le faisait pour l’honneur, se ruinait
même quelquefois, en donnant des bals et des dîners
somptueux à la noblesse qui l’avait élu. Malgré cela,
le poste de maréchal de la noblesse fut toujours très
recherché, car il donnait de grands privilèges.
L’Empereur ne tardait pas d’accorder au maréchal
élu la charge de gentilhomme ou de chambellan et
l’invitait à toutes les fêtes de la Cour. Le maréchal
de la noblesse ne dépendait d’aucun ministre et pou­
vait toujours demander une audience à l’Empereur,
pour l’entretenir des affaires des nobles de sa pro­
vince. Nos tsars protégeaient beaucoup ces unions :
ils tâchaient eux-mêmes de se faire passer pour des
nobles héréditaires. Ainsi Nicolas P déclara qu’il
était « le premier noble de l’Empire ». En achetant
des terres dans quelques provinces, les grands-ducs
fraternisaient avec les autres membres de l’union et
signaient leurs télégrammes, adressés au maréchal,
<( noble héréditaire » au lieu de « grand-duc ». Le
tsar acceptait avec plaisir les invitations des nobles :
il venait avec sa famille déjeuner, dîner ou prendre
le thé à l’Assemblée de la noblesse de quelque pro­
vince ; il s’efforçait d’y oublier qu’il était Empereur
et se conduisait en « noble Romanoff ». J’ai assisté à
quelques-unes de ces visites impériales et je fus
étonnée par l’absence d’étiquette et la simplicité pa­
276 VIE DE DOSTOlEWSKY

triarcale de ces réceptions. A leur tour, les aristo­


crates russes se faisaient inscrire dans les livres de la
noblesse et briguaient l’honneur d’être élus maré­
chaux. Cet honneur ne leur était pas toujours accor­
dé. Souvent, aux élections, on promenait un prince
(( sur les chevaux noirs » et Ton choisissait un noble
plus obscur mais plus vénéré. La plus grande égalité
régnait dans ces umions ; la noblesse russe n’avait
pas de quartiers, et l’hommé anobli récemment
possédait les mêmes droits que læ familles l'esi plus
ainciennes. Ces unions devinrent avec le temps fort
riches, car les propriétaires célibataires ou veufs
sans enfants léguaient souvent leur fortune, leurs
terres et leurs maisons à la noblesse du i>iays.
Après rémancipation dos paysans, la plupart des
propriétaires se ruinèrent et furent obligés de ven­
dre leurs terres. Les umions de la noblesse eurent
la sagesse de ne pas les abandonner ; grâce à leurs
richesses, elles servirent des pensions aux veu­
ves et des bourses à leurs enfants. Les parents rus­
ses isont si imprévoyants, ils pensent si peu à
l’avenir de leurs enfants, que sans cette union de
la noblesse, ceux-ci ne pouvant pas payer leur édu­
cation, seraient revenus peu à peu à l ’état de mou­
jiks illettrés. En les aidant, les unions de la noblesse
ont maimtenu en Russie la culture héréditaire, la
seule qui rend l’homme civilisé. Nous autres, no­
bles héréditaires, sommes très fiers de notre union,
car elle a dépensé des millions pour introduire en
Russie la culture européenme. Ce qui est encore
VIE DE DOSTOlEWSKY 277

mieux, e’est qu’en l’introduisant, elle n’a jamais


voulu ise séparer de l’Eglise orthodoxe et se distin­
gua toujours par son patriotisme. Voilà pourquoi la
noblesse russe devint forte, puissante et s’empara
bientôt du pouvoir.
Tourguéneff appartenait à cette inoMesse hérédi­
taire (i). Dostoïewsky et Tolstoï y appartenaient
aussi, comme la plupart des écrivains de cette
époque. Sauf Gontcharoff, qui était fils d’un mar­
chand et Biélinsky qui appartenait à la petite bour­
geoisie, tous les autres écrivains de la jeunesse de
mon père — Grigorovitch, Pleschéeff, Nekrassow,
Salltikoff, Danilewsky — étaient des nobles hérédi­
taires. Quelques-unis appartenaient à une noblesse
beaucoup plus ancienne que celle de Tourguéneff,
le poète Maïkoff par exemple ; ce grand ami de mon
père venait d’une famille si anciemne, qu’il avait
même l ’honneur de compter un saint parmi ses
ancêtres — le célèbre Nil de Sorsk, canonisé par
l’Eglise orthodoxe (2). Il est évident que la préten-

(1) On ajoute g^'némlenrienit le mot « liérôdilaire » car il


existe dans notre pays une antre noblesse : <( La noblesse person­
nelle ». Elle fut introduite en Russie dans le temps où les gens
qui n ’ap[)artenaient pas à la noblesse hén^ditaire, pouvaient
être condamnés à subir des peines coi'porelles. On donnait un
litre de a noblesse personnelle » aux bourgeois qui avaient reçu
une 6<lucation supérieure à l ’université, afin de les mettre 5
J’abri de ces punitions. Les nobles personnels ne pouvaient pas
s ’inscrire dans les livres de la noblesse héréditaire et ne jouis­
saient d ’aucun de leurs privilèges. Dès le jour où les punitions
corpor(dles furent abolies, oette noblesse n ’a plus eu aucun sens.
(2) L ’église orthodoxe ne canonise les saints que trois et
quatre /siècles après leur mort.
278 VIE DE DOSTOlEWSKY

tion de Tourguéneff d etre « plus noble » que ses


confrères de la littérature, les irritait beaucoup et
leur semblait ridicule. De leur côté, les aristocrates
russes sourirent de cette prétention et refusèrent de
traiter Tourguéneff en grand seigneur quand il
essaya de se faire recevoir dans ie grand monde.
Cruellement blessé, il se vengea de l’aristocratie
russe, en décrivant plus tard dans « la Fumée n
quelques aventuriers de haute volée^ comme on en
trouve dans tous les pays et qu’il prenait naïvement
pour de grands seigneurs russes.
La manie de grandeur de Tourguéneff, fort ré­
pandue en Russie, n’aurait, certes, pas empêché
mon père de rester son ami. Le snobisme est une
terrible maladie et fait plus de ravages que l’in-
fluenza. S’il fallait rompre avec tous les snobs que
l ’on connaît, on n’aurait qu’à se faire ermite. Dos-
toïewsky aurait sûrement excusé le snobisme de
Tourguéneff, comme on excuse les faiblesses des
gens que l’on aime ; et cependant mon père rompit
avec Tourguéneff et déserta les salons littérai­
res quelque temps avant son arrestation et sa con­
damnation à mort. Pour bien comprendre ce qui
s’est passé entre Dostoïewsky et ses amis les jeunes
écrivains, il faut revenir un peu en arrière.
Pétersbourg ne fut jamais aimé des Russes.
Cette capitale artificielle que Pierre le Grand fonda
sur les marécages, froide, humide, expK)sée aux
vents du Nord, plongée dans l obscurité les trois
quarts de l’année a toujours déplu à mes compatrio­
tes, qui lui préféraient leurs paisibles cités de la Rus­
VIE DE DOSTOlEWSKY 279

sie centrale, plus salubres, baignées par le soleil.


Les Russes ne voulant pas venir s’installer à Péters-
bourg, nos empereurs furent obligés de peupler la
nouvelle capitale de Suédois et d’Allemands des
provinces baltiques. Au xvm® siècle, Pétersbourg
était à trois cfuarts germanisée, et la société allemande
y donnait le ton. Vers le commencement du xix®,
le ton « schilleresque )> régna (ui Allemagne et passa
de là en Russie. Tout le monde devint lyrique ; les
hommes se juraient une éternelle amitié ; les fem­
mes s’évanouissaient à chaque noble parole qu’elles
prononçaient, les jeunes filles s’embrassaient avec
fjÆission et s’écrivaient de longues lettres pleines de
sentiments élevés. La politesse devint telle, que les
femmes, en recevant les visiteurs, devaient leur sou­
rire tout le temps et rire à chaque mot qu’elles di­
saient. On retrouve ce ton de sentimentalité exagérée
dans tous les romans de cette époque.
Quand Moscou fut brûlée en r8i:>., de nombreux
Moscovites s’enfuirent à Pétersbourg et y restèrent.
D’autres familles suivirent leur exemple et la capi­
tale favorite de Pierre le Grand devint rapidement
russe* A l’époque où mon père fut placé au Chateau
des Ingénieurs, c’est la société russe qui donnait le
ton à Pétersbourg. Mes compatriotes, qui sont sincè­
res et simples, trouvèrent le ton <( schilleresque » ri­
dicule et exagéré, en quoi ils n’avaient pas tout à fait
tort. Malheureusement, voulant protester contre ce
ton par trop sentimental, ils tombèrent dams l’exa­
gération de la brutalité. On déclara qu’un homme
280 VIE DE DOSTOÏEWSKY

qui se respecte doit toujours dire la vérité, et, sous


prétexte de franchise, on se disait des impertinen-
ces. Grand-maman étant suédoise, éléva ses enfants
dans le ton « sohiheresque » et ma mère m’a sou­
vent raconté que sa vie fut assez difficile quand
elle eut grandi et qu’elle commença à fréquenter les
familles russes. « J’avais beau être aimable et polie »,
disait-elle, « je recevais des injures et des inso­
lences à chaque pas. Je ne prouvais même pas pro­
tester, j ’aurais fait rire de moi. Je ne pouvais que
répondre aussi par des impertinences si je voulais. )>
Peu à peu, mes compatriotes prirent goût à ce mé­
tier ; les duels d’impertinences devinrent à la mode.
Dans les soirées, dans les salons, aux dîners, deux
hommes ou deux femmes se mettaient à se dire
d’horribles insolences et tandis qu’ils s’échauffaient
à ce jeu vulgaire, les spectateurs les écoutaient avec
intérêt, en prenant parti tantôt pour l’un, tantôt
pour l’autre. On retrouve au fond de ces combats de
coqs la grossièreté mongole qui dort dans le cœur
de chaque Russe et qui se réveille quand il est fâché,
surpris ou malade. « Grattez le Russe et vous trou­
verez le Tartare », disent les Français, qui ont dû
remarquer maintes fois comme un Russe d’éduca­
tion européenne et de manières distinguées devient,
dans un moment de colère, grossier et brutal comme
un moujik-
Dostoïewsky, élevé par un père mi-ukrainien, mi-
lithuanien, ne connaissait pas cette brutalité tartare.
Si on; juge par les lettres lyriques qu’il écrivait à
son frère Michel, par les lettres extrêmement res-
VIE DE DOSTOlEWSKY 281

pectueu-ses qu’il sadressait à son -père, c ’est le ton


sohiJleresquc qui régnait dans la famiille de mon
grand-père. La grossièreté russe surprit Dostoïewsky
quand, pour la première fois, il en fît la connaissan­
ce au Château des Ingénieurs, et fut, peut-être, la
cause principale de son mépris pour ses camarades
d’école. Elle l ’étonna bien plus quand il l ’observa
dans les salons littéraires de cette époque. Tant qu’il
resta inconnu, Dostoïewsky n’eut pas à en souffrir.
Il se taisait et observait le monde ; Grigorovitch,
avec lequel il vivait, était élevé à la française, et
fut poli toute sa vie (i). Mais quand le succès inat­
tendu de son premier roman excita la jalousie des
jeunes écrivains, ils se vengèrent par la catomnie
et les insolences. Mon père a eu beau se défendre, il
ne savait pas faire l’impertinent. Il était nerveux
et facilement irritable, comme le sont d’ordinaire
tous les enfants des alcooliques. Perdant pied, Dos­
toïewsky lâchait des absurdités et excitait le rire de
ses grossiers camarades. Tourguéneff surtout aimait
à le mettre en rage. Sa famille était d’origine tartare
et Tourguéneff fut encore plus méchant et plus
cruel que les autres. En vain Biélinsky, qui avait une
âme tendre, défendait mon père, blâmait ses rivaux
et tâchait de leur faire entendre raison. Tourguéneff
trouvait uii plaisir extrême à faire souffrir son con­
frère nerveux et sensible. Un soir, dans le salon de
Panaéff, Tourguéneff se mit à raconter à mon père

(i) Le baron Vrangel, avec lequel mon père vécut en Sibérie,


était élevé à rallemande, c ’est-à-dire dans le ton « sehiJleres-
que », q u ’iî garda ju'Squ’à la fin de ees jours.
282 VIE DE DOSTOiEWSKY

qu’il venait de faire connaissance d’un provincial


vaniteux, qui croyait être un génie, et dépeignit Dos-
toïewsky en caricature. Tout le monde l’écoutait
avec plaisir ; on voyait commencer un de ces com­
bats de coqs si goûtés à cette époque. On applaudit
Tourguéneff et l’on attendit avec curiosité ce que
Dostoïewsky allait lui répondre. Mon père n’était
pas un coq, mais un gentleman, et son sentiment
d ’honneur était plus développé que celui des brutes
russes qui l’entouraient. U avait plus qu’assez de
leurs impertinences ; insulté de nouveau et d’une
manière si grossière, il pâlit, se leva et quitta le
salon sans dire adieu à personne (i). Les jeunes
écrivains furent étonnés de cette manière d’agir.
On alla chez mon père, on l’invita, on lui écrivit :
en vain ! DostoïeAvsky refusa de fréipienter les sa­
lons littéraires. Les jeunes écrivains s’en alarmèrent.
Ils n’étaient qu’au début de leur carrière littéraire
et n’avaient pas encore d(' position. Dostoïewsky
était alors le favori du piiblic, et ses jeunes con­
frères craignirent que celui-ci ne prît son parti et
n ’accusât les camarades de jalousie et de méchan­
ceté. Ils recoururent â la calomnie, moyen favori
des Russes ou plutôt de chaque société qui se trouve
encore en enfance. Ils crièrent partout que Dos-
toiewsky était un orgueilleux, qu’il se croyait supé­
rieur à tout le monde, qu’il était vaniteux, égoïste

(i) <( Le Lithuanien est très réservé ; on pourrait presque dire


modeste, Mais aussitôt qu’il ircncontre l’irusolence, il devient
d ’une fierté exceptionnelle », dit W.-S. VidÛnas.
VIE DE DOSTOÏEWSKY 283

d’un détestable caractère- Mon père les laissa dire


tout ce qu’ils voulaient Indifférent à l’opinion publi­
que, toute sa vie, il dédaigna de réfuter les calom­
nies. En se privant des conseils de Bélinsky et des
conversations littéraires des autres écrivains, les­
quelles, cependant, lui étaient si nécessaires, il
s’était dit que l’honneur et la dignité sont les meil­
leurs amis de l’homme et peuvent lui remplacer
tous les autres. Malheureusement, il est très difficile
à un jeune homme de se faire ermite ; le jeune
esprit a besoin de l’échange des idées pour se déve­
lopper. Ayant renoncé à fréquenter les salons litté-
raires^ Dostoïewsky chercha d’autres intellectuels et
eut le malheur de tomber sur la société de Pétra-
chewky.
Ces combats de coqs, ce mauvais ton, dont je
viens de parler, ont disparu de nos jours, dans la
bonne société du moins. Mes compatriotes ont
beaucoup voyagé en Europe dans la seconde moitié
du XIX® siècle, ont observé la politesse qui y régnait
et l’ont introduite en Russie. Toutefois, en 1876,
dans le « Journal de l’Ecrivain », mon père
avouait à ses lecteurs qu’il emportait toujours en
voyage beaucoup de livres et de journaux, afin de
ne pas parler avec ses compagnoins de wagon, il
prétendait que ces conversations avec des inconnus
finissaient toujours par des insolences, dites sans
aucune raison, pour le plaisir de faire de la peine à
son interlocuteur. Hélas I Dostoïewsky avait parfai­
tement raison ! Mes compatriotes sont terriblement
284 VIE DE DOSTOlEWSKY

mal élevés. C’est pour cela que les Russesi s’évitent


soigneusement en voyage et préfèrent ne frayer
qu’avec les étrangers.
L’iintransigeance de mon père fit une grande
impression sur les écrivains russes. Ils comprirent
que son sentiment de rhonneur était plus développé
que celui de ses contemporains et qu’on ne pouvait,
par conséquent, pas lui parler sans façon, comme
les 'écrivains de cette époque avaient l’habitude de
parler entre eux. Quand il revint de Sibérie,
ses nouveaux amis, les collaboraleurs du journal
« Wremia », le traitèrent avec respect. Mon père,
qui ne demandait qu’à vivre en amitié avec ses con­
frères, mais qui ne pouvait tout de même pas
sacrifier son honneur sur l’autel de l’amitié, devint
leur ami sincère et leur resta fidèle jusqu’à sa mort.
Tourguéneff imita l’exemple des autres écrivains et
fut poli, sinon aimable avec mon père (i). lis se,
rencontraient rarement. Tandis que moin père pur­
geait sa peine en Sibérie, Tourguéneff eut le
malheur de tomber amoureux d’une célèbre canta­
trice européenne. Il la suivit à l’étranger et resta
toute sa vie à ses pieds. II habita dès lors Paris et

(i) Tourguéri€ff fut partieulièwment nimahki avec mon père


i répoque où les frères Dostoïewsky publiaient leur joiirnad.
A l ’iin (le æs (S<îjours à Pétensbourg, ii iclonma un grand dîner à
toute la rédaction du Wremia. Tourguéneff, qui a toujours su
veiller sur ses intérêts d ’argent, se liait d ’amitié avec les riches
éditeurs et se faisait payer très cher, tandis que Dostoïewisky,
qui était obligé de demander des avances à ses éditeurs, dut se
contenter toute isa vie de ee que ceux-ci voulaient bien lui
accorder.
VIE DE DOSTOlEWSKY 285

ne revint en Russie que pour la saison des chasses.


Cette malheureuse passion empêcha Tourguéneff de
se marier et d’avoir une famille. Dans ses romans, il
a peint souvent le type du Slave faible, sans volonté,
qui devient esclave d’une méchante femme et qui
souffre, sans avoir la force de secouer son joug. Le
caractère de Tourguéneff s’aigrit ; le malheur dé­
veloppa ses défauts au lieu de les corriger. Puisque
décidément l’aristocratie russe ne voulait pas
reconnaître en lui le grand seigneur qu’il s’imagi­
nait d’être, Tourguéneff changea de pose et se posa
dorénavant en Euro])éen. 111 outra les modes de
Paris, adopta toutes les manies des vieux garçons
français et se rendit encore plus ridicule que par le
passé. 11 parlait avec dégoiit de la Russie et préten­
dait qu’elle pouvait disparaître sans que la civilisa­
tion humaine en pâtit d’aucune manière. Cette nou­
velle affectation de Tourguéneff révolta mon père ;
il trouva que si la première était ridicule, la seconde
devenait dangereuse. En méprisant la Russie, Tour-
guéneff devenait le chef du parti des « Zapadini-
ki » (i), qui jusqu’alors ne comptait dans ses rangs
que des médiocrités et auquel il prêtait ainsi Tin-
fluence de son incontestable talent. Chaque fois que
mon père se rencontrait à l’étranger avec Tourgué­
neff, il tâchait de lui faire comprendre le tort qu’il
faisait à la Russie par son injuste mépris. Tourgué­
neff ne voulait rien entendre et leurs discussions
finissaient en querelles. De retour en Russie après

(i) (( Occidentaux ».
286 VIE DE DOSTOIEWSKY

avoir passé quatre ans en Europe, Dostoïewsky se


trouva Fun des chefs du parti opposé aux Occiden­
taux, qui se nommait le parti des « Slavophiles » et
qui était composé de grands patriotes russes. L’in­
fluence désastreuse que les Occidentaux exerçaient
sur la société enfantine de la Russie, persuada Dos­
toïewsky de commencer la lutte contre eux dans son
roman <( Les Possédés ». Afin de les rendre ridicules
aux yeux du public russe, il fit la caricature de leur
chef, en décrivant le séjour dans une petite ville
russe du célèbre écrivain « Karrpazinoff ». Les Occi­
dentaux indignés poussèrent de grands cris. Ils
avaient trouvé tout naturel que Toiirguéneff se
moquât de mon père et tournât en caricatures les
héros de ses romans, mais ils trouvèrent ocHeux que
Dostoïewsky adoptât la même attitude envers Tour-
guéneff. Telle est la justice comme la comprennent
les intellectuels russes.
Tout en luttant contre Tourguéneff et ses idées
politiques, mon père resta toute sa vie Fadmirateur
passionné de ses œuvres. Quand il en parle dans le
(( Journal de FEorivain », il ne trouve pas assez
de louanges pour exprimer son admiration. Au
contraire, Tourguéneff n’a jamais voulu admettre
que Dostoïewsky eût du talent et toute sa vie il s’est
moqué de lui et de ses romans. Tl se conduisait par
là en vrai Mongol méchant et vindicatif.
XXV

D ostoïewsky et T olstoï

Tout autres furent les relations de Dostoïewsky


avec Tolstoï, Ces deux grands éorivains russes
avaient une réelle sympathie et une réelle admira­
tion l’un pour Tautre. Ils possédaient un ami com­
mun, le philosophe Nicolas Strahoff, qui habitait
Pétersbourg en hiver, et qui, en été, en allant pas­
ser quelques mois en Crimée chez son camarade,
l’écrivain Danilewsky, s’arrêtait à Moscou, ou à Jas-
naia Poliana (i), afin de voir Tolstoï. Mon père
aimait beaucoup Strahoff et attachait une grande
importance à ses critiques. Tolstoï Il’aimait aussi et
correspondait avec Strahoff. « Je viens de relire
« Les Mémoires de la Maison Morte », lui écrivait-
il, « quel magnifique livre ! Quand vous verrez Dos­
toïewsky, dites4 ui que je l’aime ». Strahoff alla
montrer ta lettre à mon père et lui fit beaucoup de
plaisir. Plus tard, lorsque paraissait quelque roman
de Tolstoï, Dostoïewsky disait à son tour à Stra­
hoff : « Ecrivez à Tolstoï que je suis enchanté de
son nouveau roman )>. Ces deux grands écrivains

(i) Le nom d’une terre de Tolstoï, au gouvernement de


Toula.
288 VIE DE DOSTOlEWSKY

se renvoyaient des compliments par Strahoff et ce


furent des compUments sincères. Tolstoï admirait
les œuvres de Dostoïewsky autant que mon père
admirait les siennes. Et cependant, ils ne se sont
jamais vus, et n’ont jamais exprimé le désir de faire
connaissance. Pourquoi ? Il me semble qu’ils
avaient peur de se quereller à mort dès la première
rencontre. Ils avaient une sincère admiration pour
leur talent mutuel, mais leurs idées, leur manière
de voir les choses furent tout opposées.
Dostoïewsky aimait passionnément lia Russie,
mais cette passion ne l’aveuglait pas. Il voyait clai­
rement les défauts de ses compatriotes et ne parta­
geait pas leur manière de comprendre la vie. Des
siècles de culture européenne séparaient mon père
des Russes. Ce Lithuanien les aimait comme l’on ai­
me des frères cadets, mais il comprenait combien ils
étaient encore jeunes, combien ils devaient étudier
et travailler. Les critiques européens commettent
souvent l’erreur de confondre Dostoïewsky avec les
héros de ses romans (i). En grand écrivain qu’il était,
mon père peignait ses compatriotes d ’après nature.
Un chaos moral règne dans ses romans, parce
qu’un chaos règne dans notre Russie si jeune, si
anarchique encore ; ce chaos n’existait pas dans la
vie privée de Dostoïewsky. Ses héroïnes abandon­
nent leurs maris et courent après leurs amants ; lui,
pleure comme un enfant, en apprenant le déshon­
neur de sa nièce et refuse de la recevoir. Ses héros

(i) Les criUqtues russes ne faut jamais œtte faute.


VIE DE DOSTOIEWSKY 289

font la noce et jettent l’argent par la fenêtre ; il tra­


vaille comme un nègre pendant de longues années,
pour payer les dettes de son frère, qu’il considère
comme ses dettes d’honneur. Ses héros sont mauvais
pères et mauvais maris ; lui, est un époux fidèle,
soucieux de ses devoirs, s’occupant de l’éducation
de ses enfants, comme peu de personnes s’en occu­
pent en Russie. Ses héros sont profondément indif­
férents envers leurs devoirs civiques ; il est grand
patriote, fils respectueux de son église, Slave fidèle
à la cause des gens de sa race Dostoïewsky vit en
Européen, considère l’Europe comme sa seconde pa­
trie et ne cesse de conseiller à tous ceux qui viennent
demander son avis d’étudier, de lire, d’acquérir
cette culture européenne, qui manque à la plupart
de mes compatriotes.
Tout autre fut l’attitude de Tolstoï. Il aimait la
Russie aussi sincèrement que l’aimait Dostoïewsky,
mais il ne la jugeait pas. Au contraire I il méprisait
la culture européenne et comsidérait l’ignorance des
moujiks, comme la sagesse suprême. Il conseillait à
tous les intellectuels qui venaient le voir, d ’aban­
donner leurs études, la science, les arts, de retour-
mer à la terre, de revenir à l ’état des paysans. Il le
conseillait aussi à ses enfants. « Je répète à mes fils
qu’ils doivent étudier, apprendre les langues, deve­
nir des gens distingués, et leur père leur dit de quit­
ter l’école et d’aller travailler aux champs, en compa­
gnie des moujiks », racontait la comtesse Tolstoï h
ma mère. Le prophète de Jasnaïa Poliana admire
les défauts de ses compatriotes, partage leurs absur­
VIE DB DOSTOÏEWSKY. 19
290 VIE DE DOSTOlEWSKY

dités enfantines, leur rêve ingénu de communisme


primitif. Son idéal est l’idéal oriental du peuple
russe, ne rien faire, se croiser les bras, rester cou­
ché toute la journée, bailler, rêver, cracher au pla­
fond (i). Cet apôtre du défaitisme conseille à ses
disciples de jeter les armes devant l’ennemi, de ne
pas lutter contre le mal, de le laisser envahir le mon­
de, et de remettre le soin de combattre ce mal aux
mains de Dieu. Il travaille au triompihc des bolchevb
kis et il prétend naïvemcmt qu’il prêche des idées
chrétiennes. 11 oublie que Jésus n’est pas resté dans
sa Jasnaïa Polisna, (fu’ll parcourait la Galilée sans
prendre de repos, mangeant en route, dormant à
peine, frappant à tous les cœurs, réveillant toutes
les consciences, semant la vérité dans toutes les
bourgades) par où 11 passait, formant des disciples, les
envoyant prêcher Ses idées dans d’autres pays, lut­
tant, luttant toujours contre le mal et n’interrom­
pant cette lutte passionnée que le jour où 11 tomba
aux mains de Ses ennemis.
La divergence des idées entre mon père et Tolstoï sc
manifesta surtout pendant la guerre russo-turque.
Dostoïewsky demandait, dans son <( Journal de
l’Ecrivain », la libération des peuples slaves ; il récla­
mait leur indépfendance et le libre développement
de leur idéal national. Il était profondément indi­
gné de lire que les Turcs torturaient les malheureux
Serbes et Bulgares ; il poussait les Russes à prendre
les armes et à délivrer ces peuples persécutés. 11

(i) Expres«ion russe pour diiM3 qu’on ne fait rien.


VIE DE DOSTOlEWSKY 291

répétait passionnément, que c’était le devoir de


la Russie, qu’elle ne pouvait pas abandonner les
gens de sa race et de sa religion. Tolstoï trou­
vait, au contraire, que la Russie n’avait rien à faire
aux Balkans, et qu’elle devait abandonner les Slaves
à leur sort. Il préteindait même que l’indignation des
Russes, en apprenant les mauvais traitements inlli-
gés par lesi Turcs aux victimes bulgares n’était
qu’une pose et qu’un Russe n’éprouvait pas, ne pou­
vait éprouver aucune pitié, en lisant les descrip­
tions de ces tortures. Tolstoï avouait sincèrement
que lui-même ne sentait aucune jiitié. « Comment
peut-il n’avoir pas de pitié ? C’est une énigme
pour moi )>, écrivait Dostoïewsky dans le « Jourinül
de l’Ecrivain ». L’attitud(‘ liostile de Tolstoï au m i­
lieu de renthousiasme général pour la cause slave
[)arut si scandaleuse à son éditeur Katkow, qu’il
refusa de publier dans son journal l’épilogue
(( d’Anna Karénine », où sont exposées la plupart de
ces idées anti-slaves. L’épilogue dut paraître on
brochure séparée. Comme un des, chefs des Slavo-
philes, Dostoïewsky crut de son devoir de protester
dans le <( Journal de l’Ecrivain » contre cette
étrange attitude de Tolstoï envers les malheureuses
victimes des Turcs. Il lutta contre lui autrement
qu’il n’avait lutté contre Tourguéneff. Mon père
méprisait son cruel! camarade de jeunesse et trou­
vait inutile de se gêner avec lui. Il aimait Tolstoï et
ne voulait pas lui faire de la peine. Afin de rendre
sa critique moins amère, mon père plaça Tolstoï sur
une hauteur vertigineuse, prétendit qu’il était le
292 VIE DE DOSTOlEWSKY

grand écrivain russe (i) et que tous les autres,


Dostoïewisky y compris, n’étaient que ses élèves.
Une critique aussi flatteuse n’a pas pu fâcher Tol­
stoï et n’a pas altéré son admiration pour Dos-
toïewsky. Quand mon père mourut, Tolstoï écrivit
à Strahoff : (( J'ai appris la mort de Dostoïewsky, il
me semble qué j ’ai perdu un parent le plus proche,
le plus cher et dont j ’avais le plus besoin... »
Les biographes européens de Tolstoï le pren­
nent généralement pour un grand seigneur et lui
opposent Dostoïewsky, qu’ils tiennent, je ne sais pas
troip pourquoi, pour un prolétaire. Mieux informés,
les biographes russes ne font pas cette faute ; ils sa­
vent que ces deux grands écrivains appartenaient
h la même classe des nobles héréditaires, laquelle,
comme je Tai déjà dit plus haut, m’a rien de com-
mum avec, l’aristocratie féodale de l’Europe. Je
suppose que c ’est son titre de comte, qui éblouit
les biographes européens de Tolstoï et les induit
en erreur. En Russie, le titre n’est rien ; on peut y

(i) Dostoïewsky admirait isurtout l ’art dascriplif de Tolstoï


et son excellent style ; mais il ne l’a jamais pris pour un
prophète. Au contraire : mon père trouvait que Tolstoï ne
coir) PTenait pas notre peuple. Bien des fois, eu parlant avec
ses amis, Dostoïewsky leur a dit que Tolstoï et Tourguèneff ne
s{iYaien,t bien déGrire que la vie des nobles bèréditaires, laquelle,
d ’après mon j)èrc, ise trouvait à son déclin et deviîit bientôt
s ’éleindro. Ces paroles étonnaiemt beaucoup les amis de mon
père: et eepondant, Dostoïewsky avait l'aison, car à présent,
la irévolution va cbangeir toutes îles conditions de Ja vie
russe. Mon ipère ne voyait en Tolstoï et en Tourguéneff que
d ’ejteellents écrivains bistoriquos.
VIE DE DOSTOIEWSKY 293

rencontrer des gens titrés, qui portent des noms


historiques et qui sont des bourgeois ; on peut, en
revanche, y trouver des gens qui n’ont pas de
titres, et qui, cependant, sont aristocrates. Tout
dépend de la position sociale de l’homme et de ses
ancêtres, de son éducation, de ses amis, de ses pa­
rents. Les biographes européens de Tolstoï qui
voudraient se rendre compote de sa position en Rus­
sie, n’ont qu’à lire attentivement Thistoire des com­
tes Rostoff dans la <( Guerre et la Paix ». Dans cette
famille, Tolstoï nous représente celle de son grand-
père paternel. Le comte Ilia Rostoff habite Moscou et
reçoit chez lui tout le monde ; mais quaqd il se
rend à Pétersbourg avec sa famille, il n’y connaît
personne, sauf une vieille demoiselle d’honneur.
Celle-ci ne peut procurer à sa famille qu’une seule
invitation à quelque bal dans le grand monde, mais
ne peut même pas présenter des danseurs à la char­
mante Nathalie, ne connaissant elle-même per­
sonne. Le comte Rostoff est très aimé par la noblesse
de province, laquelle le choisit comme maréchal ;
mais quand il va inviter à dîner le prince Wbl-
konsky, un aristocrate de passage dans la province,
celui-ci le reçoit avec insolence et refuse de se ren­
dre à son invitation. Quand la comtesse Bezouhoff
insiste pour que la jolie Nathalie assiste à sa soirée,
toute la famille des Rostoff est très flattée de cette
amabilité de la grande dame. Et cependant, la com­
tesse Bezouhoff ne l’invite que pour faire plaisir à
son frère, le prince Kouraguine, lequel est amou­
reux de la jolie Natasha et voudrait l’enlever. Il est
294 VIE DE DOSTOlEWSKY

marié secrètement et ne peut, par conséquent, pas


la prendre pour femme ; il n’hésite pourtant pas à
déshonorer la pauvre fille, chose qu’il ne se serait
jamais permise, si Nathalie '.appartenait à son
monde, car alors sa carrière eût été brisée. Il est
évident que, pour les aristocrates russes, les comtes
Rostoff n’étaient que des nobles héréditaires sans
importance, avec lesquels on n'avait pas à se gêner.
De nos jours, les relations entre l’aristocratie russe
et notre noblesse héréditaire avaient beaucoup
changé, mais en 1812, elles étaient encore fort cruel­
les. En sa qualité d’historien, Tolstoï les a soigneu­
sement notées et nous explique dans « La Guerre et
la Paix » la position que son grand-père occupait en
Russie. Cependant sa mère était une princesse Wol-
konsky, vieille fille, fort laide, qui, n’ayant pas pu
trouver un fiancé dans son monde, avait épousé par
amour le comte Nicolas Tolstoï (i). Elle était une
provinciale, mais elle pouvait avoir dès parents à
Pétersbourg, grêce auxquels Tolstoï aurait \)M se
faire admettre dans le grand monde pétersbourgeois
beaucoup plus facilement que ne pouvait le faire
Tourguéneff. Tolstoï ne l’a pas voulu ; il n’était pas
snob et possédait la dignité et l’indépendance d’es­
prit, lesquelles ont toujours caractérisé notre no­
blesse moscovite. Il a fait un mariage modeste, en
épousant par amour la fille du docteur Bers ; il a
passé toute sa vie à Moscou, recevant chez lui tous

[1) Tolstoï raconte toute oette histoire dans <( La Guerre et


la Paix )).
VIE DE DOSTOIEWSKY 295

ceux qui lui semblaient sympathiques sans se de­


mander à quelle classe de la société ses visiteurs
pouvaient bien appartenir. Tolstoï n’aimait pas les
aristocrates. Il montre clairement son antipathie
pour eux dans « La Guerre et la Paix », « Anna Ka­
rénine », et (( Résurrection ». Il oppose h leur vie
trop riche, trop luxueuse, trop à la pose, la vie
simple et hospitalière de la noblesse moscovite.
Tolstoï a raison, car, en effet, les nobles moscovites
étaient fort sympathiques. Leurs maisons n’étaient
pas riches, mais leurs portes restaient toujours ou­
vertes à tous leurs amis. Les chambres de leurs pe­
tits hôtels étaient étroites et basses, mais il y avait
toujours un coin pour abriter quelque vieille parente
ou une amie infirme ; ils avaient beaucoup d’enfants,
mais ils trouvaient toujours moyen de placer auprès
d’eux quelques pauvres orphelins, qui recevaient
la même éducation et étaient traités comme les en­
fants de la maison. C’est dans ce milieu charitable,
hospitalier, gai, bon et simple, que fut élevé Tols­
toï et c ’est ce monde qu’il décrit dans tous ses ro­
mans. <( Tolstoï est l ’historien et le poète de la
moyenne noblesse moscovite », écrit Dostoïewsky
dans son <( Journal de l’Ecrivain ».
Les biographes européens de Tolstoï, qui lui re­
prochent amèrement son luxe de grand seigneur,
ne savent pas ce qu’ils disent ; ils n’ont évidemment
jamais été, ni à Moscou, ni à Jasnaïa Poliana. Un
jour, en passant à Moscou, je suis allée avec ma
mère voir la comtesse Tolstoï. Je fus frappée par la
pauvreté de leur maison ; non seulement il n’y avait
296 VIE DE DOSTOlEWSKY

pas un seul meuble, pias un seul objet d’art, comme


on en trouve dans toutes les demeures pétersbour-
geoises, mais pas même un objet de valeur quel­
conque. Les Tolstoï habitaient une de ces petites
maisons entre cour et jardin, que l ’on rencontre à
chaque pas à Moscou. Les riches les construisent
en pierres, les autres se contentent de maisons en
bois. Celle de Tolstoï était en bois, bâtie sans aucun
souci d ’architecture. Les chambres de ces maison­
nettes moscovites sont généralement petites, bas­
ses, mal éclairées, mal aérées. Les meubles sont
achetés dans les magasins à bon marché, comme ce
fut le cas chez les Tolstoï, ou fabriqués par d’an­
ciens ouvriers serfs, comme j ’en ai vu dans d’au­
tres maisons moscovites. Les portières sont man­
gées par le soleil, les tapis usés jusqu’à la corde, les
murs sont ornés des portraits de famille que l’on a
donné à faire à quelque peintre peu habile qui mou­
rait de faim. Le seul luxe de ces hôtels de la nobles­
se moscovite consiste en quelques vieux serviteurs
malpropres et grognons, lesquels, sous lé prétexte
de fidélité, disent des impertinenées à leurs maîtres
et se mêlent de leurs affaires ; et en deux gros che­
vaux dépareillés, amenés en automne de la campa­
gne et attelési à quelque vieille voiture démodée.
Comme on voit, <( le luxe » de Tolstoï n’avait rien
d ’effréné ; le moindre bourgeois européen qui pos­
sède une jolie villa et une auto élégante, a vécu plus
richement que lui. Je ne ®sais, du reste, pas si
Tolstoï pouvait se permettre le luxe. Il possédait
beaucoup de terres, mais les terres de la Russie cen*
VIE DE DOSTOlEW^SKY 297

traie ne constituent pas une grande richesse. Elles


donnent peu de revenus et absorbent beaucoup
d’argent. Tolstoï ne pouvait pas les vendre, car
d’après la loi russe, une terre reçue en héritage des
pères, doit être remise aux fils. Tolstoï avait cinq
fils ; à mesure qu’ils grandissaient et se mariaient,
il était obligé de partager ces terres entre eux et
il est probable que, les dernières années de sa vie,
il n’a subsisté que grâce aux revenus de ses œuwes
littéraires. Quand la comtesse Tolstoï vint demander
à ma mère des conseils d’éditeur, elle ne l’a pas fait
par avarice ; la comtesse avait probablement besoin
d’argent et, en brave femme qu’elle était, voulait
travailler elle-même à augmenter ses revenus.
Non seulement les Tolstoï n^ont jamais été de
grands seigneurs russes, mais ils ne sont même pas
d’origine russe. Le fondateur de la famille Tolstoï
était uin marchand allemand, nommé Dick, qui
vint en Russie au xvii® siècle et ouvrit une bouti­
que à Moscou. Il fit de bonnes affaires et décida de
s’établir en Russie. En devenant sujet russe, il
changea son nom allemand de Dick, qui veut dire
« gros » en nom russe de Tolstoï, qui veut dire
« gros » aussi. En ce temps-là, on ne pouvait pas
faire autrement, car les Moscovites se méfiaient des
étrangers ; ce n’est qu’à partir de Pierre te Grand,
que les émigrés ont pu garder leurs noms euro­
péens, en se fixant en Russie. Grâce à leur connais­
sance de la langue allemande, tes descendants de
Dick-Tolstoï servirent en qualité de fonctionnaires
dans nos chairicell'eries des affaires étrangères. L’un
298 VIE DE DOSTOIEWSKY

d’eux plut beaucoup à Pierre le Grand, qui aimait


à s’entourer d’étrangers ; il plaça Pierre Tolstoï à
la tête de sa police secrète. Plus tard, fort content
de ses services, Pierre le Grand lui donna le titre de
comte, titre que l’empereur venait d’introduire en
Russie, et que les boyards russes hésitaient à accep­
ter, estimant qu’il ne reposait sur rien (i). Com­
me tous les Allemands, les descendants de Dick fu­
rent très féconds, et deux siècles après son arrivée
à Moscou, on pouvait trouver des Tolstoï dans tous
les ministères, dans la flotte et dans l’armée. Ils se
mariaient avec les jeunes filles de notre noblesse
héréditaire, en choisissant généralement celles qui
avaient de belles dots. Ils ne gaspillaient pas les for­
tunes de leurs femmes, et savaient parfois les aug­
menter. Les Tolstoï furent bons pères, bons maris,
un peu faibles de caractère, ce qui les faisait tom­
ber souvent sous la domination de leurs mères ou
de leurs femmes. Ils étaient laborieux, se rendaient
utiles dans leurs ministères et faisaient générale­
ment une belle carrière. J’ai connu plusieurs famil­
les de Tolstoï, lesquelles ne se connaissaient pas, et
donnaient leur parenté pour si éloignée, qu’elle ces­
sait même d’en être une. Cependant je retrouvais
dans toutes ces familles les mêmes traits de carac­
tère ; cela prouve combien peu les Dick-Tolstoï se
laissaient influencer par le sang russe de leurs
femmes. Sauf un peintre de talent, le comte Fedor
Tolstoï, ils ne dépassèrent jamais la médiocrité, et
(i) En Huissic, le titre de comte a la même valeur que le
titre de mairquis et de vicjomte au Japon.
VIE DE DOSTOIEVS SKY 299

Léon Tolstoï fut la première étoile qui fit briller le


nom (i).
L’origine allemande de Tolstoï pourrait nous
expliquer les bizarreries de son earactère, autre­
ment inexplicables — ses réflexions protestantes sur
le Christ orthodoxe, son amour pour une vie sim­
ple et laborieuse, très rare chez un Russe de sa clas­
se, son extraordinaire insensibilité pour les souf­
frances des Slaves, torturés par les Turcs, qui
étonna si fort mon père (2). Cette origine ger­
manique explique aussi la curieuse incapacité de
Tolstoï à s’incliner devant un idéal accepté par
tout le monde civilisé. 11 nie toute la science, toute
la culture, toute la littérature européenne. « Ma
Foi )), « Ma Confession », écrit-il en tête de son cha­
rabia religieux, dans le désir évident de créer une
culture séparée, une Kultur de Jasnaïa Poliana. En
parlant de rAllemagne, Dostoïewsky l ’appelle tou­
jours « rAllemagne protestante », et prétend que ce
pays a de tout temps protesté contre la culture

(i) Le poète Alexis Toktoï n ’était, diit-on, Tolstoï que de


nom,
(9.) Leis écriviiins américainis qui isc trouvaient en Allemagne
au eommencernent de la grande guerre racontent que les Alle­
mands montraient de l ’insensibilitc non seulement envers les
souffrances des Belges et des Français, mais aussi envers les
souffrances de leurs compatriotes. I^s Américains racontent
avec quelle cruauté on opérait les blessés allemand» et avec
quelle insensibilité les soldats supportaient ces cruelles opéra­
tions. Il est possible que la fameuse cruauté des Allemands,
dont on a tant parlé pendant la guerre, ne soit ^ue le mépris
de la douleur, produit par une sévère discipline, pratiquée en
Allemagne pendant plusieurs siècles.
300 VIE DE DOSTOÏEWSKY

latiine, que les Romains nous léguèrent et qui fut


acceptée par le monde entier.
L’origine allemande de Tolstoï pourrait nous
expliquer une autre particularité de son caractère,
propre à tous les descendants des nombreuses fa­
milles allemandes établies en Russie. Ces familles
restent dans notre pays plusieurs siècles deviennent
orthodoxes, parlent le russe, oublient même par­
fois la langue allemamde, et, en même temps, gar­
dent toujours leur âme germanique, incapable de
comprendre et de partager nos idées russes. Tolstoï
présente le meilleur exemple de cette curieuse im ­
mobilité de Tâme allemande. Il adore la Russie et en
même temps ne partage aucune de nos traditions
historiques. Orthodoxe, il lutte contre notre Eglise
et la méprise. Slave, il reste indifférent aux
malheurs, des autres Slaves, malheurs qui remuent
cependant le cœur de chaque moujik. Noble héré­
ditaire, Tolstoï ne comprend rien à cette institution,
laquelle a eu une énorme importance pour notre
culture (i). Ecrivaiin, Tolstoï ne partage pas l’ad-

(i) Dans -son romain « Anna Kiarénina », Totstoï raconte


comment Levinc (qui est son portrait) est entraîné par ses
amis dans une ville de province à réleclion d ’un nouvaaiu
maréchal de noblesise, laquelle ise fait tous les trois ans. Taindlis
que ees cousins, i&on heaii-frére, Stiva Oblonsky, s ’agitent
autour de lui, désirent *sc débarmsser de l ’ancien maréchal et
en choisir un autre, qui compirendirait mieux les affaires de la
noblesse, Levine reste profondément indifférent, ne comprend
rien à tonte cette agitation et ne pense q u ’à une chose, s’en
aller an plus vite de la ville et regagner son village. Il !n'a
évidemmenit aucune conscienoe de ses devoirs envers la noblesse
de sa proAdnee.
VIE DE DOSTOIEWSKY 301

lïiiration de tous ses confrères pour Pouchkine, ce


père de la littérature russe. Pour assister à Tinau-
guration du monument de Pouchkine à Moscou,
Dostoïewsky sacrifie sa cure d’Ems ; Tourguéneff
accourt de Paris ; tous les autres écrivains, quel que
soit leur parti — slavophile, occidentaux — se réu­
nissent fraternellement autour du monument du
grand poète national ; seul, Tolstoï quitte Moscou
presqu’à la veille de l’inauguration. Ce départ fit
grand scandale en Russie ; le public indigné préten­
dit que Tolstoï était envieux, et que la gloire de
Pouchkine lui faisait ombrage. Je pense que ce sont
des sottises. Tolstoï était un gentleman et le bas sen­
timent d ’envie lui était inconnu. Ilî fut toute sa vie
très sincère et très honnête ; la poésie patriotique
de Pouchkine ne disait rien a son âme germanique,
et il ne voulait pas mentir en lui prodiguant des
compliments. Dans toute cette immense Russie,
Tolstoï n’aime et ne comprend que ses moujiks ;
mais, hélas I ses moujiks ne l ’aiment et ne le com­
prennent pas. Tandis que nos intellectuels accou­
rent h Jasnaïa Poliana demander conseil à leur
prophète, les moujiks de ce village se méfient
de lui et de sa religion. Leur instinct de grand peu­
ple leur disait peut-être que le bon vieux Dieu de
Jasnaïa Poliana n’était qu’une mauvaise camelote
allemande dont ils n’avaient aucun besoin.
Le fameux (( Tolstoïsme » ressemble beaucoup
aux différentes sectes allemandes qui existent de­
puis longtemps en Russie. En venant s’installer
dans notre pays, les colons allemands se mettaient
302 VIE DE DOSTOlEWSKY

immédiatement à lutter contre l’Eglise orthodoxe,


qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Ils formaient
des sectes religieuses dont l’esprit était profondé­
ment protestant, tâchaient de propager leurs idées
parmi nos paysans et quelquefois faisaient des pro­
sélytes. Les plus connues de ces sectes sont « shtun-
da » (du mot allemand « stunde ») a doukhoboré )>
et <( molokané». En vrai colon allemand, Tolstoï
a formé lui aussi une secte protestante de <( tolstoïs-
tes )) et toute sa vie il a combattu notre église.
Mes compatriotes eurent la naïveté de prendre ses
idées religieuses pour des idées russes, mais les
étrangers furent plus clairvoyants. Dans leurs étu­
des sur la Russie, maint Français et Anglais constate
avec étonnement la ressemblance qui existe entre
les idées de Tolstoï et celles de nos différentes sectes
germaniques. L’ignorance de mes compatriotes
vient probablement de ce que personne en Russie
n’attache d’importance a l’origine alllemande de la
famille Tolstoï. Espérons qu’il se trouvera einfin un
biographe du proj)hète de Jasnaïa Poliana, qui
l’étudiera du point de vue de cette origine. Alors
nous aurons un vrai Tolstoï.
XXVI

D ostoïewsky slavophile

Le « Journal de l’Ecrivain » eut un énorme suc­


cès ; cependant mon père en suspendit la publica­
tion au bout de deux ans et se mit à écrire « Les Frè­
res Karamazow ». L’art l’appelait, lui disait qu’il
était un romancier et non un publiciste. « Les
Frères Karamazow », que bien des critiques de mon
père considèrent comme le meilleur de ses romans,
appartiennent à ces œuvres, que chaque écrivain
porte dans son cœur, auxquelles il réfléchit de lon­
gues années, et qu’il remet à plus tard, quand il
saura écrire en perfection. 11 est peu probable que
mon père crût alors avoir atteint la perfection du
talent ; il était un juge trop sévère pour le penser.
Mais l’instinct le prévenait qu’il ne vivrait plus
longtemps. « Ce sera mon dernier roman », disait-il
à ses amis, en leur annonçant son intention d’écrire
<( Les Frères Karamazow ».
Ces romans, analysés, chéris, caressés pendant de
longues années, présentent le plus de détails auto­
biographiques ; on y trouve les impressions d’on-
fance, de jeunesse, et de l’âge mûr. Tel est le cas des
« Frères Karamazow ». Comme j ’ai dit plus haut,
Ivan Karamazow est, d ’après une tradition de notre
304 VIE DE DOSTOIEWSKY

famille, le portrait de Dostoïewsky dans »a pre­


mière jeunesse. On trouve aussi une certaine res­
semblance entre mon père et Dmitri Karamazow,
qui représente, peut-être, la seconde période de la
vie de Dostoïewsky, celle d’entre le bagne et son
long séjour en Europe après son second mariage.
Dmitri ressemble à mon père par son caractère
(( schilleresque », sentimental et romanesque, par
sa naïveté dans ses relations avec les femmes. C’est
bien ainsi que devait être Dostoïewsky, quand il
prenait cette coquine de Maria Dmitrievna et cette
coureuse de Pauline pour des femmes dignes de
respect. Mais sa plus grande ressemblance avec Dmi­
tri apparaît surtout pendant l ’arrestation, l ’interro­
gatoire et le jugement de Dmitri Karamazow. En
donnant dans son livre une part aussi large à ce
jugement, Dostoïewsky désirait évidemment dé­
crire les souffrances qu’il avait endurées, durant le
procès Pétrachewsky et qu’il n’a jamais pu oublier.
On trouve aussi quelque ressemblance entre Dos­
toïewsky et le staretz Socima. L’autobiographie de
celui-ci est, au fond, la biographie de mon père, du
moins en ce qui se rapporte à son enfance. Mon
père place Socima en province, dans un milieu plus
modeste que n’était le sien, et il écrit son récit dans
cette curieuse langue, quelque peu démodée, que
parlent nos prêtres et nos moines. Gela n’emp/{êche
pas d’y retrouver son amour pour sa mère et pour
son frère aîné, l’impression que produisirent sur lui
les messes entendues dans son premier âge ; le livre
(( Cent quatre histoires de la Bible », qui fut le livre
VIE DE DOSTOlEWSKY 305

favori de Dostoïewsky enfant ; son départ pour


TEcole militaire de la capitale, où, selon le staretz
Socima, on lui enseigna le français et la manière de
se conduire dans le monde, mais où, en même
temps, il prit tant de fausses idées, qu'il en est de­
venu « un être sauvage, cruel et stupide ». C’est
ainsi probablement que mon père considérait l’édu­
cation qu’il avait reçue au Château des Ingénieurs.
Si mon père attribua sa propre biographie à So-
cinia, il n’a pas voulu décrire <( les staretz » de chic.
Il désira les étudier d’après nature et, avant de com­
mencer « Les frères Karamazow », fit un pèlerinage
au couvent d’Optina Poustine, lequel se trouve non
loin de Moscou. Ce couvent est très vénéré par mes
compatriotes et considéré comme le foyer de la ci­
vilisation orthodoxe ; ses moines sont renommés
pour leur science. Mon père s’y rendit en compa­
gnie de son disciple, le futur philosophe Wladimir
Solowieff. Dostoïewsky l’ainiiiit beaucoup ; d’au­
cuns prétendent qu’il l’a peint dans la personne
d’Aliocha Karamazow ( t ). Les moines d’Optina
Poustine furent prévenus de l’arrivée de Dostoïewsky
et le reçurent avec cordialité. Ils savaient que mon
père voulait décrire le couvent russe dans son nou­
veau roman, et chaque moine eut à cœur de lui
confier ses idées, ses espérances sur la régénération
de l’église orthodoxe par le rétablissement du pa­
triarcat. Il est évident que mon père n’a fait que

(i) ,1^ pense q u ’Aliocha représente aussi mon père dans son
adolo&cicnee.

VIE DE DOSTOÏEWSKY. 20
306 VIE DE DOSTOIEWSKY

donner la forme littéraire aux paroles de Socima^


du père Païssi et du père Joseph. Dans une question
aussi grave que la question religieuse, il préféra
faire parler les moines qui s’y connaissaient. La
personnalité du staretz Ambroise, qui servit de mo­
dèle à Socima, produisit une grande impression sur
Dostoïewsky ; il en parlait avec émotion en revenant
du pèlerinage.
Le succès du « Journal de l’Ecrivain », l ’enthou­
siasme avec lequel les pétersbourgeois recevaient
Dostoïewsky aux soirées littéraires, le prestige dont
il jouissait au milieu des étudiants, attirèrent sur
lui l’attention dos gens qui s’intéressaient moins à
la littérature qu’à la politique de leur pays. Ces pa­
triotes voyaient aussi clairement que Dostoïewsky
l’abîme qui s’élargissait tous les jours entre le peu­
ple et nos intellectuels. Ils désiraient le combler,
rêvaient d’installer en Russie des écoles patriotiques,,
d’habituer notre jeunesse à s’occuper de la grande
mission orthodoxe que nous avons reçu en héritage
de la Byzance mourante, au lieu de se laisser griser
par les utopies socialistes dé l’Europe. 11 se forma
autour de mon père toute une société de patriotes,
parmi lesquels les plus remarquablles étaient Cons­
tantin Pobiédonostzcff et le général Tcherniaeff. Po-
biédonostzeff était très aimé et très apprécié
d’Alexandre III, qui le garda comme ministre pres­
que omnipotent pendant tout son règne. Dos-
toïéwsky ne partageait pas les idées quelque peu
étroites de son nouvel ami, mais il l’estimait pour
son patriotisme ardent et son honnêteté, rare en Rus­
VIE DE DOSTOlEWSKY 307

sie. C ’est probablement pour cette qualité que Dos-


toïewsky le choisit comme tuteur de ses enfants, en
cas de mort prématurée. Pabiédonostzeff accepta
la charge et, malgré ses graves affaires d’Etat, s’oc­
cupa de nous jusqu’à la majorité de mon frère,
refusant de toucher à l’argent auquel il avait droit
comme tuteur. Toutefois, n’ayant jamais eu d’en­
fants, il comprenait fort peu les questions d’éduca­
tion et n’a pas eu beaucoup d’inlluence sur nous.
Le général Tcherniaeff était un ardent slavophile.
Touché par les malheurs des peuples slaves, il se
rendit en Serbie, y forma une armée de volontaires
et s’est battu courageusement contre les Turcs. Ses
exploits chevaleresques produisirent un tel enthou­
siasme en Russie, qu’Alexandre II fut obligé de dé­
clarer la guerre aux Turcs, laquelle délivra enfin les
peuples slaves du joug otloinan. Cette guerre venait
de finir, et Tcherniaeiï revint en Russie. Plus tard,
il fut nommé général gouverneur de nos provinces
en Asie centrale ; mais, en 1879, il vivait avec sa
famille à Pétersbourg et venait tous les jours voir
Dostoïewsky. Chaque fois que j ’entrais dans la
chambre de mon père, j ’y trouvais le général, assis
à sa place habituelle sur le sopha, discutant avec
chaleur la future confédération des peuples slaves.
Mon père s’intéressait énormément à cette question.
Une société de bienfaisance slave venait d’être fon­
dée à Pétersbourg sous la présidonce d’un grand pa­
triote russe, le prince Alexandre Wassiletchikoff.
On offrit la vice-présideince à mon père, et il s’em­
pressa de l’accepter. Il attachait une telle impor­
308 VIE DE DOSTOlEWSKY

tance à ses fonctions qu’il se privait de sommeil,


afin de pouvoir assister aux séances de la société,
lesquelles avaient lieu dans l ’après-midi. S’étant ha­
bitué à se coucher tard, Dostoïewsky ne pouvait
plus s’eindormir avant cinq heures du matin ; mais
il se faisait réveiller à onze heures les jours de
séance.
Les biographes de mon père se sont souvent de­
mandé, pourquoi, à la fin de sa vie, Dostoïewsky
s’est tant intéressé à la question slave, a laquelle il
pensait si peu dans sa jeunesse. La passion pour la
cause slave s’empara de mon pèixî après son long
séjour à l’étranger. Quand les Russes viennent en
Europe pour quelques mois, ils sont généralement
éblouis par la civilisatioin européenne ; mais quand
ils s’y installent pour plusieurs années et se met­
tent à l’étudier, ce n’est plus la civilisation des Euro­
péens occidentaux qui frappe l’esprit de mes com­
patriotes, mais leur caducité. Seigneur Dieu, que
toutes ces tribus germaniques de France, d'Anglo-
Saxons, d’Allemands sont donc vieilles et usées !
Toutes leurs qualités, tous leurs vices sont ceux des
vieillards. Leurs enfants meme naissent vieux. Le
cœur se serre en écoutaint les réflexions vieillottes
de ces petits vieux et de ces petites vieilles aux mol­
lets nus. Les Européens ne s’aperçoivent pas de leur
vieillesse, parce qu’ils vivent toujours entre eux ;
mais nous, qui venons d’un pays très jeune, voyons
clairement la différence. Il est évident que bien­
tôt, dans quelques siècles, la main tremblante des
Germains ne pourra plus tenir le flambeau de la ci­
VIE DE DOSTOlEWSKY 309

vilisation que les Romaiim leur passèrent en mou­


rant et le laissera tomber. La race slave alors ramas­
sera ce précieux flambeau et à son tour éclairera le
monde. Elle dira enfin cette nouvelle parole que
tous attendent avec impatience. Certes, les Ger­
mains comprennent eux-mêmes la nécessité
ur^nte d’une nouvelle idée ; ils la cherchent fiévreu­
sement, mais sont incapables de la trouver. Nous ve­
nons d’assister à une de ces tentatives européennes
de prononcer enfin la nouvelle parole. Pendant tout
un hiver, on nous a parlé de la société des nations,
qui allait transformer notre planète en paradis ter­
restre, et on a fini par conclure le plus banal des
traités militaires entre la France et l’Angleterre.
L’incapacité des Germains à rajeunir le monde
vient d ’une cause bien simple : toute leur culture
est basée sur la civilisation latine des anciens Ro­
mains, civilisation magnifique, mais profondément
})aïenne. Les Germains auront beau faire, ils ne
pourront jamais se débarrasser de leurs idées aris­
tocratiques et féodales. Les Slaves, civilisés plus
tard (|ue les Germains, n’ont pas connu les Latins.
Leur culture reçue de l’Eglise orthodoxe de l’Orient,
fut dès le commencement profondément chré­
tienne. Peuples de modestes bergers, d’humbles la­
boureurs, nous autres, Slaves, n’avons jamais eu
d’aristocratie féodale. Le capitalisme européen nous
est inconnu. Si par hasard les Slaves font de gran­
des fortunes, leurs enfants les gaspillent, en faisant
la noce, en jetant l’argent par les fenêtres. L’instinct
leur dit que les capitalistes sont des esclaves et ils
310 VIE DE DOSTOlEWSKY

s’empressent de briser les chaînes forgées par des


pères imprudents. Il nous sera facile d’introduire
dans le monde la nouvelle idée de la démocratie
chrétienne, laquelle, seule, peut calmer l’agitation
socialiste et anarchiste.
Ayant compris la grande mission que les Slaves
recevront un jour de Dieu, Dostoïewsky souhaitait
qu’ils fussent unis à ce moment solennel. Il rêva la
confédération de tous les peuples slaves, confédéra­
tion pacifiquCy sans aucune arrière-pensée de con­
quérir l ’Europe et de transformer les peuples ger­
maniques en esclaves. Chaque pays slave gardera
son indépendance, ses lois, ses institutions, son
gouvernement ; nous n’unirons que nos idées, (no­
tre science, notre littérature, nos arts. Tandis que
les peuples germaniques organisent les jeux olym­
piques, afin de se montrer les uns aux autres la
force de leurs poings bardés de fer, nous autres,
Slaves, organiserons des olympiades plus intelli­
gentes. Nous nous réunirons à tour de rôle dans nos
capitales, afiin d’admirer les tableaux de nos pein­
tres et les statues de nos sculpteurs, d ’écouter la
musique de nos compositeurs, d’applaudir nos
acteurs et d’entendre la lecture de nos poètes et ro­
manciers. Au lieu de nous épuiser dans des guerres
fratricides comme l’ont toujours fait ces malheu­
reux Germains, nous nous aiderons, nous nous en­
couragerons, nous nous tendrons la main. Avant
d’offrir au monde la nouvelle loi de la démocratie
chrétieinne, nous commencerons par montrer aux
autres nations l’exemple de notre fraternité. Ce
VIE DE DOSTOlEWSKY 311

temps est encore loin. Pour le moment, les Slaves,


à peine délivrés du joug, sont occupés à fixer lies
frontières de leurs petits Etats. Ils ont raison ; avant
de se lancer dans de grandes entreprises, il faut con­
solider sa propre demeure. Mais quand toutes ces
maisonnettes russes, serbes, tchèques et autres se­
ront solidement bâties, les maçons lèveront la te te
et se mettront à travailler à ta grande mission de
leur race.
Et cependant notre rêve slave pourrait se réaliser
plutôt qu’oin ne l’espère. La Société des Nations, ce
dernier refuge de l’impérialisme féodal, pourrait
jouer un grand rôle dans l’organisation de ta confé­
dération slave. Plus les Européens maladroits feront
obstacle aux Slaves, plus ils se mêleront de leurs
affaires privées et tâcheront de les courber sous leur
volonté, plus vite les Slaves se mettront à travailler
à leur union fraternelle. La Société des Nations
verra bientôt surgir devant elle une formidable
Confédération Slave, laquelle sera suivie logique­
ment et nécessairement d’une confédération analo­
gue de tous les peuples germaniques. Le monde en­
tre dans une nouvelle face de sa civilisation. L’an­
cienne alliance entre les pays de différentes races,
oeuvre des rois et des diplimates, a vécu. Elle était
absurde, car généralement les peuples alliés se haïs­
saient et se détestaient, tout en se prodiguant les ré­
vérences et les compliments. Les nouvelles confédé­
rations, basées sur la sympathie fraternelle des gens
de la même race, seront plus durables. Etant toutes à
peu près de la même force, ces confédérations Slaves,
312 VIE DE DOSTOIEWSKY

Germaniques, Latines et Anglo-Saxonnes supprime­


ront la guerre plus sûrement que ne pourrait le
faire une Société des Nations, œuvre vieillotte et
surannée, qui a déjà existé en Europe sous le nom
de la a Sainte Alliance » et fut de courte durée.
Quand les pays impérialistes sentent le terrain se
dérober sous leurs pieds, ils se liguent ensemble,
espérant arrêter le mou\7ement populaire par la
force de leurs poings réunis en faisceau. Vaine espé­
rance ! On peut combattre les hommes, mais on ne
peut pas lutter contre les idées. Les peuples d’au­
jourd’hui désirent avant tout être libres et indépen­
dants. Ils ne souffriront aucune tutelle, sous quelque
forme qu’on la leur impose.
xxvn

L e salon de la comtesse A lexis T olstoï

Parmi les salons littéraires de Pétersbourg que


Dostoïewsky fréquenta les dernières années de sa
vie, le plus remarquable était le salon de la com­
tesse Sophie Tolstoï, veuve du poète Alexis Tolstoï.
Sa famille était d’origine mongole et la comtesse
Tolstoï possédait cet esprit pénétrant, <( aigu
comme de l’acier » (i), que Ton ne rencomtre
en Russie que chez les descendants des Mongols,
L’esprit slave est plus lent, a besoin de réfléchir lon­
guement, afin de bien comprendre les choses. La
comtesse appartenait à ces femmes inspiratrices
Tjui sont incapables de créer elles-mêmes, mais qui
peuvent suggérer de beaux sujets aux écrivains.
Alexis Tolstoï appréciait beaucoup l ’esprit de sa
femme et ne publiait rien sans l’avoir consultée.
Devenue veuve, la comtesse vint se fixer à Péters­
bourg. Elle était riche et n’avait pas d’enfaints ; elle
aimait beaucoup sa nièce, qu’elle avait élevée et ma­
riée à un diplomate. Ce diplomate s’occupait alors
de nos affaires en Perse et, en attendant qu’on lui

(i) C ’est ainsi que s'exprimait Dostoïewsky, en parlant de


l ’esprit de la comtesse Tolstoï.
314 VIE DE DOSTOIEWSKY

donnât un poste plus civilisé, la comtesse Tolstoï


gardait auprès d’elle sa nièce avec toute sa famille.
Dès son arrivée à Pétorsbourg, la comtesse Tolstoï
reçut chez elle les amciens camarades de son mari,
poètes et romanciers, et chercha ensuite à faire d’au­
tres connaissances littéraires. Ayant rencontré mon
père, la comtesse mit de rempressement à l’inviter
et fut charmante pour lui. Mon père dîna chez elle,
vint à ses soirées, consentit à lire dans son salon
quelques chapitres des (( Frères Karamazow » avant
la publication. Il prit bientôt l’habitude d’entrer
chez la comtesse Tolstoï â l’heure de sa promenade,
afin d’échanger avec elle quelques idées sur les nou­
velles du jour. Ma mère, qui était un peu jalouse,
laissa son mari fréquenter souvent chez la comtesse,
car à cette époque celle-ci avait déjà passé l’age des
séductions. Toujours en noir, un voile de veuve sur
ses cheveux gris, coiffée fort simplement, la com­
tesse ne cherchait à plaire que par son esprit et son
amabilité. Elle sortait fort peu et vers quatre hçures
était toujours chez elle, prête à donner à Dostoïews-
ky sa tasse de thé, La comtesse était fort instruite,
lisait beaucoup dans toutes les langues européennes
et indiquait souvent à mon père quelque article inté­
ressant paru en Europe ; occupé comme il était par
la création de ses romans, Dostoïewsky ne pouvait
naturellement pas lire autant qu’il l’aurait voulu. Le
comte Alexis Tolstoï, de faible santé, avait passé
la bonne moitié de sa vie à l’étranger. Il y avait fait
de nombreux amis, avec lesquels la comtesse entrete­
nait une correspondance suivie. A leur tour, ils lui
VIE DE DOSTOlEWSKY 315

envoyaient leurs amis en voyage à Pétersbourg,


pour y étudier les Russes, et qui devenaient des vi­
siteurs assidus de son salon. En parlant avec eux,
Dostoïewsky restait en contact avec l’Europe, qu’il
a toujours considérée comme sa seconde patrie. Le
ton poli et aimable qui régnait dans le sallon de la
comtesse le changeait agréablement de la vulga­
rité des autres salons littéraires. Quelques-uns de ses
anciens amis de la société Pétrachewsky, qui avaient
fait fortune, cherchèrent à attirer chez eux Tillus-
tre écrivain. Mon père se rendit à leurs invitations,
mais leur luxe grossier de nouveaux riches lui dé­
plut ; il préférait le confort et rélégance discrète du
salon de la comtesse Tolstoï.
Grâce à mon père, ce salon devint bientôt à la
mode et attira de nombreux visiteurs. « Quand la
eomtesse Sophie mous invitait à ses soirées, nous y
allions, si nous n’avions pas d’autres invitations
plus intéressantes ; mais quand elle nous écrivait :
(( Dostoïewsky a promis d’être des nôtres », on
oubliait toutes les autres soirées, et l’on se rendait
chez elle avec empressement », me racontait l’autre
jour une vieille grande dame russe, réfugiée en
Suisse. Les admirateurs de Dostoïewsky qui appar­
tenaient au grand monde pétersbourgeois, s’adres­
saient à la comtesse Tolstoï pour faire la connais­
sance de mon père. Elle se mettait très gentiment à
leur disposition, quoique ce n’était pas toujours
chose facile. Dostoïewsky n’avait pas le caractère
mondain et ne tenait nûllement à être aimable avec
les personnes qui ne lui plaisaient pas. Rencontrait-il
316 VIE DE DOSTOIEWSKY

des gens de cœur, des âmes pures et nobles, il était


si bon pour eux, qu’ils ne pouvaient plus jamais
l’oublier, et répétaient vingt ans après sa mort les
paroles que Dostoïewsky leur avait dites. Mais si
mon père voyait devant soi un des nombreux snobs
qui pullulent dans les salons pétersbourgeois, il se
taisait obstinément. En vain, la comtesse Tolstoï
tâchait de le faire sortir de son mutisme, lui posait
adroitement des questions, mon père répondait dis­
traitement « oui », (( mon », et continuait à étudier
le snob, comme un insecte curieux et malfaisant.
Cette attitude intransigeante a fait beaucoup d’en­
nemis à mon père ; mais ce fut toujours le cadet de
ses soucis (i).
On dira peut-être qu’un grand écrivain comme
Dostoïewsky aurait dû être plus iindulgent envers
de telles gens sans éducation et sans esprit. Cepen­
dant, mon père avait raison de les traiter avec mé­
pris, car le snobisme, introduit chez nous par les
barons des provinces baltiques, a fait le plus grand
mal à la Russie. L’Europe féodale s’est habituée
depuis des siècles à s’incliner devant les gens titrés,
les capitalistes et les hauts fonciionnaires. La bas­
sesse de TEurope sur ce point m’a souvent étonnée

(i) Cette attitude hautaine de Dostoïcwisky faisait un grand


contraste avec l ’exquise politesse, ramabilité charmante que
mon père mettait à répondre au>* lettres de ses admirateurs de
province. Dostoïewsky siivait que ses idées, se5t conseils étaient
sacrés aux yeux de tous oes médecins de campagne, maîtresses
d ’écoles populaires, curés de petite paroisse, tandis que les
enobs de Pétersbourg ne s’intéressaient à lui que parce qu’il
était aloi*s à la mode.
VIE DE DOSTOiEVVSKY 317

pendant mes voyages à l’étranger. L’idéal russe de


l’égalité fraternelle ne comprend pas le snobisme et
se révolte contre lui- Mes compatriotes considèrent les
poses altières des snobs, comme une provocation et
une injure, ne les pardonnent jamais et cherchent
à s’en venger. Deux siècles de snobisme balte ont
fini par désunir toute la Russie. La veille de la Révo­
lution, toutes nos classes étaient à couteaux tirés en­
tre elles. La noblesse héréditaire détestait raristocra-
tie, qui entourait le trône d’une muraille chinoise ;
les marchands luttaient contre les nobles qui les
méprisaient et ne voulaient pas frayer avec eux ; le
clergé était fatigué de l’humble position qu’il occu­
pait dans l’Empire ; les intellectuels sortis du peuple
se révoltaient de voir que malgré leur éducation
supérieure, la société russe les prenait toujours pour
des moujiks. Il est bien possible, si tout le monde
avait imité l’attitude de Dostoïewsky et fait la guerre
au snobisme, que la Révolution Russe se fût passée
d’une manière différente.
Dans le salon de la comtesse Tolstoï comme aux
soirées des étudiants, Dostoïewsky avait plus de
succès auprès des femmes qu’auprès des hommes et
toujours pour la même raison : il savait les respec­
ter. Les Russes ont gardé jusqu’à présent leur point
de vue oriental au sujet des femmes. Depuis Pierre
le Grand, ils ne leur donnent plus le fouet, ils s’in­
clinent devant elles, leur baisent la main et les trai­
tent en reines, tâchant d’être à la hauteur de leur
civilisation européenne. Mais en même temps, ils
considèrent les femmes comme de grands enfants
318 VIE DE DOSTOIEWSKY

ignorants et frivoles, qu’il faut toujours amuser par


des plaisanteries et des anecdotes plus ou moins
spirituelles. Ils refusent de parler aux femmes de
choses sérieuses et se moquent de leur prétention
à vouloir s’occuper des affaires de l’Etat. Cette atti­
tude orientale irrite beaucoup mes compatriotes.
Rien n’est plus agaçant pour une femme intelligente,
que de voir les imbéciles et les ignorants se pjoser
devant elle en êtres supérieurs. Dostoïewsky ne tom­
bait jamais dans ce travers. Il n’amusait pas les fem­
mes et ûe cherchait pas à les charmer ; il leur parlait
sérieusement comme à ses égales. 11 n’a jamais voulu
obéir à la mode russe et baiser la main aux femmes ;
il prétendait que ce baise-main était humiliant pour
elles. « Les hommes qui baisent la main aux fem­
mes les prennent pour des esclaves, et, pour les con­
soler, les traitent en reines », disait-il souvent.
« Quand plus tard ils reconnaîtront en elles leurs
égales, ils se contenteront de leur serrer la main,
comme à leurs camarades » Ces paroles de mon
père étonnaient beaucoup les pétersbourgeois, ils ne
comprenaient pas ce qu’il voulait dire. C’était Ki
une des nombreuses idées normandes que Dos­
toïewsky avait héritées de ses ancêtres normanisés.
Les Anglais ne baisent pas la main aux femmes et
se contentent de vigoureux shake-hands. Et pour­
tant, nulle part la femme n’occupe une position
aussi libre, aussi indépendainle qu’en Angleterre (i).

(i) On peut expliquer aussi le suocos de Dostoïewsky auprès


des femmes d ’uine autre mandère. D ’après un de ses camarades
VIE DE DOSTOlEWSKY 318
Dostoïewsky aimait sincèrement la comtesse
Tolstoï, qui lui avait donné cette amitié littéraire
dont tous les écrivains ont besoin ; cependant, ce
n’est pas à elle qu’en mourant il a confié sa fa­
mille. Dostoïewsky avait une autre amie, qu’il
voyait -plus rarement, mais pour laquelle il avait
bien plus d’estime : la comtesse Heiden, née com­
tesse Zoubow. Son mari était général-gouverneur
en Finlande, mais elle continuait à vivre à Péters-
bourg, où elle venait de fonder un grand hôpital
des pauvres. Elle y passait ses journées, s’occupant
des malades, s’intéressant à leur sort et cherchant à
les consoler. La comtesse Heiden était grande admi­
ratrice de Dostoïewsky. Dans toutes leurs rencon­
tres, ils parlaient de la religion ; mon père lui expo­
sait ses idées sur l’éducation chrétienne. Sachant
quelle importance Dostoïewsky attribuait à l’éduca­
tion morale des enfants, la comtesse Heiden devint
l ’amie de ma mère et tâcha de prendre sur moi une
influence. Après sa mort, qui laissa un grand vide
dams ma vie, j ’ai compris, combien je devais à cette
vraie chrétienne.
Les soirées littéraires, introduites â Pétersbourg
par la jeunesse étudiante, furent bientôt à la mode

de la conjuration Pétrachewsky, M. Jastrjemsky, mon père


appartenait à ce genre d ’hommes, lesquels, « tout en étant les
plus forts des mâles, ont beaucoup de la nature féminin© », com­
me le dit Michelet. Ce caractère quelque peu féminin se ren­
contre souvent chez les Lithuaniens. Par contre les Lithuanien-
nesionl un caractère plutôt masculin, sont braves et courageuses,
aiment à faire tout elles-mêmes, sans recourir à l ’aide des
hommes, éprouvant même souvent le désfr de les protéger.
320 VIE DE DOSTOlEWSKY

dans le ^rand monde pétersbourgeois. Au lieu


d ’organiser des tableaux vivants, ou des spectacles
de société, les grandes dames russes qui s’occu­
paient de bienfaisance, organisèrent dans leurs
salons des soirées littéraires. Nos écrivains se mi­
rent à leur disposition et promirent leur concours,
puisqu’il s’agissait de bonnes œuvres. Comme tou­
jours, Dostoïewsky était Ja « great attraction » de
ces soirées. Ayant à faire à un public tout différent
de celui qui assistait aux soirées des étudiants,
mon père mit de côté le monologue de Marmeladow
et choisit d’autres fragments de ses œuvres. Fidèle
à son idée de rapprocher la société intelliîctuelle du
peuple, Dostoïewsky préféi'a lire aux soirées aristo­
cratiques ce chapitre des <( Frères Karamazow » dans
lequel le staretz Socima reçoit les pauvres paysan­
nes, venues chez lui en pèlerinage. Une de ces pay­
sannes a perdu son fils, un enfant de trois ans ; elle
abandonne sa maison, son mari, erre de couvent
en couvent, sans trouver de consolation à sa peiine.
C’était sa propre douleur que Dostoïewsky décri­
vait dans ce chapitre ; lui aussi ne pouvait pas ou­
blier son cher petit Aliocha. Ï1 mettait tant de senti­
ment dans le simple récit de la pauvre mère, que
toutes les femmes qui récoutaient, étaient profon­
dément émues. A une de ces soirées assista la
grande-duchesse héritière, Marie Feodorowna, la
future impératrice de Russie. Elle aussi avait perdu
autrefois un fils en bas âge et n’arrivait pas à l’ou­
blier. En écoutant la lecture de mon père, la
VIE DE DOSTOlEWSKY 321

Cesarewina (i) pleura amèrement, en pensant à son


petit mort. Quand Dostoïewsky eut fini de lire, elle
s’adressa aux dames qui avaient organisé la soirée,
et leur dit qu’elle aurait bien voulu lui parler. Les
dames s’empressèrent à satisfaire son désir. 11 faut
croire qu’elles n’étaient pas très intelligentes ; con­
naissant le caractère quelque peu ombrageux de
Dostoïewsky, elles craignirent qu’il ne refusât de se
rendre à l’invitation de la Cesarewna et décidèrent
de l ’y amener par ruse. Elles s’approchèrent de mon
père et lui dirent d’un air mystérieux qu’une per­
sonne (( très, très intéressante » désirait beaucoup
lui parler à propos de sa lecture.
— Quelle personne intéressante ? demanda Dos­
toïewsky étonné.
— Vous verrez vous-même... Elle est très inté­
ressante... Venez vite avec nous I répondirent les
jeunes femmes et, s’emparant de mon père, l’en­
traînèrent en riant, vers un petit salon. Elles l’y
firent entrer et refermèrent la porte derrière lui. Dos­
toïewsky ne savait que penser de ces procédés mys­
térieux. Le petit salon, dans lequel il se trouvait,
était mal éclairé par une lampe à abat-jour ; une
jeune femme était modestement assise, auprès d’une
petite table. A cette époque de sa vie, mon père ne
regardait plus les jeunes femmes. Il salua l’inconnue
(i) Les Européens æ tnompeat soiiveat en appelant nos
grands duc héritiers « les tsarcwitchs ». Ce nom appartient aux
fils des anciens tsaris moscovites. Le fils aîné de l ’Empereur de
Rjissie se noimime « Cesarewitch » et sa femme (( Cesarewna ».
Le nom de tsar, que les Européens prennent pour un mot
mongol, m’est que le nom de <( César », prononcé à la russe.

VIE DE DOSTOÏEWSKY. 21
322 VIE DE DOSTOÏEWSKY

comme on salue une dame rencontrée dans un sa­


lon d’amie, et croyant à une mystification, imagi­
née par deux jeunes folles, ressortit par la porte
opposée. Dostoïewsky savait sans doute que la Ce-
sarewna assistait à la soirée, mais la croyait partie ;
peut-être avait-il oublié sa présence, dans sa dis­
traction liabituelle. Il revint au grand salon ; et
immédiatement entouré par ses admirateurs, il en­
tama une conversation qui l’intéressait et oublia
complètement la « mystification ». Un quart
d’heure plus tard, les jeunes femmes qui l’avaient
amené à la porte du petit salon, fondirent sur lui.
— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? Qu’est-ce qu’elle
vous a dit ? demandèrent-elles avec curiosité.
— Qui cela « elle » ? dit mon père étonné.
“— Comment, qui cela elle ? Mais la Cesarewma ?
— La Gesarewna ? Mais où était-elle donc Je ne
l’ai pas vue.
La grande-duchesse héritière ne s’est pas conten­
tée de l ’entrevue manquée ; connaissant l’amitié de
Dostoïewsky et du grand-duc Constaetin, elle s’a­
dressa à ce dernier pour faire la connaissance de
mon père. Le grand-duc arrangea bientôt une soi­
rée, invita Dostoïewsky, et prit soin de lui faire
connaître les personnes qu’il y rencontrerait. Mon
père était quelque peu confus de n’avoir pas re­
connu la Cesarewna, dont les portraits se trouvaient
alors à toutes les devantures ; il se rendit à l’invita­
tion et tâcha d’être aimable. A son tour, il fut char­
mé par la Cesarewna. La future impératrice de Rus­
VIE DE DOSTOIEWSKY 323

sie était une charmamte personne, simple et bonne,


qui possédait Tart de plaire. Dostoïewsky produisit
sur elle une forte impression ; elle en parla tant à
son mari que le Cesarewitch désira connaître aussi
mon père- 11 lui manda de venir le voir par l’inter­
médiaire de Constantin Pobiédonostzeff. Le futur
Alexandre III intéressait beaucoup tous les russo-
philes et les slavophiles de l’empire de Russie, les­
quels attendaient de lui de grandes réformes. Dos­
toïewsky désirait aussi le connaître et lui parler
de ses idées russes et slaves ; il se rendit au palais
Anitchkoff, demeure habituelle de nos grands-ducs
héritiers. Leurs Altesses le reçurent ensemble et fu­
rent des plus aimables pour mon père. Il est fort ca­
ractéristique que Dostoïewsky, qui à cette époque de
sa vie était un ardent monarchiste, n’ait pas voulu
obéir à l’étiquette de la cour, et se conduisit au
palais, comme il avait l’habitude de se comporter
dans le salon de ses amis. Il parla le premier, se
leva quand il trouva que la conversation avait assez
duré et ayant pris congé de la Cesarewna et de son
mari, sortit de la chambre, comme il sortait tou­
jours, en tournant le dos. « Le Lithuanien s’ap­
proche de la même façon du grand seigneur et du
mendiant », dit W. St. Yidûnas. « La classe ne fait
pas à ses yeux une grande différence parmi les hom­
mes. Mais par là, le Lithuanien montre aussi qu’il
a une conscience très nette de sa dignité ». Ce fut
sûrement la seule fois de sa vie qu’AIexandre III fut
traité en simple mortel. Il ne s’en offusqua pas et
324 VIE DE DOSTOÏEWSKY

plus tard parla de mon père avec estime et sympa­


thie. Cet empereur avait vu tant de dos courbés
dans sa vie I II n était peut-être pas fâché de trouver
dans son vaste empire une échine moins élastique
que les autres...
XXVIII

L a FETE DE P ouchkine

Au mois de juin 1880 eut lieu l ’inauguration du


monument de Pouchkine à Moscou. Cette grande
fête nationale réunit tous nos partis politiques ; les
slavophiles et les occidentaux déposèrent des fleurs
au pied du monument et célébrèrent le plus grand
poète russe dans leurs discours. Pouchkine sut con­
tenter tout le monde. Les occidentaux admiraient sa
culture européenne et ses poèmes, dont le sujet
est d’origine anglaise, allemande, espagnole ; les
slavophiles s’inclinaient devant son patriotisme et
ses magnifiques poèmes slaves. Tous les écrivains,
tous les lettrés russes accoururent à cette apothéose.
Tourguéneff vint de Paris et fut très fêté par ses ad­
mirateurs. Il eut un grand succès à la soirée litté­
raire et éclipsa Dostoïewsky. Mon père eut sa revan­
che le lendemain à la séance solennelle de la société
des belles lettres, laquelle eut lieu à l ’Assemblée de la
noblesse moscovite. Son succès fut tellement grand,
que la fête de Pouchkine se transforma en triomphe
de Dostoïewsky ; le chef des slavophiles, Aksakoff,
du haut de la tribune qualifia le discours de mon
père (( d’événement ». Voici ce que plus tard me
raconta à ce sujet le sénateur Couî, qui assistait à la
326 VIE DE DOSTOlEWSKY

cérémonie. Ce juriste distingué est en même temps


un écrivain de talent et un brillant conférencier.
Par ses idées il appartenait plutôt aux occidentaux
qu’aux slavophiles. Son enthousiasme à propos du
discours de Dostoïewsky n en est que plus signifi­
catif. (( En écoutant votre père, nous étions com­
plètement hypnotisés », m'a-t-il raconté, « Il me
semble que si un mur de l’Assemblée s’était écr-oulé
en ce moment ; si un énorme bûcher s’était élevé
sur la place et si votre père nous avait dit, en nous
montrant ce bûcher : à présent, allons mourir dans le
feu pour sauver la Russie, nous l’aurions suivi com­
me un seul homme, heureux, contents de mourir
p^ur notre patrie. » Des scènes extraordinaires se
produisirent, quand Dostoïewsky termina son dis­
cours. On se jeta vers l’estrade pour l’embrasser,
pour lui serrer les mains.. Des jeunes gens s’éva­
nouirent d’émotion à ses pieds. Deux vieillards
s’approchèrent de mon père, se tenant par la main
et lui dirent : « Voici vingt ans que nous sommes
ennemis ; on a essayé de nous réconcilier bien des
fois, mais nous avons toujours refusé. Aujourd’hui,
après votre discours, nous nous sommes regardés
et nous avons compris que, dorénavant, nous de­
vons vivre comme deux frères ». Tourguéneff, qui,
jusqu’alors, se contentait de saluer froidement mon
père, fut profondément ému et, s’approchant de
Dostoïewsky, lui serra chaleureusement la main. Ce
serrement de maim de Tourguéneff et la réconcilia­
tion de deux vieux ennemis frappèrent le plus
VIE DE DCSTOIEWSKY 327

rimaginalion de mon père ; il aimait à en parler à


Staraja Rous&a, à son retour de Moscou.
Quelles paroles magiques contenait donc ce fa­
meux discours, qui fut considère plus tard comme
un grand événement par toute la Russie lettrée, la­
quelle n a pas pu assister à la fête de Pouchkine, et
en avait pris connaissance par les journaux ? Voici
le résumé de ce que Dostoïewsky avait dit aux
intellectuels de son pays (i) :
(( Vous êtes mécontents, vous souffrez et vous
attribuez vos malheurs au régime sous lequel vous
vivez. Vous croyez qu’en introduisant en Russie
les institutions européennes vous deviendrez heu­
reux et contents. Vous vous trompez ; vos souffran­
ces ont une autre cause. Grâce à votre éducation
cosmopolite, vous vous êtes séparés de votre peu­
ple ; vous ne le comprenez plus ; vous formez dans
votre vaste empire une toute petite tribu, profon­
dément étrangère et antipathique au reste du pays.
Vous méprisez votre peuple pour son ignorance et
vous oubliez que c’est lui qui a payé votre éduca­
tion européenne ; c ’est lui qui soutient à la sueur de
son front vos universités et vos écoles supérieures.
Au lieu de le mépriser, tâchez plutôt d’étudier les
idées sacrées de votre peuple. Humiliez-vous de-

(i) Ce diôcoiDRS, qui est assez (long, contient une fine analyse
de la poésie de Pouchkine. Le lecteur gagnerait à le lire dans
le texte; je ne donne ici que Pidée de mon père sur le peuple
{russe et sur son avenir. C ’est cette nouvelle idée qui avait
frapjîé l ’esprit de nos intellectuels et transforma la fête de
Pouchkine en triomphe de Dostoïewsky.
328 VIE DE DOSTOlEWSKY

vant lui, travaillez à ises côtés à sa grande œuvre ;


car ce peuple illettré, duquel vous vous détournez
avec dégoût, perte en lui la parole chrétienne qull
annoncera au vieux monde quand celui-ci sera noyé
dans le sang. Ce n’est pas en répétant servilement
les utopies des Européens, qui les mènent eux-
mêmes à leur perte, que vous pourrez servir l’hu­
manité ; c’est en préparant ensemble avec votre
peuple la nouvelle idée orthodoxe. »
Ces paroles d’or frappèrent profondément le
cœur de mes compatriotes, enfin las de mépriser
leur pays. Ils furent heureux de penser que la
Russie n’était pas une simple copie, une servile
caricature de l’Europe, mais pouvait à son tour an­
noncer au monde une nouvelle parole. Hélas ! leur
joie fut de courte durée. Le rideau qui cache
l ’avenir, soulevé par la main d’un homme de gé­
nie, se baissa bien vite, et nos intellectuels revin­
rent à leurs idées fausses. Ils travaillèrent obstiné­
ment à l’introduction de la république européenne
en Russie, méprisant trop le peuple pour lui deman­
der son avis, croyant naïvement que onze cent mille
intellectuels ont le droit d’imposer leur volonté à
cent quatre-vingt millions d’êtres vivants. Profitant
de la fatigue causée par une guerre interminable,
nos intellectuels réussirent enfin à intrcKiuire en Rus­
sie leur république tant désirée. Ils ont dû compren­
dre aussitôt combien il est difficile de régner en Rus­
sie sans le tsar. Le peuple leur a fait voir immédiate­
ment sa force morale que Dostoïewsky avait devinée
depuis longtemps et que ses adversaires politiques
VIE DE DOSTOÏEWSKY 329

s’obstinaient à nier. Ce peuple de grand génie et de


grand avenir s’est senti profondément blessé dans
son orgueil à Tidée qu’une poignée de rêveurs et
d’ambitieux voulait régner sur lui et lui imposer
leurs fantaisies. Il a lutté contre eux et continue à
lutter contre les bolcheviks. Le peuple défend son
idéal, son grand trésor chrétien, qu’il garde pour
l’avenir, qu’il annoncera au monde plus tard, quand
la vieille société aristocratique et féodale s’écroulera
définitivement. Nos intellectuels russes ont-ils com­
pris la leçon que le peuple vient de leur donner ?
Nullement. Ils continuent à prendre leur rêve pour
la réalité ; ils sont persuadés que les bolcheviks ont
réussi à démontrer aux moujiks récalcitrants l’excel­
lence du régime européen, apporté de Zurich dans
leur wagon plombé. Pour ma part, je pjense que les
bolchéviks ont enterré l’idée républicaine en Russie.
Nos paysans ont une longue mémoire et pendant des
siècles à venir, le mot « république » sera pour eux
le synonyme du désordre, du vol et du meurtre.
Ils reviendront à l’idée monarchique, grâce à la­
quelle ils ont pu former leur immense empire, mais
la nouvelle monarchie russe sera beaucoup plus
démocratique que l’ancienne. Le peuple a
compris que ses « baré » (i) sont gens faibles,
qui se grisent d’utopies : incapables de réfléchir à
ce qu’ils font, il ne leur confiera plus le gouver­
nement du pays. Certes, il les reprendra à son ser­
vice, ayant besoin de leur science ; mais en même

(i) Intellectuels de la bourgeoisie ou nobles héréditaires.


330 VIE DE DOSTOlEWSKY

temps il enverra dans la nouvelle Douma beaucoup


plus de ses représentants, à lui. Ces nouveaux dépu­
tés n’auront pas de culture européenne ; avec le bon
sens du peuple russe et sa connaissance de la vie
réelle, ils voteront des lois qui auraient semblé
cruelles et barbares à notre ancien gouvernement.
La Russie a tourné une nouvelle page de son his-
toire. Dostoïewsky, qui avait si bien compris et pré­
dit l’avenir, deviendra son auteur favori. Jusqu’à
présent, mes compatriotes se contentaient de l’ad­
mirer ; maintenant ils commencent à l’étudier.

Chose curieuse ! Tous ces écrivains rassemblés


autour du monument de Pouchkine ont célébré en
vers et en prose la poésie russe de ce grand poète,
son cœur russe, ses idées russes, ses sympathies
russes et aucun d’eux ne souffle mot de son origine
nègre, laquelle cependant est fort intéressante.
Au XVII® siècle, une des petites principautés nè­
gres de l’Afrique, établie au bord de la Mer Rouge,
fut vaincue par ses voisins. Le roi fut tué, son
harem, ses fils, vendus aux pirates. Un de ces petits
princes, acheté par l’ambassadeur de Russie, fut
envoyé en guise de cadeau à Pierre le Grand. A son
tour, l’empereur en fît présent à ses jeunes filles,
lesquelles jouèrent avec le négrillon comme avec
une poupée. S’étant aperçu que le petit prince noir
était fort intelligent, Pierre le Grand l’envoya à
Paris, où le jeune Hannibal, comme l ’appelait l’em­
pereur, reçut une brillante éducation. Plus tard, il
revint à Pétersbourg et servit Pierre le Grand avec
VIE DE DOSTOÏEWSKY 331

beaucoup de zèle. Pour mieux rattacher à la Russie,


Tempereur le maria à la fille d’un boyard et octroya
aux Hannibal des titres de noblesse. Ceux-<;i restés
dans notre pays, se marièrent avec des Russes et
au commencement du xix® siècle remercièrent la
Russie de son hospitalité, en lui donnant son plus
grand poète (i).
Tout en étant plus blanc que son amcêtre mater­
nel, Pouchkine gardait cependant le type nègre ;
des cheveux noirs et crépus, de grosses lèvres, la
vivacité, le caractère passionné et ardent des habi­
tants de TAfrique. Ce qui ne l’empêcha pas d’être
russe de cœur et d’esprit. Il forma notre langue
littéraire, nous donna des modèles parfaits de prose,
de poésie et d’art dramatique ; il est le vrai père
de la littérature russe. Cependant bien des choses
dans la vie de Pouchkine et dans ses œuvres au­
raient pu être expliquées par son origine africaine.
Pourquoi alors aucun de ses admirateurs n’en di­
sait-il rien ?
Le fait est qu’en ce temps l’idée de l’hérédité des
races était inconnue aux Russes ; je ne sais même
pas si elle s’imposait alors en Europe. Cette idée y fut
introduite beaucoup plus tard par le comte de Go­
bineau, je crois, qui l’avait découverte en Perse.
Quelques écrivains français s’en emparèrent et
tout en l’outrant quelque peu, l’ont mis à la mode.
Cette idée est tellement vraie qu’il est impossible
d’écrire une bonne biographie sans en tenir compte.

(i) La mère <le Pouchkine était née Hannibal.


332 VIE DE DOSTOIEWSKY

On se demsunde avec étonnement comment les


hommes ne Tont pas découverte plus tôt. Hélas !
rhumanité s’avance à pas de tortue, en faisant deux
découvertes et demie pai* siècle. « Il y aura eu
de l’avantage à passer sur cette planète le plus tard
possible », remarque Renan dans ses Souvenirs
d’Enfance. « Descartes serait transporté de joie, s’il
pouvait lire quelque chétif traité de physique et de
cosmographie écrit de nos jours. Le plus simple
écolier sait maintenant des vérités pour lesquelles
Archimède eût sacrifié sa vie. Que ne donnerions-
nous pas pour qu’il nous fût possible de jeter un
coup d’œil furtif sur tel livre, qui servira aux écoles
primaires dans cent ans ! »
C’est grâce à l’ignorance de cette idée de l’héré­
dité de race, que Dostoïewsky n’a jamais attribué
d’importance à son origine lithuaniemie. Il avait
beau répéter avec ses frères : « Nous autres, Dos­
toïewsky, sommes Lithuaniens », il croyait sincère­
ment être un vrai Russe. Cela venait aussi de ce
que l’ancien empire de Russie était beaucoup plus uni
qu’on ne le pense généralement. Tous ces émigrés
qui de nos jours réclament la séparation de leur
pays avec la Russie, n’ont, au fond, personne der­
rière eux. La plupart des Lithuaniens établis dans
les grandes villes russes furent sincèrememt atta­
chés à la Russie. Ils étaient même plus patriotes que
les Russes, parce qu’ils avaient hérité le devoir de
fidélité envers leur pays de parents civilisés, tan­
dis que chez les Russes ordinaires ce sentiment n*a
jamais été très développé. Notre école tâchait de tuer
IS DE DOSTOIEWSKY 333

le patriotisme au lieu de le fortifier ; son idéal était


un cosmopolitisme nâle et morne. D’un autre côté,
en raison de leur modestie, les Lithuaniens ont si
peu parlé d’eux-mêmes et de leur pays, qu’on a fini
par croire en Russie que la Lithuanie était morte de­
puis longtemps. Ce n’est que depuis la guerre
qu’ils commencent à relever timidement la tête ;
mais en lisant les livres qu’ils viennent de publier,
il paraît évident qu’eux-mêmes connaissent fort
peu l’histoire de leur pays. Perdant tous les ans
leurs intellectuels qui émigraient en Russie, en Po­
logne et en Ukraine, les Lithuaniens restés dans le
pays, ont fini par former une société rustique de
paysans et de petits bourgeois, qui se rappellent va­
guement leur ancienne gloire et n’en comprennent
pas les vraies causes. Ils oublient leur culture nor­
mande, prétendent n’avoir rien de commun avec les
Slaves et se glorifient d’appartenir à la tribu des
finno-turcs. Certes les finno-turcs sont de braves
gens ; nous aurions tort de les mépriser, car ils sont
les ancêtres des Russes, des Polonais et des Lithua­
niens. Mais ce n’est qu’une race inférieure, laquelle
pendant toute son existence n’a produit aucun hom­
me remarquable. Ce n’est qu’en se croisant avec
des races supérieures que les finno-turcs sortaient
de leur obscurité et commençaient à compter dans
l’histoire. L’alliance de la peuplade finno-turque,
établie sur les bords du Niémen avec les Slaves, des­
cendus des Carpathes, a produit le peuple Lithua­
nien, qui reçut plus tard son génie des Normands
Tant que ce feu normand brûla en elle, la Lithuanie
334 VIE DE DOSTOlEWSKY

a été un Etat briltani et civilisé ; le jour où ce feu


commença de baisser, la Lithuanie retomba peu à
peu en oubli, tout en gardant son caractère norma-
nisé, lequel la distingue de ses voisins Polonais,
Ukrainiens et Russes. Il est naturel que Dos-
toïewsky ne pût pas s’intéresser beaucoup à sa na­
tion éteinte et oubliée, et qu’il attribuât plus d’im­
portance à son origine russe. Et cependant, en lisant
les lettres de Dostoïewsky, on voit qu’il fut toute
sa vie préoccupé par l’idée qu’il ne ressemblait pas
à ses camarades russes et n’avait pi'esque rien de
commun avec eux.
<( J’ai un étrange caractère ! j ’ai un mauvais ca­
ractère I », avoue-t-il souvent dans ses lettres à ses
amis, sans comprendre que son caractère n’était ni
étrange, ni mauvais, mais simplement lithuanien.
(( Je possède une vitalité de chat, il me semble tou­
jours que je vais seulement commencer à vivre »,
et il constate avec étonnement cette grande force
de caractère (i), propre à tous les Normands et qu’il
ne trouvait pas chez les Russes. « Il m’est arrivé de
voir Dostoïewsky dans les moments les plus terribles
de sa vie », raconte son ami Strahoff. « Il ne perdait

(i) Les biographes de Dostoïewsky attiichent trop d’impor­


tance aux éternelles plaintes qu’on trouve dans ses lettres aux
parents ou aux amis intimes. Il ne faut pas les prendre trop
au tragique, car tous les gens nerseux éprouvent le besoin
de se plaindre et d’être consolés. J ’en sais quelque chose, car
j ’ai hérité de mon père cette petite faiblesse. Je possède une
volonté très forte; je crois que rien ne pourrait me dompter
et m ’abattre, et cependant si on lisait les lettres que j ’écris à
ma mère ou à mes amies intimes, on aurait l ’impression d’une
TIE DE DOSTOlFTVN SKY 33 5

jamais courage et je crois que rien ne pouvait


l’abattre ». Si sa propre force étonnait beaucoup
Dostoïewsky, la faiblesse enfantine de ses ®amis
russes l’étonnait encore plus. Leurs conceptions
enfantines de l’honneur le remplissaient de stu­
peur. Ainsi un de ses meilleurs amis, A. Miliou-
koff, voulant tirer Dostoïewsky du piège tendu par
son éditeur Stellowsky, lui proposa que tous ses
amis littéraires écrivissent ensemble, en se partageant
les chapitres, le roman « Le Joueur » : mon père
n’aurait plus qu’à le signer. Milioukoff offre à Dos­
toïewsky de faire un faux et ne s’en aperçoit
même pas. En racontant plus tard toute cette affaire
au public, il se glorifie naïvement d’avoir voulu sau­
ver son illustre ami. « Jamais je ne signerai de mon
nom le travail d’autrui », lui répondit mon père avec
indignation. Combien de fois de pareils malenten­
dus ont dû surgir entre mon père et ses amis et
combien il a dû souffrir de vivre au milieu de ses
compatriotes, qui n’ont encore que douze ans, mê­
me ceux d’entre eux qui ont déjà les cheveux gris.
Une des idées les plus caractéristiques de Dos-
toïew^sky, son intérêt passionïié pour l’Eglise catho­
lique, ne peut, elle aussi, être expliquée autrement

personne au désespoir, qui se trouve à la veille du suicide.


Les médecins des maladies nerveuses pourraient sûrement
expliquer oette anomalie. Pour ma part, je crois que les
hommes peuvent avoir à la fois une volonté très forte et les
nerfs très faibles. Dans leurs actions, ils se laissent guider par
leur forte volonté, mais de temps à autre soulagent leurs
nerfs malades, en criant, en pleurant, en æ plaignant à ceux
de leurs amis qui ont de l ’ainitié pour eux.
336 VIE DE DOSTOlEWSKY

que par Thérédité. Les affaires du Vatican n’ont ja­


mais intéressé les Russes. Le pape est le personnage
le moins connu €în Russie ; personne ne pense à
lui, jamais on n’en parle, aucun écrivain ne le men­
tionne dans ses œuvres. Seul Dostoïewsky s’inté­
resse au Vatican ; il y revient dans presque tous les
numéros de son « Journal de l’Ecrivain », et discute
passionnément l ’avenir de l’Eglise catholique. Il
l’appelle une église morte ; il prétend que depuis
longtemps déjà le catholicisme n’est plus que de
l’idolâtrie, et cependant on voit clairement combien
cette église est encore vivante dans son cœur. Ses
ancêtres catholiques ont dû être des croyants pas­
sionnés ; Rome a dû jouer un rôle énorme dans leur
existence. La fidélité de Dostoïewsky à la cause de
l’Eglise orthodoxe n’est qu’une suite logique de la
fidélité de ses ancêtres à l’Eglise romaine. « Je n’ai
jamais compris pourquoi votre père s’intéressait
tant à ce vieil imbécile de pape », m ’avouait un
jour un écrivain russe, ami de mon père. Or, pour
Dostoïewsky, « ce vieil imbécilé » était l’homme le
plus intéressant de l ’Europe.
L’isolement spirituel et moral dans lequel mon
père vécut toute sa vie, n’est pas un cas unique
dans notre pays. Presque tous nos grands écrivains
étant d’origine étrangère, ils se sentaient mal à l’aise
en Russie. Pouchkine est d’origine nègre, le poète
Lermontoff descend d’un barde écossais Lermont,
venu, je ne sais trop pour quelle raison, en Russie.
Le poète Joukowsky est fils d’une turque ; Nekras-
soff, fils d’une Polonaise ; Dostoïewsky est Lithua­
VIE DE DOSTOÏEWSKY 337

nien ; le poète Alexis Tolstoï est Ukrainien ; Léon


Tolstoï est dorigine germanique. Seuls, Tourgué-
nefî et Gontcharoff sont Russes. Il est probable que
la jeune Russie est encore incapable de produire
elle-même de grands talents. Elle peut les allumer
de Tétincelle de son génie ; mais il faut que le fagot
soit préparé par d’autres peuples, plus civilisés ou
plus âgés. Tous ces mi-russes respirent mal en Rus­
sie. Leur vie n’a été qu’une lutte passionnée contre
la société mongole qui les entoure et les étouffe.
« Le diable m’a fait naître en Russie ! » s’écrie
Pouchkine. « C’est un pays malpropre d’esclaves et
de maîtres » dit l’Ecossais Lermontoff. <( Je pense ^
m’expatrier, à fuir cet océan de lâchetés odieuses,
de paresse dépravée, qui de tous côtés menace
d’engloutir l’îlot de vie honnête et laborieuse que je
me suis créé », écrit cette honnête colon allemand,
Léon Tolstoï. En effet, les plus prudents des grands
écrivains russes se sauvaient à l’étranger ; tel le
poète Goukowsky, qui préférait vivre en Allema­
gne ; ou Alexis Tolstoï, lequel se passionnait pour
les trésors artistiques de l’Italie. Ceux qui restent
déclarent la guerre à l’ignorance, à la grossièreté des
Russes et sont morts jeunes, vaincus par le milieu :
tels Pouchkine et Lermontoff, qui furent tués en
duel. Nekrassoff vit au milieu des Russes et meurt
profondément malheureux ; c’est Dostoïewsky lui-
même qui le constate dans sa nécrologie de Nekras­
soff. Tolstoï s’isole tant qu’il peut dans sa Jasnaïa Po-
liana ; hélas, il est difficile de s’isoler complètement,
en vivant en Russie. Ses disciples, de stupides mon­
VIE DE DOSTOÏEWSKY. 22
338 VIE DE DOSTOlEW SKY

gols, finissent par s’emparer de la volonté affaiblie


du pauvre vieillard, le brouillent avec sa femme, la
seule qui l’aimât et le comprît, l’entraînent sur le
grand chemin, le font mourir sur la grande route.,.
Pauvres grands hommes, que Dieu a sacrifiés pour
la civilisation de notre pays !
Tous ces écrivains d’origine étraangère partagent
les idées de mon père sur la Ptussie. Ils détestent
notre société, soi-disant cultivée et ne se sentent
bien qu’au milieu du peuple. Leurs meilleurs types
sont copiés d’après les paysans, lesquels représen­
taient à leurs yeux l’avenir de notre pays. Dos-
toïewsky sert d’interprète à tous ces grands esprits,,
quand il disait aux intellectuels russes : « Vous
croyez être de vrais Européens et, au fond, vous ne
possédez aucune culture. Ce peuple, que vous pré­
tendez civiliser à l’aide de vos utopies européennes,.
est beaucoup plus civilisé que vous, par le Christ,
devant Lequel il s’est incliné et qui l’a sauvé du
désespoir. »
XXIX

La dernière année de D ostoïewsky

Dostoïewsky revint en vainqueur à Staraja


Roussa, où nous étions installés pour Tété. « Quel
dommage que tu n’aies pas été à TAssemblée de la
noblesse », disait-il à sa femme. « Comme je regrette
que tu n’aies pas vu mon succès ! » Fidèle à ses idées
d’économie, ma mère n’avait pas voulu accompa­
gner son mari ; elle l’engageait à aller au plus vite à
Ems faire sa cure habituelle, mais Dostoïewsky n’y
pensait plus. Il était occupé à écrire cet unique nu­
méro du « Journal de rEcrivain » de 1880, qui
parut en août et eut un énorme retentissement. Dos­
toïewsky voulut consolider l’Evangile qu’il venait
d’annoncer à la fête de Pouchkine, répondre aux
adversaires, lesquels, la première ivresse passée,
relevaient déjà la tête, tâchaient d’enterrer la nou­
velle idée qui effrayait ces éternels perroquets
de l’Europe. Dostoïewsky espérait faire sa cure au
mois de septembre ; puis fatigué par toutes ces émo­
tions de triomphe et de lutte politique, il renonça
à son voyage à l’étranger. Il crut pouvoir se passer
d’Ems pendant une année. Hélas ! il ne savait pas
combien son pauvre corps était déjà usé. Sa volonté
de fer, lïdéal qui brûlait dans son cœur et qui le
340 VIE DE DOSTOlEWSKY

remplissait d’enthousiasme, le trompaient sur sa


force physique, qui fut toujours petite.
Il allait recommencer la publication du a Jour­
nal de l’Ecrivain », auquel l’unique numéro de
1880 servait de programme. A présent que « Les
Frères Karamazow » étaient terminés, Dostoïewsky
redevenait publiciste et se lançait de nouveau dans
l’arène politique. Le premier, hélas, l’unique nu­
méro de janvier 1881 renferme toute une doctrine.
Ce testament de Dostoïewsky annonce des vérités
auxquelles personne ne voulait croire de son
temps, mais lesquelles se réalisent peu à peu et
se réaliseront tout à fait au courant du xx® siècle.
Cet homme de génie voyait les événements de loin.
U Ne méprisez pas le peuple », disait-il aux intellec­
tuels russes : « Oubliez qu’il fut autrefois votre
esclave ; respectez ses idées, aimez ce qu’il aime,
admirez ce qu’il admire ; car si vous vous obstinez
à mépriser ses croyances, à lui inoculer de force les
institutions européennes, qu’il ne peut pas com­
prendre et qu’il ne voudra jamais adopter, il arri­
vera bientôt un moment où le peuple vous re­
niera dans sa colère, se détournera de vous et
cherchera d’autres guides. Vous réclamez un par­
lement européen et vous espérez y siéger, y voter
des lois, sans demander au peuple son avis. Ce Par­
lement ne sera qu’une parlolte. Vous ne pouvez pas
diriger la Russie, car vous ne la comprenez pas.
Le seul Parlement possible dans notre pays est un
Parlement du peuple. Qu’il se rassemble et qu’il
annonce sa volonté. Quant à vous autres, intellec­
VIE DE DOSTOlEWSKY 341

tuels, écoutez avec respect les humbles -paroles des


députés paysans et tâchez de les bien comprendre,
afin de donner plus tard une forme juridique à
leurs simples paroles. Si vous dirigez la Russie
d'après les désirs émis par le peuple, vous ne ferez
pas d’erreurs, et votre pays prospérera. Mais si vous
vous isolez du peuple dans votre parlotte euro­
péenne, vous siégerez dans l’obscurité, en vous
heurtant l’un contre l’autre ; au lieu d’éclairer la
Russie, vous n’aurez que des bosses au front. Aug­
mentez le nombre de vos écoles primaires, étendez
le réseau des chemins de fer, mais surtout tâchez
d’avoir une bonne armée. Car l’Europe vous hait et
vous déteste et ne pense qu’à s’emparer de vos pos­
sessions. Les Européens savent que le peuple russe
restera toujours hostile à leurs rêves capitalistes de
bourgeois avides. Ils sentent que la Russie porte en
elle la nouvelle parole de la fraternité chrétienne,
qui mettra fin à leur régime bourgeois. Ce n’est
pas avec les Européens que nous devons travailler,
mais avec les Asiates, car nous autres, Russes, som­
mes autant Asiates qu’Européens. L’erreur de notre
politique pendant les deux derniers siècles consis­
tait à faire croire aux peuples de l’Europe que nous
sommes de vrais Européens. Nous avons trop servi
l’Europe, nous nous sommes trop occupés de ses
querelles de voisins. Au moindi’e cri de détresse,
nous nous hâtions de lui envoyer nos armées,
et nos pauvres soldats mouraient pour une cause
qui ne leur disait rien, oubliés aussitôt par
ceux qu’ils avaient aidés. Nous nous sommes pros­
342 VIE DE DOSTOIEWSKY

ternés comme des esclaves devant les Européens et


nous n’avons gagné que leur haine et leur mépris.
Il est temps d’abandonner l’Europe ingrate. Notre
avenir est en Asie. Certes, l’Europe est aussi notre
mère, mais au lieu de nous mêler de ses affaires,
nous la servirons mieux en travaillant à notre nou­
velle idée orthodoxe, qui, plus tard, apportera le
bonheur à l’univers tout entier. En attendant, nous
serons plus heureux en faisant alliance avec les
Asiates. En Europe nous n’étions que des intrus, en
Asie, nous serons les maîtres. En Europe, nous
n’étions que des tatars ; en Asie, nous serons des
civilisés. La conscience de notre mission civilisatrice
nous donnera cette dignité qui nous manque à pré­
sent, que nous sommes des caricatures de l’Europe.
Allons en Asie, dans ce « pays des saints miracles »,
comme l’a surnommé un des plus grands slavo-
philes et tâchons que le nom de Tsar Blanc soit
plus grand, plus vénéré en Asie que le nom de la
reine d’Angleterre (i), plus grand même que le nom
de calife ».
Ce testament de Dostoïewsky (5) ne pouvait pas

(1) Dostoïewsky vivait du temps de la reine Victoria.


(2) .Je ne donne ici que le résumé du dernier numéro du
Journal de VEcrivain. Il est beaucoup plus long et mérite d ’être
étudié avec soin. Comme on y voit l ’esprit normand
de Dostoïewsky, toujours prêt à s ’en'vxjler vers les régions
inconnues, à porter la civilisation dans les pays les plus
samages I Cet esprit est d ’autant plus remarquable, qu’on ne
le trouve chez aucun autre écrivain russe. Tolstoï, Tourguéneff,
Gontcharoff et les autres préfèrent de ne pas bouger, et sont fort
contents de rester toujours sur la même place. La ci\’ilisation
des mongols ne les intéresse nullement.
V£3 DE DOSTOiEWSKY 343

être compris de ses contemporains. Son esprit


clairvoyant les dépassait. La société russe était hyp­
notisée par l'Europe et ne vivait que par l’espoir de
devenir un jour tout à fait Européenne. Ambition
d ’autant plus forte qu’elle était patronnée par nos
souverains. Comme tous les Slavo-Normands,
les Romanoff détestaient les Mongols et avaient peur
de l’Asie. Possesseurs de nombreux palais en Russie
européenne, nos tsars n’en avaient aucun en Sibé­
rie ni dans l’Asie centrale ; ils n’y allaient presque
jamais. Quand les princes orientaux venaient à Pé-
tersbourg, ils y étaient reçus poliment, mais froi­
dement. Fidèles aux idées de Pierre le Grand, les
Romanoff travaillaient obstinément à l’introduction
des institutions européennes en Russie. Tous nos
conseils d’empire, sénat, douma, ministères et chan­
celleries, étaient de fidèles copies de l’Europe. Nos
pensionnats de jeunes filles imitaient les couvents
de France et nos écoles militaires celles de l’Allema­
gne. L’esprit russe était banni de ces établissements,
et mes jeunes compatriotes qui y recevaient leur
éducation devenaient cosmopolites et préféraient
parler français entre eux. Si nos souverains ont
réussi à entraîner notre noblesse vers l’Europe, ils
n’ont pas pu en faire autant du peuple. La noblesse,
les intellectuels russes étaient faibles ; le peuple était
fort et restait fidèle à sa mission historique. Privé de
son gouvernement européen, il commença immé­
diatement une politique russe. Deux ans à peine
passés depuis l’abdication de Nicolas II, déjà le
colonel Semenoff est proclamé « grand-duc de Mon­
344 VIE DE DOSTOÏEWSKY

golie », les Russes sont en pourparlers avec les émir&


d’Afganistan et de Kurdistan ; les Hindous en­
voient des députations à Moscou. Le fait est que le
sang slave s'épuise de plus en plus dans les vemzs
des Russes, tandis que leur sang mongol augmente
tous les ans. Si les Slaves de l’Occident n’envoient
pas leurs colons nous aider à coloniser l’Asie, dans
un siècle les Russes seront tout à fait mongolisés.
Déjà ridée de leur fraternité avec les Slaves a baissé
sensiblement. En 1877-78, toute la Russie se battait
pour délivrer les Serbes et les bulgares ; en 1917,
nos soldats ont jeté leurs armes, se souciant peu que
la Serbie fut toujours envahie par l’ennemi. Ou­
blieux peu à peu des Slaves, le peuple russe s’inté­
resse de plus en plus aux Mongols. Autrefois il fai­
sait la guerre pour affranchir ses frères Slaves du
joug turc et autrichien ; à présent il songe à déli­
vrer ses nouveaux frères, les peuples orientaux, de
leurs oppresseurs européens. De leur côté les tribus
de l’Asie sont attirées vers les Russes par le sang
mongol, de plus en plus apparent dans notre peu­
ple. A peine la Russie leur a-t-elle tendu la main que
toutes les pattes brunes des Mongols s’y accrochent
avec joie. Pauvres gens ! Il y a si longtemps qu’ils
attendent ce geste ! Ils sont las d’être barbares, ils
aspirent à devenir civilisés, ils désirent à leur tour
jouer un rôle dans les destinées du monde. La civi­
lisation que les Anglais leur offrent est trop haute
pour eux ; ils ne peuvent pas l’adopter, d’autant
plus que cette civilisation leur est offerte avec dé­
dain. Les Anglais veulent bien creuser des canaux
VIE DE DOSTOlEWSKY 34â

et construire des chemins de fer dans les Indes, mais


refusent de frayer avec les indigènes, et les laissent
pourrir dans leurs superstitions païennes. Et cepen­
dant rien ne blesse autant les Orientaux que le
dédain et le mépris, car nulle part le sentiment de
la dignité n’est aussi développé qu’en Orient. Les
peuples orientaux donneront toujours la préférence
aux Russes : Tours russe a la réputation d’être une
bonne bête, modeste et généreuse. On sait eu
Orient qu’il est toujours prêt à embrasser fraternel­
lement tous les museaux qui se tendent vers lui sans
faire attention à la couleur. Il épousera avec plaisir
les femmes mongoles et aimera ses oursons bruns
aussi tendrement que ses oursons blancs. La Russie
donnera aux Mongols sa culture européenne, laquel­
le est encore très petite et, par conséquent, facile à
adopter. Elle leur annoncera TEvangüe et invitera
les Orientaux au festin du Seigneur. Autrefois, du
temps des patriarches et des tsars moscovites, la
mission chrétienne était considérée comme le de­
voir sacré de la Moscovie. Quand les Russes bat-^
talent quelque peuplade mongole, ils envoyaient
immédiatement leurs moines missionnaires dans les
provinces conquises. On y construisait des églises
et des couvents, on attirait les jeunes princes orien­
taux à Moscou, on les éblouissait par les fêtes de nos
tsars, par le luxe et l’amitié d^ boyards. Les jeunes^
Mongols, séduits par la première civilisation qu’ils
rencontraient sur leur chemin, se convertissaient à
l’orthodoxie avec toutes leurs tribus. La plupart
de nos aristocrates et de nos nobles héréditaires^
346 VIE DE DOSTOiEWSKV

descendent de ces princes Mongols et se distinguent


par leur patriotisme ardent. En supprimant le pa­
triarcat, Pierre le Grand mit fin à cette excellente
politique moscovite. Ses successeurs imitèrent son
exemple, et au lieu d’envoyer les missionnaires en
Asie, protégèrent les mosquées en les ornant des
plus beaux tapis des palais russes ; ils aidèrent les
bouddhistes à construire leurs temples, à la grande
indignation de notre clergé, qui resta toujours
fidèle aux idées moscovites. Les nouveaux patriar­
ches russes recommenceront leur œuvre chré­
tienne en Asie. Les Européens n’y cherchent que des
mines d’or et d’argent ; nous autres. Russes, sau­
rons trouver dans ce a pays des saints miracles »
d ’autres mines plus précieuses pour l’humanité.
Nous y découvrirons des trésors de foi, des apôtres
éloquents qui sauront lutter contre l’athéisme de
l’Europe et la guériront de cette maladie mortelle.
La Révolution Russe signifie le réveil de toute
l ’Asie. La période européenne de notre pays est ter­
minée ; sa période orientale commence. Les Rus­
ses se désintéresseront de plus en plus des affaires
européennes et ne s’intéresseront plus qu’à celles
de l’Asie. Ils aideront les stutres J>euples orien­
taux à secouer le joug des Européens et les pren­
dront sous leur protection. Comme l’avait rêvé Dos-
toïewsky, le nom du Tsar Rlanc y sera plus estimé
que le nom du roi d’Angleterre et le nom du calife.
Chose curieuse ! Les Européens ont l’air de vou­
loir nous aider dans notre conquête de l’Asie, la­
quelle les privera cependant de leurs riches colonies
VIE DE DOSTOJEWSKY 347

orientales. A la faveur du désordre qui règne à pré­


sent en Russie, ils travaillent fiévreusement à déta­
cher d’elle la Lithuanie, l’Ukraine, la Géorgie, la
Finlande, l’Esthonie et la Livonie. Ils croient affai­
blir par là notre pays et ne remarquent pas qu’ils le
fortifient au contraire. Les Lithuaniens, les Ukrai­
niens, les Géorgiens et les Baltes ont toujours haï
et méprisé le sang mongol des Russes et faisaient
tout leur possible pour nous détourner de l’Asie.
Plus civilisés que les Russes, ils avaient une énorme
influence sur mes compatriotes et constituaient le
principal obstacle à notre union avec les Asiates. Le
jour où tous ces députés slavo-normands et géor­
giens quitteront la Douma, les députés russes, res­
tés seuls^ s’entendront beaucoup mieux entre eux,
et se laisseront entraîner par leur sang mongol vers
l’Asie. Les Européens réclament à grands cris Tavè-
nement du régime démocratique en Russie et ne
s’aperçoivent pas que plus la Russie sera démocrate,
plus elle deviendra hostile à l’Europe. Nos aristocra­
tes, nos nobles, parlaient entre eux le français et
l’anglais et considéraient l’Europe comme leur se­
conde patrie ; nos bourgeois, nos paysans n’appren­
nent pas les langues européennes, ne lisent pas les
auteurs européens, ne voyagent pas en Europe et
détestent les étrangers. Ils entraîneront en Asie
leurs nouveaux tsars, lesquels délivrés de l’influence
européenne des barons Baltes, des Polonais et des
Géorgiens, qui les entouraient, ne pourront plus lut­
ter contre la volonté de leur peuple. En créant en
Russie un régime démocratique, les Européens et
348 VIE DE DOSTOlEWSKY

les Américains e-spèrent s'emparer plus sûrement de


nos richesses minérales et forestières. Ils font
erreur, car les moujiks sauront mieux garder leurs
terres que nos nobles grisés par leur éducation
européenne. Les nobles russes étaient toujours prêts
à bazarder tous leurs biens pour aller jouir de la
vie sur les terrasses de Monte-Carlo. Nos paysans ne
connaissent point ce coin de paradis terrestre, ils pré­
fèrent rester en Russie et garder leurs terres pour
eux. Les moujiks commencent toujours leurs
émeutes et leurs grèves en tuant le personnel euro­
péen de nos mines et usines. L'idée que les étran­
gers profitent de nos richesses pour devenir mil­
lionnaires leur paraît profondément humiliante
pour leur dignité nationale. Trompés par nos émi­
grés, les Européens et les Américains ont Tair
d’ignorer le vrai caractère de nos paysans et les
prennent généralement pour des idiots, faciles à
gouverner. Les Européens hésitent à combattre le
bolchevisme, dans l’espoir que le désordre affaiblira
la Russie ; et pendant ce temps les Russes consoli­
dent leur nouvelle amitié avec les Orientaux, laquelle
basée sur la sympathie mutuelle pourra devenir très
forte. Tandis que les Européens changent tous les
jours d’opinion sur notre pays, ne sachant quelle
politique suivre, cet Oiseau de Feu, la Russie, s’en­
volera pour toujours vers l’Orient. L’aveuglement
de l’Europe et de l’Amérique sur le compte de no­
tre pays serait vraiment plaisant, si, en même temps,
il n’était pas tout à fait dans l ’ordre des choses.
Quand Dieu veut annoncer au monde une nouvelle
VIE DE DOSTOlEWSKY 349

parole, Il commence par aveugler les peuples qui


gardent en eux l’ancienne idée, vieillie et désormais
inutile.

Tout en s’occupant de ^a politique de son pays,


Dostoïewsky ne négligeait pas ses enfants et conti­
nuait à nous lire, le soir, les chefs-d’œuvre de la lit­
térature russe. Ce dernier hiver de sa vie, il désira
nous réciter les fragments de la célèbre comédie de
Griboïédoff : « Le malheur d’avoir de Tesprit ».
Cette spirituelle comédie a passé presque toute en
proverbes, que l’on cite souvent chez nous. Dos­
toïewsky appréciait beaucoup cette excellente satire
de la vie moscovite et aimait à la voir jouer. Il trou­
vait cependant que nos acteurs la comprenaient
mal, surtout le rôle de Répétiloff, qu’il admirait
fort et en qui il voyait le véritable ancêtre du parti
libéral des Occidentaux. Répétiloff n’apparaît qu’à
la fin de la pièce. Invité au bal de Famoussoff, il
n’arrive qu’à quatre heures du matin, au moment
où tous les autres invités s’en vont. Il entre, en
chancelant, un peu gris, soutenu par ses valets de
pied et se met immédiatement à bavarder, à décla­
mer d’interminables discours, tandis que les invités
de Famoussoff l’écoutent en souriant et s’esquivent
adroitement, laissant la place aux autres. Répétiloff
remarque à peine que ses interlocuteurs changent,
et se succèdent, il continue à parler. Nos acteurs re­
présentent Répétiloff comme un bouffon ; or, Dos­
toïewsky trouvait ce type profondément tragique.
Il avait raison, car cette incapacité de nos intellec­
350 VIE DE DOSTOlEWSKY

tuels à comprendre la Russie, comme à y faire un tra­


vail utile, leur paresse orientale, qui se manifeste
par d’infinis bavardages est une vraie maladie.
A force de nous réciter cette comédie et de nous
l’expliquer, Dostoïewsky voulut jouer lui-même ce
rôle, afin de montrer comment il le comprenait.
Il fit part de son désir à quelques amis, qui lui
proposèrent d’organiser chez eux un spectacle de
société et de mettre en scène le dernier acte de
l’immortelle comédie de Griboïédoff. On parla beau­
coup à Pétersbourg de ce spectacle. Mon père n’en­
tendait pas se montrer au public avant d’être bien
préparé et ne jouait que devant ses enfants. Comme
toujours, il s’était passionné pour son nouveau pro­
jet : il jouait sérieusement, se levait, faisait mine
de tomber en entrant dans la chambre, gesticulait^
déclamait. Nous suivions son jeu avec admiration.
Nous avions un petit camarade, Serge K., fils unique
d’une veuve assez riche, qui le gâtait beaucoup. Elle
avait fait construire dans un salon de son logement
une petite scène avec un rideau et quelques décors
et nous y donnions des représentations à nos pa­
rents, en mettant en action les fables de Kriloff ou
les poésies des grands poètes russes. Malgré ses oc­
cupations, Dostoïewsky ne manquait jamais nos
spectacles et applaudissait les jeunes artistes. Nous
commencions déjà à nous enthousiasmer pour le
théâtre et le jeu de notre père nous ravissait. J’ar
toujours regretté que la moii: ait empêché Dos­
toïewsky de se montrer comme artiste. Il aurait
su créer un type original et inoubliable. Ce n’est,.
VIE DE DOSTOIEWSKY 351

du reste, pas la première fois que la passion ukrai­


nienne du théâtre s’emparait de Dostoïewsky. En
sortant du bagne, il avait écrit une comédie « le
Rêve d’un oncle », qu’il transforma plus tard en
roman. Dans une de ses lettres, Dostoïewsky raconte
qu’il riait beaucoup, en écrivant cette comédie ; il
prétendait que le héros, le prince K., lui ressem­
blait. En effet, le caractère naïf et chevaleresque du
pauvre prince rappelle le caractère de mon père.
Plus tard, en revenant à Pétersbourg, Dostoïewsky
aimait à inventer des discours « à la prince K. » et
le^ débitait à ses amis, en prenant le ton, la voix, la
mimique de ce pauvre dégénéré. Cela amusait beau­
coup Dostoïewsky et il savait rendre vivant son
héros. Il est fort curieux que par deux fois (i), mon
père se soit peint en prince, c’est-à-dire en homme
de longue culture héréditaire, et toutes les deux fois
en dégénéré.

(ï) Dans a l ’Idiot » et dans le « Rêve d ’nn Oncle ».


XXX

La mort de D ostoïewsky

Vers la fin de janvier, ma tante Véra vint de Mos-


<;ou et descendit chez sa sœur Alexandra. Mon père
se réjouit de son arrivée à Pétersbourg et l’invita
sans retard à dîner. Il se rappelait avec plaisir les
nombreux séjours qu’il avait fait à Moscou pendant
son veuvage et l’accueil cordial qu’il avait reçu dans
la famille de sa sœur. En la priant à dîner, Dos­
toïewsky désirait lui parler de ses nièces et de ses
neveux, de sa mère, dont il chérissait la mémoire
et de leur enfance, passée à Moscou et à Darovoïé.
Il ignorait que sa sœur se préparait à une conversa­
tion toute différente.
Le fait est que tous les Dostoïewsky étaient
depuis longtemps à couteaux tirés entre eux à
l’occasion de l’héritage de leur tante Koumanine.
Elle avait laissé, en mourant, toutes ses ri­
chesses aux héritiers de son mari ; mais une
propriété forestière de douze mille déciatines qui se
trouvait au gouvernement de Riazane, devait être
partagée entre ses neveux Dostoïewsky et ses autres
neveux, fils d’une autre sœur ou cousine. Tous ces
héritiers ne parvenaient pas à s’entendre et per­
daient le temps en d’interminables disputes. Ces
VIE DE DOSTOlEWSKY 353

discussions se passaient à Moscou, et mon père qui


connaissait vaguement les parents de sa tante, n’y
prenait aucune part, attendant avec impatience que
l’on se mît enfin d’accord pour recevoir sa part
d’héritage, laquelle s’élevait à deux mille déciati-
nes. C’était une propriété considérable ; malheureu­
sement, loin des chemins de fer, elle était d’un
accès fort difficile, ce qui en diminuait la valeur.
Tout de même Dostoïewsky y tenait beaucoup, car
c’était le seul bien qu’il pût laisser à sa famille. Or,
tout à coupi cet héritage lui fut disputé par ses
sœurs !
D’après les lois russes, les femmes ne recevaient
alors que la quatorzième part des héritages immeu­
bles. Mes tantes, qui toutes étaient quelque
peu avares, comptaient beaucoup sur les richesses
de leur tante Koumanine et furent fort méconten­
tes de n’hériter que d’une bagatelle. Elles se rappe­
lèrent alors la facilité avec laquelle leur frère Fédor
avait renoncé à l’héritage de ses parents pour une
petite somme, payée comptant. Elles crurent qu’il
se laisserait dépouiller avec facilité une seconde fois
et lui demandèrent de renoncer à sa part en faveur
de ses trois sœurs sous le prétexte qu’il avait déjà
reçu de sa tante Koumanine beaucoup plus que les
autres membres de la famille Dostoïewsky. Il est
vrai que toute sa vie mon père avait été le favori de
sa tante, laquelle était sa marraine. Mais d’abord ma
grand’tante Koumanine avait hérité de la fortune de
son mari et était libre d’en disposer à son gré ; d’un
autre côté, mon père dépensait la plupart des
VIE DE DOSTOÏEWSKY. 23
354 VIE DE DOSTOIEWSKY

cadeaux qu’il recevait de sa tante pour les besoins


de toute la famille Dostoïewsky. Dans une lettre
adressée à un ami, mon père raconte qu’il sacrifia
dix mille roubles qu’il avait reçus d’elle, pour sauver
le journal « Epoha », qui appartenait à son frère
Michel. 11 aida toute sa vie son frère Nicolas et sa
sœur Alexandra pendant la maladie de son premier
mari, sans compter ses neveux, fils de mon oncle
Michel, lesquels restèrent longtemps à sa charge.
Malgré cela, connaissant le caractère généreux de
mon père, je suis certaine qu’il aurait abandonné
sa part d’héritage à ses sœurs, s’il n’avait pas eu de
devoirs plus impérieux envers sa femme et ses en­
fants. Il avait enfin payé les dettes de son frère Mi*
chel, mais ayant sur les bras trois ménages, celui
de ce frère, celui de son beau-fils Issaïeff et le sien,
mon père dépensait tout ce qu’il gagnait et n’avait
rien pu mettre de côté. La propriété forestière
de Riazane était donc Tunique héritage qu’il pût
léguer à sa famille. Il est vrai qu’il nous lais­
sait aussi ses œuvres ; mais en Russie un pareil hé­
ritage n’a rien de sûr. Il arrive souvent qu’un
écrivain, très lu pendant sa vie, est tout à fait oublié
après sa mort. Personne ne pouvait prévoir alors
quelle immense place devait occuper plus tard Dos­
toïewsky, non seulement en Russie, mais dans le
monde entier. Lui-même ne le soupçonnait pas.
On commençait déjà à traduire ses œuvres en lan*
gués étrangères, mais mon père n’attachait aucune
importance à ces traductions. Il se croyait russe et
VIE DE DOSTOlEWSKY 355

prétendait que les européens étaient incapables de


comprendre la pensée russe. Il avait raison :
nos grands écrivains — Pouchkine, Lermontoff,
Gogol, Griboïédoff, Gontcharoff, Ostrowsky —
n’ont jamais eu beaucoup de succès en Europe,
même Tourguéneff, auquel ses amis européens
faisaient une énorme réclame. Dostoïewsky oubliait
son esprit normand, lequel justement l’a rendu
cher aux peuples de FEurope, comme l’esprit ger­
manique a fait la gloire de Tolstoï. Les Nor­
mands étaient grands voyageurs, grands colonisa­
teurs. Il n’existe presque pas de peuple en Europe
et en Amérique qui n’ait quelques gouttes de sang
normand dans les veines. La foi passionnée des
Normands, leur clairvoyance prodigieuse, lesquel-
lés se manifestent dans les œuvres de Dostoïewsky;
plaisent aux Européens, tandis que son âme slave,
tendre, généreuse et enthousiaste séduit les peuples
slaves. Seul, le sang mongol que mon père dut hé­
riter de son grand-père moscovite, était très faible
en lui ; c ’est peut-être pour cette raison que les peu­
ples orientaux (les Israélites y compris) n’ont jamais
aimé D ostoïewsky.
Mon père ne pouvait pas compter non plus sur
une pension du gouvernement pour sa femme et
ses enfants. Elle n’était accordée qu’aux veuves de
fonctionnaires et mon père n’a jamais voulu servir
l’Etat, désireux avant tout d’être libre et indépen­
dant. Ma mère fut la première veuve d’écrivain à
laquelle le gouvernement russe ait accordé une pen-
356 VIE DE DOSTOlEWSKY

sien (i), et ce fut une surprise pour tout le monde.


Mon père ne pouvait pas, n’avait pas le droit d’en­
lever le pain à ses enfants pour le donner à ses
sœurs, lesquelles, du reste, se trouvaient dans une
meilleure situation que nous. Ma tante Alexandra
possédait une maison à Pétersbourg, ma tante Bar­
be en avait plusieurs à Moscou ; ma tante Véra avait
gardé pour elle la propriété de ses parents a Daro-
voïé ». Elles s’étaient mariées jeunes et à l’époque
dont je parle leurs enfants étaient déjà grands et
pouvaient gagner leur vie, tandis que nous étions
encore tout petits. Dostoïewsky avait beau expliquer
tout cela à ses sœurs, elles ne voulaient rien enten­
dre. Ma tante Alexandra se brouilla avec son frère et
ne venait jamais nous voir ; ma tante Barbe, plus
diplomate, se tenait à l’écart, et ne voulait pas se
mêler de cette affaire. Connaissant la sympathie que
Dostoïewsky portait à la famille de sa sœur Véra,
toutes les deux la dépêchèrent chez mon père, afin
de tenter un nouvel assaut.

(i) Le gouvernemenl dionna à ma mère la pension de


2.000 roubles (cinq mille francs) que recevaient les veuves
de nos ^néraux. Il lui offrit en même temps deux bourses
pour nous au Corps des Pages et à l ’Institut de Smolny —
toutes deux écoles aristocratiques de la Russie. Ma mère
accepta ces bourses, mais nous étions encore trop petits pour
être mis à l ’école. Plus tard, quand nous avons grandi, l ’édition
posthume des oeuvres de Dostoïewsky commençait déjà à nous
donner de bons revenus. Ma mère, alors, nous plaça dans
d ’autres établissements et paya elle-même notre éducation.
Elle nous expliqua que, d’après les idées de mon père, les
parents devaient payer eux-mêmes l ’éducation de leurs enfants
et laisser les bourses aux orphelins.
VIE DE DOSTOlEWSKY 357

Le dîner de famille eut lieu le dimanche 26 jan­


vier. Il commença gaiement par des plaisanteries,
des souvenirs, le rappel des jeux et des amusements
de l’enfance de Dostoïewsky et de sa sœur. Mais ma
tante avait hâte d’entamer les pourparlers et se mit
à discuter l ’éternelle question de l’héritage Kouma-
nine, qui empoisonnait la vie de tous les Dos­
toïewsky. Moai père fronça le sourcil ; ma mère
essaya de détourner la conversation en questionnant
sa belle-sœur sur la santé de ses enfants. Rien n’y
fit ; ma tante Véra était la moins intelligente de
toute la famille. Bien serinée par ses sœurs, plus
rusées et plus adroites, elle craignait d’oublier leurs
conseils et continuait à s’occuper uniquement de
son affaire, s’échauffant à mesure qu’elle parlait.
En vain Dostoïewsky s’efforçait de lui expliquer sa
déplorable position financière et lui parlait de sefi
devoirs de père : sourde à la raison, ma tante,
reprochant à mon père « sa cruauté » envers ses
sœurs, finit par éclater en sanglots. Dostoïewsky
perdit patience et pour ne pas prolonger une dis­
cussion pénible, quitta la table avant la fin du
repas. Tandis que ma mère reconduisait sa belle-
sœur, qui ne cessait de pleurer, pressée de rentrer
chez elle aussi vite que possible, mon père se réfu­
gia dans sa chambre. Il se mit à sa table à écrire,
la tête dans ses deux mains. Une immense las­
situde s’empara de lui. Il s’était promis tant de
joie de ce dîner de famille, et voici que de nouveau
ce maudit héritage venait de lui gâter sa soirée...
Tout à coup il sentit une étrange humidité sur ses
358 VIE DE DOSTOlEWSKY

mains ; il les regarda, elles étaient couvertes de


sang. Il toucha sa bouche, ses moustaches et retira
la main avec horreur : jamais encore il n’avait eu
d’hémorragie I Dostoïewsky eut peur et appela sa
femme. Ma mère accourut, effrayée, envoya immé­
diatement chercher le médecin qui soignait mon
père, nous fit venir dans la chambre de Dostoïewsky,
tâcha de plaisanter, apporta un journal humoristi­
que qui venait d’arriver. Mon père reprit son sang-
froid, rit, en regardant les caricatures, plaisanta
à son tour avec nous. Le sang ne coulait plus de
sa bouche ; son visage, ses mains étaient déjà
lavés. A voir notre père rire et plaisanter, nous
ne comprenions pas bien pourquoi maman nous
avait jdit que p^pa était malade et qjU’il fallait
le distraire. Le médecin arrive enfin ; il rassure
mes parents, il prétend que l’hémorragie se produit
souvent chez les gens qui souffrent de catarrhe des
voies respiratoires. Il insista cependant pour que le
malade se couchât aussitôt et gardât le lit deux
jours, en parlant le moins possible. Mon père se
coucha docilement sur son sopha turc pour ne plus
se relever...
Le lendemain matin, il se réveilla gai et dispos. Il
s’était bien reposé toute la nuit, et ne restait couché
que par ordre de son médecin. Il désira recevoir ses
amis intimes, qui venaient le voir tous les jours et
leur parla du premier numéro du « Journal de
l’Ecrivain » de i88i, qui allait paraître et qui Toc-
cupait preisque uniquement. Mon père semblant
n’attacher aucune importance à sa maladie, ses
VIE DE DOSTOiEWSKY 359

amis crurent à une indisposition passagère. Le


soir, après leur départ, mon père eut une seconde
hémorragie. Prévenue par le médecin que cette hé­
morragie pouvait se produire à la suite de la pre­
mière, ma mère n’en fut pas effrayée. Elle fut
cependant fort troublée le lendemain, mardi, en
constatant l’extraordinaire faiblesse de son mari.
Dostoïewsky ne s’intéressait plus à son journal ; il
restait étendu sur son sopha, les yeux fermés,
étonné de cette étrange faiblesse qui le terrassait
et l’obligeait à demeurer couché, lui si énergique,
plein de vie, supportant toutes ses indispositions
debout, sans interrompre son travail. Les amis reve­
nus voir comment se portait le malade, furent aussi
effrayés de son affaissement et conseillèrent à ma
mère de ne pas trop se fier au docteur Bretzel, qui
soignait habituellement notre famille, mais de con­
sulter plutôt un autre médecin. Ma mère envoya
chercher un spécialiste des maladies des voies res­
piratoires, lequel ne put venir que vers le soir. Il
déclara que la faiblesse du malade était la suite
inévitable des deux hémorragies et qu’elle pouvait
passer au bout de quelques jours. Il ne cacha cepen­
dant pas à ma mère que le cas était beaucoup plus
grave que ne le soupçonnait le docteur Bretzel.
« Cette nuit décidera de tout », dit-il en partant.
Hélas 1 Quand mon père se réveilla ïe lendemain,
après une nuit fort agitée, ma mère comprit que
ses heures étaient comptées. Mon père le compre­
nait aussi. Comme toujours, dans les cas graves
la vie, il recourut à l’Evangile. Il pria sa femime
360 VIE DE DOSTOiEWSKT

d’ouvrir au hasard sa vieille Bible du bagne et de


lire les premières lignes qui lui tomberaient sous
les yeux. Cachant ses larmes, ma mère lut à haute
voix : « Mais Jean l’en empêchait, en lui disant :
c ’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi et tu
viens vers moi ! Et Jésus, répondant, lui dit : « Ne
me retiens pas, car c ’est ainsi qu’il faut que nous
accomplissions toute justice. » Ayant entendu ces
paroles de Jésus, mon père réfléchit un moment et
dit ensuite à sa femme : « As-tu entendu ? Ae me
retiens pas ! Mon heure est venue, je dois mou­
rir ! »
Dostoïewsky voulut alors voir le prêtre, se con­
fessa, reçut le Saint Sacrement. Le prêtre parti, il
nous fît venir dans sa chambre, et prenant nos
petites mains dans (la sienne, pria ma mère d’ou­
vrir encore une fois la Bible et de nous lire l’his­
toire du fils prodigue. Il écouta la lecture, les yeux
fermés, absorbé par ses réflexions. « Mes enfants,
n’oubliez jamais ce que vous venez d’entendre »,
nous dit-il de sa faible voix. « Ayez une absolue con­
fiance en Dieu et ne désespérez jamais de Son
pardon. Je vous aime bien, mais mon amour n’est
rien à côté de l ’amour immense de Dieu pour tous
les hommes, ses créatures. Si même il vous arri­
ve par malheur de commettre un crime au cours
de votre vie, ne désespérez jamais de Dieu. Vous
êtes ses enfants ; humiliez-vous devant Lui, com­
me devant votre père, implorez Son pardon et II se
réjouira de votre repentir, comme II s’est réjoui du
retour du fils prodigue. »
VIE DE DOSTOlEWSKY 361

Il nous embrassa et nous donna sa bénédiction ;


nous quittâmes en pleurant la chambre du mou­
rant. Des amis, des parents, étaient assemblés au
salon, car la nouvelle de la maladie dangereuse de
Dostoïewsky s’était déjà répandue en ville. Mon
père les fit entrer l’un après l’autre et dit à chacun
un mot d’amitié. Ses forces baissaient visiblement,
à mesure qu’avançait la journée. Vers k soir, il eut
une nouvelle hémorragie et commença de perdre
connaissance. On ouvrit alors les portes de la cham­
bre : tous ses amis et ses parents entrèrent pour as­
sister à sa mort. On se tenait debout sans parler,
sans pleurer, afin de ne pas troubler son agonie.
Seule, ma mère pleurait tout bas, à genoux, auprès
du sopha sur lequel était couché son mari. Un
étrange bruit, pareil à un clapotement d’eau sortait
de la gorge du mourant, sa poitrine se soulevait, il
parlait vite et bas, mais on ne pouvait plus com­
prendre ce qu’il disait. Peu à peu sa respiration de­
vint moins bruyante, ses paroles se firent plus
rares. Enfin... il s’est tu.
Il m’arriva plus tard d’assister à la mort de quel­
ques parents et amis, mais aucune ne fut aussi ra­
dieuse que celle de mon père. C’était la vraie mort
chrétienne, comme la souhaite à tous ses fidèlés
l’Eglise orthodoxe, une mort sans douleur et sans
honte. Dostoïewsky n’avait souffert que d’une fai­
blesse ; il n’a perdu connaissance qu’au dernier mo­
ment. Il a vu la mort s’approcher, sans peur.
II savait n’avoir pas enterré son talent et qu’il avait
été toute sa vie un bon serviteur de Dieu. Il était
362 VIE DE DOSTOIEWSKY

prêt à paraître sans crainte devant son Père Eternel,


espérant que pour le récompenser de tout ce qu’il
avait souffert, de tout ce qu’il avait enduré dans
cette vie, Dieu lui donnerait une autre grande œu
vre à faire, une autre grande tâche à remplir.....

Quand un homme meurt en Russie, on lave im­


médiatement son corps, on l ’habille ensuite de son
meilleur linge et de ses meilleurs habits, après
quoi on le transporte sur une table couverte de drap
blanc en attendanl que soit prêt son cercueil. On
apporte de l’Eglise voisine de grands chandeliers,
que l’on place autour de la table et un drap d’or,
dont on recouvre le défunt à mi-corps. Deux fois par
jour, le prêtre vient célébrer « la panikida », prières
des morts, qu’il dit, accompagné du chœur de son
église. Les amis, les parents viennent assister à ces
prières, un cierge allumé dans la main. Le reste de
la journée et toute la nuit un lecteur de l’Eglise, ou
une nonne, lisent les psaumes à haute voix, debout
au pied du cercueil. On enterre le mort le troisième
jour ; quelquefois même le quatrième, si les
parents qui désirent assister à son enterrement
habitent d’autres provinces de la Russie et ne peu­
vent pas être là plus tôt.
Après une nuit fiévreuse, lorsque je me suis réveil­
lée et que je suis entrée, les yeux rougis de larmes,
dans la chambre de mon père, j ’ai trouvé son corps
étendu sur la table, les mains croisées sur la poi­
trine, soutenant une icône qu’on venait de poser
sur elles. Comme bien des enfants nerveux, je
VIE DE DOSTOÏEWSKY 363

craignais les morts et refusais de m’approcher


d ’eux ; mais je n’eus aucune peur de mon père. Il
avait l’air de dormir sur son coussin, souriant dou­
cement, comme s’il voyait devant lui quelque chose
de très heau. Un peintre était déjà installé à côté du
mort et dessinait Dostoïewsky dans son sommeil
éternel. Les journaux avaient annoncé le matin la
mort de mon père, et tous ses amis accoururent
pour assister à ta première « panikida ». Les dépu­
tations des étudiants des différentes écoles supérieu­
res de Pétersbourg les suivirent. Ils arrivaient, ac­
compagnés du prêtre attaché à leur école, et tandis
qu’il disait les prières, les étudiants chantaient en
chœur les réponses. Les larmes coulaient le long de
leurs joues ; ils sanglotaient, en regardant le vi­
sage immobile de leur cher maître. Ma mère errait
comme une ombre, les yeux gonflés de pleurs. Elle
comprenait si peu ce qui venait de se passer,
qu’un fonctionnaire de la cour étant venu lui annon­
cer de la part de l ’Empereur Alexandre II que l’Etat
allait lui servir une pension et se charger de l’édu­
cation de ses enfants, elle se leva toute joyeuse pour
porter cette bonne nouvelle à son mari. « C’est
à ce moment seulement que j ’ai compris pour la
première fois que mon mari était mort et que doré­
navant je vivrais seule, n’ayant plus d’ami auquel
confier mes joies et mes peines », me racontait-elle
plus tard. Mon oncle Jean, qui, par une étrange
coïncidence, arriva à Pétersbourg au moment de la
mort de Dostoïewsky, dut s’occuper de tous les
364 VIE DE DOSTOlEWSKY

préparatifs relatifs des funérailles. Il demanda à sa


sœur où elle voulait enterrer son mari. Ma mère se
rappela alors une conversation qu’elle avait eue avec
Dostoïewsky le jour de l’enterrement du poète
Nekrassoff, mort quelques années auparavant et
enterré au cimetière de Novodévitchié (i). Mon père
après avoir prononcé un discours sur la tombe
encore ouverte du poète, revint à la maison triste
et abattu. « Je suivrai bientôt Nekrassoff », dit-il 5
ma mère. « Je t’en prie, enterre-moi au même
cimetière que lui ! Je ne veux pas dormir mon der­
nier sommeil à Volkovo (2), à côté des autres écri­
vains russes. Ils m’ont détesté, m’ont poursuivi de
leur haine toute ma vie et me l’ont rendue bien
amère. Je veux me reposer à côté de Nekrassoff, qui
fut toujours bon pour moi, qui m’a dit le premier
que j ’avais du talent et ne m’a pas oublié quand
j ’étais en Sibérie. »
Ma mère, voyant son mari triste et malheureux,
voulut le distraire en plaisantant, moyen qui lui
réussissait presque toujours.
— Quelle idée 1 — dit-elle gaiemejnt — ce couvent
de Novodévitchié est si lugubre, si désert ! Je pré­
fère t’enterrer au couvent d’Alexandre Newsky.
— Je croyais qu’on n’y enterrait que des géné-

(1) Couvent de femmes.


(2) La plupart de nos écrivains sont enlerrés au cimetière de
Volkovo. Il y a un endroit, surnommé « le chemin des
littérateurs ».
VIE DE DOSTOIEWSKY 365

raux d'infanterie et de cavalerie (i), répondit mon


père en s'efforçant de plaisanter à son tour.
— Eh bien, n’es-tu pas un général de la littéra­
ture ? Tu as bien le droit d’être enterré à côté d’eux.
Quelles magnifiques funérailles je t’offrirai ! Des
ai'chevêques célébreront ta messe funèbre, le chœur
du métropolitain la chantera. Une foule énorme
accompagnera ton cercueil, et quand le cortège
s’approchera du couvent, les moines en sortiront
pour te saluer.
— Ils ne font cela que pour le tsar, disait mon
père, amusé par les prédictions de sa femme.
— Ils le feront aussi pour toi. Oh ! tu auras des
funérailles magnifiques, comme personne n’en
avait encore vu à Pétersbourg...
Mon père rit et raconta cette fantaisie de sa
femme aux amis qui étaient venus lui parler de l’em
terrement de Nekrassoff. Plusieurs personnes se
rappelèrent plus tard cette étrange prédiction que
ma mère avait faite, comme toujours, ©n plaisan­
tant.
Se souvenant maintenant de cette conversation,
ma mère pria mon oncle Jean de se rendre en com­
pagnie de leur beau-frère M. Paul Svatkowsky, au
couvent de Novodévitchié et d’acheter une tombe
pour mon père aussi près du monument de Né-
krassoff que possible. Elle lui remit tout l’argent
qu’elle avait à la maison, afin de payer d’avance la

(i) Le cou’V'ent d ’Alexandre Newsky, qui garde les reliques


du saint patron de Pétersbourg, est con’sidére comme le cime-
tièa-e aristocratique.
366 VIE DE DOSTOIEWSKY

tombe et la messe funèbre. Au moment de partir,


mon oncle aperçut nos visages d’enfants, pâlis
et malheureux, et demanda à sa sœur la permission
de nous emmener au couvent. « Une promenade en
traîneau leur fera du bien », dit-il, en nous regar­
dant avec pitié.
Nous courûmes nous habiller et montâmes
joyeusement en traîneau. L’air froid et le soleil d’hi­
ver nous firent, en effet, du bien et avec l’heureuse
insouciance des enfants, nous oubliâmes pour quel­
ques moment la perte cruelle que nous venions de
faire. Le couvent de Novodévitchié se trouve aux
confins de la ville près de l’i^rc de Narwa. J’en­
trais pour la première fois dans un couvent de fem­
mes et je regardais avec curiosité les corridors
silencieux, le long desquels les nonnes glissaient
comme des ombres. On nous introduisit dans le
salon de réception ; la supérieure du couvent, une
dame âgée, l’air froid et hautain, entra, habillée de
noir ; un long voile couvrait sa tête et ses habits.
M. Svatkowsky lui exposa le désir du célèbre écri­
vain Dostoïewsky d’être enterré au couvent de Novo­
dévitchié, à côté du poète Nekrassoff et, connais­
sant les prix assez élevés du cimetière, pria de nous
permettre d’acquérir la tombe au meilleur marché
possible, vu le peu d’argent que nous héritions
de notre père. La supérieure fit une moue dédai­
gneuse. (( Nous autres, religieuses, n’appartenons
plus au monde », répondit-elle froidement, « et ses
célébrités n’ont aucune valeur à nos yeux. Nous
avons des prix-fixes pour les tombes de notre cime­
VIE DE DOSTOlEWSKY 367

tière et ne pouvons les changer pour personne ». Et


cette humble servante de Jésus demanda un prix
exorbitant, qui dépassait de beaucoup la modeste
somme que ma mère pouvait dépenser. En vain
mon oncle Jean plaida la cause de sa sœur, supplia
la religieuse de permettre à ma mère de payer l’ar­
gent par petites sommes au cours de Vannée, la su­
périeure déclara qu’on ne creuserait pas la tombe
avant d’avoir reçu le prix entier. Il n’y avait
qu’à se lever et à prendre congé de cette usurière
en habit de nonne.
Nous rentrâmes indignés et racontâmes à ma­
man l’insuccès de notre démarche. « Quel dom­
mage ! » dit-elle tristemeoit. « J’aurais tant voulu
enterrer mon mari au cimetière qu’il avait choisi
lui-même. Il ne me reste plus qu’à l’enterrer à
Ochta, à côté de son petit Alexis ; quoique, hélas, ce
cimetière n’ait jamais été de son goût. » On décida
que mon oncle Jean se rendrait à Ochta le lendemain
matin, afki d’y acheter une tombe et de s’entendre
avec le prêtre pour la messe funèbre.
Vers le soir, on annonça à ma mère la visite
d’un moine, qui souhaitait lui parler. Il venait de la
part de la communauté du couvent d’Alexandre
Newsky, laquelle était, selon Hui, grande admi­
ratrice de Dostoïewsky. Les moines désiraient que
le corps du célèbre écrivain reposât dans l’enceinte
de leur couvent. Ils prenaient aussi à leurs frais la
messe funèbre qu’ils entendaient célébrer solennelle­
ment dans leur plus grande église. Ma mère accepta
avec joie cette offre généreuse. Le moine partit,
368 YIE DE D0ST01EW3KY

ma mère rentra dans sa chambre et tout à coup se


souvint de ses propres paroles dites quelques années
aupai'avant à son mari : « Je t’enterrerai au couvent
d’Alexandre Newsky »...
Le lendemain, vendredi, la foule des admirateurs
de Dostoïewsky envahit dès le matiin notre modeste
logement. Elle était bien bigarrée : les écrivains, les
ministres, les étudiants, les grands-ducs, les géné­
raux, les prêtres, les grandes dames et les pauvres
bourgeoises se succédaient, venant à tour de rôle
saluer le corps de Dostoïewsky, attendant quelque­
fois leur tour pendant des heures. Il faisait une telle
chaleur dans la chambre mortuaire que les cierges
s’éteignaient pendant les « panikida ». De magnifi­
ques couronnes de fleurs, ornées de rubans, avec des
inscriptions touchantes, envoyées par différentes
sociétés, ministères et écoles et qui devaient figurer
dans le cortège funèbre, étaient apportées en si
grand nombre qu’on ne savait plus où les mettre.
Les petites couronnes et les gerbes de fleurs appor­
tées par les amis de Dostoïewsky trouvèrent leur
place auprès du cercueil, dans lequel on venait de
mettre le corps de mon père. Ses admirateurs bai­
saient ses mains en pleurant et nous demandaient
de leur donner une feuille, une fleur en mémoire
de lui. Aidés par nos petits amis, venus veiller avec
nous auprès du cercueil, mon frère et moi distri­
buâmes toute la journée des fleurs aux inconnus
qui se pressaient autour de nous.
Le lendemain samedi, une foule énorme remplit
les deux rues, au coin desquelles se trouvait la mai­
VIE DE DOSTOIEWSKY 369

son que nous habitions. De nos fenêtres, nous


voyions une mer de têtes humaines, qui ondulaient
comme des vagues et au milieu desquelles s’éle­
vaient comme des îlots les couronnes enruban­
nées portées par des étudiants. Un char funèbre
était préparé pour transporter au couvent les restes
de Dostoïewsky. Ses admirateurs ne permirent pas
de l’y placer ; ils s’emparèrent du cercueil et le por­
tèrent à tour de rôle, au couvent. Selon l’usage, la
veuve, les orphelins suivaient à pied le cercueil.
Comme la route qui menait au couvent d’Alexandre
Newsky était longue et nos forces d’enfants bien pe­
tites, les amis de notre famille nous enlevaient par­
fois du cortège et nous promenaient en voiture, le
long de la procession : u N’oubliez jamais les ma­
gnifiques funérailles que la Russie fait à votre
père », nous disaient-ils. Quand le cercueil s’appro­
cha enfin du couvent, les moines sortirent de la
grande porte à la rencontre de mon père, qui allait
désormais reposer au milieu de leur commu­
nauté. Ils ne rendent cet honneur qu’aux tsars ,
ils le rendirent aussi au célèbre écrivain russe, fils
fidèle et respectueux de l’Eglise orthodoxe. Encore
une fois la prédiction de ma mère se trouva réa­
lisée.
Il était trop tard pour commeoicer la messe funè­
bre et on la remit au lendemain. Le cercueil fut
placé au milieu de l’Eglise du Saint-Esprit ; après un
court service, nous rentrâmes à la maison, exténués
par la fatigue et l ’émotion. Les amis de mon père
restèrent encore quelque temps à observer la foule,
VIE DE DOSTOIEWSKY. 24
370 VIE DE DOSTOIEWSKY

qui venait s’agenouiller et prier au pied du cercueil.


Le soir s’approchait, il faisait sombre ; la foule des
admirateurs et les amis de mon père se dispersèrent
peu à peu, se préparant à revenir le lendemain
pour l’enterrement. Pourtant Dostoïewsky ne resta
pas seul. Les étudiants de Pétei'sbourg ne l ’aban­
donnèrent pas ; ils décidèrent de veiller auprès de
leur maître adoré sa dernière nuit sur la terre. Ce
qu’ils firent à l’Eglise, nous fut raconté plus tard
par le métropolitain de Pétersbourg, lequel, selon
l’usage, habite le couvent d’Alexandre Newsky.
Quelques jours après l’enterrement, ma mère alla
le voir, afin de le remercier pour les magnifiques fu­
nérailles que les moines avaient faites à mon père et
nous emmena avec elle. Le métropolitain nous don­
na sa bénédiction et se mit à raconter à ma mère ses
impressions de la veillée des étudiants : « Samedi
soir, je me suis rendu à l’Eglise du Saint-Esprit afin
de saluer à mon tour le corps de Dostoïewsky. Les
moines m’arrêtèrent à la porte en me disant que
l’Eglise, que je croyais vide, était pleine de monde
(i). Je suis monté alors à la petite chapelle qui se
trouve au second étage de l ’Eglise voisine et dont
les fenêtres donnent sur rintérieur de l ’Eglise du
Saint-Esprit. J’y ai passé une partie de la nuit à
surveiller les étudiants sans être vu d’eux. Ils
priaient à genoux, em pleurant, en sanglotant. Les
moines voulurent lire les psaumes, au pied du cer-

(i) Les métropolitains russes sont de grands personnages et


ne ipeuvent se montrer au public que dans .les occasions
solennelles.
VIE DE DOSTOlEWSKY 371

cueil. Les etudiants leur enlevèrent des mains le


Psautier et lirent les psaumes à tour de rôle. Ja­
mais encore je n’ai entendu les lire de cette ma­
nière ! Les etudiants lisaient les psaumes, la voix
tremblante d’émotion, mettant leur coeur dans
chaque parole qu’ils prononçaient. Et l’on me dit
que ces jeunes gens sont athées et qu’ils détestent
notre église. Quelle force magique possédait donc
Dostoïewsky pour les ramener ainsi à Dieu ? »
Cette force était celle que Jésus donne à tous ses
disciples. La malheureuse église russe, paralysée
depuis Pierre le Grand, avait perdu cette force sa­
crée. A présent qu’Elle est enfin délivrée de ses
entraves, que depuis la révolution Elle est noyée
dans le sang de ses martyrs, prêtres, moines, crm
cifîés, mis à mort par les bolcheviks. Elle va ressus­
citer et devenir aussi forte qu’Elle l’était au temps
des anciens patriarches moscovites...
Le jour de l’enterrement, le dimanche premier
février, tous les admirateurs de Dostoïewsky qui
étaient occupés pendant la semaine, profitèrent du
jour de fête pour venir à l’Eglise et prier pour le
repos de son âme. De grand matin, une foule
énorme envahit le paisible couvent d’Alexandre
Newsky, léquel se trouve au bord de la Néva et
forme une petite ville avec ses nombreuses églises,
ses trois cimetières, ses jardins, son école, sémi­
naire et académie ecclésiastiques. Voyant la foule
grossir à chaque moment, remplir les jardins et les
cimetières, monter sur les monuments et sur les
grilles, les pauvres moines prirent peur et s’adressè­
372 VIE DE BOSTOlEWSKY

rent à la police, qui ferma immédiatement la


grande porte. Ceux qui étaient venus plus tard sta­
tionnèrent sur la grande place, laquelle s’étend de­
vant le couvent, et restèrent là jusqu’à la fin de
l’enterrement, espéramt pénétrer d ’une manière ou
de l’autre dans l’enceinte ou entendre, au moins,
les chants funèbres, quand on porterait le cercueil
au cimetière. Vers neuf heures du matin, nous ani-
vâmes en voiture à la grande porte et fûmes fort
étonnés de la trouver fermée. Ma mère descendit
de la voiture dans ses voiles de deuil, nous tenant
par la main. Un officier de police nous barra le
chemin. — On ne passe plus ! déclara-t-il sévère­
ment.
— Comment, on ne passe plus ? — fit ma mère
étonnée. — Je suis la veuve de Dostoïewsky et l’on
m’attend à l’Eglise pour commencer la messe.
— Vous 'êtes la sixième veuve de Dostoïewsky,
qui demande à passer. Trêve de mensonges ! je ne
laisserai plus entrer personne, répondit l’officier de
police, rageur.
Nous nous regardions perplexes, ne sa­
chant plus que faire. Heureusement, des amis guet­
taient notre arrivée ; ils accoururent et firent lever
la consigne. Nous eûmes beaucoup de peine à nous
frayer le chemin au milieu de la foule qui remplis­
sait le couvent et encore plus à pénétrer dans l’Egli­
se bondée de monde. Quand nous arrivâmes enfin à
la place qui nous était réservée, la messe funèbre
commença et fut très belle. Le chœur du métropoli­
tain la chanta, les archevêques la célébrèrent et
VIE DE DOSTOÏEWSKY 373

prononcèrent des oraisons funèbres. Plus tard, au


cimetière, vint le tour des é^^rivains ; les discours
prononcés, selon l’usage, devant la tombe encore
ouverte, durèrent plusieurs heures. La prédiction
de ma mère s’accomplit toute entière — jamais en­
core on n’avait vu de pareilles funérailles à Péters-
bourg ! (i).
Et cependant un détail important de la messe
funèbre orthodoxe fut omis. En Russie, le cercueil
reste ouvert pendant toute la messe ; vers la fin, les
parents, les amis s ’approchent de lui et donnent au
mort leur baiser d’adieu. Le cercueil de Dos-
toïewsky resta fermé. Le jour de l’enterrement,
mon oncle Jean s’était rendu de grand matin au cou­
vent en compagnie de M. Pobiédonostzeff, qui ve­
nait d’être nommé notre tuteur. Ils ouvrirent le
cercueil et trouvèrent Dostoïewsky bien changé.
C’était déjà le quatrième jour de sa mort ; la veille,
en portant et en cahotant le cercueil, les amis de
mon père hâtèrent la décomposition de son corps,
commencée avant le temps, à cause de la terrible
chaleur qui régna les premiers deux jours dans la
chambre mortuaire. Craignant que la vue du visage
changé du mort n’impressionnât désagréablement
la veuve de Dostoïewsky et ses enfants, Pobiédo­
nostzeff empiêcha les moines d’ouvrir le cercueil. Ma
mère n’a jamais pu lui pardonner cette interdiction.
<( Qu’est-ce que cela pouvait me faire de le voir

(i) Je trouve que Dostoïewsky lui-même avait prédit certains


détails de sa mort et de son enterrement, en déerivant la
mort du Staretz Socîma dans les « Frères Karamazow ».
374 VIE DE DOSTOlEWSKY

changé ? » disait-elte avec amertume. « C’était tou­


jours mon cher, cher mari ! Et il est parti dans &a
tombe sans mon baiser d’adieu, sans ma bénédic­
tion I »
Pour ma part, je fus plus tard profondément
reconnaissante à mon tuteur de m ’avoir épargné ce
triste spectacle. J’aimais mieux garder le souvenir
de mon père paisiblement endormi dans soai cer-
ceuil, souriant doucement aux belles visions qu’il
avait devant lui. Pourtant il aurait peut être mieux
valu pour moi d’avoir vu son corps décomposé,
d’avoir senti l’odeur de la pourriture. Cette triste
réalité aurait sûrement tué l’étrange rêve qui s’em­
para de mon cœur le lendemain des fuaiérailles, me
causa d’abor*d beaucoup de joie et plus tard beau­
coup de peine. Je rêvais que mon père n’était pas
mort, qu’il avait été enterré vivant dans un sommeil
léthargique, qu’il allait bientôt se réveiller dans sa
tombe, appeler au secours les gardiens du cime­
tière et rentrer à la maison. Je me représentais
notre joie, nos rires, les baisers que nous échange­
rions, les bonnes paroles que nous nous dirions. Ce
n’est pas pour rien que j ’étais la fille d’un écrivain ;
le besoin de créer des scènes, des gestes, des paro­
les existait en moi et cette création enfantine me
procurait beaucoup de plaisir. Cependant, à mesure
que s’écoulaient les jours, les semaines, la raison
s’éveillait à son tour dans ma petite tête d’enfant et
tuait mes illusions, me disant que les hommes ne
peuvent pas rester longtemps sous la terre, sans air
et sans nourriture ; que le sommeil léthargique de
VIE DE DOSTOIEWSKY 375

mon père se prolongeait outre mesure et que peut-


être il était vraiment mort. C est alors que j ’ai souf­
fert cruellemeait...
Et cependant j ’avais raison I Mon rêve d’enfant
ne m ’a pas trompe : mon père n’était pas mort. Il
revint plus tard quand j ’ai grandi et commencé
d’étudier ses œuvres. Il revint et ne m’a plus quit­
tée ; dans les moments de chagrin, de malheur, il se
tint si près de moi, que j ’aurais pu, il me semble, le
toucher de ma main. Grâce à sa chère présence, je
n’ai jamais eu peur dans ma vie. Je savais que mon
père veillait sur moi, qu’il intercédait en ma faveur
auprès de Dieu, et que le Seigneur ne pouvait rien
lui refuser. En écrivant ce livre, j ’ai souvent pensé
à mo(n père ; je ïe priais de me guider dans mon
œuvre, de m’inspirer, surtout de m’empêcher de
rien dire qui lui aurait déplu. J’espère qu’il a enten­
du ma prière...
Imprimerie GUILLEMOT et De LAMOTHE
18 , Rue Turgot, 18, LIMOGES

MÊME MAISON A PARIS

1926

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