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Marie Verneuil

L’écrivaine

L’excès en amour est de mise, voire de rigueur.


C’est la mesure qui est inconvenante.

Maria Nacht
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AVERTISSE ME N T

Le thème du suicide trouble, séduit et enflamme l’adolescent. En classe


de terminale, le professeur de philosophie fait aisément participer les élèves
sur ce sujet ; mais il obtient rarement un véritable travail. Le cours dérape. La
notion de mort charme les plus sentimentaux ; l’idée de suicide plaît à tous.
L’adolescent craint cette vie qui va commencer, et plutôt qu’elle tourne mal,
mieux vaut à ses yeux qu’elle tourne court. Ainsi le seuil de sa vie d’adulte se
confond avec celui de son tombeau. Il y a là une porte dérobée qui lui
permettrait le cas échéant de s’éclipser à temps.
Des adolescents m’ont montré leurs poignets tailladés ; ils disaient
regretter de ne pas avoir pressé la lame plus fortement. D’autres étaient
malades parce qu’ils avaient avalé des comprimés qu’ils ne connaissaient
pas, en espérant que peut-être, ou que peut-être pas… Combien de
tentatives de suicide ? Combien de tentatives de tentative ? Mais avant tout
combien de souffrance ?
Le lundi 1er juin 1998, j’appris en salle des professeurs que Marie, élève
de seconde serait absente. Elle avait été hospitalisée à la suite d’une
« T. S. ». Quelques sourires entendus parmi les professeurs. Tentative ; le
mot laisse incrédule. Comme si tous les suicidés n’avaient pas tenté afin de
« réussir ». Ce ne serait qu’un moyen d’attirer l’attention sur soi, un simple
appel au secours. Oui ; simplement cela. Surtout n’y répondons pas, ou
alors avec le sourire narquois de celui qui ne s’en laisse pas conter et qui déjà
prépare un air d’affliction, masque de substitution en cas de péripétie.
Et si plus tard on nous avait annoncé le décès de Marie ? Changement de
décor, consternation parmi les enseignants. Tout le problème est là : avant ce
n’est que du cinéma, après c’est dramatique. Avant on craint d’être naïf et
on ricane, après on se sent inhumain et on pleurniche. Entre-temps l’histoire
se fait. Elle ne tergiverse pas ; elle ne discourt pas ; il n’est question pour elle
ni d’égoïsme ou de lâcheté, ni de chantage ou de courage. Il n’y a pas plus à
plaindre qu’à blâmer.
Le lendemain je trouvai dans mon casier deux cahiers écrits par Marie.
Le premier, intitulé Diary, inattendu, souvent grinçant et cru, parfois
amusant me bouleversa. C’est le témoignage d’un esprit exubérant, d’une
existence désordonnée et parfois douloureuse. L’autre cahier, Recipes
(recettes, en anglais), d’une écriture plus élaborée, a certes quelque chose
d’envoûtant. Mais bien qu’il soit écrit de la même main que le premier, ce
second fascicule est une œuvre collective ; derrière d’autres soufflaient. Des
faits y sont relatés ; on y mentionne des expériences. Pour tout dire, Marie
et son amie s’adonnaient à la sorcellerie. Entourées de tant de mal, elles se
sont égarées en y cherchant des voies pour s’élever. « Les colonnes du ciel
ont leur pied dans l’abîme » nous dit Michelet. Mais il ajoute : « l’étourdi
qui remue cette base infernale, peut lézarder le Paradis. » Nous nous en
tiendrons donc au premier cahier, même s’il est moins écrit, rédigé à la diable
au lycée pendant les cours ou au lit durant des nuits d’insomnie.
Marie l’affirme : « J’écris presque comme je parle. C’est peut-être
parce qu’en fait, c’est surtout de vous parler que j’ai envie. » Mais c’est
aussi pour elle un moyen de se défouler et de provoquer. En raison
notamment de ce style « oral », nous avons procédé à quelques aménagement
tout en respectant le texte original, et disons même, afin de le respecter :
— Les récits ont été lus à voix haute et discutés en présence d’ado-
lescents de seize et de dix-sept ans. Ce travail nous a permis de doter le texte
d’une ponctuation presque absente, tout en en conservant l’esprit.
— Exception faite des fautes manifestement volontaires, l’orthographe
en a été corrigée.
— Les personnes impliquées dans le récit ont consenti à sa publication,
mais leurs noms ont dû être changés, exceptés ceux de Simone et de Marie.

Pascal Helleu

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À mes frères

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Samedi 25 avril 1998

D I A R Y . Tout à l’heure j’ai écrit ce mot. Ça m’a plu. On le voit souvent


sur des cahiers à fleurs, le genre article pour jeune fille sentimentale — pour
les grosses niaises quoi ! Elles sont censées y tenir leur journal intime, alors
qu’en fait elles n’ont aucune intimité. Ça fait penser au papier à lettre en
couleur, genre pastel avec des dessins nuls dessus, style un beau mec
(berk !) en Ray-Ban et perfecto, assis sur une moto, ou alors une gitane qui
danse en tenant un éventail devant le bas du visage. L’éventail laisse
seulement apparaître son regard irrésistible… Très puissant tout ça. Les
niaises ! Moi aussi j’utilise du papier en couleur, mais c’est pas pour écrire.
D I A R Y . J’aime bien ce mot quand même, parce qu’il est anglais comme
hard rock ou speed ou fuck you ou too much ou punk’s not dead. Après
l’avoir écrit, je l’ai cherché dans mon dictionnaire Harrap’s, et grâce aux
hiéroglyphes nuls qui étaient à côté et que ma prof nulle d’anglais appelle la
« transcription phonétique », j’ai remarqué que ça se prononçait comme le
mot diarrhy, c’est-à-dire diarrhée. Journal intime, c’est comme diarrhée. Ça
m’éclate de trop.
Ce sera un peu ça mon journal. Ça pourrait aussi s’appeler La Gerbe,
mais pas exactement la gerbe de fleurs ; il y a comme une nuance dans le
parfum. D’ailleurs, je pourrais utiliser du papier en couleur.
Je sais : je suis légèrement lourde. On me l’a déjà dit.
Là où ça commence, l’histoire, c’est quand j’avais six ans. Mais vous
allez voir, et j’aime autant vous prévenir : vous n’allez pas aimer. C’est une
histoire que tout le monde peut comprendre. Ce n’est pas supérieur. Ce n’est
sûrement pas pour vous. Et ça ne fait pas rêver non plus ; c’est juste vrai.
C’est stupide une histoire vraie, parce qu’on a déjà la vérité. Remarquez, la
mienne n’est sans doute pas la vôtre. C’est pas Les Liaisons dangereuses,
avec des perruques poudrées et des jabots. C’est plein de mecs moches ;
mais les filles sont pas mal. Enfin, c’est quand même là que ça commence,
l’histoire.
Cela faisait six ans que j’étais là et je ne le savais pas. Avant, c’est tout

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noir. Je ne me rappelle pas. Mais donc j’avais six ans. Pour mes parents ça
voulait dire que j’étais plus jeune qu’eux, pour mon petit frère Damien que
j’étais plus vieille que lui. Mais pour moi six ans faisaient une vie. Ma vie. À
six ans, un an est un sixième de notre vie, à trente, ça doit faire un trentième,
et six sixièmes comme trente trentièmes ça fait toujours un, une vie. Ma vie.
Même moi qui suis nulle en math je sais ça. Pour vous dire, malgré les cours
particuliers je plafonne à trois virgule cinq sur vingt. C’est Virginie qui a
calculé ma moyenne. Moi je m’étais trompée. Je me rappelle plus comment,
mais j’avais pas divisé ce qu’il fallait par ce qu’il fallait, mais le contraire.
C’était pas dans le bon sens. J’ai honte. J’ai vraiment honte ! Il y en a qui se
vantent d’être nuls en math. Ils font mine d’en être fiers pour masquer leur
honte. Mais moi je travaille, et je sais qu’un jour je serai bonne. Pour
l’instant je suis bonne en langues. En allemand surtout. Mais aussi en
anglais. Mes profs sont nuls, mais j’aime bien les langues. C’est comme si
j’étais ailleurs, ou quelqu’un d’autre, c’est rigolo, c’est comme un jeu.
J’avais six ans. Six ans, putain ! Je connaissais déjà Virginie. On habi-
tait le même village, et sa mère, Simone (c’est pas un gag, elle s’appelle
vraiment Simone) me gardait après l’école. Elle venait nous chercher avec
un pain au chocolat, et on rentrait à pied en jouant comme des folles avec
nos cordes et nos balles. J’ai des photos, visez le style : jupes plissées,
couettes, des milliards de sourires avec deux dents en moins devant. On
avait six ans quoi, des bébés on était. Mes parents rentraient tard du travail.
Alors Simone nous gardait jusqu’à tard. Simone était toujours dans la
cuisine. De temps en temps, elle sortait la tête pour nous demander de faire
moins de bruit, mais toujours gentiment, alors nous on continuait et on se
moquait d’elle. Franchement je regrette, franchement.
Les vieux s’imaginent que les jeunes n’aiment que les jeunes. En fait, les
jeunes adorent toujours quelques vieux aussi. Prenez Higelin, par exemple.
Mais il y a aussi Simone. C’est vrai qu’on la casse tout le temps — il faut
dire qu’elle a pas grand chose pour elle, la pauvre ! Mais elle le sait. Ça ne
l’empêche pas d’être à peu près heureuse de n’être que Simone, et d’essayer
de bien l’être. C’est ça qui compte. Personne n’a l’air de la respecter, mais

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tous les jeunes l’adorent. À son enterrement, c’est sûr, il y aura un monde
fou. Que des jeunes. Les vieux pensent qu’elle n’est pas grand chose. Les
jeunes savent qu’au moins elle est vraiment Simone.
Sa vie, c’est les autres. Elle est tout le temps dans sa cuisine, mais elle ne
mange jamais. Lorsque tous les jeunes du village débarquent chez Virginie,
je vous jure, c’est beignets de pommes, chocolat, coca, jus d’orange, me-
ringues. Elle est infernale. « On peut vous aider à ranger ? — Non, pensez-
vous, non, laissez, ça ne me dérange pas, j’ai le temps. » Et nous on laisse.
On est salauds. Les gens n’ont jamais le temps. Elle a toujours le temps. On
n’enlève même pas nos chaussures en rentrant chez elle parce qu’elle ne le
demande pas. On sait qu’elle préférerait. On est vraiment des porcs.
Question look, elle craint franchement. Déjà, l’odeur : à astiquer tout le
temps, son parfum, je sais pas ce que c’est, mais ça doit être genre « Eau de
Chlore » de chez Javel. Sans parler de ses vêtements. C’est comme les
fringues des gens de son âge, au village : on ne les voit même pas, ça ne
nous concerne pas.
Et puis la vie n’est pas toujours facile pour Simone. Elle s’est quand
même suicidée trois fois. Des tentatives bien sûr. Mais des vraies. C’est pas
le genre « Comment réussir son suicide raté ? » La dernière fois, elle s’est
quand même niqué un œil en fonçant en voiture dans la grange des Augier.
C’est horrible ! Depuis elle a un œil en verre. Mais comme la paupière a été
touchée, il reste tout grand ouvert, fixe et brillant tout le temps, même quand
elle dort il paraît. C’est vraiment horrible ! Simone, quand elle se rate, elle
se loupe pas. Elle fuit la vie parce qu’elle est moche et qu’on ne l’aime pas, et
après la fuite elle est encore pire. C’est vraiment ironique. Ça, c’est tout
Simone. Simone, c’est un gros gâchis ; c’est la vie saccagée. S’ils en
parlaient à la télé, ils diraient : « Simone, c’est la souffrance à l’état pur. »
Ils sont cons à la télé. Elle finira dehors sous la pluie, la nuit à ramper dans
la boue, en bavant et en se plaignant d’une seule chose : de ne pas être
aimée. C’est vrai, on s’en fout d’être vieux, d’avoir un œil en moins, ou
même d’être aveugle, si une seule personne qu’on aime nous aime. Qu’est-ce

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qu’on s’en fout ! Mais Simone n’est pas aimée, et quand même elle est vieille
et borgne. Dur !
Pierre, c’est le père de Virginie. Je ne dis pas le mari de Simone, parce
que sans le livret de famille on n’imagine même pas. Je ne le connais pas.
Virginie non plus. J’imagine qu’il reste parce que ses maîtresses n’ont pas
voulu de lui. Il rentre tard du « travail ». Il est flic. C’est sûr ; il doit y avoir
beaucoup de travail ! Quand il rentre il ne dit pas bonjour à sa femme. Ils
cohabitent. Ils partagent le même territoire : lui prend le salon, elle l’usine.
Quand il m’aperçoit, il me dit : « Alors, quoi de neuf ? Rien que du vieux ? »
À chaque fois ! Sérieux, ça use.
Quand j’avais six ans, je ne le voyais jamais. Lorsqu’elle rentrait du
travail, ma mère venait me chercher avant l’arrivée de Pierre. Je jouais
comme une folle avec Virginie. Nous ne pensions qu’à nous. On était telle-
ment bien dans sa chambre ! Elle avait cent peluches (les folies de Simone) et
une poupée magnifique qui fermait les yeux quand on la couchait. Alors,
pendant des années, en m’allongeant le soir, je fermais les yeux pour faire
comme la poupée. Et derrière mes paupières, il y avait toujours Virginie.
Souvent elle chantait. Je m’asseyais par terre pour l’écouter en suçant mon
pouce. On jouait aussi avec le circuit 24 de Damien. Tout était bien. On
s’amusait vraiment heureuses, sans voir le temps passer.
Et tout à coup on sonnait à la porte et je faisais un bond. C’était souvent
à la tombée de la nuit. Déjà la nuit j’ai peur. Mais quand elle tombe, en plus
ça me rend triste. Le père Augier arrivait avec son clebs. De l’entendre
arriver m’affolait. Je voulais disparaître, mais j’étais clouée sur place. « Je
promène le chien ; personne ne veut venir avec moi ? » Personne, jamais.
Jamais personne ! Simone sortait la tête de la cuisine et me disait : « Vas-y
ma petite, ça te fera du bien de prendre l’air. » Je ne voulais pas, mais je
n’arrivais pas à me défendre. Il fixait son regard sur moi et disait en
pensée : « Tu sais que tu vas venir ma petite ; tu n’y échapperas pas. » Et
c’était vrai. Je le savais. Et Simone : « Allez, mets tes chaussures, Marie,
vas-y ma grande ; ta maman n’arrive que dans trois quarts d’heure. Tu as
le temps. » Je mettais mes chaussures. Je le suivais. Je ne voulais pas.

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J’avais six ans, putain ! Je le tuerai cet enculé ! Je le tuerai ! Je le
crèverai ! Vous trouvez peut-être que ce sont pas des mots pour une « jeune
fille » ? Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Je ne suis plus ça depuis
toujours. Je suis un tueur. Ça vous va comme mot pour un tueur, enculé ?
Ça vous la boucle, hein ? En tout cas, un jour j’irai le voir et je le tuerai.

*
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Lundi 27 avril

Enfin la rentrée ! Hier soir, par la fenêtre de la chambre de mes pa-


rents, j’ai vu Virginie qui rentrait de vacances. Quand je pars pas avec elle,
j’ai horreur des vacances.
Ça y est, le cours démarre. A) U N E R É G I O N D Y N A M I Q U E . Je déteste
vraiment la géographie. Par contre, si ça consistait à aller visiter les pays
sur place, j’adorerais. Mais uniquement avec Virginie ; ça nous changerait
du village.
Je n’ose même pas vous raconter Bacheroy. Mes parents sont venus
volontairement s’y perdre quand j’avais six ans. On leur avait sûrement
menti. Au village, on est deux cent cinquante au milieu de millions et de
millions et de millions de betteraves. Nos parents nous ont toujours dit qu’on
avait de la chance parce qu’on avait chacun notre chambre, un jardin et
l’air pur. Alors les week-ends, quand on ne sait pas quoi faire, on s’assied
sur un mur et on répète en chœur : « On a chacun sa chambre, l’espace et
l’air pur ». C’est le bonheur ! Il faut tout de même dire qu’avant on était à
Villejuif, en banlieue parisienne, « dans deux pièces humides avec le bruit des
voitures jour et nuit ». Je ne me rappelle pas. Je suis sûre qu’à l’époque
j’aurais aimé le jardin et la campagne. Mais maintenant j’aimerais autant
les cinémas, les magasins, le monde, les transports, sortir. J’aimerais autant
être à Villejuif, quoi. C’est idiot ; on aurait dû commencer par vivre ici.
Bacheroy l’hiver, c’est très dur. Lorsqu’il y a du vent, rien ne l’arrête.
Ça pousse pas très haut les betteraves ! Il fait un froid d’enfer ! En plus il y a

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l’odeur de la sucrerie. Vous devriez venir sentir ça. C’est horrible ! Heu-
reusement, ça dure seulement quatre mois, d’octobre à février. Ensuite, en
mai et juin, c’est l’odeur des engrais. L’été il n’y a pas d’odeur, mais en
principe je ne suis pas là. Ça aussi c’est idiot.
Par contre, ce qui est bien à Bacheroy, c’est qu’à part trois retraités et
Simone, il n’y a aucun adulte quand on sort de l’école. Il faut dire que
chaque matin et chaque soir ils se farcissent deux heures de transports ou
d’embouteillage. C’est au choix, c’est Bacheroy ! Nous on en profite bien. On
se fait des squats télé-bouffe-clopes les uns chez les autres et on range tout
avant l’arrivé des premiers parents vers sept heures et demie, sauf quand
c’est chez Virginie ; là, c’est Simone qui range. C’est vrai qu’on ne travaille
pas toujours beaucoup pour l’école. Sauf Virginie qui n’arrête pas.
D’ailleurs je trouve qu’elle exagère. Souvent on n’a même pas le temps de se
voir. On s’est disputées avant-hier parce qu’elle devait finir de lire Nana de
Zola pour le lycée, et qu’elle disait qu’elle ne pourrait pas venir chez moi.
Elle m’a dit que je ne pouvais pas comprendre parce que je n’aimais ni lire
ni travailler pour l’école, alors que c’est même pas vrai. D’abord, moi
j’adore lire. C’est juste les livres de l’école que je n’aime pas. Il faut dire,
c’est pas possible ! Ils le font exprès ! Dans le genre bla-bla-bla pleurni-
chard, il y a Le père Goriot de Zola et Eugénie Grandet d’un autre un peu
pareil. Déjà, ça, ça nous a pris la quatrième et la troisième. Ça promet : il
paraît que ce sont les meilleurs années de notre vie et qu’il faut en profiter !
Sinon dans le style L’Inspecteur Valium mène l’enquête, on a du aussi lire
Les histoires extraordinairement chiantes d’Edgar Poe. En gros ça donne :
« Les enfants ! Quel mystère pas possible, effroyablement pesant règne sur
cette horrible affaire ! Mais quel suspense qui fout méchamment les boules !
Heureusement, je suis un type très fort, d’une intelligence remarquable et je
parviendrai donc à résoudre l’énigme. Vous pataugez dans la semoule, mais
moi j’y vois très clair ; ce n’est pas un problème pour Moi ! » Déjà, j’ai
horreur des histoires qui commencent par « un truc incroyable, inouï,
vraiment génial, qui va vous torcher, si, si, m’est arrivé l’autre jour ! » On
est grand ; on sait lire. C’est pas à Edgar de nous dire que ses histoires sont

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extraordinaires. Cela fait penser aux gens qui avant de vous raconter une
histoire drôle vous disent : « J’ai une blague vachement bonne à vous
raconter, vous allez crever de rire ! Tenez-vous bien ! » Déjà, on sait qu’on
ne va pas rire.
Un roman qui m’a vraiment plu, c’est Mascarades de Maria Nacht. Le
titre est nul, mais ça ne veut rien dire. J’adore Maria Nacht. Mascarades,
c’est l’histoire de deux personnes qui s’aiment vraiment dingue, et qu’on ne
veut pas qu’elles s’aiment parce qu’elles ne sont pas de la même tribu, ou de
la même secte, ou du même âge, ou de la même couleur ou un truc du genre
dont je ne me rappelle pas, mais je sais qu’on ne veut pas. Elles n’ont pas le
droit de s’écrire ni rien, et je ne sais plus s’il y a le téléphone à l’époque de
l’histoire, mais s’il y était ils n’auraient même pas le droit de se téléphoner !
C’est vraiment horrible ! Si on les prend, on les tue ou quelque chose comme
ça. En tout cas, ils passent tout leur temps à penser l’un à l’autre. À un
moment le garçon a une idée géniale. Comme il est un peu écrivain sur les
bords (c’est énervant, dans les bouquins il y a toujours des écrivains et dans
les films des cinéastes, mais ce n’est pas très grave), il décide d’écrire un
roman qui sera en fait une lettre à son amour, mais en changeant les noms,
l’endroit, l’époque (pour ne pas se faire prendre), et même il change de sexe
et devient la nana ce qui est bien pour un mec ! Le livre n’est en fait qu’une
longue lettre d’amour déguisée, qu’elle seule, enfin lui, dans l’histoire, si
vous me suivez, pourra comprendre. Le bouquin parvient à la nana, et il y a
une scène où elle tient le livre grand ouvert au milieu de sa famille et où elle
comprend que chaque mot est pour elle, et que son amour est en train de lui
parler, à elle, et personne ne comprend sauf elle (c’est fait exprès), et elle
sourit au milieu du salon, et tout le monde est vert de rage de la savoir si
heureuse et de la voir rire et pleurer de bonheur. Même, à un moment, le
père lui prend le livre des mains et vérifie s’il n’y a pas une lettre cachée
dedans, et ensuite il lui rend ! C’est dingue comme ils les ont blousés ! En
plus, le sous-titre du roman c’est Omnia vincit Amor, et dans le Larousse
(les pages roses) ils disent que ça veut dire que l’amour triomphe de tout.
Franchement, ça torche des trucs comme ça. En tout cas, Maria Nacht,

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quand elle écrit, elle doit chialer du début à la fin. C’est sûr, elle a la rage ;
ça se sent. Je suis sûre que des fois elle ne peut même pas se relire tellement
elle doit pourrir ses feuilles de larmes.
Vous voyez, quand à l’école ils disent qu’on n’aime pas lire, c’est faux.
C’est vrai, c’est complètement faux ! Ils n’ont qu’à écrire des histoires
comme ça au lieu de nous dire que l’évêque était très vieux et qu’il sentait
bon et qu’il portait une grosse bague dorée et que la porte de son église était
en chêne massif et qu’il était très gentil avec les enfants et leur donnait des
cigarettes et des bonbons. Parce que, des histoires comme ça, ça peut seule-
ment servir à gâcher les soi-disant « plus belles années de notre vie ». Alors
que, c’est pas pour vous embêter, mais pour prendre un autre détail de
Mascarades, le mec a offert à la fille une montre qui fait bip-bip toutes les
heures ; seulement, au lieu de sonner aux heures justes, elle sonne à chaque
heure passée de trois minutes parce qu’ils se sont rencontrés un trois de je
ne sais plus quel mois, l’hiver je crois. Lui a la même montre, réglée juste à
la même heure, et quand les deux bipent en même temps, ils doivent se dire
(mentalement, bien sûr) : je t’aime mon amour. C’est dingue ! Deux bip-bip
perdus dans l’univers, et clac : je t’aime mon amour ! Et à chaque fois, le
père qui ne la lâche pas d’une gamelle lui dit : « Tu devrais mettre ta montre
à l’heure ». Un jour la fille craque et répond : « Elle est juste ma montre. Ce
sont toutes les autres qui avancent ! » Et toc ! Cassé ! Game over ! Vous
voyez ce que je veux dire ? Bip-bip : je t’aime mon amour. Ça tue des trucs
comme ça, putain, ça tue !
Et Virginie qui me dit que je n’aime pas lire ! Évidemment, à côté
d’elle… En tout cas, avant-hier on s’est tellement disputées et j’avais telle-
ment les nerfs, qu’en rentrant chez moi, j’avoue, j’ai mangé tout un paquet
de cookies alors que j’ai déjà un gros cul. Virginie dit que ce n’est pas vrai
et que mon cul est très bien. Mais elle, elle m’aime. Alors…
« Pourquoi un contraste dans la région Rhône-Alpes ? D’une part il y a
une opposition des reliefs — la démographie — le déclin des campagnes… »
Honnêtement, j’avais complètement oublié le géographe qui ronronne au
tableau. À chaque fois que je vois son crâne luisant entre ses deux touffes, je

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ne peux pas m’empêcher de penser à l’Océan Atlantique entre l’Afrique et
l’Amérique. En tout cas, il est très gentil. Ça va bientôt sonner. En parlant de
région Rhône-Alpes, je retournerais bien à Digne manger au restaurant
L’Origan comme l’été dernier avec Virginie, Christelle, Pierre et Simone.
Sous la table, cette chienne de Virginie avait glissé un pied divinement bien
dirigé, sans la chaussure évidemment. Elle est très gonflée et elle sait que
j’adore son culot. Elle parlait quand même tout naturellement à sa sœur,
mine de rien, et elle a même demandé une carafe d’eau à la serveuse en con-
tinuant à presser le pied bien comme il faut. Ensuite, la garce m’a demandé
si je voulais un peu d’eau. Il fallait voir avec quel sourire ! La chienne !
Virginie quand elle démarre, on peut plus l’arrêter. C’est même pas la
peine ! Un peu d’eau ! Elle me parlait, et les mots ne venaient pas jusqu’à
moi. Je l’entendais à peine, comme si j’avais eu la tête sous un oreiller, et je
n’arrivais pas à répondre. J’étais partie. J’avais pété les plombs. Je fondais.
Après un moment j’ai pu dire : « Oh oui ! J’ai tellement soif ! »
C’est vrai, c’est hyper contrasté la région Rhône-Alpes. J’adore !

*
**

Mercredi 29 avril

Le Midi méditerranéen. Un espace varié et aménagé. Densité moyenne :


quatorze habitants au kilomètre carré. Climat méditerranéen. Merci vieux,
on s’en doutait pas ! C’est l’enfer : six heures de géo cette semaine ! Le prof
rattrape des cours. En plus, je suis complètement naze. Cette nuit, j’ai pas
dormi deux heures. Depuis 1950, de gros efforts d’aménagement. Dans la
classe, tout le monde a l’air énervé. Surtout Virginie. Elle envoie chier tout le
monde. Surtout moi. Je crois qu’elle me fait la gueule. Il me regarde le con.
Durance : dix-sept centrales. Quand le prof me regarde, il faut bien que je
joue le jeu. En fait, je crois que Virginie aussi est tout simplement fatiguée
également. C.N.R. en 1933. Je sais même pas ce que c’est « C.N.R. ». Région

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dynamique du point de vue agricole. On a asséché les marais. Putain ! Que
c’est chiant !
Au lycée tout le monde m’appelle « Putain ». Le pire, c’est que ça ne me
dérange vraiment pas. En tout cas c’est comme ça, on m’appelle « Putain ».
Ce qu’il y a, c’est qu’ils ne le disent pas méchamment. Le midi par exemple,
à l’heure de manger : « Hé, Putain ! Tu viens bouffer avec nous ? » S’ils
m’appellent comme ça, déjà c’est parce que je dis toujours « putain ».
L’autre jour, je l’ai même dit dans le bureau du proviseur. Comment j’étais
mal ! Vas-y ! Là je me force à pas le dire parce que j’en parle ; mais ça me
dérange ! Tertiarisation de l’économie dans le Sud. Il y a aussi une autre
raison qui fait qu’on m’appelle comme ça. Virginie dit que je suis impudique.
Production d’aciers spéciaux et de chlore. Elle a raison ; on n’est pas du tout
pareilles, elle et moi ; pourtant, on s’entend comme deux je sais pas quoi.
J’adore me montrer. Et encore, maintenant c’est rien. Quand j’avais dix ans,
ou douze ou quatorze même, je me gaulais des mecs et des nanas que je ne
connaissais même pas et je les embrassais pour de vrai, le gros steak et tout,
je ne tirais jamais le rideau de ma douche, je ne fermais jamais la porte des
toilettes, et sur la plage ou à la piscine je me changeais sans me cacher en
faisant mine de ma prendre encore pour une petite fille qui n’a pas à se
préoccuper de ces choses là. Évidemment tout le monde n’apprécie pas.
J’aurais tort de me plaindre : je fais ça largement autant pour déplaire que
pour plaire. Il y en a que ça ne gêne pas ; mais les autres : « On le sait que
t’es bien foutue. » Ce qui les choque, c’est mon manque de modestie. Il faut
dire que j’ai horreur des gens modestes. Si vous prenez mon voisin toubib,
par exemple, le doctor C. Il a une maison que j’ose même pas rêver d’en
avoir une comme ça un jour, mais il roule en 4 L rouillée. Il n’a pas besoin
d’une voiture pour montrer qu’il a du fric ; il sait bien que tout le monde le
sait. Mais dans le village, tout le monde dit : « Ah ! Qu’il est simple le
docteur C. ; comme il est modeste ! » Tu parles ! Quel frimeur, oui ! C’est
comme aux réunions parents-profs. Il y a ceux qui viennent en pull, en jeans
et en baskets, parce qu’ils savent très bien qu’à leurs petites lunettes, leur
petite coiffure, leurs questions super-pertinentes à trois francs cinquante,

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leur montre et leurs petites manières à la con, tout le monde voit très bien
qu’ils sont cadres supérieurs. Alors que les autres viennent en costard pour
ne pas venir en bleu de travail. Et même s’ils portaient un jean et des
baskets, ce serait pas les mêmes marques. On n’a pas tous les moyens d’être
modeste. Par contre, c’est facile quand on est riche, génial, beau et que ça se
sait. Moi je suis nulle, et ça doit se savoir aussi. Il y a des nanas mignonnes,
bien gaulées et tout, qui ne se montrent pas et qui font les sages dans leur
coin parce qu’en fait elles savent qu’elles auront leur bac et qu’ensuite, en
école de commerce ou au pire en fac de droit, elles se trouveront un petit mec
mignon, friqué et tout. Elles se préservent ; elles préparent leur avenir. Moi,
j’ai rien à préserver. J’ai pas d’avenir. Je veux seulement montrer mon cul
parce que tout le monde en a envie ou me l’envie. Plus tard, je perdrai. Mais
maintenant, au moins là-dessus, c’est moi qui gagne.
En fait, je recule, mais il faudra bien que j’y vienne. Je veux dire à
l’histoire. Parce que là où ça continue, l’histoire, c’est quand j’avais huit
ans. Ah, ah ! Que de mystère ! Mais vous allez voir ; c’est pas terrible du
tout. C’est même moche. Et puis non, je vais pas avoir le temps. Ça va bien-
tôt sonner, et ensuite j’ai maths. En maths je bosse pour la raison que j’ai dit
l’autre jour. Après j’ai S.V.T. Si vous avez du mal à suivre, ça veut dire
« sciences de la vie et de la terre », et il paraît que c’est le nouveau nom pour
« biologie », qui était le nouveau nom pour « sciences nats », qui était le
nouveau nom pour je sais plus quoi. C’est ma prof qui nous l’a dit, et ça
l’énerve que ça change tout le temps. Mais bon, il y a plein de choses qui
énervent les profs. En ce moment on fait géologie, et ça me prend légèrement
le chou. J’irai même jusqu’à dire que ça me bourre très fort. Putain, comme
je suis naze !
Ça y est. Cette fois je suis dans la roche sédimentaire argileuse conte-
nant une forte proportion de calcaire. En tout cas, c’est très lourd. Je suis en
panne de chewing-gum. Tant pis, j’en décolle un vieux de dessous la table.
De toute façon, c’est sûrement un des miens. Je vous raconterai l’» histoire »
plus tard ; en fait, c’est pas vraiment le jour. Je suis trop énervée. Je vais
finir prof à m’énerver comme ça ! Non, j’exagère.

— 17 —
Je viens d’entendre un truc dans le couloir qui m’a sciée en deux. J’ai
entendu cette pétasse de Solange dire au C.P.E. qu’elle n’avait pas pu venir
en sport hier parce qu’elle était « indisposée ». Carrément, je supporte pas.
Ce qui fait que je supporte encore moins, c’est que cinq minutes plus tôt,
Véronique me parlait et d’un coup elle me laisse en disant « Il faut que j’aille
au petit coin. » La pauvre expression ! Déjà, ça m’avait agacée. Indisposée,
c’est un peu pareil en pire. Notre prof de français appelle ça des
euphémismes. Moi j’appelle ça la zone. Prenez Simone par exemple. Je
l’adore, mais elle est très, très forte en euphémismes. Tous les mois elle re-
vient à l’attaque avec ses « problèmes de femme ». C’est trop quand on y
pense, parce qu’elle a franchement plus grand chose d’une femme. La der-
nière fois qu’elle a dû faire l’amour, ça doit remonter à quand elle était belle.
Non ; j’exagère; ça peut pas faire si longtemps. Personne ne la regarde plus
comme si c’était une femme. Ça fait que quand elle met une jupe, j’ai
l’impression qu’elle se déguise. Elle tient à mort à sa féminité quand même.
Pourtant le seul mec qui l’approche, à part Pierre (mais de ce côté rien à
craindre), c’est Augier, et il ne risque pas de lui faire de mal, sauf si son
clebs la mord. Des fois, elle dit qu’on ne devrait pas se moquer, que ce n’est
plus un jeune homme, mais qu’il est dans la force de l’âge. Je comprends
mal l’expression, mais je peux vous dire que c’est pas l’âge de la force. En
tout cas, Simone s’accroche à l’amour. Ça doit être comme l’instinct de
conservation ; l’amour comme la vie, même quand c’est nul on s’y accroche.
Et c’est quoi qui lui reste de féminité à Simone : ses doches ! C’est super
érotique ! « Ouiiii… Euh… j’ai des problèmes en ce moment, comment dire
des problèmes de femme quoi… enfin… périodiques, vous voyez… » Non, on
voit pas bien. Je vous raconte même pas comment Virginie est mal ; elle a
honte ! Moi je jette un coup d’œil par ci, un coup d’œil par là, genre je fais
pas très attention. Des fois elle ajoute : « Vous comprenez, quoi ? » Vas-y !
Développe Simone, on n’a pas tout saisi. Je me moque mais je devrais pas ;
c’est triste.
N’empêche, au niveau langage, elle assure vraiment pas. Je ne parle pas
des détails, style « y en a des qui…, c’est moi qui a…, c’est moi que je suis…,

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en général il est toujours…, si je vous dirais… », parce que ça, tout le monde
le dit autour de moi et j’ai l’habitude. Même moi ça m’échappe parfois.
Simone, c’est encore une autre chose. Elle, il n’y a pas que la grammaire ;
c’est aussi une vraie pro des euphémismes. Par exemple elle dit : « Excusez-
moi, en ce moment j’ai des gaz. » C’est horrible ! Déjà, pour une personne
de son âge, le dire ! Mais en plus, comme ça ! Pour les règles, on a droit à
toute la panoplie : c’est l’armée rouge, les ragnagnas, les Anglais ont
débarqué, les nounours, les trucs… Elle en a toujours des nouveaux. À part
ça, je vous passe la grosse commission, les cabinets… c’est dingue ! On
évite le mot pour pas faire sale, seulement comme tout le monde sait
pourquoi on l’évite, ça fait encore plus dégueu. Si on dit pas le vrai mot,
c’est forcément que c’est dégueulasse. Même quand on ne comprend pas, on
imagine le pire. On se doute que ça doit être un truc qui colle à la culotte.
C’est crade, putain ! Je me fiche un peu de Simone, mais franchement, c’est
pas la pire. Mon toubib, le docteur C., me demande des trucs du genre si je
vais normalement à la selle, et comment sont mes selles, et mes
menstruations ? Abondantes ? Douloureuses ? Et sinon, m’arrive-t-il
d’avoir des pertes ? C’est dégueulasse les menstruations ! Ça donne
l’impression d’être malade. Il peut pas dire les règles ? Une femme, c’est
une malade, sauf vieille, à cause de la ménopause. Mais là, c’est une
mourante.
C., c’est pas encore le pire, Une fois, pendant les vacances, il s’est fait
remplacer par un autre qui avait l’air méchamment gentil. Pour commencer,
il avait les cheveux longs, et un mec qui a les cheveux longs, il a déjà ça pour
lui. Il avait l’air très cool et tout, puis d’un coup il me fait : « Et sinon tu
pisses normalement ? » Ça, c’est lamentable ! Ça veut faire jeune, ça veut se
mettre à notre niveau, et ça descend trop bas. C’est dire toute l’estime que ça
a pour nous !
Question langage, il y a aussi des trucs que tout le monde dit avec un air
de dire quelque chose de très fort et hyper personnel, de vachement profond
et qui va vous la clouer net. Par exemple, moi j’arrête pas de dire « Je monte
en haut », « Je descends en bas », et à chaque fois, mais alors là, à chaque

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fois, il y a un pauvre gars dans les parages pour dire : « Parce que ça
t’arrive de monter en bas ? » Et je vous dis pas avec quel air supérieur. Si
on est au troisième étage et qu’on retourne au deuxième, on dit je descends
au deuxième. Mais si on va jusqu’en bas on fait « Je descends en bas »,
puisqu’on descend en bas. C’est stupide de faire semblant de ne pas
comprendre. Il faut réfléchir un peu avant de répéter les conneries qu’on
entend. C’est comme pour sortir et entrer. On peut sortir d’une pièce pour
entrer dans une autre, mais on peut aussi sortir pour aller dehors. Moi,
quand je sors dehors, je dis « je sors dehors », puisque je sors dehors. Je
vais vous faire plaisir : à partir d’aujourd’hui je vous donne le droit de dire
je monte en haut, je descends en bas, je sors dehors, etc, et ceux qui diront
que c’est pas bien sont des imbéciles et vous n’aurez qu’à me les envoyer !
Aussi, mes parents m’ont toujours dit qu’il n’était pas correct de dire
« je veux ». On dit « j’aimerais… je désire… je voudrais… ». Moi, pour ça,
je suis vachement pas d’accord non plus. Je veux voir Virginie. Je l’aime. Je
veux la caresser. Je veux qu’elle me fasse l’amour. Vous m’imaginez : « je
désirerais… j’aimerais… je souhaiterais… violer Virginie ! » Comme ça, ce
serait correct ? Sinon, c’est comme il paraît qu’on est des égoïstes ou des
mégalos quand on dit : « moi je ». Moi quand je parle, je dis toujours « moi
je ». Mais je dis aussi « toi tu » et « lui il ». C’est mégalo ça aussi ? Qu’une
explication soit vraie ou fausse, on s’en fout. Pour qu’elle ait de l’avenir il
faut surtout qu’elle soit à la portée des imbéciles.
Dans le genre pauvre expression à trois balles il y a aussi : « Tu parles
à tort et à travers ». L’énervant, c’est le côté obligé. Si on a le tort, on a le
travers ; c’est un lot. Par contre, contrairement à ce qu’on pourrait croire,
on ne parle jamais à raison et à droit. C’est comme pour « Ils ne se con-
naissent ni d’Ève ni d’Adam » ; il n’y a jamais « ceux qui se connaissent
d’Ève » ou « ceux qui se connaissent d’Adam ». Ça m’énerve ces
expressions. (À force de m’énerver comme ça, je vais finir prof. Non, je
déconne !) Il y a aussi : « Il prend des risques inconsidérés ». Ah bon !
Parce que certains prennent des risques considérés ? Et c’est pareil pour :
proférer. À chaque fois qu’on profère quelque chose, c’est des injures ou des

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menaces. C’est dommage ; on pourrait proférer des compliments, proférer
des mots gentils ; ce serait cool.
Mais quand même, des fois, on a le droit au contraire. Par exemple, il y
a les remarques impertinentes et les remarques pertinentes, quoique ce ne
soit pas vraiment le contraire puisqu’une remarque peut être à la fois per- et
impertinente. Et même souvent ce qui les rend impertinentes, c’est d’être tout
à fait pertinentes ; ça gêne.
J’adore les mots, j’adore les tripoter. L’autre jour en cours d’anglais, la
prof, la grosse nulle, était tout embêtée avec l’expression I am delighted. Elle
n’arrivait pas à traduire. Je me suis dit qu’un jour je serai écrivaine, et que
le premier mot que j’inventerai ce sera endélicée. « Virginie m’endélice ;
comme vous m’endélicez mon amie ! J’en suis tout endélicée. » J’arrête
parce que déjà ça me chatouille et ça me gratouille, et je vais devenir impu-
dique. Dans ces moments-là, heureusement que je suis pas un mec ! J’ai
quand même sauvé la prof : « Ravie, Madame, je suis ravie. » C’est elle qui
était ravie. À tous les coups elle va me remonter ma moyenne. La pauvre !
Remarquez, elle est pas bien méchante.
Vous devez me trouver folle — là dessus on est d’accord ! Je dis ça mais
en fait, vous ne devez rien trouver du tout puisque vous n’existez pas, et j’ai
le droit de vous dire ce que je veux. C’est vrai, vous n’êtes qu’un vent dans
ma tête. Ce que je veux, je peux vous le dire. D’ailleurs, M E R D E ! Merde,
merde, merde, merde et merde ! Scheiße ! Je vous aime ! Je vous aime ! Je
vous aime ! Ich liebe dich ! Je vous désire. I fancy you ! Tu montes, chérie,
que je m’occupe de toi ?
Allez, à demain, vent de force nulle. Enfin je dis tout ça, c’est entre moi.
Putain ! Mais qu’est-ce-que je fous. L’histoire putain, il faut que je vous
raconte l’histoire. On attend bordel ! Une histoire ! Une histoire ! Une his-
toire !
C’est promis ; demain je raconte l’histoire de quand j’avais huit ans.
Mais je vous aurai prévenu : elle est gerbatique ! Tiens, j’essayerais bien
mes nouvelles docs demain ; je suis sûre qu’elles plairont à Virginie.

— 21 —
*
**

Jeudi 30 avril

J’étais restée longtemps, longtemps couchée dans l’herbe près du


village, roulée en boule, immobile et il faisait presque nuit. Je me rappelle
très bien comment le ciel était à ce moment, parce que couchée dans le
champ je l’avais regardé drôlement longtemps. Il y avait des gros nuages
très loin qui ne bougeaient pas, et devant, beaucoup plus près, des tous petits
nuages qui passaient à toute allure. Ils avaient l’air de se courir après, de
faire la course comme des mômes. De toute façon, je me souviens très bien
de tout, de l’odeur de l’herbe et d’autres choses comme les troènes et les
fleurs par exemple, et quand on est au début du mois de juillet, j’y repense à
cause des odeurs. C’est pour ça que j’aime pas le début des vacances d’été ;
ça m’y fait penser.
Tout le sang avait coagulé pendant que j’étais restée couchée sans bou-
ger, ce qui fait que quand je me suis relevée ça me tirait de partout et j’avais
du mal à tendre les jambes. Je n’avais plus de chaussures. J’avais des cen-
taines d’épines, de ronces et de conneries plantées dans les pieds et dans les
jambes. Elles étaient tout enflées parce que j’avais traversé des champs
d’orties sans retenir ma respiration. Remarquez, je sais pas si marche avec
les orties de retenir sa respiration.
Quand je suis arrivée chez moi, ma mère n’était pas là. Elle courait
dans tout le village pour me retrouver. Mon père avait mis une chaise de-
vant la maison et il m’attendait, assis. Lorsqu’il m’a vue, il s’est jeté sur
moi. Il criait. Il disait : « Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Mais qu’est-ce qu’ils
t’ont fait ? » J’ai juste dit : « Papa, papa » ou un truc comme ça. Mon père a
dit : « Ils étaient en bagnole ? De quelle couleur qu’elle était leur char-
rette ? » Je ne me rappelais pas. J’ai dit : « Rouge, ou verte. » Il est parti en
courant vers la route, et quand il était déjà loin, il s’est retourné et il a
gueulé : « Mais merde ! Elle était rouge ou verte ? »

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Je suis restée toute seule. Je me suis assise sur la chaise devant la mai-
son. Après, je me suis mise à avoir froid et à grelotter, et ensuite j’ai pleuré
comme je fais quelquefois, tout bas, en étouffant tout pour qu’on m’entende
pas, et ça fait comme une sorte de gémissement. Quelquefois, on finit par en-
tendre quand même quand ça éclate.
C’est Simone qui est arrivée en premier. Je l’ai même pas vu venir.
D’un coup, elle était là comme une fée. Elle m’a fait entrer dans ma maison
et m’a réchauffée en me tenant dans ses bras. Elle parlait tout le temps et
m’appelait son trésor, son lapin, sa petite biche, et toute la panoplie cent
pour cent pur Simone. Ensuite elle a commencé a me nettoyer tout douce-
ment. Je me mettais en boule sur ma chaise et je ne voulais pas bouger. Elle
me soulevait les bras, étendait mes jambes petit à petit. C’est dingue comme
elle est patiente ! Entre-temps mes parents étaient revenus, mais ils me lais-
saient avec Simone parce qu’elle avait plus l’habitude de moi. « Mais enfin,
laisse-toi faire ! » disait ma mère. Mon père gueulait : « Je les tuerai les
salauds ! Je les tuerai ! » Le connaissant, je suis sûre qu’il l’aurait fait.
« Mais de quelle couleur qu’elle était leur bagnole ? T’as même pas pris le
numéro ? »
Je ne sais pas pourquoi il pensait qu’ils étaient plusieurs. Souvent, des
gens en voitures se perdent dans Bacheroy — c’est sûr, on y vient rarement
exprès. Ils s’arrêtent à notre niveau, baissent le carreau. On s’approche
parce qu’on est habitués. Ils demandent comment on va à Brezolles, à Ver-
nouillet, à Saint-Rémy ou à la Ferté. On explique si on sait. Quelquefois,
quand on est plusieurs surtout, on dit des bêtises pour jouer, et on les envoie
dans une mauvaise direction. Alors ils s’en vont. Lui, il est resté. Il a coupé
son moteur. Le silence m’a fait tout drôle. Au début je ne l’ai pas regardé
parce que je sentais que lui me regardait tout le temps. Il est descendu de la
voiture sans refermer la portière et m’a chopée par les poignets. C’est à ce
moment-là que je l’ai regardé, et ensuite il y a une seule autre chose que je
peux vous dire, parce que j’en rêve encore. Une seule. Je l’ai regardé, et
c’était une autre tête, plus ronde, moins vieille, avec presque pas de cheveux,
toute rouge, avec un pantalon rouge, avec une chemise verte boutonnée

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jusqu’en haut. Mais les yeux, c’était ses yeux. C’était ses yeux. J’en suis
sûre ; je les ai reconnus. C’était pas seulement les mêmes ; c’était les siens.
Je me rappelle. C’était les yeux d’Augier dans une autre tête.
Voilà. J’avais huit ans. C’est sympa, non ? Vous pensez sûrement que je
ne suis pas tellement rentrée dans les détails ; mais je dois vous avouer que
je les connais pas moi-même, en fait. Je ne me rappelle plus. Déçus, non ?
Bon. Sinon je connais une autre histoire. Je vous raconte. C’est celle d’une
petite fille qui dit à son père : « Papa, c’est comment qu’on fait les bébés ? »
Le père répond : « J’en sais rien ; demande à ta mère ; c’est les bonnes
femmes qui s’occupent de ces trucs-là. » La petite fille va voir sa mère et lui
fait : « Maman, comment qu’on fait les bébés ? » Alors la mère répond :
« J’en sais rien figure-toi. Si j’avais su, tu penses bien que j’en aurais pas
eu. » Elle est rigolote celle-là aussi. Il faut être indulgent. C’est la première
fois que j’invente une histoire. Au fait, qui est-ce qui les invente les histoires
d’habitude ?
Je repense à ces tout petits nuages qui bourraient comme des mômes en
train de cavaler sur une plage. C’est marrant de ne pas sentir le vent, de ne
pas l’entendre, juste de le voir. Ça fait comme du cinéma muet.
Je suis dans mon lit. C’est là que j’écris le plus. Je fais même mes dis-
serts au pieu. J’avoue, souvent je m’endors en les écrivant, un peu comme
mes profs en les lisant. Je rigole ! C’est même pas vrai ! Souvent j’ai des
bonnes notes.
Aujourd’hui, c’était l’anniversaire de mon père. Ça m’a toujours rap-
porté un verre de sangria. Il était vexé parce que je l’avais oublié. Enfin,
c’est ce que j’ai dit. Je n’allais tout de même pas souhaiter un bon anniver-
saire à ce gros con. Alors il a pris n’importe quel prétexte pour
m’engueuler : « Quand on n’a rien à dire au téléphone on se tait (il est
intéressant mon père, vous trouvez pas ?). Tu viens de passer vingt minutes
avec Virginie pour ne rien dire (c’est normal, comme j’avais rien à dire je
me taisais). Alors maintenant tu files au lit, pas de musique et tu dors. Et ne
réponds pas ; j’en ai assez que tu m’agressives ! » Il y a des jours, il est plus
fort que Simone. Sauf qu’en plus il est méchant. « À ton âge, il faut dormir,

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pas téléphoner ! » Dormir, mon cul ! Il est radin. That’s all. Il est avare,
c’est pas possible ! Par exemple, tous les ans les gens de la Croix-Rouge
nous alpaguent à tous les carrefours pour nous demander de la thune.
Lorsqu’on a donné, ils collent une étiquette avec une croix rouge sur le pare-
brise, et comme ça leurs collègues savent qu’on a donné et ne nous
rançonnent plus aux carrefours suivants. Eh bien mon père, passé la
période, il décolle l’étiquette et la garde pour l’année d’après. Il s’en vante
en plus. Au fond je l’aime bien, et parfois même, je dis du bien de lui parce
que c’est mon père et que j’aimerais pouvoir en être fière. Mais honnêtement
j’ai du mal. Bon ; j’arrête d’écrire avec ce stylo, il est merdique ! C’est le
sien et j’écris trop comme lui avec. Il est tellement radin qu’il ne supporte
même pas que j’enlève le gras de la viande, ou le blanc autour du jambon,
ou la peau du poulet quand elle est super grasse et pas très cuite (ma mère
est nulle en cuisine). « Le gras, je le paie le même prix que le reste.
D’ailleurs, c’est pas du gras. — C’est quoi qu’est pas du gras, papa ? —
Ben, le gras, tiens ! — Ouais, c’est bien ce que je pensais ! — En tout cas, tu
le mangeras ! » Une fois, ça m’a tellement mis les nerfs que j’ai croqué dans
un os de poulet à m’en péter les dents ; mon père m’a arrêté : « Ça va pas,
non ; qu’est-ce qui te prend ? » « Eh bien, les osses, tu les paies pas le même
prix que le gras ? » Il m’a collé une baffe.
Dans ma famille, on peut pas dire les os, sinon on se fait traiter de snob.
Mes parents, lorsqu’ils entendent un mec qui parle moins bien qu’eux (il doit
y en avoir trois ou quatre en France), ils disent qu’il est vulgaire et ignorant.
Mais s’ils en entendent un parler mieux qu’eux (c’est nettement plus
fréquent), ils disent qu’il est snob et prétentieux. Les seuls qui parlent mal
juste comme il faut, c’est à peu près eux, en gros. Donc il faut dire « les
osses ». Et donc, ça m’a fait une baffe.
Ma mère ne m’a jamais frappée parce qu’elle est à fond dans la psycho-
logie à trois balles, genre que si tu dis un mot à la place d’un autre, c’est
parce que tu l’as fait exprès même si t’es pas au courant, et ça veut dire
vachement de choses sur ton subconscient et tout, mais on sait jamais quoi,
et même quand on sait ça nous avance pas tellement. Elle, elle ne me force

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pas à manger. Elle m’y incite seulement, mais pas en finesse. C’est quand
même que ma mère. « Est-ce que tu veux des poireaux vinaigrette ? — Non,
merci, maman. — Pourtant la dernière fois que tu en as mangé, tu as dit que
tu adorais ça. » Elle est trop ! Elle sait mieux que moi ce que j’aime. L’autre
fois, elle a essayé autre chose. « Tu ne veux pas d’escargots ? Pourtant ton
père adore ça. » Là j’ai pas bien saisi la ruse. Elle dit toujours : « Moi, je
n’ai jamais giflé ma fille. » Une baffe c’est pas classe. Ma mère se veut
civilisée, ouverte d’esprit, et tout et tout. Donc si je fais une bêtise, elle ne me
frappe jamais. Elle la raconte à tout le monde pour me foutre une biffe
monstrueuse jusqu’à ce que j’en chiale, que je déprime, que j’aie des cernes,
des boutons de fièvre, que je fasse des cauchemars et tout. La violence
physique, c’est barbare. Elle, elle préfère la torture psychologique. « Ah…
non ! Moi, je n’ai jamais giflé ma fille ! Je l’ai seulement poussée au
suicide. » Non, je rigole. Dans la bibliothèque, elle a plusieurs bouquins de
Françoise Clito qu’on voit tous les soirs à la télé entre la pub et la météo. Ma
mère dit que « c’est une femme épatante ». Avec Virginie, on a essayé de lire
La libido féminine parce que le sujet nous intéresse énormément. Tu
m’étonnes ! Honnêtement, on en a juste compris assez pour comprendre que
c’était pas intéressant, mais c’est tout. Alors ma mère, c’est même pas la
peine ! Je suis sûre qu’elle descend le bouquin de la bibliothèque et le
remonte surtout pour l’exercice physique ; autrement, je vois pas.
Je ne veux pas oublier tout ça. Never ! Au moins je saurai comment pas
élèver mes enfants.
En une demi-heure je viens de m’enfiler tout un paquet de chewing-gum.
Sans sucre évidemment, à cause de mon gros cul. Putain ! Qu’est-ce que
j’écris mal ! Les répétitions ! Il faudrait que je travaille mon style. Mon
style ! Putain, mon style ! J’écris pas de belles choses. Tant pis, je fais quand
même le maximum pour écrire des choses vraies.

*
**

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Dimanche 3 mai

Mon père m’a encore envoyée au lit alors qu’il était à peine onze heures
et demie. Il trouvait que je parlais mal à ma mère. Moi, je trouvais pas. Elle
me racontait qu’il y avait un nouveau décès dans la famille, la cousine de ma
grand-mère. Je connais pas. Elle était fermière. Elle travaillait trop. Elle a eu
un malaise. Elle est tombée dans l’eau des vaches et elle s’est noyée. Elle
avait cinquante-neuf ans. J’ai juste dit à ma mère : « Elle aurait pu faire ça
plus tôt. C’est vraiment stupide d’attendre aussi longtemps pour mourir
aussi bêtement. » Ma mère m’a dit : « D’abord, cinquante-neuf ans ce n’est
pas vieux. Ensuite, on ne dit pas des choses comme ça. » Moi j’ai dit « Si, la
preuve, c’est que je le dis. Donc à partir de maintenant, ça se dit. » Là-
dessus mon père est arrivé : « On ne parle pas comme ça à sa mère ; tu
nous dois le respect. — Mais si on parle comme ça, la preuve c’est que
je… » Mais là, j’ai pas eu le temps de finir. Il a essayé de m’en coller une,
comme il dit. Heureusement, je suis plus rapide que lui. « Tu vas au lit et tu
es privée de musique jusqu’à ce que tu apprennes à respecter tes parents. »
C’est ridicule. La dernière fois qu’ils ont vu cette cousine de grand-mère,
j’étais peut-être même pas née. Ça m’énerve ces pleurnicheries. En fait, ils
s’en fichent, ils ont juste peur de mourir, eux !
Le respect, le respect. Le respect, c’est un truc qui se doit ; ça ne se
mérite même pas. C’est un truc pour les vieux qui puent du cœur. Moi, je ne
le dois à personne ; et surtout pas aux gens qu’on dit respectables. Ou alors
on le doit à tout le monde, et c’est même pas la peine d’en parler. Non ; si on
en parle, c’est qu’il y a des gens qui y ont droit et d’autres pas. Les jeunes le
doivent aux vieux, les pauvres aux riches, les élèves aux profs, les soldats à
leurs supérieurs, les esclaves à leur maître. Mais si on est contre l’injustice
sociale, contre l’esclavage, pas très pour l’école, et si on pense qu’aux âmes
bien nées bla bla bla, alors, c’est quoi pour nous ce respect-là ? Moi, j’aime
et j’estime. Mais ça, ça se gagne. Et ceux qui ne savent pas gagner l’estime
ou l’amour disent qu’ils ont droit à quelque chose ; au respect. Les
pauvres ! Au lycée ils ont fait une grande campagne sur il faut apprendre à

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se respecter. Mais ce qu’il faut, c’est se comprendre. Le respect, c’est juste
une apparence. Supportez-vous les uns les autres. On peut rêver mieux,
non ?
C’est pour ça que ça m’a scié quand la prof de français nous a parlé
d’une pièce de Sartre (Jean-Paul) qui s’appelle La P… Respectueuse. Moi :
« Madame, c’est quoi les trois petits points ? — C’est pour éviter d’écrire le
mot Putain ». Ah ouais ? Et c’est quoi le problème ? Si elle est putain, bon ;
mais par contre, si elle est respectueuse… Ils auraient pu mettre trois points
derrière le R, pour ne pas me choquer. De toute façon, c’est très bien comme
mot, putain, et d’ailleurs c’est mon surnom. À partir d’aujourd’hui je
m’appelle la Putain R… Ce sera sur mon adresse ; je signerai comme ça.
J’imagine la tête de mes parents : « Putain R…, une lettre pour toi ». Quand
je serai grande je serai écrivaine, et mon premier bouquin s’appellera La
Putain R…, rien que pour les faire chier.
En parlant d’écrivain, moi je dis qu’un écrivain qu’on aime vraiment,
c’est comme une amie ou une sœur, sauf qu’on le connaît encore mieux des
fois. On a envie de le voir, et si on peut pas, on veut lui écrire. J’écrirais bien
à Maria Nacht. Ça donnerait à peu près :

À Bacheroy, le 3 mai 1998,

Chère Maria,

Comme vous êtes mon écrivain préféré, même si je n’en connais pas
beaucoup d’autres à part Zola et Edgar Poe, j’ai souvent envie de vous écrire
pour vous demander des choses sur des sujets qui me préoccupent
beaucoup, ou même rien que pour vous parler. Ce qu’il y a aussi, c’est que
vous écrivez plein d’histoires d’amour et que vous devez méchamment vous
y connaître sur l’Amour. Moi aussi, un peu. Je ne sais pas bien pourquoi,
mais je vous écris comme je parle. C’est peut-être parce qu’en fait, c’est
surtout de vous parler que j’ai envie. Mais comme dit mon amie Simone :
« faute de merles, on mange des grives. »

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Mes profs disent tout le temps que je manque de « maturité ». Je ne sais
pas comment ils peuvent voir ça. Mais ce qui est vrai quand même, c’est que
je me sens encore toute petite. Et peut-être que ça a peut-être un rapport.
Quand j’étais encore plus petite, je ne supportais pas les films d’amour
qui se terminaient par « Je t’aime, mais tu sais bien que notre amour est
impossible. — Oui, je sais ; je t’aime aussi. Putain, que c’est dur ! Adieu. »
Ils s’embrassent. Lui, parce que c’est l’homme, prend l’initiative de faire
demi-tour et de partir. Il fait quelques pas, s’arrête, hésite mais ne se
retourne pas car, comme je le disais, il est l’homme. Elle qui n’est qu’une
femme le regarde s’éloigner et éclate en sanglots dans ses mains gantées (les
gants ça fait plus voyage ; et elle porte aussi un chapeau pour la même
raison).
Putain ! J’aurais bousillé la télé ! Elle et lui disent s’aimer ; tous les deux
sauf lui chialent de devoir se séparer, mais vous comprenez, c’est une
question de mission, de devoir ou de je sais pas quel truc bidon. Sûrement
que lui doit faire ses courses, le frigo est vide, et elle est a du linge a ramasser
avant l’averse, par exemple. En fait, ils disent qu’ils n’ont pas de place l’un
pour l’autre dans leur vie. Ça doit être ça la « maturité » : pas de place pour
le bonheur ; ou alors vraiment si on sait pas quoi foutre. Si un génie ou une
bestiole comme ça sortait d’une bouteille ou d’un truc et me disait de faire un
vœu, ce que demanderai en premier, ce serait de rester « immature » ; parce
que ça a pas l’air génial, mature.
N’empêche, ces histoires, moi je dis qu’on croit qu’elles se terminent
mal, en fait c’est parce qu’on les a coupées là. Si, c’est vrai ; je vais vous
raconter la vraie fin de ce film. Le train, le bateau ou l’avion qui emmenait le
mec à travers la fumée, la brume ou les nuages vers sa grande cause qu’on n’a
pas bien saisie s’arrête, fait demi-tour et le ramène. Le temps qu’il revienne,
elle, elle est allée chercher un taxi. Elle monte en tenant son chapeau de sa
main gantée car il y a du vent dans les moments intenses. Elle a beaucoup
pleuré et, son maquillage, c’est genre deux chiures de mouettes sur la
tronche, mais elle est quand même super belle. Sa portière n’est pas encore
refermée ; elle l’aperçoit qui court vers elle, elle descend de la voiture, court

— 29 —
vers lui et ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. Il n’y a pas de musique,
juste le vent. Bon ; c’est bateau, mais c’est beau. Ils se disent qu’ils feront
leur devoir, que c’est normal parce que les courses et la lessive ça n’attend
pas, mais que ce serait nul de ne pas se revoir alors qu’on en a envie, même
si c’est dans longtemps, même si c’est pas souvent. Ça fera comme un bijou
dans leur vie. C’est petit un bijou, ça prend pas beaucoup de place, on le
porte même pas tous les jours. Mais tous les jours on sait qu’on l’a, et ça
fait que tous les jours brillent plus.
Moi, je sais que c’est comme ça que ça se termine. Mais les autres ne me
croient pas. C’est un peu comme dans votre dernier livre, Mascarades. Moi,
je sais que ça continue et que ça se termine pas sur le boulevard Saint-
Germain près de l’Odéon ; ce serait nul. Mais il y en a qui croient que ça
s’arrête là. Il faudrait peut-être rajouter quelques pages pour leur expliquer.
Si cela ne vous embêtait pas, ça me ferait vraiment plaisir.
Qu’est-ce que vous en pensez ? Moi, je trouve que c’est débile. C’est
sûr, après un temps ils se passeraient très bien l’un de l’autre. Mais même
un enfant qui verrait plus sa mère, après quelques années il l’aimerait pas
plus que sa prof de maths. Et alors ? À quoi ça servirait s’ils étaient bien
ensemble ? Bien sûr qu’on peut se passer d’un bonheur ; mais c’est quoi
l’intérêt ?
Au lycée, je suis nulle en maths, mais je suis bonne en langues, et en
anglais, il y a quelques semaines, on a eu un cours pas trop nul où on a
chanté une chanson des Rolling Stones qui s’appelle Ruby Tuesday. La nana
(Ruby Tuesday) dit à un moment :
« There’s no time to lose
Cash your dreams before they slip away. »
C’est vrai, quoi ; on va tous crever. Laisser filer un bonheur, c’est
monstrueux quand tu penses qu’il y en a plein qui n’en ont pas.
J’ai fait des efforts pour l’orthographe. J’ai même cherché « initiative »
dans le dictionnaire (heureusement !). Mais il doit y avoir encore pas mal de
fautes.

— 30 —
Je vais vous dire une autre chose et il ne faudra pas m’en vouloir :
souvent, quand je lis vos livres, j’ai l’impression de vous voir et j’ai envie de
vous embrasser.
Bien que vous soyez occupée à écrire tout le temps, j’espère que vous
trouverez une toute petite place pour moi dans votre vie — je veux dire pour
me répondre. Je sais que je ne suis qu’une grosse niaise, mais je vous
embrasse vraiment fort et vraiment tendrement, et je sais que tout le monde
le dit et n’importe comment, mais pas moi et je vous aime.

La Putain R…

Voilà. Je ne sais pas si je vais vraiment oser lui envoyer ça. Il faut que je
réfléchisse. Il faudrait peut-être que je travaille mon style. Remarquez, je fais
l’innocente. En fait, des fois (souvent), je fais des fautes exprès un peu pour
faire chier le monde, et ne faites pas les étonnés, vous aviez très bien
compris. Comme lorsque je dis que plus tard je serai écrivaine ; je sais très
bien que ce n’est pas correct. Mais ça m’amuse. Aussi, quand j’écris tout le
temps des fois au lieu de parfois ou ça au lieu de cela. Je sais pas, ça me
défoule. Sinon quand j’écris pour l’école, évidemment, c’est différent. En
français j’ai quelquefois la meilleure note. C’est pour ça que la prof supporte
mes impertinences. Quand on est bon, on peut se permettre plus de choses.
Par exemple, l’autre jour, elle a menacé d’aller chercher le proviseur parce
qu’on faisait un foin pas possible. Mais vraiment bien ; vous pouvez nous
faire confiance. La seconde 5 quand elle s’y met… D’ailleurs, il paraît qu’on
a une sacrée réputation dans le bahut. À ce moment là, je prends la parole,
très calmement et tout, pour dire à la prof que ce n’était pas une bonne idée
parce qu’elle « se discréditerait vis-à-vis des élèves et qu’il valait mieux
régler nos problèmes entre nous sans l’intervention d’une tierce personne »
et toute cette daube. C’était quand même un peu vrai. Game over ! ça l’a
tuée sur place. Sans replay. Après quelques secondes, elle a repris son cours
en serrant les miches. Je suis sûre qu’elle a accepté parce que c’était moi,
que je participe au cours et que je suis assez bonne en français.

— 31 —
Je ne sais pas pourquoi d’un coup je pense à ça, mais une autre raison
peut-être qui fait que j’aime Maria, c’est justement à cause de son prénom
qui est presque comme Marie. Maria, c’est comme mon nom qui serait d’un
autre pays. Je préfère Marie quand même parce qu’un e c’est plus féminin.
Et puis j’aime bien tout ce qui est muet, comme les h. Les lettres muettes sont
planquées dans un coin et elles écoutent. Les autres ne savent pas écouter
parce qu’elles parlent. En plus, les lettres muettes ne servent à rien. Et un
truc qui sert à rien, il a déjà ça pour lui. Les trucs qui servent à quelque
chose, c’est normal qu’ils existent. Mais ceux qui ne servent à rien ont vrai-
ment du mérite d’exister.
Bon. J’ai l’impression que je suis partie pour ne pas dormir de la nuit.
C’est salaud de m’avoir interdit la musique. Sans elle je me sens toute seule
et je m’agace. Je suis très énervée. Depuis quelques jours j’en ai de plus en
plus marre de tout. C’est peut-être à cause de mes règles. Il y a aussi une
autre raison ; mais j’ai pas envie de vous en parler aujourd’hui.
J’entends mon père ronfler. J’adore quand il ronfle. Ça veut dire que je
suis libre, que personne ne va pénétrer dans ma chambre. C’est un moment
de répit. Ma grand-mère dit aussi qu’elle aime entendre mon grand-père
ronfler, que comme ça au moins elle est sûre qu’il est pas mort. J’aime pas
la nuit parce que je suis seule, et j’aime bien quand même justement parce
que je suis seule. Je suis folle.
J’ai toujours énormément écrit, dans les transports, dans les toilettes, en
classe, en voiture (ça fout la gerbe), à la cantine (là on a la gerbe même si on
écrit pas) et bien sûr dans mon lit. À la main gauche (je suis gauchère), mes
doigts sont même un peu déformés et j’ai de la corne sur le majeur (c’est le
doigt qui sert à faire des doigts). J’écris des petites histoires, j’écris à mes
amies, j’écris des poèmes pas toujours très poétiques. Même que je vous en
dirai peut-être, si vous êtes bien sages. Ce serait rigolo de dire des poèmes
au vent dans ma tête, au vent de force nulle. J’ai toujours écrit mon journal
aussi. Quelquefois je le relis. C’est pas triste ! Mon gros con de père le lisait
en cachette quand j’étais partie à l’école. Je l’ai piégé plusieurs fois. Un jour
j’y ai écrit : « J’appréhende le contrôle de math du 15 », et plus tard, à table

— 32 —
j’ai dit : « Mince, je sais plus quand il est mon contrôle de math. » Bien sûr,
mon père, le gros benêt, est tombé dans le piège : « Le 15, je crois ; —
Comment tu sais ça, papa ? — Ben… tu m’en as parlé. » Le bouffon !
Jamais je n’en avais parlé, exprès. C’était justement le piège. J’ai même déjà
collé des cheveux et tout (je suis brune) et je suis sûre qu’il lisait mon
journal. Alors un jour j’ai écrit : « Gros nul ! Je sais que tu lis mon journal
en douce, et du fond du cœur je te méprise pour ça. Il faut vraiment être
minable pour faire des trucs pareils. » Les jours suivants je l’ai bien
observé, mais je n’ai rien remarqué dans son attitude. Il est nul, mais rusé
quand même. Je l’aime bien malgré tout. Pourquoi ?
Virginie dit que c’est bizarre que j’écrive tout le temps, que ça l’étonne
de moi. « Et pourquoi ça t’étonne ? — Mais parce que tu ne lis pas, tu ne fais
pas tes devoirs… — Et alors, je ne vois pas le rapport ? Et en plus c’est pas
vrai ; j’adore lire. » Elle m’énerve ! Même quand j’ai pas mes doches.
Quand j’écris, j’ai quand même un petit problème avec la ponctuation et un
gros avec l’orthographe. Ma prof veut toujours me retirer des points à
cause des fautes, mais elle dit que sinon c’est très bien, alors elle se dégonfle
et ne le fait pas. Elle est sympa — un peu molle en fait.
Je ne suis pas encore dans les pires, mais comme presque tous les élèves
de ma classe, je fais beaucoup de fautes. Seulement les autres disent que c’est
à cause de l’orthographe. Je ne suis pas d’accord. Déjà, l’orthographe était
là avant eux, alors c’est plutôt à eux de s’adapter. Et puis c’est facile de
toujours rejeter la faute sur quelqu’un ou quelque chose d’autre. Moi je
trouve que c’est marrant l’orthographe. Il y a des règles, et puis il y a des
exceptions. Des fois, il y en a tellement qu’on se demande si vraiment la règle
sert à quelque chose. Mais c’est ça qui est drôle, parce qu’une loi qui ne sert
presque à rien ça peut pas être une loi très sévère ; c’est juste pour rire. Au
féminin par exemple, il faut mettre un e (comme à Marie). Mais une fourmi
ça s’écrit sans e. C’est bizarre et j’aime bien les choses bizarres. Aussi, c’est
au pluriel qu’il faut mettre un s. Mais une souris, une seule ça prend un s et
en plus ça s’écrit sans e. J’aime bien les souris aussi, elles sont encore plus
rigolotes à cause de leur nom qui s’écrit tout de travers. L’orthographe,

— 33 —
c’est le contraire des maths. Les maths, quand on a compris, ça marche.
L’orthographe, c’est comme Virginie : il ne faut surtout pas la comprendre ;
il faut l’accepter. Il y a des tonnes de choses à savoir qui viennent du passé
et qui sont assez mystérieuses. C’est un immense méli-mélo de règles d’un
jeu très bizarre et c’est bourré de pièges où je me plante tout le temps, mais
c’est pas grave. Je suis contre la réforme de l’orthographe ; c’est pas parce
qu’on perd à un jeu qu’il faut changer la règle. Ça, c’est comme tricher.
Mine de rien il est quand même trois heures du mat. J’entends toujours
mon père ronfler. Je vais en profiter pour aller prendre une douche. Ça me
calmera peut-être. Il faudrait quand même que je dorme, demain j’ai école.
Enfin, tout à l’heure comme on dit.

*
**

Lundi 4 mai

Je comprendrai jamais les nanas qui matent les mecs. Il y a vraiment


pas de quoi se rincer l’œil. Quelques uns ont un beau cul, mais tellement
peu ! Par contre une nana, ça a toujours une mèche de cheveux à relever ou
à passer derrière l’oreille, une jupe à tenir pour qu’elle ne s’envole pas (ou
pas trop), des jambes qui se décroisent, des mains qui se croisent sur les
genoux. Elle se mord la lèvre, aspire sa joue, cligne des yeux, se cambre, se
déhanche, fait un geste nonchalant de la main, rit aux éclats. Elle a une taille,
des jambes, des seins qu’on devine sous son sweat, qu’on aperçoit quand
elle se penche, qu’on entrevoit par le boutonnage de son chemisier toujours
mal fermé. Elle se maquille, se parfume, se coiffe. Elle a les lèvres rouges,
porte des minijupes et des décolletés. Les filles, putain ! Les filles ! Seules les
filles savent jouer. Et pendant ce temps-là, neuf mecs sur dix se grattent les
couilles ! D’ailleurs je pense que beaucoup de gens sont d’accord avec moi,
et dans la cour du lycée par exemple, il y a toujours des filles pour mater les
filles, alors que le mecs matent jamais les autres mecs.

— 34 —
J’ai deux heures de perm’ parce que la prof de sciences éco est absente.
La porte de salle est ouverte ; alors je suis entrée et me suis installée au
bureau. Pas pour jouer la prof, j’ai quand même passé l’âge, mais parce
que je suis assise plus haut et que je peux mater dans la cour. D’autant que
le printemps démarre et que les filles se montrent un peu plus. Donc j’écris,
et quand je fais une petite pause, je zieute un coup par la fenêtre. Mais il ne
faut pas que je traîne ; j’en ai un paquet à raconter.
Avant-hier soir la police a téléphoné pour nous prévenir. Il y a une autre
chose dont je n’ai pas encore parlé parce que c’est une honte dans notre
famille et que personne n’en parle de toute façon. Voilà. J’ai aussi un grand
frère, beaucoup plus âgé que moi. C’est pour ça que mes parents sont un
peu vieux. On ne le voit jamais et on n’en parle parce qu’il « n’en vaut pas
la peine ; il n’est pas intéressant ». J’ai de vagues souvenirs de lui et j’ai vu
quelques photos. Il est grand, et lorsqu’il avait vingt ans, il était vraiment
canon. Plus maintenant ; plus tard je vous dirai pourquoi. Ma mère dit :
« On a fait tout notre possible pour lui, et même on a fait l’impossible, mais
vraiment il n’y avait rien à faire, il a ça dans lui. » Heureusement qu’elle lit
des bouquins de psychologie ! « De toute façon, tout bébé il était déjà comme
ça. Il me mordait le seins. Il a toujours fait des conneries ; il a ça dans le
sang. Il a toujours été attiré par le mal. Nous on s’est sacrifié pour lui mais
ça n’a servi à rien. » Jusque là, j’avais toujours cru ce que me disaient mes
parents. Mais maintenant, d’un coup je doute beaucoup.
Avant-hier soir, la police a téléphoné pour nous prévenir que mon grand
frère (Thierry) s’était fait sauter la tête avec un explosif. La police a juste dit
qu’il avait perdu quatre doigts d’une main, deux de l’autre, peut-être la vue,
et qu’ils ne savaient pas ce qu’il faisait avec des explosifs. Mon père a dit :
« Quel con ! » et ma mère : « Décidément il nous aura tout fait celui-là. Il
nous en fera baver jusqu’au bout. » Ensuite ils se sont habillés et ils sont
partis le voir à l’hôpital. Je me suis vraiment sentie drôle en les attendant.
J’avais l’impression que c’était moi qu’ils étaient partis voir, comme quand
j’avais huit ans et qu’après « l’histoire » j’avais dû passer quelques jours à
l’hôpital en observation parce que j’avais des blessures partout. Je me suis

— 35 —
sentie incroyablement proche de mon frère, comme si c’était vraiment mon
frère — c’est vraiment mon frère, mais je veux dire comme si c’était
Damien, quoi. C’est-à-dire que Thierry et moi, on n’a presque jamais vécu
ensemble, et je ne m’en rappelle pas vraiment. Je me suis assise dans le
jardin sur une chaise en plastique et je me suis dit que le lendemain j’irai
voir mon frère sans le dire à mes parents, parce qu’ils ne seraient pas
d’accord de toute façon. Il faisait complètement nuit et il caillait et j’ai fumé
au moins quatre cigarettes. Je m’imaginais être dans mon lit à l’hôpital,
avec mes parents qui m’apportaient des bonbons. Ils ne restaient que cinq
minutes avec moi parce qu’ils avaient plein de choses à faire — des courses.
Quand ils sont rentrés, ils avaient l’air content d’eux et ils souriaient. Ils
n’ont pas su me dire exactement ce que mon frère avait. Ils ont dit : « C’est
pas vraiment des doigts qu’il a perdu. À part un pouce et un index, il aura
juste quelques phalanges en moins. Il paraît même que des fois ça
repousse. » Je suis pas très forte en botanique, mais à mon avis, ils con-
fondent avec la queue des lézards. Ma mère était odieuse. Elle a dit : « De
toute façon, je l’avais prévenu, je lui avais bien dit de ne pas faire de bêtises.
C’est tant pis pour lui ; c’est le bon Dieu qui l’a puni. Il a sûrement voulu
faire du mal et il s’en ai fait à lui-même. Rien que pour ça, j’arrive même pas
à le plaindre. Ça lui apprendra à faire le malin. » En plus, elle ne savait
même pas quelle main était la plus abîmée (« on nous a montré des radios ;
ça a pas l’air si grave »). Je lui ai demandé aussi pour les yeux. « Les yeux,
c’est rien. Ils ont dû les sortir pour enlever les éclats de cochonneries qui
étaient sautées dedans, mais dans quelque jours il verra normalement. »
Je l’aurais frappée. J’aurais frappé ma mère. Je m’étais trompée. Sa
psychologie vaut même pas trois balles ou deux francs cinquante. C’est de la
daube. Son fils s’explose la tête, il a les mains ruinées et peut-être qu’il ne
pourra même plus se branler ni faire de la mobylette ni se rouler un joint, et
elle n’arrive même pas à le plaindre. « On a fait tout ce qu’on a pu pour lui ;
on a fait le maximum ! » En fait, ils crèvent de trouille. Ils ont tellement peur
de voir leurs torts ! Mais je vais m’occuper d’eux. Je les déteste. Je les
méprise. Le plus grave c’est qu’avant-hier, d’un coup je me suis dit que s’il

— 36 —
n’aimaient pas Thierry, ils ne devaient pas nous aimer beaucoup non plus
Damien et moi.
Dimanche, hier donc, je suis allée voir mon grand frère à l’hôpital sans
rien dire à mes parents. C’est pour ça que le soir j’étais tellement énervée. Je
ne risquais pas de les croiser parce qu’ils avaient été le voir la veille et
qu’ils avaient donc fait leur B.A. de la semaine, au moins. Ils avaient fait
« tout ce qu’ils pouvaient ». J’aime pas tellement les hôpitaux. Déjà, ça pue.
Et puis lorsque j’ai demandé la chambre de Thierry, j’ai eu l’impression que
les infirmières me regardaient d’un drôle d’air. Peut-être parce que j’étais
en minijupe. La chambre était toute sombre parce que mon frère ne supporte
pas la lumière à cause de ses yeux. Il avait des bandages qui recouvraient
complètement ses deux mains, et ça faisait comme deux moignons. Il avait au
moins cent blessures sur le visage et le cou, et ça sentait vraiment mauvais.
J’ai failli repartir mais mon frère m’avait entendu et il a demandé qui j’étais.
Je lui avais amené des bonbons, enveloppés bien sûr, en cake que je suis. Il
a fallu que je les déballe un par un avant de les glisser dans sa bouche. Je
fais de ces gaffes des fois ! Je l’ai pas trouvé nul du tout comme mec ; ce
qu’il m’a raconté n’était pas nul. Par exemple, il m’a dit qu’il n’avait pas
entendu l’explosion, qu’il avait juste vu un grand éclair bleu, et que
maintenant on devait le nourrir, le laver et le torcher. Alors c’était comme
s’il était né une deuxième fois, et il se sentait comme un bébé. C’est assez joli
comme façon de voir les choses, même si ça m’a quand même un peu
surprise. On a bavardé sur des sujets archi-bateau, genre la nourriture de
l’hôpital et des choses comme ça, et pendant ce temps, je le gavais de
bonbons que je déballais, un par un évidemment. Ensuite il a dit que c’était
dommage pour ses mains, parce qu’il avait une force pas croyable dedans et
qu’il arrivait à plier une capsule de bouteille entre le pouce et l’index, par
exemple. Il m’a dit aussi qu’il ne pensait pas que ce soit si grave parce qu’il
sentait très bien ses doigts. À voix haute il faisait l’inventaire en essayant de
les sentir : « Celui-là… ça va ! Celui-là… » Ensuite il m’a fait promettre de
venir le lendemain avec des cigarettes et du jus d’orange. Alors en partant
j’ai dit : « À demain. » Ensuite, dans l’ascenseur, j’ai réalisé ce que je venais

— 37 —
de dire. Vous vous rendez compte ? Dire « à demain » à un manchot ! Je me
suis trouvée nulle. Je fais de ces gaffes parfois !
L’hôpital, mon frère et tout, ça m’a rappelé cette période de quand
j’avais huit ans. J’y ai déjà repensé un milliard de fois, mais cette fois-ci dif-
féremment. Par exemple, je me suis imaginé que la seule chose qui devait
intéresser mon père, c’était de savoir si j’étais encore vierge. Et je suis sûre
que c’est la première question qu’il a posée au premier médecin qui m’a vue.
Je me suis rappelé aussi comment ma mère restait presque pas avec moi
quand elle venait me voir, parce qu’elle avait toujours des courses et des
trucs à faire, alors qu’en fait ça ne devait tout simplement pas l’intéresser de
rester. Simone, elle, elle s’occupait d’autres mômes, de sa maison et tout, et
je ne sais pas comment elle faisait, mais elle passait parfois toute la soirée
avec moi. C’était les infirmières qui devaient la mettre dehors, et elle me
faisait rire en tapant l’incruste jusqu’à ce qu’elle se fasse vraiment jeter. Elle
amenait aussi des sortes de chocolats, des fruits, des fleurs. Je me suis
rappelé hier, hier seulement, que ma mère m’avait dit que ce n’était pas bon
de dormir avec des fleurs. Elle les avait presque toutes enlevées de ma
chambre.
Hier seulement, j’ai compris que ma mère ne m’aimait pas.
Même le docteur C., parce que c’était le médecin de la famille, était venu
me voir. Il m’avait apporté une peluche que je n’aimais pas beaucoup, mais
c’était quand même gentil, et il avait passé un moment avec moi.
Heureusement il y avait Simone. Heureusement il y a Virginie. Elle me
tue Virginie ; elle est inouïe, géniale, éclatante ! Elle est mortelle. Elle est à
moi. Tout à l’heure, on était en dactylo (dans notre lycée, l’option dactylo est
obligatoire ; c’est lourd !). Et voilà la lettre qu’elle a tapée :

Madame D E R R I E N
185, rue de Paris
92100 B O U L O G N E

Nos réf. : LH/OOQ


Vos réf. : Cpte N° 7777

— 38 —
Objet : non fonctionnement du compte

Paris, le 4 mai 1998.

Madame,

Votre compte n’a pas fonctionné depuis deux jours.


Il est possible qu’il ne présente plus d’intérêt pour vous actuellement, et
dans ce cas nous vous conseillons de le solder en nous restituant les formules
de chèques non utilisées que vous pourriez encore détenir.
Si dans un délai d’une heure, nous n’avions pas reçu de réponse de votre
part, nous considérerions que vous décidez de clôturer votre compte. Nous
vous adresserions alors le solde disponible par mandat dans la gueule.
Nous tenons néanmoins à vous préciser que l’élève Virginie de 2e 5 se
comporte avec vous d’une façon quelque peu compromettante, ce qui vous
engage à la garder et à l’aimer jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Elle vous
désire. Si, si, si fort qu’elle pourrait bien perdre le contrôle d’elle-même et
vous mettre n’importe où pourvu que son envie soit assouvie.
Ses doigts qui jouent sur ce clavier avec ardeur meurent d’envie de jouer
pareillement sur votre anatomie, et c’est avec la plus grande fermeté qu’elle
vous somme de la rejoindre après les cours, afin d’étudier la mise en œuvre
d’une action appropriée.
Très irrespectueusement et avec la plus grande convoitise, votre agent.

Virginie

P.S. : ce document ne s’auto-détruisant nullement après sa lecture, il est


impératif de le faire soi-même : avalez-le !
Sous la lettre, il y avait un dessin complètement dingue. Comme je ne le
comprenais pas, sur un papier j’ai mis : « Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Elle m’a renvoyé le papier avec marqué dessus : « Ça veut dire je t’aime en
Virginais. » Parfois elle est sérieuse, et des fois elle est folle. Une fois dans la
cour en me faisant la bise (on fait semblant de s’embrasser quatre fois sur la
joue, et en fait on s’embrasse sur la bouche devant tout le monde et personne
ne le remarque !), elle m’a touché la poitrine. Tout Ü¥e_-À

— 39 —
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_____________________________________________________________
____________________________Marie VerneuilL’écrivaine L’excès en
amour est de mise, voire de rigueur.C’est la mesure qui est
inconvenante.Maria Nacht

— 40 —
— 41 —
AVERTISSEMENT
Le thème du suicide trouble, séduit et enflamme l’adolescent. En classe
de terminale, le professeur de philosophie fait aisément participer les élèves
sur ce sujet ; mais il obtient rarement un véritable travail. Le cours dérape.
La notion de mort charme les plus sentimentaux ; l’idée de suicide plaît à
tous. L’adolescent craint cette vie qui va commencer, et plutôt qu’elle tourne
mal, mieux vaut à ses yeux qu’elle tourne court. Ainsi le seuil de sa vie
d’adulte se confond avec celui de son tombeau. Il y a là une porte dérobée
qui lui permettrait le cas échéant de s’éclipser à temps.Des adolescents
m’ont montré leurs poignets tailladés ; ils disaient regretter de ne pas avoir
pressé la lame plus fortement. D’autres étaient malades parce qu’ils avaient
avalé des comprimés qu’ils ne connaissaient pas, en espérant que peut-être,
ou que peut-être pas… Combien de tentatives de suicide ? Combien de tenta-
tives de tentative ? Mais avant tout combien de souffrance ?Le lundi 1er juin
1998, j’appris en salle des professeurs que Marie, élève de seconde serait
absente. Elle avait été hospitalisée à la suite d’une « T. S. ». Quelques
sourires entendus parmi les professeurs. Tentative ; le mot laisse incrédule.
Comme si tous les suicidés n’avaient pas tenté afin de « réussir ». Ce ne
serait qu’un moyen d’attirer l’attention sur soi, un simple appel au secours.
Oui ; simplement cela. Surtout n’y répondons pas, ou alors avec le sourire
narquois de celui qui ne s’en laisse pas conter et qui déjà prépare un air
d’affliction, masque de substitution en cas de péripétie.Et si plus tard on nous
avait annoncé le décès de Marie ? Changement de décor, consternation
parmi les enseignants. Tout le problème est là : avant ce n’est que du
cinéma, après c’est dramatique. Avant on craint d’être naïf et on ricane,
après on se sent inhumain et on pleurniche. Entre-temps l’histoire se fait.
Elle ne tergiverse pas ; elle ne discourt pas ; il n’est question pour elle ni
d’égoïsme ou de lâcheté, ni de chantage ou de courage. Il n’y a pas plus à
plaindre qu’à blâmer. Le lendemain je trouvai dans mon casier deux cahiers
écrits par Marie. Le premier, intitulé Diary, inattendu, souvent grinçant et
cru, parfois amusant me bouleversa. C’est le témoignage d’un esprit
exubérant, d’une existence désordonnée et parfois douloureuse. L’autre

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cahier, Recipes (recettes, en anglais), d’une écriture plus élaborée, a certes
quelque chose d’envoûtant. Mais bien qu’il soit écrit de la même main que le
premier, ce second fascicule est une œuvre collective ; derrière d’autres
soufflaient. Des faits y sont rElatés ; on y mentionne des expériences. Pour
tout dire, Marie et son amie s’adonnaient à la sorcellerie. Entourées de tant
de mal, elles se sont égarées en y cherchant des voies pour s’élever. « Les
colonnes du ciel ont leur pied dans l’abîme » nous dit Michelet. Mais il
ajoute : « l’étourdi qui remue cette base infernale, peut lézarder le Paradis. »
Nous nous en tiendrons donc au premier cahier, même s’il est moins écrit,
rédigé à la diable au lycée pendant les cours ou au lit durant des nuits
d’insomnie. Marie l’affirme : « J’écris presque comme je parle. CÜ¥e_-À

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____________________________Marie VerneuilL’écrivaine L’excès en
amour est de mise, voire de rigueur.C’est la mesure qui est
inconvenante.Maria Nacht

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AVERTISSEMENTLe thème du suicide trouble, séduit et enflamme l’adoles-
cent. En classe de terminale, le professeur de philosophie fait aisément
participer les élèves sur ce sujet ; mais il obtient rarement un véritable
travail. Le cours dérape. La notion de mort charme les plus sentimentaux ;
l’idée de suicide plaît à tous. L’adolescent craint cette vie qui va commencer,
et plutôt qu’elle tourne mal, mieux vaut à ses yeux qu’elle tourne court. Ainsi
le seuil de sa vie d’adulte se confond avec celui de son tombeau. Il y a là une
porte dérobée qui lui permettrait le cas échéant de s’éclipser à temps.Des
adolescents m’ont montré leurs poignets tailladés ; ils disaient regretter de
ne pas avoir pressÉ la lame plus fortement. D’autres étaient malades parce
qu’ils avaient avalé des comprimés qu’ils ne connaissaient pas, en espérant
que peut-être, ou que peut-être pas… Combien de tentatives de suicide ?
Combien de tentatives de tentative ? Mais avant tout combien de
souffrance ?Le lundi 1er juin 1998, j’appris en salle des professeurs que
Marie, élève de seconde serait absente. Elle avait été hospitalisée à la suite
d’une « T. S. ». Quelques sourires entendus parmi les professeurs.
Tentative ; le mot laisse incrédule. Comme si tous les suicidés n’avaient pas
tenté afin de « réussir ». Ce ne serait qu’un moyen d’attirer l’attention sur
soi, un simple appel au secours. Oui ; simplement cela. Surtout n’y
répondons pas, ou alors avec le sourire narquois de celui qui ne s’en laisse
pas conter et qui déjà prépare un air d’affliction, masque de substitution en
cas de péripétie.Et si plus tard on nous avait annoncé le décès de Marie ?
Changement de décor, consternation parmi les enseignants. Tout le
problème est là : avant ce n’est que du cinéma, après c’est dramatique.
Avant on craint d’être naïf et on ricane, après on se sent inhumain et on
pleurniche. Entre-temps l’histoire se fait. Elle ne tergiverse pas ; elle ne
discourt pas ; il n’est question pour elle ni d’égoïsme ou de lâcheté, ni de
chantage ou de courage. Il n’y a pas plus à plaindre qu’à blâmer. Le
lendemain je trouvai dans mon casier deux cahiers écrits par Marie. Le
premier, intitulé Diary, inattendu, souvent grinçant et cru, parfois amusant
me bouleversa. C’est le témoignage d’un esprit exubérant, d’une existence
désordonnée et parfois douloureuse. L’autre cahier, Recipes (recettes, en

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anglais), d’une écriture plus élaborée, a certes quelque chose d’envoûtant.
Mais bien qu’il soit écrit de la même main que le premier, ce second fascicule
est une œuvre collective ; derrière d’autres soufflaient. Des faits y sont
relatés ; on y mentionne des expériences. Pour tout dire, Marie et son amie
s’adonnaient à la sorcellerie. Entourées de tant de mal, elles se sont égarées
en y cherchant des voies pour s’élever. « Les colonnes du ciel ont leur pied
dans l’abîme » nous dit Michelet. Mais il ajoute : « l’étourdi qui remue cette
base infernale, peut lézarder le Paradis. » Nous nous en tiendrons donc au
premier cahier, même s’il est moins écrit, rédigé à la diable au lycée pendant
les cours ou au lit durant des nuits d’insomnie. Marie l’affirme : « J’écris
presque comme je parle. C pas sur les drogués. Comme quoi on chiale
vraiment que sur soi-même. C’est pas possible cette hypocrisie ! Il y a bien
un jour où on va se réveiller, où on va arrêter. C’est comme les types qui ont
fait des études super-sérieuses dans des écoles géantes et qui ont interdit la
vente libre des seringues pour arrêter la drogue. Vous imaginez : s’ils
avaient interdit la vente libre de verres pour nous empêcher de boire, on
aurait bien rigolé ! Heureusement qu’ils picolent ! Moi, j’ai que trois et demi
de moyenne en math (même plus maintenant parce que j’ai eu un deux au
dernier D.S.), et à chaque fois que je calcule quelque chose je lourde une
virgule ou je paume une retenue dans la mêlée et je me gaufre, mais moi je
sais que quand on n’a pas de verre, on boit tous à la bouteille. Ces gens-là,
ils ont étudié pendant des dizaines d’années, et au grenier ils doivent avoir
des cartons remplis de diplômes, mais ce qu’il leur faudrait c’est des stages
de vie. Chaque jour à la télé pour nous faire pleurnicher, ils interviewent
quelqu’un dont la sœur ou le fils est mort du sida à cause d’une transfusion.
Moi aussi j’ai un frangin, et même si je le connais à peine c’est quand même
mon frère, et il va peut-être bientôt mourir aussi. Je voudrais bien qu’ils
m’interviewent. Moi aussi je sais chialer. Je voudrais qu’ils fassent le procès
des interdiseurs de seringue. Mais il n’y a aucune chance ; aucune !
C’est pas bien de profiter que les gens ne voient pas clair pour fouiller
dans leurs affaires. Ça me fait même penser à mon père qui lisait mon jour-
nal. L’idée de ressembler à mon père me rend malade. Mais c’était plus fort

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que moi : à l’hôpital, sur la table de nuit, il y avait un drôle de bazar, et dans
le lot j’ai vu une clef qui devait être celle de sa maison ; je l’ai prise. Je sais,
c’est très mal, mais j’irai quand même faire un tour chez lui. Il y avait aussi
sa carte d’identité, mais j’avais rien pour recopier son adresse. Alors j’ai eu
l’idée de chourer un chèque pour avoir l’adresse. De toute façon, je lui
rendrai tout.
Le film vient de se terminer. « Plus jamais ça ! » Ils m’agacent ! Ils nous
parlent tout le temps de la deuxième guerre mondiale et des juifs pour que
« cela ne se reproduise plus jamais », alors qu’ils savent très bien que
depuis ça a pas arrêté et que même aujourd’hui ça continue. Tout le monde
le sait. C’est facile de parler du passé ; au moins, c’est sûr, on ne peut rien
faire à part passer des films et écrire des bouquins. C’est pas trop risqué, et
même ça doit rapporter des fois. Les enfants sont menteurs, mais les adultes
sont hypocrites, c’est dingue ! Si un jour un adulte lit mon D I A R Y (ma
diarrhée), il se dira que je ne suis qu’une gamine idéaliste et ignorante pour
écrire des choses pareilles, et même il aura un sourire indulgent. Mais c’est
vrai ou c’est pas vrai ? Et si c’est vrai, qu’est-ce que ça peut faire que je sois
une gamine ou un adulte ?
Qu’est-ce-que ça change à la vérité ? Au moins, il faudrait avoir le
courage de dire « c’est horrible mais on s’en fout ; nous, on est au chaud ».
On va se réveiller un jour ? On va s’arrêter de faire semblant et d’être
hypocrite ? Putain j’en ai marre de ce monde ! Bon ; t’emballe pas. J’ai le
palpitant à quinze mille tours ; il va falloir que je me calme. La prof vient de
rallumer la lumière et tout le monde sort de la salle vidéo. J’ai toujours eu
tendance à beaucoup m’emballer. Il paraît que c’est parce que je suis Tau-
reau et que les Taureaux sont comme ça. En tout cas, moi je suis vachement
Taureau. Virginie, elle, elle est Balance ; c’est un autre style. Par exemple,
l’autre jour elle a insulté un mec. Mais au lieu de faire comme j’aurais fait, et
que je vous fais pas un dessin, elle a pas utilisé un seul gros mot : « gros
poivron pourri, crapaud écrasé, pêche crevée, cerise pleine d’asticots, moule
pas fraîche… » C’était adorable.

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Ce qui est bien avec cette robe noire, c’est que le tissu est tellement fin
qu’il est presque transparent. Bon ; je file, le prof nous jette.

*
**

Mercredi 6 mai

Je passe ma vie aux toilettes. C’est tout petit, et l’hiver c’est l’endroit le
plus chaud de la maison à cause de tous les tuyaux qui passent par là. Aussi,
c’est vraiment tranquille parce qu’il n’y a qu’une place et qu’on a le droit de
s’y enfermer. Seule ! Comme le fil du téléphone est assez long, souvent
j’appelle les copines d’ici. Je squatte pendant des heures. Je fais mes devoirs,
mon courrier et parfois j’y mange. Même si je suis pas là pour pisser ni rien,
je me déshabille toujours pour m’asseoir, parce ça me ferait drôle de ne pas
poser mes fesses nues sur le siège. Je suis en train d’admirer mes jambes.
Elles sont un peu bronzées parce qu’on commence à faire pelouse au lycée.
Quand mon père me surprend dans les cabèches, il me vire. Il dit que ce
n’est pas un endroit. N’importe quoi ! Moi et mon père, on se comprend
rarement, déjà parce qu’on parle pas la même langue. Il y a aussi autre
chose que j’aime bien faire dans les toilettes, parce que c’est pas si petit que
ça après tout, et que même s’il y a qu’une place on y tient à deux.
Quelquefois, quelque part, je m’interroge sur mon style d’écriture. Ne
devrais-je pas m’appliquer davantage ? Me serait-ce profitable ? M’en sau-
riez-vous gré ? Vaut-ce la peine ? Apparemment pas ! Moi je préfère rester
moi-même. Il y a un poème connu où une nana dit : « Je suis comme je suis,
je suis faite comme ça et n’y puis rien changer. » OK, on peut faire des
efforts, mais il ne faut pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Ce que
j’aime d’abord, c’est que les choses soient vraies. Par exemple, souvent les
gens racontent leurs rêves, et arrivés vers la fin ils arrangent un peu, ils en
rajoutent pour qu’on trouve leurs rêves encore plus incroyables, et on sent
bien que c’est un peu bidon ; parce que dans les rêves il y a toujours un brin
de folie qu’on peut pas inventer quand on est réveillé. C’est comme pour les

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mots d’enfants. Lorsqu’un adulte en répète un et qu’il le déforme, on le sait
toujours, parce qu’un adulte ne peut ni les inventer, ni les arranger. C’est
stupide de faire ça ! Les gens devraient dire que c’est une histoire qu’ils ra-
content. Au moins ce serait une vraie histoire au lieu d’être un faux rêve ou
un faux mot d’enfant. En tout cas, ça fait plaisir de voir que les rêveurs et les
enfants savent faire des trucs que les autres ne peuvent pas faire. Moi j’écris
comme j’écris, comme ça vient. Je pourrais aussi en faire plus, dire des mots
en verlan ou en javanais. Mais j’aime pas. Avant je parlais un peu en verlan
pour faire comme tout le monde. Mais maintenant j’évite parce que je trouve
que ça fait vulgaire. Et puis, si on disait tout à l’envers, ou plein de choses,
ce serait peut-être rigolo. Mais c’est toujours les mêmes mots : bien ouèje, il
est ouf, je me suis fais pécho, on s’est fait tèje, la meuf, les keufs, elle est
relou, il est grand çacom, cimer… Franchement, il doit pas y avoir plus de
trente ou quarante mots qu’on utilise tout le temps. C’est vraiment trop limité
et trop une manière de faire comme tous les jeunes. Le javanais c’est pareil.
J’ai un copain qui parle couramment javanais, et ça, c’est fort. Ça donne :
javai avun cavopavain quavi pavarlaveu cavouravamavent javavava-
navais, avet çava, c’avest favort. Quand il parle comme ça j’entrave rien.
Seulement, la plupart des jeunes connaissent juste quatre mots qu’ils casent
tout le temps, comme maversavi. Ça vaut même pas la peine. Moi quand je
veux faire originale, j’essaye de pas l’être comme tout le monde, tant qu’à
faire. Donc, disais-je, je suis aux toilettes. Je risque pas de me faire tèje par
mon reup parce que je l’entends ronfler. Au moins je suis sûre d’avoir la
paix. C’est pas pour dire mais mes jambes sont vraiment pas mal. Enfin,
j’en sais rien ; je me dis ça et si ça se trouve, c’est pas vrai du tout. Des fois
je me trouve moche. En ce moment surtout, parce que j’en ai marre de tout.
J’ E N AI MARRE !
Comme il faisait beau, j’en ai profité pour y aller, parce que c’est pas la
joie de faire du stop sous la pluie. Il fallait passer derrière un pavillon, le
genre vieille baraque triste en pierre qu’au moins cinquante personnes y
sont déjà mortes, et sa maison était une drôle de petite cabane, bizarrement
rafistolée, cachée sous des arbres. Ça m’a un peu fait penser à la maison

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des sept nains dans Blanche-Neige, mais en plus crade. Il avait mis une
pancarte à l’entrée qui disait à peu près : « Bienvenue aux voyageurs, aux
amis, aux chiens, aux égarés… » J’en oublie, mais en dessous, en rouge, il
avait ajouté « Entrée interdite aux sympathisants du F.N. et aux gens bien-
pensants ». Dès que je suis arrivée dans le jardin, j’ai eu l’impression que
tout n’était pas réel et que je n’étais pas vraiment là, mais comme dans un
rêve. J’ai aussi eu l’impression d’être déjà venue et d’avoir déjà vécu
exactement la même scène, mais je ne savais pas quand. Quelquefois j’ai
cette impression. Alors sans y croire, je me dis que ça devait être dans une
autre vie. Aussi, je regardais ma montre sans arrêt, parce qu’il me semblait
que le temps passait vite, alors que ce n’était pas vrai du tout. Dans le
jardin, il y avait une odeur bizarre. Elle venait des haies qui étaient faites de
petits arbustes dont je sais pas le nom, avec des feuilles foncées, rondes et
épaisses. On voit ça souvent chez les vieux. D’ailleurs, ça ne veut peut-être
rien dire, mais le jardin me semblait vieux. Il y avait aussi une vue d’enfer,
plein d’arbres, et l’herbe était vachement haute. C’était plein d’orties, de
ronces et de grosses touffes de rhubarbe — c’est peut-être la rhubarbe aussi
qui faisait vieux ; c’est vrai qu’on en voit surtout chez les retraités à
Bacheroy. J’ai mis la clef dans la serrure mais ça ne servait à rien ; la porte
était juste tirée. Alors je l’ai poussée, et derrière il y avait une grosse flaque
de sang. Putain ! Ça m’a toute retournée. J’arrivais pas à rentrer parce
qu’il fallait l’enjamber comme si ce n’était rien, alors que c’était du sang, et
qu’il était peut-être un peu comme le mien. Je suis quand même entrée, et là,
j’étais dans la cuisine. Elle était tellement petite qu’on passait de justesse
entre l’évier et la table. J’osais pas vraiment-vraiment regarder ; je devinais
plutôt. Putain ! C’était crade ! Il y avait des pots, des papiers, des chiffons,
des assiettes empilées qui ne devaient jamais bouger, des outils, plein de
trucs et même de la nourriture. Les choses étaient juste posées les unes sur
les autres, empilées depuis des années si ça se trouve. Tout en dessous, il
devait y avoir la couche de quand il était arrivé. D’être là et de voir tout ça,
ça me faisait une petite douleur partout que je ressentais tout le temps. Et
partout où j’osais poser les yeux, sur l’évier, sur les robinets, sur le

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carrelage bien sûr, mais aussi sur les murs, la table et le bordel qui était
dessus, absolument partout, sur chaque petite chose, il y avait des
éclaboussures de sang. Ça faisait mal à voir. Comme il y avait un paquet de
Camel, j’ai été pour tirer une cigarette, mais le paquet était recouvert de
sang. Ça fait drôle de taxer une clope d’un paquet tâché de sang, ça fait
charognard. J’ai fini par en prendre une quand même ; de toute façon je lui
rendrai. D’un côté de la cuisine, à droite, il y avait une espèce de salle de
bain horrible, pleine de lambeaux de plâtre et de peinture qui pendaient des
murs. Je respirais par la bouche pour ne pas sentir l’odeur. Il n’y avait pas
de fenêtre et j’avais pas vraiment envie de balader mes mains dans le noir
pour trouver la lumière. On sait jamais… D’ailleurs, d’un coup, j’ai vu un
truc bouger, et j’ai fait un de ces bond ! J’en ai même légèrement pissé dans
mon ben. Déjà, j’étais pas tranquille à l’idée que quelqu’un vienne, alors
imaginez ! En fait, c’était seulement un cochon d’Inde que mon frère gardait
dans une cage. D’abord, j’ai eu l’idée d’aller lui chercher un peu d’herbe.
Puis j’ai pensé qu’il faudrait que je revienne chaque jour pour le nourrir, et
c’était pas possible. Alors je l’ai lâché dans le jardin en me disant qu’avec
un peu de chance il s’en tirerait. Ce qui m’embêtait surtout, c’est que je ne
connaissais même pas son nom. En le lâchant je lui ai dit : « Au revoir,
Cochon ; bonne chance. » En fait, il se fera sûrement becqueter par un clebs
ou un gros matou affamé.
De l’autre côté de la cuisine, c’était le salon, si on peut dire, et après, la
chambre. Les murs de ces deux pièces minuscules étaient couverts de photos,
surtout des nanas, mais pas toutes à poil. Par exemple, il y avait au moins
cinq photos d’Adjani et trois de Helena Bonham Carter, celle qui joue dans
Chambre avec vue. Je trouve qu’il a plutôt bon goût. Il y avait aussi des piles
de bouquins partout, et ce qui m’a étonnée, c’est qu’il y avait par exemple
des bouquins de Nietzche, de Sartre et de Boris Vian. J’imaginais pas que
Thierry, la honte de la famille, ce débile profond, puisse lire des trucs comme
ça. Je ne connaissais pas les autres auteurs. Même dans ces deux pièces-là,
même sur les couvertures, les photos, le fauteuil, le tapis et les bouquins, il y
avait des tonnes de sang. C’était sûrement parce qu’il avait couru partout en

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gesticulant quand c’est arrivé. J’ai imaginé la scène, et l’instant d’après
j’étais dehors. J’en pouvais plus de respirer tout le temps par la bouche. Je
me suis fait un plan stagne dans l’herbe du jardin avec Cochon qui n’avait
pas bougé. Il devait se croire encore dans sa cage.
Ensuite je suis rentré à nouveau chez mon frère, et j’ai encore enjambé
la flaque de sang tout sec, sauf que cette fois j’ai même pas hésité ; je m’étais
habituée. Là, je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai eu envie de complète-
ment tout fouiller ; c’était plus fort que moi. J’avais l’impression qu’il y avait
quelque chose qui m’échappait, quelque chose à découvrir. J’avais aussi
envie de mal faire, comme quand on sait qu’on fait des conneries, et qu’on
les fait quand même, justement. Souvent, c’est quand d’un coup on est plus
surveillé. Dans son armoire, j’ai trouvé des trucs dingues, à peine cachés
sous des tas de fringues, comme une barrette de shit, une boîte en carton
pleine de balles de pistolet, des dizaines de cahiers où il avait écrit des mil-
liers de pages (complètement illisibles !), quelques très vieilles lettres, des
bricolages délirants avec des moteurs, des boulons, et tout ça qui tenait avec
du scotch et des bouts de ficelle, un lance-pierre, de l’encens, des petits mor-
ceaux de papiers pliés à la main avec de la poudre dedans, une vieille
seringue dans une boîte en fer, des tas de médicaments et un flingue que j’ai
trouvé incroyablement lourd et froid. Je me suis mise à jouer avec, en le
passant d’une main à l’autre. Ensuite j’ai regardé un peu les livres. J’en
renversais des piles entières que je ne ramassais pas et qui se mélangeaient
aux vêtements que j’avais fait tomber de l’armoire. Comme s’il n’y avait pas
assez de bordel comme ça ! Je chantais Bonnie and Clyde, Bonnie and
Clyde. J’étais complètement folle. Et puis, une photo est tombée d’un livre.
Elle était assez floue. Dessus, il y avait deux nanas, une jeune, l’autre vieille.
Je me suis dit : la jeune a l’air pas mal ; la vieille a l’air vieille. Mais j’ai pas
fait très attention. Je l’ai retournée et derrière j’ai reconnu l’écriture de
Thierry à cause des cahiers et ça disait : « Ma petite Marie et ma maman
adorées ». Alors là, je panais plus rien. J’imprimais plus. C’est vrai que
c’était moi et ma mère. Je nous avais même pas reconnues ! J’ai arrêté de
chanter et je me suis assise par terre pour pleurer. J’avais envie de tout

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casser. Je me disais que j’avais un frangin, qu’elle avait un fils, et qu’il
pensait à nous, et qu’il nous aimait, et qu’il était malade, et que nous on
l’ignorait et on le laissait dans sa merde, et qu’ensuite on envoie cent balles
quand il y a la Roumanie ou la Yougoslavie ou la lèpre, alors qu’à vingt
bornes il y a Thierry tout seul avec Cochon, et qu’il se fait sauter la tête, on
sait même pas comment et on sait pas pourquoi. Il a au moins trente ou
quarante ans, mais la vie ne lui a peut-être encore rien apporter, et tout le
monde s’en fout. C’est pas possible ! Vas-y ! J’y crois pas ! Dites-moi que je
rêve ! Mais comment ils ont fait pour devenir aussi cons ! Je serai pareille
quand je serai grande ? C’est ça grandir, devenir adulte ? C’est devenir in-
humain, c’est devenir hypocrite ? Je pleurais, et même, je criais. J’ai pris un
sac en plastique, et dedans j’ai fourré le flingue, la seringue, quelques
cahiers et quelques livres, et j’ai tout embarqué, je sais même pas pourquoi.
Je suis retournée dans le jardin. Il pleuvait. Ça sentait différent. Les couleurs
étaient plus pareilles. Il y avait le bruit de l’eau et du tonnerre. Il faisait
hypra sombre et froid. Je me faisais tremper. C’était comme si c’était plus le
même endroit. J’ai appelé : Cochon, Cochon, mais il n’était plus là, et je suis
partie sous la pluie en courant et en criant comme une folle, parce que je
savais que je ne reviendrais plus jamais : Adieu cabane ! Adieu Cochon !
C’est pas la joie de faire du stop sous la pluie.
Ce que j’ai jamais fait dans les toilettes, c’est dormir. C’est peut-être
parce que serais sûre d’être dérangée. Sinon, ce serait pas si mal. Ça ferait
comme une niche, et au moins pour pisser il y aurait pas loin à aller (toutes
les nuits, je me lève au moins dix fois, et c’est tellement galère que je vais
vous avouer que j’ai un pot à côté de mon lit, mais même Virginie le sait pas,
alors chut !). Je dis ça parce que j’ai un sacré coup de pompe. Il est six
heures du matin. Ça fait plus de deux heures que je suis ici. En ce moment,
tous les jours je me réveille au milieu de la nuit et je ne me rendors plus. J’ai
envie de dormir, mais j’y arrive pas. Mon père ne va pas tarder à se réveil-
ler pour aller au boulot. S’il me trouve ici, il va encore nous faire une crise.
C’est marrant, dans toutes les familles on empêche les enfants de stagner
dans les cabèches. On a sûrement peur de ce qu’ils pourraient y faire. Les

— 54 —
adultes ont toujours peur que les enfants fassent comme eux. C’est comme
pour la cigarette : les fumeurs interdisent toujours à leurs enfants de fumer.
Alors, quand ils ne veulent pas que les enfants restent trop longtemps dans
les toilettes parce qu’ils pourraient y faire des cochonneries… Vous voyez ce
que je veux dire.
Moi qui avais choisi d’y aller ce jour-là exprès parce qu’il faisait beau,
au retour j’ai pas été déçue du voyage. J’ai dû changer trois fois de voiture,
et il a plu tout le long de la route sauf les cinq dernières minutes où ça s’est
dégagé d’un coup. Il faisait complètement nuit quand je suis arrivée et il y
avait plein d’étoiles. Je m’y connais un peu en astronomie parce que Virginie
m’a appris pas mal de choses sur les étoiles et les planètes. J’ai cherché la
constellation du Taureau, mais ça devait pas être la bonne saison. En tout
cas, j’ai vu la Lyre et la Cygne. Il faudra que je demande à Thierry de quel
signe il est. J’ai pas pensé à regarder sur la carte d’identité. Damien est
Cancer. C’est bientôt son anniversaire (le 1er juin). Il faudra pas que j’ou-
blie. En arrivant, j’étais toute trempée et je grelottais. J’ai tout de suite caché
ce que j’avais pris chez mon frère, et je suis allée me doucher.
Le soir, au lit, j’ai essayé de lire un des cahiers que j’avais pris. La plu-
part du temps, c’était complètement illisible, mais il y avait des passages très
jolis comme celui-là que je vais vous recopier :

21 janvier

Il y a des choses que je ne puis écrire ; dessiner, à peine ; peindre, peut-


être. À cause des couleurs. Je les vois bleues et vertes, avec entre les
branches des éclats de ciel rouge et lambeaux de peine violine.

Peindre ; oui.
Sur ton corps alors.
Sur ton corps seulement.
Déjà, j’ai l’inspiration.
La toile seule me manque :
Toi, merveilleuse Toi qui n’existes pas, et que j’aime tout de même.

— 55 —
Sincèrement, il écrit bien mon frère. Mais déjà, il faut arriver à le déchif-
frer, parce qu’est-ce qu’il écrit mal !

23 janvier

Je n’arrive plus à dormir.


Je rêve pourtant.
Je rêve que Tu es là
Que Tu existes quand même.
Mes yeux enfin trouvent les Tiens,
Plongent en Toi, puis Te perdent de te voir de trop près,
Par trop de désir.
Je vais prier, demander un miracle.

24 janvier

Il n’y a pas eu de guérison miraculeuse ; je ne retrouve pas le sommeil.


J’ai un vide immense dans ma vie, et je passe mes nuits à explorer ce
gouffre.

*
**

Vendredi 8 mai

Hier, jeudi, comme il y avait grève, j’en ai profité pour ne pas aller en
cours. De toute façon, à part quatre ou cinq qui faisaient vraiment grève,
tout le monde avait dit : « Y’a grève ? Génial ! On va pas en cours. » Ça a
fait que la grève a été assez bien suivie. Il faut comprendre : il fait beau, la
fin de l’année approche, et en plus comme il va bientôt falloir remplir les
bulletins, les profs qui sont à la bourre comme pour pas changer nous bom-
bardent d’interros. Des fois, on en a trois dans la même journée alors que
ça fait deux semaines qu’on n’en a pas eu.
Le matin, je suis retournée à l’hôpital. Thierry n’avait plus les yeux ban-
dés, mais il n’avait vraiment pas le moral parce qu’il avait vu ses mains

— 56 —
pour la première fois. Tant qu’il les sentait seulement, il avait l’impression
d’avoir encore ses doigts. C’est pour ça que le premier jour il disait :
« Celui-là, ça va ; celui-là,… » Comme quoi la nature n’est pas super bien
faite. On peut encore sentir ses doigts quand on les a plus. Il avait même mal
au pouce qui lui manquait. Tout ce qui lui reste du pouce, c’est la douleur.
Génial ! Comme il allait quitter l’hôpital, il est sorti un moment pour faire les
papiers, et heureusement parce que comme ça j’ai pu remettre la clef à sa
place. Quand il est revenu, j’ai remarqué qu’il me regardait avec un drôle
d’air. Il faut dire, à part sur la photo où je m’étais même pas reconnue,
c’était la première fois qu’il me voyait. Il s’était peut-être fait une idée un peu
différente de moi. Hé ! c’est pas tout le monde qui a une sœur aussi canon —
je plaisante (enfin, à moitié comme d’habitude). Ensuite je lui ai dit que je
devais aller en cours. Il était tout gêné, tout bête à ne pas savoir comment me
dire au revoir. J’ai fini par lui mettre la main sur l’épaule et par lui faire une
bise. Je lui ai dit que de toute façon on se reverrait. Mais franchement, j’en
savais rien. Je mourrais d’envie de lui demander comment il avait eu la
photo de ma mère et moi, mais je ne pouvais pas lui avouer que j’étais allée
chez lui. Je me sentais fautive et minable de ne rien pouvoir faire pour lui.
J’avais beau me dire : « Tu n’y es pour rien, c’est pas ta faute », j’avais
quand même l’impression que si.
Plus tard, vers midi, je suis passée au lycée. J’y ai rencontré Laure,
Carole, Véro et Virginie. Elles m’ont dit qu’il n’y avait eu que cinq élèves en
cours dont pas elles, et qu’elles ne savaient pas vraiment pourquoi il y avait
grève, et qu’en fait ça leur était égal. On pouvait sécher toute une journée
gratos, et c’est ça qui comptait. Au début, Virginie n’était pas d’accord, mais
les autres avaient fini par la convaincre.
Il faut dire qu’on sèche toujours un peu, et on trouve des excuses : le
prof était en retard et on a cru qu’il viendrait plus (si, si, c’est vrai), on a
confondu la semaine A avec la semaine B parce que juste avant c’était les
vacances et qu’après bla bla bla (Je vous jure !), j’avais une leçon de con-
duite (la tête de ma mère !), ma petite sœur était malade, etc. Mais souvent,
on n’a pas à se donner tout ce mal parce que les profs ne font pas tous

— 57 —
l’appel. Le pire c’est qu’on s’en sort toujours. Ça m’étonne vus les craques
qu’on leur raconte. Ils sont naïfs les adultes ! En plus, comme on trouve le
courrier avant les parents, dans le pire des cas, on déchire les relevés d’ab-
sence et on fait écrire des mots d’excuse par les copines. Moi j’ai une ruse
que je dis à personne. C’est moi qui ai signé mon dossier d’inscription et
tous les papiers du lycée. Ça fait que c’est ma signature que j’imite (je m’en
tire pas mal !). Imaginez ! Si un jour ma mère signait un papier, tout le
monde le prendrait pour un faux. Mon père, il vaut mieux qu’il s’abstienne.
Quand j’étais au collège il a rempli mon carnet de liaison (c’est le nouveau
nom pour le carnet de correspondance) pour une absence, et dans la case
« motif de l’absence » il a mis : « Mot de têtes ». Écrit comme ça ! « Mot »
au singulier, « têtes » au pluriel : un seul mot pour toutes mes têtes. La
honte ! J’ai jamais montré mon carnet et j’ai dit que j’avais séché et que je
ne recommencerai plus. Enfin ; c’est quand même mon père. C’est pour ça,
ma mère fait toujours le courrier. Elle se débrouille pas mal. J’ai aussi une
copine, Magali, qui a dit à la C.P.E. qu’elle avait déménagé. Comme nou-
velle adresse elle a donné celle d’un copain qui vit seul ; c’est pas mal non
plus comme technique.
Dans ma classe, on n’arrête pas. Au lycée, je suis sûre que de toute
façon, sur dix absences, la plupart sont bidons. En fait, souvent, on a juste la
rame, ou on a pas révisé pour une interro ou on a mieux à faire. Mais
pouvoir sécher toute une journée, c’est vraiment une occase. Alors on a
décidé d’aller déjeuner chez Véro au lieu de zoner tout l’après-midi au lycée,
et là, c’était terrible !
Quand on fait la fête, on fête presque toujours quelque chose, même si
c’est qu’un prétexte (un anniversaire, un examen, la fin de l’année sco-
laire…). Dans ces cas-là, tout est prévu et plus ou moins organisé. Des fois,
c’est bien les choses prévues, mais parfois, c’est bien aussi l’imprévu. C’est
excitant ! Là, ça s’est passé bizarrement. Au début on devait juste déjeuner.
Il faisait bon, un peu chaud même, et on se sentait libres, libres, libres et
heureuses d’être ensemble. Il faut avouer aussi qu’on est pas vraiment
contre la bitanche ; et même, on est pour. On a mis la table dehors parce

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qu’il faisait beau, et on a attaqué avec le cocktail gréviste : whisky, vodka,
Malibu, cassis, chocolat et coca. On a bu ça cul sec, et tout de suite on a dé-
marré par le chant, gentiment pour commencer : Cendrillon, pour ses vingt
ans, est la plus jolie des enfants… Ensuite on a discuté, et pour une fois j’ai
surtout écouté. Bien sûr, ça parlait mecs. Au début, c’était dans le style :
« Combien tu t’en es fait cet été en vacances ? » La discussion habituelle,
quoi. À les entendre, elles avaient toutes fait des cartons. En fait, souvent
« se faire un mec », ça se limite à deux ou trois galoches, quelques caresses,
on danse un slow en se frottant et en se léchant un peu, et hop, au suivant.
De temps en temps, Virginie me regardait avec un petit sourire. Comme les
autres ne nous posaient aucune question, j’ai supposé qu’elles se doutaient
pour Virginie et moi, sans oser en parler. Ensuite, c’est devenu plus intéres-
sant, parce que chacune y est allée de sa petite anecdote. Carole nous a parlé
de Nicolas qui l’avait entraînée sur la plage en Espagne. Malheureusement,
il ne savait pas du tout la caresser ni rien, et lui pressait les seins comme s’il
avait essoré une éponge, et elle a fini par le lourder pour aller voir Laurent,
le meilleur ami de Nicolas, qui était un peu plus doué mais beaucoup plus
moche. Depuis, les deux l’appellent au moins une fois par semaine en lui
demandant de ne pas le dire à l’autre, et ça lui prend carrément la tête parce
que ni l’un ni l’autre ne l’intéresse. Laure a raconté qu’elle était sortie avec
un mec de trente ans, marié, patineur à Holiday on Ice. Elle nous a montré
des photos : italien, cheveux longs, beau. Elle le voit encore, style tous les
deux mois dans une chambre d’hôtel. Et depuis qu’elle le connaît, elle ne peut
plus sortir avec des garçons de son âge ou même de vingt ans parce qu’elle
les trouve gamins et niais. Le problème, c’est que tous les mecs de trente ans
pas trop mal sont déjà pris. Alors elle est dans la mélasse, d’autant que ses
parents sont pas d’accord avec ses goûts. Véro avait dansé avec un Julien
qui dès le premier soir avait voulu l’embarquer dans sa chambre. Comme
elle avait refusé, le Julien l’avait plaquée. C’est fou ! Les pauvres mecs s’en
sont pris plein la tête.
— C’est moche comme un pou et ça veut se faire que des super nanas !

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— C’est vrai qu’ils sont hyper difficiles. Il y en a un qui m’a dit : « Tu
serais pas mal si t’avais pas quelques kilos en trop. » J’ai répondu : « Eh
bien tire-toi, ça m’en fera déjà soixante en moins, connard ! »
— Le blaireau ! Pour qui il se prenait ce bouffon.
— En plus il fallait voir le gravos. Plus ils sont moches, plus ils font les
difficiles.
— Ils placent la barre trop haut.
— Le problème c’est qu’ils finissent par passer en dessous.
C’était tellement bon d’être méchante, juste pour le plaisir !
— Il y en a plein qui ne savent même pas danser.
— Beaucoup ne dansent même pas du tout.
—-Des fois, ils t’embrassent, c’est vraiment pour la forme. Comme
quand ils te demandent ton nom. Tout ce qu’ils veulent c’est… Enfin vous
voyez.
— Non, on voit pas. Ah ! Tu veux dire baiser.
— Ouais, tirer leur crampe.
— Bourrer, quoi !
— C’est pour ça, maintenant j’aime bien les faire marcher.
— Ramper, tu veux dire.
— Ouais, à mes pieds.
— Dans la boue…
— Vous exagérez. Ils ne sont quand même pas tous comme ça.
— Il paraît, ouais. Mais ceux qui sont autrement, je les cherche et je les
ai pas encore trouvés.
Plein la tête ! C’était pas leur jour de gloire. Au bout d’un moment, je me
suis demandé si elle ne disait pas tout ça juste pour nous faire plaisir à
Virginie et à moi. Comme d’habitude je suis bavarde, mon silence faisait
peut-être bizarre. Je sentais qu’il fallait que je dise quelque chose. Je cher-
chais. Je me rappelai ce mec, Manu, qui histoire d’engager la conversation
m’avait dit qu’il était né le 9 octobre 1981, jour de l’abolition de la peine de
mort. Je lui ai dit que ce n’était pas un beau jour et que j’étais pour la peine
de mort, surtout dans les cas de viols d’enfants. Lui, disait qu’il était contre,

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que c’était barbare et tout, et j’ai fini par lui dire : 1. « Va te faire foutre ! —
D’accord ; on peut y aller tout de suite ? — Tu peux y aller tout seul,
branleur ! » Mais je n’avais pas envie de raconter ça, parce que c’est plutôt
naze comme histoire et j’avais l’impression qu’on était parties pour bien se
marrer. Je voulais pas tout gâcher. Alors, j’ai raconté l’histoire de Franck.
Il avait dansé au moins trois quart d’heure sans s’arrêter et je ne voyais que
lui parce qu’il dansait avec force et élégance à la fois. C’était évident qu’il
était heureux de danser. Heureux ! Après, il était venu s’asseoir à côté de
moi et je lui avait dit que c’était le meilleur, que c’était un régal de le
regarder. Il était retourné dansé au moins vingt minutes, puis il était revenu
me voir. « Ça t’as plu ? C’est pour toi que j’ai dansé. »
« Et alors, c’est tout ? » m’a dit Carole. « Mais c’est génial ! Un mec qui
ne te demande rien, qui te drague même pas ou alors de loin, qui te connaît
même pas et qui danse pour toi ! C’est comme un cadeau vraiment gratuit,
un cadeau qui dure pas, juste pour le plaisir. C’est même plus beau que des
fleurs, puisque ça dure encore moins longtemps. C’est comme un sourire,
c’est juste clac, maintenant, et puis plus rien. » Mais j’ai pas réussi à les
convaincre. J’avais fait un bide avec mon histoire. En plus, Virginie n’avait
pas l’air d’apprécier. Alors j’ai dit : « On se fait un petit gréviste ? Et c’était
reparti : whisky, vodka, Malibu, cassis, chocolat et coca. Cul sec ! Mais
celui-là, il nous a carrément décalqué. « Cendrillon, pour ses vingt ans, est la
plus jolie des enfants. Son bel amant, le Prince Charmant, la prend sur son
cheval blanc. Elle part, la-la-la-laaa, la-la-la-laaa. Jolie petite histoire, laaa… »
Il fallait nous entendre ; des hystériques on était. D’ailleurs, on n’a pas tardé
à changer de répertoire : « Thérèse, elle rit quand on la baise. Elvire, elle
chante quand on la tire. Véronique, elle crie quand on la nique. » On était de
pire en pire ; c’était de mieux en mieux. À un moment, je fais un reproche à
Virginie qui me sort : « Ne cherche pas à voir le poil qui est dans l’œil de ta
voisine alors que tu ne vois pas la bite qui est dans le tien. » Tant qu’à être
nulles, autant l’être franchement. Des fois, ça défoule d’être nul. Et là, on
s’est vraiment bien défoulées. En plus, on était carrément rondes. On a taxé
deux bouteilles de champ’ aux parents de Véro, et c’est là qu’on a commencé

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à se prendre une vraie murge. Celle qui était la plus déchirée, c’était Laure
parce qu’elle avait pas autant que nous l’habitude de boire. Le champagne
lui avait complètement retourné la casquette, sans compter le pétard qui
tournait. Elle disait tout le temps : « Mais pourquoi vous me regardez
comme ça ? Je vais bien. Je suis même très bien ; je suis très très bien. »
Pour ça, pas de problème. Elle était bien ! Elle a pris le tuyau d’arrosage et
nous a coursées dans tout le jardin. Nous, on faisait mine de se sauver, mais
en fait (petites espiègles !), en courant pas trop vite parce que ça nous amu-
sait de nous faire arroser. On la narguait et ensuite on traçait en criant et en
se marrant. Il fallait voir l’allure qu’on avait avec les cheveux dégoulinants
et les tee-shirts trempés, collés sur les seins. On a même allumé un voisin qui
nous matait pas trop discrètement par la fenêtre de son grenier. Véronique
lui a téléphoné, et quand le mec a décroché, elle a juste crié : « Calme ta joie,
papy ! Vide-toi les couilles, ça te purgera le cerveau ! » Et hop ! elle a
raccroché. Ça vous surprendra pas, mais ça l’a vraiment vexé parce qu’en-
suite on l’a plus revu à son vasistas.
C’était vraiment pas leur jour! On était complètement déjantées,
même Virginie. Quelquefois elle est sérieuse, et d’autres fois pas du tout du
tout. Mais là, c’était dingue! Je ne la reconnaissais pas. Par exemple, un peu
plus tard on avait un peu froid parce qu’on était trempées. On est rentrées
pour se changer, et toutes les cinq on a essayé les fringues de Véronique
dans sa chambre. Eh bien, c’est Virginie qui a lourdé son soutif en premier
et qui a lancé l’idée d’un concours de seins. Je vais vous dire : c’était beau,
vous pouvez même pas imaginer! On étaient toutes les cinq en rond et nos
seins se touchaient presque. Evidemment, Virginie a gagné.
On a dit que toutes les autres étaient deuxièmes ex-æquo, façon
émission spéciale débiles mentaux du dimanche (comme si les dimanches
n’étaient pas assez nuls comme ça. C’est après que Laure a plus assuré du
tout.
Elle a commencé par nous faire une danse du ventre sur un
morceau de Raï, et d’un coup elle est partie en courant la main devant la
bouche. Véronique : « Attention, Laure va dégueuler». Virginie : « Elle s’en

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est collé plein la figure et les cheveux. Tirez la chasse d’eau, ça lui rincera la
tronche. » J’ai tiré la chasse d’eau quand Laure avait encore la tête au fond
de la cuvette. C’était pas très malin de notre part, mais on était mortes de
rire, sauf Laure qui se marrait pas du tout. Elle suffoquait plutôt. Elle a
toussé pendant au moins dix minutes. Le pire, c’est qu’elle en avait encore
plus dans les cheveux parce que les bouts qui étaient dans l’eau c’étaient
collé après. Alors on l’a douché. C’était assez pénible parce qu’elle ne se
laissait pas vraiment faire, sauf dans les moments où elle comatait, mais là,
il fallait la porter. On la essuyée, on l’a rhabillée et ça n’allait pas vraiment
mieux. Cinq minutes plus tard elle a baissé sa culotte, et s’est accroupie au
milieu du salon. Véronique : « Attention! Laure vas pisser sur la moquette!
Laure pissait sur la moquette. Après, c’était vraiment super : serpillière,
serviette-éponge, seau, cuvette. Toutes les quatre à quatre pattes, on frottait
comme des malades. On tenait une de ces murges! « Cendrillon pour ses
trente ans, est la plus triste des mamans. Le Prince charmant a foutu
l’camp, avec la Belle au Bois Dormant». Un peu plus tard on s’est aperçu
que Laure avait disparu. C’est moi qui l’est retrouvée, endormie dan les
chiottes. On a décidé de la laisser cuver sur la cuvette. « Mais tous ça n’a
pas d’importance. Elle part lalalalaaa, lalalalaaa, jolie petite histoire... »
Et pendant que Laure faisait un sieste, Carole et Véro nous ont fait une
démonstration de tango. Couchée sur un canapé je les regardais, et Virginie
avait la tête posée sur mon ventre et la main sur ma cuisse. De temps en
temps elle se relevait en riant et en faisant mine de râler parce que mon
bidon faisait des gargoullis infâmes. C’était beau quand les danseuses se
cambraient, tournaient, basculaient et se regardaient d’un air provocant,
comme si elles allaient se battre ou s’embrasser. Je me disait que j’étais
vraiment heureuse et qu’il fallait absolument que je le ressente très fort,
parce que peut-être, ça n’allait pas durer. Je me disais : « Putain, c’est bon,
c’est beau, tu es heureuse», et je souriais sûrement. Ça me faisait comme
ranger mon bonheur dans une boîte en verre pour le gardais toujours, et
que les fois où je serais triste je pourrais le regarder tranquillement. J’en ai
déjà plusieurs dans ma tête que personne ne peut me prendre. Par exemple,

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quand j’étais à Digne avec Virginie, Christelle, Pierre et Simone, je me suis
réveillé une nuit vers trois heures du matin et je suis sortie de la tente pour
aller dans les douches du camping. C’était juste après le restaurant
l’Origan. J’ai laissé la porte ouverte, en espérant que Virginie viendrait me
rejoindre, mais je dû me sécher dans le couloir avec le sèche-cheveux.
C’était long et j’étais nue. J’avais peur que quelqu’un me surprenne, je veux
dire, quelqu’un d’autre qu’elle. Finalement, c’est bien Virginie qui est
arrivée. Elle m’a fait peur en entrant.
Elle m’a regardé d’un air qui voulait dire qu’elle comprenait,
qu’elle savait que je savais qu’elle comprenait, et qu’il n’y avait donc aucun
mystère entre nous. Dans un sens, ça m’a un peu effrayé. J’ai eu
l’impression d’être nue à l’intérieur aussi ; et en même temps ça m’a
terriblement excité. Nous n’avions plus de pudeur. Elle me fixait droit dans
les yeux et caressait tout mon corps en s’attardant sur ma poitrine. Elle m’a
prise dans ses bras, m’a embrassé les seins, et ensuite sa bouche a glissé
jusqu’à mon ventre. J’ai étendu les bras et je me suis suspendue à une barre
pour bien m’étirer, pour bien lui offrir mon corps. J’ai adoré. C’était
immense. Il faut dire, Virginie, elle me connaît ? Et même, elle me sait.
C’était tellement fort que j’ai cru que j’allais m’évanouir. Je ne voyais que
les cheveux un peu roux de Virginie qui couvrait mon ventre, et je me disais
que j’étais heureuse. Ça m’a fait ranger ce moment comme sur un étagère
secrète. C’est très important ; parce qu’il n’y a rien de plus triste que de
réaliser qu’on est heureux, et qu’on le même savait pas. Ça fait comme un
bonheur pour rien.
Quand Laure s’est réveillait, elle allait beaucoup mieux, et toutes les
cinq on est allées dans le jardin. Virginie m’a dit : « J’aurais pas dû boire;
demain on a interro de Maths « Le soleil était déjà hyper bas, et tout était un
peu orange ; c’était joli et chaud à regarder. Mais en même temps, ça voulait
dire qu’on allait bientôt rentrer chez nous. On s’est vautrées sur le gazon,
les unes sur les autres, main dans la main, la tête dans un ou sur un ventre.
On savait que sûrement ça ne durerait pas, mais au moins maintenant on
était des amies. J’avais la bouche un peu pâteuse sans avoir mal au coeur

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ou à la tête. J’étais juste un peu molle. Si on avait chanté, je me serais
endormie. « Elle a vu cent chevaux blancs, loin d’elle emmener des
enfants. Elle commence à boire, à traîner dans les bars. Emmitouflée dans
son cafard, maintenant elle fait le trottoir. Elle part, jolie petite histoire. »
Après, on s’est dit des histoires de quand on était petites. Au début ça nous a
fait beaucoup rire. Moi j’ai raconté qu’un jour, quand j’étais bébé, j’étais
dans mon couffin et mon père m’avait descendue de la voiture. Il a fermé les
portières et ensuite il a repris le couffin par une seule anse et je suis tombée
dans le caniveau. Ma mère raconte ça à tous nos amis et franchement, ça me
gave parce qu’il y a toujours un pauvre gars pour rire « Ah ! Mais alors,
c’est pour ça ! » Très puissant comme humour. Carole nous a dit que
pendant des années elle avait cru qu’elle n’avait pas de zizi parce qu’elle
était trop petite, et qu’en grandissant il lui en pousserait un. Un jour qu’il y
avait des tonnes d’invités chez elle, elle avait baissé sa culotte pour montrer
son clitoris à sa mère : « Regarde maman, ça y est, il pousse». C’est Virginie
qui a raconté la dernière histoire. A six ans, elle avait dit à sa mère :
« Maman j’ai mal à ma bite » et Simone lui avait répondu qu’il ne fallait pas
dire des mots comme ça et qu’on disait pas bite mais zizi. C’est fou comme
réaction !
Ma mère m’aurait immédiatement emmené voir un
psychomachinchose. Mais Simone, il n’y avait que le mot qui l’avait gêné. En
plus ma mère trouve que ce qu’il faut dire c’est pas zizi mais « phallus», à
cause de ses lectures débiles. N’empêche, je sais pas si c’était parce qu’on
avait dessoûlé, mais ça nous a pas tellement fait rire cette histoire, et juste
après, Véronique a dit qu’il fallait tout ranger parce que sa mère allait
rentrer du travail. Le soleil s’était couché, et moi, quand la nuit tombe, je
suis toujours triste. Mais là, en plus, ça sentait vraiment la fin de je sais plus
quoi. Ah si, je me rappelle. Le lendemain, aujourd’hui en fait, c’était mon
anniversaire. J’avais dix-sept ans. J’ai dix-sept quoi. Encore dix-sept ans, ça
va ; mais le pire, c’est de penser que juste après j’aurai dix-huit ans. Putain
! Si ça continue comme ça, je vais finir par devenir adulte. Quelle horreur !
Non mais vous me voyez, adulte, devant ma maison de merde dans un

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lotissement, des bigoudis sur la tête, en train de baver sur les voisins (“Oui,
moi, mon lave-vaisselle, depuis qu’on l’a fait réparer... Et mon mari, depuis
qu’il s’est fait opérer...”) !
On n’avait pas envie de se séparer. Mais c’est toujours comme ça.
On est bien et tout, mais il faut que ça se termine. Il paraît que c’est la vie.
C’est con la vie. On s’est sérrées les unes contre les autres. Nos cinq têtes
étaient ensemble et on s’est dit : « A demain, en interro de Maths. « Virginie :
« J’aurais pas dû boire ; demain on a interro. » Je leur ai pas dit que le
lendemain ce serait mon anniversaire. Virginie le savait, mais elle avait dû
oublier. C’était tant mieux. Ça m’a quand même fait drôle, parce que
d’habitude elle oublie pas.
En rentrant j’ai repensé à quand j’était tombée dans le caniveau.
N’empêche, si ça se trouve, c’est vraiment à cause de ça.
Le soir, dans mon lit, le lisais un des cahiers de Thierry parce que
j’avais vraiment pas envie de réviser mes Math. De toute façon, j’y crois
plus ; ça sert à rien. Si je bosse j’ai quatre, et sinon j’ai deux. Là, dans ce
cahier, j’ai lu un truc très bizarre. Thierry avait écrit : « Mon père m’a
envoyé une photo de Marie et maman ; tout de même ! Il me la promettait
depuis des années. De plus, elle est floue ; mais qu’importe : elles sont là. »
J’imagine pas du tout mon père envoyant une photo à Thierry. Ca m’a
intrigué. Mais comme j’étais bien naze après nos exploits de l’après-midi, je
me suis couchée sans chercher à comprendre. Dans ma tête, je me repassais
la chanson de Téléphone, et comme ça, j’ai fait ma prière, comme pas
d’habitude, et je lui en ai réservé une toute spéciale du chef à l’autre là-haut,
parce que c’était un jour tout spécial. En fait je l’ai chanté. Je suppose que ça
doit s’appeler un cantique quand on chante :

“Dans un sommeil infini


Cendrillon voit finir sa vie
Les lumières dansent, dansent dans l’ambulance
Mais elle tue se dernière chance
Et tout ça n’a plus d’importance

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Elle part tralalaaa ; tralalaaa
Fin de l’histoire

Notre père qui êtes si vieux


As-tu vraiment fait de ton mieux
Car sur la Terre comme dans les Cieux
Tes anges n’aiment pas devenir vieux.”

Quelques heures plus tard, j’avais dix-sept ans. Putain ; c’est vrai
qu’on n’aime pas devenir vieux. Avec des bigoudis ! Non, c’est pas vrai !
Je vais pas finir comme ça. !

*
**

Mardi 12 mai.

Je viens de commander un café alors que j’ai horreur de ça.


Seulement, c’est ce qu’il y a de moins cher et ça donne le droit de s’asseoir.
C’est quand même fou de payer le droit de s’asseoir !
Je sors de chez le pédopsychiatre. Je me doutais que ce n’était pas
vrai, mais j’ai cru que ça voulait dire qu’il était psychiatre homosexuel,

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plutôt porté sur les petits garçons. Ma mère m’a dit : « N’importe quoi ma
pauvre fille ! C’est un psychiatre pour tous les enfants». Pour rigoler j’ai
répondu : « Ah bon, il aime aussi les petites filles ? » Ma mère l’a mal pris.
Alors que c’était juste pour rire.
Voilà, le café est arrivé. Le garçon, enfin le monsieur m’a regardé
pas très gentiment. Il avait l’air de penser : « Encore une fauchée qui va se
faire un plan stagne à pas cher». Il faut dire que j’avais déjà sorti mon
cahier et le stylo ; ça fait squatter. Mais franchement, il exagère ; à douze
francs le je vais pas me gêner pour l’amortir. A ce prix-là, comment voulez-
vous que je choure pas d’argent à ma mère ?
Il faut que vous mette dans l’ambiance. C’est la panique à la
maison. Il y a quatre jour, vendredi soir, mon père nous a surprises Virginie
et moi. J’avais oublié qu’il ne travaillait pas ce jour-là, et on ne l’a pas
entendu entrer. D’abord il a piqué une colère pas possible. Ensuite, sans
dire un mot, il a jeté Virginie dehors et m’a enfermée dans ma chambre.
Pendant au moins dix minutes j’ai cogné à grands coups de poings et de
pieds dans la porte en hurlant. J’en ai encore les mains toutes bleues et un
ongle d’orteil complètement noir. Ma mère est rentrée du travail. J’ai pas
entendu tout ce que mon père lui disait, mais il m’a traitait de « marie-
salope». C’est nul de se moquer du nom des gens. Il a dit que ça ne
l’étonnait même pas, que je ne valais pas mieux que « l’autre grand
couillon». Ma mère a voulu rentrer dans ma chambre vers dix heures pour
m’apporter à manger, mais comme j’avais tordu la serrure en cognant
comme une malade, il a fallu enfoncer la porte. Evidemment, j’aurais pu
sortir par la fenêtre. Seulement dans la panique personne n’y a pensé. Ma
mère à pleuré. Mon père n’a pas pu s’empêcher d’entrer dans ma chambre.
Il m’a insulté, et après il a retiré sa ceinture et a commencé à me frapper
avec, en disant qu’il aurait dû le faire quand j’étais plus petite, que j’étais
irrécupérable et que c’était de sa faute. Ma mère a voulu le retenir. Il l’a
bousculé et elle est tombée sur le plateau où était mon dîner.
Adieu les raviolis. De toute façon, j’avais même pas faim. Mes
parents se sont engueulés, comme pour pas changer (“T’as foutu des

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raviolis partout » - Si tu m’avais pas poussée - T’avais qu’à t’occuper de
tes oignons...”). Damien est arrivé en larmes : « Vous allez arrêter ? Vous
êtes complètement oufs ! « Mon père : « Tu vois dans quel état tu mets ton
frère et ta mère ; tu nous gâches la vie à tous. Mais c’est possible d’être
aussi égoïste ! T’es qu’une vaurien comme Thierry, pareil, la même
engeance ; mais qui c’est qui ma foutu une équipe pareille ? » Le pauvre !
Moi, j’utilise jamais le mot égoïste. Ça veut rien dire. Une fois quelqu’un
avait demandé à un petit garçon ce qu’était un égoïste, et il avait répondu :
« C’est quelqu’un qui pense pas assez à moi». C’est pour ça que je dis
jamais ce mot ; ça veut rien dire. On est tous des égoïstes.
Ce qui n’a rien arrangé, c’est qu’après ils ont entièrement fouillé
ma chambre. Vous pouvez me croire : ils s’en sont donné à coeur-joie ! Tout
était permis. Eux qui avaient toujours dû faire ça en douce, ils jubilaient.
Parce que normalement, ça ne se fait pas de fouiller la chambre de
quelqu’un. Mais là, c’était « pour mon bien», alors ils se sont pas gênés. Le
bonheur intégral de mon père s’entendait dans ses gueulantes. Ils ont tout
sorti, même le porte-jarretelles noir qu’Isabelle m’avait offert avec des bas.
C’est dégueulasse, parce que c’était un souvenir, et il les ont abîmés en plus.
Ils ont lu toutes les lettres de Virginie. C’était l’horreur. Ils ont trouvé le
flingue, les cahiers de Thierry, et j’ai dû leur avouer que je l’avais vu et que
j’étais allée chez lui. Heureusement, ils n’ont pas trouvé la seringue ; c’est
vraiment un miracle. Et heureusement, le cahier (sur lequel je vous écris
généralement, chers courants d’air, chers petits brins d’oxygène) était resté
chez Virginie avec mes affaires d’école ; alors comme là je l’ai pas avec moi,
j’écris sur des feuilles. Par contre, ils ont trouvé les photos de Christelle et
d’Isabelle avec celle de Jane Birkin et de Patty Smith que j’avais découpées
dans un magazine. Mon père : « Alors ; tu faisais l’homme ou la femme ?
Hein ? Qui c’est qui faisait l’homme ? « Il est d’une bêtise ! Les femmes
n’ont pas besoin de faire l’homme ; les hommes sont déjà faits. Si on en
avait voulu un, on en aurait pris un tout fait. « Heureusement que t’es pas un
mec, sinon j’aurais eu un fils pédé. Il aurait plus manqué que ça». Il est
vraiment bête. Mais des fois, il est subtil dans la connerie. Je sais pas où il

— 69 —
va chercher tout ça. Franchement, il m’impressionne ; j’ai du mal à le
suivre. En refermant la porte de ma chambre, ma mère m’a juste dit : « Bon
anniversaire». Sincèrement, malgré l’ambiance, ça m’a fait rire.
N’empêche, c’est vrai que les mecs homo sont plus mal vus que les
lesbiennes. Les filles ne sont pas tellement aimées. Elles sont louches ; tout de
suite on les trouve bizarres, perverses, vicieuses. Mais on ne les méprise pas
comme les gays. Un jour, Virginie m’a dit : « On a de la chance par rapport
aux mecs». Je lui ai répondu : « Mais non, tu comprends rien ; on n’a pas
de chance. Pour un homme, être homosexuel, c’est humiliant parce qu’on
pense qu’il s’abaisse au niveau des femmes. Il se fait peut-être baiser.
Tandis qu’une femme, qu’est-ce qui peut lui arriver ? Elle peut pas tellement
descendre, c’est déjà une femme. Quand on se moque d’un mec, on lui donne
des manières de nana. C’est ce qui est ridicule, pour un homme d’être une
femme. Tandis qu’une femme qui a des manières d’homme, on trouve pas ça
beau, mais pas ridicule non plus». C’est vrai. Une lesbienne est moins
méprisée qu’un gay, mais seulement parce qu’un femme est moins estimée
qu’un homme. Elle peut pas tomber de bien haut.
Revoilà le soleil. On me regarde de travers. J’ai vraiment horreur
du café. En plus, maintenant il est froid. C’est gerbatique !
On croirait rêver. Je ne vais plus à l’école parce que mes parents
ne veulent pas que je voie Virginie. Mon père a caché le téléphone pour que
je ne l’appelle pas. Il voulait même supprimer tous les stylos et les crayons
de la maison pour m’empêcher de lui écrire, mais ma mère a dit qu’« il ne
fallait pas trop exagérer ». C’est vrai qu’elle exagère avec modération. Mon
père disait : « Je connais le pouvoir des mots »! Le pouvoir des « mot de
têtes » à la rigueur. Il a dû entendre ça dans un film à la télé et ça lui a plu.
J’étais morte de rire. Non, c’est même pas vrai ; je chialais. De toute façon,
en ce moment, je chiale tout le temps. En trois jours, le seul moment où j’ai
arrêté, c’est quand les deux Olivier sont venus me voir. Ils sont tous les deux
dans ma classe. Ma mère les a trouvés mignons, alors elle m’a glissé : « Ils
sont très bien ; pourquoi que tu ne sors pas avec une garçon comme ça ? »
Elle est quand même trop ma mère ! C’est comme pour les poireaux

— 70 —
vinaigrette et les escargots, elle sait mieux que moi ce que j’aime. Mes
parents m’ont laissée seule avec eux pendant cinq minutes ; c’était une
grande faveur. J’ai fait comprendre à mes copains qu’on nous écoutait
sûrement à la porte de la chambre. Olivier P a juste dit : On nous a tout
expliqué ; on sait tout». Ça ne m’a pas inquiétée, parce que j’ai confiance en
eux. Ils m’ont aussi dit : « Qui tu sais te dit ce que tu sais». C’est du
Virginie. Ça veut dire : « Virginie te fait savoir qu’elle t’aime de tout son
coeur». Elle est adorable. Lorsqu’on est retournés au salon où étaient mes
parents, les Olivier m’ont donné une pomme en disant
juste : « Tiens ; de la part d’Eve. » Ça a fait rire ma mère parce qu’elle a
pas saisi qui était Eve en vrai. Ça n’a pas fait rire mon père parce qu’il a
rien saisi du tout. N’empêche, je croquais cette pomme devant mes parents,
au milieu du salon, et les Olivier et moi on se marrait, et mon daron et sa
darone ne comprenaient rien. Putain ! Comment on les a blousés ! Des fois,
ça fait du bien de rire un bon coup. Simone dit que ça vaut un bon steak. Je
comprends pas. C’est pas bon le steak.
Le problème c’est qu’ils ne savent pas . C’est pas du tout ce qu’ils
croient. Je vais vous expliquer. C’est pas compliqué.
Virginie et moi, on s’aime. On s’est toujours aimées. On était
tellement sûres qu’on s’est même pas pressées. C’est pas dans le style : on
s’est vu, on s’est voulu, on s’est eu. Pour vous dire, les premières fois qu’on
a été ensemble, on n’a même pas fait l’amour. Il était déjà fait. C’est nous.
Notre première nuit a duré neuf heures. On s’est serrées l’une contre l’autre,
on a parlé et on s’est embrassées. Avant de me quitter, elle m’a prise dans
ses bras, et là, comme dans les films et les romans, je me suis évanouie.
Depuis toujours on sait que c’est pour toujours. Avant il y avait eu
Christelle, la soeur de Virginie ; ensuite Isabelle qui venait avec ses parents
en week-end à Bacheroy -drôle d’idée-! Il y avait eu des garçons aussi,
surtout pendant les vacances : Guillaume, Vincent... Mais j’ai toujours su
que quand je serais grande, que quand elle serait prête, ce serait Virginie. Il
y a des choses comme ça. On est sûr.

— 71 —
Comment vous expliquer ? J’ai lu dans un livre que l’endroit de la
Terre le plus proche du soleil était en haut d’un volcan éteint dans un pays
qui s’appelle l’Equateur. C’est là que je rêve d’aller avec Virginie. Là, on
s’embrasserait. Il doit faire trop chaud pour faire l’amour.
Je sais pas comment vous dire moi. Virginie et moi on voulait tout
démolir pour tout remolir autrement. Mais c’était trop dur. Alors on a choisi
de ne rien expliquer, de ne pas changer le monde, mais de le gruger et de
s’aimer malgré lui, en cachette. Virginie et moi, on s’est rêvées, on s’est
désirées, on s’est aimées.
On savait bien qu’on était pas tout à fait comme la plupart. Je
pouvais pas éviter Virginie. Elle était trop dans moi, un morceau de moi, un
bout de Marie. L’éviter, ça aurait été comme passer à côté de moi sans me
regarder ; c’était pas possible. Elle, c’était pareil, il lui fallait Marie. Elle
m’a écris des choses dingues, des trucs pas possibles que j’ai appris par
coeur. Dans cinq minutes je vous dirai pourquoi, mais là j’ai pas le temps
parce qu’il faut que je vous dise ces choses tout de suite. Elle m’a écrit :
“Je suis ivre d’amour. Est-ce de la vertu ou bien est-ce du vice ?
C’est au-delà de la morale. C’est de la vie, de la jeunesse, et c’est de la
tempête”.
Je me souviens d’une autre lettre :
“Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie,
Mon amour, mon amour, mon amour, mon amour, mon amour, mon amour
Je n’écrivais jamais ton nom sur nos lettres ; je n’écrivais jamais le mien ;
j’avais peur que nous nous fassions prendre, et maintenant je n’ai plus peur
; je sais que nous sommes innocentes. Le monde ne peut pas nous
condamner. S’il le faisait, nous serions graciées, s’il nous séparait, nous
nous retrouverions, s’il nous tuait, nous ressusciterions. Alors, j’écris à
l’infini.
Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie, Marie,
Et je ne crains plus de dire que tu es
Mon amour, mon amour, mon amour, mon amour, mon amour, mon amour
Et que moi, je suis

— 72 —
Ton amour, ton amour, ton amour, ton amour, ton amour, ton amour,

Après qu’on ait fait l’amour, elle m’a écrit : « Me voici donc ton
épouse. Car n’est-ce pas mon corps qui épouse les contours du tien jusque
dans ses plis les plus serrés, jusque dans ses creux les plus profonds, jusque
dans ses niches les plus obscures, jusque dans tes chambres les plus
mystérieuses». Virginie, c’est la pro des synonymes. Elle vous aligne quinze
trucs qui veulent dire la même chose et ça finit par vous étourdir comme une
musique.
Moi, j’arrive pas à écrire comme elle. En vrai je pourrais. C’est
comme maintenant. Je pourrais dire : « Je ne parviens pas m’exprimer ainsi
que Virginie. A la vérité, cela serait possible. « Non mais vous me voyez,
moi, la Putain R...! Ça ferait pas vrai ; ce serait pas moi. N’empêche, au
début j’essayais. Avec Virginie qui m’envoyait toutes ces lettres qu’on se
serait crues dans Les Liaisons Dangereuses et qui était super-bonne élève et
tout, j’avais un peu honte. J’apprenais par coeur des bouts de ses lettres.
Ensuite je l’imitais. Des bouts seulement, parce qu’elle m’écrivait des lettres
que moi, rien qu’à les lire j’avais un boulot dingue. J’apprenais aussi des
poèmes, et c’est comme ça que je connais Verlaine, Appolinaire, René Char,
Villon, Prévert, Rimbaud, et même Baudelaire que j’aime pas tellement (c’est
un peu lourd), mais qui est le poète préféré de Virginie. Et maintenant je
connais mieux les poètes que les romanciers. Je me souviens que, pour la
torcher, j’avais dit à Virginie que j’aimais comme elle.

Semait partout
Comme une mousse de Champagne
Son rire fou

Evidemment, je lui avait avoué que c’était de Rimbaud. D’ailleurs,


j’ai appris un autre poème de Rimbaud qu’un jour je lui ai dit :

— 73 —
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien
Mais l’amour infini me montera dans
l’âme
Et j’irai loin, bien loin, comme un
bohémien,
Par la Nature, heureux comme avec une
femme ».

Par contre, c’est Virginie, mon amour à moi qui a écrit pour moi,
son amour à elle :

“Chère, je suis éprise de vous


Le ciel est vert la mer est rose
Mes songes ne sont plus moroses :
Ils ont vos teintes et vos goûts”.

Je sais pas quoi vous dire moi. Elle est géniale ! C’est celle que
j’aime.
Moi, quand j’écris des poèmes, c’est légèrement différent. Ils sont
forcément un peu crades ou alors très simples. Par exemple, pendant ma
captivité de trois jours (là je suis en permission ; ils sont cools avec moi mes
gardiens) j’ai écrit celui-là pour Augier, l’enculé qui va bientôt mourir.

Au numéro vingt
avenue quarante
monsieur soixante ans
vraiment bien ma foi

— 74 —
sous aucun rapport
cherche encore la dame
qui aurait le goût
de poser ses yeux
sur son corps de vieux
sans trop dégueuler
mais faut pas rêver.

Ça y est, je me souviens. Le volcan éteint s’appelle le Chimborazo,


ou quelque chose comme ça. C’est là que je veux aller avec Virginie. J’ai une
photo ; c’est vraiment impressionnant.
Comment dire ? Par exemple, mon peintre préféré c’est Degas, et
ça aussi c’est à cause de Virginie, parce qu’elle est comme ses danseuses.
Sans déconner, vous avez déjà vu le dos des danseuses de Degas ? Eh bien
Virginie, elle a un dos pareil ! Vous trouvez ça mal vous d’être amoureuse
d’une danseuse de Degas ? Pourtant il faut qu’on se cache. On peut pas
changer le monde. Il est beaucoup trop grand ; nous on est rien du tout. On
voulait quand même, mais on peut pas.
Virginie dit que je suis impudique; C’est vrai, mais ça dépend. Il y a
des filles qui montreraient jamais un genou mais qui passent leur temps à
raconter combien elles « souffrent dans leur coeur», comme elles sont
« émues » et quand Montand et Gainsbourg sont morts, ça les a fait pleurer
... Je critique pas, mais je les trouve impudiques aussi. Il doit y avoir
différentes sortes de pudeur. Moi, c’est rare que je parle de sentiments. Ça
me gêne. Mai là, pour Virginie, il fallait que je vous explique.
Au début, j’étais hyper-agressive avec lui (avec le pédo-truc). Il m’a
demandé si je savais à quoi ça servait de venir le voir, et j’ai répondu oui, à
rien. Après, il m’a demandé si j’avais l’impression que allait bien dans ma
vie. J’ai fait mine de réfléchir et j’ai dit : « Ouais, dans l’ensemble, ça va. Ah
non, j’y pense. Il y a un problème ; mes parents me font chier. Et vous, vous
vous entendez bien avec vos parents ? » On était assis, chacun dans un

— 75 —
fauteuil avec une table basse au milieu, comme si on avant été dans un salon.
Mais en même temps ça faisait un peu hôpital ; c’était comme un salon
d’hôpital, quoi. J’étais plutôt avachie, avec un jambe par-dessus l’accoudoir
du fauteuil, mais lui faisait comme s’il ne remarquait rien, et comme si je ne
l’agaçait même pas. J’étais un peu déçue. Il m’a demandé s’il m’arrivait,
parfois, de regretter d’être une nana. Moi je lui ai demandé s’il ne regrettait
pas, parfois, de ne pas l’être. Il était très vieux et il assurait bien. Sur ses
mains, les veines et les os ressortaient un peu, mais elles étaient hyper
longues et belles. Il m’a répondu très calmement que peut-être, parfois, mais
qu’il aimerait bien savoir pour moi aussi, parce que c’était avant tout à moi
que la question était posée. J’étais sur le point de lui dire que ça dépendait de
la question, et que la mienne, par exemple, était pour lui, ou un truc comme
ça, mais j’ai pas pu. Il était tellement calme et gentil... C’est comme au
tennis, quand on vous envoie des balles molles, vous savez pas quoi faire.
S’il m’avait dit un truc du genre « Ecoute ma p’tite fille, faudrait voir à me
parler sur un autre ton», comment que je te l’aurais pas tué sur place !
Mais là, je pouvais pas. Je commençais même à avoir un peu honte et petit à
petit j’ai retiré ma jambe de sur l’accoudoir du fauteuil. Ca m’embête de le
reconnaître, mais je dois avouer qu’il était plus fort que moi. Alors on a
parlé gentiment. Je lui ai dit plein de choses hyper-personnelles, sans lui
mentir ni rien, sur mes parents, et sur Isabelle et Christelle qui étaient mes
premières copines. J’ai même rien arrangé. C’est pas possible, c’était pas
moi ! Je me reconnaissais pas. Le problème avec lui, c’est qu’il avait l’air
tellement sincère. On peut pas mentir à quelqu’un d’aussi sincère. C’est pas
comme avec mes parents. Ce qui est salaud avec les gens honnêtes, c’est
qu’ils entraînent des pauvres innocents dans leur vice.
Il n’y avait presque rien dans la pièce, et que des choses très
simples et modernes qui devaient avoir méchamment de valeur. Les meubles
et la moquette étaient noirs. Les murs et le plafond étaient blancs. Lui était
pareil, avec son costume noir et sa chemise blanche. Je me suis juste un peu
emportée une dernière fois quand il m’a encore demandé si je ne regrettais
pas d’être une fille. Ça m’a énervée parce qu’à chaque fois qu’une nana

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aime les filles, on se demande si elle ne se prend pas pour un mec. Alors,
comme j’avais vaguement lu ce bouquin, La Libido Féminine, je lui ai dit que
non, que je ne regrettais pas du tout de ne pas avoir de zizi, si c’est ce qu’il
voulait dire, que j’avais jamais fait pipi debout, que j’avais pas de complexe
de castration ou de virilité ou de je-ne-sais-quoi, que j’avais jamais pris mon
clito pour une petite bite comme Carole, que petite fille je jouais comme
toutes les petites filles avec le rouge à lèvres et les chaussures à talons de ma
mère, que d’être une fille ça me permettait de m’habiller en jupe, de me
maquiller, d’avoir des coiffures de toutes les formes et de toutes les couleurs,
de mordre et de griffer, que j’étais très fière de mon corps et surtout de mes
seins, que le seul truc c’est que je trouve que j’ai un peu un gros cul mais les
autres ne trouvent pas, que quand j’étais jeune j’étais sortie avec des mecs,
juste comme ça, que d’ailleurs c’était pas mal sauf qu’ils ne savaient pas
bien embrasser et qu’ils m’attiraient quand même moins que les nanas, je
crois, qu’en plus j’adorais les barres asymétriques, et qu’un jour mon frère,
Damien, était venu avec moi à la gym, qu’il avait essayé les barres
asymétriques, une fois, une fois seulement vous pouvez me croire ! Ça, ça l’a
déjà moins fait rire. J’ai continué en disant que j’aimais beaucoup porter de
la lingerie, des dentelles, des bas avec des porte-jarretelles, et que j’aimais
beaucoup les cheveux longs, et qu’au moins, quand on était une femme, on
savait qu’on ne serait jamais chauve. Ça, ça la déjà moins fait rire, et j’ai
réalisé, après, qu’il avait plus beaucoup de cheveux. Je fais des gaffes des
fois !
Ensuite, c’est lui qui a parlé pour dire que ma sexualité était
normale et qu’elle en valait bien une autre, que j’étais mentalement et
sexuellement adulte, mais pas légalement, et qu’il faudrait donc que je tente
d’arranger les choses avec mes parents, mais que ce serait pas facile parce
que mon père était probablement jaloux et que ma mère devait se sentir
atteinte dans sa féminité. C’est tout juste s’il m’a pas dit que mes parents
avaient plus besoin que moi d’un psy. Comme je m’étais calmée et que
j’aimais bien ce qu’il me disait, j’ai pas proposé de leur prendre un rendez-
vous, mais honnêtement j’y ai pensé.

— 77 —
Merci, bonne journée, à dans quinze jours, paf, cinq cents balles !
Tu m’étonnes ! Près de la Madeleine... Il est pas gêné le pédomachin. En
plus, c’est moi qui ai fait presque toute la tchatche. Je ferais bien ça comme
boulot plus tard, mais je suppose qu’il faut être fort en maths quand on est
petite pour pouvoir écouter les gens parler à cinq cents balles de la demi-
heure quand on est grande.
Tout ça, ça m’a quand même permis de sortir de ma chambre et de
venir à Paris. Quel pied ! C’est trop ! Ici à Paris, il y a des nanas, c’est
dingue ! Il y en a plein aussi qui mettent leurs lunettes de soleil. Certaines
sont vraiment belles avec des chapeaux et tout, et je vous raconte pas les
paires de jambes qu’on voit passer. C’est beau Paris !
Pour une fois que j’étais pas surveillée, j’ai essayé de téléphoner à
Virginie. Evidemment, elle était pas là et je suis tombée sur Simone. Je vous
mets seulement la fin :
« - Simone, s’il te plaît, aide-nous;
- Ecoute ma petite Marie, tu sais très bien que je ferais n’importe
quoi pour toi ; tu es comme ma fille. Mais comme je t’ai toujours dit : quand
on fait des conneries, il faut payer. C’est comme ça.
- Mais quelle connerie Simone ? Tu sais bien qu’on s’aime. Aimer,
c’est une connerie ? Et toi de toute façon, tu t’en es toujours doutée ; tu
savais même ; s’il te plaît, aide-nous.
- Je peux rien faire pour vous, tu le sais très bien. C’est tes parents
qui décident. On peut pas avoir le beurre et l’argent des épinards. Quand on
fait des conneries...
- ... Oui, oui, je sais, il faut payer. Bon, au revoir Simone. Fais une
bise à Virginie pour moi. Dis-lui... ». Et là j’avais seulement envie de
pleurer, alors j’ai raccroché.
Au début mes parents voulaient me changer d’école pour que je ne
voie plus Virginie. Après il se sont dit que quand même je pourrais encore la
croiser dans la rue, et que donc il allait falloir déménager.
Bon, désolée, je continuerai plus tard. Le garçon, enfin le monsieur,
vient de demander ce que je commande. Ça veut tout dire !

— 78 —
*
**

Mardi 12 mai à 17 h 12.

C’est drôle le R.E.R, à cause de tous ces gens. Il y a un mec qui lit et
qui n’arrête pas de lever les yeux sur moi. Parfois, c’est énervant, mais des
fois ça fait plaisir aussi de se faire mater. J’avoue, ça dépend par qui et ça
dépend comment. Je me demande ce qu’il lit. Tiens, il s’en va. C’est peut-être
parce que je ne lui ai pas souri. Par contre, ce qui m’énerve dans le R.E.R.,
c’est cette odeur d’oeuf pourri qu’il y a tout le temps. Par moment ça sent
très fort, et tout le monde est gêné et regarde ses voisins l’air de se
demander lequel a flouzé et surtout l’air de dire « c’est pas moi, c’est l’autre
qui a lâché un louf». Il me font rire les gens ; tous des mômes! Tiens revoilà
l’autre avec son bouquin. En fait, il regardait les horaires qui sont derrière
moi. Dommage !
A la maison, on se supporte plus. Mon père ne me parle plus. Il ne
mange même plus avec moi. Il m’interdit tout : la télé, la musique, mes
lectures débiles». C’est horrible ! Je suis toute seule. Je me sens perdue.
Lorsqu’on ouvre la bouche, c’est pour s’engueuler. Hier soir, je lui ai dit
qu’il était mesquin, ridicule et qu’il ne s’en rendait pas compte, qu’il se
sentait supérieur, mais qu’il faisait pitié à tout le monde, surtout à moi. Je me

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demande comme j’ai pu dire tout ça sans être interrompue. I hate him. Non ;
ce serait trop d’honneur. Ma mère pleure tout le temps. Elle dit qu’elle a pas
su m’élever, qu’elle a tout gâché, que c’est de sa faute, et j’ai très mal de la
voir pleurer et de savoir que c’est à cause de moi. Quand je vais vers elle,
elle me repousse. Je ne dors que par petits bouts ; je me réveille quinze fois
par nuit. J’ai peur pour Damien parce qu’à son âge, vivre dans cette
ambiance...
Bien sûr, je n’ai plus de nouvelles de Thierry. J’aurais dû aller le
voir avant son accident. Il aurait peut-être pas eu d’accident. Châtelet. Le
bouquin du mec c’est La Chute de Camus. Virginie m’a dit que c’était bien.
Mes parents ne se supportent plus. Comme ceux de Virginie, comme ceux de
Carole, comme ceux de Laure. Ceux de Véro, ça va : ils ont divorcé il y a dix
ans. Enfin des gens intelligents ! Je sais pas ce qu’ils attendent les miens
pour divorcer; Ça me rappelle une histoire. Deux vieux de quatre-vingt ans
vont voir un juge pour demander le divorce. Le juge leur dit : « A votre âge
? Mais pourquoi seulement maintenant ? Pourquoi avoir attendu si
longtemps ? » Les vieux : « C’était pour les enfants ; on attendait qu’ils
soient morts. » Remarquez, les miens, il va falloir qu’ils soient patients,
parce que Damien, il a quand même une sacré santé.

*
**

Mardi 12 mai. 21h 02.

En passant devant chez elle, j’ai mis tout ce que j’avais écrit à Paris
dans la boîte aux lettres de Virginie, pour qu’elle le range dans mon cahier ;
normalement, elle doit encore l’avoir. Je crevais d’envie de sonner chez elle,

— 80 —
mais c’était pas la peine, son père était rentré. Je lui ai quand même mis le
mot que je lui avait écrit dans le train avec plein de gros smack au rouge à
lèvre dessus. A la maison, je me suis faite engueuler parce que j’étais en
retard (“Tu vois, on peut pas te faire confiance... Où que t’es encore allée
traî-
ner ?”) ; de toute façon, en ce moment je me fais toujours engueuler.
Je viens de passer une heure couchée par terre dans ma chambre à
faire un puzzle. Qu’est-ce qu’il fait moche ! J’ai toujours été nulle pour les
puzzles. Celui-là était assez spécial ; c’était une des lettres de Virginie que
mon père avait mise en bouillie. C’était facilement un dix mille pièces. Il
fallait carrément remettre ensemble les molécules de papier. Je ne peux plus
m’enfermer dans ma chambre parce que j’ai plus de serrure à la porte ;
alors il faut que je fasse hyper-gaffe à pas me faire gauler. Mais comme mes
parents sont en train de regarder les Sept Mercenaires à la télé, je suis
quand même assez tranquille. Je vais recopier la lettre, et après je la
planquerai où vous imaginez; Dis donc, il pleut drôlement fort! Mes parents
n’iront pas la chercher là. Ma mère est pas assez vicieuse et mon père l’est
beaucoup trop. Voilà :

Chère Ophélie,
Chère Onde
Qui m’inOnde
En ondulant sur ma vie avec une fréquence céleste, c’est à
dire mon répertoire sur Terre et qu’on capte en F.M., Modulation des Fées.
Chère Ouate qui apaise ma peine en léchant mes plaies,
Cher Oxygène,
Cher Ornithorynque, curieux mélange d’enfant , de fille et
de femme,
Chère Ouïe qui m’entend dire « je t’aime»,
Cher oiseau très offensif à mon coeur, qui n’est pour moi
qu’une femme objet,
Mais Objet de culte,

— 81 —
Cher Oasis d’ardeur et de candeur, de fureur, de douceur,
Chère Olympe,
Chère Opale,
Cher Onyx,
Cher Ohdidoncfaudraitoutexagéreraussi,
Cher « Oh !”
Cher O, oui,
Cher O, Marie mon amour,
Tous ces O cher ange, figurent, tu l’auras compris,
l’entrée de Toi qui me dévore, à qui je m’Offre, l'Orifice si délicatement, si
subtilement humide que je le baiserais volontiers (je veux dire, d’un
quasiment chaste baiser), par où je passe et repasse en drôle d’inquisitrice
pour aller faire en Toi ces délicieux voyages durant lesquels, chère Onde,
nos corps Ondoient tandis que nos mains caressent les fermes rondeurs dont
je me délecte du regard autant que des mains (car on dévore du regard et on
mange aussi avec les mains). Ah ! Tes seins, tits, your books, your
delectable breasts ; die busen, der brust your.
Mais si je veux ce corps, je désire avant tout le mériter, en être
digne.
Voilà. Que peut-on ajouter lorsqu’on a dit l’essentiel et qu’il est
tard?

On peut encore dire : « Je t’aime”.


Je suis ton Ouverture
soit mon Orage, soit tout,
de l’Origine aux Obsèques
de l’Occident à l’Orient
de l’Obole à l’Opulence,
Toi, mon Or, si cher, si tendre

— 82 —
Là, j’imite sa signature :

Comme dit Verlaine, elle a l’air du contraire mais elle est tout cela.
Voilà. C’était juste pour vous aider à comprendre. En tout cas, ça
m’a énormément fait du bien de vous écrire aujourd’hui. D’ailleurs, j’ai pas
arrêté. Depuis le temps ! Mais vous inquiétez pas : je recopierai tout.
Ils m’ont pris la musique mais ils ne peuvent pas me l’enlever de la
tête. Là je me repasse Still Loving You de Scorpion. C’est vraiment balaise!

*
**

Mercredi 13 mai.

J’ai retrouvé une sarbacane de quand j’étais petite. Ça m’a donné


une idée. Pendant des heures je me suis entraînée à dégommer une photo de
mes parents à coups de fléchettes. Ensuite j’ai appris à tirer plus fort parce
que j’avais un plan. C’était d’écrire des mots à Virginie sur des fléchettes en
papier et de les envoyer dans son jardin. Ça fait assez gamin, et je crois pas
que ce soit tellement possible ; mais quand on a des parents débiles il faut
bien s’adapter. Ils disent que je suis folle. Ils ont sûrement raison. En plus il
faudrait que je les envoie de la fenêtre de la chambre de mes parents, et
depuis qu’ils savent que je leur ai volé de la tune ils ferment la porte à clef.
Quelle daube !

— 83 —
Les Olivier sont repassés. Ils m’ont apporté des cours. C’était un
prétexte. Je les aime bien tous les deux. J’en ai profité pour leur donner un
message pour Virginie. Mais pour moi, rien. Elle exagère. J’ai eu envie de
pleurer, mais je l’ai pas fait. J’aurai dû.
C’est l’horreur. Mes parents passent leur temps à se disputer et à
se demander ce qu’ils vont faire de moi. Ils changent d’avis toutes les deux
minutes environ. Ils disent que je suis dangereuse parce que j’avais un
pistolet, et qu’il faudrait me faire enfermer dans un hôpital psychiatrique au
moins pour protéger les autres. Vas-y ! Je sais même pas le charger. Mais
n’empêche que par moments je me dis que si je l’avais encore,
j’apprendrais. D’autres fois ils disent qu’il faudrait m’envoyer en pension.
C’est comme ça qu’ils appellent les internats. Ils ont même téléphoné au
lycée de l’Aigle et à Dreux pour se renseigner, mais ensuite ils ont dit que
c’était trop près de chez nous, alors que ça servirait à rien. Trop près mon
cul ! Je suis sûre que mon père a trouvé que c’était trop cher. Parce
qu’avant de téléphoner, il savait que c’était près de chez nous.
Je n’ai plus le droit de parler à Damien. Des fois il vient quand
même me voir une minute en douce.
J’ai envie de partir, de partir tout de suite. J’irai au Mexique.
Quand je pense à des trucs comme ça, je suis plus là, c’est la folie, je suis
dans le cosmos. J’ai vu un reportage à la télé. Il y a des pyramides comme
en Egypte, mais en forme d’escaliers, et comme ça c’est plus pratique pour
monter en haut; Il y a des forêts complètement vierges avec des serpents et
des toucans, et les toucans c’est ces oiseaux-là, avec des becs tellement
grands qu’on se demande comment ils peuvent tenir en équilibre et pourquoi
ils ne basculent pas en avant. Il y a aussi des énormes papillons bleus, très
beaux, comme métallisés, et avant il y avait des Aztèques et des Mayas, et
c’est même eux qui ont construit les pyramides et d’autres choses, et on
pense qu’ils étaient très intelligents. Ils connaissaient aussi très bien les
étoiles comme Virginie. C’est sûr, on ira. J’aime bien les papillons, parce
que quand ils volent ils ne font aucun bruit.

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*
**

Jeudi 14 mai.

Ma mère ne travaille pas cette semaine. Elle a demandé une


semaine d’arrêt de travail au docteur C., et comme ça elle reste à la maison
pour « s’occuper de moi», c’est à dire pour me surveiller. J’en ai marre de
la pluie ! Elle continue de me repousser, et même elle s’éloigne quand je
m’approche d’elle. Je risque pas de me faire mouiller, puisque je suis
enfermée tout le temps. Mais ça fait une lumière tellement triste ! Elle prend
un livre, s’assied dans un fauteuil et ne lit pas. Je crois qu’elle n’a jamais
tellement lu. Elle doit pas vraiment aimer ça. Elle aurait aimé aimer. En plus
avec ce temps il fait froid, et mon père, avare comme il est, il dit qu’on ne
met pas de chauffage à cette saison. C’est intelligent ! C’est comme à l’école
: des fois on étouffe et ils chauffent, et d’autres fois on caille et ils ne chauffent
pas. Ils ont pu s’acheter un calendrier, mais pour le thermomètre ils ont pas
eu les crédits. Je me demande si Cochon est toujours vivant.
J’ai un peu peur ; je sais pas très bien de quoi. J’ai peur d’avoir
peut-être quand même fait des bêtises. En tout cas tout le monde le pense. Ma
mère est super douée pour me mettre à l’aise. Elle regarde une vidéo en se
forçant à rire, et dès qu’elle croisera mon regard elle changera
complètement. Elle est sadique. J’en ai marre de ces parents nuls qui se
veulent grands et qui agissent comme des petits cons. D’après la loi, c’est
eux qui décident; Tu m’étonnes ! La loi, c’est eux qui l’on faite. J’ai envie de
pleurer. D’ailleurs, je pleure. J’ai envie de tout casser. Je me passe Cure
dans la tête. Non, je viens de changer. Maintenant j’écoute Les Rolling
Stones. Fuck ! C’est pas la face que j’aime. De toute façon je m’en fiche, il y

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a Virginie; « Si le monde nous condamnait, nous serions graciées. S’il nous
séparait, nous nous retrouverions. S’il nous tuait, nous ressusciterions».
Virginie.

*
**

Samedi 16 mai.

Quand il pleut très fort, Simone dit qu’il pleut comme vache qui
pisse, et là, il pleut comme vache qui pisse.
Le problème avec cette histoire de sarbacane et de fléchettes en
papier, c’est que Pierre, le père de Virginie, risque de les trouver. Mon père
est nul, mais Pierre est pire. Une fois, par exemple, il nous a fait visiter la
maison de son enfance où habite encore la grand-mère de Virginie. Sans rien
nous expliquer, en prenant un air vachement mystérieux et tout, il nous a fait
monter dans le grenier, et la il nous a dit : « Vous voyez cette corde ? Tu la
vois Virginie ? Eh bien c’est celle que ton grand-père a utilisée pour se
pendouiller». Comment j’étais mal d’un coup ! Je me suis sentie toute froide
et j’ai regardé Virginie qui devenait pâle comme je sais pas quoi. Son père se
marrait : « Ça, c’est le tabouret où il est monté le fumier, et là, c’est où il est
tombé quand la corde a cassé. Vous voyez là, ces taches sur le bois ; ça, ça
doit être quand il a bavé, l’ordure, et ça... « Il me filait la gerbe. C’est
presque le pire souvenir de ma vie parce que j’étais quand même grande et
que je me rappelle vraiment bien. Après, pendant au moins une heure
Virginie et moi on a rien pu dire. On est allées faire un flip au café du village.
On était comme paralysées ; on a même pas touché la boule. Pour lui, c’est

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pas horrible parce que c’est vrai. C’est comme pour de Nuremberg à
Nuremberg. Ça, on peut voir ; sous prétexte que c’est vrai, c’est pas interdit
aux moins de douze ou seize ans. On voit des centaines de cadavres et des
gens qui agonisent et tout, mais c’est pas grave ; c’est éducatif. Alors que le
moindre film d’horreur qui nous fait seulement rigoler parce qu’on sait que
c’est de la blague et que c’est juste pour jouer à se faire peur, alors là pas
question. Franchement les adultes ils en tiennent une sacré. Et dès qu’ils
voient quelqu’un qui est moins débile qu’eux et qui par exemple se suicide au
lieu de subir une vie nulle comme font la plupart des autres, ils disent que
c’est un pauvre mec, ou qu’il est faible ou fou. (Parce que quand ils sont l’un
à côté de l’autre, on voit bien lequel est le plus con). C’est simple, quand je
pense aux adultes, j’ose même plus lire Marie-Claire ou 20 ans ou
Cosmopolitan ; je pique les vieux Picsou Magazine de Damien. L’autre fois
dans 20 ans j’ai fait un test : « es-tu adulte ? » Sur trente points, j’en ai eu
huit. Ouf ! Ça rassure.
Le problème aussi avec les mots sur les fléchettes en papier, c’est
qu’avec ce qui dégringole l’encre va couler en trois secondes maximum.
Et toujours rien de Virginie.

*
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Lundi 18 mai.

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Tout ça pour que je retourne au lycée normalement. C’est bien leur
genre. Ils ont fini par ne rien faire du tout. J’aurais dû m’en douter. Je suis
sûre que c’était juste parce que c’était plus facile et moins cher que de
m’envoyer ailleurs. En plus ma mère pouvait plus me garder parce qu’il
fallait bien qu’elle reprenne son travail. Eux ont dit qu’ils ne voulaient pas
me « perturber”; Ils m’ont fait promettre de ne plus parler à Virginie, et
sûrement que Pierre et Simone ont demandé la même chose à Virginie.
J’étais quand même heureuse parce que je pouvais sortir, et surtout parce
que j’allais la revoir. En plus il y avait du brouillard, mais on voyait qu’il
allait faire beau. J’adore ce temps-là. C’est comme une promesse parce qu’il
faisait froid. Il y avait de la fumée qui sortait de la cheminée du village.
C’était joli. J’aimais bien aussi toutes ces odeurs. La seule chose, c’est que
j’ai encore mes règles. Vous allez me dire que je les ai tout le temps, et vous
avez raison. Tous les mois ! Certains mois je me dis que pour une fois je
vais pas les avoir et vlan, je les ai quand même! En plus je supporte pas les
tampons. C’est vachement pratique ! J’adore mettre des jupes, mais j’aime
pas y être obligée.
Quand je suis arrivée en classe, j’ai vu qu’ils avaient fait le grand
nettoyage de printemps. Les tables étaient propres, les murs repeints. Ils
avaient tondu la pelouse, désherbé les allées. Même les machines à écrire
avaient été astiquées. Elle faisaient comme neuves. C’étaient insupportable !
Mais comment on peut travailler dans ces conditions ? Heureusement, ça
durera pas.
Comme mon père m’a accompagnée en partant au travail pour que
je ne fasse pas de « mauvaise rencontre», je suis arrivée au lycée en
avance. Je suis allée directement en salle de dactylo. La prof était déjà en
train de préparer la classe. J’écris en attendant les autres, et je suis hyper
heureuse et énervée de revoir Virginie dans quelques minutes. Ça sonne.
J’arrête d’écrire pendant les cours parce que je crois que je vais peut-être
essayer de travailler sérieusement. On verra bien. En plus, je vais récupérer
mon cahier super-brouillon. Super !

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Lundi 18 mai. 10 h 22.

Maintenant je suis en Allemand. En dactylo j’ai rien fait pendant


tout le cours. Je la regardais tout le temps, et elle a même pas tourné une
seule fois la tête vers moi, alors que c’est sûr, elle me voyait la regarder. Je
sais pas à quoi elle joue. Sûrement qu’elle se méfie parce qu’elle a peur
qu’on soit surveillées. Je me demande qui pourrait être au courant. Et
franchement elle exagère ; un regard c’est pas grand chose. En plus elle était
à côté d’Olivier P., et ils avaient l’air de bien rigoler tous les deux. C’est
même pas elle qui m’a donné le cahier. Laure m’a dit : « Tiens. Virginie m’a
dit de te donner ça». J’y crois pas !
Pendant le reste du cours je vais recopier tout ce que j’ai écris sur
des feuilles pendant ma captivité, pour vous, pauvres vents débiles. (Le
prenez pas mal ; c’est juste pour de rire.)

*
**

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Lundi 18 mai. 13 h 40.

Je viens de me faire virer du cours de Français. Je suis sortie en


claquant la porte. J’ai attendu au moins cinq minutes dans le couloir parce
que je voulais que Virginie vienne me rejoindre. Elle n’est pas venue.
Maintenant je suis en étude. A tous les coups, le C.P.E va venir me voir.
(“Tu n’agis pas en personne responsable... Dans un établissement scolaire
on doit respecter les autres... Contrat moral... Mon avenir... » Il doit même
plus s’entendre tellement il répète les mêmes mots dans le même ordre.
Toujours le même bla-bla. C’est son job. Il est payé pour ça.) Qu’est-ce que
je vais pouvoir lui raconter ?
Voilà ce qui s’est passé. La prof nous a dit qu’on allait changer de
Proviseur, et qu’à la place du nôtre on aurait une femme. Quelqu’un a dit :
« Ah, une Proviseuse», et immé-
diatement tout le monde a ri, vraiment pour se moquer, et la prof a dit :
« Mais non ; on dit Proviseur ; on dit même Madame le Proviseur, même si
aujourd’hui on admet, enfin certains admettent, un article féminin. » Ça m’a
énervée, d’autant que j’étais déjà énervée. Je me suis sentie bouillir. J’ai dit :
« Et pourquoi on dirait pas Proviseuse et Madame la Proviseur ? « Ça
ricanait. La prof : « Sincèrement, est-ce que tu trouverais ça beau ? - Je ne
sais pas. Et vous, repasseuse ou blanchisseuse, vous trouvez ça joli ? -
Disons que ces termes sont admis depuis longtemps et ... - Et pourquoi sont-
ils admis ? - je ne suis pas responsable de la langue française ; je ne suis ici

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que pour... - Moi, je sais pourquoi ils sont admis. C’est parce que ce sont
des boulots de merde dont personne ne veut. Alors on peut mettre au féminin
; pas de problème. C’est comme balayeuse, c’est de leur niveau ça, pas de
problème pour balayeuse, ni pour coiffeuse, c’est un bon truc ça pour les
nanas, coiffeuse». Je ne sais pas ce qui m’a pris. Tout le monde se fichait de
moi. Tout le monde, même les nanas. Ça m’énervait. Je me suis levée, j’ai
pris mon agenda et je l’ai ouvert. « C’est comme dans mon agenda. Il y a
une gravure avec un couple d’oiseaux, et dessous ça dit : « 1 - Serin du
Mozambique 2 - Sa femelle». C’est dingue non ? « Quelqu’un : « Et
alors? » Moi : « Et alors ça dit pas : « 1 - serein du Mozambique 2 - Son
mâle » « Quelqu’un : « Et c’est quoi le rapport entre un serin et une
Proviseuse ? » Ça ricanait de plus en plus. Moi : « Le rapport c’est ta
connerie ! Tu devrais pas avoir trop de mal à le voir le rapport, grosse
comme elle est ta connerie». C’est là que la prof m’a demandé de sortir en
disant qu’elle comprenait mes motivations, mais qu’elle ne pouvait accepter
un tel comportement pendant son cours. Quand la prof a arrêté de parler, je
me suis rendu compte que j’étais debout au milieu de la classe complètement
silencieuse, et ça faisait drôle. Je ramassais mes affaires pour partir, quand
Rachel-La-Grosse-Nulle a éclaté de rire. En passant devant elle je lui ai crié
: « T’es content toi ! Morveuse, merdeuse, chieuse... Pipeuse ! » Et je suis
partie. En sortant j’ai jeté un coup d’oeil vers Virginie qui ne m’a même pas
regardée. Elle n’avait rien dit pendant toute la discussion. Olivier était assis
à côté d’elle.
Je sais pas ce qu’elle fout. Ils ont peut-être réussi à lui faire peur.
Non j’ai confiance ! Elle doit avoir un plan. Elle fait semblant en attendant
qu’ils se calment. On s’aime. J’attendrai. Et puis non, il faut que je sache
tout de suite. J’en peux plus, moi !
Donc, je suis en étude. J’attends que les autres sortent. Si elle ne
vient pas me voir, j’irai lui parler.
Une fois, en sixième, pour rigoler, dans une rédaction j’avais mis
tous les supers mots au féminin et tous les moches au masculin. Ça voulait
pas dire grand chose parce que je les avais choisi seulement pour que tout

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tombe à l’envers, enfin, je veux dire dans le bon sens. Je me souviens de la
dernière phrase : « Quand la soleil brille et que le pluie tombe en même
temps, cela fait une jolie arc-en-ciel. » La prof avait lu mon devoir à toute la
classe, exprès pour m’humilier, et ensuite elle avait dit :
« C’est amusant, mais en attendant ça te fait une zéro ou un bulle, comme tu
préfères. »

*
**

Lundi 18 mai. 17 h 53.

Décidément, plutôt que de retourner au lycée, j’aurais mieux fait de


rester chez moi. D’ailleurs, maintenant j’y suis. Mes parents pas encore.
J’en profite. Ma première journée de cours a été vraiment très réussie ! Je
suis sûre qu’à l’école tout le monde parle de moi. Au lycée, le dernier
feuilleton, c’est Marie, le Retour.
Ça avait sonné et c’était la récréation. J’étais sortie de la salle de
perm et je cherchais Virginie comme une folle. D’un coup je la vois au milieu
de tout le monde avec Olivier. Ils étaient en train de rigoler et de je sais pas
quoi encore. Complètement hystérique je me suis jetée sur elle. Si ça se
trouve je criais : « Virginie, on s’aime toujours, hein ? Ils arriveront pas à
nous séparer ; ils y arriveront pas, hein ? Pas eux, pas nous. Nous, c’est
trop grand, c’est trop génial. Mais qu’est-ce que tu fous avec ce mec ? Tu
veux pas me laisser, hein ? Tu fais juste semblant, c’est juste en attendant,
pour qu’ils se calment. Tiens, je t’ai écrit une lettre. Mais regarde moi !
Putain, prends-la, regarde moi ! Mais t’as l’air gêné. C’est ça alors ! Ça te

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gêne ? C’est tous ces connards autour de nous qui te gênent. S’il n’étaient
pas là, tu me dirais que tu m’aimes, tu me prendrais dans tes bras; Moi je
t’aime, mon amour. Plus tard je veux vivre avec toi. S’il te plaît, regarde-
moi, dis-moi que tu m’aimes ! S’il te plaît mon amour! »
Olivier m’a prise par le bras et m’a entraînée dans la cour. Là il
m’a dit qu’il fallait que je me calme, que je faisais chier, qu’il savait que
c’était dur, que ce sont de mauvais moments à passer, qu’il savait ce que
c’était, mais que moi et Virginie c’était fini, et que maintenant il sortait avec
elle. Je lui ai collé une baffe de toutes mes forces qu’il a failli tomber par
terre. En se tenant la joue il a fait deux ou trois pas en arrière pour
retrouver son équilibre et m’a regardé... Je sais pas comment dire, mais je
crois qu’il y pas pire comme regard. Je suis rentrée en le plantant là, et je
suis retournée voir Virginie qui pleurait. Je lui ai demandé si c’était vrai
qu’elle sortait avec lui. Tout le monde écoutait. Je lui ai reposé la même
question au moins quatre fois parce qu’elle ne répondait pas. Ensuite elle a
fait oui de la tête.
J’avais un classeur avec tous mes cours sous le bras, et vous voyez
comment les lanceurs de disque font pour lancer le disque, eh bien je l’ai
lancé à travers le hall à peu près comme ça, et toutes les feuilles, des
centaines, se sont détachées et sont retombées comme des confettis géants
sur tout le monde, et je suis partie.
Maintenant, je suis chez moi. Damien n’est pas encore rentré. Je
repense à plein de choses de quand on était petites et tout, à nos jeux à la
poupée qui fermais les yeux , à Olivier qui m’avait donné cette pomme
« Tiens de la part d’Eve», et nos bisous dans le cou... C’est un foullis ! Je
repense à tout ça et je comprends, je sais que ce n’est pas fini. C’est pas
possible. Je veux écrire à Virginie, mais je ne sais pas quoi. Quand ma mère
rentrera, le lui demanderai un somnifère et j’irai me coucher. Je veux pas
trop penser à demain

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Mercredi 20 mai.

J’arrive plus à rien faire. Par exemple, je prends mon cahier pour
vous écrire parce que d’habitude j’aime bien, et je suis pour m’y mettre et
j’en ai pas envie

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**
.

Jeudi 21 mai.

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Vendredi 22 mai.

*
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Dimanche 24 mai.

Le matin je pars pour faire semblant, mais je vais plus à l’école.


L’autre jour au lycée, on m’a dit que la grosse nulle de prof d’Anglais était
partie parce qu’elle était tombée enceinte. Ils se demandaient tous comment
ça avait pu lui arriver. Moi, j’aime pas trop ce genre de blague. Il y a un
remplaçant. Il paraît qu’il est sympa, un peu écrivain sur les bords.
J’achèterai un de ses bouquins, et si ça me plaît je lui enverrai peut-être mon
Diary. Il faut que j’en fasse quelque chose. C’est drôle parce que je l’ai
jamais vu ce prof. Remarquez, c’est peut-être mieux comme ça.
A Bacheroy, j’habite rue du Pont de la Messe. J’adore vraiment
beaucoup le nom de ma rue. Ils l’ont gardé de l’ancien village, d’avant
qu’ils construisent le lotissement. A l’époque, les gens passaient tous dans
ma rue le dimanche pour aller à l’église qui est de l’autre côté du Réveillon.
Le Réveillon, c’est une sorte de petit ruisseau qui traverse le village. Le pont
y est encore. J’ai toujours un peu pensé que c’était normal que j’habite rue
du Pont de la Messe parce que je m’appelle Marie et que les gens passaient
par là pour aller voir Marie dans l’église. C’est pas un hasard. Dans un
sens, c’est bizarre que je dise ça, parce que je crois que je crois pas en Dieu.
Je crois quand même à des choses, mais là, je ne dis rien parce que j’ai pas

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le droit d’en parler ; j’ai promis. J’ai toujours trouvé que c’était important le
nom des gens, ou même celui des choses. Marie, par exemple, je suis pas
beaucoup allée au cathé, et même seulement quelquefois (c’est toujours plus
que la plupart de mes copines), mais je sais que c’est un nom qui veut dire
quelque chose de très doux et de très pur. Marie, c’est quand même la plus
sainte des Saintes. Evidemment, ça vas pas très bien avec Putain ; mais si
dehors je veux pas montrer que je suis douce dedans, vous pouvez toujours
y aller ! De toute façon, les noms, j’y crois vraiment. C’est pour ça, on n’a
pas le droit de se moquer du nom des gens. Alors quand mon père m’avait
traitée de « marie-salope», il avait pas le droit. En plus, c’est pas vrai, je
suis pas une salope.
Au bord du Réveillon il y a aussi un ancien lavoir qu’ils ont laissé et
où je viens quelquefois m’asseoir toute seule. C’est là que je suis maintenant
à vous écrire comme une conne. A part quand il a beaucoup plu, le ruisseau
est tellement petit que si je pissais dedans on verrait le niveau monter. Ce
qu’il y a avec le bruit d’eau qui coule, c’est que chez moi ça braille. Tout le
monde crie et ça fait que même moi je sais pas parler sans crier. En plus, il y
a la télé, la musique et tout ça. Le bruit de l’eau, ça couvre tout, on entend
plus rien d’autre. Au passage ça repose. Ça rentre par une oreille, ça
ressort par l’autre, ça nettoie la tête. En plus, qu’on soit heureux ou qu’on
soit malheureux, l’eau coule pareil. Alors on se dit que ce qui nous arrive
c’est pas grave ; ça passera. C’est comme quand on regarde le feu. L’eau et
le feu, on peut les regarder pendant des heures, comme la télé. Sauf
qu’après, au lieu d’être fatigué on est reposé.
Ce matin, en ouvrant mes volets, j’ai trouvé un papier que
sûrement Virginie avait glissé en dessous. Elle, elle croit en Dieu ; pas moi.
Le papier disait :

« Je vous salue Marie, Marie pleine de grâce !


La fortune et l’amour se sont joués de nous.

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Des baisers enfantins aux gestes pleins d’audace,
Il n’y avait alors ni feinte ni tabou.

Nulle chose ici-bas que les heures n’effacent :


L’attache était robuste et l’âge la dénoue.

Il faut laisser aller ces fleurettes d’enfant


Laisser venir à nous des histoires de grands

De nos troubles amours sachons faire le deuil


Car sans vous, mon amie, je franchirai le seuil

De cette porte ouverte - au temps qui est changeant -


Pour vos longs doigts habiles et parfois outrageants.

Mère de mes amours et soeur dans nos soupirs,


Gardons le souvenir de dix ans de plaisir.

Je laisse mon épouse et rejoins mon époux ;


Un visage qu’on chasse, un autre le remplace.

Chaque jour à venir je prierai à genoux


Pour ton salut, Marie, Marie pleine de grâce ».

En plus, elle écrit mieux que moi la salope. Non, c’est pas vrai.
Même si c’est méchant ce que je vais dire, je trouve qu’elle s’écoute écrire.
Ses mots sont beaux, mais voilà, ce sont de beaux mots. Elle aime bien
baigner dans le désespoir, comme Beaudelaire. Tout tourne autour de ça.
Peut-être que je suis seulement jalouse, mais je suis persuadée que c’est une
image qu’elle veut copier, et qu’elle veut surtout faire genre. Moi quand

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j’écris, je sais même pas que je le fais. C’est comme quand je rêve ou que je
respire. Le désespoir, ça classe. Je crois que je ne vous ai pas dit qu’elle
aussi avait écrit à Maria Natcht. Ça m’a agacé parce qu’elle l’aime pas
autant que moi, et c’était seulement pour me griller. Et puis, vous voyez pas
qu’elle reçoive une réponse et pas moi !
J’ai pleuré. Beaucoup. Des fois ça fait du bien, mais pas là. J’ai eu
envie de répondre tout de suite à Virginie. J’ai réfléchi. J’aurai pu le faire
genre : « Ne t’inquiète pas. Je comprends. D’autres m’ont laissé des tas de
blessures, mais ton souvenir restera en moi comme un feu d’artifice, un
lâcher de ballons : dix ans de plaisir en effet. Maintenant je vois les ballons
s’éloigner, s’éloigner, disparaître. Mais dans ma mémoire c’est toujours
aussi beau. Je ne regrette rien, etc. » Enfin, vous voyez le genre : triste mais
consolable, courageuse quoi. Mais c’est pas vrai, elle peut pas me laisser !
Sinon j’aurais pu faire dans le style Ne me quitte pas :
« N’abandonne pas ton bébé : tire-lui plutôt une balle dans le dos dans un
moment de bonheur en lui jurant ton amour éternel. Empoisonne-moi, lâche
un sèche-cheveux dans mon bain en me disant des poèmes. Sois douce :
colle-moi un oreiller sur la tête pendant mon sommeil, pendant que je rêve de
toi. Sois humaine : abats-moi. Mais t’en vas pas ».
J’en ai imaginé des dizaines dans ce style. J’ai passé au moins une
journée à faire ça. Je pourrais aussi faire la fière, histoire de la faire chier :
« Tu prends la décision que je n’osais pas prendre ; merci. Que c’est bon la
liberté...», mais de tout ça, rien n’est vrai. Je sais juste que de toute façon,
ça servirait à rien. Je lui écrirai pas. Je la connais ; je sais que c’est fini. En
plus, ça donnerait quoi ? Une lettre longue, chiante et pleurnicharde pour
répondre à un poème pas trop mal.
Aussi, le problème, c’est qu’en fait je n’ai rien à dire. J’y
comprends rien. Elle part. Voilà !

*
**

— 99 —
Lundi 25 mai.

Quand je me réveille, j’ai l’impression que c’est pas vrai, que j’ai
fait juste un cauchemar. Ça fait des milliers de matins que je me réveille et
que c’est tellement évident qu’elle m’aime que je me posais jamais la
question. Depuis que j’ai des souvenirs, depuis que ma vie a commencé.
D’ailleurs, je sais pas si elle peut continuer sans Virginie. J’ai jamais eu à
me poser la question, alors j’étais pas préparée. Mais par exemple, je vais
plus au lycée. Parce que si c’est pas pour la voir, je sais même pas pourquoi
j’irais.
Ensuite quelques minutes après mon réveil, je me dis que si, que
c’est vrai : celle qui m’aimait depuis toujours et pour toujours est partie.
Mais je mets une ou deux heures à vraiment le croire et là, quand je réalise
vraiment c’est horrible. En principe, il est vers sept heures, parce que je
n’arrive plus jamais à dormir après quatre ou cinq heures. Et encore, avant
je dors par petits bouts. Thierry , c’était pareil, et dans son journal il appelle
ça avoir » le sommeil en éclat». Mais je suis pas d’accord. C’est trop joli
comme expression pour un truc aussi horrible. Donc, je me réveille quinze
fois, et à la quinzième je comprends que c’est fini, que je me rendormirai
plus. Je sors par la fenêtre pour aller marcher en pleine nuit, n’importe où.
Mes parents pourraient me surprendre, mais j’ai pas peur. Souvent je vais
sur la route. J’y vois rien du tout. Je marche au milieu. Quand une voiture
passe, elle doit m’éviter. J’ai pas peur. J’ai rien à préserver. J’ai pas
d’avenir. Je sais même pas ce que je vais faire aujourd’hui. Je dis ça, mais
en fait je sais : Rien ! Marcher en tricotant dans ma tête des lettres que je
n’écrirai jamais.

— 100 —
Ma mère continue de me faire la gueule et ça m’énerve. C’est
comme si elle jouait à être mon ennemie. Ça doit être encore un super truc
psychologique qu’elle a lu dans Femme Actuelle sans rien comprendre. Et
pourtant, Femme Actuelle c’est parfait pour qu’on comprenne pas. Depuis
qu’on a défoncé la porte de ma chambre, le bout de bois qui est autour est
complètement éclaté. Je me suis déchiré le bras exprès dessus de toutes mes
forces jusqu’à ce que j’ai mal et que ça saigne. Ensuite je suis allée voir ma
mère qui regardait la télé. D’abord elle a fait semblant de ne pas me voir
arriver. Ensuite elle a quand même fini par voir mon bras, et elle m’a dit que
j’étais complètement folle, et qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu...
“- Parce que tu crois peut-être que je l’ai fait exprès ; tu as vu dans
quel état est ma porte ? Il faudrait que papa la répare. Pourquoi tu me fais la
gueule ? Pourquoi tu me parles comme ça ?
- Il est essentiel que tu prennes conscience...
- Prendre conscience de quoi ?
- Par exemple, pourquoi es-tu allé voir Thierry ? Et en cachette en
plus ?
- Vous êtes vraiment incroyables. Tous les parents sont pareils. Il
faut rien vous cacher, il faut dire la vérité. Et quand on la dit, on est puni ;
alors on ment bien sûr. Si vous m’interdisiez pas tout, je mentirais moins. Si
je vous l’avais demandé, vous m’auriez jamais laissée aller voir mon frère ?
- C’est pas le problème.
- Si, c’est la question;
- non ! Pourquoi être allée le voir de toute façon ?
- C’est mon frère;
- Ton frère... Ton frère... Si on veut !
- Oui, je veux ! Et puis, comment ça « Si on veut » ?
- Ça, c’est mon problème.
- Ça me regarde aussi. Mais, au fait qu’est-ce que tu racontes ?
C’est mon frère ou c’est pas mon frère ?
- C’est pas le moment de parler de ça.
- Si c’est le moment ! C’est carrément le moment même.

— 101 —
- Sur un autre ton s’il te plaît ! «
Mais elle savait que je lâcherait pas le morceau. Alors, après avoir
beaucoup gueulé, elle s’est mise à pleurer et à parler à toute vitesse, comme
une hystérique. Et là, j’ai appris le meilleur, le top des tops. Mon père, c’est
pas le père de Thierry.
Depuis qu’elle m’a dit ça, je réfléchis et je comprends mieux
certaines choses. J’ai compris par exemple pourquoi Thierry avait reçu une
photo de son père. Evidemment, ça pouvait pas venir du mien. Aussi, par
exemple, pourquoi c’est autant une honte dans la famille. Et puis, si le
Docteur C., venait me voir à l’hôpital quand j’étais petite, c’était pas
seulement parce que c’était le médecin de la famille. C’était surtout qu’il était
encore l’amant de ma mère. Parce que le père de Thierry, évidemment, c’est
lui. Mais ça, mon père le sait pas, le gros benêt.
Je sors faire un tour.

*
**

Mercredi 27 mai.

Je fais brûler de l’encens. Mes parents m’ont pas dit que j’avais le
droit, mais j’ai quand même rebranché ma chaîne. Ils l’ont vu et ils n’ont
rien dit; Ils se sont complètement calmés. Mais on ne se parle plus. Ils savent
peut-être que moi et Virginie c’est fini. C’est mon malheur qui doit les rendre
heureux. Ça fait plaisir ! J’écoute Georges Mickael. Virginie se moquait de

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moi quand je l’écoutais. Il y a plein de bêtes sur le plafond de ma chambre
parce que j’ai laissé ma fenêtre ouverte. Ce soir mes parents ont bouffé des
huîtres. Comme d’habitude, il a fallu que j’en mange une. Ça fait partie de
mon éducation. J’aime pas ça. Je viens de me faire un mot d’excuse pour
l’école. Je sais que je vais me faire gauler, mais je m’en fiche. D’ailleurs, je
l’enverrai peut-être même pas. J’ai l’impression d’hiberner. J’ai du mal à
écrire. Je suis la Belle au Bois Dormant, et je dors. Avant, quand mes
parents m’embêtaient, j’imaginais que je m’endormais et que je me réveillais
seulement pour mes dix-huit ans. J’adore la Belle au bois dormant. Je
l’avais eu pour un de mes anniversaires. Elle est tellement belle Aurore !
Maintenant je sais pas à quel âge je voudrais me réveiller. N’empêche,
j’attendrais bien cent ans.

*
**

Vendredi 29 mai.

De l’autre côté du Réveillon, juste avant les champs, il y a une sorte


de terrain vague avec une cabane au milieu. On y est toujours allées autant
qu’on voulait. Ça a toujours été notre cabane. C’est là qu’on se retrouvait
avec Christelle, Virginie et Isabelle le week-end. Quand il faisait beau, on
prenait un panier et on le remplissait avec des fruits, des biscuits, du lait
concentré sucré, du pain, de la crème de marrons et plein d’autres choses à

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manger. Quand on a été plus grandes, on y a mis de la bière et de l’alcool.
Du lavoir on voit la cabane, et j’ai beaucoup repensé à la cabane ces
derniers jours parce que je vais souvent au lavoir pour écrire et rêver.
Hier, j’ai eu envie d’aller y faire un tour. J’ai traversé le pont. Il est
très dangereux maintenant parce que la plupart des planches ne sont plus
bien fixées et qu’elles sont complètement pourries. Pendant un moment j’ai
même plus été triste parce que j’avais l’impression de retourner à l’époque
de Virginie. J’y croyais tellement que j’ai même eu l’impression de porter un
panier. Je me suis arrêtée et j’ai même fait le geste de le poser dans l’herbe à
quelques mètres de la cabane. Par terre, c’était truffé de champignons. Je
regardais la cabane pour mieux me rappeler des conneries qu’on y faisait.
Des fois on pêchait des poissons dans le Réveillon et on allumait un feu pour
les faire griller. Mais c’était pas l’extase parce qu’on les brûlait ou qu’ils
étaient pas bons, ou simplement parce qu’on n’arrivait pas à allumer le feu.
En plus, on n’aimait pas le poisson. On adorait essayer quand même. A côté
il y a un arbre, et chacune à son tour on grimpait dedans, et les autres nous
dégommaient avec des bouts de bois. Mais un jour Christelle en à reçu un
dans l’oeil. Elle ne pouvait même plus redescendre toute seule et il y avait un
liquide rose qui coulait de sa paupière, et on a dû grimper pour aller la
chercher. On avait les foies. On a raconté à nos parents qu’elle était dans
l’arbre et qu’elle avait regardé en l’air au moment où une branche tombait.
Le pire, c’est qu’ils nous ont cru. Christelle a pas perdu son oeil mais il
paraît qu’elle a failli. On n’a plus jamais joué à ce jeu-là. Surtout parce
qu’on a vite trouvé mieux.
Donc, hier, j’étais plantée là à repenser à tout ça, quand j’ai
entendu des drôles de bruits qui m’ont fait sortir de mes rêves. C’était
comme des craquements et des soupirs qui venaient de la cabane. J’ai failli
partir, mais ça m’intriguait trop. Lentement, je me suis approchée. Bien sûr,
j’ai pas osé ouvrir, mais après un moment j’ai dit : « Il y a quel-
qu’un ? » Là, gros silence. J’ai attendu. Il n’y avait plus de bruit et je ne
savais plus si j’avais vraiment entendu quelque chose. Puis quelqu’un a

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dit : « Qui c’est? » Je reconnaissais la voix, mais j’arrivais pas à y croire.
« Qui est là? » C’était incroyable ! « C’est toi Marie ? » J’en revenais pas.
Qu’est-ce qu’elle foutait là-dedans Simone ? Mais d’un autre côté, j’étais un
peu rassurée parce que c’était elle. Alors je me suis approchée, j’ai ouvert la
porte, et là, à côté de Simone il y avait un chien que je connais depuis
toujours, depuis que j’ai six ans. Six ans, putain ! Ce chien, j’allais le
promener le soir avant de rentrer chez moi, même que Simone me disait
toujours : « Vas-y ma petite ; ça te fera prendre l’air » ; et à côté j’ai
reconnu ses yeux. Je n’ai même vu que ça de lui. Mais ça, c’est tout. C’était
les yeux d’Augier.
J’ai rien d’autre à dire.
L’eau, quand elle coule, c’est toujours la même chose, mais ça
m’ennuie jamais. En fait, c’est plus fort que le feu. Après un temps, le feu
s’arrête. La rivière coule toujours. On peut compter sur elle.

*
**

Samedi 30 mai.

Putain ! Il va falloir que ça s’arrête. Je ne pleure même plus. Ce


matin je suis sortie vers quatre heures et je me suis mise à marcher. Il n’y
avant personne nulle part. J’avais froid et je m’en fichais. Quelquefois je
marche longtemps et lentement, en regardant tout autour de moi et en rêvant.

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Mais ce matin j’allais très vite en marchant au milieu de la rue et en
regardant par terre, juste devant moi. Quatre heures, c’est bizarre ; on ne
sait plus quel jour on est. Le jour d’avant est vraiment terminé. Même les
fêtards sont rentrés, même les bavards on fini de parler, tout s’est arrêté,
tout le monde est rentré chez eux. Les ivrognes ont fini de boire, les boîtes
ferment, les amants ne baisent plus ou pas encore. Parce que c’est pas le
jour d’après non plus. Les gens ne partent pas encore au travail, les coqs ne
chantent pas. C’est trop tard pour un jour et c’est trop tôt pour le suivant.
Ça fait comme un trou dans le temps. Il paraît que c’est l’heure où on meurt,
où les petits vieux clamsent dans les hôpitaux. On sait pas pourquoi à cette
heure-là. Peut-être qu’ils tombent dans le trou du temps. C’est l’heure où on
allait chercher les condamnés à mort. Quand ça va pas, c’est l’heure où on
morfle le plus.
De temps en temps, je parlais toute seule dans la rue. Je sais plus
vraiment ce que disait, mais je crois que je m’en doute. Dans le village, il y
avait tellement rien que j’avais l’impression de marcher dans un cimetière,
en moins beau, en plus triste aussi parce que les morts c’était des vivants. Je
crois que j’ai même entendu un chien.
J’arrive plus à vivre. Je regrette, parce qu’il a des trucs géniaux.
Mais c’est trop dur. J'essaie, mais j’y arrive plus. Il va falloir arrêter.
La nuit c’est dingue. On pense des choses qu’on est sûr de penser
tout le temps, et dès qu’il fait jour, on les pense plus du tout. Mais en ce
moment, le jour, je pense pareil que la nuit.
De toute façon, je peux pas continuer. Je ne dors plus, je ne mange
plus, je fume tout le temps. Je pique même les Gauloises de mon père. Et
puis, je peux pas rester à rien faire. Je sais qu’ils vont me dire que je suis
complètement irresponsable et immature. C’est pas pour dire du mal, mais
leur maturité, c’est la mort. C’est un truc pour les vieux qui puent du coeur.
Ils ont paumé leurs rêves, il ne croient plus en rien. « On ne me reprendra
plus à... L’expérience m’a prouvé que... » Ils n’osent plus rien, ils calculent
tout. Ils disent que c’est une qualité. Le seul avantage, c’est que dans ces
conditions il doit être plus facile de mourir. C’est presque déjà fait. Moi je

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veux rester immature toujours, jusqu’au bout. Mais j’ai peur que ce soit pas
possible. Les autres ne voudront pas. Quelquefois, on croise quelqu’un de
vieux, de tout voûté et tout ridé, avec une canne et un chapeau et on se dit :
« Tiens, un vieux». Mais quand on voit ses yeux on est étonné, parce qu’il y
a dedans quelque chose de brillant que la plupart des gens perdent vers
vingt ans et que certains n’ont même jamais eu. Ça prouve qu’il est jeune et
que quand il mourra ça fera un ange de plus. Les yeux c’est traître. C’est
comme les périscopes des sous-marins, mais au lieu de sortir de l’eau, ça
plonge dans nous. D’ailleurs, les yeux, ça rit, ça pleure, et quand on les
ferme, les larmes passent quand même. J’emmerde tous ces soi-disant
adultes, qui en vrai, sont des mourants. Quand eux seront morts, ça fera des
démons en moins. En Anglais j’ai inventé le verbe to grow down. Ça veut
dire devenir adulte.
Quand j’étais petite je m’imaginais que les adultes naissaient adulte
et les enfants enfant. C’est vrai, quand on les voit, comment imaginer qu’il
s’agit de la même espèce. Par exemple, ma grand-mère m’avait montré une
photo d’elle, de quand elle était jeune, où on la voyait mignonne, avec la
peau toute lisse et même avec des dents, et j’ai pas cru que c’était elle et je lui
ai dit. Elle était verte. Même maintenant, je sais que c’était vraiment une
photo d’elle, mais j’ai du mal à le croire.

*
**

Lundi 1er juin.

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Il est quatre heures du matin. Hier soir j’ai demandé à mes parents
si je pouvait regarder la télé. Ça m’embêtait de leur demander quelque chose
parce qu’on se parle plus. Mais il y avait une émission que j’attendais depuis
des années. Maria Nacht, que j’avais jamais vue à la télé parce que de toute
façon, elle refuse toutes les interwiens, passait pendant une heure dans une
émission juste pour elle. C’était fou. J’étais obligée de pas râter ça. Pour être
sûre de ne pas manquer le début, j’ai regardé dès la fin des infos, la pub et
tout. Ça m’a fait drôle. J’avais pas regardé la télé depuis longtemps. Tout
me semblait nul et bidon, peut-être parce que mon père faisait la gueule
parce qu’il y avait une grosse daube de film de guerre ou de baston sur une
autre chaîne. Le journaliste en finissait pas. Je commençais à me demander
si l’émission était sur Maria ou sur les pensées du journaliste. On la voyait
pas à cause de l’autre poireau qui faisait le savant alors qu’il avait lu que
des résumés de ses livres. Le cake, quoi.
Après on l’a vue. Je sais même pas quoi en dire. Maria Nacht, c’est
un pseudonyme. En fait, c’est un mec. Maria, un mec ! Vous vous rendez
compte ? Ça m’a achevé. Et en plus, il est chauve. Il faut vraiment être nul.
Maria, chauve. Il a commencé par dire que sans le faire exprès il parlait de
lui au féminin depuis qu’il avait choisi ce nom. Je suis « heureuse». Je suis
« prête». On y croit ! Il a continué en disant qu’il rêvait de porter des jupes
et qu’il se surprenait à faire pipi assis sur la cuvette. Il a même dit « assise»,
puis il s’est repris en rigolant. Ça m’a foutu la gerbe. Il aime les femmes
quand même, et il se considère donc comme une lesbienne. Mais vous l’avez
vu comme moi sûrement. Je sais pas ce que vous en avez pensé. J’ai tenu dix
minutes. Après je me suis levée et back to my room. J’était complètement
écoeurée. Mon père : « Tu nous fais râter le début de mon film et maintenant
tu t’en vas. Décidément... » Je me suis retournée vers lui, je l’ai regardé et
j’ai dû crier : « Décidément quoi ? » Il a rien répondu parce qu’il a bien vu

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que rien ne me faisait peur. De toute façon il n’avait pas envie de discuter ; il
voulait pas manquer le reste de son film.
C’est là que je me suis décidée. Je me suis dit : « Putain, demain tu
te réveilles à quatre du mat et tu tomberas dans le trou du temps, comme les
petits vieux». Ça fera plouf. Plouf, plouf : c’est-moi-qui-tom-be-rai-dans-le -
trou-du-temps-et-comme-tout-le-mon-de
Le-veut-bien-ce-se-ra-bien-Ma-rie-un-deux-trois.
Si ça ce trouve, ça fera pas plouf, et même ça fera rien du tout,
comme les nuages et les papillons.
C’est pas de chance, aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Damien.
Je lui laisserai mes cassettes, mes C.D et mon walkman. Remarquez, il y a
toujours quelque chose. Hier, c’était la Fête des Mères. Bonne fête maman.
C’est pas de ma faute, j’y arrive plus. Au fait, Damien est amoureux de
Claire (c’est une fille de sa classe). Hier il est venu me voir en pleurant
parce qu’il avait dépensé toutes ses économies (trois cent cinquante francs)
pour lui acheter une bague. « Et quand je lui ai donnée, tu devineras jamais !
Quand je lui ai donnée, tu sais ce qu’elle a fait ? C’est incroyable ! Elle m’a
même pas dit merci ! » Il est adorable. Il était triste ! Je lui dit qu’elle était
peut-être trop émue et qu’elle y avait pas pensé.
J’ai toujours la seringue de Thierry. Je sais pas si on se ressemble
Thierry et moi. Dans un sens, ça me plaît de partir comme ça, parce que
c’est sûrement à cause d’une seringue que mon frère vas bientôt mourir
aussi. J’ai des tas de produits à mettre dedans. J’en ai même beaucoup trop,
c’est à dire juste ce qu’il nous faut. Je vous dirais pas comment je les ai eu,
parce que je ne veux pas de des gens aient des ennuis à cause de moi.
J’espère que ça fait pas mal.
Ma mère écoute parfois une ancienne chanteuse qui s’appelle
Barbara. Dans une chanson, il y a une putain qui dit : « Il faut aimer son
prochain, j’aime le mien » C’est donc qu’on doit pouvoir être putain et sainte
à la fois. Peut-être même que ça aide à devenir sainte d’être putain. C’est
drôle, je crois même pas en Dieu, et si ça ce trouve je garde toutes mes
chances quand même.

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Voilà. Voilà, je m’appelle Marie, mais on m’appelle Putain. J’habite
à Bacheroy au milieu de tonnes et de tonnes de betteraves. Les gens disent
que je suis immature. Je sais pas bien ce que ça veut dire, mais c’est vrai
que je me sens encore toute petite. Et puisque vous tenez tellement à le
savoir, eh bien malgré tout je suis encore vierge, et même je vais le rester. Je
serai jamais écrivaine. Je serai rien du tout.
J’ai préparé une enveloppe et tout pour le remplaçant d’Anglais que
je n’ai jamais vu. Juste avant de faire plouf je mettrai ce cahier dedans, et
même peut-être un autre. Mais ça, je n’ai pas le droit de vous en parler ; j’ai
promis. Imaginez qu’elles vous parviennent mes feuilles, au vent.

*
**

1er juin. 5h47.

Ça y est. C’est fait. Franchement, je sais pas si vous avez déjà


essayé, mais c’est pas facile de s’enfoncer une aiguille dans une veine.
Sûrement qu’à force on s’habitue. Et je ne suis pas douillette. Ça fait
vraiment mal cette connerie.
C’est dingue. Vous êtes les dernières personnes à qui je parle, et si
ça se trouve je parle vraiment au vent. Vous êtes tout ce qui me reste. Vous

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pouvez pas savoir ce que vous représentez pour moi. Vous êtes comme les
gros vents, là, qui déracinent les arbres. Je vais pas partir toute seule.
Restez encore un peu.
Souvent on est déçu, ça arrive à tout le monde. J’ai été trop déçue
peut-être. J’arrive plus à rêver. La fin d’un rêve c’est con. Imaginez la fin de
tous les rêves, la disparition du rêve.
En vrai, vous êtes vraiment là, hein ? ! Il y a quelqu’un ? Il faut pas
me laisser. Ce serait pas cool. Je me sens un peu drôle, mais je veux pas me
coucher. Je veux regarder par la fenêtre. Il fait bien jour déjà. Il a même
l’air de faire beau. J’ai de la chance parce que j’ai toujours eu l’impression
que de mourir quand il fait moche ça nous faisait emporter le mauvais temps
avec nous. C’est cool, il fera toujours beau.
Je sais pas pourquoi je pense à ça. Quand j’étais petite, j’avais un
globe dans ma chambre qui éclairait bleu parce que sur la Terre il y a
presque que de la mer. Le soir il me faisait voyager et je le laissais allumé
toute la nuit. Un jour l’ampoule a grillé, et mon père a pas voulu la changer
parce que c’était une ampoule spéciale et il a dit que c’était hors de prix. Ça
me fait penser à tout ce qu’il y a à voir sur la Terre. Ça doit être géant.
N’empêche, c’était pas si mal les cours de géo. Je me plaignais, mais ça
aussi ça me faisait rêver. Tiens, voilà le soleil. Là, je commence à me sentir
vraiment bizarre. Je me coucherai pas. Je reste à la fenêtre. J’ai envie de
chanter. J’imagine la tête de mes parents, s’ils m’entendaient chanter à cinq
heures du mat.

Marie pour ses dix-sept ans


Est la plus triste des enfants.

C’est beau putain ! Le soleil arrive carrément sur mes mains et je


les vois écrire. J’ai toujours été fière de mes mains, même si je me ronge les
ongles. Ça énerve mes parents. Les parents avec les ongles, c’est comme les
profs avec chewing-gum ; chacun sa manie. Et j’ai toujours beaucoup écrit.

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Sa belle princesse a foutu l’camp
Avec le Prince Charmant.

Une fois, j’étais sur un banc dans la cour du lycée en train d’écrire.
Ça avait dû sonner, mais j’avais rien entendu. Tout le monde était allé en
cours et c’était le gros silence. D’un coup, j’ai entendu Virginie m’appeler de
la fenêtre de notre salle ; ça m’a réveillée et je suis allée en classe en
courant. Là, elle doit dormir, si ça se trouve, tout bêtement.

Dans sa chambrette au matin


Marie voit finir sa vie
Je pars lalalalala, lalalalala
Jolie petite histoire.

Allez, souffle un peu sale vent ! Fait ton boulot, chante avec moi.
Allez, s’il te plaît, me laisse pas chanter toute seule, sinon j’aurais vraiment
l’air bête.

Le soleil danse dans les arbres


Et mon cher vent souffle dedans
Emmitouflé dans mon cafard
Mais je suis quand même une putain
Je pars, lalalalalala, lalalalala

Ca y est. J’en suis sûre. Cette fois, je pars. Je pars lalalalala,


lalalalala.

Fin de l’histoire.

La Putain R...

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