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Explication linéaire n°2 

: chapitre XXI, « L’éducation de Gargantua selon


la discipline de ses précepteurs sophistes », p. 175, de « Et Maître Thubal »
à «  son âme était en la cuisine »
Introduction : Publié en 1534 ou 1535, Gargantua est le deuxième roman de
François Rabelais, l’une des principales figures de l’humanisme français. Né en
1483 ou 1494 dans la région de Chinon, ce dernier a vécu une vie mouvementée,
entre les divers monastères où il a, comme moine, traduit des textes anciens, les
universités de Paris et de Montpellier, où il a fait des études de médecine, la
cour du Pape où il a effectué plusieurs voyages aux côtés du cardinal Du Bellay,
son puissant protecteur, dont il est le médecin. Son œuvre, abondante et variée,
comporte aussi bien des ouvrages savants que populaires, comme la série des
romans mettant en scène des histoires de géants, inspirés de la littérature
populaire, série à laquelle appartient Gargantua, qui fait suite à Pantagruel, et
précède le Tiers-Livre.
L’histoire racontée est donc celle de Gargantua, un Géant, depuis sa naissance
extraordinaire à sa prise de fonction politique, puisqu’il devient roi du royaume
d’utopie, en passant par l’éducation et les épreuves de la guerre. Le chapitre
XXI représente une étape importante dans la vie de Gargantua. En effet, son
éducation a été confiée à des « précepteurs sophistes », mais son père s’aperçoit
qu’il n’apprend rien et même qu’il perd toute intelligence. Il désigne donc un
nouveau précepteur, Ponocrates, qui, dans ce chapitre XXI, observe une journée
du jeune Prince pour comprendre ce qui ne va pas, avant de lui prodiguer une
nouvelle éducation, dite « humaniste ».
Problématique : comment Rabelais fait-il la satire des « sophistes », c’est-à-
dire des pédagogues sorbonnards de son temps et de leur enseignement, appelé
enseignement « scholastique » ?
Mouvement du texte : le texte se concentre sur la matinée du géant, du petit
déjeuner au déjeuner. Face aux remarques critiques de Ponocrates, Gargantua
défend les choix de ses précepteurs, puis on le suit à la messe, et à l’étude.
I – Le discours de Gargantua (l.1-l.8)
Le texte commence par du discours direct (guillemets). Il s’agit de la réponse
que fait Gargantua à Ponocrates qui lui reproche de trop manger au petit
déjeuner. Il fait référence à Maître Thubal Holopherne, l’un de ses anciens
précepteurs. Rabelais lui a donné un nom ridicule pour mieux se moquer de lui
(voir note p.137). D’ailleurs, il est dit que celui-ci a mis 5 ans et 3 mois pour
apprendre l’alphabet à Gargantua et 13 ans, 6 mois et 2 semaines pour lui lire 4
livres (p.137); l’essentiel de son enseignement a consisté en des lectures faites à
son élève, pendant de très longues années (si on calcule, cela fait 53 ans ! )
(p.139), puis il est mort de la vérole (maladie sexuellement transmissible). Ici,
Gargantua utilise un argument d’autorité (procédé rhétorique courant), en citant
son ancien maître, mais comme celui-ci a été discrédité par Rabelais, cela n’a
pas l’effet escompté sur le lecteur, qui sait bien que ce personnage est un
mauvais enseignant (en effet, Grandgousier est stupéfait de voir son fils devenu
« fou, niais, tout hébété et complètement sot » (p.141). D’ailleurs, Rabelais
recourt à l’ironie : dans la parenthèse, il précise que Thubal est arrivé « premier
diplômé de sa licence à Paris », ce qui pourrait être un compliment, mais qui
cache en réalité une critique de la Sorbonne, qui forme de mauvais pédagogues
(si Thubal est le meilleur, imaginez les suivants).
Le fait que Gargantua cite son maître au discours indirect « me disait que »
montre qu’il répète stupidement ses paroles, qu’il n’a aucune autonomie, aucun
esprit critique vis-à-vis de lui. On note d’ailleurs que le contenu de ces paroles,
qui fait penser à la morale de la fable de La Fontaine, Le lièvre et la tortue, ne
répond pas directement au reproche de Ponocrates. Ensuite, Gargantua établit un
pseudo-rapport logique entre ce proverbe et sa propre situation, signifié par le
connecteur de conséquence « aussi » ; Gargantua déforme le sens de ce proverbe
pour justifier ses mauvaises habitudes alimentaires ; selon lui, pour la « belle
santé de notre corps », il faut boire le plus tôt possible (il est question d’alcool),
ce qui est totalement faux. Cette recommandation est mise en valeur par le
rythme binaire de la phrase, qui oppose une pratique jugée mauvaise (répétition
de « à tas ») à un autre, jugée bonne (connecteur d’opposition « mais »). Il
termine son discours par une « sentence », donc un proverbe présenté sous
forme versifiée et rimée, comme pour lui donner plus de force. On y retrouve les
caractéristiques de ce type de propos : présent gnomique, verbes à l’infinitif, qui
soulignent la valeur de vérité générale. Or cette formule prône à nouveau un
comportement plutôt néfaste pour la sante « boire matin ». Donc, c’est en
s’appuyant sur des proverbes et des paroles rapportées de son maître, qui n’ont
aucune validité scientifique, que Gargantua justifie son comportement et le
trouve tout à fait sain, « belle santé ». Il est donc soumis à leur autorité, sans
prendre conscience de l’inefficacité de leurs méthodes.
II- La pratique religieuse de Gargantua (l.9-l.18)
L’ensemble du chapitre est structuré de façon chronologique, en effet, on y
adopte le point de vue de Ponocrates, qui observe le déroulement d’une journée-
type de son futur élève. Il y a donc des connecteurs temporels « après »,
« cependant que », « puis ».
La première activité de Gargantua est donc d’aller à la messe. On observe les
exagérations de toutes sortes, des hyperboles : nombre de messes entendues « 26
ou 30 messes », poids de son bréviaire ( livre contenant les prières), paradoxal,
car le mot lui-même, suggère la brièveté : « onze quintaux et six livres », il est
d’ailleurs tellement lourd qu’il faut une « charrette » pour le transporter. De
plus, ce bréviaire est « empantophlé » (entouré d’un sac), traduit par
« emberlificoté » qui, en français contemporain, a plus un sens intellectuel
(confus, embrouillé, qui vise à tromper) que matériel. Or, justement, Rabelais
suggère ce sens figuré en décrivant en détail ce bréviaire qui comporte :
« graisse, fermoirs », « parchemins ». Tous ces mots peuvent être pris au sens
symbolique : « graisse » qui peut désigner les commentaires qui alourdissent le
message divin, « fermoir » évoquant l’accès interdit du croyant au texte direct,
« parchemin », les textes de pères de l’Eglise. C’est sans doute une façon pour
Rabelais de souligner que dans l’éducation scolastique, l’accès direct au texte
biblique est rendu impossible par tous les commentaires et discours qui
l’entourent (ce qu’on appelle la « glose »). Ici, en recourant au comique de
l’exagération, rendu possible par le gigantisme du personnage, Rabelais se livre
à une vraie satire de l’enseignement religieux de son temps qui privilégie la
quantité, l’aspect matériel au message spirituel.
La satire se poursuit et s’incarne en un nouveau personnage « le « diseur
d’heures » (il lui récite les prières) qui fait l’objet d’une description très
comique : animalisation, par la comparaison à une « huppe » (oiseau), qui crée
un parallèle entre l’habit du prêtre et des plumes, allusion habituelle à
l’ivrognerie des gens d’Eglise, à travers la périphrase « sirop de la vigne » (vin).
Le verbe « marmonner », associé au mot « litanie », termes péjoratifs, insistent
sur la longueur et l’ennui qui se dégagent de ces messes. On trouve à nouveau
un double sens, matériel et spirituel, dans l’expression « il n’en tombait un seul
grain en terre » : peut évoquer l’objet, matériel de la prière, le chapelet, qui se
compose de grains, mais aussi comme le dit la note 2, le fait que cette activité
est stérile, qu’elle ne fera jamais germer aucune idée dans l’esprit du garçon.
III- L’apprentissage de Gargantua (l. 19-26)
Rabelais poursuit le récit de cette journée en utilisant un connecteur spatio-
temporel « au sortir de l’église ». On découvre à présent ce qu’apprend le jeune
prince après la messe. Or, rien ne change ! il y a un effet de continuité souligné
par la même situation « on apporte » à Gargantua des textes religieux, de même
qu’on lui portait son bréviaire ; dans les deux cas, l’action est subie par lui, qui
n’est jamais sujet des verbes (« on »). Il y a donc une grande passivité du
personnage. Le « chariot à bœuf » rappelle la « charrette », le « fatras » de
chapelets rappelle la grosseur et la confusion de son bréviaire emmitouflé. Les
comparaisons comiques « aussi gros qu’une tête portant bonnet » et « plus que
seize ermites » soulignent à nouveau l’idée de grosseur, d’activité lourde,
pesante et ennuyeuse. Le plus surprenant pour Ponocrates est que Gargantua
n’apprend toujours rien, il pratique la même activité, la prière, même si le lieu a
changé : de l’église aux « cloîtres et jardins ». La religion occupe donc une place
très grande dans sa journée.
On découvre qu’en réalité, Gargantua étudie très peu « quelque méchante demi-
heure », ce qui signifie une demi-heure au maximum, ce qui est très court
comparé au temps passé à réciter des prières. La matière étudiée n’est même pas
précisée ; Gargantua n’est pas du tout concentré, comme le montre la
personnification amusante des « yeux assis sur le livre » (sans lien avec l’esprit
de Gargantua), qui montre que le garçon lit machinalement sans comprendre. En
effet, sa seule préoccupation est le repas suivant : « son âme était en la cuisine ».
Il y a ici encore une tension, une dissociation entre l’esprit et le corps, qui
s’opposent, au lieu d’être en harmonie, selon l’idéal humaniste de
développement harmonieux du corps et de l’esprit.
Finalement, la seule activité intellectuelle de Gargantua consiste en la récitation,
la répétition mécanique de prières, et non l’exercice d’une quelconque réflexion
personnelle.
Conclusion : ce que découvre Ponocrates, c’est que cette éducation n’en est pas
une ; au lieu d’aider le jeune garçon à développer son humanité, à s’épanouir
sur le plan intellectuel et physique, elle le maintient dans ses mauvaises
habitudes (goinfrerie), le réduit à ses instincts animaux. La religion y occupe une
place prépondérante, et le seul effort de Gargantua consiste en l’écoute et la
récitation ennuyeuse d’innombrables prières. Par le ton comique et satirique
employé, Rabelais dresse ici un tableau sans doute caricatural de l’éducation
scholastique. Mais c’est pour mieux souligner le contraste avec la reprise en
main à venir de Ponocrates, qi va dispenser au géant une éducation humaniste
qui lui permettra enfin de progresser sur les plans physique, moral et intellectuel,
et de se former à son futur devoir de roi.

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