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Objet d’étude 1 

: La Littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle

Parcours : Ecrire et combattre pour l’égalité

Texte 2 : Le Mariage de Figaro, Beaumarchais, 1784

ACTE III - Scène 16 (extrait)


5 [...]

BARTHOLO.
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable.

MARCELINE, s'échauffant par degrés.

10 Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit ! Je n'entends pas nier mes fautes ; ce
jour les a trop bien prouvées ! mais qu'il est dur de les expier après trente ans
d'une vie modeste ! J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt
qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de
l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la
15 misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis
rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix
infortunées !

FIGARO.
Les plus coupables sont les moins généreux ; c'est la règle.

20 MARCELINE, vivement.
Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions,
vos victimes ! C'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et
vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par
leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état
25 pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des
femmes : on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.

FIGARO, en colère.
Ils font broder jusqu'aux soldats !

MARCELINE, exaltée.
30 Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une
considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude
réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos
fautes ! Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou
pitié !

35 FIGARO.
Elle a raison !

LE COMTE, à part.
Que trop raison !

BRID'OISON.
40 Elle a, mon-on Dieu, raison !
[BARTHOLO.
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable.
MARCELINE, s'échauffant par degrés.
Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit ! Je n'entends pas nier mes fautes ; ce
45 jour les a trop bien prouvées ! mais qu'il est dur de les expier après trente ans
d'une vie modeste ! J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt
qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de
l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la
misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis
50 rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix
infortunées !
FIGARO.
Les plus coupables sont les moins généreux ; c'est la règle.]
[MARCELINE, vivement.
55 Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions,
vos victimes ! C'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et
vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par
leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état
pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure
60 des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.
FIGARO, en colère.
Ils font broder jusqu'aux soldats !]
[MARCELINE, exaltée.
Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une
65 considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude
réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos
fautes ! Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou
pitié !
FIGARO.
70 Elle a raison !
LE COMTE, à part.
Que trop raison !
BRID'OISON.
Elle a, mon-on Dieu, raison !]
75 Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, III, 16, 1784.

1-L’auteur.

Beaumarchais (1732-1799), par la virtuosité de son style et l'audace de ses propos, a marqué
durablement le théâtre du XVIIIème siècle. Sa vie est à l’image de son œuvre : horloger,
espion, financier, dramaturge...il a vécu mille vies, qu’il a volontiers prêtées au héros de sa
80 trilogie (Le Barbier de Séville (1775), Le Mariage de Figaro (1784), La Mère coupable (1792))
le valet Figaro, que nous trouvons dans cette seizième scène de l’acte III.

2-L’œuvre.

Le Mariage de Figaro met en scène Figaro, qui aidé de sa promise Suzanne et de la Comtesse
Rosine, va tenter de déjouer les pièges tendus par ses différents opposants, avec à leur tête
85 le Comte Almaviva, qui veut séduire Suzanne. En une « folle journée », il va donner la pleine
mesure de ses talents, entraînant le lecteur dans un tourbillon de péripéties, de coups de
théâtre et de rebondissements, où Beaumarchais montre son talent pour la comédie, mais
aussi la satire.

3-Le texte.

90 Figaro est poursuivi en justice par Marceline, qui lui a prêté une somme d’argent, et qui
souhaite se faire épouser en contrepartie. Lors du procès, il affronte avec brio ses
détracteurs : Bartholo, le Comte, et même le juge Brid’oison, quand survient un coup de
théâtre.

95 Intro

Le Mariage de Figaro ou « La folle journée » est représentée pour la première fois en 1784,
soit dix ans après Le Barbier de Séville. Beaumarchais propose donc une suite de cette
première pièce qui sera suivie presqu’une décennie plus tard du dernier volet de sa trilogie,
La Mère coupable. (Présentation de l’œuvre) Cette pièce est écrite depuis 1778 mais
100 elle a d’abord été interdite par la censure car prônant des valeurs progressistes
critiquant alors la société de l’époque

Le valet Figaro s’apprête à épouser Suzanne, première femme de chambre de la comtesse,


mais le comte Almaviva, qui s’ennuie de sa femme, compte exercer son droit de cuissage sur
la fiancée de Figaro. Aidée de sa promise et de la comtesse elle-même, Figaro, au prix d’une
105 « folle journée » parviendra, grâce à ses multiples talents, à déjouer les plans de son maître.
(L’enjeu de la pièce)

L’extrait que nous nous proposons d’étudier est issu de la scène 16 de l’acte III. Marceline,
une femme d’âge mûr poursuit en justice Figaro, auquel elle a prêté une somme d’argent ; s’il
ne le lui restitue pas, il devra l’épouser. A l’acte III, son affaire est jugée au château, lorsque
110 survient un coup de théâtre : Marceline est la mère de Figaro (scène de reconnaissance)
qu’elle a eu avec Bartholo. Ce dernier refuse de reconnaître l’enfant et blâme la conduite
dévoyée de son ancienne maîtresse. Marceline lui répond alors et en profite pour défendre
toutes les femmes trompées par des séducteurs hypocrites. (Situation de l’extrait dans
l’œuvre)

115 Lecture de l’extrait

Les trois didascalies liées à l’état émotionnel de Marceline lors de son discours -appuyé par les
réponses de son fils- orientent les différents mouvements de la scène :
I/ L.1 à 11 : un plaidoyer pathétique et polémique

II/ L.12 à 19 : un réquisitoire contre le genre masculin

120 III/ L.20 à la fin : Un discours pour les femmes ; « Marceline, une héroïne tragique ? »

I/ Un plaidoyer pathétique et polémique

> Ouverture de la 1ère tirade par la reprise de l’adj « déplorable » > échauffement de
M, gradation de sa colère marquée par trois successions d’exclamatives, qui vont
125 apporter un autre éclairage au sens du mot « déplorable ». Si Bartholo lui donne en effet
le sens d’immoral, M l’entend comme pitoyable.

> Si elle reconnaît ses fautes par le biais d’une litote « je n’entends pas nier mes
fautes » l.4, c’est pour mieux se placer en victime. En effet, elle a déjà « expié » ses
fautes (son erreur de jeunesse) au prix de « trente ans d’une vie modeste ». « Qu’il
130 est dur » sous-tend les difficultés du quotidien qu’elle a dû éprouver.

 Une expérience personnelle touchante…

>Marceline oppose sa jeunesse (marquée par la possibilité d’exercer sa raison et sa


réflexion) « j’étais née pour être sage » à son éducation entravée (on ne lui a pas
permis d’user de sa raison). Sa jeunesse soulignée par le rythme ternaire « âge des
135 illusions, de l’inexpérience et des besoins » résume la condition de nombreuses
jeunes filles de modeste condition. C’est donc parce qu’elle a été maintenue dans un état
de dépendance et de « misère » qu’elle a pu devenir une proie facile.

>Ce danger de tous les instants est marqué par l’opposition entre le singulier et le
pluriel : « une enfant » et « tant d’ennemis rassemblés ». L’isotopie de la guerre
140 renforce ce combat inégal et perdu d’avance : « les séducteurs nous
assiègent »,« opposer ». L’usage de la question rhétorique « mais que peut
opposer…rassemblés » accentue cette inégalité des forces en présence.

 … Qui n’en demeure pas moins polémique

L’exclamation finale joue sur le principe théâtral de la double énonciation : en s’adressant


145 aux autres personnages sur scène « Tel nous juge ici sévèrement », Marceline
s’adresse aussi au public, amené alors à réfléchir. L’usage d’un modalisateur « peut-
être » vite effacé par l’hyperbole « dix infortunées » qui devient alors polémique.

Concl/T : Dès lors se dessinent deux camps> celui des bourreaux, le camp des hommes,
et celui de l’innocence outragée, celui des femmes, dont Marceline n’hésite pas à mettre
150 en valeur le supplice par des métaphores hyperboliques : « la misère nous poignarde
» (l.8). Figaro vient alors à son secours, confirmant ses remarques, à travers une
phrase qui a presque valeur de maxime 1, grâce au présent gnomique et l’antithèse qui la
rend frappante : « Les plus coupables sont les moins généreux ; c'est la règle. ».
Les hommes sont donc bien les « méchants », que Marceline fustige dans la deuxième
155 partie de son discours.

1. maxime : Formule énonçant une règle de conduite, une règle morale.

II/ Un réquisitoire contre les hommes

 2ème réplique : adresse directe aux hommes, apostrophés et qualifié


160 « d’ingrats » (invective aggravée valeur par le comp de supériorité)

Exclamative qui va dans le sens d’une progression de l’émotivité du pers de M. (on


monte d’un cran). Termes choisis sonnent comme un cri et des sons dissonants « tri »
« pri » et des allitérations en [p]. Hommes et femmes (victimes) aux deux extrêmes de
la phrase !

165  Les femmes, les « victimes » des hommes, « les malheureuses filles »,
« les jouets de vos passions » ont maintenant une nouvelle porte-parole.

> Accusation des hommes « c’est vous qu’il faut punir » > renversement de situation
mise en valeur par la multiplication des vélaires « v ». Il existe un vous mais aussi un
« nous » (X2)> « notre jeunesse ». Dans le banc des accusés se trouvent associés les
170 « magistrats », ceux qui sont acquis d’emblée acquis à la cause des hommes et ne
sauraient leur donner tort : les allitérations en « v » « vous » « vos » vains »
confirment cette alliance à l’oreille. Les magistrats sont donc dénoncés comme complices
de la gent masculine.

Leur culpabilité est soulignée par des termes accablants ; « si vains » « coupable
175 négligence » « nous laissent enlever » > passivité, injustice sont dénoncées.

> Marceline est habile dans son argumentation. Ce sont les hommes qui poussent les
femmes à la faute, puis les empêche, quand elles sont enceintes, de pouvoir trouver un
moyen honnête de vivre et d’élever leurs enfants : elles sont donc démunies, lésées de
toute part, comme en témoigne les tournures passives et le lexique de la dépossession,
180 « nous laissent », « enlever », « tout moyen de subsister » La question
rhétorique vient parachever ce sentiment, en recourant au registre pathétique, par le
terme « filles » à la connotation de vulnérabilité, et l’adjectif « malheureuses ». Ainsi,
la loi des hommes détruit l’ordre, le « droit naturel », les solidarités féminines, leur
ôtant la possibilité de créer la « parure des femmes », pour donner cette tâche à des
185 armées d’hommes, que Marceline ne veut plus citer que comme « l’autre sexe ». La
colère de Marceline suscite celle de son fils (« en colère » l.20+ modalité
exclamative), qui provoque le rire par l’image antithétique de « soldats » qui «
brod(ent) ». A noter que cette réplique propose une gradation et renforce le
côté antinaturel de cette mesure.

190

III/ Un discours pour les femmes ; « Marceline, une héroïne tragique ? »

C’est l’acmé de son réquisitoire.

Cet assentiment de F. inaugure la dernière réplique de Marceline, prononcée sur un ton


exalt[é] (l.22). Marceline montre sa puissance rhétorique en universalisant son
195 discours : son plaidoyer pour les femmes n’est plus seulement un plaidoyer pour elles ou
pour les femmes du peuple qui ont fauté, mais englobe aussi les femmes « Dans les
rangs même plus élevés » (l.23). Ces femmes, malgré tous les honneurs qu’elles
croient recevoir, ont un sort qui n’est guère meilleur que celui des femmes du peuple,
comme l’en atteste le réseau de l’illusion, mais aussi de la soumission auquel elles sont
200 associées :

« considération dérisoire », « leurrée », « apparents », « servitude » (l.24-25)


; quel que soit le rang des femmes, elles subissent en fait le mépris des hommes, qui
font peser sur elles bien plus que de devoirs que de droits. Ceci est synthétisé par une
formule magistrale de l’héroïne, avec le chiasme suivant : « traitées en mineures
205 pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes » (l.25). D’une certaine
façon, Marceline en appelle à l’union de toutes les femmes.

Cette maestria l’élève au statut de réelle héroïne tragique, en lui faisant employer les
termes « horreur et pitié »1, mais appliqué aux comportements des hommes, dont la
condamnation est ainsi sans appel. Dès lors, les hommes présents ne peuvent que
210 surenchérir : « Elle a raison ! » ou « Que trop raison ! », « Elle a mon-on Dieu,
raison ! ». > ici trois niveaux d’approbation :

 Le fils ne peut qu’applaudir aux propos de sa mère, il le fait d’ailleurs depuis le


début, d’autant qu’il est confronté à l’ingratitude de son père. Dans la pièce, c’est
aussi un personnage révolutionnaire, porte-parole des opprimés et défendant la
215 liberté et l’égalité.
 Seul le public entend la réponse du Comte qui prend peut-être conscience du sort
qu’il a fait subir aux femmes.
 Brid’oison incarne la justice ; semblerait-elle reconnaître ses torts ?

220 Idées pour conclure :

La force de ce passage : force oratoire+ mise en scène efficace :

> La démonstration de M a donc inversé les positions en trois temps. D’accusées les
femmes sont passés au rang d’accusatrices, de victimes consentantes par l’aveuglement
où on les maintenait, et ce, quelle que soit leur position sociale, elles sont maintenant en
225 mesure de prendre à leur tour leurs anciens maîtres en pitié.

> Ne pas oublier de rappeler qu’en 1784, les acteurs de la Comédie-Française obtiennent
de Beaumarchais qu’il supprime ce passage, trop provocateur selon eux.

> Ouverture possible : article 11 de la DDFC : « Toute citoyenne peut donc dire
librement, je suis mère d’un enfant qui vous appartient, sans qu’un préjugé
230 barbare la force à dissimuler la vérité ». Elle proposera des mesures concrètes à ces
injustices, mais qui seront peu elles aussi peu entendues.

1. Cf Aristote Poétique.

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